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Tag - Société virtuelle

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jeudi 27 juin 2019

Comme les temps se retournent

Subsidiarité

Dans un billet des débuts de ce blog, nous avons contesté un faux principe de subsidiarité, prétendument applicable dans la répartition des responsabilités et pouvoirs entre des instances régionales et une instance de noyau central, en généralisation édulcorée du brutal "ego Leo nominor".

En république de France, ce faux "principe de subsidiarité" était couramment proclamé par les politiques pour nous expliquer la répartition des pouvoirs entre les instances de la Communauté européenne et les gouvernements nationaux.

Le petit peuple était ainsi sommé de comprendre que les nations conservaient leur pouvoir de décision sur tout ce qui "pouvait" (ou "devait" selon nuance) être décidé localement - une évidence dans un modèle théorique sans épaisseur au mépris de la précision et du sens pratique.

Remarquablement, depuis des mois, on n'a plus entendu parler de ce grand "principe de subsidiarité" ! Pendant la campagne des élections "européennes" de mai 2019, sauf erreur, jamais ce principe n'a refait surface, sans doute parce que son apparition aurait assombri l'enjeu "démocratique" de ces élections - très mince en regard de l'enjeu financier pour quelques partis politiques. Pour combler le vide, certains commentateurs politiques ont tenté d'expliquer comment les instances de la Communauté étaient naturellement équilibrées entre des pouvoirs communautaires et des pouvoirs nationaux, sans se rendre compte à quel point la focalisation sur ces seules instances trahissait l'autosuffisance de ces instances pseudo communautaires.

Donc, elle est bien suspecte, cette disparition du principe de subsidiarité !

En effet, le faux "principe de subsidiarité", si on s'oblige à l'expliciter, décrit assez bien les ambiguïtés de l'actuelle Communauté européenne en relation avec les états nations. Mais, plutôt que de reconnaître la fausseté de ce principe et d'en rechercher des aménagements, on en fait une caricature qui alimente un débat artificiel entre "fédéralistes" et "nationalistes".

Pourtant, il existe une solution simple, éprouvée, pour redonner un sens fondateur à un "principe de subsidiarité". Il suffit d'inverser le sens d'application du principe, pour considérer le communautaire comme subsidiaire des nations - ce qui était le sens d'origine des premières entités "européennes" (CECA...).

GenH.jpg

Au coeur de l'Europe géographique, la Confédération Helvétique pratique de fait cette inversion depuis plusieurs siècles, entre des instances fédérales minimales et des cantons très différents dans leurs intérêts économiques, leurs religions dominantes, leurs langues, leurs tailles, mais tous avec une forte culture "démocratique" locale. Néanmoins, ce système permet la réalisation de grands projets d'intérêt commun en quelques années de travaux continus (centrales électriques, tunnels ferroviaires et routiers,...) et un équilibrage des ressources financières entre les cantons.

Évidemment, dans une grande Communauté européenne, une telle inversion, même si elle ne faisait qu'un retour aux origines, impliquerait une dynamique de refondation partielle à intervalles réguliers, par la définition des projets d'intérêt communautaire des prochaines années, avec comme conséquence l'adaptation des instances communautaires à chaque fois.

Évidemment, à notre époque de l'informatique et des réseaux et surtout avec la richesse des expériences individuelles dans une grande diversité de professions, la définition des projets communautaires devrait être la décision au sens propre démocratique des peuples. De même, on devrait envisager naturellement l'association d'une instance citoyenne ad hoc à chaque projet communautaire.

Voir les autres billets de ce blog, merci.

Étiquettes fortes, étiquettes faibles

Deux ouvrages récents offrent une abondance d'éléments exemplaires d'étiquettes sociales, bien qu'aucun des deux ouvrages n'ait pour objet premier la description de ces étiquettes - heureusement pour les lecteurs.

Le Génie des Suisses de François Garçon (Tallandier, 2018)

Les Leçons du Japon, un pays très incorrect, de Jean-Marie Bouissou (Fayard, 2019)

La comparaison des ouvrages fait ressortir le caractère implicite de l'étiquette sociale suisse en regard de son caractère contraignant dans le détail des activités quotidiennes et des comportements au Japon. Cependant, ce sont des étiquettes fortes dans les deux cas.

Évidemment, l'histoire, la culture, la population, la géographie... expliquent non seulement les différences mais aussi, dans les deux pays, l'entretien de ces étiquettes, y compris par la coexistence de ceux "qui vivent en dehors" de ces étiquettes communes. Un exemple peu connu d'une telle survie est celui de la reprise en main de la population japonaise de Tokyo, complètement déboussolée après la défaite en 1945, par un clan yakusa qui était venu opportunément proposer ses services au grand chef américain.

Que serait la vie sociale des citoyens suisses sans le service militaire à vie, sans les puissantes institutions locales au niveau des communes ?

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Que serait la vie urbaine des Japonais sans la surveillance des comités de quartier et de leurs points d'appui répartis ?

A distance, n'étant ni suisse ni japonais et résidant dans un pays d'étiquette faible pour ce qui concerne le respect des biens publics et de l'intérêt commun, ces deux étiquettes fortes représentent pour moi deux cauchemars différents.

Si vous résidez dans une grande ville au Japon, si vous ne savez pas dans quelle poubelle et à quel moment de quel jour de la semaine vous pouvez jeter un déchet, ou si vous en avez "trop" de la même sorte à jeter, et que vous savez par avance que vous ne trouverez aucune aide pour votre cas hors norme, il ne vous reste qu'à opérer en catimini de nuit, en espérant que personne ne vous voit car vous seriez obligatoirement dénoncé.

En Suisse, sauf peut-être dans les très grandes agglomérations où résident beaucoup d'étrangers à titre provisoire, vous devez effectuer des démarches décisives auprès des institutions locales préalablement à votre installation, prendre contact avec vos futurs voisins non seulement pour obtenir leur accord (ou leur non refus) mais encore surtout en vue de fonder une relation avec eux, à maintenir régulièrement par la suite selon les coutumes locales.

Dans mon pays, je vis une autre sorte d'immersion sociale quand je circule à pied en ville au milieu de gens absorbés par leur smartphone, imprévisibles dans leur allure, susceptibles à tout instant de changer brutalement de direction. Ces derniers temps, certains amateurs de délire dionysiaque circulent sur des engins automoteurs, n'importe où, n'importe comment, dans l'isolement d'un casque à musique, en totale négligence de leurs contemporains. Dans mon pays, l'ignorance des autres peut aller jusqu'à l'excès de jouissance spectaculaire d'une "liberté" qui serait ailleurs immédiatement sanctionnée sous n'importe quel prétexte légal, en réalité en tant que manifestation de mépris de la collectivité. Alors, pour tenter d'encadrer les comportements sociaux irresponsables de la vie courante aux dépens des autres et du monde environnant, les autorités publiques éditent des listes d'interdits, résumées localement en quelques symboles graphiques. Ces interdits sont interprétés comme des conseils de modération tant que ne se produit aucune série d'accidents graves justifiant des fermetures ou des restrictions d'accès. Notre étiquette de vie en société est celle des enfants dans leur parc à jeux, bientôt sous surveillance vidéo permanente.

Au total, on peut lire les deux ouvrages cités ci-dessus comme des témoignages partiels de la rationalité (locale) des étiquettes sociales et de leur contribution aux processus de création de valeur collective, de leur compatibilité ou de leur inadaptation à une authenticité démocratique. Cependant, il est dommage que l'on y trouve si peu d'indications sur les éventuelles spécificités des comportements ni sur les souhaits éventuels (et les réalisations ?), de ces pays d'étiquettes fortes dans le domaine des sociétés virtuelles - tout resterait à faire ?

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Un prototype des descriptions de sociétés solidaires merveilleuses demeure l'étude des cités libres du Moyen Age européen (dans sa période brillante) que l'on peut lire ou relire dans L'entraide de P. Kropotkine, Les éditions écosociété (Canada), 2001. Dans cet ouvrage d'un penseur du 19ème siècle abusivement assimilé aux anarchistes radicaux (on pourrait actuellement plutôt le requalifier comme libéral autant qu'un Mill ou un Dewey), on trouvera l'explication d'un "âge d'or" par la force d'institutions locales, par la pratique d'usage et d'entretien des biens communs, par les partages du savoir à l'intérieur de communautés universelles de métiers, plutôt que par le seul génie des princes et de quelques personnes extraordinaires.

Dans les mouvements de la pensée moderne, quelle est l'importance donnée à l'étiquette sociale comme composante culturelle ? Peut-on la considérer comme un produit de l'histoire soumis à des forces non maîtrisables et rester passif devant ses évolutions ? Doit-on la piétiner en refus de toute norme sociale a priori, sans chercher à extraire de cette norme les humbles conventions de la vie en société (dont font partie les usages communs des langues, y compris les non dits) ?

Une caractéristique des populations barbares, c'est l'oubli qu'elles sont les propres maîtresses de leur étiquette sociale.

Choc en retour des fantaisies bureaucratiques modernes

Une caractéristique des populations modernes est leur confiance dans une logique binaire associée à une croyance à la supériorité de l'espèce humaine. Ce sont là deux absurdités, donc rien de bien grave en soi dans l'absolu, sinon que leur combinaison produit des conséquences fortement contributives aux "défis de notre temps". Autrement dit, leur combinaison est un boulet de civilisation.

En effet, une première conséquence est la destruction de la nature, puisqu'aucune zone de nature vierge ne peut subsister dans la durée sans la protection d'un cordon suffisamment épais de "zone grise" qui l'isole de la zone des cultures et des civilisations humaines - il ne s'agit pas seulement des jets de mégots ni des joggeurs en recherche de nouveaux sentiers. C'est évident en surface, lorsqu'on observe l'évolution de certaines forêts et grands parcs "naturels" en quelques dizaines d'années. Sous la surface des terres et des mers, et dans les airs, quels pourraient être les cordons de zones grises autour de quelles zones vierges ?

Une autre conséquence de la pseudo modernité est la généralisation des systèmes bureaucratiques, au point que certains de ces systèmes pourraient se passer de toute conduite spécifiquement humaine, quitte à conserver une représentation de puissance patriarcale, l'humanité des servants de ces systèmes ne pouvant se manifester que par des fonctions d'utilité parasite, pour eux-mêmes d'abord, parfois aussi au profit de ceux du dehors.

Ces systèmes d'organisation bureaucratique sont ceux du privé comme du public.

Dans tous les cas, malgré les discours de progrès flexibilité, dynamisme, les fondements fantaisistes de ces systèmes bureaucratiques condamnent à la stagnation (sauf catastrophe pour cause externe) :

- absence de hiérarchie des finalités (ou pire, création d'une hiérarchie de pseudo finalités modélisées chiffrées en substitution de finalités compréhensibles de tous), en parallèle d'une stricte hiérarchie fonctionnelle à l'intérieur de branches de "pouvoirs" très théoriquement indépendantes entre elles, définies dans le secteur public d'après les théories des penseurs du 18ème siècle,

- création et entretien d'un grand écart entre la personne et toute forme pérennisée de collectivité (bureaucratique par nature : société, association, organe de service public,..), les collectivités constituées aspirant les éventuels droits et pouvoirs spécifiques des personnes, ainsi marginalisées par l'obligation de soumission à une relation publique formelle avec une entité bureaucratique, au travers de diverses variantes de sollicitation par remplissage de formulaires puis attente aux guichets, informatisés ou pas.

NB. La fausse "subsidiarité", telle qu'évoquée plus haut, peut être considérée comme une invention naturelle en filiation (ou dérivation ?) des fantaisies fondatrices des systèmes bureaucratiques.

Il en découle la négation de toute forme d'intelligence collective comme pouvoir de définition des finalités et de leurs priorités, et notamment l'exclusion de toute forme de démocratie "directe" authentique.

Il en découle une complète indifférence de l'étiquette de vie des personnes, notamment par l'entretien de la confusion entre code et étiquette, particulièrement fatale à la cohésion sociale dans toute population "diversifiée".

Codes oppressifs, étiquettes relationnelles

Quitte à sortir encore plus franchement du cadre de ce blog, il est utile de mettre en évidence la convergence entre les codes d'oppression, les systèmes bureaucratiques et la logique binaire.

Plutôt qu'un développement théorique, voici trois images.

perspec.jpg

La première image est la manifestation publicitaire d'un ravage de logique binaire. L'image montre une "perspective" d'un parc en région parisienne en reconstitution de l'époque du jardinier royal Le Nôtre au 17ème siècle. Ce que ne dit pas l'image, c'est la dépense somptuaire qui fut nécessaire à cette reconstitution à partir d'un jardin en bon état mais sans ambition spectaculaire, notamment parce qu'il a fallu recommencer plusieurs fois certaines étapes des travaux, remettre encore plus de "bonne terre" après avoir mieux évacué la "mauvaise", replanter de nouveaux végétaux après avoir arraché ceux que l'on avaient initialement plantés mais qui n'avaient pas survécu à la transplantation, etc. C'est sans aucun doute à la suite des mêmes difficultés que, entre l'époque du grand Le Nôtre et la nôtre, la superbe perspective d'origine au cordeau avait évolué en jardin d'ombres et de lumières, avec quelques étangs connus des migrateurs de passage et des enfants du voisinage, que nos ancêtres successifs avaient trouvé bien mieux adapté au terrain et à l'écologie locale. A présent, à la suite d'une si laborieuse reconstitution, faut-il préciser que l'entretien de la plate perspective artificielle nécessite l'intervention régulière d'une armée d'engins motorisés ? Et comment ignorer la perte de la variété de la faune alentour (en réalité sa quasi-disparition), la transformation des allées du parc en routes et des chemins en voies carrossables pour la circulation des engins, la destruction progressive des zones sauvages du parc par l'extension des espaces dégagés en dévoration de toutes les zones grises intermédiaires ? De telles restaurations brutales coûtent cher et tuent l'équilibre naturel issu d'une évolution de plusieurs siècles. Mais que c'est beau, cette affirmation de la maîtrise de notre espace par une manifestation ludique du oui / non en préfiguration des circuits imprimés, que c'est grand la maîtrise de l'univers par des algorithmes problème - solution... Ce sont les mêmes glorieuses croyances qui nous soumettent à des codes de conduite pseudo élitistes, absolus, prétendument universels, comme ceux des cours de Louis XIV et du roi de Prusse, plus tard leurs variantes révolutionnaires fondées sur la Raison et la Science.

Les deux images suivantes sont des couvertures de DVD. ll s'agit de deux films de révolte contre une société suicidaire à tous les sens du terme : Hara Kiri réalisé par Masaki Kobayashi en 1962, Corporate réalisé par Nicolas Silhol en 2017. Dans les deux films, au-delà des différences tellement évidentes qu'il devient d'autant plus facile de discerner les similitudes profondes, un code de classe à prétention exclusive s'impose à tous et la mort sale par suicide d'un innocent est le drame initial, en conséquence d'un abus de code, qui conduit les protagonistes principaux à se révolter contre ce code. C'est cependant de l'intérieur de ce code que ces protagonistes principaux vont devoir trouver le moyen d'exprimer leur révolte - à quel prix, sans aucune possibilité d'évasion !

Harak.jpg

En effet, sur quels intermédiaires pourraient-ils compter, d'abord pour les écouter, ensuite éventuellement pour disposer d'une autorité d'appel au respect d'une hypothétique règle commune qui serait supérieure au code oppressif ?

Dans Hara Kiri, le sabreur du Japon ancien ne peut compter que sur lui-même au cours de son monologue mortuaire fébrile en face des hôtes assassins qu'il a convoqués, sachant par avance que, de ses paroles et de ses exploits, il ne restera qu'un faux compte rendu administratif.

Dans Corporate, le cadre moderne des ressources humaines trouve un appui sur une inspectrice du travail pour basculer vers l'antichambre de la justice républicaine, en sacrifiant sa carrière et des années de vie, dans l'espoir sans illusion que son témoignage coupable contribue à une évolution des lois communes, un jour plus tard.

Corpo.jpg

Entre l'ancien monde (reconstitué) de Hara Kiri et la modernité de Corporate, quel progrès pouvons-nous identifier à part la multiplication de façades bureaucratiques théoriquement indépendantes entre elles, et théoriquement toutes respectueuses "des valeurs et des grands principes" ? Et alors quelle pourrait bien être l'étiquette commune d'ouverture et d'entraide dans l'un et l'autre cas qui aurait permis de prévenir le drame initial - un suicide sciemment provoqué puis traité comme un "hors jeu" - par dessus les codes de comportement et de façons de penser localement imposés ?

Affronter de telles questions nous oblige à constater la persistance d'un vide, la sauvagerie de nos sociétés et de nos civilisations prétentieuses.

...

Si nous voulons retrouver une capacité à inventer les étiquettes relationnelles qui nous manquent - une invention relativement facile à l'intérieur d'espaces nouveaux comme ceux de sociétés virtuelles ou d'assemblées citoyennes - il est nécessaire d'apprendre à lire les codes qui nous encadrent afin de savoir y reconnaître les croyances premières dont ils sont les émanations lointaines, souvent par des filiations d'occasion. En effet, une étiquette relationnelle peut s'inspirer partiellement d'un code (ou de plusieurs), mais l'inverse redéfinit automatiquement cette étiquette comme l'excroissance d'un code d'oppression. La pire variante de cette trahison se produit lorsqu'une prétendue étiquette commune est proclamée non seulement comme un absolu, mais est exprimée en compétition frontale avec des codes à prétentions identitaires, sectaires et potentiellement meurtriers. La prétention illusoire à l'encadrement des relations sociales par un fatras pseudo juridique de règles de détail contraint de fait les personnes à se réfugier dans les codes de leurs groupes d'appartenance. C'est un modèle de société d'automates.

jeudi 30 novembre 2017

INFOX

Pour contrer la propagation de "fake news" sur un réseaux social à prétention universelle, il serait actuellement envisagé de créer une cellule de "fact checking" actionnée par les signalements émis par les usagers.

Sur le modèle de certaines séquences d'émissions télévisées ou de certains articles consacrés à la désintoxication et au décryptage, cette cellule permettrait au moins de redresser des erreurs de calcul ou d'interprétation statistique, de révéler des falsifications grossières (vidéo truquée, reprise d'image hors contexte, etc.), peut-être même aussi de repérer les variantes de racontars déjà répertoriés comme haineux ou stupides...

A temps pour effectivement stopper la propagation d'informations manipulatoires ?

Avec quelle pertinence de jugement dans un réseau mondial multiculturel ?

Par quels moyens de signalisation aux usagers ?

Volko.jpg A l'évidence, cette cellule de "fact checking" ne pourrait, au mieux, que répondre partiellement au problème de la propagation de fausses nouvelles. Par ailleurs, dans l'esprit des usagers, et dès le premier soupçon, la cellule des experts "fact checkers" pourrait représenter l'élément visible d'une grande boucle d'asservissement des esprits sous contrainte bien-pensante, par exemple dès lors que la cellule laisserait se propager des informations douteuses mais pour de "bonnes" causes aux bonnes couleurs, ou tarderait à se prononcer sur elles. Alors, comme dans les spectacles de débats dans nos médias, les éventuelles expressions d'opinions divergentes à l'intérieur de la cellule seraient considérées comme du théâtre de bavardage de haute culture, une exhibition hors sol.

De toute façon, toute solution par la création d'un nouvel organe est typique des opérations d'externalisation réalisées par des organisations figées pour évacuer des problèmes qu'elles ne peuvent pas traiter en interne ("traiter" peut signifier "étouffer"). Elle est aussi typique des solutions d'annonce en réaction d'apparence positive à des urgences médiatisées, de sorte que les critiques vont s'exprimer sur les détails de la solution, pas sur sa nature improvisée dans l'air du temps afin de soulager les inquiétudes bien exprimées sans rien changer par ailleurs, d'autant plus facilement que l'on usera d'un vocabulaire faussement innovant permettant d'ignorer l'histoire et la réalité du monde.

Car le phénomène de propagation des "fake news" n'est qu'un cas particulier du phénomène de rumeur ! Et on sait bien que les rumeurs nuisibles ne sont pas seulement celles qui se propagent par l'émotion et visent un effet de masse immédiat par l'exploitation des pulsions de panique, fureur, enthousiasme, etc. Il existe mille manières d'emballer un germe de rumeur délicieusement potentiellement "sauvage", et dix mille manières de le faire diffuser afin qu'il soit repris par chaque destinataire, à multiples détentes en variantes personnalisées, en vue du déclenchement explosif par des génies manipulateurs en fonction des événements ou par de simples témoins de ces événements provoqués ou fortuits, et même s'il n'existait pas d'intention malveillante au départ !

Canette.jpg Une rumeur produit des intermédiaires auto manipulés. Le destinataire final en vue de l'action, c'est la masse constituée de l'ensemble des intermédiaires acteurs de la rumeur. Peu importe que le germe de la rumeur soit vrai ou faux, faussement vrai ou vraiment faux, sa propagation réussie crée un potentiel d'action massive par un effet de possession mentale (faussement) individuellement librement consentie, la nature humaine faisant le reste... Bref, les intermédiaires sont les seuls à pouvoir contrôler cette propagation en se contrôlant eux-mêmes.

Dans un réseau social maîtrisé par quelques concepteurs, on devrait donc poser le problème dans sa généralité : comment donner un pouvoir aux usagers eux-mêmes pour qu'ils puissent se prémunir contre toute forme de rumeur en propagation rapide ?

Alors peut-être, on découvrirait que toute solution passe par une forme de "User Empowerment". Et qu'il existe là un espace pour l'innovation. Par exemple, en premier lieu, le réseau pourrait rendre publique une signalisation des éléments porteurs d'une rumeur en phase exponentielle - si possible déjà en phase germinale bien que la détection soit plus difficile. Cette signalisation serait directement associée aux liens proposés aux utilisateurs destinataires et potentiels propagateurs de la rumeur, à partir d'analyses automatiques en temps réel effectuées par des automates du réseau. En complément, il deviendrait opportun de proposer une échelle étendue des qualifications à disposition de chaque utilisateur pour qu'il puisse "noter" les informations qu'il rediffuse et qui ont été repérées comme des rumeurs, par exemple a minima par son niveau d'accord personnel "intuitif" et son niveau de doute "raisonnable" (le second n'étant pas le complément à 100% du premier).

Une cellule de professionnels reconnus dans chaque grand espace culturel pourrait se consacrer à la "User Assistance" contre la rumeur, a minima par la publication des conséquences possibles des rumeurs détectées (y compris par l'effet d'étouffement d'informations importantes mais gênantes pour certains intérêts). Cette cellule devrait refuser le piège du jugement Vrai/Faux (sauf cas grossiers cités ci-dessus), ainsi que la recherche des sources des rumeurs et des sanctions adaptées aux divers types de propagateurs. La référence éthique de la cellule devrait être explicitée, par exemple à partir d'une charte onusienne - en revanche, une affirmation d'"indépendance" ne convaincra personne au contraire d'une obligation de transparence des biais d'opinions internes à la cellule, même si elle paraît difficile à mettre en oeuvre dans les faits.

Quelle superbe opportunité, pour les actuels réseaux sociaux, d'investir dans quelques avancées technologiques, par la reprogrammation et l'extension de capacités souterraines existantes, pour créer de nouveaux services aux utilisateurs, conformément à leurs valeurs affichées, et sans rien changer de leur statut juridique !

Si l'on voulait innover dans un sens vraiment "démocratique", on pourrait associer à la cellule de professionnels, ou à terme carrément lui substituer, une cellule d'utilisateurs sélectionnés par tirage au sort parmi des volontaires et régulièrement renouvelée, afin de créer dans ce domaine un processus d'auto éducation collective, qui pourrait prendre une place centrale naturelle dans tout réseau social digne de ce nom.

Bondemain.jpg Sinon, c'est notre enfermement dans la préparation d'un scénario cousin du film "Demain ne meurt jamais" qui se continuera, dans une version à peine plus subtile que le délire de puissance exprimé par le dirigeant d'un immense groupe médiatique fabricant de buzz, et sans James Bond pour sauver le monde des guerres déclenchées pour faire les gros titres.

A l'époque de la sortie du film, la représentation caricaturale d'un grand patron d'une puissance mondiale semblait grotesque et son projet criminel suicidaire relevait de la liberté de création artistique. Comment ne pas en reconnaître les contours de plus en plus précis dans le présent, çà et là ?

Note. Le titre du billet, INFOX, est le mot proposé par une commission d'enrichissement de la langue française pour remplacer l'expression anglaise "fake news".

mardi 23 février 2016

Pour un Web d'intérêt général

Ce billet propose encore un autre point de vue décalé sur le Web, afin d'en faire ressortir certaines insuffisances en vue de la création de sociétés virtuelles et d'ouvrir le champ des possibilités pratiques nécessaires à cette création.

Précisons. Il s'agit de la création de sociétés virtuelles pour des objectifs définis par leurs contributeurs dans un cadre ouvert potentiellement universel, par exemple la citoyenneté planétaire. Il est clair que de tels cadres à vocation universelle, pour autant que l'on souhaite leur donner une existence, sont néanmoins contraignants par leurs finalités, leurs valeurs, leurs objectifs premiers. De tels cadres existent déjà sur le Web, mais par accident et par exception, sans référence à un processus générique de construction. Il est évident que la définition d'un ensemble de processus de construction de "vraies" sociétés virtuelles du Web équivaut en pratique à une définition de l'intérêt général du Web pour ce domaine des "vraies" sociétés virtuelles.

Autrement dit, nous ne parlons pas de sociétés virtuelles constituées, par exemple, afin d'exploiter les écarts des variations des Bourses américaines par rapport aux Bourses asiatiques. Mais de sociétés virtuelles destinées, par exemple, aux diverses formes de développement des personnes - du moment que ce développement ne suppose pas, même indirectement, de nuire à d'autres personnes. Les prétendus "réseaux sociaux" ne sont, pour le moment, que des instruments formels en prolongement de "la" société réelle, dont l'économie repose sur l'exploitation statistique souterraine et l'influence ciblée de nos comportements.

Certainement, notre point de vue paraîtra naïf aux admirateurs sans recul de Machiavel, de Rousseau, de Marx, de Freud, de Hayek, et de tant d'autres grands esprits, poètes et prophètes de tous les temps, qui nous ont offert une interprétation de nos vies en société ou les ont transfigurées en humaine épopée. Nous sommes entièrement d'accord que, pour l'entretien de nos croyances historiques, il est vain de réfléchir à une nouvelle formule d'intérêt commun universel, surtout si le champ de nos prétentions se limite au Web - on ne trouve évidemment rien à ce sujet dans les grands écrits de référence ! On n'y trouve pas grand chose non plus pour répondre concrètement à la détresse du monde actuel, que nous avons mis en régression accélérée par notre ignorance des lois physiques et notre paresse à changer de croyances - ah bon, vous n'êtes pas au courant ?

En pratique, le plus urgent, en vue d'une transformation du Web en instrument de création sociale, à partir d'un univers mental imprégné d'une conception réductrice de l'économie, c'est de réaffirmer la différence de nature entre l'intérêt général et les intérêts particuliers.

De telles différences de nature, non exclusives, existent dans toute société humaine, qu'elles soient exprimées théoriquement ou qu'elles s'expriment aussi ou seulement par des délimitations de l'espace (et du temps ?), par exemple entre la famille, la communauté villageoise, le reste du monde. Posons la question autrement : un espace humanisé, qu'il soit virtuel comme le Web ou réel, peut-il exister comme espace social en l'absence d'une définition commune de l'intérêt général ? Un Web structuré de fait comme une jungle (en comparaison, une structuration en grand bazar serait plus adaptée aux réalités d'un monde clos et au rêve d'une communauté conviviale universelle) peut-il remplir un rôle social pour la paix dans le monde, pour la préservation de la planète, pour... ?

"Mind your step" ! A la station "Notre Web", il n'y a rien après la marche, rien qu'une feuille de "netiquette" tournoyant dans le vide, et au loin, le reflet vacillant d'une déclaration universelle des droits de l'homme. Il est prudent d'attendre la station "Joli Web" : le quai est solide, en aggloméré de feuillets de conditions générales d'utilisation, les décors sont animés, avec divers types de miroirs, d'offres de compagnie et de commerce, d'invitations ludiques à l'emploi de services culturels. Cool, ce ne sont plus les réponses qui nous sont données, ce sont les questions.

Par avance, nous savons que ce vide, l'absence d'une définition de l'intérêt général du Web, ne sera jamais correctement comblé par une production d'experts, tant que l'étrangeté de ce vide demeurera dissimulée. D'autant moins si lesdits experts demeurent dans leurs décors et coutumes d'entre soi. D'autant moins que nos experts et grands dirigeants sont, du fait de leurs processus de sélection, a priori satisfaits du monde tel qu'il est, en particulier de leur petit monde à eux. Absorbés par les péripéties de jeux sournois entre eux, la grandeur de leur responsabilité devant l'humanité future ne les atteint pas. Peut-être ces hautes personnalités affecteront un jour de compter sur nous ou sur d'autres plus grands esprits pour leur fournir quelques idées... qu'elles feront jeter aux lions !

A notre modeste niveau dans le présent billet, et en complément de plusieurs billets précédents, notre contribution sera l'illustration de la différence de nature entre l'intérêt général et les intérêts particuliers, l'affirmation de cette différence fondamentale, et au passage, quelques moyens pratiques de la vivre. Concernant les quelques images en bordure, elles sont évidemment ironiques en pleine contradiction ou fort décalage en soutien involontaire du texte, à l'exception de la couverture du livre devenu introuvable malgré son actualité en 2016 "Le Royaume Enchanté de Tony Blair", Philippe Auclair, Fayard 2006.

Mirage de la contractualisation de l'intérêt général

L'illustration proposée pour le premier point, la différence de nature entre l'intérêt général et l'intérêt particulier est inspirée de nos expériences professionnelles dans des situations d'affrontement entre l'Etat et des entreprises privées. Nous garantissons que cette illustration apporte un éclairage très complémentaire aux ouvrages et déclarations d'intentions à propos des relations entre Etat et entreprises, rapports et mémoires de toutes inspirations techniques, juridiques, comptables, politiques, philosophiques. En effet, nous affirmons qu'il est primordial, pour convenablement traiter d'un tel sujet, de comprendre ce qui se passe dans la tête des gens au cours de leurs interactions, pour appréhender directement l'abstraction des concepts et leurs interprétations.

Par commodité dans le présent chapitre, nous assimilons provisoirement Etat et intérêt général.

Pour nous épargner l'exposé d'un contexte compliqué, nous proposons un cas imaginaire simple de conflit Etat-entreprise, cependant hautement représentatif de nombreuses situations véridiques. Nous supposons qu'il existe un Etat, c'est-à-dire une entité permanente instituée par la collectivité pour assurer des services publics à la population indépendamment du régime politique - cette définition vague suffit à notre propos et en vaut bien d'autres théoriquement en vigueur dans divers pays. Pour la bonne compréhension, il faut savoir que le terme "marché public" désigne ici un contrat entre une entreprise privée et l'Etat. Et que l'Etat, en tant que responsable de services publics, est, dans notre illustration, incarné par une Administration, sous l'autorité d'un ministère. Merci de bien vouloir adapter les termes, les règles implicites de comportement, l'arrière-plan des institutions et des lois, à votre propre pays et environnement culturel.

Etacontra.jpg

C'est une banale réunion mensuelle de chantier entre des représentants de l'Administration et ceux d'une entreprise maître d'oeuvre de la construction d'un nouveau bâtiment destiné à une fonction de service public. L'entreprise est en l'occurrence une filiale d'une très grande entreprise. La structure du bâtiment est terminée, on en est aux finitions.

REPRESENTANT DE L'ADMINISTRATION. --- Pas de poignée sur les portes des toilettes, pas de signalisation d'occupation, scandaleux !

MAÏTRE D'OEUVRE. --- Mais le plan que vous avez approuvé ne comportait pas de poignées sur les portes des toilettes... Nous vous rappelons que notre entreprise s'est engagée au strict respect de ce plan. C'est dans le relevé des décisions de notre point de chantier précédent....

REPRESENTANT DE L'ADMINISTRATION. --- Tout de même, les règles de l'art...

Suit une séance de bla bla, de part et d'autre, avec tout de même quelques mises au point de détails en désordre, en préparation de l'instant décisif.

MAÏTRE D'OEUVRE. --- Bon, finalement vous avez de la chance, je viens d'obtenir la confirmation par SMS, on peut vous les faire assez rapidement. D'ailleurs, nous y sommes obligés puisque notre entreprise est chargée de l'étude et de la réalisation de toutes modifications jusqu'à la réception de l'ouvrage et après. Bon, nous sommes bien d'accord pour des poignées à la norme STD-EU-19467 ?

REPRESENTANT DE L'ADMINISTRATION. ---...

MAÏTRE D'OEUVRE. --- Nous vous fournirons sous une semaine un plan de détail de principe. Sous condition de la réception par notre siège social de votre approbation du plan de détail avant le 30 de ce mois, les poignées seront posées avant notre prochain point mensuel de chantier... Ce sera 5000 euros par porte...

REPRESENTANT DE L'ADMINISTRATION. --- (Râle étouffé)

MAÏTRE D'OEUVRE. --- Eh oui, il faudra d'abord enlever les aimants et les crochets installés et modifier les plans de détail... Allez, seulement 4550 euros par poignée si vous acceptez un délai supplémentaire de 3 mois. Le montant sera pris sur la ligne de provision pour petites modifications prévue au marché...

Pourquoi ces râles étouffés et ce silence des représentants de l'Administration ? Les représentants de la puissante Administration savent qu'ils ne récolteront que des ennuis s'ils refusent la très coûteuse proposition du maître d'oeuvre. Procédures formelles, manifestations d'inquiétude agacée de la hiérarchie administrative, batailles d'experts, affrontements juridiques, retards du chantier, peut-être même fureur des utilisateurs. Au mieux, après des mois consacrés à répondre aux arguties dilatoires du service juridique du maître d'oeuvre, et s'ils parvenaient finalement à faire valoir une faute de ce dernier, il auraient à supporter une renégociation (dans quelles douleurs !) pour la passation d'un avenant au marché public pour les poignées de portes. Pauvre victoire.

Ah, évidemment, ils auraient du réagir sur le champ, par exemple en menaçant de publier le scandale ! Mais, en pratique, ce genre de réaction n'est pas dans le champ des possibilités ouvertes aux représentants de l'Administration. En effet, face à une menace potentielle proférée par de quelconques représentants de l'Administration de moyen niveau, le maître d'oeuvre dispose d'un grande variété de parades et de contre attaques possibles, à commencer par l'ignorance de la menace. Surtout, le maître d'oeuvre sait bien qu'il est rarement de l'intérêt desdits représentants de remonter la question dans leur hiérarchie. Le résultat d'une telle remontée est, en effet, presque toujours dans l'intérêt bien compris de l'Entreprise, qui ne se privera cependant pas de manifester protestations et mécontentements. Car lui, le maître d'oeuvre, sait brandir les preuves ultimes de l'impuissance des prétendus hauts personnages de l'Administration, à savoir par exemple le constat des retards des paiements dus par la Trésorerie Publique ou l'incompatibilité entre certaines exigences spécifiées dans le marché ou encore les divergences d’interprétation d'une norme... gardant en réserve le discret pouvoir d'initiative de son Grand Patron, un puissant personnage capable de forcer la porte du ministre adéquat sous préavis d'une journée ou même sans aucun préavis, afin de s'accorder en haut lieu sur la justesse du point de vue de l'Entreprise et sur les conséquences à en tirer.

Pourtant, la Grande Administration détient théoriquement l'équivalent d'une arme atomique face à toute entreprise privée, en usant de sa capacité à dénoncer un marché public ou même à exclure une entreprise des compétitions sur les marchés publics. En réalité, cela fait bien longtemps que l'Administration a constaté, dans sa grande sagesse, non seulement l'inutilité encombrante de cette arme épouvantable, mais aussi l'inefficacité de sa menace d'utilisation, sauf face à de petites entreprises vraiment privées et mal informées. Certes, mieux vaut un bon arrangement qu'un mauvais procès, sauf que, dans le cas de l'Administration, les possibilités pratiques d'"arrangement" dans un cas vraiment conflictuel ne peuvent au mieux ressortir que d'une forme de corruption passive, et alors, de facto un procès ne peut s'avérer que très mauvais. Donc, en toute conscience des limites de son pouvoir, l'Administration préfère fermer les yeux, réceptionner, payer sans se presser et laisser courir. L'entrepreneur avisé saura en jouer. Evidemment seulement pour "récupérer sa marge" !

Dans le cas de nos poignées de porte, la première occasion de réagir, pour les représentants de l'Administration dans le cadre d'une réunion de chantier, c'est par la mise en défaut du maître d'oeuvre tout de suite sur un autre point, afin de pouvoir subtilement "échanger" la pose des poignées contre l'ignorance d'un autre défaut moins apparent ou contre l'acceptation tacite d'un retard de livraison d'une autre réalisation prévue. C'est là un jeu dangereux, dont les possibles effets négatifs seront reportés beaucoup plus tard sur les caisses de l'Etat, quand le défaut se révèlera ou que les conséquences inattendues du retard d'une livraison apparaîtront - mais d'ici là les représentants de l'Administration auront changé plusieurs fois. Attention, car même dans une telle spirale de "négociation", le maître d'oeuvre pourra, tous calculs faits et au moment approprié, préférer l'action officielle en justice, s'il anticipe qu'il en sortira en meilleure position en vue d'une négociation plus globale dont les implications dépasseront largement le conflit sur les poignées de portes !

Imaginez une seconde ce genre de dialogue délicatement conflictuel ou carrément antagonique dans le cas d'un nouveau système de gestion informatisée destiné à une Administration : ne vous demandez plus pourquoi la plupart des grands projets informatiques de nos ministères, qui coûtent des centaines de millions à l'Etat et font participer tant de gens intelligents, sont des ratages à répétition. Imaginez une demie seconde ce genre de dialogue en plusieurs langues dans le cadre d'un grand programme international : l'arrière-plan est plus complexe, mais on y retrouve les mêmes mécanismes (surtout en l'absence de valeurs communes implicites entre les parties ou, au contraire, en présence de valeurs communes différemment comprises), et alors ne vous demandez plus pourquoi les grands programmes internationaux sont conduits à grands frais pour les donneurs d'ordres avec d'énormes retards et pourquoi ils ne produisent tout simplement rien si le consortium d'entreprises "privées" est mal dirigé ou n'a pas intérêt à ce que le programme avance.

Conclusion de l'illustration proposée : dans les situations contractuelles où se développent des intérêts particuliers malveillants ou incompétents en regard d'un intérêt général, cet intérêt général ne pèse pas lourd. Ou, à l'inverse, tellement lourd qu'il en devient inopérant, un décor théorique.

Généralisation. Un contrat, quel que soit le nom qu'on lui donne, ce n'est rien d'autre, cela ne peut être rien d'autre, cela ne doit être rien d'autre qu'un accord qui organise des intérêts particuliers. Dans un cadre contractuel, l'intérêt général ne peut donc être représenté par rien d'autre que le contrat lui-même. C'est pourquoi, la contractualisation de l'intérêt général ne peut être, par définition, qu'une ineptie fondamentale. Parce que l'intérêt général, par définition, est au dessus de tous les contrats.

Hé bien, que croyez vous qu'il arriva ? Comme cela ne marchait pas bien en petit, on a essayé en grand !

Extension du champ contractuel public privé, extension de la double fatalité

Imaginez maintenant un marché public de longue durée du genre "Partenariat Public Privé", où l'Etat fait réaliser un gros investissement par une entreprise privée en échange de la réalisation par cette dernière d'un service public, moyennant un échéancier de paiements étatiques totalement ou partiellement lié aux nombres et types de prestations, tels que soins de santé, fournitures d'énergie électrique, transports publics, surveillances maritimes, pourquoi pas interventions militaires, mais aussi plus ordinairement locations de locaux, d'une flotte de transport aérien lourd...

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Voici quelques précisions complémentaires pour comprendre pourquoi ces contrats de "partenariat" de services publics s'avèrent toujours dans la durée beaucoup plus coûteux que prévu pour l'Etat, et de mauvaise qualité pour les bénéficiaires, qui finissent par payer les services publics très cher alors que leurs impôts ne diminuent guère. Les exemples sont nombreux. Les plus fameux sont les réformes blairistes au Royaume Uni, notamment la privatisation du transport ferroviaire et d'hôpitaux publics; en Californie, la privatisation de la distribution électrique.

Non, ce n'est pas parce que les indicateurs contractuels de la qualité du service réalisé par le prestataire privé sont insuffisants. Non, ce n'est pas non plus toujours parce que l'entreprise privée opère au coût minimal au nom de la liberté que le contrat lui a concédée et qu'elle aurait trop tiré sur la ficelle dans son effort de réduction des coûts.

Cette dégradation résulte d'une double fatalité.

Premièrement, il existe un moment, dans la vie d'un contrat de service, où des problèmes imprévus de fonctionnement apparaissent, où de nouveaux besoins d'investissement sont nécessaires pour assurer l'état de l'art - pour faire savant, on peut les appeler "incidences d'externalités techniques", ce qui ne change rien au fait qu'on est incapable d'en prévoir ni le moment ni l'ampleur.

Par ailleurs et en parallèle, il existe un moment critique, pas forcément en relation directe avec la première fatalité, où l'intérêt pécunier conscient de l'entreprise n'est plus d'assurer un service de qualité mais au contraire de le dégrader, sous de nombreux prétextes, préférentiellement fondés sur des insuffisances ou des abus du partenaire "Etat", par exemple en pointant des défauts dans la coordination entre diverses entités publiques ou dans le transfert initial des compétences ou dans certaines spécifications réinterprétées comme des restrictions de la liberté d'entreprendre. En bref et au total, il existe donc un moment choisi par l'entreprise (ou alors elle se débrouille vraiment mal) où l'Etat sera contraint de remettre au pot, beaucoup plus que les experts étatiques en comptabilité future (calculs du coût global) n'auront osé l'envisager avant la signature du marché de partenariat. Insistons sur la fatalité brute coûteuse, à partir d'une position très défavorable de renégociation, pour tout Etat engagé dans les illusions du "partenariat". Dans la mesure où c'est à la fin l'Etat qui porte la responsabilité d'un service public.

Remarque. C'est par pudeur que nous ne traitons pas ici des détails savoureux et des mille péripéties autour de l'identité de l'"Entreprise", le plus souvent une structure juridique ad hoc par nature volatile et flexible... cependant "partenaire" d'un Etat éternel.

Management avec les compétences

Le fait que, dans certains pays, on retrouve dans l'Entreprise et dans l'Administration beaucoup d'anciens élèves des mêmes universités ou des mêmes promotions d'écoles prestigieuses, et que ces gens transitent couramment d'un monde à l'autre au cours de leurs brillantes carrières, c'est un fait anecdotique par rapport à ce que nous mettons ici en évidence : des engrenages et des fatalités, à partir d'un équilibre des pouvoirs généralement méconnu entre l'Etat et les entreprises.

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Cependant, les conséquences de ces engrenages et les impacts des fatalités pourraient être réduits et maîtrisés dans le temps si nos hauts personnages responsables, grands experts et conseils avisés, du côté étatique comme de trop d'entreprises privées, osaient se soulager de leur ignorance de la vraie vie, plutôt que de l'entretenir pour leur petite tranquillité d'esprit ou leurs intérêts personnels. Car c'est une généralité patente, nos grands personnages ignorent la discipline de la gestion des contrats - les évolutions de leurs carrières sont trop rapides pour leur permettre d'en apprécier in vivo les subtilités et les dangers. Ils assimilent cette discipline à la rédaction d'un document abusivement nommé "spécification de management" ou "plan de management", généralement sous-traitée à un consultant généraliste, avec annexe bibliographique et liste des références aux normes citées. Ces grands personnages entourés d'experts sont incapables d'imaginer la réalité du terrain, au point qu'ils ne savent plus s'adresser directement à leur personnel autrement qu'à l'occasion d'une communication événementielle, au point qu'ils n'envisagent pas de faire appel personnellement aux individus porteurs des compétences dont ils auraient besoin ponctuellement. Evidemment, ce serait terrible pour leur orgueil de découvrir la réalité de la société humaine, même dans le périmètre de l'organisation qu'ils dirigent, car leur supériorité à eux, c'est justement de "manager" par les chiffres et les abstractions !

Il devrait pourtant être évident, avant de prétendre s'attaquer à de gros contrats, qu'il faut d'abord maîtriser complètement la gestion courante de divers types de contrats simples représentatifs de la variété des difficultés de cette gestion courante : par exemple le contrat de la cantine et de la crèche, le contrat d'entretien du chauffage des bâtiments, le contrat d'étalonnage et d'entretien des appareils de mesure, les contrats d'entretien à la demande des machines spéciales destinées à des campagnes d'essais, etc. Il devrait être évident que c'est bien dans le texte du contrat d'origine que l'on doit spécifier les règles de dialogue, de partage des informations, d'adaptation des niveaux d'exigence, etc., indispensables à la gestion de tout contrat de service en exécution.

Il devrait être évident qu'un professionnel de terrain expérimenté en saura plus sur les réalités de la gestion d'un contrat dans la durée que le plus futé des juristes, qu'il saura l'exprimer en quelques pages et saura comment consulter pour cela d'autres professionnels compétents, et que l'on pourra s'appuyer sur la réunion de leurs expériences pour ne pas laisser grandes ouvertes les possibilités de dérive, de faux prétexte, de mise en défaut artificielle, et pour spécifier les cas d'urgence qui permettront d'échapper aux blocages, etc.

Il devrait être évident que la logique de découpage des tranches contractuelles doit être établie conjointement avec les clauses de gestion d'exécution du contrat, car toutes deux dépendent fortement des techniques et des métiers contribuant à la réalisation, du contexte normatif et réglementaire, du niveau des compétences des deux parties contractantes, des divers types de risques que l'on peut anticiper ou non, de la répartition dans le temps des diverses prestations attendues, etc. Un professionnel de terrain expérimenté saura reconnaître par avance les imperfections d'un prestataire, et saura éviter un engagement trop fort ou sur une trop longue durée.

En résumé, la gestion des contrats requiert une compétence vraiment multidisciplinaire, et c'est une erreur monstrueuse que de la réduire aux seuls aspects qualitatifs et financiers ou de la retrancher a priori dans une spécification isolée. La mise en oeuvre de cette gestion dans la durée du contrat exige évidemment aussi la contribution de compétences multiples, du temps et des ressources, à prévoir et à savoir dégager, avec ce qui existe à ce moment-là en disponibilité.

Le "management des compétences", c'est une ineptie de laboratoire. La seule pratique humainement possible, c'est le management d'une forme de convivialité, avec les compétences et par les compétences.

Vous avez certainement remarqué que, depuis quelques paragraphes, notre discours vaut aussi bien du côté de l'Etat que du côté de l'entreprise. Il s'agit là, en effet, d'aspects mésestimés des deux côtés en conséquence de causes diverses que nous ne développerons pas ici. Nous avons traité dans un autre billet de l'actuelle pesante négation des compétences individuelles acquises par chacun de nous au cours de son existence. Cependant, il serait particulièrement déplacé d'imaginer par là une nouvelle forme de lutte des classes entre les pauvres "vrais sachants" victimes et les riches patrons exploiteurs brutaux imbéciles : le gâchis des compétences individuelles acquises au cours de la vie professionnelle active existe autant chez les hauts personnages et les dirigeants que chez les humbles et les humiliés. Autrement, le monde serait bien différent.

Reconnaissance commune de l'intérêt général

La différence de nature entre le service public et des prestations d'entreprises privées, c'est l'intérêt général.

Différence de nature, n'est-ce pas exagéré ?

Rappelons la fonction première de toute entreprise privée : gagner de l'argent. A minima, ne pas en perdre. Cette fonction première est vitale pour l'entreprise, elle ne peut supporter la parité avec aucune autre fonction, comme celle d'assurer durablement un service public de qualité. Seule la fonction "survivre" peut y prétendre, et encore est-ce conjoncturel et provisoire : "survivre" dans l'intérêt très privé de qui et pour quelle espérance de gain supérieur aux inconvénients d'une disparition (ou de perte inférieure à celle d'une disparition) ?

Dès qu'elle prend la décision de candidature à un contrat important (marché public ou appel d'offres émis par une autre entreprise), toute grande entreprise commence à nourrir un dossier "contentieux", en commençant par le balayage fin des spécifications techniques pour y détecter les imprécisions, les potentialités de risques dissimulés, etc. et par la critique approfondie du processus de traitement des candidatures afin de préparer une éventuelle argumentation de défaut de transparence, de favoritisme (pour un concurrent), etc. Si l'entreprise perd, le dossier sert de base à un éventuel recours juridique. Si l'entreprise gagne, l'alimentation du dossier "contentieux" continue, en attente du moment propice... Bien évidemment, le coût pour l'entreprise de cet armement juridique comprend aussi une provision pour les éventuels procès.

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Du côté de l'Entreprise, tout cela est normal, c'est de bonne gestion.

La finalité de l'Entreprise, mutinationale, moyenne ou startup, n'a rien à voir avec l'intérêt général d'un service public de qualité, et il n'existe aucune possibilité de compatibilité avec cet intérêt général en dehors du contexte fermé d'un contrat de sous-traitance de prestations, à condition qu'il soit convenablement géré dans la durée, éventuellement associé à un contrat de leasing de moyens.

Du côté de l'Etat, on ferait bien d'en être conscient à tous les niveaux en permanence. La mode actuelle qui affecte d'assimiler la conduite des affaires étatiques à un business d'entreprise apporte une dynamisation des services étatiques mais elle induit de fausses analogies. Ni les finalités, ni les responsabilités, ni les moyens, ni le "capital" ne devraient se définir, du côté étatique, comme ceux d'une entreprise. Sauf, évidemment, s'il n'existe pas de définition opératoire et vivante de l'intérêt général, s'il n'existe aucune définition des services publics attendus qui en découlent ou si ces définitions demeurent figées, inadaptées, décoratives, et que l'on fonctionne par continuité en se gargarisant de réformettes sans toucher aux statuts et privilèges historiques, en gâchant les capacités d'enthousiasme, d'implication, d'effort et de souffrance du peuple - est-ce qu'il existe encore un Etat, dans ce cas ?

Par ailleurs, est-il acceptable, dans un Etat quelconque digne de ce nom, de laisser des entreprises agir à l'encontre de l'intérêt général ? Par exemple, lorsqu'un produit addictif a été déclaré nocif pour la santé, est-il acceptable que des lobbies s'activent pour retarder, contester les mesures d'éradication (ou, à l'inverse, pour faire semblant de les soutenir par des publicités volontairement maladroites et disqualifiantes) ? Au-delà, il devrait sembler urgent d'imaginer comment, dans notre nouveau monde de solidarités sous contraintes de ressources et de restriction des pollutions, on pourrait contrôler les finalités des entreprises en regard de l'intérêt général et encourager fortement les entreprises qui fournissent un apport important à la réalisation de finalités d'intérêt général.

Doit-on trouver normal que les investissements lourds dans l'équipement des réseaux de télécommunications privilégient l'alimentation des foyers en vidéos à la demande et en retransmissions d'événements sportifs, et que les "box Internet" nous soient présentées comme des magnétoscopes numériques ? Doit-on trouver normal que les réseaux acheminent les mises à jour automatiques, notamment publicitaires, des sites auxquels nous sommes connectés, alors qu'ils sont pour le moment invisibles dans des onglets inactifs de notre navigateur, ou que nous avons oublié d'éteindre l'engin connecté ? Ce qui est ainsi fondé comme le comportement courant normal du citoyen connecté, c'est celui du parieur, celui du fêtard compulsif, celui du gaspilleur innocent, celui du psychotique avide d'émotion artificielle et de reconnaissance, celui du drogué d'instantanés. D'accord que nous sommes tous un peu par moment des joueurs, des gaspilleurs, des débiles, etc., que c'est dans notre nature humaine, mais nous avons aussi par nature d'autres aspirations normales.

Est-il permis de douter que les brevets "protègent les inventeurs", et qu'ils sont des instruments logiquement et pratiquement cohérents avec un idéal de concurrence libre et non faussée ? Ils servent notoirement d'armes de destruction des petits concurrents, de prétextes aux actions juridiques entre grands requins, et de justifications aux pratiques légales d'évasion fiscale, en particulier chez les majors du Web et les grands noms des nouvelles technologies informatiques.

Questions terminales. Pour le Web, quel pourrait être l'équivalent de l'Etat en tant que porteur de l'intérêt général ? Ne pourrait-on, de toute façon, reprendre certaines finalités onusiennes, et en traiter certaines urgences en tant qu'opportunités de tester de nouveaux protocoles ? Pour la "démocratie Internet" des citoyens du monde, ne pourrait-on commencer par une "Web démocratisation" de certaines agences intergouvernementales pour accroître rapidement leur base au sein des populations ? Et un emprunt mondial pour le financement de cette petite vraie révolution - par Internet évidemment - pourquoi pas ?

Rêvons d'un autre monde pendant qu'il est encore temps. Et que nous avons tout pour le réaliser.

mardi 6 octobre 2015

Merci de comprendre

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Merci d'avoir conservé quelquepart dans votre tête l'idée que vous pouvez trouver quelque chose d'intéressant personnellement pour vous dans un blog rédigé avec soin à l'écart des grand medias, des influences militantes, des oeuvres de commande, des ouvrages imposants.

Merci de constater paisiblement que ce blog-ci traite à la fois du Web, de la transmission des compétences personnelles et du débat démocratique, malgré une apparence de confusion et de mélange des genres en conséquence d'une multidisciplinarité limitée et à la suite de la découverte des connexions instrumentales entre les thèmes cités,

Merci d’admettre que ce blog s'intéresse à des oeuvres populaires relativement marginales, et notamment à des séries télévisées, comme révélateurs de grandes questions actuelles et de certains déplacements de nos imaginaires collectifs, plutôt qu'aux grands auteurs d'autrefois, plutôt qu'aux penseurs professionnels, plutôt qu'aux théories consacrées.

Merci d'accepter, de toute façon provisoirement, la "problématique" sous-jacente de ce blog, à savoir que notre humanité, comme va son économie planétaire, est physiquement condamnée à décliner sans gloire dans les 50 ans au milieu des chiures et des émanations de ses industries et machines sur une planète irrémédiablement bousillée... à moins que nos dieux de diverses obédiences n'accélèrent brillamment le processus par une forme d'extermination sélective, comme d'habitude - comment croire aux vertus des négociations entre notables internationaux autour d'objectifs chiffrés néanmoins abstraits, alors qu'il serait urgent de décider à la fois la réduction partagée et la réorientation de toutes les activités industrielles, spécialement dans le domaine agricole, en même temps que de s'imposer des modèles atteignables de confort minimal des diverses populations, avec les moyens et conditions pour y parvenir dans les délais les plus courts, surtout si ces moyens et conditions sont désagréables, dérangeants,... déshonorants ?

K2cent.jpg Merci d'excuser que ce blog ne conçoive aucun avenir durable de la "dignité humaine" sans une extirpation concertée de certains de nos idéaux devenus incompatibles avec l'intérêt général planétaire, particulièrement les idéaux qui ont servi à nous rendre "maîtres du monde", spécialement ceux que les peuples vainqueurs possèdent en commun (et que certains cultivent encore) - et merci de pardonner que ce blog n'imagine aucune possibilité de changement frontal pacifique de nos certitudes populaires implicites fondées sur ces idéaux dangereux, et s’attache, au contraire, à rechercher les moyens démocratiques (au sens propre) d'influencer nos comportements courants et nos façons de penser quotidiennes sans attendre qu’éventuellement, par conséquence naturelle tardive et dans le meilleur des cas, le changement du monde induise la révision ou l'abandon souhaitable des idéaux obsolètes.

Merci de deviner pourquoi ce blog s'intéresse logiquement à l'arriviste (et à l'espion), comme types de l'acrobate social dans toute société "moderne" urbaine – sans référence à aucun « paradoxe du comédien ». Interfuts.jpg

Merci d'avoir bien noté l'idée fondatrice de ce blog : le Web constitue de fait la seule infrastructure universelle potentiellement utilisable pour abriter la construction d’un avenir digne entre citoyens planétaires dans une forme de démocratie directe planétaire qui ne suppose ni révélation ni révolution préalable.

Merci de ne pas regretter que ce blog refuse toute élaboration théorique générale de "la" société réelle ou virtuelle, mais tente seulement de développer des modèles d'usage limité à certaines interactions personnelles formelles.

Merci de comprendre pourquoi de tels modèles de convergence doivent permettre une relative indépendance de leurs utilisateurs aux psychologies individuelles et aux logiques locales mais impériales de civilisation - autrement dit, on doit concevoir ces modèles pour des rencontres "hors sol" (pour ne pas dire extraterrestres) entre personnes humaines dont on n'a aucune connaissance a priori - voir notre modèle CHOP et nos propositions d'étiquette de dialogue à titre d'illustrations.

Merci de distinguer dans ce blog l'effort d'indépendance des valeurs morales et des conditionnements mentaux, pour s'approcher de solutions universelles à partir de bases autant que possible purement instrumentales - la perfection n'étant pas humainement concevable de par la nature des choses.

Workend.jpg Note. Les images de ce billet sont des couvertures de quelques livres et journaux des années 1965-95. Les futurs de cette époque sont à présent réalisés d'une manière ou d'une autre, y compris par ailleurs malheureusement les prédictions du scénario "business as usual" du rapport Meadows (Club de Rome), Nous sommes donc sur une mauvaise trajectoire en tant qu'espèce soumise à la physique planétaire. Ce n'est pas étonnant, nous pressentions bien que nos dirigeants étaient incompétents face à un défi global non négociable et que la plupart de nos maîtres à penser étaient de sinistres clowns. D'ailleurs, les paramètres d'inquiétude de nos prévisionnistes ont-ils changé avec l'évidence montante de la transformation hostile de la planète, ont-ils enfin placé cette évolution au centre de leurs logiciels plutot qu'à la périphérie ? Les décryptages à froid de nos éditorialistes et les élans philosophiques de nos penseurs dépassent-ils le niveau du commentaire des actualités locales ou de leur exploitation mercantile ? Ont-ils cessé d'alimenter la flamme de rêves héroïques de conquête, la ferveur d'utopies refuges maintes fois racommodées ? Les illusions du progrès continu de la civilisation et du confort, tempérées d'inquiétudes bonnasses, à la mode des années de croîssance automatique d'après la deuxième guerre mondiale, continuent d'alimenter les discours politiques, les ouvrages de convenance, les esprits sous influence, y compris dans certains domaines scientifiques ou prétendument tels, et ces illusions demeurent massivement majoritaires face à quelques esquisses de scénarios volontaristes qualifiés d'alternatifs par les propagandistes criminels. Par contraste, dans le domaine de la sociologie, le livre si peu théorique de Berger et Luckman a bénéficié d'une réédition récente, dont la nouvelle préface éclaire grandement la pertinence actuelle. Osons ajouter : en amont de ce blog.

lundi 2 février 2015

House of cards, hacking de l’imposture sociale

Ce billet est consacré à la série américaine House of Cards, une série de politique-fiction destinée à la télévision.

A travers les singularités du scénario et des personnages, cette série met en évidence les différents équilibres régulateurs des comportements sociaux ordinaires des personnages, notamment entre pouvoir et liberté, entre destin et projet, entre convivialité et civilité.

House of Cards, série universelle de politique-fiction

Les deux premières saisons de la série (8 DVD au total) racontent l'ascension d'un homme politique, Franck Underwood, jusqu'aux plus hautes charges de la république. Une troisième saison sera lancée sur les ondes fin février 2015 aux USA, bien qu'à la fin de la deuxième saison, le personnage principal ait atteint le sommet, la présidence...

Une série télévisée homonyme, inspirée de la même nouvelle, a été antérieurement diffusée par la BBC. Elle est publiée en DVD. On pourrait comparativement qualifier cette série britannique d'idiomatique. "You might very well think that, I could not possibly comment". Cette série britannique se déroule dans les années 90 : combinés téléphoniques en matière plastique colorée, dictaphones à micro bandes magnétiques, pas d'Internet visible mais des écrans monochromes à tube cathodique sur ou à côté d'épais postes individuels autonomes posés à plat comme les tout premiers ordinateurs personnels. Au-delà des différences dans les technologies mises en oeuvre, la comparaison des scénarios et du jeu des acteurs entre l'ancienne série et la nouvelle serait un exercice fructueux pour étudier l'évolution des mentalités, des déplacements de valeurs et des références implicites dans nos sociétés, mais ce n'est pas le sujet de ce blog.

HofCards.jpg La série américaine House of Cards vise à l'universalité. Elle pourrait être facilement transposée dans n'importe quelle république d'assemblées représentatives. Quelques dialogues en version originale ne sont compréhensibles que dans les institutions étatsuniennes, mais on n'est pas obligé d'écouter la bande son originale. Certes, le générique nous montre quelques monuments de Washington mais on pourra en trouver les équivalents dans toute capitale administrative. Autrement, les vues urbaines du générique en vidéo accélérée sont banales : croisement de boulevards, berge dépotoir, trains de banlieue. Dans les épisodes de la série, les intérieurs privés ne sont pas particulièrement brillants (exemple : l'arrière plan tristounet du rebord de fenêtre où le couple Underwood fume une cigarette commune et leur jardinet blafard). Les architectures intérieures des bâtiments officiels ne reluisent pas comme les héritages d'une histoire séculaire spécifique, plutôt comme les bureaux d'une direction administrative ordinaire. Et il faut attendre la toute fin de la première saison pour apercevoir quelques paysages urbains de verdure reposante... impossibles à distinguer de ceux de la plupart des grandes capitales. Bref, le Washington de House of Cards est une capitale politique reconstituée sans sel, pas bio, pas vraie. Donc universelle.

Ce n'est pas que la série manque de piment, au contraire... Les éditions françaises des deux premières saisons de House of Cards sont "tous publics", mais les éditions anglo saxonnes (ou seulement les éditions britanniques ?) sont marquées "18". Le commentaire justificatif pour la saison 2 est précis : "brief strong sexual images, strong fetish scene". Sans doute la brièveté des scènes et images en question justifie une appréciation moins stricte en France ? En réalité, c'est toute la série que l'on pourrait qualifier de fétichiste, si on étend le fétichisme aux représentations du pouvoir et de la démocratie.

Sauf si on la regarde comme une variante de thriller, ou comme une transposition moderne des aventures d'un Till l'Espiègle politicien, c'est une série vraiment dérangeante. Pas seulement parce que l’on suit de très près la vie d’un politicien manoeuvrier. Les histoires des personnages nous semblent trop souvent familières, au point de pouvoir s'insérer entre les lignes des chroniques politiques de nos journaux et de pouvoir expliquer les vides de nos lois. Heureusement pour la paix de nos esprits, le malaise devient supportable grâce à quelques brèves scènes scandaleuses et quelques meurtres à la sauvette : merci aux scénaristes.

House of Cards, vraie série politique

Le vrai personnage principal, c'est le couple Franck et Claire Underwood. Un couple d'exception : autodiscipline mentale de fer, entraînement physique rigoureux, exercices de générosité (manifestations du vrai pouvoir), pratique assidue de l'empathie, examen régulier des opportunités d'improvisations brillantes... Ils cultivent les qualités (et certains défauts) des saints, avec en plus le souci manifeste du bien de leur pays et de leur concitoyens. C'est donc en cohérence que tous les actes et les pensées de ce couple d'exception sont orientés vers son ascension dans la hiérarchie du pouvoir politique. L'injustice commise à l'encontre de Franck Underwood au début de la série ne vaut rien comme prétexte, cela fait longtemps que le couple Underwood, dans son âme et sa chair, s'est formé aux disciplines du pouvoir et s'est préparé aux aléas de son entreprise de longue haleine.

Les Underwood ne sont pas des arrivistes bidons. Cependant, ce ne sont pas des arrivistes sympathiques, car leur aspiration ne se résume pas à la reconnaissance et à l'édification de leurs pairs. Paraître les plus malins du troupeau serait même contre leur plan. Ils n'appartiennent de fait définitivement à aucun troupeau, seulement le temps qu’il faut pour leurs desseins. Ils se servent des règles du jeu du troupeau des politicards coincés dans leurs allégeances et leurs combines, et de la faune corruptible qui les entoure. Ils se servent des règles du jeu du troupeau des autres arrivistes en compétition. Et chaque fois que nécessaire, ils purgent leur propre entourage des familiers abusifs, affidés déboussolés, proches sans potentiel, obligés non fiables, connaissances à problèmes, relations bornées, etc. Mais si possible jamais sans un exercice préalable de compréhension en profondeur et généralement après une tentative de récupération ou après le refus d'une offre conciliante - il faut laisser un bon souvenir, n'est-ce pas... Dans cette logique, l'assassinat de quelques irrécupérables devient un acte de charité !

Dans une analogie mécaniste, tout se passerait comme si les concitoyens des arrivistes se répartissaient en grandes catégories et comme si l'art des arrivistes se concentrait sur la gestion active des transitions entre les catégories pour obtenir une répartition favorable :

  • les cibles hors paysage (provisoirement)
  • les cibles en cours d'exploitation
  • les affidés de loyauté inconditionnelle éprouvée
  • les affidés en cours de mise à l'épreuve
  • les gêneurs neutralisables
  • les gêneurs neutralisés provisoirement
  • les multitudes manipulables en masse

Le projet égoïste et secret des Underwood vise à forcer le destin. Pour eux, le destin, c'est les autres, et leur projet passe donc par leur pouvoir sur les autres. Cependant, les Underwood sont des êtres sociaux, authentiquement, pas des ectoplasmes, ni des faux jetons ni des acteurs. Ce qui définit leur personnalité à chaque instant, ce sont les exigences de l’adaptation de leur comportement en vue de leur ascension. Pour ce faire, leur discipline consiste à maîtriser les décalages entre leurs représentations aux autres, dans toutes les situations et dans les divers groupes sociaux qu’ils fréquentent, et leurs propres représentations à eux-mêmes….

MazPol1.jpg Pour de tels arrivistes, pouvoir et liberté sont directement liés : leur liberté se mesure au pouvoir qu'ils ont sur les autres et au pouvoir que d'autres n'ont pas sur eux. Il leur est essentiel, pour escalader la hiérarchie des hautes fonctions, de préserver leur liberté de manoeuvre en anticipation d'une montée à l'étage supérieur. Ce sont des gens de projet, pas des instruments du destin (ni les apôtres d'une idéologie, mais ils savent bien en prendre les apparences). Il leur est donc indispensable, à chaque étape, de construire leur propre pouvoir en fonction de leurs propres objectifs et de le préserver comme tel. Car une position élevée offre un champ étendu d'opportunités à exploiter, mais pas automatiquement le pouvoir utile pour soi. C’est si évident que, pour des maladroits ou des incompétents, une promotion se traduit généralement par une perte de pouvoir. Contrairement à certaines croyances populaires, un véritable arriviste refusera son parachutage sur un territoire ou un contexte inconnus, de même qu'une promotion par surprise.

Pour comprendre les Underwood, la bonne référence n'est pas chez Machiavel mais plutôt dans un ouvrage tel que le Bréviaire des Politiciens du cardinal Mazarin, un homme d'expérience. Ce bréviaire décrit la discipline des comportements, des pensées et des actes des semblables aux Underwood, d'une manière bien plus précise que les commentaires de Franck en a parté shakespearien dans les épisodes de la série. A chaque page du bréviaire, on peut faire référence à une ou plusieurs scènes de House of Cards. C'est le contraire d'un manuel de Castor Junior de la politique, à part quelques incongruités comme la détection des qualités ou défauts d'après la physionomie. Pour le politicien, l'obsession du bréviaire, c'est la préservation des dangers et pressions qui limiteraient sa liberté et ses projets ou les rendraient esclave d'intrigues, de vulnérabilités ignorées ou d'intérêts particuliers, sans illusion sur l'immanence du destin et en dépit de toute fatalité. Ce bréviaire paranoïaque est aussi un manuel de savoir vivre diplomatique pour très grandes personnes en société : convivialité feinte (ou temporaire et à condition d’en maîtriser tout risque à venir) mais civilité authentique !

Car les Underwood sont des gens polis, et même de bonne compagnie. Mais prenez garde s'ils se montrent attentionnés envers vous !

Comprenez-vous maintenant pourquoi, en comparaison des Underwood, la plupart des personnages de House of Cards semblent affligés d'arriération, indépendamment de leurs diplômes et statuts sociaux, résignés aux fatalités de leurs conditions, soumis à des facteurs de dépendance, enchaînés aux conditionnements de leur passé, empêtrés dans leurs rivalités en miroir ?

Iznog.jpg La description du monde de la politique dans House of Cards est-elle excessive ? Si, au lieu du monde politique, on considère celui des grandes organisations ou des grandes entreprises contemporaines : certainement pas ! Concernant le monde de la politique, une meilleure question serait : que peut-on y qualifier d'excessif ? Dans les années 70, est parue en France et en Belgique une bande dessinée dont le personnage principal, qui semblait outrancièrement factice à l'époque, était un petit bonhomme politicien avide, constamment en éveil pour se faire valoir, tricheur, menteur, accapareur, odieux avec les faibles, servile aux puissants, jaloux, vindicatif, malchanceux, grotesque, mais indestructible. Malheureusement, la caricature Iznogoud s'est réalisée dans plusieurs pays d'Europe avec un degré d'exactitude stupéfiant chez plusieurs personnages de pouvoir. A répétition et presque avec la parité des genres. Nous avons donc pu pleinement apprécier l'antimatière constitutive de cette sorte de personnage, avec les effets collatéraux sur la vulgarité de nos comportements, le rétrécissement de nos cultures, l'immobilisme de nos sociétés, la vacuité de nos projets nationaux... C'est au point que nous pourrions souhaiter plus de politiciens de l'acabit des Underwood ! Peut-être alors, en bons manoeuvriers rompus à se jouer du destin, comprendraient-ils l'urgence de constituer à leur niveau une assemblée démocratique digne de ce nom, ne serait-ce que pour légitimer et libérer leur propre pouvoir des fausses contraintes, lobbies et coalitions qui prétendent l'encadrer.

Ce que nous dit House of Cards à propos des républiques d'assemblées représentatives, c'est que, en régime permanent et en dehors des situations catastrophiques, la compétition pour le pouvoir politique n'a rien à voir avec la démocratie, et qu'elle dévore l'énergie des leaders.

Alors, le scandale n'est pas que des personnages comme les Underwood parviennent au sommet, c'est plutôt que des personnages nettement moins doués qu'eux atteignent les plus hautes fonctions.

Plus encore, c'est que des régimes politiques républicains prétendument démocratiques se réduisent au théâtre permanent des gaspillages de talents dans les luttes de pouvoir et leurs perversions.

Trahison de hacker

Le hacker de House of Cards, Gavin Orsay, est un personnage plus proche du Birkhoff de la série Nikita que du Flinkman de la série Alias. Ce maître hacker est un indépendant solitaire, traité et utilisé comme un indicateur minable par les autorités policières en échange d'une liberté relative. Heureusement pour lui, il parvient à élargir son champ de liberté grâce aux informations que son art lui permet de recueillir sur les gens qui prétendent la limiter, mais il demeure prisonnier de son destin, d'autant plus que c'est un personnage social plus qu'antipathique, méprisant, incivil, qui mesure la valeur des autres sur sa propre échelle de compétence technique. Par ailleurs, c'est un survivant qui protège la clandestinité d'autres hackers indépendants. Le personnage n'est pas complètement cerné dans le scénario. En prévision de la troisième saison ?

MazPol2.jpg Dans la deuxième saison de House of Cards, le maître hacker appâte sur ordre un journaliste à la recherche d'informations non publiées à propos de deux morts accidentelles bien opportunes pour Franck Underwood, dont le suicide d'une confrère et compagne qui avait fréquenté l'homme politique. Au début de son enquête, le journaliste est initié par son responsable informatique au "Deep Web", censé contenir une masse d'informations non officielles accessibles seulement par I2P ou Tor - ce qui est exact si on considère comme des "informations" tout ce qui est déblatéré dans des forums et divers espaces de bavardage, dont la plupart sont néanmoins lisibles sans passer par des logiciels d'anonymat... En bref, suite à une prise de contact théâtrale, le maître hacker fait tomber le journaliste dans un piège en fournissant à ce journaliste une clé usb à insérer sur un serveur gouvernemental, prétendument afin d'y propager un logiciel de recherche. Le journaliste, pris sur le fait, est jeté en prison pour de nombreuses années, en tant que hacker.

La traîtrise du maître hacker n'est pas une invention de la série. Des hackers, vrais ou faux, sont effectivement en prison après avoir été piégés par des experts au service des autorités.

A cette occasion, il est bon de rappeler que le principal risque de fuite de données, pour tout système d'informations normalement protégé, provient de l'intérieur de l'organisation. En effet, c'est par des indiscrétions, par la trahison d'employés mécontents, par l'exploitation de maladresses ou par diverses formes de complicités internes obtenues par la séduction ou la menace, que le hacker obtient les indications qui lui permettent de se brancher de l'extérieur, ou plus commodément parvient à faire enregistrer ce qui l'intéresse puis à se la faire transmettre. Non pas que les techniques informatiques soient secondaires, mais elles ne peuvent pas grand chose à elles seules pour recueillir des informations à l'intérieur d'une organisation protégée selon l'état de l'art.

Dans son genre, le hacker Orsay est, comme les Underwood, un combattant pour sa liberté. Mais, à l'inverse des Underwood qui usent de leur liberté pour obtenir encore plus de pouvoir, il use de ses pouvoirs pour recouvrer un peu de liberté et son projet se résume à cela. Orsay ne lira jamais le Bréviaire des Politiciens. Cependant, pour lui aussi, les dégâts collatéraux sont considérés comme négligeables en regard des buts poursuivis.

Tous des imposteurs

Reprenons : à travers les singularités du scénario et des personnages, la série House of Cards met en évidence les différents équilibres régulateurs des comportements sociaux ordinaires des personnages, notamment entre pouvoir et liberté, entre destin et projet, entre convivialité et civilité.

En réalité, les équilibres régulateurs de ce type sont communs, sous diverses définitions adaptées, à toutes les espèces d'êtres vivants de la planète Terre, y compris dans le règne végétal. Les déplacements de ces équilibres sont constitutifs de la vie de chaque individu et de chaque groupe d'individus, de la naissance à la mort. On pourrait consacrer des volumes à détailler ces évidences... Peut-être serait-on conduit à refonder les sciences sociales en tant que disciplines techniques, de manière par exemple que la sociologie permette d'éviter des guerres ? Il faudrait pour cela échapper à la pesanteur des fausses sciences imprégnées d'idéologies statiques sans pertinence dans la dynamique de la vie. Passons, ce n'est pas le sujet de ce blog.

Dans ce billet consacré à la série House of Cards, nous avons largement parlé de ces équilibres régulateurs et de leurs variations chez divers personnages, sans jamais évoquer aucune valeur morale. C'est que, au contraire des valeurs morales qui sont censées être instrumentalisées partout à l’identique dans les discours et les représentations d'affects, ces équilibres se négocient différemment dans chaque groupe social. Nous avons parfois l'habitude, selon une déformation idéologique, d'envisager ce genre d'équilibre comme la résultante banale des forces d'une strate d’institution sociale sur une autre, par exemple entre le pouvoir de l'Etat nation et la liberté du citoyen. Ce n'est pas de cela qu'il s'agit principalement dans la série House of Cards, mais de l'équilibre à l'intérieur de chaque groupe social. Remarque : au contraire de certaines hypothèses simplistes, les groupes sociaux ne forment évidemment pas une partition ensembliste de l'ensemble des êtres humains, encore moins une segmentation stratifiée, même en se limitant à un sous-ensemble défini par un espace urbain.

Kararma.jpg Chaque personne appartient à plusieurs groupes sociaux (familiaux, professionnels, sportifs, mémoriels, éducatifs, religieux...). Chaque personne modifie ses équilibres vitaux en fonction du modèle implicite du groupe social où elle se situe dans l'instant, sous peine d’être mise à l’écart. Dans ce sens, nous sommes tous des imposteurs. Depuis longtemps déjà, des créatures inquiétantes de la littérature, comme le Grand Inquisiteur (Dostoïevski, Les Frères Karamazov) nous rappellent notre nature d'êtres formés dans les groupes sociaux que nous entretenons. Pour sa part, le Grand Inquisiteur est un grand tautologue : personne, surtout pas un dieu, ne doit prétendre nous faire échapper à notre réalité sociale terrestre, maintenant et sur place. Sinon, la possibilité existe d’un miracle inconcevable comme une irruption divine et une transfiguration, avec la disparition de notre monde d’organisations humaines. C’est reconnaître que l'imposture sociale est dans notre nature d'être humain sur Terre, qu’il y a quelque chose de très profond dans ce constat, mais que, par construction, nous avons de la peine à le prendre vraiment au sérieux…

Il reste que le propre de l’être humain, c’est la capacité de création sociale.

Mais que les arrivistes, à l’expérience, ne semblent pas plus doués que les autres pour cela.

Les équilibres régulateurs du comportement, y compris leurs possibles manipulations, devraient être pris en considération dans toute tentative d'évolution du Web en tant qu'espace de création sociale. C’est pourquoi toute société virtuelle sur le Web devrait instituer des règles d’interaction entre ses membres, en vue de finalités reconnues et comprises.

dimanche 11 janvier 2015

Neutralité du réseau et politique du Web

Le principe de neutralité du réseau Internet vient d'être réaffirmé.

Tout paquet élémentaire d'information est techniquement acheminé de la même manière, indépendamment de son contenu propre, indépendamment du contenu dont il fait partie, indépendamment de qui est l'émetteur, indépendamment de qui est le destinataire... Voir "Neutralité du réseau" sur Wikipedia.

Le respect du principe de la neutralité d'Internet empêcherait notamment la création de plusieurs réseaux distincts - par exemple la création d'un réseau pour les vidéos à la demande, dont l'accès serait facturé séparément aux utilisateurs.

Principe de neutralité : affirmation tautologique découlant de la nature même du réseau ou puissante décision fondatrice ?

Moi, minuscule utilisateur du Web, je n'ai pas l'intention de critiquer les principes soutenus par les maîtres du monde. Je suis bien trop peureux pour cela. Et certainement trop mal informé pour appréhender l'immensité des enjeux. La preuve : jamais on ne me consulte, bien que je pratique le Web quasiment depuis son origine à travers divers milieux et organisations (ou justement à cause de cela ?) ! Comme tout le monde, j'ai presque toujours droit au même type de discours en deux temps à mon intention dans les medias : premier temps, l'affirmation de valeurs ou principes généraux (ici, la "neutralité", devant laquelle mon misérable esprit est invité à s’incliner spontanément); deuxième temps, la promotion d'une prétendue avancée technologique (par exemple, en France, l'annonce de la future disponibilité du wifi dans les trains à grande vitesse, une évidente priorité nationale pour favoriser l'avachissement mental des illettrés assis, provoquer des attaques cardiaques par l'afflux incontrôlé d'informations catastrophiques en temps réel, etc.).

J'avoue : je ne saisis pas la possibilité d'une logique d'enchaînement entre les deux temps, entre l'affirmation du grand principe et la promotion publicitaire qui suit. Ou plutôt si, je comprends très bien, et d'ailleurs, j'en ai déjà trop dit…

Ah comme j'aimerais pouvoir piétiner tant de livres, d'articles, de vidéos... à propos d'Internet, du Web, des nouvelles technologies, de l'intelligence artificielle, de la communication, de l'innovation, de l’informatique, de la démocratie, des compétences, de la transmission de l'expérience, de l’économie… ! Je préfère ne pas parler de ces productions, surtout de celles qui ont une réputation établie, malgré la publicité que cela ferait peut-être à ce blog. Non, il est aussi vain de provoquer les fantômes d'auteurs célèbres décédés que de critiquer les compétiteurs actuels de la course médiatique, c'est donner prétexte aux seconds pour se faire valoir en saturant les media. Du vent !

Car nous sommes déjà nombreux à réaliser que le discours qu'on nous sert sur les sujets de société comme le Web, par des experts, des journalistes, des politiques, des gens de science... c'est un discours pour les débiles, et même pire, un discours débilitant.

Non ?

Settlers1.jpg L'une des plus navrantes réalités de ce discours moderne, malgré les Lumières et les révolutions scientifiques, c'est l'incapacité persistante de nos penseurs et de nos dirigeants à distinguer politique, gouvernement et gestion autrement qu'en prétendant les incarner par des institutions, des niveaux hiérarchiques, des métiers définis par des diplômes. Dès lors, toute société humaine est facile à "gérer", comme dans un jeu vidéo. Alors que politique, gouvernement, gestion devraient représenter des niveaux de finalités, d'objectifs, de règles, destinés à mettre en commun des plans, des priorités, des idées, réparties à diverses échéances, établies pour diverses durées de validité, correspondant aux différentes échelles temporelles respectives de la politique, du gouvernement, de la gestion. Et que ces échelles de temps se trouvent évidemment toutes réunies dans la mise en pratique quotidienne des activités les plus basiques. On ose parler de "science" politique, alors qu'on en est dans ce domaine à l'équivalent de l'astrologie, et que le défaut originel se fonde précisément sur la simplification consistant à placer la politique en premier, comme si le reste, le gouvernement, la gestion, en découlait à travers divers niveaux d'exécution. La prétention à incarner des abstractions dans des institutions et des personnages ne peut fonctionner que dans un monde d'êtres robotisés commandés de l'extérieur (ou par une caste : il y eut des sociétés historiques et il existe encore des sociétés humaines de ce type), niant la réalité que l'être humain demeure, avec ses limites, non seulement le porteur ultime, mais la seule entité vivante de synthèse des politiques, directives de gouvernement, ordres de gestion - pas seulement dans leur application, mais, pour tout être humain libre, dans leur propagation et leur évolution.

Une traduction caricaturale du décalage entre cette prétention formelle et la réalité sociale, dans tant d'entreprises et d'organisations, c'est la pesanteur grotesque des références à des valeurs génériques dans la définition du comportement exigé du personnel. Encore plus révélateurs dans un autre sens, sont les constants ajustements des jeux courtisans autour des gens de pouvoir, variantes extrêmes de l'asservissement mental et physique à des personnages disposant d'une forme supérieure de liberté, d'où la pression en retour sur ces personnages à se comporter de manière franchement arbitraire au moins dans quelques détails... Même dans le contexte et l'environnement d'une armée en guerre, donc avec un objectif de "gouvernement" simple (vaincre l'ennemi) selon une stratégie définie, on sait bien que la guerre ne gagnera pas la paix avec l'imposition au vaincu d'un traité territorial ou commercial, qu'il faudra l'imprégnation du vaincu par une idée capable d’influencer sa politique ou son gouvernement, et que cette imprégnation sera d’autant plus efficace s'il la transcrit lui-même dans des règles ou services de gestion quotidienne et dans ses coutumes. On sait aussi bien qu'on ne gagne pas les batailles sans une intelligence du soin des combattants, de leur paquetage, de leur entraînement... Combien d'historiens se sont intéressés à la question première de l'approvisionnement d'armées nombreuses aux temps anciens avant la motorisation - pensons aux armées d'Alexandre éloignées de leurs bases, aux armées populaires de Napoléon... -, sur ce que pouvait signifier à ces époques "vivre sur l'habitant", avec quelles conséquences sur le nombre soutenable des combattants en regard du niveau des exactions commises sur l'habitant (avec ou sans promesse de remboursement, quand et sous quelle forme ?), le délai acceptable pour le rassemblement des combattants des deux camps (aux dépens de la même population locale ?), la durée supportable d'attente des armées avant "la" bataille ? Pourquoi faut-il remonter à Sun Tzu, en oubliant Thucydide au passage et tant d'humbles témoignages plus proches de nous, pour que ces questions reviennent à la mode, d'ailleurs très partiellement et confusément ? Pourquoi et comment la logistique au sens large, la vraie logistique comme réalisation des stratégies, est-elle occultée ou traitée secondairement dans une certaine culture occidentale récente, abrutie par une conception mécaniste d’un prétendu principe de subsidiarité ? Pourquoi et comment plusieurs guerres de "libération" purent être gagnées par des mouvements lancés par quelques résistants en armes, contre des nations immensément plus puissantes ?

Je ne vous égare pas, nous sommes en plein dans le sujet, à présent avec le recul nécessaire.

Le principe de neutralité du réseau se situe clairement au niveau de la gestion logistique du réseau, même pas au niveau de ce que devrait être un gouvernement du réseau, et en tous cas, ce principe ne fait pas une politique. Cependant, cette neutralité du réseau, érigée pompeusement au rang de principe, vaudrait par son incompatibilité supposée avec la réalisation de politiques considérées comme dommageables, sans que l'on précise quelle est la bonne politique choisie (?) et sans que l'on envisage une seconde de faire participer une population au choix de cette politique (population et projet politique à définir conjointement d’ailleurs…). En termes polis, disons qu'il serait téméraire, pour un utilisateur, d'accorder le moindre crédit à un quelconque pouvoir du principe de neutralité. En effet, à cause de son manque de fondation politique (à ne pas confondre avec le discours d'un jour, prononcé par un grand homme politique) et à cause de son expression purement technique, le pseudo principe de neutralité est, sera, contourné, avalé, plus ou moins rapidement selon la puissance et l'influence des opposants. Les beaux discours de niveau politique, bien percutants, à propos d'Internet comme vecteur des idées de liberté et des droits de l'Homme peuvent s'accorder avec n'importe quel jeu esclavagiste de l'esprit consistant à mettre chaque "valeur" en correspondance directe avec une réalité concrète ou un événement. Alors, le principe de neutralité, c’est vraiment un truc de tout petits techniciens spécialistes sans envergure, vite assimilé ! Et d’ailleurs, justement, le jeu des esclavagistes de l'esprit de tous bords fonctionne déjà à plein régime tout autour et sur le Web - instrumentalisé pour le recueil, l'analyse et la diffusion de nos opinions et aspirations - tout en respectant la neutralité du réseau et en poussant à l'augmentation des débits ! Les petits techniciens ne font dans ce jeu que stocker et traiter les "big data" sans poser de question, à l'abri de leur neutralité.

Comment dépasser la mutilation (volontaire ?) des niveaux d’expression politique et de gouvernement du Web ? Devrait-on obligatoirement envisager de légiférer sur le contenu ou "seulement" sur le comportement des "utilisateurs" ? Pauvre netiquette.

Le principe de neutralité du Net nous protège de quoi, nous les utilisateurs ? Si le Web nous transformait en moutons électriques, les lois physiques du courant électrique deviendraient des principes de vie ?

Le principe de neutralité est-il vraiment imposé par une autorité ou n’est-il que la traduction pompeuse d’une inertie ? Si cette autorité existe, son domaine semble se réduire aux nœuds intermédiaires du réseau. Pour une autorité si contrainte, la seule possibilité d’influer sur les contenus serait d’installer un « démon » sur certains nœuds intermédiaires, par exemple pour supprimer au passage tous les paquets destinés à des activités de pure distraction, ou inspirés par le conformisme, l'envie ou la dissimulation, ou, en poussant l’ambition, supprimer tous les paquets créés par nos tendances et impulsions dans un univers de compétition darwinienne manipulée. Il n'y aurait alors plus de problème de débit nulle part ! Ne rêvons pas, un tel filtrage est techniquement impossible, en plus de sa violation du principe de neutralité. Mon fournisseur d’accès continuera donc de me bassiner avec les améliorations de sa box en tant que magnétoscope numérique. Et les smartphones oubliés sous un meuble par des gosses partis jouer ailleurs resteront en connexion permanente pour recevoir les mises à jour automatiques des réseaux sociaux.

Il existe une conséquence de la neutralité qui me crée un léger malaise, chaque fois que je fais une démarche en tant que citoyen avec un site officiel de ma commune ou avec les services fiscaux de l'Etat à travers Internet. Car rien, dans les conditions générales de mon fournisseur d'accès n'évoque aucune forme de responsabilité spéciale dans l'exécution de ce type de transaction. Au contraire, tout y est dit pour rejeter ce type de responsabilité. Mon FAI se présente comme un simple marchand d'accès à un canal de transmission. Pour l'acheminement de courriers officiels et pour des services autrefois assurés par les postes, il y a tout de même un décalage, non ? Existe-t-il une structure, une institution qui contrôlerait un niveau de service (à définir) de mon fournisseur d'accès, et dont il dépendrait de quelque façon ? Apparemment, des gens ont décidé que je ne m'occuperais jamais de cette question. Les sites des services officiels compensent le déficit de responsabilité sur la transmission par l'envoi d'accusés de réception détaillés... par le même canal.

Un expert du Web a dit ou écrit « L’imprimerie a permis au peuple de lire, Internet va lui permettre d’écrire ». Ah oui, mais quel peuple avec quelle écriture ? A qui par qui pour se dire quoi ? Et les images, les vidéos, les (java)scripts, c'est quelle "écriture", qui charge les réseaux et nécessite des processeurs de plus en plus puissants ?

Quelle serait l’application au Web du modèle bien connu de tout apprenti économiste sous l’appellation non neutre de « tragédie des communs » ? Ce modèle est censé démontrer que tout bien en propriété commune (tel qu’un bâtiment communal, les locaux des vide ordures dans un immeuble collectif,…) se dégrade du fait de son exploitation abusive par divers types de profiteurs, au contraire des biens en propriété privée. Passons sur l’absence, dans ce modèle, d’une autorité capable d’adapter les règles d’exploitation afin de préserver l’équité. Ou plutôt non, ne passons pas sur l’évidente nécessité d’une telle autorité et osons suggérer que l’équivalent d’une propriété commune sur le Web, ce n’est pas le réseau Internet, fût-il neutre, mais l’ensemble des abonnés individuels, et que le champ de cette exploitation, ce sont les esprits des abonnés. Cette assimilation n’est pas spécialement audacieuse, il suffit de considérer la cible ultime commune de l’exploitation.

Geopol.jpg Les chapitres consacrés à Internet, au cyberespace et aux cyberguerres dans les ouvrages de géopolitique sur papier glacé expriment bien crûment l'ancrage d'Internet, pas si planétaire que cela dans la répartition des flux, dans un monde physiquement, intellectuellement, socialement défini par son passé, animé par d'antiques puissances - un monde structurellement indifférent ou antagonique à tout projet de coexistence globalisée (sinon, que serait la géopolitique ?). Le réseau Internet de ce monde-là, qu'il respecte ou non le principe de neutralité, c'est d'abord l'instrument des marchands de toutes sortes, et aussi des profiteurs du non droit, des délinquants et arnaqueurs internationaux. A l'échelle des nations, c'est un nouveau champ de la guerre entre les agents d'influence dans la compétition mondiale de leurs valeurs conquérantes, une arme pour les plus déterminés d’entre eux. Accessoirement, c’est un media de services aux abonnés... Au total, ce que l'on nous décrit ainsi, c'est l'Internet d'un monde clos en implosion, une jungle sous canopée techno. Ce n'est pas le réseau du dialogue entre les personnes, pas le réseau des débats démocratiques, pas le réseau du savoir partagé, à part quelques réalisations notables (dont l'encyclopédie Wikipedia) que l'on ne cite pas dans ces ouvrages pour leur signification véritable.

Pourtant, un type récurrent de clip publicitaire pour des box Internet ou des smartphones nous montre des gens en communication enthousiaste malgré les décalages entre les fuseaux horaires, grâce à Internet. On se dit "hey", on se voit faire de grands gestes d'amitié comme si on se connaissait depuis toujours... C'est mignon mais c'est irréel. Le rêve est vrai, d'est celui de la citoyenneté planétaire. Ce qui est irréel, c'est la spontanéité de sa réalisation par un miracle technique reproduisant l'exacte conformité de l'autre à l'idée qu'on s'en fait. Néanmoins, la généralisation d'une forme de citoyenneté planétaire serait réalisable, si on se donnait la peine d'y réfléchir sérieusement, pas en termes de politique abstraite ou de principes généraux, mais comme un ensemble de finalités incarnées dans les détails logistiques les plus fins, en passant par tous les niveaux nécessaires à l'échange communicatif entre les personnes, sans chercher par avance à soumettre cette démarche à une idéologie définitive, sans chercher à la réduire aux fonctions d'un logiciel préexistant. C’est l’objet de ce blog par ailleurs…

Mon exposé vous paraît désordonné ? Relisez. Si nécessaire, imaginez qu’il est bourré de statistiques et de graphiques, criblé de références aux grands auteurs, qu’il possède donc les attributs d'un article sérieux…

Malgré cela, la conclusion tombe toute seule.

Est-il incongru d’exprimer quelques souhaits de finalités politiques d'Internet ? Par exemple une finalité sur les échanges gratuits d'informations entre les personnes. Par exemple la finalité d'une citoyenneté planétaire pour la sauvegarde de la planète et le partage des savoirs personnels ? On pourrait aisément concevoir comment réaliser ces finalités-là sans supplément de bande passante sur le réseau, de manière pratiquement invisible en comparaison des exigences des communications centralisées dans un pseudo "réseau social".

Il serait certainement contreproductif de critiquer les gens et les organes qui détiennent un pouvoir officiel quelconque sur Internet ou sur le Web, car leurs relations avec les entreprises, agences et pouvoirs d'arrière plan qui alimentent et exploitent le réseau restreignent évidemment leur liberté d'expression et leur champ d'action. Il me semble, cependant, que ces gens seraient les mieux placés pour organiser la formation d'assemblées virtuelles d'utilisateurs sélectionnés, afin d’en recueillir, à partir de demandes bien formulées, des suggestions d'évolution du réseau, de niveau politique, gouvernemental et gestionnaire, exprimées du point de vue des utilisateurs. La composition de ces assemblées virtuelles devrait être assez fréquemment renouvelée, afin d’échapper au ronron des comités d’experts installés à vie. Faut-il vraiment préciser que les débats et les conclusions devraient être publiés sur le Web ? Faut-il vraiment ajouter que l’on créerait ainsi un nouveau pouvoir d’évolution d’Internet et du Web et que les instances existantes en tireraient une légitimité étendue ? Doit-on éviter de faire ressortir que ce type d’organisation virtuelle d’Internet et du Web pourrait représenter un prototype vers une citoyenneté planétaire ? Avons-nous vraiment le temps de nous demander si Internet et le Web ont été créés pour cela ?

lundi 22 décembre 2014

Magie presse - bouton

Autrefois, mais il n'y a pas si longtemps, les cabines des ascenseurs dans les immeubles portaient une affiche prévenant que l'accès était interdit aux enfants de moins de 15 ans non accompagnés.

Aujourd'hui, on peine à imaginer de quoi ces époques révolues voulaient se protéger.

Un enfant de 3 ans (ou moins), accompagné de ses (grands) parents en extase devant les capacités extraordinaires du petit, appuiera sur le bouton de l'étage, après avoir été si nécessaire soulevé à bonne hauteur par l'un des adultes. Pourtant, les ascenseurs ne tombent pas en panne plus qu'autrefois et les erreurs d'étage ne sont pas plus fréquentes.

Ce qui a changé dans nos sociétés "évoluées" (c'est-à-dire avec immeubles et ascenseurs), en quelques dizaines d'années, est donc plus subtil et plus profond que l'interdiction d'interdire.

Ce qui a changé, ce n'est certainement pas non plus l'émancipation enfantine. L'enfant-roi se vit comme la projection en bas âge de l'adulte farci d'une puissance imaginaire. L'enfant-roi, doublement instrumentalisé, sait dire à ses parents quels jouets il veut, et aussi précisément comment les acheter. Car la question d'argent, c'est un truc d'adulte, avec le fric au distributeur presse - bouton des banques. "Ah non, là attention, ce n'est pas un jeu" dit l'adulte, "OK ?". Trop tard ! Pour l'enfant - roi élevé dans la vie comme un jeu, les petites histoires font la religion du réseau des copins, et les anciennes religions sont des thèmes de jeux de rôles.

EnfantPill.jpg Une variante extrême de l'enfant - roi, celle de l'enfant - soldat - gosse - de - riche - high - tech, fait l'actualité, révèlant au passage combien la durée de l'enfance mentale s'est récemment plus vite allongée que la durée totale de la vie (en moyenne, bien entendu) dans certains pays. Ce qui différencie ce nouveau type d'enfant - soldat par rapport au standard historique né dans la guerre et la misère, ce ne sont pas les ressorts mentaux de sa dérive mais l'environnement physique du processus d'embrigadement mental, par le truchement de ce qu'on appelle communément les NTIC (Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication). Ce constat technique devrait jeter un doute sur le caractère intrinsèquement bienfaisant des NTIC. Bien entendu, on ne devrait pas généraliser cette interrogation sur les NTIC à partir de tels cas pervers, mais plutôt à partir des innombrables preuves éclatantes des effets auto hypnotiques des engins "high tech" : regardons-nous dans les rues des grandes villes, dans les transports en commun, au bureau, en privé... Imaginons un instant que ces engins projettent leurs utilisateurs dans un espace parallèle, avec nos faces d'émoticones en touches d'humanité, ce serait de la science-fiction ou une interprétation à peine romancée de la réalité ?

Voici donc enfin ce qui a vraiment changé pour nous tous : c'est le choc de l'abstraction du presse - bouton sur notre cerveau d'homo sapiens.

Avant la "révolution numérique", avec les machines et jusqu'aux appareils à transistors, chaque bouton ne commandait qu'une seule chose, comme l'étage dans l'ascenseur.

Le chaînon intermédiaire dans la chaîne évolutive informatique des machines presse boutons, il existe encore, c'est le distributeur de boissons et de friandises ! Les possibilités de choix sont devenues tellement multiples et variables qu'il faut recourir au codage des produits, cependant toujours avec les vrais produits en vue directe au moins au stade final. Faible niveau d'angoisse, repos immédiat de l'esprit à l'obtension du produit, sauf quand on s'est trompé ou quand la machine déraille - remarquons alors l'universalité des mimiques humaines envers la machine.

Avec la "révolution numérique", nous avons franchi un grand pas dans l'abstraction. Le grand nombre des possibilités de combinaisons presse - boutons, par exemple en parcourant les menus d'une tablette tactile, et le remplacement des objets par des images ou des idées, nous imposent des pointes de saturation intellectuelle - non, ne me dites pas que votre puissant esprit vous permet de penser à autre chose en même temps, je sais bien que vous ne faites pas attention à moi et encore moins à ce que je dis pendant que vous tapotez sur votre engin... Face à cette surcharge répétée, par renoncement simplificateur et compensation analogique (une mécanique mentale de la conceptualisation), jaillit l'idée théorique d'un pouvoir infini à notre disposition, merveilleux, immersif, irrésistible, d'autant plus que nous ne savons en utiliser qu'une toute petite partie. En termes simples, nous concilions le dérisoire et l'enchantement, c'est magique !

Vous trouvez étrange ce rapprochement entre notre relation individuelle à la révolution numérique et la pensée magique ? N'est-ce pas au contraire franchement banal, en réalité ? N'est-ce pas plutôt que le raisonnement magique est (re)devenu la norme, en parallèle de la "révolution numérique" presse - bouton ?

Regardez donc avec une attention critique les clips publicitaires des derniers bidules informatiques ou, mieux, écoutez vraiment pour une fois n'importe quelle déclaration ou discours de savant ou de politique ! Vous constaterez que ce discours suppose qu'il suffit d'appuyer sur quelques boutons (ou, en variante plus virile, d'actionner les bons leviers) pour que l'Humanité devienne sage, pour que la Croîssance revienne avec deux chiffres précis après la virgule, pour que l'Univers se plie aux théories de la Physique, etc. Non, cette résurgence de la mentalité magique n'est pas seulement imputable aux simplifications des prises de parole dans les médias, ce sont les manifestations brutes d'une très antique façon de penser, au tout premier degré et sans nuance, qui nous imprègne tous - ou alors nous faisons vraiment bien semblant.

Résumons.

Face aux décisions civilisatrices à prendre dans les 20 ans pour l'avenir de la planète, n'est-il pas indigne de nous laisser abrutir par une pseudo "révolution numérique", simple évolution du presse - boutons, vecteur d'une pensée magique passivante ?

Alors qu'une vraie révolution numérique, construite et ouverte, nous donnerait les moyens d'une citoyenneté responsable, les moyens du partage d'intelligence à valeur ajoutée pour tous... Il n'existe aucune difficulté technique, mais les puissants qui ont peur de perdre leurs privilèges, les parasites et les suivistes, les tenants de certitudes fatalistes de diverses obédiences... sont tous contre, ce qui fait du monde, mais pas du meilleur. En revanche, quelques formes nouvelles de construction sociale adaptées aux sociétés virtuelles sont à inventer. Voir par ailleurs dans ce blog, merci.

lundi 8 décembre 2014

C'est juste un problème de communication !

A la suite du billet « Pas de quoi s’énerver », ce billet développe les conditions du débat démocratique sur le Web à partir d'un point de détail issu d’un contexte d’expérience particulier, mais qui s'avère d'importance pour la bonne compréhension du rôle des animateurs.

La loi des douze, loi du seuil de la foule

La "loi des douze", brièvement évoquée dans un autre billet de ce blog, exprime l'existence d'un seuil, autour de dix - douze - quinze participants, au-delà duquel la technique d'animation d'un groupe ne diffère plus de celle d'une foule, alors qu'en deçà, l'animation peut s'exercer dans un mode convivial.

Il semble que cette loi reçoive un écho de reconnaissance dans les présentations publicitaires de consultants "experts en NTIC" et promoteurs de l'innovation conviviale. Sans honte, et sans citer ce blog - après tout, n'est-ce pas une loi universelle donc un bien commun de l'humanité ?

Justement, on devrait poser la question de la pertinence de cette loi dans les "NTIC", au-delà du constat d'expérience qu'elle traduit sur les réunions de personnes physiques.

Je reviens donc, dans ce billet, pour une fois et en pleine conscience des risques, sur mon vécu de cette "loi" durant une période de ma carrière de consultant en organisation logistique et industrielle, avec le recul d'autres expériences professionnelles totalement différentes. J'entamerai la discussion de ce que l'on peut en inférer (ou pas) dans l'animation d'un groupe virtuel sur le Web et notamment dans une perspective de création démocratique telle que définie dans plusieurs billets précédents.

Ceci dans le but que d'autres publient leurs expériences et leurs propositions.

En effet, il est important que les techniques de partage d'expérience soient publiées et largement connues en tant que bien commun de l'humanité.

La loi des douze dans une vie réelle

La "loi des douze" en tant que seuil de la foule me vient de mes anciens dans le métier de consultant formateur dans les années 80, en France (je précise pour le contexte culturel implicite), je l'ai d'abord vécue dans ma chair et comme un défi à mon intelligence avant que mes anciens répondent à mes questions et me fassent accéder à l'évidence de cette loi expérimentale, à ses corollaires et attendus.

Le contexte est celui de stages - séminaires de courte durée (quelques jours) sur un thème défini par un programme structuré, ouverts à l'inscription de tous participants intéressés dans l'industrie et les services.

L'intérêt des participants pour le thème du séminaire, à l'expérience, n'est pas garanti, notamment du fait des possibilités d'interprétations du thème et de l'existence d'une catégorie particulière de participants, les stagiaires à temps plein (ceux qui épuisent le budget de formation de leurs entreprises et s'inscrivent à tout programme dans un vaste domaine). Pourtant, dans un séminaire d'inscription ouverte, l'intérêt pour le thème du séminaire est le seul point commun a priori entre les participants, à part ce qu'on appelle communément la culture, par exemple celle qui fait que les participants savent lire le programme (on verra plus loin l'ambiguïté que cette apparente banalité recouvre).

Guerr13.jpg La formulation d'une "loi des douze" s'alourdit automatiquement d'un pesant fétichisme culturel, en passant par les 12 apôtres des évangiles chrétiens jusqu'aux 12 salopards d'un film de guerre. Cependant, il est permis de percevoir sérieusement l'avertissement qui nous est transmis du fond des âges : au-delà du seuil, quelque chose change dans la relation humaine et dans les lois de la nature. Le 13ème apôtre, le 13ème guerrier, la 13ème heure...

Qu'est-ce qui change donc en pratique lorsqu'on dépasse le seuil, dans le cadre d'un groupe avec un animateur et dans le contexte rappelé ci-dessus ? C'est évidemment d'abord l'équilibre entre les échanges de voisinage et les échanges par la médiation de l'animateur, et simultanément sur le fond, l'équilibre entre les échanges dans et hors sujet du séminaire. En dessous du seuil de la foule, la médiation de l'animateur s'impose "naturellement" comme prépondérante, même si les participants peuvent s'autoriser des discussions incidentes avec leurs voisins et même si ces incidentes n'ont aucun rapport avec le sujet d'intérêt général pour le groupe. Dans une foule, c'est naturellement l'inverse, tout part en brouhaha dérivant hors sujet si l'animateur n'impose pas sa médiation dans le sujet.

Un animateur expérimenté ressent bien le seuil... lorsqu'il s'est placé du mauvais côté; en France (je souligne encore une fois), l'animateur inutilement directif d'un petit groupe ne sera pas forcément considéré comme un mauvais professionnel par les participants, plutôt comme un abruti ou un paresseux, que l'on tentera d'excuser spontanément en imaginant une circonstance extérieure difficile (maladie, problème familial, etc.); en revanche, l'animateur abusivement laxiste d'un groupe - foule se perdra et, plus grave, il perdra son groupe dans une expérience négative pour tous

Le niveau du seuil de la foule dépend évidemment de la composition du groupe et du type de thème abordé, le chiffre 12 n'est pas une constante physique absolue. Par exemple, le niveau de la foule est relativement bas si le groupe est composé de notables réunis pour apprendre l'utilisation d'un logiciel, même hors de tout contexte compétitif. A l'opposé, par exemple, le niveau de la foule est potentiellement élevé si le groupe est composé de personnes ayant l'habitude de respecter une autorité (mais attention, le respect n'induit pas la participation et peut constituer un facteur de blocage d'une convivialité authentique)

Dans plusieurs paragraphes suivants, j'use d'une figure de style opposant le "mauvais", l'animateur inexpérimenté, et le "bon", l'animateur expérimenté. Ce n'est que partiellement artificiel, je peux témoigner d'avoir vécu les deux tout au long de mon exercice de la profession d'animateur, en dépit de l'expérience accumulée, preuve intime que l'expérience se manifeste d'abord par une souffrance...

L'erreur de l'animateur peu expérimenté est d'assimiler le seuil de la "loi des douze" au seuil d'impossibilité de faire appel à la contribution des participants; alors que ce sont seulement les techniques d'appel aux contributions et d'exploitation de ces contributions qui changent au franchissement du seuil (dont le niveau, répétons-le, n'est pas fixé dans l'absolu...)

L'erreur de l'animateur débutant, parce qu'il a peur du groupe et croit devoir s'affirmer constamment face au groupe, c'est de vouloir transmettre à toute force son savoir ou un point de vue prédéfini, en piétinant la richesse du vécu de chaque participant (abus des reformulations amputations), en ignorant tout ce qu'il ne sait pas et que savent les participants (abus des synthèses réductrices, notamment par le truchement de procédés graphiques), quitte à devenir le jouet des pressions des participants malins qui sauront s'"affirmer" en réaction face à lui ou à côté de lui - c'est une attitude proprement anti scientifique de l'animateur, d'autant plus inadaptée si le groupe traite de sujets techniques !

L'animateur débutant se persuade que son rôle premier est de transmettre des connaissances, de faire partager une curiosité, un enthousiasme.... L'animateur expérimenté, à l'opposé, tente constamment de privilégier ce qui lui vient du groupe - attention, lorsqu'on parle ici d'un groupe traité en foule, cela ne signifie pas que l'animateur se contente de suivre ou d'anticiper les mouvements de la foule, mais qu'il l'ausculte en permanence afin de pouvoir y recueillir, par exemple par des techniques de questionnements ponctuels, les éléments significatifs en vue de partager les expériences dans le cadre défini (pour ce faire, il faut du métier, comme on disait autrefois, voir plus loin le paragraphe sur les codes sociaux).

L'animateur débutant est friand de recettes d'animation des groupes, de techniques de négociation, de critères de catégorisation des participants, etc. L'animateur expérimenté sait que ces techniques ne doivent être employées qu'en pleine conscience de tous les participants, sinon leurs effets se retournent contre leur utilisateur parce que ces techniques sont alors ressenties, à juste titre, comme des manipulations, et alors... une grande partie de l'Histoire de l'humanité en est l'illustration, on ne peut imaginer pire ennemi qu'un imbécile qui a réalisé qu'on l'a pris pour un imbécile ! (Mes anciens utilisaient un mot court à la place de "imbécile", et leur expérience était inépuisable, humiliante, accablante pour l'humanité).

L'animateur peu expérimenté tend à laisser les participants s'enfermer dans les types codés d'attitudes et de pensées (comme dans les films destinés au grand public, où l'on reconnaît en quelques minutes le truand, le rigolo, le lâche, le mec de banlieue, l'aventurière, etc., et où la "forte personnalité" se manifeste par son adhérence particulière à certains codes), de manière à tendre vers un bon groupe où chacun se trouve à sa place et où règne un bon esprit et pourquoi pas un bon sens commun. L'animateur expérimenté sait que nul n'échappe à la pesanteur des codes sociaux, mais conçoit son métier pour aiider chacun des participants contributeurs à révéler les rôles multiples de sa personnalité sociale propre, et plutôt que de se complaire dans ses rôles préférés, à considérer ses interprétations et transitions de rôles comme les expressions authentiques de son expérience de la vie, qu'il peut alors choisir de communiquer aux autres ou pas - ce n'est nullement du verbiage théorique; par exemple, tout professionnel de la logistique qui est passé d'une entreprise pharmaceutique à une entreprise de bricolage saura particulièrement bien expliquer en quoi les différences dans les métiers ont enrichi son expertise, et l'animateur se devra de l'y aider. Pour l'animateur expérimenté, il s'agit toujours de privilégier le thème du stage - séminaire comme canal d'empathie entre les participants, plutôt que l'inverse, dont la variante extrême consiste à privilégier la sympathie des participants avec l'animateur au risque que le thème du stage - séminaire ne serve plus que de prétexte au second plan. Bref, c'est là encore une question d'équilibre.

L'animateur peu expérimenté incite chaque participant à fondre son domaine mental implicite personnel dans l'implicite collectif qu'il construit pour le groupe dans l'instantané. L'animateur expérimenté cherche, au contraire, à révéler à chacun les particularités de son propre implicite personnel (au plan professionnel), autrement dit, il lui est impossible de prévoir intégralement le déroulement du séminaire (il s'agit du déroulement en profondeur au niveau de l'implication de chaque participant, pas du déroulement facial d'ensemble tel que décrit dans l'affiche du programme), pas plus que les apports que chacun retirera du séminaire.

L'animateur peu expérimenté dresse le bilan de son animation d'un groupe comme une victoire ou un échec. L'animateur expérimenté vit chaque groupe comme un enrichissement personnel de chaque participant, lui compris dans son propre rôle, et pour lui, c'était toujours trop court.

Il est clair que nous avons là un apprentissage du débat en démocratie : chacun doit être reconnu pour son vécu personnel et pouvoir contribuer à un objectif commun, par la valeur de son expérience, petite ou grande pour l'occasion, mais authentique; sur ce point, il n'y a pas de différence entre un groupe d'adultes en séminaires de formation et une assemblée délibérante en charge (ou à la recherche) d'un objectif d'intérêt commun.

Mais qu'est-ce que vous prétendez nous raconter là, nous sommes déjà en démocratie ! Hé bien non, ce que je raconte là, nous révèle précisément pourquoi cette affirmation ne peut être qu'une contradiction dans les termes. Parce que la démocratie n'a rien de spontané. La démocratie, c'est d'abord un métier exigeant pour ses animateurs, qui ne doivent pas être des agents d'un pouvoir, ni poursuivre des objectifs externes aux groupes qu'ils animent, et surtout pas faire ce métier en tant qu'aspirants maîtres du monde. La démocratie n'existe pas non plus sans discipline parmi les citoyens, ni saints ni naïfs, dans la conscience permanente de devoir évoluer parfois sur le fil du rasoir lorsqu'il s'agit de décider de l'avenir d'un peuple à 20/30 ans puis de contrôler la convergence vers cet avenir, sans compromettre leur décision politique dans des activités de législations correctives de l'actualité, ni dans les actes de gouvernement, encore moins dans la gestion quotidienne. Enfin, il serait souhaitable d'oser découvrir qu'à notre époque moderne, la démocratie est devenue contre nature (dans notre contexte culturel occidental, mais pas seulement), incompatible des comportements que nos mythes sociaux nous ont fait considérer comme naturels depuis plusieurs siècles : les comportements dominants, les comportements manipulateurs, les comportements de compétition pour le pouvoir, les comportements d'affirmation de soi aux dépens des autres, mais aussi les comportements de repli sur soi, les comportements de rétention, les comportements d'abandon fataliste.... Ce sont les poisons naturels de la démocratie, bien avant les questions de partage et d'usure des pouvoirs.

Modulations de la loi des douze en fonction du contexte culturel

Les pesanteurs culturelles implicites conduisent à relativiser le schéma d'expérience ci-dessus.

Je me souviens d'avoir animé des séminaires où certains participants étrangers francophones me ressortaient, à la toute dernière minute, la feuille du programme détaillé de la session, pour me faire constater que je n'avais pas respecté l'ordre prévu et donc qu'ils considéraient que rien n'avait été traité et qu'ils se sentaient gravement floués; j'ai alors compris trop tard que ces participants-là auraient eu besoin d'une traçabilité, pas à pas en cours de session en regard du programme affiché, avec la justification des écarts par rapport au déroulement de principe, et que de toute façon, ils n'étaient pas préparés culturellement à participer à une session de type convivial, qu'il aurait donc fallu a minima s'en expliquer avec eux au préalable...

Je me souviens d’avoir regretté, alors qu’à l’époque on ne parlait pas encore de « capitalisation des connaissances », l’absence d’un mode d’enregistrement des acquis de chaque séminaire, dans ses diverses dimensions, au bénéfice des futurs animateurs et des stagiaires, dans un autre esprit que les questionnaires d’évaluation ; à ma décharge, je n’avais guère le temps d’élaborer une proposition, je passais mes week ends à écrire des propositions de services et des rapports, et la semaine entre deux ou trois clients ou prospects sur des opérations en usines géographiquement dispersées; les séminaires ne représentaient qu’une part de mes activités.

Je me souviens d'avoir désespéré d'atteindre le stade de l'"animateur expérimenté" malgré mon ancienneté; c'est certainement pour cela que j'y ai réfléchi, et que j'ai d'ailleurs fini par admettre que personne ne pouvait jamais atteindre la perfection, bien que ce sentiment de la perfection existe pour moi réellement mais seulement dans le reflet d'une expérience vécue par des collègues animateurs; ma réalité à moi, c'était que demain, pour le prochain stage que je devais animer, j'allais me trouver en face d'une troupe de soldats épuisés ou d'un meeting de mondains indifférents ou d'un ramassis de vieux sales gosses ou d'un collège de rationalistes super diplômés... plus certainement en face d'un ensemble tellement disparate qu'il faudrait recréer le monde pour commencer à se comprendre... et personne pour me prévenir de ce qui m'attendait... de toute façon, les uns se feraient passer pour les autres... il y aurait le lève tôt qui ferait tout pour me déballer son histoire pendant la préparation de la salle... en admettant qu'on me livre le matériel plus d'un quart d'heure avant l'heure du début (c'était l'époque des rétroprojecteurs, des polycopiés d'exercices, etc.) dans une salle inconnue à l'autre bout de la ville, à l'accès mal fléché... tiens, pas de tableau de papier ou alors si, là dans la remise, mais les marqueurs ont disparu et tout est déjà barbouillé sur les 2 faces...et, plus tard, il y avait les retardataires... peut-être un malade, une panne d'électricité... tellement d'inconnues, et de péripéties possibles, et moi, seul, en premier rempart contre les puissances du chaos...; bref, c'était à chaque fois une aventure.

Honneur.jpg Je me souviens d'avoir assisté à des sessions de formation par des consultants anglo-saxons, systématiquement selon le modèle du cours magistral autonome, déroulées exactement dans l'ordre du programme prévu après la blague de départ, suivies ou entrecoupées de séances de questions-réponses; c'était complètement inadapté aux petits groupes de culture disons méditerranéenne, même hybridée; heureusement pour ces consultants, ils bénéficiaient de l'effet gourou; malheureusement pour notre pays, leurs doctrines, issues d'une conception étrangère purement individualiste et contractuelle du poste de travail, furent appliquées chez nous avec le plus grand zèle sans imagination ni adaptation et c'est ainsi, par exemple, qu'un terrorisme formel de la Qualité a déferlé sur nos industries et nos services dans les années 90 comme une nouvelle religion révélée, en proclamations grotesques et mimiques normalisées, avant de se résorber 20 ans après en quelques mesures différenciées dans chaque organisation, que l'on aurait aussi bien pu inventer dès l'origine à partir de réflexions locales en petits groupes. Mais voulait-"on" prendre le risque de développer l'intérêt collectif du personnel plutôt que de dissoudre les deux, le personnel et l'intérêt collectif, même au prix d'un crime de civilisation ? Le terme de crime de civilisation semblera moins excessif si je fais ici référence à "La logique de l'honneur" décrite par Philippe d'Iribarne dans un livre paru en 1989 aux Editions du Seuil, logique mal nommée dont l'origine remonte à mon avis beaucoup plus loin dans l’histoire que les singeries d'une cour royale et s’ancre beaucoup plus profondément dans les mentalités - mal nommée parce que cette "logique" n'est autre qu'une étiquette sociale informelle, et qu'elle n'est pas désuète.

Je me souviens d'avoir considéré comme des criminels ceux qui faisaient la promotion enthousiaste des manipulations géantes destinées à propager des doctrines creuses et des pratiques déshumanisantes dans nos industries selon des méthodes voisines de celles des sectes religieuses, tandis que, en arrière plan, la finance prenait le pas dans toutes les décisions des entreprises (sauf quelques exceptions) par l’optimisation fiscale et la recherche active de gains à court terme sur les marchés. Je me souviens d’avoir mentalement vomi ceux qui avaient créé puis entretenu les conditions pour que ce type de grande manipulation représente la seule voie possible pour débloquer des situations d'affrontement qui étaient devenues sans issue de leur propre fait et à cause de leur incompétence retentissante.

Je me souviens, à la même époque, de mon écoeurement face aux invasions d'oeuvres pseudo artistiques de toutes sortes qui privilégiaient l'empathie d'affect aux dépens de l'empathie raisonnée, et pire encore, nous conditionnaient à passer de l'une à l'autre dans le sens de l'animalité héroïque et des déclics pulsionnels. Des humanistes patentés s’y sont lourdement compromis. Les fatras d'apparences raisonnées qui occupaient la pensée contemporaine, et en particulier les postiches de valeurs morales à destination des masses, ont révélé depuis cette époque leur dangerosité dans les effets des activités et des aspirations humaines. Bref. J'ai changé de métier, vers d’autres acteurs, d'autres matériaux, d'autres courants d'échanges, d'autres ordres de grandeur, d'autres chiffres clés, d'autres méthodes, d'autres peurs, d'autres espoirs...

Le Web, un univers à civiliser

Revenons à la loi des douze.

Ce qui change fondamentalement avec la virtualisation sur le Web, c'est la disparition de la loi des douze. Car le plafond de la convivialité n'existe plus du simple fait qu'il n'y a plus de convivialité.

Développons et expliquons pourquoi cette disparition est inévitable, sauf évidemment dans quelques cas particuliers, et quelles opportunités cette disparition nous ouvre.

A l'intérieur d'une assemblée de gens dans un même lieu (précisons : dans un contexte culturel « méditerranéen »), les participants contributeurs n'attendent pas la même conduite de réunion selon que l'on est sous le seuil des douze ou au-dessus. C'est en référence à cette attente-là qu'ils peuvent accepter des règles plus contraignantes au-dessus du seuil. En effet, c'est le mode de conduite de réunion en dessous du seuil des douze qui est ressenti comme idéal. Toutes les instances au-dessus du seuil, de la classe d'école à l'assemblée nationale, sont ressenties au mieux comme des pis aller ! C'est au point que naturellement, tout groupe social à fonction de partage tend à se remettre sous le seuil. En grande réunion : par la saoulerie, par l'éclatement en sous-groupes d'abord fondés sur la proximité puis sur la sympathie... A titre individuel : par la multiplication des adhésions à des associations, clubs spécialisés... faisant office de filtre pour y retrouver les quelques personnes avec lesquelles on se sent en amitié, sinon au moins en capacité d'échanger à titre personnel.

Bon, mais, sur le Web, l'instantanéité des conférences virtuelles à distance (avec vidéo, partage de documents, etc.) permet-elle de retrouver les conditions d'une réunion physique ? Certainement, dans d'assez nombreux cas : par exemple, s'il s'agit d'une réunion de courte durée entre quelques personnes qui se connaissent bien par ailleurs, ou s'il s'agit d'une réunion sur une base formelle - compte d'exploitation, analyse des ventes, contrat, ...- où les rôles et l'objectif sont prédéfinis.

A l'opposé, il serait naïf de présenter la conférence virtuelle comme "la" solution permettant de placer un nombre quelconque de participants dans des conditions analogues à un groupe sous le seuil de la loi des douze, même en supposant résolu le redoutable problème d'organisation logistique que représente la connexion simultanée de tous les participants. En effet, techniquement, les participants peuvent, même en temps réel tout en participant à cette conférence, communiquer entre eux par d'autres protocoles (IRC, messagerie, partage de documents, et pourquoi pas une conférence parallèle...). Cette faculté reconstitue l'équivalent des couloirs d'une assemblée physique, avec tout son potentiel d'intrigues et de connivences, en temps réel donc avec un effet d'autant plus dissipatif (au mieux) ou explosif (au pire) en marge ou à l’encontre d’une entreprise commune. Bref, la formation incontrôlable de sous-groupes occultes nous place sur le Web définitivement hors du cadre de la convivialité à l'intérieur d'un ensemble constitué sous le seuil des douze.

Remarque en passant : les protocoles et logiciels des interactions instantanées à distance existent depuis les années 90 sur Internet; par exemple, le logiciel Netmeeting de visio conférence et de partage de documents fut fourni avec toutes les versions de Windows de 95 à XP, (déjà à cette époque, on n'était pas obligé de faire transiter les flux par une plate forme centrale dès lors que l'on savait communiquer les adresses IP entre les participants). Il existe actuellement des logiciels, notamment des logiciels libres, qui sont beaucoup plus performants et plus commodes à l'emploi. Il en ressort que le niveau des prétendues innovations techniques des réseaux sociaux ne peut être que relativement minuscule dans ce domaine comme dans les autres.

Plus subtilement, avec le Web, ne peut-on récupérer quelques avantages du petit groupe sous le seuil des douze, y compris dans le cas de personnes qui ne se connaissent pas ? En effet, chacun des participants ne ressent pas, seul devant son écran et son clavier, la "pression" de la foule, l'entraînement physique à s'approprier un rythme, à s'agglutiner par voisinage à une coalition sympathique, à se conformer à une tonalité... Les couleurs et dessins des écrans, les enchaînements des procédures logicielles ne sont pas faits pour créer l'entraînement, tout au plus peuvent-ils suggérer une atmosphère passive. Ce que l’on constate alors, en l’absence d’une étiquette adéquate, ce sont les usages grossiers dans les modes de communication des participants (émoticones, invectives, phrases chocs,...) qui provoquent l'abandon des autres participants par KO, ou, à l'inverse, soulèvent un mouvement d'ensemble (virtuel) aussi violent qu'une lapidation. Voir encore le billet Soyons polis...

En conclusion, pour le "débat démocratique" sur le Web, nous n'en sommes même pas encore au début de l'ère néolithique, mais nous jouons avec des pierres de plus en plus grosses. Cependant, des voies d'évolution non violentes existent, des étiquettes et des modes d’animation adaptés sont possibles, on en trouvera des esquisses dans ce blog par ailleurs.

Pas de quoi s'énerver...

Ce billet et le suivant traitent encore des conditions nécessaires aux échanges sur le Web entre gens ordinaires, en dehors des relations marchandes ou professionnelles, en dehors des relations encadrées dans un groupe social de la vie réelle.... Car ce qui n'est pas dans cette liste d'exclusion, c'est ce pour quoi le Web fut créé en priorité : les échanges gratuits d'expériences personnelles, et les échanges dans un débat démocratique, notamment. Et là, presque tout reste à faire.

Prenons le cas, particulièrement d'actualité, du débat démocratique.

Précisons : il s'agit du débat dans le cadre d'un projet d'intérêt commun, que ce projet soit déjà défini ou en construction. Pas du "pur débat d'idées".

Sur le Web, on n'est plus dans la situation de l'orateur antique qui cherche à convaincre la foule physique, donc on devrait logiquement ressentir l'obligation d'inventer des règles adaptées au débat sur le Web dans les conditions nouvelles de cet environnement. Car il est clair que les conditions générales, les modes d'emploi des logiciels et les émoticones n'y suffisent pas (voir par exemple le billet soyons polis).

Rappelons en quelques lignes la démarche critique et l'orientation constructive de ce blog (en mode dramatique).

Migration.jpg Dans le monde "réel", on constate que le "débat démocratique" demeure ce qu'il fut (probablement) dans l'antiquité dans ses pires déviations. Les traités de rhétorique n'ont fait qu'emballer méthodiquement des techniques oratoires destinées à la déclamation face à une foule physique. Pourtant, cette rhétorique-là est encore présente dans les méthodes d'entraînement aux interventions et débats télévisés au coin du feu, auxquelles se soumettent nos personnalités. C'est aussi celle des hémicycles de nos assemblées, où nos grands dirigeants et gens de haute culture pratiquent publiquement les assauts d'invectives, les affrontements à partir de préalables incompatibles, les compétitions d'affects, les circonvolutions manipulatoires, les parades d'autorité, les sous-entendus menaçants, les plaidoiries piégées, etc. - censés, au mieux, se résoudre dans une procédure de vote. Ces pratiques et procédures sont une forme "civilisée", par la tentative de conviction argumentée suivie d'une résolution par un mode de décision collective. Mais cette forme ne fait que reproduire les cris, les gestes et les postures de la rencontre entre deux hordes d'humains préhistoriques, pour qu'à la fin, l'une des hordes se soumette ou prenne la fuite pour aller vivre ailleurs. Or, la différence principale de notre monde actuel par rapport à cette préhistoire n'est pas dans la forme "civilisée" du débat et de sa conclusion, elle est dans notre réalité physique planétaire : il n'existe plus d'ailleurs. Plus de lieu libre d'occupant pour s’y réfugier, plus aucun lieu fertile qui ne soit déjà exploité par d'autres. La migration humaine s’organise comme évasion sous contrainte, étape de carrière, distraction marchande... Cette clôture, ce rapetissement de l'univers, cette absence d' »ailleurs libre » au plan physique, elle induit son équivalent au plan mental. D'où il découle que tout "débat civilisé" selon la rhétorique ancienne, conçue pour un affrontement décisif, finit forcément par se réduire à une figuration oscillant entre l'obscénité et la futilité, parce que cette rhétorique est devenue inepte dans notre monde clos, et nous conduit fatalement au massacre sur place ou à ses substituts et formes dérivées, au point que les variétés modernes de "dialogues", "négociations", "discussions" se déroulent sans autre enjeu que le défoulement d'une hostilité primaire (ce qui ne veut pas dire que ces échanges sont inutiles, mais que leur fonction passe avant leur forme et leur contenu - ce que presque tout le monde semble intuitivement comprendre malgré que les acteurs vedettes cloîtrés dans leurs rôles fassent métier de l’ignorer).

Cependant, avec la nouveauté du Web, nous avons retrouvé l'opportunité historique d'un ailleurs, celui des sociétés virtuelles.... Mais, ce n'est certainement pas en y propageant les pratiques comportementales grossières héritées de l'âge de pierre que nous allons nous ouvrir ces nouveaux espaces... Nous sommes donc placés devant l'évidente nécessité d'inventer des formes d'interaction sociale adaptées au Web, qui puissent être comprises et pratiquées par tout citoyen ordinaire (comme l'ancienne rhétorique antique, que tout citoyen de l'Athènes antique apprenait à l'école), afin d'accéder à ces nouveaux espaces. En effet, les formes d'étiquettes nécessaires aux interactions sociales dans les sociétés virtuelles n'existent pas spontanément dans nos cultures ouvertes et conquérantes et surtout pas dans un univers de médiation manipulatrice et de galvanisation marchande en vulgaire extension fonctionnelle d'un monde réel faussement présenté comme infini.

N'attendons pas qu'une solution miracle nous tombe du ciel, nous sommes sommés d'inventer des méthodes de dialogue fondées sur une base aussi naturelle que les pulsions mal fagotées des débats pourris d'affects et d'empathie de façade, à partir d'éléments préexistants dans toute société : donc dans les failles, les interstices, les coins pas trop imprégnés de nos mécanismes mentaux de consommateurs suivistes suréduqués, d'êtres imaginatifs aux aspirations surdéterminées, de machines pensantes surprogrammées - mais au total, nos esprits contemporains ne sont certainement pas plus imprégnés par la société ambiante et par l’environnement naturel que ceux de nos ancêtres lointains. Tous les espoirs sont donc permis !

Ni la prise de conscience de notre cloisonnement mental, ni l'invention de nouvelles formes sociales sur le Web, ni leur mise en pratique ne seront faciles. En effet, les facteurs de fuite devant notre responsabilité et les motifs de l’immobilisme devant les opportunités ouvertes sont directement issus de nos pulsions et comportements naturels formés aux temps préhistoriques. De plus, ce sont justement ces facteurs-là qu'exploitent les faux bienfaiteurs de l'humanité de toutes sortes et leurs puissantes organisations qui oeuvrent à notre maintien dans diverses variétés d'esclavage de masse. Parmi les productions récurrentes de ces facteurs de déresponsabilisation, citons la fascination devant les robots "intelligents", la prosternation devant les ratiocinations des devins beaux parleurs, la croyance dans les mythes du Progrès, de la Croissance, du Héros, etc. Leurs inévitables contre - productions sont évidemment tout aussi stérilisantes : terreur devant la Machine qui dépasserait l'Homme (alors que ce dépassement est effectif depuis bien longtemps, depuis que l'Homme s'est élevé au pouvoir de se conduire consciemment comme une machine - "jamais un animal ne l'aurait fait", peut-être, mais une machine certainement), alarme devant l'exploitation de nos données personnelles (dans une interprétation faciale et limitée de ces « données » qui laisse grand ouvert le champ de toutes les manipulations d'arrière plan au travers du Web par les analyses statistiques en temps réel), aveu d'impuissance devant la "complexité" du monde moderne (sans doute mesurée au poids de nos croyances imaginaires érigées en "systèmes" ?), etc. On n’entreprendra pas l’énumération des expressions actuelles de ces facteurs régressifs dans le monde plus réfléchi des idées universitaires - sans parler des religions - dans l'espoir que nos grands esprits et directeurs de conscience s'éveillent enfin aux réalités médiocres du monde humain que nous avons fait au lieu de se braquer sur des détails ou de se complaire dans des spéculations qui leur permettent trop aisément d'ignorer ou de contester la singularité de notre présent, et de pouvoir mépriser l'opportunité existante d'une création sociale, pourtant grande ouverte sur le Web.

Pas pour longtemps, de toute façon.

Les billets de ce blog contiennent, au-delà d'une construction critique, des idées de solutions consistantes et cohérentes, pas si novatrices qu'il paraît au premier abord, et pas non plus si isolées (Cf. par exemple le projet convivialiste).

Au contraire, c'est l'impasse planétaire où nous nous sommes cantonnés qui est radicale, incohérente et inconsistante. Un élément paradoxal de la prise de conscience de cette impasse, c'est la vague des falsifications déversées quotidiennement dans tous les médias, y compris "culturels", sportifs et artistiques à l’encontre des fondements de toute démocratie et de toute forme extensive de partage gratuit. Notamment, une propagande abrutissante entretient la confusion entre gestion, gouvernement et politique dans un discours unifié sur le mode du commentaire sportif. Simultanément, cette propagande banalise une pseudo argumentation selon laquelle la "démocratie directe" serait techniquement impossible dans une grande population et serait au fond une rêverie de penseurs alternatifs. Cette propagande répète de grossiers arguments de barrage, ignorant l'histoire des institutions, ignorant le potentiel du Web, méprisant l'aspiration à la dignité face aux grands problèmes planétaires, caricaturant "la démocratie directe" - pourtant un pléonasme - comme une innovation qui serait par nature exclusive de toutes les autres institutions existantes, réduisant l’originalité démocratique au seul tirage au sort brandi comme un épouvantail de démission de la Raison. Il serait difficile de faire plus faux, plus sauvage, plus dégradant, mais c'est justement sa totale nullité sous couvert de discours savants qui donne à ce type de propagande sa force de putréfaction mentale : il suffit d'en accepter une petite injection pour en devenir la proie, et compte tenu de la pression médiatique de tous les instants, personne n'échappe à ce risque.

Pas de quoi s'énerver, vraiment ?

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