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samedi 24 décembre 2022

Politique de transition

Pourquoi une transition politique est nécessaire

Selon plusieurs experts, la transition que nos sociétés devrait entreprendre dans les 10 ans serait un « grand dérangement ».

Par « grand dérangement », comprenons : transferts de populations des grandes villes vers des lieux en équilibre avec une production agricole, organisation raisonnée de rationnements divers, réintroduction de techniques proto industrielles de production, organisation du partage des véhicules, etc.

Dans les 10 ans, vous délirez ? Ce qui semble présentement encore plus délirant, c’est de perpétuer des systèmes politiques, des idéaux et des modes de vie… qui empêchent d’imaginer toute transition raisonnée, petite ou grande, en maintenant nos sociétés dans une totale incapacité d’anticipation (sauf aux plans symboliques et déclamatoires).

Si une transition de nos sociétés, grande ou petite, doit être réalisée, elle ne pourra pas se faire dans la continuité de nos idéaux et systèmes politiques. Ils ne sont pas faits pour cela ! Ces idéaux et institutions ont été conçus dans un monde autorisant la prédation illimitée de la « Nature » et sont, au moins dans les pays de longue tradition industrielle, fondés sur des valeurs dont le sens ne peut être séparé d’un idéal d’individu « libre » interprété parfois jusqu’à l’absurde par delà toute capacité de jugement dans un univers imaginaire de ressources infinies.

Le choix est de s’organiser maintenant pour réaliser une transition contrôlée ou de risquer pire qu’une récession, à tous les sens du terme, de pire en pire chaque année jusqu’au chaos. Même si on croit fermement à la mise à disposition universelle dans 50 ans d’une nouvelle source d’énergie quasi-gratuite et non polluante, le constat d’accroissement des contraintes pesant aujourd’hui sur notre vie quotidienne est déjà sans pitié pour les imprévoyants.

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Vivre ou subir, telle est la question.

Notre maison commune commence à défaillir faute d'entretien, alors que nos gouvernants continuent d’empiler des trains de lois, enchaîner les budgets de crise, subventionner des dossiers industriels fabriqués pour récolter des subventions, planifier des consolidations extensives de grandes concentrations urbaines, soutenir des régimes étrangers violents et malades, arbitrer dans les textes législatifs entre les valeurs totémiques partisanes, imposer de lourdes décisions dictées par des manoeuvres d’influence... Ce spectacle coûteux serait juste grotesque s’il n’avait pas de conséquences dramatiques de plus en plus apparentes sur nos vies - conséquences définitives en l’absence de croissance économique. Le prix à payer et les contraintes pour maintenir l’avenir de nos sociétés dans un carcan de béton deviendront de plus en plus élevés.

Dans les cadres institutionnels actuels, personne ne pourrait faire mieux que nos dirigeants actuels, même s’ils étaient munis des compétences adaptées. En France (et ailleurs), les circonstances physiques et morales qui ont permis, presque sans faille, la réussite d’un Plan dans les années 50-60 n’existent plus.

Nos institutions politiques à tous les niveaux, sauf peut-être le niveau le plus local parce qu’il « vit sur le terrain », sont inadaptées à la construction progressive raisonnée, dans l’action, de nouveaux projets de société. Il est inutile de refaire une liste des déficiences constatées, nos institutions et nos politiques contemporains ne sont ni meilleurs ni pires que par exemple ceux de l’entre deux guerres en Europe, et cette seule évidence suffit à qualifier leur incompétence face aux menaces pesant sur nos sociétés, encore plus à mesure que les contraintes s’aggravent, et d’autant plus que ces menaces et ces contraintes n’émanent plus seulement de causes humaines plus ou moins négociables mais de causes physiques (tensions sur les sources d’énergies de la révolution industrielle sauf les plus polluantes, épuisement de certaines matières premières industrielles, appauvrissement des surfaces agricoles, pollution de l’atmosphère, empoisonnement des eaux et des océans, etc.).

En résumé, il apparaît une première urgence : combler le déficit de compétence de nos dirigeants et de nos institutions en vue d’un Programme de Transition composé de projets cohérents dans le temps, dans l’espace et dans divers domaines.

Quelques préalables au Programme de Transition

Pour un début de crédibilité dans la gestion de grands projets publics à l’échelle d’un pays ou d’une grande région, le bagage commun à tout personnage politique doit être adapté, à partir du bagage classique de l’ingénieur.

A minima, un socle de formation commune :

  • les méthodes et les organisations de gestion des grands programmes, le phasage des projets comportant une (grande) part d’incertitude, les méthodes d’élaboration et de gestion des contrats associés aux différentes phases
  • un peu de « science » en logistique et maintenance
  • la connaissance des relations internationales contractuelles existantes, traduites en flux physiques vitaux (matières premières, alimentation, énergies…) en balance de carences nationales ou régionales
  • une connaissance historique et géographique élargie au continent d’appartenance, spécialement au plan culturel de la vie quotidienne des peuples, leur vie sociale, les valeurs profondes des gens « ordinaires »

Évidence première dans l’organisation d’un Programme de Transition : l’obligation de privilégier le collectif – pas la représentation du peuple, directement la population citoyenne - pas seulement dans la définition des choix principaux ou les répartitions d’objectifs, mais DANS L’ACTION et continuellement.

Certes, il existe des alternatives qui permettent d’ignorer ou sciemment dépasser cette obligation. Ces alternatives sont bien connues, on peut dire qu’elles ont à chaque fois fait la preuve de leur nocivité contre les populations. Tout récemment, malgré de nombreux précédents historiques, des peuples entiers ont bénéficié d’un échantillon de telles alternatives, dont l’instauration d’un confinement pour cause d’épidémie. En positif, retenons seulement que rien n’est impossible !

La conduite de grands projets dans le cadre du Programme de Transition, au niveau d’une nation ou région, implique au contraire :

  • la définition d’un « grand récit » collectif (par-dessus les valeurs de référence héritées des « Lumières »), autorisant implicitement des adaptations, par exemple du droit de propriété ou de prérogatives locales, si nécessaire pour réaliser les projets de transition
  • la définition d’un cadre de vie et d’un objectif de mode de vie aussi précisément explicités que possible, adapté par région géographique et agricole, à partir des spécificités, atouts et carences relativement à l’objectif
  • la reconnaissance préalable des risques et difficultés, par des expérimentations limitées dans l’espace et les objectifs (villages tests, régions pilotes)
  • la définition d’un cadre cohérent de convergence des grands projets régionaux, sur la base d’objectifs physiques, de consommations de matières premières et d’énergies,
  • la soumission de toutes les institutions et organes publics, de niveau national, régional… aux projets, au sens d’une contribution citoyenne comme les autres acteurs selon les compétences et outils disponibles mais sans prérogative a priori
  • la définition des rôles et des pouvoirs des citoyens acteurs clients, comme contributeurs à la maîtrise d’ouvrage et à la réalisation des projets selon les étapes et les compétences (à détecter, y compris dans les entreprises et chez les artisans)
  • la constitution d’un système de partage de l’expérience vivante entre les projets
  • la définition des modes d’interactions décisionnelles entre les acteurs clients et chaque direction de projet
  • la définition des contrôles étatiques à réaliser par étape des projets
  • l’exercice d’une responsabilité directe des décisionnaires des finalités et des cadres des grands projets devant les populations, selon des formes adaptées (à définir selon les cultures) mais qui ne doivent pas se réduire à des sondages (ni à des élections) et doivent permettre avant tout la reconnaissance raisonnée des erreurs éventuelles et les modifications correspondantes des cadres définis, ou à l’inverse leur confirmation motivée
  • la concentration de l’usage de la culture juridique sur l’élaboration puis la gestion continue des contrats, conventions, etc. (contrats avec des fournisseurs mais aussi entre organes et entités diverses, publics, semi-publics, etc.)
  • le refus de toute prise de décision impactant une population sous l’influence d’émotions, d’intérêts particuliers, d’idéologies historiques…

Petite ou grande révolution ?

Forçons le trait. Imaginons un Programme de Transition qui occuperait tout l’espace politique et institutionnel.

Il s’agirait alors d’une révolution différente (pas totalement…) de la Grande Révolution française de 1789, mais largement au même niveau de « dérangement » (au fait, pourquoi cette si Grande Révolution a-t-elle échoué durant ses premières années si on la juge rétrospectivement comme un Grand Programme : avons-nous le loisir de nous contenter d’arguments de principe comme finalités en référence à la seule Raison, pouvons-nous croire encore à des lois parfaites et à un code parfait qui réformeraient d’un coup la société à partir des conceptions d’un organe de pouvoir central en turbulence, pouvons-nous laisser le soin à des exécuteurs locaux d’imposer ces lois et ce code par la terreur ?).

Une grande question s’impose après l’évocation historique de la Grande Révolution : dans ce Programme de Transition, que faisons-nous des grands (et moyens) personnages qui peuplent actuellement nos institutions politiques et leurs abords ? La réponse est évidente : reconversion après formation à la gestion des grands projets. Tant pis pour les ambitieux qui n’auront pas su imaginer leur nouvelle activité ou qui refuseront de se retrousser les manches et considérer leurs contemporains comme des citoyens également porteurs de compétences plutôt que des administrés sans valeur propre. Dans les grands projets de transition, il existe un vaste champ d’activités pour les « intellectuels », dans les travaux nationaux ou régionaux préparatoires et surtout dans les étapes de réalisation et les ajustements en retour à opérer face aux réalités et obstacles. Citons par ailleurs trois types d’activités requérant à la fois culture et flexibilité mentale, voire un zeste d’inventivité :

  • la relation permanente du projet avec des acteurs qui sont aussi des clients, la recherche et l’entretien du vivier de compétences imposent de dépasser les méthodes de la « Communication » manipulatoire et des questionnaires bureaucratiques
  • le contrôle de la qualité du projet doit impliquer les acteurs clients pour leur propre édification dans leur responsabilité, en relation avec le système de partage des expériences
  • la définition, la négociation, la gestion des contrats avec les entreprises, artisans, indépendants, nécessite une triple compétence pratique, juridique et technique.

En termes moins aimables : une société vraiment en mouvement ne supportera plus ses anciens parasites… La grande époque des communicants et médias mercenaires, des cabinets de conseil en stratégie et management, des maîtrises d’ouvrage déléguées, des auditeurs omnipotents, des experts en partenariat public privé… est terminée. Celle des tout puissants services d’administration des finances aussi, car ni les priorités ni les objectifs du Grand Programme de Transition ne s’expriment plus en termes monétaires.

La ferveur technocratique déployée pour s’assurer de sa propre perfection par la stricte application de méthodes et procédures ne pourra plus leurrer personne. Tout au contraire, les chefs de projet devront rechercher les méthodes et procédures les mieux adaptées sur le terrain (c’est-à-dire d’abord les mieux adaptées à la population concernée), donc s’attacher plus à l’esprit qu’à la lettre, pour affronter des difficultés à nulles autres pareilles depuis très longtemps à cette échelle dans l’histoire : une mutation sociale par volonté populaire. Les chefs de projets à tous niveaux pratiqueront l’art du dosage entre autorité, animation, et consultation afin que chacun donne le meilleur de soi-même.

Retour sur quelques spécificités d’un Programme public de Transition

Pour ce qui concerne l’arsenal des techniques de gestion des projets, il n’y a rien à inventer… sauf un système d’information de partage de l’expérience qui permette les échanges réciproques entre les participants des divers projets à tous niveaux - y compris le niveau citoyen, faut-il le préciser ?

En effet, une erreur fatale serait d’enfermer les gestions des projets dans des tours d’ivoire (« war rooms » et logiciels pour spécialistes); en décalquant des modèles inspirés de grands projets d’ingéniérie. La pratique de la gestion des projets existe depuis l’époque des pyramides et probablement bien avant. C’est une science humaine de l’action collective. Dans un Programme public de Transition, le client, le maître d’ouvrage et (en partie) les réalisateurs des tâches sont confondus, ce qui fait exploser les schémas relationnels classiques à l’intérieur des projets et implique une adaptation des schémas contractuels.

Dans un Programme public de Transition, l’implication du citoyen dans la décision et dans l’action n’est pas une contrainte. L’implication du citoyen ne doit pas non plus être considérée comme un moyen, que l’on obtiendrait par exemple au travers d’une quelconque machination de séduction manipulatoire. L’implication du citoyen est un objectif premier. Pour cet objectif, on décalera d’autres objectifs ou on y renoncera. En retour, le Programme s’adresse constamment à chaque conscience citoyenne : qu’est-ce que vous pouvez faire pour le projet, qu’est-ce que vous avez fait pour le projet ?

La conduite des réunions décisionnelles devra se conformer au contexte potentiellement ou effectivement « révolutionnaire ». Le modèle classique de la conduite de réunion est à proscrire. Ce modèle classique, de fait un modèle de direction et d’influence plus que d’animation au sens propre, est indigne dans le cadre de projets impliquant des citoyens contributeurs à plusieurs niveaux (celui de la maîtrise d’ouvrage comme client, celui des tâches fonctionnelles dans la gestion des projets selon compétence, celui de la réalisation des tâches selon compétence…). Le sujet de la conduite des réunions décisionnelles est par ailleurs assez abondamment abordé dans ce blog. Il est proposé d’instituer un mode de conduite par trois animateurs professionnels. L’un des animateurs se consacre à la progression vers les objectifs de la réunion et au respect des règles de sa bonne tenue. Un autre animateur suscite et fait exprimer les avis personnels en fonction des compétences disponibles dans l’assemblée. Un autre animateur propose des voies d’approfondissement, notamment par l’exploitation du capital d’expérience.

Ailleurs dans ce blog, le problème évident des relations internationales, en particulier avec les pays voisins est évoqué, en termes de leadership contrôlé – un leadership autant que possible partagé mais sans naïveté : on n’est plus dans un jeu international à somme croissante ni même nulle et les cadres internationaux préexistants ne sont pas les bons. Là encore et surtout, ce sera vivre et créer ou subir.

Anoel.jpg De quelques objections

Le Programme public de Transition est ici envisagé comme un programme défini et dirigé, en partie réalisé, totalement contrôlé par la puissance publique et par la population. Il est évident que ce Programme fait appel au secteur privé par contractualisation de tâches comme éventuellement pour la réalisation coordonnée d’ensembles de tâches.

Cependant, au-delà du réveil de mauvais souvenirs historiques dans certains pays, cette conception rencontre des objections que l’on ne pourra jamais considérer comme définitivement écartées, car elles se reposeront à tous les niveaux sur le terrain en cours de réalisation.

En régime d’économie libérale, l’objection mère de toutes les objections repose sur deux arguments.

Premièrement, l’Etat dépasserait son domaine de compétence (au sens juridico administratif du terme) en assurant la maîtrise d’ouvrage d’un Programme public, encore plus s’il assure de fait la maîtrise d’œuvre d’ensemble impliquant une prise de responsabilité directe sur la réalisation

Deuxièmement, ce sont les entreprises, plus généralement le « secteur privé », qui devraient assurer la réalisation du Programme, et de fait ce sont elles qui l’assureront de toute façon, alors on peut à la rigueur discuter d’une élaboration étatique du Programme à grands traits et d’une forme de contrôle de sa réalisation, mais pas de la définition détaillée du Programme et encore moins de ses modes de réalisation.

En régime d’économie libérale, ces objections sont totalement fondées « en principe », au point qu’elles devront être considérées dans toutes les décisions importantes au cours de la réalisation matérielle des projets.

Cependant, en pratique, ces objections, si on doit en déduire des orientations générales dans tous les projets, ne tiennent pas une seconde dans le contexte d’un Programme de Transition sociale de grande ampleur. En pratique, ce qui est fondamental, c’est de proscrire les attitudes doctrinaires, car selon les circonstances, selon les types d’enjeux, selon les niveaux et types de risque, selon la répartition des compétences et des moyens, et selon d’autres critères qui apparaîtront en situation réelle, l’un ou l’autre type de solution, totalement étatique, partagée, totalement contractualisée devra pouvoir s’imposer.

Même dans le cas extrême d’un état édredon qui choisirait systématiquement d’acheter les « solutions » proposées par les structures d’influence de grands groupes, il lui resterait la tâche majeure consistant à « dégager le terrain » pour la mise en œuvre de ces solutions, notamment par la mise au pas de la population, notamment par le consentement à l’adaptation de normes, règlements, lois, ensuite très certainement par l’acceptation tacite du piratage puis désactivation de tous les organes étatiques et services publics susceptibles de gêner l’exécution des plans. Dans un Programme de grande ampleur sociale, ce retrait étatique équivaudrait à la disparition pure et simple de l’état en tant qu’émanation d’un peuple, sauf comme tiroir caisse à la merci des actions juridiques que ne manqueraient pas de multiplier les entités contractantes afin d’obtenir le maximum de bénéfices de leur position dominante et de minimiser leur responsabilité. La fin est connue : il n’y aurait que des victimes, certaines très riches, les autres très pauvres.

A l’extrême opposé, un état illuminé par un esprit révolutionnaire commencerait par nationaliser tous les grands industriels, a minima tous les moyens d’exploitation, fonciers, matériels et procédés, logiciels et brevets – idem pour les exploitations agricoles. Tout le monde connaît les échecs historiques de ce type de solution simplificatrice prise dans l’enthousiasme ou sous la contrainte. On pourrait cependant imaginer une voie raisonnée par négociation préalable après définition du domaine des biens d’intérêt commun, éventuellement la définition d’un statut intermédiaire de ces biens entre public et privé. A grande échelle nationale ou régionale, cette voie reste à inventer. A petite échelle, elle peut se présenter comme une opportunité locale à saisir sans séisme juridico administratif préalable, notamment pour sortir certains métiers de la menace permanente de misère et faillite.

En résumé : conserver de la mesure en toute décision (autrement dit : prévoir que l’on peut se tromper et comment corriger) mais ne pas hésiter à dépasser les bornes de la conformité aux doctrines ou aux habitudes.

Conclusion

En résumé, une refondation de toute « la » politique s’impose pour une transition maîtrisée (autant qu’une maîtrise soit possible) de nos sociétés à la hauteur des enjeux et contraintes qui vont s’accentuer fortement dans les 10 ans. Cette refondation est à préparer maintenant, vers une politique de l’action en relation directe avec les citoyens comme « clients », et par les citoyens comme acteurs.

Ou alors qu’on ne nous parle plus jamais de démocratie.

La question de l’adaptation des institutions politiques « centrales » se pose différemment selon les pays, au point qu’une dictature éclairée (au sens antique d’un organe désigné temporairement pour une mission avec pleins pouvoirs), aussi bien qu’un régime d’assemblées peut, entre autres, convenir à la définition du cadre et au contrôle des réalisations des grands projets nécessaires. Le problème premier est celui de la création continue et de la mise en oeuvre des compétences pour concevoir, diriger, réaliser des actions cohérentes et réalistes en fonction des ressources et à la bonne échelle.

jeudi 15 septembre 2022

Errata

Erratum

Le billet précédent contient un chiffre erroné du nombre des décès imputés aux épidémies de covid. Vérification faite, l'ordre de grandeur des décès cumulés sur 3 ans des épidémies successives n'est pas de quelques pourcents de la population totale. Il est d'un autre ordre de grandeur : entre deux et trois DIXIEMES de pourcent sont imputés au covid au total sur 3 ans, par ailleurs sans variation importante de la mortalité toutes causes confondues à l'échelle quinquennale.

En France, nos journaux de grande diffusion ont osé titrer sur le franchissement de "la barre des 150 000 décès dus au covid" au début de l'année 2023... sans faire le rapport avec les 65 millions de notre population totale, sans faire le rapport avec le total des dépenses en dizaines de milliards d'euros pour le soutien des entreprises mises en sommeil pendant la crise et pour les achats et la distribution de traitements innovants, sans faire le rapport avec tout ce qui a été perdu dans le domaine de l’inestimable.

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Dans l'hypothèse d'un virus artificiel dont personne ne savait anticiper précisément les effets au grand large, alors, par des considérations géopolitiques immédiates, on peut expliquer l'extrême sévérité des mesures sanitaires contre la première vague épidémique, à l'imitation du pays hôte d'origine, partout dans le monde. Mais logiquement dans cette hypothèse, après quelques semaines d'apprentissage, au plus tard après le constat du remplacement du variant initial par des variants moins agressifs et le recueil de l'expérience historique de maladies similaires, toutes les mesures exceptionnelles auraient du cesser ou être adaptées en proportion du risque réel. Ce n’est pas ce que nous pouvons constater : la suite de l'histoire ne relève plus de la logique commune, et en l'absence de l'hypothèse d'artificialité, rien depuis le tout début.

Est-ce que les bourgmestres et princes italiens contemporains de Machiavel n'auraient pas géré ces épidémies dans leurs villes de meilleure manière, avec les moyens et connaissances de l'époque - soit en ne s'apercevant de rien, soit en commençant par donner un joli nom au nouveau mal ?

Comment, à cause de quoi, avons-nous perdu l'art de vivre des transitions sur lesquelles nous n'avons pas ou peu de pouvoir ?

A défaut, sommes-nous devenus dépendants de séances d’hypnose collective, au point d’accepter des accumulations monumentales d'incohérences et d'erreurs, des violences contre nous-mêmes ?

Quels niveaux de sacrifice nos dirigeants sont-ils devenus capables d'imposer aux populations pour justifier des vérités fabulées, pour maintenir des prétentions à la toute puissance, pour entretenir la croyance qu’ils sont aux manettes et que ces manettes commandent tout ?

Le dogme d'infaillibilité de la Science et de la Technique serait-il devenu assez puissant pour soumettre ses croyants les plus privilégiés aux crises de folie typiques des castes dominantes face à l'inconnu... face à l'avenir ?

Erreurs de sagesse

"Reconnaître ses erreurs est le début de la sagesse". Une image jaunie nous montre un vieillard faisant un geste de remontrance à un enfant. Dans l’instant, l’association de la promesse de sagesse à l’obligation d’une repentance passe par une humiliation. L’enfant recherchera-t-il la sagesse lorsqu’il sera grand ?

Mais à présent, il existe d’autres raisons, durables, de refuser la sagesse : dans un monde humain citadin qui change à toute allure, sur une planète qui intensifie ses manifestations d'inhospitalité à chaque saison, que sommes-nous pour prétendre à une destinée volontaire individuelle, que sommes-nous pour prétendre à une sagesse immuable de référence ?

Mais à présent, l'évidence brutale du monde fait qu'il ne sert plus à personne de reconnaître ses erreurs humaines, les erreurs dans les choix raisonnés comme celles inspirées par les passions, car depuis le moment des erreurs commises, presque tout a disparu ou changé, l'erreur d'hier appartient à une époque oubliée, définitivement hors de portée de toute réparation, sa reconnaissance ne relève plus que de l'acte mémoriel symbolique ou de la repentance maladive.

Alors, en discontinuité des mauvaises habitudes séculaires, la mobilisation de nos ressources d'arrogance, de bêtise, de fausseté pour nier nos erreurs devrait être considérée comme un exercice grotesque.

Dans notre monde actuel tel qu’il va, tout a changé définitivement et tout va changer encore plus définitivement.

Alors, en rupture de nos aspirations, la mobilisation de nos imaginations rêveuses d'un monde idéal, un monde de sagesse, ne peut plus nous créer qu'une distraction fugitive. L'illusion séculaire d'une marche perpétuelle vers le progrès a disparu, étouffée par la grande peur de la prochaine décennie, l’anticipation d’une terrible année prochaine. L'idée d'un futur maîtrisable est devenue une croyance inconfortable, sauf pour quelques personnes immensément fortunées, sauf pour les dirigeants figés dans d’anciens schémas mentaux. A horizon de vie humaine, ce qui est détruit maintenant ne reviendra plus jamais et certaines destructions en entraînent automatiquement d’autres. Un arbre sain abattu en ville est un arbre en moins, la rupture d'un contrat d'approvisionnement de ressources énergétiques rend ces dernières indisponibles pour toujours, la destruction d'une zone grise entre des espaces exploités et "la nature" fait de cette dernière la zone grise...

Donc, adieu la "sagesse" qui nous a conduits à la catastrophe ?

Ou bien, au contraire, y aurait-il une autre sagesse ?

Relisons le vieux dicton sans nous laisser influencer par sa banalité apparente, sans condescendance du haut de notre modernité, en acceptant son contenu critique par anticipation. Nos anciens savaient tout de la nature humaine.

Le "début de la sagesse" par la reconnaissance de nos erreurs, que les conséquences de ces erreurs paraissent à présent dérisoires ou au contraire irrémédiablement pesantes, ce serait un contre sens de le comprendre comme un atome d'expérience - "cela, je ne le ferai plus, je sais pourquoi, je sais comment faire la prochaine fois" - qui serait cumulable avec d'autres atomes d'expérience pour constituer un capital de sagesse. La sagesse par capitalisation est celle de nos machines, celle de nos élites programmées, celle de nos systèmes. Cette sagesse à prétention cumulative peut servir à canaliser une progression, en tant qu’intelligence d’une force vectorielle brute - qu'en reste-t-il quand le moteur du progrès fait défaut ?

La sagesse à la gonflette est condamnée à l'obsolescence faute d'énergie disponible, faute d'intégrer les imbrications des limites au progrès, et surtout faute de pertinence dans un monde qui fait plus que changer, un monde qui tremble et tangue de la cave au grenier dans toutes ses dimensions.

Fondamentalement, le début de notre sagesse selon le diction des anciens, serait donc tout simplement la conscience de notre humanité faillible. Et trompeuse d'elle même. On devrait donc considérer cette sagesse à l'ancienne comme une discipline mentale - une discipline ordinaire d'élévation de la conscience.

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Dans cette conception, la logique, le raisonnement, les valeurs, l'imagination... sont des instruments de cette discipline parmi d'autres, mis en oeuvre comme des artefacts ou respectés comme des contraintes provisoires. Cette sagesse-là pourrait définir un idéal de liberté de l'esprit, un idéal d'existence humaine. Nous savons par expérience, de par notre nature humaine, que la sagesse ne risque pas l'usure par abus d'usage. S'il existe certainement de nombreuses occasions pour un "début de la sagesse", ladite sagesse n'est pas un état qui se caractériserait par un signe ou une sensation, alors que la fin de la sagesse risque à tout moment de nous envahir corps et âme.

Donc finalement, la sagesse selon nos anciens serait une discipline personnelle d'usage au mieux ponctuel, sans garantie sur la valeur du résultat, encore moins sur la permanence dudit résultat, pour une prise de recul permettant de mobiliser "le meilleur de nous-même". Cette discipline est-elle une cousine ou une génitrice du doute scientifique ?

Individuellement, on peut vivre en société sans la moindre étincelle de sagesse, notamment comme prédateur, comme esclave, comme parasite, comme aliéné... ou tout simplement dans la répétition de tâches quotidiennes pesantes, par choix ou par fatalité. Et alors si chacun fait de même dans notre monde qui change, nos sociétés urbaines modernes vont-elles évoluer vers un modèle de société d'insectes ou vers la résurrection d’un modèle de société antique équipée de réseaux de télécommunications ?

Erreurs d'avenir

On commence à comprendre depuis quelques dizaines d'années, comment a évolué l'être humain dans sa préhistoire lointaine et quelles capacités spécifiquement humaines ont permis cette évolution étalée sur des millénaires, mais on peine encore à comprendre, malgré des indices convergents dans plusieurs régions géographiques sur l'évolution des techniques et l'écriture, comment se sont opérées les transitions vers diverses formes de sociétés historiques et quelles capacités humaines ont permis ces transitions lorsque les conditions d'environnement les autorisaient (ou pas, selon notre vision "moderne"). La variété des formes sociales "anciennes" semble toujours, au fil des découvertes, déborder des classifications établies a priori. Même le modèle de la horde préhistorique famélique guidée par un mâle alpha ne correspond plus aux découvertes des fouilles. On retourne étudier les dernières populations "sauvages", on revient écouter les descendants des populations victimes de génocides culturels, on organise des fouilles méticuleuses de sites du néolithique, on reprend des fouilles analytiques de villes anciennes, partout dans le monde... à chaque fois avec de nouvelles questions en retour, et de nouvelles réponses sur les modes de vie, l'alimentation, les animaux domestiques, l'outillage, les décors, la répartition des tâches, les jeux, l'éducation, le traitement des déchets, les routes du commerce, etc. L'anthropologie scientifique révèle l'immense variété des "leçons du passé", invite à la prise de recul préalable au "début de la sagesse", désormais bien plus directement que les disciplines traditionnelles des domaines littéraires ou scientifiques.

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Dans notre monde actuel tel qu'il va, nous sommes à l'écoute des "leçons du passé", car notre futur d'être humain biologique est redevenu soumis à des contraintes physiques presque entièrement prévisibles dans leur nature. Les contraintes brutes de la survie individuelle, plages de températures, besoins alimentaires... vont déterminer une partie croissante de nos activités personnelles et de nos rêves. Le futur des collectivités humaines sera physiquement chaotique, constamment sous l'emprise de crises de mise en compatibilité forcée avec des conditions ambiantes imposées, avec des cliquets de régressions.... sauf refondation "révolutionnaire" pour (enfin) développer les capacités adaptatives des sociétés, systématiquement, à tous les niveaux géographiques, à la mesure des conditions changeantes locales et des évolutions des inter dépendances.

Dans notre monde actuel tel qu'il va, il devient évident que nos systèmes institutionnels sont inadaptés à une conduite raisonnée de transformations importantes de nos sociétés, même si nos grands esprits dominants n'étaient pas coincés dans un dogme d'infaillibilité qui les rend de fait indifférent à l'intérêt collectif, les empêche d’imaginer un processus de transition commençant par une libération capacitaire des types de projets à réaliser, les empêche d’imaginer la révolution tranquille par les nouvelles technologies pour la mobilisation et le développement des compétences individuelles. Dans ce monde actuel tel qu'il va, la prétention de supériorité est devenue risible, mais elle continue de tenir le haut du pavé et d’autoriser des actions souterraines meurtrières.

Dans notre monde actuel tel qu'il va, il devrait être évident que le niveau nécessaire (suffisant ?) d'adaptabilité de nos sociétés requiert plus que l'acceptation d'objectifs d'intérêt commun, plus que la conformité à des normes de conduite, plus que des contributions à des projets de transformation. C’est une bien plus grande affaire : l'unanimité ou la régression, la cohérence ou le néant. Canaliser par la raison le poids des incertitudes est crucial, sinon le niveau d'angoisse s'exprime par des crises sociales paralysantes. Les objectifs des arts et artifices de la "communication" doivent changer : élever ou conserver un degré de rationalité face aux dangers, faire accepter les erreurs humaines, en rendre compte....

En première approche, le niveau maximum d'adaptabilité d'une société peut être atteint rapidement par deux modèles de régimes politiques.

Le premier modèle, historiquement peu pratiqué mais assez bien connu par ses dérives totalitaires, est celui de la dictature tyrannique dans son esprit originel : le tyran choisi pour une durée déterminée est l'équivalent d'un super chef de projet mercenaire, son succès dépend de sa capacité à constituer (purger régulièrement) des équipes compétentes, à faire respecter ses décisions, à faire évoluer éventuellement les objectifs définis initialement dans son contrat ou ce qui en tient lieu. L'expérience historique recommanderait ce type de modèle plutôt à l'intérieur d'une zone géographique assez homogène et relativement autonome, sinon il risque de perdre son efficacité dans les rigidités constitutives d'une répartition ordonnée hiérarchiquement des tâches et responsabilités. Si des écarts aux objectifs imposés dans l'intérêt commun apparaissent naturellement par les effets de spécificités locales jusqu'à l'apparition d'incompatibilités, le régime risque de se figer dans la négation de ses erreurs plutôt que de renégocier les flexibilités internes nécessaires. De toute façon, la difficulté majeure de ce type de régime est celle du passage d'un tyran au suivant, selon quels critères, pour quels nouveaux objectifs, sous quel pouvoir de contrôle, etc. Historiquement, même la succession d'un bon tyran ouvre une période de chaos, a minima une période de relaxation de la civilisation, une vulnérabilité insupportable dans un monde par ailleurs défavorablement changeant.

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Le deuxième modèle conduisant au maximum d’adaptabilité reste à réinventer comme produit naturel de l'idée démocratique originelle, celle des citoyens constituant directement l'État dans toutes ses composantes, celle de l'élection des grands agents des services fonctionnels - le tout étant instrumenté par les nouvelles technologies, notamment pour le partage et le développement systématique des expériences et des compétences. D'autres billets de ce blog y sont consacrés, car l'accession à ce modèle suppose l'équivalent d'un saut quantique dans les relations inter personnelles, en parallèle d'un abandon des croyances paresseuses dans l'amélioration illimitée des facultés des machines et des logiciels .... A l'heure actuelle, rien n'indique une évolution vers ce type de modèle, malgré l'évidence de son potentiel universel, notamment pour la dissolution organisée (harmonieuse?) des agglomérations géantes et des coûteuses illusions qui en entretiennent la croissance.

Pour le moment, la tendance générale des grandes nations serait une convergence vers un modèle hybride de dictature personnelle et de dictature de castes, au dessus d'institutions pseudo démocratiques de façade, avec un renforcement des usages des nouvelles technologies pour contrôler les populations et les distraire. Ce modèle hybride est par nature hostile à toute forme de contradiction, à toute forme de reconnaissance des erreurs. La pseudo modernité de ce modèle périmé repose sur l'hypothèse que les logiques intégrées dans les machines et les logiciels sont et seront de plus en plus supérieures à l'intelligence humaine. Tous ces caractères sont ceux d'un modèle de gestion dans la stabilité. Le travail et l'intelligence des machines remplacent le travail et l'intelligence – encore quelques années ?

Dans ce modèle hybride et dans le monde actuel tel qu'il va, nous ne pouvons même plus rêver aux erreurs que nous n'aurons pas l'occasion de faire. Car tous les pouvoirs institutionnels nationaux, toutes les chefferies déléguées, y sont soumis aux influences exercées par des groupes d'intérêts hors sol, contraires aux intérêts publics, contraires aux intérêts communs du quotidien comme du long terme. Les actions au grand jour des lobbies auprès des institutions ne sont que la face émergée d'organisations manipulatrices - une façade naïve néanmoins efficace. En amont des phases conclusives, les organisations manipulatrices développent des phases préparatoires d'aspect positif visant à acquérir des degrés de sympathie spontanée dans les castes au pouvoir et parmi leurs officiants – y compris quelques penseurs vedettes, dont la vie dans le siècle nécessite l’usage d’un vocabulaire à la mode et la pratique du commentaire futile décoré de citations phares. En parallèle, une préparation "grise" s'active à gêner, dissimuler, détruire tout ce qui pourrait contrer, ou même semer un doute sur les intentions, les objectifs des manipulateurs, partout et selon un dosage régulé dans le temps en fonction des résultats. Comme la préparation positive, la préparation du deuxième type est conçue pour déboucher sur une phase active : propagandes de dénigrement, trollages sur le web, essaims d'actions en justice, etc. Toutes ces opérations mobilisent des technologies de pointe en informatique et dans les médias. Elles mettent en oeuvre des armées de mercenaires, dont une masse de collaborateurs quasiment gratuits d'intellectuels de diverses disciplines scientifiques, juridiques, littéraires... formés en surnombre dans les universités, qui ont été refoulés dans les "nouveaux" métiers de service et de communication, où ils sont confinés dans un univers de concurrence artificielle d'autant plus féroce. La puissance de la propagande est multipliée par l'usage des technologies de pointe, par l'organisation méthodique sur longue période des phases préparatoires, par la disponibilité de mercenaires talentueux, pas seulement les exécuteurs et récitants sans solde des grands canaux médiatiques.

Les résultats de ces opérations d'influence sont à la hauteur de la mise, si on en juge par le poids des conséquences sur les populations et le degré d’immersion des esprits dans des futilités artificielles. En Occident, depuis en gros la fin des années 1990, plusieurs décisions grossièrement suicidaires (en regard de l'intérêt général, mais au bénéfice de groupes d'intérêts) furent prises aux plus hauts niveaux d'états ou de communautés d'états, décisions immédiatement catastrophiques, publiquement revendiquées dans l'ignorance de leurs effets définitifs, au point que cette ignorance entretenue justifie leur prolongation ou leur renforcement. En exagérant à peine, on distinguera, dans cette persévérance, la frénésie d'exclusion de l'erreur par nos instances dirigeantes, car il devient difficile d'attribuer cette maladie ridicule aux seules influences corruptrices.

Mais comment l'avalanche de certitudes immédiates, orchestrée par de grands manipulateurs et parfois si maladroitement répercutée par les organes officiels, pourrait-elle nous faire oublier l'incertitude de l'avenir (climat, pollution, épuisement des ressources, effondrement de la nature...), autrement dit la monstrueuse certitude de très graves problèmes à venir, difficiles à anticiper pour espérer les atténuer, peut-être même pas encore tous identifiés ? Cette question manifeste une incompréhension fatale des nouveaux phénomènes qui nous gouvernent : au contraire, pour les manipulateurs, toute Grande Peur est une opportunité. La Grande Peur crée une disposition mentale équivalente à l'effroi d'un puits sans fond - un gouffre avide d'avaler n'importe quoi, toujours plus, toujours plus vite ! La Grande Peur, exploitée par les manipulateurs, crée une mise sous hypnose collective - là où l'erreur n'existe pas.

En conséquence, la suggestion de sagesse délivrée aux populations se résume ainsi : tout va aussi bien que possible, nous avons la Vérité, et si malgré cela vous avez la rage, les thèmes sélectionnés vous permettront de l’exercer – nous attendons vos suggestions et nous comptons sur votre participation.

Sagesse collective contre pouvoirs parasitaires

Contre les grands manipulateurs sans frontière, les porte avions sont évidemment inutiles, mais aussi les cellules antiterroristes, les bataillons de cyber défense, les officines de scrutation du Net, les agences de sondage, et même les armées de citoyens soldats. Comme nos institutions, ces armes, ces armées, ces organes de veille, sont des produits d’une autre époque, incapables de détecter le danger à partir de sources d'informations diverses et dispersées, trop spécialisés pour anticiper les convergences manipulatoires possibles, trop limités en vision pour imaginer l'étendue des effets d'une manipulation dans la société civile. Les armes de la guerre classique sont proprement hors sujet contre les grandes opérations manipulatoires et les armes professionnelles comme celles de la cyber défense sont trop spécialisées. Pourtant, concernant certains processus de propagandes manipulatoires, le vocabulaire guerrier n'est pas usurpé, il s'agit bien d'attaques contre le bien public, même souvent contre l'esprit tout court. La nouveauté est que la détection, l'évaluation du danger, la résistance, la contre attaque, l'élimination de la menace ne peuvent pas être déléguées à des spécialistes, encore moins à des logiciels (concentrés sur leurs spécialités), et ne relèvent pas non plus d'une organisation guerrière massive créée pour l'occasion - trop tard dans le meilleur des cas.

C'est ici que le deuxième modèle de régime politique esquissé plus haut révèle une autre face de sa pertinence : il est idéalement le seul capable de l'équivalent d'une levée en masse permanente contre les offensives manipulatoires, de la détection du risque jusqu'à l'éradication, en passant par la publicité de chaque étape pour la mobilisation des compétences même les moins attendues. C'est aussi le seul à créer une sagesse collective comme instrument de puissance - sans ambition de pouvoir.

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Changement de civilisation ? Les grands mots ne pourraient ici que provoquer le découragement. Mais tout de même, en référence à certaines étapes de la préhistoire humaine telle qu'on peut les imaginer, il s'agit simplement de prendre en main des outils existants en vue d'utilisations nouvelles. Après les premiers essais, cela semblera donc simplement naturel....

D'autres billets de ce blog abordent divers aspects de cette évolution possible. Nul ne sait où apparaîtront les premières lumières de cette évolution ni quand, ni sous quelle forme. Il est certain que, concernant le maintien des populations en état d’abrutissement sous l’emprise de quelques dominants, concernant le sous-emploi des compétences humaines et l’étouffement du génie humain en dehors de compétitions prestigieuses et futiles, notre époque n’est pas pire que les précédentes dans l’Histoire (mais les découvertes récentes des longues périodes préhistoriques autorisent à imaginer d’autres politiques d’équilibre entre coopération et pouvoir). Il est devenu évident que la continuité dans la médiocrité historique rend insoutenables nos civilisations contemporaines face à l’hostilité croissante de l’environnement terrestre, face à l’extinction des ressources d’énergies faciles et des ressources en matières premières minérales.

Les civilisations sont mortelles, les multiples découvertes récentes de l’archéologie nous le confirment. On cherche encore comment on pourrait distinguer une progression (selon quels critères ?) des civilisations humaines – est-ce que, à chaque nouvelle civilisation, on devrait tout réinventer ? Un grand mystère recouvre la plupart des effondrements de civilisations anciennes disparues, en particulier celui de la diffusion ou de la récupération de leurs héritages - les époques historiques fournissent quelques exemples d’éradications systématiques de civilisations après pillage brutal (plusieurs civilisations amérindiennes, mais d’autres aussi), dont cependant quelques inventions survivent.

Ahum.jpg Le livre « D’où vient l’humanité » de N. Albessard, édité par Le Livre de Poche en 1969, en pleine période de floraison intellectuelle après une guerre mondiale, rend encore parfaitement compte des controverses sur les origines de l’espèce humaine, sur son évolution, sur sa définition (qu’est-ce qu’un être humain ?). On peut relire cet ouvrage pour bénéficier de son étendue encyclopédique abondamment illustrée; il est à peine périmé sur quelques détails. Mais l’esprit des années 1970 est mort, celui de la préface de Jacques Bergier comme celui de la quatrième de couverture, entièrement couvert par une citation de Teilhard de Chardin : « La Terre, et partant l’Humanité ne sont encore présentement qu’à l’aube de l’existence ». Aujourd’hui, nous redécouvrons que la Terre se moque totalement de l’Humanité et de l’existence selon les idées des humains. Nous sommes obligés de constater que l’Humanité a tellement gaspillé ses ressources vitales que la Terre durera certainement plus longtemps que l’Humanité ! Ou alors, comprenons que le rêve d’une évolution conjointe de l’Humanité et de la Terre aura des périodes de cauchemar.

Les humains de notre époque moderne vivent encore pour quelques mois dans l’illusion de l’énergie disponible sans limite, dans le luxe des machines esclaves, dans la dépendance de logiciels répartis dans des réseaux d’ordinateurs. Dans ces illusions et ces facilités, nous avons oublié les fondements physiques de nos civilisations, leurs raisons d’être. Il est devenu vital d’y revenir et de les repenser. Par exemple, pour chaque grande agglomération urbaine : quel est son principe fondateur, pourquoi la ville a-t-elle été créée à cet endroit, qu’est-ce qui a justifié son expansion (ou bien cette expansion n’est-t-elle que le résultat de causes subies et d’occasions historiques ?), qu’est-ce qui a permis sa durée en conformité ou en évolution du projet urbain initial en relation avec les espaces environnants (campagne, bourgs, forêts…) et maintenant quel peut-être son projet d’avenir « durable » ? Quelles compétences seraient nécessaires pour imaginer cet avenir, bien au-delà des opérations de maintien en l’état dans le sens des modes et propagandes en cours pour le bien-être et le prestige à court terme (candidature aux jeux olympiques, verdissement des espaces publics, équipement pour la sécurité, aménagement des voieries pour les vélos et trottinettes, etc.) ? Comment décliner une vision d’avenir en projets de moindre ampleur, pour des objectifs réalisables en quelques années, mais cohérents ? Quel mode de validation populaire en vue des réalisations (surtout s’il faut parvenir à une réduction de l’agglomération) ? Même à cette échelle urbaine, peut-être d’abord à cette échelle, toute les questions vitales se posent avec urgence. Et déjà à cette échelle, la fausse sagesse des savants discours apparaît définitivement mortelle.

Les pouvoirs parasitaires ne sont pas seulement ceux de « mauvaises gens » et d’égarés qui perdent les autres et détruisent tout, les pouvoirs parasitaires sont dans les abstractions, les valeurs, les principes dénaturés qui sont devenus de fait incompatibles de tout grand projet d’avenir au niveau d’une société humaine, condamnent toute tentative au renoncement devant des obstacles fabriqués, rendent la réalisation impossible à l’intérieur de cadres sociaux obsolètes et de règles historiques.

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D’autres pouvoirs potentiellement parasitaires alimentent nos rêves et orientent nos efforts d’imagination. Ce sont les imaginaires des grandes perspectives historiques, « les grands récits », dont les idéologies millénaristes des 19ème et 20ème siècle sont les créations modernes. La déclinaison pratique de ces idéologies se caractérise par un militantisme fondé sur un résumé des croyances, un comportement destiné à représenter des valeurs d’affichage, des activités spécifiquement destinées à préparer l’avenir, dans et contre la société ambiante, en variantes sectaires ou propagandistes. A l’évidence, pour la société qui les abrite, la différence entre une idéologie millénariste et une religion millénariste est inexistante – comme on a pu le constater en grandeur nature lorsqu’une idéologie a pris le pouvoir politique. Dans l’excès totalitaire à visée universelle, le Troisième Reich et l’Internationale communiste furent les héritiers de la France révolutionnaire. Le dernier grand récit en Occident, celui des trente glorieuses après la guerre 39-45, ne fut qu’une douce idéologie de convergence, une invitation enthousiaste dénuée d’ambition disciplinaire, à partir d’une foi dans la science et la technique comme moteurs d’un progrès social illimité, dans la confiance des capacités humaines à dépasser les obstacles et à sublimer éventuellement la nature humaine héritée de l’Histoire. En tant que grand récit commun, cette idéologie s’est diluée dans le bouillon du consumérisme de jouissance, un anti-grand récit par excellence. Une idéologie progressiste entièrement tournée vers l’avenir ne pouvait pas résister non plus à l’accumulation des réalités qui témoignent de la permanence de la « nature humaine » dans ses aspects les plus humbles et les excès les plus abjects, bien au-delà des faits divers locaux, dans l’actualité vécue par des peuples entiers à la suite de décisions prises par des institutions, en plongée dans la régression animale et la soumission à la folie meurtrière.

A présent, tout se passe comme si les « grands récits modernes » non religieux étaient tous éteints en tant que moteurs des peuples, éclatés en variantes de salon pour comploteurs d’élite.

Alors, pour concentrer l’énergie mentale nécessaire aux communautés d’actions face aux périls planétaires, faut-il raviver les grandes idéologies religieuses survivantes ? Les « leçons » de l’Histoire autorisent à craindre les conséquences de telles résurgences religieuses, sauf en tant que mythes d’enracinement collectif (et à condition que ces mythes soient pacificateurs), car les destins promis par les diverses religions traditionnelles sont tellement spécifiques que leurs traductions en projets pratiques ne peuvent que s’avérer conflictuelles pour des objectifs inconciliables – à moins de pouvoir « préfacer » chaque idéologie destinale d’un cycle de convergence transitoire, en transposition ad hoc d’une idéologie du genre des 30 glorieuses.

En réalité, peu importe tant que les ressorts de soumission des esprits par les dirigeants demeurent partout identiques (sous couvert de la Communication et du Protocole sous ses diverses formes) : menace et promesse, décorum et gratification, terreur et salut, émotion et punition... Ces dosages manipulatoires sont les techniques des pouvoirs parasitaires pour l'avilissement des esprits, en prévention de toute forme de sagesse collective. L’étiquette de toute puissance parasitaire, la trouver ridicule serait un début de la sagesse ?

samedi 15 janvier 2022

De quelques servitudes involontaires et de leur assimilation durable

Actualité du « Discours de la servitude volontaire »

En 1576 de l’histoire de France, Etienne de La Boétie publie un « Discours de la servitude volontaire ».

Régulièrement, nos penseurs et discoureurs contemporains s’y réfèrent. C’est au point que la seule citation du titre suffit à provoquer une mentale révérence des interlocuteurs, auditeurs, spectateurs devant la radicalité supposée de la révélation de leur propre état.

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On pourrait discuter savamment des intentions de l’auteur, après avoir relu le texte et après avoir reconstitué son contexte historique et les éléments particuliers qui l’ont influencé.

La signification de beaucoup d’abstractions morales, la répartition des valeurs premières selon le statut social, ont changé au cours des siècles jusqu’à nos jours, par l’effet des révolutions idéologiques et matérielles, plus que par la reconnaissance des humanités diverses – reconnaissance de variantes culturelles dispersées par le vent de l’Histoire plutôt que d’exemples de sociétés vivantes dont certains fondements pourraient inspirer un renouvellement des supposés axiomes d’un monde moderne unifié universel.

Alors, la référence actuelle à ce « Discours de la servitude volontaire » du 16ème siècle peut sembler paradoxale. Est-ce juste une astuce rhétorique pour éblouir la galerie et faire passer une pilule amère - ou même pas, une courbette pour se conformer à une mode d’intellectuels ?

Dans notre monde moderne, un discours sur « la servitude volontaire » pourrait-il se réduire, comme son modèle du 16ème siècle, au recueil d’évidences reconnues, comme dans une dissertation exemplaire sur l’idée de liberté en vue d’obtenir une mention Très Bien, à partir des illustrations historiques reproduites dans les bons manuels et de quelques anecdotes partagées dans la bonne société ?

Les servitudes dans notre monde moderne des nouvelles technologies, les servitudes qui pèsent directement sur chaque personne humaine, peut-on les imaginer comme des résultats d’acceptations volontaires ? Par exemple, l’asservissement physique au smartphone, la soumission mentale aux avalanches de messages diffusés, sont-ils objectivement contestables par les populations qui les tiennent pour des services ? Un refus réfléchi et calculé de cette servitude par une large population peut-il être un choix dans nos sociétés numériques ?

Les grandes servitudes dans notre monde moderne, les mécaniques et procédures qui dirigent une partie des activités contraintes de nos personnes sous le poids d’institutions en multiplication délirante, peuvent-elles être considérées comme volontaires, même dans un contexte prétendument démocratique ?

Ah oui, le monde a changé (presque partout) depuis l’époque du « Discours », depuis l’époque des contrats d’esclavage, depuis l’époque des pensionnats de formation des élites, depuis l’époque des proclamations sur les places de nos villages. Mais, au fond, est-ce la nature de la soumission qui a changé ou seulement son mode d’action ? Et, à notre époque « moderne », la réaction à la servitude, et avant cela, l’imagination d’une possibilité d’évasion, sont-elles à la hauteur du changement accompli dans les modes d’asservissement et dans le tourbillon du renouvellement de ses formes informatisées ?

Ce qui n’a pas changé depuis le « Discours », c’est la nature humaine, en particulier la tendance arrogante du puissant (et de toute personne en position de pouvoir) à l’humiliation de son prochain, jusqu’à provoquer la fuite des asservis dans une réalité sociale parallèle dont eux seraient les inventeurs du langage et des signes.

Si on en reste à ces constats et ces questions, il n’est pas surprenant que l’autre référence célèbre dans les discours d’intellectuels, celle de la dialectique maître - esclave, se situe au même niveau d’inutilité pratique que le « Discours ».

Cependant, qu’est-ce qui rend le « Discours », malgré son ancienneté, encore pertinent en apparence ? Ne serait-ce pas une illusion dans son interprétation qui amène, à partir d’une accumulation d’exemples littéraires à propos de la servitude et de son contraire la liberté individuelle, à induire l’existence d’un principe de Liberté, un idéal à vocation universelle ?

Les idéaux à vocation universelle, comme la Liberté et quelques autres (autrement dit : les valeurs), sont des ressorts du maniement des masses en vue des actions collectives. Combien de pauvres gens sont morts à la guerre, dans un état de totale servitude, pour la défense de la Liberté ? Les universaux sont des catalyseurs mentaux des passions, quelqu’un a du le dire autrefois et bien mieux.

C’est évident, dans les pays occidentaux après les développements révolutionnaires de leur époque moderne préindustrielle, un principe de Servitude ne pouvait avoir aucune chance de succès, sauf comme représentant du Mal en opposition au Bien. Pourtant, dans les faits, c’est bien encore la Servitude qui nous domine actuellement, souvent sous l’apparence d’une association de circonstance entre son contraire, la Liberté, et un autre beau principe universel, par exemple la Science, la Responsabilité… C’est un truc des grands réprouvés : ne jamais apparaître sur le devant, ne jamais se faire passer pour quelqu’un d’autre, car le risque d’être contré ou démasqué frontalement est trop important, mais agir sur la relation entre plusieurs. C’est la vie.

Comment sortir des oppositions binaires entre les idéaux, bons et mauvais, que certaines de nos traditions sociales prétendent nous imposer ? Ces idéaux, les bons et les mauvais, sont nos servitudes premières, mentales, mais c’est bien dans notre réel physique historique que leurs illusions de représentation prouvent leur fausseté et leur nocivité. Ceux qui croient se battre pour un idéal sont régulièrement trahis en favorisant l'idéal opposé dans les faits, à tous les niveaux de pouvoir et de généralité, de la famille au commerce et jusqu’au gouvernement d’un état.

A notre époque, un autre message serait à redécouvrir dans une interprétation actualisée du « Discours ». Les réalités sociales de la servitude et de la liberté, les réalités sociales de l’empathie et du partage des sentiments de servitude et de liberté, sont contextuelles et locales. Ces réalités devraient être considérées avec les instruments de la raison, et surtout pas dans la perspective d’un combat universel imaginaire entre des idéaux encore plus imaginaires, qui ne peut produire que la tétanie de la pensée, justifier le déchaînement des excès, réduire la société à une mécanique d’engrenage de conflits prétextes.

Pour une dynamique sociale durable

Le problème social actuel, c’est de surmonter nos blocages, personnels et sociaux, afin de pouvoir affronter par la raison la croissance de contraintes fatales non maîtrisables. La première contrainte est celle de l’épuisement des ressources énergétiques naturelles (pétrole, gaz,…) et des ressources minérales qui sont à la base de la révolution industrielle et de sa prolongation en révolution numérique, La deuxième contrainte est celle de la transformation de l’environnement, climatique, biologique, dont l’accélération est la conséquence de l’industrialisation massive.

Le problème social actuel, pas seulement dans les pays « occidentaux », pas seulement dans les pays « démocratiques », pas seulement dans les pays très industrialisés, est de créer une dynamique sociale durable raisonnée. En effet, il devrait être évident que nos sociétés sont enfermées dans des structures, des concepts, des institutions… tous conçus pour une finalité de société parfaite immuable. La stabilité dans l’ordre et la compréhension mutuelle, n’est-ce pas d’ailleurs ce que nous concevons comme l’un des buts premiers de toute institution d’une société ? L’histoire chaotique de l’humanité au cours des siècles, n’avons-nous pas tendance à l’interpréter comme une progression vers un futur à l’image du présent (très confortable relativement au siècle précédent), juste encore un peu mieux ?

La récente mini crise du covid sera-t-elle enfin bientôt considérée comme révélatrice de la pesanteur grotesque de certaines abstractions dominantes et surtout plus généralement, de la sclérose de nos sociétés ? Il existe bien d’autres révélateurs de cette sclérose, certains sont devenus familiers mais pas moins graves.

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Le niveau de nos connaissances des facteurs de la dynamique sociale demeure d’une grande pauvreté en regard de ce qui nous serait utile maintenant. Cependant, peu à peu, des études en sciences humaines (histoire, anthropologie,..) - progressivement débarrassées des cadres doctrinaires dominants aux 19éme et 20ème siècle et sans rechercher une compensation par une illusion de découverte mirifique - commencent à produire de la matière jusqu’ici méconnue, sur les créations sociales notamment aux marges de contact entre des sociétés stables très différentes, sur l’évolution des mentalités en fonction des changements subis et diversement intégrés dans la mémoire des peuples, sur les réalités de la démarche scientifique et la nature de la connaissance scientifique, etc. Néanmoins, les programmes politiques et encore plus les décisions gouvernementales demeurent déterminés par des sondages d’opinion et par l’état d’indicateurs de la société telle qu’elle peut être interprétée dans des cadres prédéfinis depuis des dizaines d’années, mécaniquement inadaptés à la détection d’évolutions significatives hors cadres. Les freins sont bien serrés partout, la paresse et l’avidité individuelles ne suffiraient pas à entretenir un tel immobilisme !

Il existe, il a existé de puissants facteurs historiques de dynamique sociale. Par exemple et à des niveaux divers de généralité : la révolution néolithique (élevage, agriculture, navigation), la création des grandes routes et voies commerciales, l’organisation de villes puis d’empires, les conquêtes militaires (évolution rapide obligatoire des vaincus assimilés), les morales religieuses, l’invention des mathématiques… l’invention d’une démarche scientifique, la révolution industrielle, la diffusion des connaissances.

Peut-on considérer que ces dynamiques sociales historiques étaient volontaires au-delà de l’atteinte locale d’objectifs d’imitation compétitive par quelques acteurs spécialement concernés ? Les buts de ces dynamiques historiques étaient-ils exprimés pour la totalité des populations dans leur diversité ? Les finalités vitales pour l’humanité étaient-elles les premières dans la conscience personnelle des acteurs ?

Donc, tant pis pour l’oubli de certains facteurs historiques importants de dynamique sociale. Nous sommes au temps présent, dans la certitude de la destruction à venir de notre société actuelle.

Nous avons encore le luxe de pouvoir choisir : victimes éparpillées dans la multiplicité d'états de panique incapacitante, ou acteurs d’une évolution maîtrisée.

Dessine-moi un mouton.

En théorie, c’est simple, il suffit d’anticiper. Volontairement, au niveau des états, des régions, des foyers, il suffit de progressivement couper l’alimentation des ressources en voie de disparition (alimentation directe et indirecte dans les produits importés). Et tout aussi volontairement, il suffit parallèlement d’adapter – quoi qu’il en coûte – le fonctionnement de nos sociétés. Il est évident qu’il faut pour cela un plan d’ensemble, a minima une description argumentée et cohérente des étapes d’évolution de la société au cours de ses transformations, en particulier pour organiser les disparitions ou adaptations des structures et organes les plus dépensiers de ressources à préserver. Il est évident que ces transformations impliqueront des changements importants des modes de vie, lieux de vie, projets de vie des populations.

Un mouton passe. Ne pas oublier que nos rêves doivent suivre.

Il devrait être évident que l’activation, au niveau (inter)étatique, de facteurs historiques de dynamique sociale n’est pas raisonnablement envisageable, même si on en maîtrisait les paramètres au point de savoir en user pour les combiner au mieux dans notre réalité présente. En effet, la mise en œuvre d’un hypothétique art suprême de la recréation sociale nécessiterait une destruction préalable ou une refonte importante des architectures institutionnelles, légales et fonctionnelles « garantes de la stabilité » sous toutes ses diverses formes, la mise à l’écart des incompétents… et on peut parier qu’un tel grand nettoyage produirait l’apparition d’une forme de dictature tout aussi bornée et statique que les institutions défuntes, avec quelques bouffées fantasques supplémentaires, la dégénérescence des élites par la corruption et la compétition servile, l'asservissement des médias en étouffoirs de la pensée et pour le gouvernement de la vérité, l'extension illimitée des postes et faveurs réservés aux affidés du pouvoir, la soumission des compétences aux artifices de la gesticulation et du simulacre, etc.

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Autrement dit, la mutation interne progressive de nos sociétés pseudo démocratiques actuelles, par poussées brutales successives sous la pression des réalités dans les 50 ans à venir, ne serait pas la pire des « solutions », à condition que nos gouvernants sachent anticiper a minima les transformations les plus importantes, notamment par l’allègement des facteurs spécifiques de blocage de ces transformations, dans les institutions à tous niveaux, organes de contrôle, lois, réglementations, normes.

Dans les quelques années à venir, après plusieurs impacts douloureux des réalités physiques sur nos vies quotidiennes, nos politiques pourront-ils se contenter de manipuler les foules par des programmes électoraux flous, puis de justifier leurs actes de gouvernement par la gonflette des valeurs, par les rappels aux grands principes moraux, par l’évocation d’exemples anciens, sous couvert de la sacralité supposée de leur haute fonction ?

Car la transformation sera dure. Au plan personnel, elle sera carrément insupportable si nos rêves ne s’adaptent pas.

Heureusement, même si les valeurs, la morale, l’éthique, les lois et réglementations, les codes et coutumes sociales peuvent rester en suspension au-dessus de réalités en transformation accélérée, il reste une dimension de la vie personnelle propice au développement de nouveaux rêves personnels, celle des grands projets.

D’où, dans les circonstances d’une société en besoin d’évolution rapide, l’importance cruciale du développement des projets collectifs de transformation de la vie courante locale ou régionale faisant contribuer la plus grande part possible des populations. D’où par ailleurs, pour combler le grand écart entre une réalité en reconstruction et le pilier de la morale « valeurs – éthique – lois – codes et coutumes », l’importance des projets comme créateurs et expérimentateurs d’ »étiquettes» à côté de ce pilier.

Autrement dit, c'est une manière de "faire la révolution" sans casse.

Une étiquette de projet décrit les règles d’organisation et de fonctionnement, les relations entre acteurs, l'emploi et le développement des compétences, etc. Une étiquette de projet est par nature peu dépendante du pilier moral dans la mesure où la seule vraie contrainte sur une étiquette est de ne pas être en opposition à un élément de ce pilier. En fait, les nécessités d’aménagements propres à chaque projet peuvent justifier quelques écarts d’interprétation des éléments du pilier moral, d’autant plus facilement que ce pilier empile des incohérences du fait de sa construction artificielle étalée dans le temps.

Un projet est un lieu de création de « lois » contextuelles provisoires, un lieu d’évasion de l’opposition binaire liberté - servitude. Les chefs de projet qui ne l’ont pas compris ne sont pas dignes de leur position. En particulier, dans un grand projet à enjeux collectifs, c’est une faute de confier la rédaction des lois internes du projet – ce que nous appelons l’étiquette – à un (pseudo) responsable de la Qualité pour produire une « spécification de management « d’après un modèle standard, comme un exercice de pure forme à réviser plus tard seulement à la page de la liste des participants, alors que l’expérience des associations, organisations, entreprises concernées devrait inspirer une étiquette spécifique évolutive après un recueil critique des pratiques, avec expertise et humanité. Un projet mal fagoté est vécu comme une calamité par ses contributeurs, les fournisseurs savent en profiter, les clients du projet perdent confiance dès les premières phases, alors ce n’est pas un « vrai chef » qu’il faut pour aboutir, c’est une remise à plat de tout le projet… Autrement dit, dans les circonstances d’une société en transformation, si un grand projet n’est pas en soi conçu comme une création progressive - pas seulement la création des produits attendus en fin de projet mais une création sociale spécifique (à l’échelle du projet) - le ratage est assuré et on devrait en faire l’économie.

D’autres billets de ce blog développent divers aspects spécifiques des projets de transformations sociales, notamment les projets collectifs de réalisation d'infrastructures d'intérêt général, par différence aux grands projets d'ingénierie, mais évidemment en reprenant de ces derniers les éléments indispensables à la conduite des aspects techniques, matériels, financiers etc. dans le temps.

Le bonheur sans l'extase

En conclusion, voici quelques paragraphes de philosophie en bouts de ficelle, en résumé des propositions selon une autre progression justificative.

Il est vain d'imaginer une morale du provisoire, une éthique du provisoire. Les valeurs qui les fondent sont par nature éternelles, et la morale et l'éthique sont conçues en vue du monde le moins imparfait possible, le plus stable possible en regard des critères de l'éthique et de la morale.

Ce que nous avons appelé "pilier de la morale", c'est l'empilement "valeurs - éthique - lois - codes et coutumes", autrement dit l'architecture mentale (branlante mais passons) commune de nos sociétés, dont il est vain d'imaginer des mutations en préalable à l'action collective - dans l'urgence des transformations à opérer dans nos sociétés physiques.

Donc, dans un esprit pratique, il faut trouver ailleurs l'espace de création de nos "lois" du provisoire.

Quel autre espace de création serait mieux adapté que celui des grands projets collectifs, surtout s'il est lui-même à créer et que tout le savoir pour le faire existe ?

Notre "loi" du provisoire local, nous l'appelons "étiquette" faute de mieux, parce que ce terme, contrairement aux autres candidats comme "code" ou "règle", porte une idée de légèreté, d'artificialité et d'ouverture. L'équivalent existe certainement dans les langues qui en auraient le besoin, à moins qu'elles aient été totalement investies par la mentalité juridique, auquel cas, l’étiquette sera éclatée entre plusieurs documents du "project management".

L'extase de soumission aux détails du pilier de la morale, les ratiocinations à rebondissements sur des micro conflits binaires, le ravissement dans l'infini des croyances confortables, la multiplication des délégations gratuites aux élites, les espoirs d'hyper solutions automatiques... sont sur la voie directe de notre anéantissement par un monde qui met toute l’humanité - et toute humanité - en question.

Une troupe de moutons déboule. Cabrioles, Sauts périlleux. Banal, de leur propre initiative.

Le bonheur se trouve dans l'action.

vendredi 19 juin 2020

Pour une recréation du réel

Ce billet est encore un billet d'actualité, pour une fois sous quelques apparences de haute pensée, bien qu'il ne soit, au fond du fond, qu'une actualisation de dits et réflexions de mes grands parents, qui vécurent les améliorations accélérées du confort matériel depuis le tout début du 20ème siècle jusqu'à la décennie des années 80. Au passage, si on peut dire, ils vécurent plusieurs événements destructeurs de leur monde et de leur être, de leurs familles, de leurs ressources, de leurs moyens de subsistance quotidienne - guerres, épidémies, crises économiques, révolutions - ce qui les obligeaient à s'inventer une forme de sagesse.

Présentation résumée

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L'hystérie autobloquante de nos sociétés industrielles en réaction aux menaces planétaires peut s'expliquer de multiples façons, il devient urgent d'en choisir une qui soit opératoire. L'explication ici proposée est une forme d'auto hypnose assez banale dans l'histoire de nombreux groupes sociaux, mais qui a pris une dimension universelle avec l'expansion démesurée des services des nouvelles technologies en informatique et télécommunication, simultanément agents d'addiction et témoins de propagande. Au départ, il n'y avait qu'une théorie enthousiaste du Progrès par la science et la technique, rejetant à l'arrière plan le pillage des sources d'énergie et des ressources naturelles, à l'arrière plan aussi les dégradations inévitablement associées à la "société de consommation". Dans tous les esprits et dans presque tous les domaines de la pensée politique, économique, sociale, cette croyance au progrès absolu s'est constituée à l'équivalence d'une vérité scientifique en fondation d'une civilisation moderne caractérisée par sa dynamique en réseau mondial, en contraste de l'immobilisme relatif et des cloisonnements des temps anciens. Le petit maître du feu domestique se sent chaque jour plus puissant, et s'imagine bientôt maître de l'Univers, exonéré des lois physiques gênantes. Cette croyance est particulièrement confortable, elle nous débarrasse de la responsabilité de nous-mêmes comme dans une réalité virtuelle où tout serait maîtrisable par construction. Actuellement, cette croyance faussement solaire, en combinaison avec des justifications de circonstance et la simple peur de perdre, empêche de concevoir l'avenir de l'humanité terrestre autrement que par continuation ou survitamination de son socle agro-industriel, et la vocation universelle de cette croyance trouve sa démonstration dans l'acceptation mondiale de ce blocage - une implication circulaire tragiquement inepte. Nos illusions se dissiperont dramatiquement sous la contrainte, avec l'apparition des premières conséquences vraiment brutales des déséquilibres et des épuisements naturels, qui seront naturellement fortement différenciées selon les régions du globe. Dans l'état présent du monde, seule la mise en oeuvre de stratégies régionales de rupture en coordination minimale (et sur mesure) entre les pays pourra éviter la plongée dans le chaos de la guerre de tous contre tous. Dans l'état présent du monde, chaque stratégie de rupture pourra réussir à condition de s'annoncer comme telle par des actions initiales plus que symboliques et à condition de traiter en parallèle, dans toutes ses expressions et ses réalisations, le mental et le matériel, l'ordre social et la subsistance, l'individuel et le collectif.

Le réel comme création sociale

Beaucoup a déjà été écrit sur l'invention du réel, en tant que découverte du monde et de l'univers par l'Homme, au travers des péripéties des avancées des techniques et des sciences.

L'Histoire se souvient des créateurs de Progrès et même des précurseurs. L'Histoire se souvient des étapes d'apparition des progrès, aussi des régressions, des cruautés et des crudités. L'Histoire se souvient aussi des opposants au Progrès, des grands criminels, des doctrines fausses. C'est l'Histoire construite par l'Homme pour l'Homme.

Par suite légèrement abusive, dans notre culture collective, notre conscience du réel et ce réel lui-même s'assimilent à des produits scientifiques de l'Histoire humaine. Par extension totalement abusive, certains esprits audacieux ou simplement opportunistes considèrent que leurs vérités, leurs valeurs, leurs normes sociales, en tant que produits de cette même Histoire humaine, en obtiennent confirmation. Certains d'entre eux savent dire, à propos de tout événement de l'actualité, ce qui est le Bien, ce qui est le Mal, et discuter savamment de leurs hésitations.

Le point de vue de ce billet est tout autre - pas à l'opposé, tout autre - les autres billets de ce blog en témoignent.

En effet, en vue des tourments à venir dans notre époque, l'Histoire à privilégier serait celle des ruptures des fondements techniques et mentaux des sociétés, de la maîtrise ou non de ces ruptures, des effets ressentis ou constatés, que ces ruptures puissent être jugées rétrospectivement comme des progrès (sous-entendu vers nos sociétés présentes) ou des régressions.

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Les quelques ouvrages dont les couvertures illustrent ce billet peuvent être lus en écart à la modélisation simpliste de l'Histoire comme Progrès de l'Homme. Ils peuvent être lus comme des analyses de ruptures historiques dans nos modes de pensée et nos mode de vie, à présent que l'on connaît les conséquences de ces ruptures. Ils peuvent être lus comme des arguments d'existence de la capacité humaine de création du réel, le réel social de la vie en société dans ses dimensions physiques et mentales, le réel de la vie humaine - création par définition toujours d'apparence relativement positive dans l'instant. Dans ce parti pris de lecture, ces ouvrages ne sont pas spécialement originaux sur les étagères des librairies. Ces ouvrages traitent de leurs propres domaines divers pour leurs propres objectifs. Ensemble, ils témoignent de l'universalité de la capacité humaine de création du réel, matériel et mental, et de la variété de cette création dans l'Histoire.

La folle modernité par la virtualisation du réel

Pourtant, dans l'actualité de notre monde en 2020, l'absence de capacité de création du réel est frappante, à moins de réduire le réel à certaines spécialités pointues des techniques et des sciences appliquées. Les grossières mimiques théâtrales médiatisées de quelques puissants personnages ne font qu'accentuer la sensation de répétition et de lourdeur, même en dehors des domaines politiques et économiques.

Avant l'industrialisation massive, dans toute société (ou groupe social) de traditions, chacun se conduisait selon une éthique censément représentative de valeurs communes, évolutives au rythme des générations. Cette éthique était produite par un processus d'adaptation générative plutôt chaotique. Dans ces sociétés de traditions, une élite sociale se caractérisait par la conscience des nécessités d'adaptation de l'éthique, par le rééquilibrage entre les valeurs héritées ou par la réinterprétation de ces valeurs. Cette élite-là ressentait spontanément, par exemple, que Machiavel, en écrivant Le Prince, faisait acte de dénonciation de la fausse élite des puissants parasitaires et des prédateurs sans limite, une fausse élite de caïds complètement absorbés dans les péripéties de leurs compétitions.

A présent, dans une société "moderne" qui confond science et connaissance, pouvoir et machine, l'éthique sociale se résume à quelques sous-ensembles interprétables par informatique, y compris le "corpus légal" et les "institutions". Les dirigeants, ceux des états comme ceux des grandes organisations, ne peuvent plus que perfectionner à la marge la programmation de leur Grande Machine, dont le fonctionnement dépasse depuis longtemps leurs capacités mentales, pour optimiser des indicateurs de "réalité objective" en référence à un équilibre théorique. La population se gère en masses catégorisées de sous machines dont le logiciel principal d'interaction sociale serait limité à la réclamation de "mes droits" et à la reproduction maladroite d'éléments de langage produits par la Grande Machine à partir des sondages d'imprégnation par la Communication. On ne sait plus vouloir "bien faire", mais on sait toujours "faire bien", il suffit pour cela de suivre le programme à la mode avec l'équipement obligatoire des derniers bidules en promotion publicitaire.

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La réalité de ce réel de la modernité, c'est que le rêve de dépassement de l'humanité faillible et vulnérable se réalise par une projection de l'humain hors de son propre réel, comme super automate commandeur de sous automates de plus en plus puissants. L'ancien monde obsolète des humains d'avant, les humains de l'Histoire, survit dans les modèles de comportements émotifs caricaturaux des reportages de faits divers, des publicités, des séries télé et des oeuvres archivées qui les inspirent.

L'humain d'avant, c'était une autre espèce qui vivait et pensait autrement dans un autre monde, une espèce disparue comme Neandertal. Bienvenue dans le monde moderne des rêves en boîtes de conserve, bienvenue dans la société de l'être bidon.

Quelle rupture ?

Que la planète Terre ne supporte plus nos industries dévorantes et polluantes, que l'illusion de la toute puissance de l'Homme s'évapore subitement face à un élément perturbateur inconnu comme un nouveau virus covid, c'est un constat commun. Une autre évidence est la nullité des conventions mondiales successives sur le climat : imperturbablement, la progression des émissions mondiales de gaz à effet de serre se poursuit sur la même pente, sur une droite complètement corrélée à celle de la croissance du PIB mondial. Les conventions mondiales presse boutons ne seraient-elles pas l'une des plus tragiques manifestations de la virtualisation du réel dans notre modernité ? De plus, comment ignorer l'empoisonnement des océans et de la plupart des réserves terrestres d'eau douce, l'extinction des espèces animales et végétales... ? L'inertie des phénomènes planétaires naturels engendrés par les activités humaines est telle que la seule accumulation de nos négligences passées entretiendra la poursuite des dégradations de l'"environnement" pendant 10 ou 20 ans même si l'humanité cessait complètement toute activité industrielle. En conséquence, personne ni rien ne pourra raccourcir le délai naturel entre une éventuelle décision radicale "pour le climat" et l'apparition d'effets positifs dans l'horizon de nos décideurs. Alors, comment agir et sur quoi ?

L'espérance de solution par la technologie et l'innovation est un leurre grossier. Les véhicules à moteurs électriques, les avions à propulsion par hydrogène, les centrales d'énergie "verte", les usines d'absorption des gaz à effet de serre, etc. ne changeront rien à nos perspectives d'avenir terrestre, pas plus que les expéditions scientifiques sur Mars. La moindre modélisation des filières industrielles prétendument innovantes, en termes d'émissions nocives et de déchets, en termes de dépendance à des ressources limitées (l'eau douce non polluée va devenir plus rare que le pétrole), montre que globalement ces prétendues innovations seront sans effet, même localement pire que la prolongation des industries actuelles sans changement. De plus, même si une transition vers une "économie innovante durable" était prometteuse, même si elle était réalisable techniquement demain matin, la mise en place de sa logistique industrielle (y compris les usines de fabrication en masse) prendrait 10 ans au minimum. Or, nous n'avons plus le luxe d'un délai de 10 ans pour constater un échec, d'autant moins que cet échec est grossièrement prévisible dès à présent sans attendre les développements merveilleux de l'intelligence artificielle, de l'informatique quantique et de l'analyse des big data.

Dans ces conditions, si on en reste là, il est très facile de prédire l'avenir : la guerre de tous contre tous, et avant 2050, l'extermination d'une grande partie de l'humanité, mécaniquement et automatiquement par le jeu des compétitions en miroir, comme processus "naturel" de rééquilibrage entre ce qui restera d'humanité et les capacités hôtelières résiduelles de la planète.

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Peut-on imaginer des avenirs alternatifs ? Les sondages d'opinions, les réflexions de groupes consultatifs, etc. produisent des combinaisons de formules pré inscrites dans le paysage médiatique financé par des intérêts contemporains. Fatalement, même si les propositions peuvent être bonnes en soi, elles se présenteront et seront comprises par les décideurs comme des listes d'aménagements techniques ou juridiques, des orientations de bonnes intentions, des dénonciations "plus jamais cela", voire des rabâchages de mots d'ordre publicitaires, faute d'un plan d'ensemble reconnaissable comme réaliste et acceptable. Le miroir de notre médiocrité, il ne sert à rien de le briser en morceaux, chaque morceau reflète la même réalité que nous ne voulons pas voir : nous n'avons pas le luxe d'un délai de 2 ans pour augmenter encore notre niveau de désespoir, au risque de nous précipiter vers des versions actualisées d'échappatoires traditionnelles - autrefois, on trouvait un chef pour envahir les voisins, propager une religion sacrificielle...

En revanche, l'exploitation systématique des rares retours d'expériences locales "écologiques" significatives, réussies ou non dans les domaines de l'agriculture, de l'urbanisme et des transports, serait une priorité. Mais cette exploitation d'expériences ponctuelles ne sera utile qu'en référence à un plan d'ensemble - à construire -, pas seulement un plan de conversion agricole et industrielle, un plan de recréation sociale. En effet, même si on pouvait généraliser les réussites par des programmes nationaux, il resterait à convaincre la population, nous tous, de changer non seulement notre mode de vie mais notre pensée de l'avenir, et de contribuer à ces programmes autrement que par force. Les conseils avisés des collapsologues, les discours conceptuels sur la complexité et la résilience de nos sociétés... ne suffiront pas.

Bref, compte tenu de l'urgence, comme une rupture sera indispensable, pourquoi attendre le chaos ?

Dans l'immédiat, on pourrait espérer que des pays exemplaires prennent enfin quelques initiatives préliminaires de rupture, d'abord pour leur propre sauvegarde. Par exemple, à titre d'illustration (en référence à un pays européen) et sans ordre : - développement des techniques de la permaculture (agriculture adaptée localement), extension des surfaces cultivées pour l'alimentation humaine - création d'un droit de type "salaire universel vital" à tout citoyen en retour de sa contribution à des projets de travaux d'intérêt local (salubrité urbaine, agriculture péri urbaine, etc.) - restriction des transports aériens aux urgences, aux voyages à longue distance pour séjour de durée minimale de x semaines ou mois - interdiction des ventes d'automobiles individuelles consommant plus de 3 litres au 100 km (pour commencer) - limitation du transport routier de longue distance aux urgences et premières nécessités - arrêt des avantages tarifaires et fiscaux accordés aux productions énergétiques réalisées par des investissements spéculatifs - arrêt de l'extension des métropoles nationales et régionales (suppression des attributions de permis de construire par des autorités locales) - interdiction de tous traitements (bio) chimiques des surfaces agricoles rendant les nappes phréatiques et cours d'eau impropres à la consommation humaine ou animale - fixation des prix minimaux des productions labellisées, agricoles et d'élevage en exploitations conformes - soumission des importations à justificatif d'usage ou de commerce (a minima pour les importations produites par une grosse dépense énergétique ou requèrant une forte consommation énergétique pour leur fonctionnement) - arrêt de la spéculation automatisée - etc.

Tant pis pour les traités et les accords de commerce, tant pis pour le pseudo marché mondial de pure concurrence, tant pis pour la monnaie et la Dette, tant pis s'il le faut pour les interprétations littérales des droits de l'Homme et tant pis pour quelques éléments de notre confort quotidien ! Il faut une rupture pour de bon.

Soyons philosophes. Nous ne serons jamais dans le meilleur des mondes, même pas dans un monde aimable, avant des siècles, à partir de l'état ravagé où nous l'avons mis. Alors, ce serait peu d'admettre qu'il devrait être possible, tout bien considéré à présent, d'envisager sérieusement notre survie dans les 20 ans à venir (sous-entendu pudique : pour une finalité de préservation d'une dignité humaine minimale) ! De toute façon, l'Histoire nous apprend qu'une rénovation institutionnelle et sociale devrait être systématique tous les 10 ans dans tout pays bien géré (à l'analogue des "entreprises dynamiques"), ne serait-ce que pour éviter la sclérose des instances décisionnelles, l'auto complaisance des dirigeants, l'établissement de relations statutaires de corruption, etc.

Interprétons l'Histoire. Dans l'état présent du monde, l'Homme est objectivement devenu son propre ennemi. En l'absence de projet crédible et structurant de la société et de ses valeurs, la pression d'événements naturels brutaux imposera la rupture de l'ordre "économique, politique et social" comme un objectif en soi sous des appellations diverses. Ce sera automatiquement le cas dans tous les pays qui n'auront élaboré que des stratégies partielles d'ordre technico juridico économique.

Rupture pour recréation

Résumons quelques conditions de réalisation d'une grande opération de rupture, en prolongation régionale de quelques mesures préliminaires prises dans quelques pays de pointe, dans l'état du monde en 2020.

Evidemment, un préalable est l'élaboration d'un Plan à 20 ans pour une mise en oeuvre cohérente des premières urgences : énergies, agriculture, urbanisme, transports, industries, communications, citoyenneté, niveaux régionaux de population d'équilibre, institutions, programmes nationaux, projets régionaux, réglementations. Rien que l'énoncé de telles têtes de chapitres révèle ce Plan comme un instrument de recréation du sens de la vie sociale à l'intérieur et en soutien d'une évolution de grande ampleur, ce que nous avons appelé une recréation du réel.

C'est prétentieux, la recréation du réel ? Tant mieux si on peut trouver d'autres termes, mais ce niveau d'ambition est indispensable afin que la réalisation se déroule comme une évolution naturelle, ce qu'elle doit être par principe "en démocratie" pour une réalisation en temps minimal en jouant des souplesses d'ajustements - seule une machine imbécile pourrait croire qu'un Plan pourra tout dire parfaitement dans le détail.

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La réalisation est possible si les pays de pointe prennent le temps de présenter leurs premières mesures provisoirement unilatérales devant les autres pays, avec leurs propres justifications de ces mesures, en encourageant ces autres pays à développer leurs propres programmes pour des objectifs similaires selon leurs propres cultures et environnements. La réalisation est possible si, à l'intérieur des pays de pointe, l'opération est conduite, dans son intégralité et dans toutes ses composantes, avec une honnêteté "scientifique" - tant pis pour l'addiction aux flashes de communication et tant pis pour le mythe de la perfection absolue dans les sciences et les techniques.

La réalisation implique l'explicitation du "nouveau" mental social, pas seulement l'explicitation des objectifs d'un Plan à partir de grandes finalités : les valeurs à privilégier, l'interprétation de ces valeurs dans une éthique de vie, dans l'étiquette des interactions entre les personnes, dans la nouvelle économie des contributions personnelles de chacun pour ses propres compétences à des projets publics.

La réalisation se fera d'elle-même en quelques mois si les orientations et les cadres forcément autoritaires de la recréation sociale sont traduits (à côté de programmes publics nationaux) en projets publics locaux ou régionaux impliquant un grand nombre de citoyens dans des réalisations concrètes - par roulement imposé, sinon les projets locaux seront automatiquement uniquement peuplés de "bons à rien" ou pire.

Les choix de réalisation et les corrections en cours de réalisation pourront se définir et se consolider par l'exercice de formes diverses de "démocratie directe" dans les projets locaux comme dans les prises des décisions difficiles au plus haut niveau - au travers de pratiques normalisées des "débats" et "prises de décisions collectives", notamment dans la conduite des réunions à distance.

A ce niveau d'ambition et dans la réalisation, il existe certainement beaucoup d'alternatives imaginables selon la culture et l'histoire, par exemple dans le dosage entre l'autoritaire et le participatif, entre l'action publique directe et l'aide (conditionnée) aux entreprises et aux exploitations agricoles, dans les évolutions du droit de propriété, etc. De toute façon, le meilleur usage de nos capacités d'imagination et d'organisation ne serait-il pas dans l'élaboration d'un Plan crédible ? Et le meilleur usage de l'informatique ne serait-il pas dans l'extension des partages d'expérience, dans les conduites de projets participatifs, dans les instanciations de "démocratie directe" ?

Plusieurs billets précédents de ce blog abordent ces derniers sujets secondaires, néanmoins cruciaux.

lundi 4 mai 2020

Pour un petit pourcentage

Voici, pour une fois, un billet d'actualité locale.

Pour un déconfinement de la société

La seule perspective d'une épidémie nouvelle, contre laquelle n'existe aucun remède et sur laquelle on ne sait rien (même pas à ce jour comment elle se propage), fait que toute notre société s'est mise à l’arrêt pendant plusieurs semaines début 2020, à part les services de santé et quelques fonctions vitales.

Il semble qu'au total les pertes humaines potentielles soient faibles, si on les évalue brutalement en pourcentage de la population totale. Même si ce n'était pas finalement le cas, la vulnérabilité de notre société "démocratique moderne" apparaît proprement terrifiante, déjà pour quelques pourcents d'écart à son ordinaire, lorsque la cause de cet écart relève de l'étrange ou de l'inimaginable. La société "démocratique moderne" se révèle, à cette occasion, plus instable que les anciennes sociétés historiques, dans son fonctionnement physique et encore plus dans son mental.

A l'écoute forcée des médias, nous pouvons apprendre à distinguer les vrais scientifiques des notables imbus, à faire la différence entre les durs à la tâche et les représentants de leurs propres intérêts, entre les tristes et les faiseurs de frisettes.

Nous pouvons constater la péremption des plus bavards de nos experts en économie nationale et internationale, dont le modèle de référence se limite à la comptabilité pour le petit commerce et à la gestion des monnaies de pièces fondues en métaux précieux.

Nous pouvons constater le vide des usages d'Internet dans la vie démocratique.

Nous pouvons constater les distorsions de nos médias de grande diffusion, notamment à l'occasion de pseudo débats, et par l'invasion sur certaines chaînes de très élaborés pseudo reportages à visée de réclame publicitaire ou de désinformation.

Nous pouvons observer les maladresses de nos dirigeants dans les incertitudes, avec l'apparition inévitable de goulots d'étranglement multiples à gérer en double organisation centralisée et locale, pour l’alimentation en matériels et en produits sanitaires, puis pour la remise en fonction de quelques secteurs d’activités. Le niveau de science logistique de nos dirigeants n'atteindrait-il même pas celui du magasinier – connaissent-ils l’existence d’une branche des mathématiques consacrée à la gestion des files d’attente ? Les statistiques sanitaires publiées ne permettent pas de comprendre les différents flux et processus autour des centres de soins et encore moins à l’intérieur, sans aucune possibilité d'appréhension de la gestion des ressources rares dans l’ignorance des temps d’attente et de passage. Ce n’est certainement pas à notre intelligence que s’adressent les médias en nous diffusant quotidiennement le cumul des décès et le cumul des hospitalisations depuis la date de début du comptage. Sommes-nous condamnés à l’attitude hystérique d'un conducteur d'automobile qui fixerait son rétroviseur par peur de ce qu'il découvrirait devant lui par une vue d’ensemble ? Alors, c’est évident, « tout devient possible »….

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C'est pourtant la maîtrise d'une science logistique qui a permis de construire les sociétés humaines, de surmonter leurs environnements parfois difficiles, de réaliser de grands projets (aussi de grandes folies), dans la pesanteur du monde physique et dans les approximations du réel, du social et de l'humain. C'est pourtant cette science-là qui est la base de la vie physique et fonctionnelle de toute société humaine - mais certes pas directement à la base de ses "grandes idées".

Osons constater que nos sociétés modernes ont oublié leurs bases pratiques et que les besoins associés de finalités concrètes en termes de vie quotidienne ont été enfouis au prétexte de leur supposée banalité - par compensation magique, les concepts en couples de jumeaux ennemis, tels que résilience et complexité, recouvrent la misère de la pensée.

Osons constater que nos sociétés modernes, dans la dynamique confortable des progrès industriels par l'usage des ressources énergétiques naturelles, reposent encore sur d'antiques croyances et principes imprescriptibles y compris dans les directions que prennent leurs prétendues technologies de pointe. Les débats d'idées engraissent le sommeil de nos esprits ; ce sont des spectacles sans enjeu, confinés au commentaire sans fin de l’actualité en l’absence d’une expression de finalités propres de nos sociétés. Les échanges ne peuvent que se rétracter au seul énoncé des intouchables croyances et principes qui représentent nos fondements sociaux – quelques mots en vrac y suffisent. Qui osera observer les diverses méthodes rhétoriques d’évasion devant les incohérences entre ces certitudes exclusives profondes et réputées communes, d'autant plus imbriquées et grossières ?

Notre nature humaine aurait-elle tellement changé dans la modernité qu'une société humaine puisse survivre sans expliciter ses finalités propres, comme si elle pouvait se tenir sur des fondations artificielles, par l'exercice de virtualités issues directement de ses croyances de référence ?

Nos « valeurs » qui font automatiquement « sauver des vies » sans demander l'avis des intéressés, quel que soit le coût pour la société et quelles que soient les séquelles des survivants, de quelle illusion de sagesse absolue sont-elles les produits ? La noblesse inconditionnelle de ces « valeurs » ne pourrait-elle plus s’affirmer que par le mépris des tâches banales d’organisation et des compétences correspondantes, autrement dit par l’ignorance de la pratique de ces valeurs ? Pourquoi la pratique de ces valeurs sanctuarisées serait-elle tenue hors de portée de la décision du citoyen ordinaire de la même façon que, par exemple, les grands projets de travaux publics ? Pourquoi toutes les décisions vraiment importantes sur nos vies seraient-elles prises sans consultation du peuple citoyen par ailleurs pourtant si chèrement éduqué ? Qui peut encore défendre, dans les nations de tradition démocratique, le maintien de l'équilibre présent entre responsabilité du peuple et compétence des dirigeants - autrement dit entre irresponsabilité confortable du peuple et spécialisation étroite des notables dirigeants et de leurs entourages ?

Osons constater que l'héritage mental profond des croyances dans nos sociétés, autrefois facteur de stabilité (temporaire) et de sentiment de puissance (face aux « barbares »), les rend dangereusement fragiles, en substitution de finalités pratiques assumées.

Osons constater que notre époque est celle du conflit entre l’intérêt général des sociétés humaines et nos croyances, nos grands principes, nos droits imprescriptibles, nos vérités fondamentales (réputés stables localement et plus respectables que les personnes) – ces sanctuaires mentaux abritent les simulacres de justification des actions collectives, et les enferment de fait dans un conditionnement mental devenu criminel envers toute vie sur notre planète.

Tous ces thèmes étant déjà développés dans d'autres billets de ce blog, ils ne sont ici rappelés que pour leur pertinence en regard du besoin d'un grand déconfinement de nos sociétés humaines.

La science - fiction comme instrument de libération mentale

Les événements planétaires des prochaines années causeront des pertes localement bien au-dessus de quelques pourcents, quels que soient, par exemple, les "progrès" dans la conquête de la planète Mars ou le développement de l'Intelligence Artificielle, tant que l'humanité sera soumise au monde physique.

C'est évidemment sur les sciences sociales et les sciences dites appliquées (dont la logistique) qu’il faut porter l’effort, pour actions immédiates, dans la nécessité de réduire notre dette physique vis à vis de la planète.

Dans cette entreprise, sur quelles références pouvons-nous nous appuyer ?

Volontairement, fuyons les oeuvres consacrées comme porteuses de lumière : leurs citations répétées leur ont donné trop de pesanteur et les seuls noms des auteurs déclenchent des appréciations réflexes binaires.

Dans l'instant, évitons aussi, au privilège de la légèreté indispensable à une approche de sujets vraiment sérieux, les ouvrages monumentaux qui tentent de nous donner une profondeur et une étendue de la vision dans un format académique.

Les livres d'histoire seraient a priori les meilleurs candidats, mais à part des ouvrages romancés consacrés à tel ou tel épisode, ils passent vite sur les périodes douloureuses de notre pauvre humanité, ou alors c'est pour leur donner un sens, autrement dit parler d'autre chose. C'est très ennuyeux les morts entassés, les souffrances répétées, l'absence de remède et la désespérance, l'effondrement progressif de la société et de ses valeurs construites, le surgissement des substituts, la soumission brutale de notre vie physique à l'animalité, à la crasse et à l'isolement, le sursaut mental dans les imaginaires de gloire et de revanche minables. Mais c’est le sujet à traiter !

De fait, les archéologues sont les seuls à s'intéresser à notre humanité ordinaire mais à l'échelle des millénaires, alors que nous n'avons pas un siècle en délai de préavis avant que notre planète ne nous donne brutalement congé en cas de prolongation de notre appropriation abusive et de nos dégradations irréparables.

Pour exciter notre capacité d'imagination face à l'inimaginable, il nous reste la littérature et la filmographie dite de science - fiction. L'évidence de cette source référentielle n'est plus une originalité, puisque nous sommes à présent de toute façon projetés en science-fiction dans notre réalité. Dans l’actualité d’une menace virale inconnue, le terme science - fiction perd son caractère auto contradictoire.

Une difficulté d'exploitation des oeuvres de science-fiction comme sources référentielles réside dans l'obligation d'y rechercher les correspondances pertinentes mais forcément partielles avec notre actualité, ce qui exige l'effort d'un pas de côté. Dans leurs contextes de création, les critiques sociales implicites d’une époque dans un lieu donné s’appuient en contre point sur une expression forcément « datée » de valeurs et principes éthiques de référence. Ce décalage bien apparent dans les œuvres de science – fiction est favorable à la distanciation. Sous cet angle, les oeuvres un peu anciennes de science - fiction sont plus exploitables, d’autant plus que les oeuvres récentes ont tendance à s'auto caricaturer sur le modèle de matchs entre le Bien et le Mal, leur contenu original de science - fiction se réduisant à un assemblage de thèmes recyclés dans des décors et costumes en conception assistée par analyse factorielle.

A titre d'exemples, ce billet est illustré des pochettes de couverture de deux films en DVD : l'Invasion des profanateurs (version 1978) et Soleil vert (1973).

L'intérêt présent de l'Invasion des Profanateurs n'est pas perceptible dans son titre. L'analogie avec une invasion virale devient évidente dès que le processus d'invasion se dévoile comme une reprise de chaque corps humain pendant son sommeil par un hôte extra planétaire qui en fait une sorte de néo humain zombie (on retrouve le développement d'une idée semblable dans de nombreuses autres œuvres, notamment les premières séries Stargate). Dans le film, l'organisation mise en place par les envahisseurs incarnés en néo humains présente des similarités avec celle de nos périodes de confinement (puis déconfinement en fonction des capacités des centres de conversion). L'une des scènes les plus marquantes rassemble des néo humains figés sur place, gueules grandes ouvertes (mais ils pourraient aussi bien porter un masque de protection), montrant du doigt des aborigènes égarés, en saturant l'atmosphère d'un cri d'alarme à haute fréquence. Au-delà des correspondances scénaristiques et esthétiques, les questions suscitées par ce film pourraient être :

  • comment détecter qu'un dangereux agent nouveau est dispersé partout dans l'atmosphère, avant qu'une partie de l'humanité ne présente des symptômes graves de maladie... avant que toute l'humanité ne soit de fait condamnée ?
  • comment organiser des mesures de sécurité sanitaire sans bloquer toute vie sociale, quand toute la population dispose de moyens modernes de télécommunication ?
  • comment assurer le strict respect de mesures de sécurité sanitaire, par la prescription, par une surveillance, par une pression sociale ?
  • comment assurer que les personnes "guéries" n'ont pas été irrémédiablement dégradées à partir d'un certain stade ou durée de traitement, et qui pourra en juger pour quelles décisions préventives sous quel contrôle ?

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Soleil vert est souvent cité comme un film prémonitoire des dérives vers une société autoritaire en cas de surpopulation planétaire. On peut y trouver matière à des questions encore plus actuelles, par exemple :

  • ne devrait-on pas, dans nos vénérables Constitutions (ou équivalents), citer comme crime d’Etat la diffusion de mensonges portant préjudice à la société dans son ensemble ou l’une de ses composantes, y compris par rétention volontaire d’information, y compris par l’absence de reconnaissance d’une erreur, à l’exclusion de toute forme de censure ?
  • dans un monde fini qui se dégrade encore plus à chaque instant du fait des activités humaines, comment ne pas explicitement renoncer aux grands principes d'humanité lorsqu’ils s’opposent à l’intérêt général planétaire ?
  • qui pourrait être chargé de définir l'intérêt général planétaire, avec quel mandat, à partir de quelle "réalité", celle des experts ou celle des gens ordinaires ?
  • en quoi un régime de "démocratie représentative" serait-il plus pertinent pour faire respecter l'intérêt général planétaire qu'une oligarchie de manipulateurs ou qu'une dictature affirmée ?
  • comment surmonter l'incompatibilité logique entre certaines actions à faire réaliser dans cet intérêt général et les "simplifications traditionnelles" qui nourrissent l'esprit des gens ordinaires : en ouvrant le champ mental des populations, par exemple, par une transition vers une forme de démocratie directe, ou en planifiant centralement l’effraction (mentale) et le viol (mental), au risque d’un blocage social imprévisible ?

Pour une reconfiguration destinale

Environ 97,5 % de la population humaine ne se pose jamais aucune question fondamentale relative à la société, dans l'excuse des tâches quotidiennes et dans la commodité de son auto manipulation en espérance d'une forme vague d'ascension victorieuse.

Au cours de l'épidémie planétaire actuelle, il est déjà apparent que le petit nombre de personnes qui se poseront de "bonnes questions" (dont celles qui ne peuvent jamais recevoir de réponse absolue) dans le vacarme des désinformations, seront vite confortées dans les haines et les enthousiasmes de circonstance diffusés par les canaux de communication de leurs pays et confessions. La reprise de leurs activités d’avant l'épidémie sera ressentie par eux comme une libération, pour laquelle ils accepteront des sacrifices dans le sens des émotions collectives.

On ne peut pas espérer que d’éventuelles successions de catastrophes entrecoupées d’intermèdes calmes finiraient par provoquer un sursaut de conscience solidaire globale entre des populations survivantes, plongées dans la stupeur avant le repli dans leurs traditions et les diverses formes cérémonielles de reconstitution des groupes sociaux pendant les pauses entre les cataclysmes. Ce serait toujours à la fois trop tard et trop tôt.

Par contre, à l’occasion d’un choc planétaire relativement isolé et de faible ampleur, l’opportunité pourrait être saisie d’un redéploiement de notre sens destinal implicite commun, celui qui tient ensemble nos diverses croyances opératoires au moins depuis les époques historiques pour le seul grand « bien » de l’espèce humaine. Un petit pas de côté, un grand pas pour l’humanité : conservons nos valeurs et nos croyances, réinterprétons-les dans la construction de l’intérêt général planétaire – donc pas seulement celui de l’espèce humaine - en finalités et actions prioritaires. Nous savons très bien opérer ce genre de bricolage physico – psycho - social, nous avons toujours su faire, même aux époques historiques, en petit à de multiples occasions où notre espèce n’était que localement en péril. C’est une caractéristique de l’être humain.

Le basculement initial du sens destinal peut être simplement exprimé par analogie avec un scénario de science – fiction. A ce moment du film, par un retournement dans le scénario, nous nous découvrons en Monstres immatures et désordonnés, mais efficaces ravageurs de surface grâce à nos machines. Il reste seulement 3 minutes sur la bobine en cours, mais le film dans sa totalité s’étend à l’échelle multi millénaire de la tectonique des plaques, une particularité de la planète qui lui donne une éventuelle ultime capacité de régénération autonome d’une biologie de surface. Ce n’est qu’un passage, tout ira bien à la fin. Quelqu’un voudrait prouver le contraire ?

dimanche 27 octobre 2019

Pour une société en ordre de rupture

Rupture de quoi pour quoi faire

La transformation physique en cours de notre monde habitable n'est pas humainement maîtrisable, ni demain ni après. Le "dérèglement" climatique n'en est que l'une des manifestations, la plus propice aux prises de conscience (de quoi ?), du fait de ses effets localement discontinus et répétés, et de l'augmentation de quelques conséquences indélébiles bien apparentes.

Nous savons que toute réaction de notre part sur les principales causes supposées de cette transformation planétaire dans le but d'en atténuer les effets défavorables n'aura aucun effet immédiat, n'aura d'effet que dans des dizaines d'années, très progressivement et probablement très partiellement, du fait de l'accumulation séculaire des facteurs générateurs des phénomènes naturels de cette transformation en cours.

Nous sommes donc collectivement, c'est-à-dire a minima à l'intérieur de chaque nation, au prélude d'une rupture de nos civilisations humaines sous des pressions physiques non négociables, en diverses combinaisons locales.

Que cette rupture soit maîtrisée au cours d'une évolution choisie de nos civilisations, chacune vers un but déterminé, ou que cette rupture soit la résultante aléatoire d'effets subis, cela seul dépend de nous.

Une évolution non maîtrisée sans but bien défini, ou une évolution maîtrisée vers un but intenable ou flou (par exemple celui d'une utopie sociale) provoqueront des catastrophes équivalentes déjà historiquement trop bien connues : multiplication des conflits de diverses natures, puis cristallisation en guerres, avec leurs conséquences en famines, épidémies, régressions sociales par la perte des capacités de transmission culturelle, etc. En effet, que s'est-il passé dans l'Histoire chaque fois qu'une Grande Crise s'est produite sur fond de Grand Destin ou de Grande Revanche ?

Le spectacle quotidien de nos sociétés manifeste, pour le moment, notre incapacité collective à nous préparer à une évolution d'ampleur, à l'imaginer, à en réaliser les toutes premières étapes.

Où sont les grands projets de transformation raisonnée de nos sociétés en profondeur, autrement dit les grands projets de rupture ?

Comment pourrions-nous créer de tels projets, organisés et structurés ?

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Dans les pays en régime de "démocratie" représentative, la réalité observable est celle de l'auto inhibition décisionnaire au-delà de quelques mois. Les débats succèdent aux débats, les ministres se remplacent et se multiplient, tandis que s'accumulent les législations, réglementations et jurisprudences en fonction des événements hebdomadaires, des sondages de popularité et des pressions exercées par des groupes d'intérêts. L'actualité de fin 2019 en Europe occidentale devrait être considérée comme exemplaire. En particulier, on pourrait observer l'étalement des péripéties hystériques du Brexit comme la démonstration des automatismes d'opposition des institutions et organes des "démocraties" représentatives à tout grand projet supposé "de rupture", notamment par l'incapacité, après une décision de principe, de fonder une structure unique de projet disposant d'une délégation au niveau adéquat. Il apparaîtrait que les organes existants alourdis d'escouades de juristes et de consultants costumés - les parlementaires "représentants du peuple" comme les organes "communautaires" bureaucratiques - ne sont pas en mesure d'aborder les aspects concrets des projets de changement (certains de ces aspects ne se révèleront évidemment qu'en cours de réalisation, sinon où serait le changement ?). Au contraire, ces personnes d'élite ont déployé leur ardeur à détecter les innombrables détails des obstacles a priori les plus valorisants de leurs points de vue bornés. En particulier, dans les cadres institutionnels et conventionnels qui les enferment, les "représentants" du peuple ne peuvent que nuire à la réalisation des grands projets, par le poids de leur incompétence naturelle non assumée (fuite devant le risque de se tromper) et par la peur panique de perdre un pouvoir sur les réalités quotidiennes qu'ils ont pourtant usé plus en paroles qu'en décisions impactantes - alors qu'ils délèguent couramment des éléments arbitraires de leur pouvoir à des entreprises privées, soit par inconscience soit "sous le voile de l'ignorance" pour leur propre bénéfice individuel.

Dans un environnement planétaire disruptif, personne ne pourra plus vivre dans l'illusion d'une société stable, encore moins dans la continuité d'une progression vers plus de confort. Nos univers mentaux tardent à s'adapter, car ils sont fondés sur des valeurs sacralisées et des façons de penser théorisées qui ne peuvent évoluer qu'avec lenteur, au rythme des générations et des capitalisations des expériences historiques collectives. Cependant, dès à présent, seuls des esprits attardés pourraient encore soutenir, dans un environnement physique de plus en plus nettement inamical, que les idéaux d'équilibre entre les pouvoirs constitutionnels sont parfaitement incarnés dans nos institutions héritées des siècles conquérants, en ignorant la croissance de leurs signaux d'inadaptation. Il serait plus qu'urgent d'envisager l'équilibre des pouvoirs - hérité de théories politiques formulées au 18ème siècle - non plus comme un idéal "toutes choses égales par ailleurs dans un univers tout à nous" mais dans un monde physique brutal de catastrophes d'intensités variables, en introduisant des flexibilités non seulement dans l'interprétation commune des grands pouvoirs à équilibrer, mais aussi dans l'extension des instances et organes où devront se définir différents équilibres entre ces pouvoirs.

Il n'est simplement plus faisable de refaire le monde aux mesures de nos rêves historiques, ni pour la plus grande gloire de quelques élites, encore moins pour les autres. A présent, il nous faut inventer comment devenir polis vis à vis de notre planète Terre. En totale négation de cette évidence, les divagations prétentieuses et les inhibitions vociférantes continuent de faire le spectacle. Nos Lumières contemporaines, scientifiques, philosophes ou grands dirigeants, semblent se satisfaire de rétro projections savantes, y compris dans la littérature émergente des discours prémonitoires les plus radicaux. Ce sont des illustrations involontaires d'un mythe de Sisyphe transposé aux productions intellectuelles et aux principes de management, tandis que la charge pesant sur nous tous - c'est à dire la réalité physique planétaire qui définit notre humanité écocide - s'alourdit pour nous repousser aux abîmes de notre animalité.

Dans ces conditions, comment provoquer l'invention de notre survie, dans l'humilité juste à temps plutôt que dans l'humiliation trop tard ?

Ce qui demeure pratiquement faisable, en bousculant un peu nos structures intangibles et en déplaçant à peine l'interprétation de certains rêves séculaires, c'est de transiter dans l'ordre vers une société de projets publics. Des projets initiateurs de changements profonds de nos sociétés en commençant par nos vies quotidiennes. Des projets d'intégration originale des pouvoirs et des compétences. Des exercices de liberté. Des "machineries" à produire des citoyens responsables.

On trouvera dans ce blog quelques propositions. Ces propositions relèvent de la basse technique, et même très précisément de la basse technique la plus immédiatement faisable. Au fait, n'est-ce pas ainsi, par de basses techniques immédiatement faisables, que s'est faite la fameuse "révolution néolithique" et n'est-ce pas une "révolution" de cette ampleur qui nous est à présent imposée ? Nous avons juste quelques années pour la réaliser avec nos moyens actuels, dont le Web, et avec nos connaissances, dont l'immense expérience de nos échecs historiques. Les valeurs, les grandes idées, les institutions, la finance, le "système"... devront suivre. C'est l'ordre naturel des ruptures.

Ce billet-ci se consacre à l'approfondissement de quelques aspects spécifiques aux projets publics "de rupture"... maîtrisée. Il fait suite aux billets précédents de ce blog.

Références et contre références de projets

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Les illustrations d'images de couvertures d'ouvrages sur la conduite des grands projets sont ici à comprendre au premier degré. En effet, rien n'est à jeter dans les méthodes classiques de conduite des grands projets novateurs, connues depuis l'antiquité (expéditions d'exploration, constructions de monuments, ouvrages civils, engins spatiaux, systèmes de "défense", etc.), et d'ailleurs on ne saurait pas le faire sauf en rêve - dans ce domaine, un loisir indécent. La conduite des projets est une discipline codifiée, au sens où les métiers et les compétences y sont spécifiques et spécifiquement intégrés dans la réalisation d'étapes d'avancement bien définies. Toutefois, dans la suite de ce billet, nous éviterons les termes "gestion de projet" et "management de projet", à notre avis dangereusement restrictifs : la conduite des projets n'est pas que financière (bien entendu, la gestion de trésorerie en est une composante importante, à tous les niveaux y compris les sous-traitants), la conduite des projets n'est pas que la chose d'un super manager et de son équipe rapprochée (sauf dans un contexte esclavagiste), c'est un effort collectif.

Insistons : particulièrement pour des projets de rupture, les références classiques de la conduite des projets sont pertinentes. En particulier, le phasage du projet doit être respecté et notamment la phase de "définition" devrait, particulièrement dans tout projet innovant, s'appuyer sur des prototypages et identifier non seulement les montants d'appels de fonds prévisionnels, mais surtout les incertitudes de tous types et les compétences nécessaires à leur reconnaissance et à la maîtrise de ce qui pourra être maîtrisé. Certains projets classiques se contentent de lister des risques pour en faire des excuses en réserve ou se limiter à la réduction a priori de quelques facteurs de risques considérés comme les plus menaçants, ce serait fatal à tout projet de rupture.

Le meilleur contre exemple, celui du projet innovant complètement raté, est certainement à trouver parmi les grands projets informatiques récents. En effet, c'est un défaut typique de beaucoup de projets informatiques que de se placer à la remorque des dernières technologies émergentes. Cela devient évident dès le début de ces projets, par l'escamotage de la phase dite de "définition", pourtant destinée à anticiper une conciliation entre la technique et les besoins, mais certainement pas en calmant les inquiétudes des futurs utilisateurs par des artifices. Les flous des "nouvelles technologies" sont des prétextes commodes aux approximations dans les réalisations, aux dépassements budgétaires, et aux retards - sans oublier la multiplication des opportunités de corruption à tous niveaux de décision ou d'exécution. Les clients de ces projets n'étant pas les utilisateurs (ces derniers étant de fait assimilés à des parasites stupides), les empilages d'irresponsabilités contractuelles s'exercent dans l'entre soi de réunions directoriales. Il existe pourtant de bons ouvrages de référence spécialement consacrés aux projets informatiques, écrits à partir du vécu, illustrant notamment comment "la qualité" peut être intégrée aux pratiques courantes des équipes de développement informatique pour capitaliser l'expérience des développeurs - il resterait à élargir le champ pour y inclure les utilisateurs.

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Ne confondons pas les méthodes de conduite de projets de rupture avec les méthodes du "management de rupture" à la mode des années 90 finissantes. Ce prétendu "management de la rupture", nous y sommes déjà immergés, avec tambours et trompettes, dans les projets publics comme dans le privé ! L'outillage du manageur, grand ou petit, étatique ou mercenaire, ne se conçoit plus sans "La Communication", au point que les nécessités de cette super Communication définissent de fait les priorités d'action du projet, jusqu'à déplacer le sens des objectifs, y compris ceux de "pure" gestion. Certains grands projets ne sont plus que des séries d'annonces publicitaires auto manipulatoires en justification de saccages de l'existant et d'opérations chaotiques de rafistolages successifs. Cet outillage intellectuel n'est "de rupture" que parce qu'il est celui de la guerre, depuis longtemps cultivé dans les sectes et les groupes de conspirateurs, plus récemment à grande échelle au cours de plusieurs conflits mondiaux, généralisés, toujours dans les mêmes enchaînements. Dans cette continuité, on pourrait assez précisément anticiper comment seront relevés les "défis" planétaires dans les prochaines décennies et les "solutions" qui seront mises en oeuvre. Dans l'état du monde, le pseudo "management de la rupture" associé à des innovations prétendument "disruptives" déjà toutes prêtes dans les plans industriels, ne peut être par nature qu'un facteur d'accélération du pire, dans le meilleur des cas un argument publicitaire à l'intention des masses de consommateurs tenus en attente de la bonne parole.

Ce que nous proposons est tout autre.

Quelques spécificités des projets publics de rupture

Plusieurs billets précédents de ce blog proposent un domaine préférentiel de développement des projets publics initiateurs de changement, à savoir les grands projets régionaux d'aménagement de nos vies quotidiennes. Il s'agit bien de projets comportant une part de réalisations matérielles par l'aménagement de systèmes de "logistique collective", impliquant au passage la levée de contraintes artificielles obsolètes et de tabous paralysants et s'appuyant sur une forme de contribution citoyenne.

La spécificité numéro 1 de ces projets est la délégation de la puissance publique. Délégation ne signifie pas aveuglement. La relation entre le projet et le détenteur suprême de la puissance publique doit être formalisée a priori. Notamment, l'approbation de la phase de définition du projet par ce détenteur suprême est requise - y compris éventuellement les "plates bandes officielles" à piétiner et les (petits) tabous à enterrer.

La phase de définition du projet doit donc être exhaustive, autant que faire se peut, justement parce qu'il s'agit d'un projet "de rupture". Notamment, le prototypage doit être détaillé, en particulier tout ce qui concerne l'utilisation. Il ne s'agit pas seulement de valider des technologies, des modalités d'emploi, des logiciels, des "interfaces homme -machine", il est indispensable d'étudier concrètement toute l'utilisation courante ou exceptionnelle, donc y compris les cas de panne totale, de perte de clé, d'accident, d'acte de malveillance - et ceci toujours du point de vue de l'utilisateur, y compris l'utilisateur "non standard" s'il le faut, considéré comme un être intelligent que l'on peut informer et former.

Ce n'est pas cher payé pour un peu de liberté nouvelle et un espoir de donner sens à nos vies.

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La spécificité numéro 2 est que les utilisateurs sont les clients. Quel que soit leur domaine préférentiel, la principale spécificité des projets publics de rupture, c'est que la contribution citoyenne n'y est pas un décor créé pour satisfaire de vagues exigences à la mode. Au contraire, cette contribution est centrale dans la vie du projet. La création des conditions de cette contribution est constitutive du projet à chaque étape.

Dans une conduite de projet classique, la contribution citoyenne serait intégrée comme une contrainte que l'on apprivoiserait, par exemple, par des opérations médiatisées de prototypage et par l'arsenal habituel de la "communication", dont des consultations populaires sous diverses formes et l'entretien d'un panel de futurs utilisateurs. Et, au besoin, on saurait épuiser les volontés d'expression trop encombrantes dans les répétitions de procédures formelles de "Qualité Totale", en décourageant les talents non sollicités.

A l'opposé, dans un projet de rupture, la contribution citoyenne est à la fois une source de pouvoir et l'expression d'une compétence collective d'absolue nécessité dans tout le déroulement du projet, depuis le début. Ces deux dimensions sont à cultiver dans leurs originalités, autrement dit à organiser et adapter selon les phases du projet et selon la nature du projet.

Dans un projet de rupture, l'institution d'une contribution citoyenne est indispensable non seulement en soi mais comme contre pouvoir aux autres pouvoirs susceptibles de bloquer le projet ou d'influencer sa réalisation : industriels, groupes d'intérêt, financiers publics, autorités locales et même vis à vis de l'autorité étatique délégataire suprême...

Dans un projet de rupture, l'institution d'une contribution citoyenne interne ne peut être figée dans un seul modèle ni circonscrite dans un seul cadre, même pas celui d'une assemblée citoyenne dynamisée par des renouvellements (pas trop) fréquents. Son périmètre et son extension doivent évoluer selon les phases du projet, en fonction des tâches allouées, en favorisant le "volontariat citoyen". Toute l'allocation classique des tâches de projet est à interpréter en vue de bénéficier, autant que faire se peut, de cette contribution citoyenne, des compétences qu'elle peut rassembler, des capacités d'entraînement qu'elle peut mobiliser, etc.

Un projet de rupture est par nature un projet de création de nouvelles libertés (ou de rééquilibrage de libertés existantes). Il ne peut donc se couler dans un moule contractuel en entonnoir inversé, même à l'issue d'une phase de définition bien conduite, qui pourrait directement ou indirectement oblitérer la réalisation de ces libertés.

Il en découle quelques spécificités secondaires, dont quelques obligations originales.

Le projet est indépendant des autorités, institutions, organes existants, publics ou privés exerçant des fonctions de service public, nationaux ou locaux. Il pourra en recueillir des avis, des retours d'expérience, en solliciter éventuellement la mise à disposition de personnes compétentes. Mais en aucun cas, le projet ne pourra leur être soumis, ni dans sa définition ni dans son avancement.

Le projet s'oblige à la continuité des services publics, notamment sans dégradation (de son fait) des lieux d'accès à ces services - sauf évidemment exception justifiée.

L'architecture contractuelle du projet ne comprend que des sous-traitants et des fournisseurs, autrement dit c'est une architecture en râteau. Il n'est pas interdit de faire appel à une société spécialisée, comme sous-traitant, pour certaines prestations relevant du bureau de projet, par exemple la planification. Mais il est hors de question de confier à une entreprise privée une maîtrise d'ouvrage déléguée, pas plus qu'une maîtrise d'oeuvre d'ensemble. La relation cruciale entre le projet et ses clients s'en trouverait faussée - plus exactement : fatalement contournée et très probablement dévoyée.

En fonction de leur devis approuvé, les sous-traitants reçoivent des avances sur fournitures et sont systématiquement payés sur forfait mensuel.

Les sous-traitants acceptent l'obligation de transparence et d'anticipation sur le planning du projet, concernant notamment leurs propres attentes de fournisseurs, partenaires, etc.

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En exception éventuelle aux règles des marchés publics, le projet dispose d'une possibilité de révocation contractuelle "arbitraire" à effet immédiat, notamment en cas d'incompétence avérée du sous-traitant ou de désaccord bloquant (autrement dit en cas de "mauvais jeu").

Le bureau de projet, du fait de l'intégration d'une contribution citoyenne active, se trouve en partie éclaté et en configuration variable. Dans ces conditions, l'autorité du chef de projet ne peut reposer sur sa seule personnalité, ni sur sa seule compétence personnelle (qui ne pourrait être que très partielle). Le bon vieux truc de la concentration physique pour souder une équipe de projet classique "en noyau dur contre le reste du monde" serait une faute. Le rôle premier du chef de projet est d'intégrer les compétences et d'équilibrer les pouvoirs dans la durée du projet et pour ses objectifs, en adaptation constante. Il incarne l'"esprit du projet citoyen", et on jugera de sa réussite par le niveau de diffusion de cet "esprit" à tous les contributeurs, jusqu'aux sous-traitants. Le profil idéal (?) du chef de projet est à rechercher parmi des personnes ayant exercé divers métiers de terrain dans plusieurs milieux. Surtout, ce sera une personne indépendante de toute hiérarchie civile ou politique. Si ce genre de profil n'existe pas, peut-être serait-il urgent de favoriser son apparition, ne nous étonnons pas sinon que nos sociétés "complexes" restent bloquées de toute part. A défaut, dans les pays munis d'un corps de fonctionnaires de l'éducation, on pourra sélectionner des enseignants désireux de réaliser leur vocation plutôt que d'exercer à vie une fonction cadrée par des doctrines officielles, afin de les former spécifiquement aux disciplines de la conduite des projets - après tout, l'analogie (partielle) des projets publics de rupture à des actions de pédagogie participative ne serait pas la moins prometteuse en regard des objectifs. Selon la personnalité du chef de projet, selon les circonstances et les ressources locales, le projet public de rupture, d'un point de vue de sociologue classique des entreprises, aura les caractères d'une association militante, d'une centrale de renseignement, d'une expérimentation sociale, d'une entreprise en réseau....

samedi 12 janvier 2019

Du pourquoi au comment

Face aux évidences des catastrophes à venir dans le monde des humains, les questions « pourquoi ce monde ne peut pas continuer comme cela » et « que serait un monde meilleur » ayant été abondamment traitées par ailleurs en dehors de ce blog, ce billet se consacre à la question du « comment faire maintenant » à partir des bases suivantes :

  • on ne changera pas nos comportements humains profonds, façonnés au cours des millénaires
  • ce monde-ci est sans avenir pour nos civilisations industrielles humaines en l’état, dans le resserrement physique de la planète en tant qu’habitat vivable, mais nous ne renoncerons jamais dans l’instant au confort de ces civilisations (le mot important ici, c’est : jamais !)
  • compte tenu des deux points précédents, il est très peu probable que l’introduction d’innovations technologiques, même prétendument de rupture, puisse apporter un élément de solution, encore moins La Solution, tout au plus un répit ou son impression

Autrement dit : comment faire pour nous remettre en état d’inventer plusieurs avenirs dans la continuité de nos civilisations humaines industrielles, pour nous tels que nous sommes en héritage de nos ancêtres ?

Par avance, l’auteur réclame l’indulgence pour son manque de hauteur de vue dans la définition du problème et dans le niveau des solutions proposées par la suite. Ces temps-ci, le manque de hauteur est partagé par une masse grandissante de gens simples, vraiment lassés des émotions obligatoires et des leçons pompeuses. La morale des chiffres ne suffit plus à calmer l’angoisse du vide.

Ce billet est par ailleurs certainement représentatif de l’état d’exaspération du citoyen contribuable d’une mégalopole européenne, en conséquence de sa soumission au voile d’ignorance des élus et des porteurs de la pensée, face au constat quotidien de sa propre inadaptation. Pour l’habitant d’une mégalopole, la réalité vécue de la croissance, c’est celle des absurdités.

Trancher le nœud gordien ? Développer l’innovation du siècle ? A d’autres !

Recherche des potentialités à taille humaine

Entre les descriptions des possibles prochaines évolutions de nos sociétés humaines décrites par des graphiques d’indices socio économiques et les simulations des changements planétaires régis par des paramètres physiques, c’est le vide. Il existait autrefois, à la place de ce vide, quelques utopies d’architectes urbanistes et quelques chapitres d’études prospectives consacrés à quelques aspects de la vie quotidienne. A présent : champ libre aux charlatans de toutes sortes sur les prochaines décennies.

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Prenons ce vide-là comme l’aveu d’une évidence criante : celle de l’écroulement de nos civilisations modernes, avec lenteur pour l’instant, mais déjà sans majesté. Cette évidence est d’une totale banalité, si on considère le nombre des civilisations brillantes du passé qui se sont écroulées sur place après avoir largement dépassé leur niveau supportable d’impertinence, à la fois au monde et à l’être humain. Si notre monde contemporain est condamné à brève échéance comme il va, ce n’est pas faute d’intelligence ni par défaut de bonnes intentions, ni par absence de moyens…. Ni par manque d’agitation : la trépidation sur place fait partie du scénario catastrophique ! Aucune pseudo révolution ne permettra d’y échapper. Pas plus qu’autrefois l’édification de monuments d’éternité pour quelques élites.

Cette massification de nos civilisations ne peut être assimilée à une « augmentation de complexité » qui serait spécifique à notre monde moderne, et qui autoriserait la croyance en une possible maîtrise de ladite complexité par une super intelligence informatique ou par une meilleure sélection des meilleurs aux postes de pouvoir… Dans la mesure de notre humanité présente et face aux menaces de notre époque, cette « complexité » doit s’appeler « lourdeur». Les témoignages bruts, puants, écrasants de la démesure artificielle de nos civilisations industrielles abondent en regard de leurs environnements et de leurs populations.

Dans ces conditions, dans l’impossibilité évidente d’affronter l’immensité du vide d’avenir à l’échelle de nos civilisations, il nous reste à tenter de l’apprivoiser en l’assimilant à un assemblage de petits vides à échelle humaine, que nous trouverons moyen d’exploiter comme des potentialités.

Justement, nous allons découvrir une telle décomposition dans les spécificités modernes de l’alourdissement de nos civilisations industrielles.

L’introduction d’innovations technologiques successives à destination des masses (l’automobile, le courant électrique, le téléphone, la radio, la télévision, l’informatique…) s’est réalisée de fait par superpositions successives en imposant les règles, infrastructures et conditions nécessaires à leurs fonctionnements respectifs. Nos campagnes, nos villes, nos vies en ont été transformées sans prise de recul sur ce processus, alors que cette succession de superpositions a provoqué un recouvrement – progressivement et parfois jusqu’au blocage - de possibilités de décision sur nos choix de société, la contraction de biens et de services communs, en même temps qu’elle a produit des sentiments de liberté dans nos vies, tout en les soumettant à des offres de bien être massivement consenties sans réflexion.

De plus, la succession - révolution industrielle puis révolution numérique - sur deux ou trois générations, s’est déroulée trop rapidement pour être digérée par nos capacités humaines d’adaptation mentale en société. Le discours ambiant nous répète que nous sommes à l’époque du changement, de la flexibilité, de la souplesse. La réalité est plutôt la submersion de nos esprits par un Grand Rêve obligatoire et par l’émotion collective – un genre de saut dans le vide, ou dit autrement en termes plus sympathiques, une forme de déficience collective partiellement contrôlée, à reconnaître pour sa contribution à l’entretien des lourdeurs spécifiques de notre monde contemporain, aussi pour ses potentialités latentes.

Un examen méthodique des récentes successions d’innovations permettra de les considérer comme des projets non terminés ou dévoyés, imparfaitement réalisés ou incompris. On pourra en déduire des solutions partielles à la fois réalistes et radicales pour débloquer nos sociétés en vue de leur allègement. Une méthode d’examen méthodique de rétro conception existe déjà ou presque, en adoptant un point de vue d’urbaniste logisticien. Ce point est repris en conclusion du présent billet et sera développé dans un prochain billet.

Cependant, toute solution technique, surtout la mieux ancrée dans la rationalité, sera rejetée tant que nous resterons prisonniers des entraves mentales que nous avons en partie nous-mêmes créées pour surmonter les effets de la superposition de la révolution numérique à la révolution industrielle, en réaction rapide mais peu réfléchie au dépassement de nos facultés naturelles d’adaptation.

Décrassage avant départ

C’est évidemment pour les assumer que nous devons reconnaître nos entraves mentales d’apparition récente (ou de renforcement récent). En effet, même après une prise de conscience de ces entraves, nous ne pourrons pas nous en libérer facilement, sachant qu’il est vain d’espérer modifier les ornières mentales héritées de nos ancêtres des ères passées. A minima, comme il s’agit d’entraves neuves, nous pouvons les détendre un peu, juste ce qu’il faut pour dégager un espace indispensable au mouvement.

Faisons les présentations en 5 paragraphes schématiques.

1/ L’assimilation entre révolution industrielle et progrès

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La machine et son automate de régulation remplacent progressivement la force physique animale (parfois humaine) et la direction humaine de cette force. C’est la rupture d’un équilibre multimillénaire entre les humains et le règne animal et le règne végétal – un équilibre établi péniblement au cours des âges sur la base d’un apprentissage, d’une domestication réciproque, d’évolutions conjointes, de compétences cultivées diversement selon les environnements et les expériences. De nos jours, c’est plus qu’une rupture d’équilibre, c’est une perte sèche de compétences. Quelques expressions de regrets commencent tout juste à poindre.

Malgré un début de prise de conscience des risques de destructions irrécupérables, le Progrès sert toujours à justifier l’usage illimité de la force des machines. Par exemple, on lance encore, dans les communes pavillonnaires autour de nos grandes agglomérations, de grands travaux d’aménagement urbain en réalisation de projets des années 70-90 à peine actualisés. Ces chantiers monstrueux se terminent typiquement par la « création » d’espaces verts, ou par la « création » d’une « réserve naturelle » pour quelques espèces protégées ou réintroduites, ailleurs et loin, en compensation théorique de la disparition préalable d’une flore et d’une faune locales résiduelles. Les mesures d’accompagnement de ces brutalités manifestent le niveau piteux de notre générosité collective humaine face à la « Nature sauvage » mise en esclavage - et nous avec, évidemment.

2/ Notre dépendance individuelle à notre dose quotidienne de submersion mentale

Le dévoiement de la révolution numérique par les marchands et les apprentis sorciers a produit un instrument de manipulation mentale jusqu’au risque de quasi-démence temporaire de l’individu par le cumul d’effets de saturation faussement libérateurs – dans divers états aisément manipulables pour le meilleur comme le pire.

Alors que notre humaine animalité faisait notre être pensant, notamment par sa capacité sociale à cultiver ses rêves pour pouvoir les réaliser, et par sa capacité à « stocker » provisoirement ses rêves (on peut interpréter ainsi les croyances, les théories, les « idées », etc.), cette révolution numérique dévoyée se superpose à la révolution industrielle - qui déjà à elle seule suffisait à mettre en danger l’habitabilité de notre planète - en étouffant une partie fondatrice de notre nature pensante.

L’introduction massive d’objets informatiques connectés dans nos vies quotidiennes complète et encadre cette dépendance.

3/ La fascination devant la magie des institutions

Nos institutions pseudo démocratiques sont des produits de l’Histoire pas seulement récente, celle du fond des âges. Ces institutions ont à peine évolué en traversant la révolution industrielle, pas du tout en traversant la révolution numérique, alors que cette dernière offre des perspectives d’évolution vers des institutions authentiquement démocratiques.

Pour le moment, les traits d’autorité patriarcale demeurent centraux dans nos institutions, sous diverses formes selon les pays. Les pratiques magiques ne font pas qu’envelopper les rites d’apparat républicain, elles sont le quotidien des institutions, malgré l’assimilation « moderne » de la puissance publique à une direction d’entreprise, et du fait de cette assimilation trompeuse, d’autant plus sous une forme inconsciente, décalée.

La quotidienneté des pratiques magiques jusque dans les plus hautes sphères de nos sociétés, une exagération ? Il suffit d’observer « les actualités ». Pour nos dirigeants, la résolution d’un problème ou d’une crise, se traduit par la recherche de la bonne combinaison de boutons magiques sur leur tableau de commandes, afin qu’aussitôt en retour un algorithme leur présente des prévisions rassurantes des indicateurs habituels. C’est un jeu de déplacement de potentiels (des masses monétaires par exemple) pour une modification marginale des répartitions entre diverses catégories d’acteurs économiques ou politiques. Certains dirigeants osent qualifier leur jeu de « réforme ».

Mots d’autorité, formules d’invocation, discours de manipulation, c’est l’art moderne de la « communication », une composante de tout « management » moderne, une magie scolaire presse-bouton, qui devrait être réservée à des représentations théâtrales devant des populations étrangères.

Dans le discours politique moderne, les grands mots disent le pouvoir, mais les chiffres disent la fausseté, et les pourcentages la division, l’excuse, la tromperie. Trop de ministres gestionnaires ne savent plus dire le sens de l’Etat, alors ils font des discours explicatifs aux citoyens dans les mêmes termes que des dirigeants d’entreprise à leurs employés. Le résultat en est que l’incompétence personnelle du gestionnaire ressort des critères ordinaires de jugement, et que le citoyen, qui n’est ni un employé ni un client, ressent le mépris et perçoit la trahison. L’émergence de partis extrémistes et de personnalités politiques délirantes est un réflexe vital des peuples. Il existe pourtant d’autres possibilités de régénérer des institutions démocratiques croulantes, certainement pas dans la déshérence des anciennes magies.

GG.jpg Un événement récent a violemment fait ressortir, par effet de contraste, la banalité sommitale des pratiques magiques actuelles : le centenaire de la Grande Guerre 1914-1918. C’était une occasion unique de fonder le projet du prochain siècle pour un avenir planétaire, de revitaliser certaines organisations ou institutions internationales existantes, et de mener une offensive radicale d’élimination des pirates, parasites et mauvais joueurs – dont quelques états moralisateurs - qui exploitent à leur profit les zones grises et la diversité des législations. Il y avait dix mille manières de le faire à la hauteur de l’héritage de la Grande Guerre, après avoir recueilli cet héritage pour lui donner une signification pour nous maintenant dans ce monde-ci qui a tellement changé. Au lieu de cela, nos puissants dirigeants ont multiplié les cérémonies mémorielles et les discours d’émotion convenue jusqu’aux formes les plus ennuyeuses de contrition rétrospective. Et parmi les pauvres « idées » qui en ont finalement surgi pour l’avenir, il y eut celle que notre monde irait mieux si les vainqueurs de 14-18 faisaient des excuses aux vaincus ou, au moins, acceptaient de partager avec ces ex vaincus quelques avantages honorifiques acquis à la suite d’un autre conflit avec les mêmes… Quelqu’un avait appuyé sur un vieux bouton usagé que l’on croyait coincé à force d’avoir été enfoncé autrefois.

Mourante est la magie par laquelle se tiennent encore nos institutions étatiques dans la solennité de leur autodestruction. Le glacis dépenaillé de nos rêves inconsistants s’effiloche au-dessus de sinistres décharges de conserves périmées.

C’est donc bien naturel qu’elle nous émeuve, cette magie en danger.

4/ L’enthousiasme obligatoire pour des mirages technologiques

Les anticipations médiatisées à base de nouvelles technologies révolutionnaires et les découvertes scientifiques probables dans les 10 ans sont les avatars des prophéties religieuses et des antiques spéculations cosmologiques – à présent inspirées par nos divinités contemporaines.

Une grande voie balisée pour se construire une réputation, y compris dans les domaines dits scientifiques, demeure celle des grands prêtres des temps anciens. Elle passe par une association rigoureuse entre la gestion de la trésorerie alimentée par les subsides et l’ajustement de la dose de charlatanisme dans la communication.

L’un des piliers de la religion commune de la modernité est la croyance en l’infini potentiel de l’informatique, notamment par sa flexibilité d’adaptation, au prétexte qu’il s’agirait de logiciel au lieu de matériel. Cette croyance devrait pourtant s’évanouir au seul constat que le logiciel se fabrique aussi avec de la sueur humaine et qu’il est contenu dans du matériel. La conséquence logique en serait alors que les objets informatiques cumulent les défauts de pérennité du matériel et les imperfections de nos facultés mentales, d’autant plus que la fabrique du logiciel est soumise aux mouvements d’évolution des systèmes et plates formes de développement, eux-mêmes composés de matériels et de logiciels. Et que dire alors des objets informatiques en réseaux, qui doivent être conçus en cohérence entre eux (a minima leurs interfaces), et conserver cette cohérence malgré les évolutions des autres logiciels et matériels ! En réalité, en particulier pour ce qui concerne les « objets intelligents en réseau », la bonne analogie serait celle d’une industrie lourde à cycle de vie plutôt court, sachant que, sauf pour les matériels, on ne peut réparer un défaut par simple remplacement de pièce défectueuse… Bref, l'informatique n'est jamais La Solution, simplement une technique parmi d'autres; la sagesse recommanderait que l’informatique soit employée seulement sur des fonctions où ses avantages sont évidents en complémentarité de l’humain, et avec une extrême précaution lorsqu'il s'agit de fonction vitale pour la société.

5/ La dissolution de notre être fragile dans un idéal machinal

"T'en fais pas, je gère". Elle ou il replace son casque sur ses oreilles et reprend sa marche précipitée sur le fil directionnel de son smartphone. Après un échange de paroles programmées en fonction du mode choisi par chacun, on se quitte en reprenant le cours de son propre logiciel. Cela fait longtemps que je ne m'en fais plus sur ton « t’en fais pas ». D’ailleurs, je soupçonne que tu n’as jamais su l'écrire sans faute d’orthographe et que demain, à la place de « je gère », tu m’exhiberas un idéogramme du genre qui fait bien sentir le fossé entre les générations. Aucune importance : entre dinosaures, pourquoi s’en faire puisqu’on saura toujours comment faire, bien mieux et bien plus facilement qu’hier ?

Car, après des siècles obscurs, c’est à présent la Raison qui nous conduit scientifiquement. Nos droits et nos lois, nos façons de vivre en sont l’émanation évidente en démocratie apaisée. Dans notre course au Progrès, ces droits, ces lois, ces façons de vivre sont en continuelle évolution - c’est pour cela qu’il faut des poètes et des contestataires, et c’est pour cela que nous cultivons notre réceptivité collective à l’émotion, car toute émotion reconnue comme émotion légitime par la Raison donne naissance à une nouvelle loi.

Dans les organes institutionnels de décision, le dogme de l'infaillibilité « scientifique » sert à fortifier les légitimités vacillantes sous un masque de sérénité dans l’exercice de l’autorité. Après la publication d’un train de décisions, après un délai variable selon le domaine et les conditions, un autre dogme s’impose face aux remontées du « terrain », celui de l’obsolescence criante : pas le temps de reconnaître qu'on s'est trompé (un peu, beaucoup…, mais on sait la faute à qui), pas le temps de réfléchir pourquoi, pas le temps d’amender les imperfections (lesquelles ?) en douceur, et d’ailleurs ce serait trop « complexe », alors on publie d’abord quelques modifications marginales pour manifester la volonté de changer dans le sens du Progrès et des derniers sondages d’opinion, tandis que l’on commande un rapport à des experts en les abreuvant des idées qui résonnent dans les couloirs, et suite à la remise du rapport que personne n’a pris le temps de lire au-delà du résumé, on lance un autre train de décisions scientifiquement justifiées. Automatiquement, la Machine institutionnelle réalise ainsi la destruction progressive de tout ce qui est sans défense, sans statut, sans personnalité légale, par doses d’écrasement, au nom de sa propre Droiture universelle. La Machine institutionnelle du Progrès imprime, massicote, entasse et comprime. Elle a une imagination folle pour s’améliorer depuis qu’elle a découvert Internet - bientôt le smartphone !

Constatons que nos entraves mentales se renforcent mutuellement pour former un ensemble auto bloquant. Mais chacune est suffisamment neuve pour conserver une élasticité propre. Nous renvoyons aux nombreux billets de ce blog qui proposent des exploitations de cette élasticité au mieux de cette propriété temporaire.

Comment passer de la culture de l’émotion à la culture du déplacement

Voyons à présent « comment faire maintenant ».

Il nous faut un saut culturel, tout le monde le dit.

Et surtout, du concret, c’est urgent.

Un grand saut dans le vide, pour de vrai ? Cela semble difficile à organiser, les références historiques sont particulièrement désastreuses… Alors, laissons de côté les consolations de la poésie, les subtilités des philosophies, les vaticinations sur le futur, les explorations du psychisme humain et de ses processus de sublimation, et surtout les promesses de révolution pour de bon. Ce sont de vieux trucs de notre humanité millénaire, des jouets enfantins, à considérer pour ce qu’ils sont – certainement pas pour les jeter, on y revient toujours. Mais ils ne nous ouvrent aucun espace de liberté mentale, ils sont au contraire faits pour voiler la « vraie » nature (surtout la nôtre) que par construction de nous-mêmes nous ne pouvons ni percevoir ni comprendre, en aimable singerie du processus de naissance de nos idées en couverture du vide.

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Une « transition écologique » ? Il faudrait d’abord produire un programme cohérent, au-delà des réactions émotives. Où voyez-vous poindre une idée de projet concret d’une telle transition globale vers autre chose qu’un rafistolage à grand renfort de « nouvelles technologies » ? Cela vous rassure que nos premiers de cordée promoteurs de l’écologie dans nos institutions ou dans nos start-ups consultent régulièrement les actualités du jour et les cours de Bourse sur leur smartphone, exactement comme faisaient tous les profiteurs des bulles financières avant les crises ? Cela vous satisfait d’écouter ou de regarder des reportages sur l’émergence de nouvelles sources d’énergie « verte », prétendument réalisées par des installations industrielles dont la fabrication génère une pollution géante en consommant une énergie colossale, et dont le fonctionnement intermittent impose une surveillance à distance et une répartition fréquemment recalculée de la production par la mise en œuvre permanente de capteurs connectés, de réseaux informatiques, de logiciels spécifiques, complexes, vulnérables… ? Pouvez-vous concevoir par quelle logique, l’agriculture industrielle, la pêche industrielle, qui continuent de détruire les capacités planétaires de régénération naturelle jusqu’au fond des océans, vont demain pouvoir nourrir l’humanité, dont une partie souffre de malnutrition y compris dans des pays paisibles aux économies florissantes ? Comment supportez-vous la désespérance des derniers rapports d’étude sur l’évolution de l’environnement naturel, toujours soumis aux activités humaines productrices des déchets, émanations, dégradations encouragées par la promotion des formes les plus parasitaires de notre bien être ? Ce monument de ratage est une preuve supplémentaire que nos entraves mentales et nos systèmes institutionnels nous mènent à l’effondrement.

Il nous reste les ressources de notre culture innée d’être humain. Ce n’est pas rien. Si nous parvenons à en mobiliser une partie pour effet immédiat dans nos vies quotidiennes, nous pourrons assurer la cohérence de nos actions dans le monde réel sans préalable, à condition que nos machines institutionnelles ne serrent pas les freins.

Ce qui est proposé ici, c’est d’exploiter la « culture pratique du déplacement » commune à toute l’humanité depuis ses origines.

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Le développement de la culture du déplacement – la « logistique » selon son appellation technique moderne - remonte loin : organisation des déplacements en groupes de chasseurs cueilleurs entre les points de stationnement temporaires et leurs stockages, conception des villages, plus tard des villes avec leurs services communs d’acheminement ou de dégagement (voieries, canalisations, égouts…), adaptation de la répartition des tâches selon le contexte et l’environnement, approvisionnements et mouvements des armées, démultiplication et flexibilité des échanges par la monnaie et les instruments de mesure… Cette discipline logistique telle qu’elle fut pratiquée par nos ancêtres, dans diverses civilisations autour du globe, fournit l’un des fils conducteurs des enquêtes anthropologiques par des techniques de pointe, à la recherche des processus d’inventions et d’adaptations qui ont permis la construction progressive de grandes civilisations.

Dans notre monde contemporain, les technologies nouvelles trouvent souvent leur première application pratique en logistique, notamment dans le domaine des capteurs, des bases de données, de l’intelligence artificielle, des réseaux informatiques. Chacune de ces technologies nouvelles occupe une niche définie en fonction de son apport propre. Il n’est pas raisonnablement imaginable, compte tenu de l’imprévisibilité des aléas et des besoins, de confier à une super intelligence la direction d’ensemble. En effet, la pratique d’activités logistiques – pensons par exemple à la gestion quotidienne d’une cantine scolaire -, est soumise couramment à des aléas qui se combinent entre eux en situations inédites : accidents, pannes de matériels, coupures d’alimentations, absences de personnels, défauts d’approvisionnements, retards des financements, contextes épidémiques, changements des normes à respecter, etc. Il faut imaginer des réponses à l’imprévisible et faire contribuer des personnes compétentes.

En résumé, nous n’avons pas à développer une culture du déplacement puisqu’elle existe déjà en tant que discipline du monde réel, héritée du fond des âges, vivante, commune à toute l’humanité.

C’est pourquoi, une méthode d’urbaniste logisticien nous semble adaptée à l’examen critique de nos civilisations, au long de leurs canaux de circulations matérielles et immatérielles, après les superpositions subies des voieries, canalisations, stockages, sources d’énergie, etc. imposées par l’installation des moyens nécessaires à la diffusion massive des révolutions industrielles et numériques. En observant les circulations physiques et informatiques dans leur intégralité (y compris pour maintenance et entretien courant), cet examen révèle les inadaptations, congestions, blocages, gaspillages, d’abord en termes physiques et en termes de dépenses énergétiques, ensuite en termes de robustesse et de flexibilité dans l’obtention d’un résultat à l’heure et à l’endroit prévus – et tout cela pas seulement dans un objectif de « qualité du service au client » mais d’une amélioration continue de chaque élément d’une solidarité logistique. Clairement, le fil directeur d’un tel examen critique n’est pas le respect des « valeurs » morales et juridiques, encore moins l’intérêt de court terme d’un agent économique particulier ou d’une institution. En vue de réaliser des aménagements, on doit pouvoir considérer les lois et le droit comme des contraintes aménageables – dans une mesure raisonnable, car de même qu’on ne refait pas la société d’un coup de baguette magique, on doit cependant pouvoir envisager l’adaptation de quelques textes de référence, en leur évitant l’incohérence, l’inintelligibilité, la laideur….

Nous donnons dans un prochain billet un éclairage sur l’application d’une telle méthode dans un but d’aménagement de la mobilité individuelle, autrement dit le « problème de l’automobile ». C’est bien un problème de déplacement, non ?

vendredi 22 juin 2018

Reprise et respiration

Ce billet contient, plutôt en vrac malgré une tentative d’organisation (sans espoir car tout se tient), quelques développements de précédents billets de ce blog et quelques tentatives de réponses à de grandes questions selon les points de vue de ce blog.

Des nouveaux pouvoirs

De nombreuses œuvres contemporaines de fiction traitent de pouvoirs sur nos esprits exercés par des êtres humains exceptionnels.

Ces êtres exceptionnels de fiction sont le plus souvent des monstres qui utilisent leurs dons au cours de lutttes pour le pouvoir, soit pour leur propre compte personnel, soit au service de leurs créateurs lorsqu’il s’agit d’êtres améliorés.

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A l’inverse, l’Homme Nu (Dan Simmons, 1992, The Hollow Man) nous fait ressentir la souffrance de personnages envahis par les pensées (confuses et trop souvent mauvaises) de leur entourage, sans que leur don de télépathie passive ne leur procure aucune supériorité sur cet entourage, sauf dans les rares circonstances où ils peuvent échanger directement avec des personnes disposant du même don calamiteux. Les services dont nous disposons sur Internet, télécommunications, réseaux sociaux, bases de données, etc. devraient nous faire sentir proches de ces télépathes-là. Quelques détails déterminants s’y opposent : ce sont tous les connectés au réseau qui deviennent également doués d’une capacité quasi télépathique, de plus avec la liberté (théorique pour certains) de se déconnecter. Néanmoins, comment se fait-il que nous échappions à l’intolérable souffrance des télépathes passifs devant les bêtises et les méchancetés proférées par tant de nos semblables sur le Web, comment se fait-il que nous supportions l’énorme pression médiatique des faiseurs d’opinion et des offres commerciales ? Il existe de nombreuses réponses possibles. En voici quelques-unes. Une première : ce n’est pas directement la pensée, mais une expression élaborée qui en est diffusée sur le Web, dans une immense comédie où tout le monde ment aux autres et se ment à soi-même, ce n’est donc pas pire que la vie courante. Une deuxième : les services du canal d’inter communication ne sont pas neutres, ils nous piègent dans un rêve de bonheur et nous imprègnent des bonnes valeurs de paix sociale, dont celles du commerce dans l’abondance, ce qui nous fait avaler tout le reste. Une troisième : nous nous auto hypnotisons, notre conscience est accaparée par les procédures informatisées et noyée sous les vagues visuelles et sonores, dont les contenus ne pourraient être soumis à l’analyse que par des comparaisons attentives, ce qui semble au-delà de nos capacités sous hypnose…

Par excès de langage, certains commentateurs ont traité de grands criminels les dirigeants des entreprises du Net qui font métier de distraire et nourrir nos esprits, à grande échelle, par les techniques les plus élaborées, sous couvert de services gratuits prétendument financés par des recettes publicitaires - car nul ne doit mettre en doute la légende des origines de ces entreprises privées, selon laquelle leurs gigantesques moyens matériels, techniques, intellectuels ont surgi spontanément en quelques mois par le libre jeu de la Concurrence entre des startups fondées par quelques génies de la Science à leur sortie de l’Université. En réalité, la grande innovation qui fait la fortune de ces entrepreneurs géniaux n’est pas de nature technique, c’est la construction de façades brillantes en intermédiation d’un nouveau pouvoir monstrueux servi par ces façades sans qu’elles aient à en connaître ni les intentions ni les rouages. Il n’est pas étonnant que ces intermédiaires paraissent dénués d’âme en comparaison de personnages de romans et de films, lorsqu’ils se présentent à l’invitation d’assemblées de notables pour répondre par quelques déclarations falotes à des questions de détail ou à des accusations outrancières.

Carcon.jpg Néanmoins, si on considère l’intégralité de la grande boucle informatique incluant l’arrière-plan du Web (autrement dit les fabricants de la bonne pensée en réaction aux bons événements, sans oublier leurs guerriers de l’ombre) ainsi que presque tous les médias (ceux qui n’existeraient plus sans Internet), le pouvoir exercé sur nos esprits connectés est plus proche de celui des monstres des fictions fantastiques que de celui des organes d’influence historiques traditionnels à base de grands discours reproduits par des orateurs locaux, à base d’articles de journaux et d’affichages, etc.

Cependant, ce sont ces éléments historiques traditionnels d’influence qui semblent encore constituer dans leur domaine les seules références culturelles des grands personnages créateurs de nos lois et des experts qui les conseillent. Ces grands personnages de haute culture n’ont probablement lu aucun ouvrage sur la manipulation des esprits (en tous cas, surtout pas Propaganda d’Edward Bernays, le classique du genre publié en 1928) – une littérature considérée par eux comme mineure, trop bassement technique. Et s’ils l’ont fait en surmontant leurs préjugés, leurs présupposés culturels les ont probablement empêchés d’en assimiler les techniques d’influence « en démocratie » au-delà des détails historiques, et ils n’ont pas perçu le mépris de toute humanité que suppose leur mise en œuvre massive par des mercenaires au profit de n’importe quels clients. Quelqu’un pourrait-il leur faire sérieusement considérer le poids de ces techniques d’influence dans les développements de la deuxième guerre mondiale et de bien d’autres abus médiatiques aux conséquences meurtrières dans nos actualités ? Quelqu’un d’autre pourrait-il les aider à reconnaître la mise en oeuvre sur le Web de ces techniques d’influence, de manière permanente et massive en temps réel, au-delà de la dénonciation de manipulations à destination publicitaire et de minuscules mais bien réelles failles dans la pseudo confidentialité des données personnelles, rendues bien apparentes pour faire braire des ânes (en ignorant les vrais techniciens qui se débrouillent pour éviter de plus grandes catastrophes et ne cherchent pas à se faire connaître du grand public) ? Quelqu’un d’autre encore pourrait-il leur démontrer qu’aucune mesure réglementaire de « protection du troupeau » ne pourra réduire la réalité de la manipulation des masses par de telles techniques, ne serait-ce qu’à cause du délai de mise en place et d’imposition du respect de ce type de mesure, et d’ailleurs à partir de quelles preuves, pour quelles sanctions sur qui exercées par qui au nom de qui ? Mais que des solutions existent, déjà expérimentées dans l’Histoire avec des moyens très limités à l’époque, dont il serait facile de s’inspirer avec un peu d’audace et quelques innovations techniques en prolongement du projet originel du Web, afin de reconnaître aux « connectés du troupeau » un élémentaire pouvoir d’être, de telle sorte qu’ils ne se comportent plus en cobayes tatoués selon leur lot d'appartenance mais en personnes capables d'autonomie, cherchant à enrichir leurs propres compétences, par l’éducation permanente interactive, par l’exercice de responsabilités sur des finalités d’intérêt commun sur le Web ?

Ah bon, nos grandes personnes n’ont pas compris qu’elles aussi font partie du troupeau ! Ou bien, elles l’ont compris et sont juste satisfaites d’être en tête du troupeau, bien contentes que l’actuel système d’emprise générale sur les esprits ait rendu définitivement obsolète l’arsenal traditionnel d’oppression corporelle des manants par les privilégiés ? Déjà dans le passé, de manière épisodique, la supériorité de cette forme d’emprise sur les esprits s’était manifestée, au cours de quelques expériences religieuses de masse, puis au passage de plusieurs élans révolutionnaires. Mais, à présent, cette emprise, on a su la rendre permanente, créatrice de dépendances multiples et changeantes. Pour contribuer au maintien de l’illusion d’innocence et de fragilité de ce nouvel empire, on l’anime continuellement de jeux innovants et pervers, sur des thèmes d’actualité.

A ce régime-là, notre obésité mentale se porte bien.

Brèves critiques de valeurs et opinions communes de grande diffusion

Il devrait être inadmissible que nos parents et nos anciens aient tant peiné au nom d’idioties historiques qui nous les font considérer rétrospectivement à juste titre comme des demeurés, encore plus inadmissible si nos anciens ont versé leur sueur, leur sang et leurs larmes pour qu’aujourd’hui nos vitrines culturelles médiatisées soient encore illuminées d’enthousiasmes épidermiques et de rages dénonciatrices en propagation massive des mêmes élans historiques.

Dans l’état du monde, le projet de transformer l’être humain en être supérieur est un rêve de société infantile. Le projet prioritaire urgent, c’est de créer une société humaine, autrement dit de faire passer nos diverses sociétés infantiles (nos « civilisations ») à l’âge adulte. Ce projet-là suppose de reconnaître en préalable les limites de nos capacités humaines individuelles. C’est cela qui semble le plus difficile, cette reconnaissance de notre humble nature. Encore plus pénible : la perte de nos certitudes tranquilles et de nos illusions supérieures. Alors, il apparaît que nous ne saurons jamais faire évoluer nos sociétés traditionnelles (autrement que par des affrontements en série) vers une convergence qui fasse elle-même société, mais que nous pouvons inventer une super société, par exemple en reprenant le projet originel d’Internet.

Considérée comme un bien commun, notre Science est automatiquement frappée du même infantilisme que nos sociétés. Les mathématiques ont pris, dans les manuels scolaires et universitaires, en quelques années, une apparence de discipline juridique. La découverte de multiples univers de raisonnement, l’acquisition d’une compétence mentale par divers types d’exercices, ont disparu au profit d'une logique unitaire assommante et d'un pseudo savoir prétentieux, à l’opposé de la démarche scientifique.

Notre prétendue Révolution Numérique est une preuve expérimentale supplémentaire que chacun de nous aspire à la machine.

La logique binaire est une simplification techniquement équivalente à une conception de la Terre plate : localement et temporairement opératoire, mais ridiculisée par un zoom inverse ou par une réflexion historique. C’est pourtant l’univers des « zygolâtres », adorateurs de la machine parfaite, pour certains au point de réduire l’humain ordinaire à ses affects animaux. Ils ont leurs poètes, leurs philosophes, leurs grands auteurs, leurs savants réputés, leurs entrepreneurs vedettes, leurs juristes pointus, leurs politologues bavards. Nombreux. Il serait intéressant de déterminer à partir de quelle époque le mortel Socrate est devenu universellement éternel. Car on pourrait considérer que ce fut un grand moment de régression mentale, en légitimant la création de multiples théories logiquement cohérentes néanmoins tout aussi absurdes que les légendes dont elles reprenaient les prémisses.

Nous savons depuis la moitié du 20ème siècle, qu'une machine "intelligente" très simple, qui ne sait faire que trois opérations (reconnaître un modèle, le recopier, y substituer un autre modèle), permet de réaliser toutes les opérations concevables par toute machine « intelligente ». En observant notre propre comportement courant, il est difficile d'échapper à cette évidence humiliante. C’est que la machine « intelligente » qui nous fera croire qu'elle est humaine existe partout, c'est chacun de nous, dans nos comportements courants... Et ceci tout simplement par construction de l'être humain. Comment pourrait-il en être autrement, voilà une question inconcevable de l’intérieur de toute logique intellectuelle fondée sur une distinction théorique entre individu et société.

Minsk.jpg A la fin de « The Society of Mind » de Marvin Minsky, un ouvrage à relire au-delà des intentions de l’auteur, les derniers chapitres mettent en doute l’existence d’un libre arbitre individuel au sens traditionnel de la maîtrise de son propre destin. Pouvait-on imaginer une autre conclusion à la fin d’une démarche visant à modéliser l’esprit humain supposé individuel ? Quelle autre conclusion aurait pu être tirée d’une autre démarche visant à modéliser la société à partir des échanges entre les personnes ? Concrètement à notre époque soumise par nos propres « décisions » individuelles à des menaces planétaires que seules des décisions collectives pourraient alléger, ne serait-il par urgent de reconnaître les limites de notre libre arbitre individuel pour créer une société de « libre arbitre » sur notre destin collectif planétaire ?

On pourrait réécrire l'Histoire comme un combat entre les grands projets de réalisations matérielles ou intellectuelles, les grandes causes abstraites auxquelles on consacre sa vie, et toutes les formes sociales d'accomplissement personnel.

"Aucune bête ne l'aurait fait" répètent tant de héros avec leurs admirateurs, après ce qu’ils considèrent comme un grand exploit. La preuve que si. Et, dans ce cas, même pas un animal, une pauvre machine détraquée.

Les films fantastiques où des machines prennent le pouvoir sur l’Humanité ne font que transposer notre réalité peuplée de machines avides de pouvoir sur les autres. La différence entre notre réalité ordinaire et les œuvres d’imagination est de nature esthétique. Dans notre réalité, les machines ambitieuses sont d’apparence très banale dans leurs costumes et leurs mimiques, en comparaison des engins cauchemardesques de nos productions cinématographiques. Nos rues en sont remplies.

Assimiler le rêve au luxe, le bonheur au bien-être, c'est réduire l'être humain en dessous de l’animal, à une machine logique simpliste. En milieu urbain, avec un smartphone comme appendice directeur.

La relation première entre charbon, pétrole et progrès, la relation seconde entre progrès et pollution, fondent respectivement le moteur et la fatalité des grandes révolutions des 19ème et 20ème siècle, sur fonds de religions conquérantes. Ces relations feront aussi notre 21ème siècle, la deuxième avant la première, face à la brutalité des lois physiques à l'échelle planétaire. Plus rien à conquérir, sauf une humanité.

Il serait naïf de fonder la supériorité de l'être humain sur sa seule capacité à communiquer ses émotions. Tous les autres êtres vivants animaux et végétaux, par définition, possèdent cette capacité, d'une manière qu'il nous serait certainement profitable de comprendre - alors nous ressentirions ce que signifie leur mise en esclavage pour exploitation illimitée, pour notre seul confort.

Le grand enjeu humanitaire du 21ème siècle, avant que l’espoir de toute société humaine ne disparaisse dans l’effondrement de nos pseudo civilisations, c’est de construire un logiciel social commun (au sens d’une étiquette commune configurable selon besoins). On peut être optimiste en se souvenant de notre première jeunesse et en observant les cours de récréation des écoles primaires. Mais, pour le moment, il ne faut pas regarder ailleurs.

Chacun de nous, y compris si on a beaucoup voyagé ou beaucoup vécu, ne peut disposer que d'un capital intellectuel personnel infime en regard de l'univers de l'expérience humaine, lui-même insignifiant en regard de l'univers des possibles. La révolution numérique, par la création de colossales bases de données des connaissances, ne peut compenser la faiblesse naturelle de notre compréhension personnelle, ni sa précipitation à tout interpréter en fonction de son acquis pour ménager notre énergie mentale. Il faudrait, pour dépasser cette limite, inventer de nouvelles formes sociales de coopération mentale - et pour cela il faudrait nous rendre capables de remettre en cause des comportements, des lois imprescriptibles, des valeurs, probablement tous hérités de l'ère néolithique, car ce n'est pas faute de technologie que nos capacités collectives demeurent endormies mais par défaut de méthode dans la mise en commun de nos capacités mentales. En attendant, nous pouvons constater à quel point nos productions médiatiques, y compris les plus savantes, trahissent la petitesse de nos intelligences personnelles même cultivées en groupes - comme de misérables biquettes qui "font le tour de la question", au bout d'une laisse fixée à un fer jaillissant du béton.

arbois2.jpg Sur une planète de moins en moins habitable à la suite des dévastations parasitaires que nous commettons tous individuellement et collectivement avec une fausse mauvaise conscience, au milieu des contraintes meurtrières qui vont bientôt nous être imposées en retour, notre vieux fond commun de spiritualité animiste pourra-t-il préserver notre capacité à l’humanité ?

Ne demandez plus le chemin pour le Grand Musée de l'Homme. Il est partout autour et même à l’intérieur de nous. Nous sommes tous englués jusqu’à la moelle dans les mailles de nos réseaux de « communication » qui pompent notre énergie, accaparent notre temps ! Ce n’est pas l’entrée, c’est la sortie du Musée qu’il faut chercher.

Jamais la parabole de l’imbécile raisonnable qui cherche ses clés au pied du lampadaire « parce que là c’est éclairé » ne fut aussi actuelle. L’équivalent contemporain de cet imbécile raisonnable est persuadé qu’il peut tout savoir en questionnant son smartphone, et donc qu’il lui suffit d’une seule compétence, celle de savoir utiliser cet engin. Il est devenu tellement prétentieux qu’il trouverait indigne de se mettre à quatre pattes pour chercher ses clés (quelles clés ?) dans le noir à tâtons. De plus, si c’est un dirigeant soucieux de son image, c’est au nom de l’efficacité qu’il reste dans la lumière, en faisant de beaux discours sur l’innovation. Ces comportements stériles se conforment à l’idée générale que toute innovation relèverait d’une sorte de miracle, ce qui est une totale stupidité, parfaitement dénoncée par la parabole du lampadaire. A contrario, cette parabole exprime une autre vérité d’expérience : toute découverte impose à ses inventeurs un passage par une sorte d’étape animale. Les mystiques et les créateurs savent que ce passage nécessaire vers le sublime peut aussi souvent conduire au néant. Les entrepreneurs et leurs actionnaires se contentent de « prendre des risques ». Autrement dit, eux restent sous le lampadaire.

Confondre savoir et compétence, assimiler l’expérience personnelle à la seule relation du passé de chacun, c'est croire que, le grand jour venu, il nous suffira d'écouter une bande de super perroquets pour refaire le monde. Nous ne serons même plus capables de comprendre de quoi nous parlent ces super perroquets, mais de nouveau les parures à plumes inspireront le respect. Actuellement, en étape préliminaire de ce brillant avenir, un petit appareil plat nous permet de manifester la compétence qui va remplacer toutes les autres, celle de « savoir consulter » une immense base de données des connaissances.

Nos sociétés "modernes" nous démontrent que l'amour-propre et la honte vont ensemble, à la fois comme sentiment personnel et collectif : les deux disparaissent ensemble. En parallèle, l’égoïsme individuel et l’orgueil de groupe y sont encouragés sous toutes leurs formes, au bénéfice de la quasi parfaite prévisibilité des comportements qu’ils induisent. L’amour-propre pourrait-il être ressuscité comme ferment d’une nouvelle création sociale ?

dollh.jpg L’Enfer serait, selon des personnes d’expérience, pavé de bonnes intentions. D’autres personnes ont sérieusement prétendu pouvoir en déduire qu’un Paradis de l’Humanité ici-bas se trouverait donc au bout de n’importe quel cheminement individuel suffisamment long, pourvu que ce chemin soit pavé de mauvaises intentions. C’est la logique souterraine de beaucoup d’économistes, de nombreux penseurs profonds et d’une foule de politiques bavards, dont les prêtres du faux principe de subsidiarité et en général tous les ignorants volontaires des fondements de toute démocratie authentique. Malgré la pression du nombre et de la qualité des gens qui préconisent cette méthode d’accès individuel à un Paradis collectif, il ne peut échapper à personne que son application demeure défaillante dans les faits, notamment à cause de la confusion entretenue entre nos mauvaises intentions individuelles (une difficulté première étant de s’accorder précisément sur ce qu’il faut comprendre par « mauvaise intention ») et nos médiocres penchants les plus naturels et les plus partagés. De cette confusion vient que leur belle entreprise philanthropique de faux bon sens tend à dériver en foire de bestialité, sans discontinuité de comportement avec les fanatismes les plus obtus ni avec les errements d’esprits égarés, pourvu qu’ils restent dans les limites où personne ne leur fera de procès ici-bas. Conclusion : pour avoir voulu circonvenir la nature inépuisable des ressources infernales au lieu d’en reconnaître les réalités, cette méthode de cheminement vers le Paradis fait clairement partie des imprégnations culturelles qui nous font progresser vers l’Enfer, dans l’infinité de ses variantes légales et dans les innombrables variétés de leurs marginalités.

Au début du 21ème siècle, les manuels de référence de gestion économique ne sont encore que les bréviaires de la théologie du Progrès de l’Humanité, avatar contemporain des théologies qui parlent de l’Homme en opposition aux théologies qui parlent du Divin. La plupart des critiques de ces manuels demeurent dans le cadre de cette théologie contemporaine. C'est pourquoi leur cible demeure intacte.

On dit que l'on possède des savoirs. En pratique, c'est exactement l'inverse, chacun de nous est possédé par ses savoirs. Il faut être un peu savant, donc déjà bien possédé, pour en prendre conscience, et commencer à discerner entre croyance et savoir.

On étudie la transmission des savoirs. Et la transmission des croyances, on l'abandonne aux manipulateurs ?

En quoi l’attachement conscient à une croyance obsolète diffère-t-il d'un mensonge à soi-même ? Par un niveau de présence d'esprit ? Ce serait plutôt l’inverse : c’est pour ne pas devenir fou que chacun de nous finit par croire ce qui l’arrange. Il existe une expression pour exprimer cela en langue française pour le domaine matériel : on se sent bien dans ses meubles.

Comment peut-on prétendre faire « vivre ensemble » des gens qui n’ont pas les mêmes « valeurs » ? Les solutions historiques font encore de nos jours la preuve de leur « efficacité » : terreur généralisée, éradication des déviants, persécution des minorités identifiées, réduction de l’humain à l’animalité par diverses techniques dont récemment celles portées par les « nouvelles technologies »…. Il existe pourtant une infinité de solutions logiques pour structurer la vie commune en société au dessus de morales différentes : la création et l’entretien d’une étiquette sociale commune centrée sur les relations entre les personnes et sur les comportements en public, assumée comme moyen de respect mutuel et d’ouverture aux autres. A la différence d’une étiquette de cour royale ou de tout autre code de comportement de caste, ce type de solution suppose une capacité d’évolution de l’étiquette sociale en fonction de la population et de son environnement. En effet, à la différence d’un code immuable et indiscutable, une étiquette doit demeurer la production d’une communauté vivante, consciemment par nature soumise aux imperfections. L’entretien raisonné d’une étiquette sociale de vie commune suppose une forme authentique de démocratie, afin de préserver la reconnaissance intériorisée de l’artificiel dans l’étiquette en cours (et de sa part d’absurde), et cependant son acceptation par tous. Cette authenticité démocratique est incompatible avec l’enfermement dans les codes de castes, incompatible avec les prétentions universelles des vérités révélées, dans la mesure ou ces codes et ces vérités prétendent imposer leur propre étiquette, leurs valeurs et leur manière de penser, visant à produire l’isolement de pseudo élites ou revendiquant au contraire l’empire sur tous et sur toutes choses. Et l’Histoire nous apprend comment ces deux formes de blocage se combinent ! Si nous reconnaissons que le niveau d’emprise des instances étouffoirs correspond au niveau d’infantilisme social, il est possible d’affirmer que beaucoup de nos sociétés modernes sont encore très éloignées d'un état adulte.

L’association systématique entre « démocratie » et « débat » révèle la profondeur de la dénaturation de la démocratie. En effet, la finalité d’une institution démocratique n’est pas de débattre, surtout pas de débattre de propositions de détail établies en vue de satisfaire des priorités définies par ailleurs, c’est de construire le projet d’avenir du peuple souverain (d’une ville, d’une région, d’un état, de la planète) à grands traits, afin de pouvoir confier sa réalisation à des dirigeants compétents, ensuite contrôler et adapter autant que nécessaire. A l’inverse, ce que l’on appelle couramment (souvent avec un sous-entendu ironique) un « débat démocratique », pour dire que divers points de vue se sont exprimés dans une assemblée et qu’un vote a permis de trancher, n’a tel quel rien à voir avec la démocratie. Ce « débat démocratique » est une singerie pompeuse parmi tant d’autres dans nos sociétés infantiles.

« Les bonnes décisions sont souvent prises pour de mauvaises raisons » nous rappellent les malins défenseurs de régimes politiques traditionnels. Cette affirmation n’est pas innocente sous une apparence de sagesse éternelle et d’appel à la modestie. Elle est à l’opposé du processus de décision démocratique. En effet, dans un processus vraiment démocratique, on doit conserver les raisons des décisions prises, justement parce qu’il est normal que ces raisons apparaissent mauvaises après quelques temps, et qu’il faut pouvoir décider du maintien ou non des anciennes décisions en fonction de raisons actualisées. Dans une vraie démocratie, il n’existe pas de « bonnes » décisions, il n’y a que des décisions faites dans le temps présent pour le futur tel qu’on l’appréhende à partir du temps présent. Le jugement dans l’absolu d’un hypothétique tribunal de l’Histoire n’a aucune légitimité.

Le renouvellement de la démocratie, c’est-à-dire l’exercice direct du pouvoir par le peuple, suppose la reconnaissance des compétences individuelles des gens de ce peuple, leur valorisation au cours de processus de décision adaptés, leur développement dans la réalisation des décisions prises. Cette relation entre cette institution du pouvoir suprême et les individus qui la composent est cruciale. Le « miracle » de l’Antiquité grecque est le produit de ce fondement, il est futile d’en rechercher des causes mécaniques parmi des facteurs historiques économiques ou culturels. En effet, sans cette relation, on ne crée qu’un espace supplémentaire de singeries, d’autant plus lorsque l’institution pseudo démocratique est peuplée de supposées élites qui consacrent la plus grande partie de leur temps à discuter du bon habillage de l’actualité.

Cronscan.jpg A notre époque « moderne », on pourrait enfin s’intéresser aux mécanismes de manipulation dans leur ensemble et pas seulement à leurs détails et à leurs effets d’actualité. Toute manipulation pourrait être considérée comme une auto manipulation et on pourrait identifier les « fake logics » collectives imprimées dans nos raisonnements individuels – dont il nous est impossible de nous extraire tant que nous nous complaisons dans la paresse d’un « bon sens » majoritaire confortable, qu’il soit ou non le résultat de déductions « robustes » à partir d’hypothèses dont on a commodément oublié l’artificialité puisque tant d’autres semblent aussi l’avoir oubliée. Cessons de nous considérer systématiquement comme des « victimes » de manipulations et de nous exonérer de notre paresse mentale avec des arguments psy. Considérons plutôt qu’il n’y a que des agents de manipulation, en premier nous-mêmes, plus ou moins conscients, plus ou moins volontaires, mais toujours assez vicieux pour diluer toute idée de responsabilité personnelle dans un noble et vague sentiment de culpabilité - une culpabilité partagée avec d’autres…. En effet, comment pourrions-nous être coupables des "mécanismes sociaux" ? Alors que cette pesanteur paralysante de la culpabilité (devant qui, pour quoi) de nos propres imperfections (en comparaison d’imaginaires machines infaillibles) est un facteur d’inertie face aux besoins d'innovation sociale, elle pourrait être reconnue dans ses diverses variantes, non pas pour la surmonter (au prix de nouvelles illusions) mais afin de la convertir en conscience commune de nos limites individuelles pour rendre possibles les efforts collectifs de créations sociales dans l'intérêt commun.

Si, dans notre monde des humains, tout se tient pour que rien ne change, alors on doit admettre aussi que, justement du fait que tout se tient, tout doit pouvoir changer d’un seul coup. Il suffit pour cela de considérer que notre « tout » n’est pas le « tout » du monde, même en réduisant le champ à notre seule planète Terre.

De toute façon, nous ne pouvons plus « penser le changement », même le plus violent, comme une destruction préalable à une reconstruction, alors que nous avons déjà presque tout détruit autour de nous et que nous dépendons entièrement de ce qui reste. D'accord que c’est tellement plus chouette de penser comme si nous étions des dieux tout puissants et de vivre comme des singes, sauf que même les bébés ne s'y trompent pas.

Il est urgent de faire comprendre pourquoi il est physiquement impossible de « réparer la planète », et de faire réaliser à quel point les gens qui le prétendent sont des criminels contre l’humanité. En l’état de la Science, on peut tout au plus imaginer qu’un jour on saura comment retarder quelques effets indésirables… en provoquant quelques dégradations supplémentaires pour fabriquer des outils adaptés et les mettre en oeuvre par la consommation d’encore plus de ressources énergétiques. Schématiquement et par analogie, ce type d’opération sera pire que de creuser un trou pour récupérer de la matière afin de combler un autre trou, car dans ce cas, le trou creusé devra être plus important que le trou comblé : on devra donc vraiment s’assurer que l’opération se justifie pour la partie de population terrestre qui pourra en bénéficier… Rassurons-nous, nous sommes encore loin, en ce début du 21ème siècle, de pouvoir imaginer ce genre de sauvetage de quelques privilégiés ! Pour le moment, on « raisonne » encore séparément sur les réserves en ressources énergétiques, sur le changement climatique, sur la pollution, etc., alors qu’on ne sait encore pas grand chose sur les capacités autonomes de régénération de la planète (par exemple sur le plancton des océans, tandis que par ailleurs les satellites d’observation ne sont opérationnels que depuis une ou deux décennies). Les capacités planétaires autonomes qui nous importent, ce sont très précisément celles qui nous rendent cette planète humainement habitable. Car le seul grand projet d’avenir planétaire, c’est de se débrouiller pour exploiter la planète en dessous de ces capacités autonomes de régénération. Quelqu’un y travaille ? Quelqu’un est en charge de ce projet ?

lundi 26 mars 2018

De quelques automatismes dans nos processus de décisions collectives et de quelques possibilités de s’en affranchir

Ouverture tragique

Au cas peu probable où vous ne l’auriez pas remarqué, la plupart des propositions développées dans ce blog sont présentées avec une totale naïveté, comme si leur contenu découlait de la plus pure évidence. Un précédent billet s’en est expliqué. En particulier, ce billet-ci traite à sa manière du choix de nos finalités, de nos libertés et servitudes sans aucune référence au « Discours de la servitude volontaire » de La Boétie publié en 1576.

Voici en effet qu’une occasion se présente d’éclairer a posteriori nos propositions concernant la conduite des réunions de décision. Ces propositions sont rappelées en fin de billet.

L’occasion, c’est le livre « Conversations entre adultes » de Y. Varoufakis (publication en traduction française par LLL Les Liens qui Libèrent, 2017).

Les 500 pages du livre sont la relation de l'échec des négociations entre le gouvernement grec et les instances internationales créancières en 2014-2015, principalement dans le cadre de réunions entre décideurs de l’Eurogroupe (dont on trouvera la définition précise dans le livre). Plus précisément, il s'agit de l'échec des propositions successives du gouvernement grec pour se maintenir dans l'espace monétaire de l'euro tout en conservant des perspectives d'assainissement de son économie financière. Le résultat de cet échec est connu : la Grèce reste dans la zone monétaire de l'euro, mais son peuple est ruiné au sens le plus quotidien du terme.

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Dans l’actualité, le livre peut donc se lire comme un témoignage historique, un thriller ou un roman noir.

Pour la postérité, c’est un document de première main sur les automatismes fatals des réunions de grands décideurs.

En effet, le récit est celui d’un historien qui a pris ses distances, heureusement sans théoriser, sans rechercher un impossible détachement en regard du déroulement des opérations ni de leur résultat, car l’auteur est constamment au premier plan en tant que ministre des finances de la Grèce. Ses efforts répétés de mise au point de propositions qu’il espère toujours plus acceptables, ses états d'âme, ses intuitions, ses fiertés et ses regrets, ses relations personnelles avec d'autres décideurs, avec ses collaborateurs fidèles ou non.. sont précisément décrits sans pathos. A la fin, mais sans épanchement, son amertume transparaît face au constat de l’inutilité de ses propositions maintes fois refondues, malgré la reconnaissance ponctuelle de leur pertinence par des personnalités (dont certains membres de l'Eurogroupe en privé), alors que certaines des solutions proposées seront mises en oeuvre par ailleurs au profit d'autres pays que la Grèce.

L’ouvrage ne contient aucune invective contre X ou Y, aucune accusation contre telle ou telle nation ou contre son gouvernement. On n’y trouve pas de grands mots non plus, sauf à la toute fin pour évoquer brièvement un projet destiné à renforcer la démocratie en Europe.

Un résultat encore pire pour la Grèce (et pour l’idée d’une communauté européenne) aurait-il pu être obtenu si la Grèce avait été représentée par un incompétent et si l’Eurogroupe avait été composé de fonctionnaires peureux, ou occupé par une bande de gosses banalement pervers, attendant la récréation pour un cérémonial de punition collective de l’élève légèrement demeuré dont le professeur leur a fait comprendre dans un instant de lassitude qu’il leur faisait perdre leur temps à tous ?

Aucun doute n’est possible. C’est de la grande littérature.

Quelques ressorts de nos fatalités collectives

Prenons donc le livre « Conversations entre adultes » de Varoufakis comme un témoignage des inéluctables fatalités qui se réalisent automatiquement dans toutes nos instances de décision. Ce témoignage sera partagé par beaucoup de gens qui ont vécu ou vivent le même type d’expérience y compris à des échelles modestes. En effet, ce n'est pas seulement sur la Grèce que l'on peut pleurer à la fin, c'est sur notre pauvre humanité, incapable d'inventer une pratique raisonnable de la décision collective, alors que se précipitent les menaces physiques planétaires qui exigeraient des décisions difficiles, comprises et acceptées à tous les niveaux.

Plusieurs ressorts des automatismes de blocage de toute prise de décision collective raisonnée et responsable peuvent être identifiés à partir du livre « Conversations entre adultes » - un titre bien choisi, car le sort des discussions sur le fond y est vite réglé par le jeu des automatismes fatals.

Voici quelques uns de ces automatismes.

Prééminence d’un participant comme secrétaire de réunion (ou quel que soit le titre éventuellement directorial qu'on lui attribue, de toute façon à ne pas confondre avec un personnel d'enregistrement), comme organisateur et conducteur du débat, notamment en charge de la mise en forme des "conclusions" de la réunion (avec un pouvoir supplémentaire de rabotage ou d’élucubration lorsque la même rédaction desdites « conclusions » se destine à la fois aux médias et aux participants). L’imposition d’un roulement de la charge de secrétariat entre les participants fait partie des contre mesures bien connues, mais elle présente des inconvénients par rapport à une désignation définitive (dont celui d’une souvent longue mise au point des conclusions de chaque séance au cours du recueil des remarques et agréments successifs des participants) qui peuvent rendre inacceptable cette pratique, notamment en cas d’urgence, et contribuent à la multiplication des séances.

Réduction du débat à l'expression des représentations des intérêts, au-delà des traits personnels de chacun, qui peuvent dès lors se muer en artifices de rhétorique, et ponctuellement, passer pour des imperfections (bien entendu, ces imperfections peuvent résulter d'un calcul destiné à renforcer une représentation ou en affaiblir une autre, et les meilleurs acteurs, en particulier les meilleurs « représentants », le font naturellement).

Report hors réunion (typiquement dans un cadre personnalisé sur le territoire d'un des personnages) de la communication entre les personnes, sans remise en cause de leurs missions ou convictions propres, car il ne s'agit pas alors forcément de tentatives d'influence dans l’ombre, mais de simples échanges dans le respect de l'autre dans le but de se comprendre, ou a minima de constater les écarts exprimés selon des concepts communs – cette externalisation-là contribue par ailleurs à renforcer la brutalité des représentations en réunion, par l’introduction d’éléments implicites de relativisation des positions exprimées.

Pesanteur dirimante d’une autorité externe, au sens où, de toute façon, cette autorité décidera ce qui doit être décidé en fonction de critères complètement étrangers à ceux de la réunion ; alors, pour la forme, on discute sur des détails, mais dans les faits, pourquoi prendre le moindre risque de devoir assumer la responsabilité d’un résultat quelconque ? Le destin de toute proposition nouvelle est automatiquement de concentrer les énergies négatives.

Clôture dans l’entre soi. Les participants trouvent naturel de s’appeler par leurs prénoms à force de se retrouver, et de reconnaître les tics des uns et des autres… Et puis le club des décisionnaires, de réunion en réunion, devient peu à peu une sorte de secte, au sens où sa suffisance, à propos des questions qu’il doit traiter – et même lorsqu’il s’appuie par ailleurs sur des experts extérieurs - devient un présupposé de fait, une vérité immanente en filiation du présupposé de la supériorité de l’espèce humaine, et en particulier de la supériorité des « meilleurs » sur les autres, tout en conservant, à destination de ceux qui oseraient en douter, la soumission de façade à des dogmes décoratifs, par exemple celui de la valeur absolue de la vie humaine alors qu’on piétine le principe d’égalité qu’il implique logiquement, ou celui de la « démocratie » comme processus de décision collective alors qu’on la refuse tout en l’associant à des pseudo valeurs et des pseudo fondements abusivement qualifiés « démocratiques »… Les sectaires ne peuvent reconnaître leurs erreurs sans se démettre, ni devant leurs pairs ni devant leurs mandants, d’où leur tétanie collective devant toute originalité par rapport aux dogmes de la secte, d’autant plus lorsqu’ils se divisent eux-mêmes par des nuances dans l’interprétation des dogmes ou simplement par intérêt. En résumé, le contexte d’autosuffisance et la présomption élitiste d’infaillibilité qui en découle produisent et entretiennent une restriction mentale collective.

Le constat d’une seule de ces caractéristiques suffit à créer un doute sur l’utilité de telles réunions de décision. Que dire lorsque d’autres caractéristiques négatives s’y ajoutent ! Relisez « Conversations entre adultes » et souvenez-vous des dernières assemblées auxquelles vous avez « participé ».

Comment ne pas s’apercevoir que ces questions relatives aux processus de décision collective, à l’interface entre l’individuel et le social, sont au centre de la production de nos finalités, libertés et servitudes ? Ne serait-il pas urgent de repenser les gestes créateurs des équilibres entre « libertés » et « servitudes » plutôt que de se perdre à discuter de leurs manifestations en référence à des idéaux ? On notera au moins que les quelques dérives ci-dessus identifiées suffiraient à expliquer pourquoi une conduite autoritaire peut être plus « efficace » et par extension pourquoi nos pseudo démocraties, formelles et rouillées, en sont réduites à gérer des affaires courantes et des crises ponctuelles. En effet, ces dérives sont d’autant plus fatales lorsqu’il s’agit de prises de décisions dans l’intérêt général. Les effets de ces dérives sont encore amplifiés lorsque les qualités individuelles à faire reconnaître pour accéder aux instances de décision ont été définies par l’ »Histoire et la Culture », profondément conditionnées par les guerres, les luttes et leur préparation.

Il est évident qu’une conduite de réunion par des professionnels, telle que proposée à la fin de ce billet, serait inapplicable dans les contextes imposés et pour les objectifs souvent vagues de nos hautes instances de décision soumises aux types de défauts ci-dessus décrits. Dans l’état de notre monde, on pourrait même affirmer que les réunions de ces hautes instances ne devraient tout simplement pas être, ou au minimum qu’elles sont de bien peu d’utilité en regard de ce que leur permettraient leurs propres mandats et qu’en conséquence, elles renforcent la création ou la perpétuation de déséquilibres non assumés. Nul besoin d’une conduite trinitaire pour des décisions de modulation des encours en fonction des événements et des pressions d’intérêt, mais peut-être l’expérimentation vaudrait d’être tentée, au moins dans une perspective de perfectionnement de la formation des professionnels d’encadrement, en vue de réunions de décisions plus ambitieuses, un jour ailleurs autrement.

Rien qu’humains contre plus rien d’humains

A l’échelle mondiale, les instances décisionnaires dont nous avons besoin sont celles qui pourront faire élaborer et faire appliquer, globalement pour la planète et localement en cohérence, des scénarios réalistes d’évolution raisonnée, inspirés du rapport Meadows actualisé en 2004, sur la base d’une stratégie globale planétaire de survie des civilisations humaines (qui devront nécessairement s’adapter dans l’intérêt général planétaire).

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Ces instances n’existent pas. Ce qui se répète dans nos actualités ne leur laisse aucune perspective de création : les promotions de dirigeants à vie, la réélection des mêmes aux postes éminents (bien entendu par dévouement pour éviter pire), le repli des nations sur leurs propres intérêts de court terme dans leurs rêves de grandeur, la soumission des masses à l’exploitation des affects et au harcèlement mental par les offres de distractions, la virtualité flagrante des « droits de l’Homme » invoqués dans les discours et les ouvrages. Par-dessus ou en fondement de tous ces obstacles, s’enracine un tabou pesant, qui résiste à la révélation de la monstruosité des dégradations infligées par l’espèce humaine à sa propre planète. Ce tabou bloque la conversion mentale indispensable pour affronter la réalité du parasitisme exercé par l’humanité sur la planète, encore plus pour envisager les mesures à la hauteur. Ce tabou, c’est l’obsolescence de la singularité de l’espèce humaine et de ses valeurs imaginaires d’autopromotion.

Cependant, l’infrastructure technique universelle existe pour le développement de telles instances. Il suffirait d’une erreur d’un exécutant quelque part, en interprétation d’une directive creuse d’une grande organisation internationale dans la nébuleuse de l’ONU, et alors peut-être l’occasion pourrait être exploitée… Mais il faudra plus qu’une nième version de réseau social universel pour l’échange des idées, même dans le respect de conditions d’utilisation sympathiques, même à l’abri des scrutations des mercenaires au service d’entreprises de manipulation.

Au plan des cultures et des mentalités, pouvons-nous espérer qu’une science sociale soit construite dans l’urgence, afin de décrire les techniques nécessaires pour faire évoluer nos sociétés à partir de leur état présent vers un avenir possible à seulement 50 ans, ensuite soutenable dans la durée ? Quels ont été les déclencheurs des évolutions de nos civilisations humaines dans les quelques derniers siècles : les révoltes contre une oppression au nom de certaines valeurs contre d’autres valeurs, les soulèvements derrière puis contre les audaces des derniers grands conquérants, les exemples de personnalités exceptionnelles, la diffusion rapide de marchandises et de services par le libre jeu du Marché, les avancées de la Science et de la Technique (avec l’accélération de deux guerres mondiales), la quasi gratuité des ressources énergétiques par l’exploitation de ressources pétrolières et gazières (sans laquelle aucun Progrès ni technique ni social n’aurait été possible), sans oublier les innombrables rafistolages opérés dans l’ombre par de petits génies pour rectifier des méfaits ou des inexactitudes afin que rien ne change sauf les apparences ou inversement selon les circonstances… L’énumération est incomplète. Peu importe : n’a-t-on pas suffisamment fait l’expérience des divers déclencheurs d’évolutions et analysé les labeurs moins brillants qui ont rendu ces évolutions possibles (ou ont permis d’en pérenniser largement les conséquences) pour en connaître les travers et les fatalités – et surtout pour en apprécier l’inadaptation criante sur une planète en rétrécissement accéléré, à moins de viser l’extinction à grande vitesse ou de cultiver des espérances miraculeuses ?

On devrait depuis longtemps avoir constitué un savoir sociologique qui permettrait de « faire autrement ». Ce n’est pas le cas. Pourquoi persister à entretenir nos rêveries héroïques, par exemple celle du combat pour la Liberté et le Progrès (en réalité pour le confort par la consommation effrénée des ressources naturelles), au lieu de développer notre capacité à faire un choix raisonné des libertés et des servitudes compatibles avec une survie acceptable de nos civilisations ?

Conjecture : en partant de l’état du monde politique et sociologique, stable depuis un bon siècle, le seul ressort démocratique actuellement opératoire pour « faire autrement » sans augmenter la dégradation planétaire passerait par une révolte contre nous-mêmes, contre certaines de nos convictions profondes, de nos aspirations et de nos conventions sociales, rien que pour permettre l’acceptation d’un renoncement à une partie de notre confort physique et mental. D’ailleurs, il n’est pas évident qu’un tel renoncement prometteur d’inconforts et de déchirements, surtout si ce renoncement en restait au stade d’une commune contrition face aux réalités des menaces physiques identifiées, éviterait le déclenchement d’une guerre de tous contre tous en multiples formes plus ou moins ritualisées – la découverte d’une relation à la fois conflictuelle et réciproque entre la violence à soi-même et la violence contre les autres remonte loin dans le passé, à la naissance de beaucoup de religions. Où sont les gens compétents pour nous faire prendre du recul ? Qui les fera écouter ? Constatons le gaspillage de nos grands penseurs et de nos grands créateurs, obligés de s’affairer pour rester dans la lumière artificielle des projecteurs médiatiques, de se réfugier dans l’animation de mouvements d’idées séculaires, de philosopher sur les possibilités de dépassement de notre humanité…

Comment échapper au destin « humanesque » de notre humanité dérisoire sur son piédestal ?

Une réponse rationnelle serait la mise en place d’une démocratie d’humbles citoyens planétaires, rien qu’humains mais collectivement capables de décisions difficiles afin d’arbitrer entre des choix d’avenir, et collectivement capables de préserver la reconnaissance des erreurs éventuelles pour les redresser.

Sinon, à défaut d’une solution démocratique universelle responsable, peut-on raisonnablement anticiper une évolution globalement positive dans le « sens de l’Histoire », par exemple par la compétition entre des pouvoirs autocratiques capables d’imposer des mesures salvatrices ? Pour le moment, l’avenir qui se dessine dans les actualités diffusées par nos médias est une période d’affrontements entre grandes nations incarnées par des personnages enfermés dans leurs rôles de chefs dominants, et entre gangs internationaux de toutes sortes bien présents à l’intérieur des équipes autocratiques. La neutralisation d’abord seulement médiatique de toute limitation opératoire de l’arbitraire de ces pouvoirs est déjà presque partout bien engagée. Par le libre jeu des automatismes historiques habituels, on peut donc parier que ce monde saura réaliser, au plus dans quelques dizaines d’années, diverses formes d’extermination des « populations excédentaires », constatées sans compromission en résultat du libre jeu du Destin ou orchestrées pour de bonnes raisons sinon de bonnes causes. On maintiendra en servitude les opérateurs que l’on n’aura pas encore su remplacer par des machines intelligentes. Parallèlement, on traitera les résiduels en masses de robots biologiques totalement manipulés, constituées en réserves strictement contrôlées de sujets de jeux et distractions, accessoirement comme capital génétique à préserver pour un temps. Peut-être même que, dans certains pays, ces mutations sociales pourront se réaliser sans grand changement dans la grille des programmes de télévision et sans aucune interruption du fonctionnement des réseaux sociaux sur Internet.

Pour la définition de processus libératoires

« Conversations entre adultes » mériterait d’être considéré comme un grand livre d’humanité pour tous les temps, pour les mêmes raisons que « La guerre du Péloponnèse » de Thucydide qui date d’environ 2500 ans avant notre époque. A la suite de son modèle antique, cet ouvrage d’historien nous décrit un engrenage toujours actuel des fatalités humaines dans les instances décisionnaires, par le jeu d’automatismes régressifs collectifs. Ces automatismes ont été autrefois mal apprivoisés par l’invention de la rhétorique - une discipline destinée aux élites spécifiquement pour le cadre des débats publics, unique invention de l’humanité (dans sa variante occidentale) depuis le néolithique pour tenter de maîtriser collectivement les processus de choix de nos finalités, libertés, servitudes, à l’évidence insuffisante pour maîtriser la sauvagerie au-delà de la cité ou de la nation, bien au contraire du fait même de sa nature… A notre époque, les facteurs régressifs bien connus qui bloquent de l’intérieur ou au contraire précipitent malencontreusement tout processus collectif de décision douloureuse sur le long terme, seraient techniquement complètement surmontables. Au lieu de cela, nous semblons bien partis pour rejouer une suite similaire à celle de l’histoire antique racontée par Thucydide ou l’une de ses multiples répétitions jusqu’à notre époque, cette fois-ci à la plus grande échelle possible et sans la ressource d’un arrière-plan d’espaces et de peuples disponibles pour une renaissance.

Dans cette perspective, il devrait sembler urgent de consacrer quelques efforts à la conception de processus décisionnels collectifs adaptés aux technologies courantes et compatibles avec nos fonctionnements mentaux génériques.

Dans ce blog, on trouvera des propositions.

Rappel des propositions concernant la conduite des réunions de décision dans un contexte démocratique (au sens minimal où les participants se reconnaissent égaux dans le cadre de ces réunions), avec quelques précisions et reformulations en réponse à quelques écueils signalés dans ce billet : externalisation de la conduite de réunion, répartition de la conduite entre trois personnes professionnelles (soumises à une charte leur imposant, entre autres, une totale discrétion), en gros selon un principe trinitaire, la première pour faire respecter les règles et la progression vers les objectifs, la seconde pour faire s’exprimer l’expérience et l’intelligence de chaque participant, la troisième pour forcer le débat ainsi que l’expression des points de vue en dehors des ornières… Peu importe que la répartition des rôles trinitaires soit imparfaite dans la pratique, ces rôles étant par nature à la fois complémentaires et antagoniques, du moment que la réunion entre les participants ne se transforme pas en champ d’affrontement entre les éléments de cette trinité, ou, à l’inverse en un trop brillant exercice de collaboration productive entre ces éléments. D’où l’importance d’une autorité professionnelle de référence, capable de juger après coup, sur la base d’une consultation des participants et du rapport établi par les professionnels de la conduite trinitaire, si la réunion a produit quelque chose en regard de ses objectifs (sous-entendu objectifs de justification de décisions difficiles), si une autre réunion peut être reprogrammée en vue de poursuivre l’effort, si oui avec quelles recommandations susceptibles d’apporter une meilleure progression vers les objectifs, etc. De toute façon, il ne peut s’agir que de détecter des défauts flagrants sur le moment pour tenter de les corriger par la suite. Dans cette discipline, la définition de l’excellence ne peut être conçue dans l’absolu, la recherche d’une forme de perfection ne peut être que relative aux personnes rassemblées et aux objectifs. Toute grille de « Quality Control » au-delà des aspects logistiques serait une absurdité, comme toute prétention à une normalisation du déroulement des débats, comme toute sélection automatique des professionnels sur la base d’un cursus universitaire ou d’une procédure de certification – ou alors, osons affirmer que nos choix de décisions seraient « mieux » exécutés par des robots à partir d’une série de sondages et d’analyses des données et que ces choix pourraient être « aussi bien » acceptés par la population que les interprétations des tirages aléatoires et des illuminations des devins et chamanes d’autrefois ! Au contraire, il s’agit ici d’assumer nos prérogatives humaines avec détermination en toute conscience de nos limites, sans oublier qui nous sommes, que tous nous avons des ascendants que nous trouverions très frustes si nous pouvions remonter le temps, mais que nous leur devons tout, à commencer par notre nature…. Toute prétention à l’absolu serait dérisoire. En conséquence, le cadre général et le calendrier des réunions de décision doivent être conçus pour que les « erreurs » de décisions (c’est-à-dire les décisions à remettre en cause) puissent être reconnues, notamment par l’inadaptation de leurs motifs, et que les modifications raisonnablement nécessaires puissent être recherchées.

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