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lundi 11 décembre 2023

Pour un exercice scolaire en informatique

Bien entendu, le plus important en informatique, c’est d’apprendre à s’en servir.

FabH.jpg

Même pour ce seul objectif, et surtout pour ce seul objectif, on peut essayer d’imaginer des exercices formateurs à la hauteur de l’enjeu et de l’universalité de l’outil.

Un exemple est fourni via les liens suivants pour téléchargement :

http://cariljph.free.fr/exemple/Xpe.pdf

http://cariljph.free.fr/exemple/ParallXpe.zip

Le premier lien pointe sur un article de recherche expérimentale sur la programmation du parallélisme sur ordinateur de bureau.

Le deuxième lien pointe sur un dossier compressé contenant les logiciels développés dans divers langages pour réaliser les expériences décrites dans l’article.

Extrait de ce qu’un élève peut en apprendre par lui-même à partir de quelques bonnes questions :

  • comment rédiger un article technique en anglais, afin de le proposer à une société savante pour publication ou en vue d’un exposé dans une conférence internationale
  • comment tirer la substance d’un article même si on ne comprend pas tout, ou si on y trouve des défauts
  • comment établir une modélisation mathématique simple de résultats d’expérience et comment l’exploiter
  • comment mettre en doute concrètement des opinions courantes
  • comment fonctionnent nos machines informatiques

Quelques idées de bonnes questions :

  • L’article est-il toujours en bon anglais ?
  • L’article est-il scientifique ?
  • La logique de présentation aurait-elle été différente en russe, en chinois,… ?
  • Comment vérifier la reproduction des expériences sur d’autres machines que celles des auteurs ?
  • Peut-on porter au moins partiellement l’expérimentation sur un smartphone ?
  • Qu’est-ce que l’article remet en cause explicitement, implicitement ?
  • Quelle est la part de l’imagination dans la démarche de l’article ?

Les vraies « bonnes questions » dépendent des personnes, des lieux, des circonstances, des matériels et des réseaux de travail.

Evidemment, ce qui est proposé ici ne convient pas au cadre d'un examen ponctuel. C’est à comprendre comme un support initiateur d’échanges et de coopérations étalées sur plusieurs semaines entre éléves, entre élèves et professeurs, entre professeurs, en parallèle des autres enseignements.

En espérant pour chacun toujours plus que ce qui était prévu…

lundi 28 juin 2021

Le bogue miracle

Lui, c’est un dinosaure de l’informatique. Il a connu l’initialisation de l’ordinateur par ruban perforé, le stockage en bandes magnétiques, les logiciels en bacs de cartes perforées. Son jeune esprit fut nourri des théories et recherches à propos de ce qui était calculable ou pas, de ce qui était logiquement démontrable ou pas, de ce qui pouvait être vérifié en regard de normes de qualité ou pas. Il a atteint la fin du jeu Wizardy, assis en tailleur devant son Apple II après des semaines de séances nocturnes et seulement après cet exploit, il a rejoué en trichant. Dans sa carrière professionnelle, il a vécu beaucoup de projets, comme programmeur, auteur de logiciels, responsable informatique en entreprise, consultant spécialisé… animateur de groupes d’utilisateurs pilotes.

Aujourd’hui, le dinosaure dit qu’il a peur.

Pas du tout de sa propre obsolescence.

Ce qui le terrifie, ce sont les mauvais usages des techniques informatiques en grand public, l’obligation d’inconscience subie par ses successeurs informaticiens. Le résultat : une forme d’esclavage mental de tout le monde.

Il exagère.

A côté de cela, il rigole quand il entend parler d’intelligence artificielle, de big data, d’ordinateurs quantiques, de ville cybernétique.

C’est son côté ringard, sans imagination ! Pour lui, le facteur humain est plus qu’une contrainte, c’est la loi de la nature, et plus dure sera la chute si on l’ignore - comme dans une morale de fable.

Voici donc l’un des récits destinés à l’édification des générations futures qu’il nous rabâche régulièrement. Dans cette version écrite, il enjolive les détails, et la chute s’étale comme une anecdote pourrie qui rebondit mal en digressions philosophiques, je le dis juste comme une excuse pour le découpage et les titres que j’ai ajoutés..

Récit d’une Intime sommation

Deux jours avant mon départ à la retraite, je rejoue l’intégralité des jeux d’essai d’une grande suite logicielle, une intégration de progiciels et de logiciels préexistants. Les fonctions sont des grands classiques en gestion d’entreprise : comptabilité, comptabilité analytique par affaire, gestion des stocks et approvisionnements, gestion des matériels et de leur entretien, planification des activités par affaire, gestion du personnel, etc. Les logiciels sont répartis entre plusieurs ordinateurs mais c’est invisible pour les utilisateurs, tout se fait par navigateur Internet. C’est un système complexe à l’échelle d’une entreprise répartie géographiquement en plusieurs unités exerçant dans divers domaines techniques pour diverses clientèles, toutes spécialisées dans les expertises, études, prototypages, essais.

Pour simplifier, j’appellerai ce gros bidule le système Tirex, en référence au Tyrannosaurus Rex, vous verrez pourquoi. Dans la réalité, il portait un nom fait pour évoquer l’harmonie et la liberté.

La cérémonie de test final, en prélude d’une réception formelle du Tirex, se déroule sous les regards attentifs des chefs de projet des maîtres d’œuvre industriels, ceux qui ont piloté la réalisation des logiciels principaux. Je suis l’unique testeur, en tant que représentant du client désigné pour un parcours complet des jeux d’essai sans perturbation. L’enjeu est grand, le projet ayant accumulé des mois de retard. Mais cette fois-ci, après des dizaines de séances de test par les groupes d’utilisateurs, et plusieurs tentatives de recette terminale, il paraît que tout est bon.

Pourtant, l’incroyable se produit.

Après l’introduction de plusieurs rapports d’activité sur une affaire, je découvre que la somme dans le tableau de synthèse est fausse. Je répète le test et je confirme…. L’ingénieur spécialisé des industriels est appelé en urgence… Oui, c’est bien dans la communication entre les ordinateurs que quelque chose foire, entre l’enregistrement des rapports d’activité et la production du tableau de synthèse.

Le lendemain, je ne réponds pas au téléphone ni aux emails de mon chef de projet, qui veut me convoquer pour une « explication » devant les maîtres d’œuvre. Expliquer quoi, comment, pour quoi faire ? Le puissant Tirex ne sait pas faire une addition ! Je suis tétanisé, effondré sur mon bureau, quelques heures avant la fin de ma vie professionnelle, quelques heures avant de me traîner pour rendre mes badges et disparaître – sans pot de départ.

La réaction des industriels maîtres d’œuvre s’est manifestée au plus haut niveau par un message direct de Big Boss à Big Boss. J’en ai reçu une copie par mon grand chef de projet « M. X a cru trouver un bogue qu’il a qualifié de critique bloquant, et bla bla et bla bla… ».

Nos grands industriels maîtres d’œuvre trouvaient donc qu’ils étaient victimes d’une malchance tellement improbable qu’elle était réfutable par une frappe des foudres hiérarchiques. Il est exact que la séance de test réunissait plusieurs circonstances exceptionnelles. Comme testeur, j’étais peut-être la seule personne dans un rayon de milliers de kilomètres à pouvoir détecter ce type de bogue-là - dans un état de totale abnégation quelques heures avant de partir à la retraite, en régression 40 ans en arrière, comme ingénieur système débutant mais déjà expérimenté dans la détection des bogues de communication entre plusieurs ordinateurs. Pas de chance pour nos vaillants industriels convaincus de leur infaillibilité…

Plutôt que de réagir de manière enfantine dans la perspective désagréable d’un nouveau délai avant le paiement des montants associés à la livraison du Tirex, les industriels auraient plutôt du considérer qu’ils avaient bénéficié d’un quasi miracle. Car sinon, si le bogue n’avait pas été détecté ce jour-là, le ciel leur serait tombé sur la tête quelques mois ou semaines après la mise en service ! Combien de journées d’experts et de procédures aurait-il fallu alors pour découvrir le défaut et le corriger ?

Intsys.jpg

Pourquoi ce bogue élémentaire n’avait-il pas été détecté auparavant ? Les ingénieurs et techniciens qui avaient créé l’architecture matérielle interne et paramétré les relations entre les logiciels répartis entre plusieurs machines s’étaient probablement contentés de tests du bon fonctionnement apparent, « si cela ne plante pas, c’est forcément bon ». Mais par la suite, comment avait-on pu laisser passer un tel défaut monstrueux au cours de dizaines de séances de tests par des groupes d’utilisateurs de diverses unités de l'entreprise ? En réalité, le bogue avait été certainement détecté confusément, c’est-à-dire pas dans des conditions autorisant une identification formelle. En effet, dans une séance de test en groupe, plusieurs utilisateurs suivent leurs propres jeux d’essai en parallèle, et il leur devient alors difficile de repérer une erreur dans un tableau de synthèse, d’autant plus en repartant des données créées au cours de séances précédentes, et d’autant moins que les résultats erronés demeurent vraisemblables (ce qui est le cas si la cause est par exemple un décalage entre tampons à additionner). De plus, un utilisateur pilote se concentre naturellement sur les imperfections et les difficultés en anticipation de son propre usage, pas sur la mise en cause de fonctions élémentaires, et est souvent interrompu dans ses activités de testeur par des appels urgents pour la poursuite de ses activités courantes, d’où une attention intermittente.

Il m’a fallu plusieurs semaines pour parvenir à m’expliquer tout cela, la fureur du grand maître d’œuvre d’ensemble, la sidération du grand chef de projet, la possibilité de la découverte extrèmement tardive d’un bogue des profondeurs. C’était finalement par une logique naturelle que la découverte d’un défaut permanent aussi grossier ne pouvait plus être que tardive et par accident, à partir du moment où il n’avait pas été repéré par les procédures de tests de son niveau basique.

Beaucoup plus tard (après 2010), j’ai appris par d’ex collègues que le système Tirex avait finalement été mis au point, y compris la correction de « mes » bogues, et que les applications étaient en service dans l’entreprise sans incident notable.

Fatalité du bricolage numérique

Mon histoire de bogue s’arrête là, pas les conclusions qu’on devrait en tirer ! Si pour vous, tout est bien qui finit bien comme dans les histoires banales de tous ces gens qui racontent comment ils ont sauvé le monde, vous n’avez rien compris !

Le message premier est que la mise en application accélérée de progrès technologiques nous rend vulnérables, dans des proportions inconnues, à des risques inimaginables. C’est à comprendre au niveau de notre société numérisée toute entière, comprenant chaque service public, chaque entreprise, chaque citoyen.

Les nouvelles technologies peuvent reposer sur des normes élaborées par de grands universitaires, leurs réalisations peuvent avoir été élaborées et contrôlées selon des processus rigoureux, c’est mieux que rien, mais ne croyons pas que la sécurité absolue soit atteignable ailleurs que dans un univers conceptuel idéal – et stable toutes choses par ailleurs.

A l’époque de mon histoire vers 2010, les nouvelles technologies informatiques dans les domaines applicatifs se concentraient dans les plates formes de « webisation » et ce qu’on appelait le middleware, en gros les équivalents fonctionnels de serveurs d’emails entre ordinateurs. A présent, on nous parle de technologies informatiques dont on sait à peine expliquer le fonctionnement, et on envisage de nous brancher sur les générations technologiques successives de ces merveilles potentielles… Par pitié pour nous-mêmes et nos infrastructures communes, limitons leurs usages à des applications ludiques ou à des armes de prestige !

J’insiste sur un autre point : si toutes ces prétendues innovations étaient conçues au bénéfice de l’humanité, ou simplement en support de notre humanité poétique, on pourrait en accepter quelques inconvénients. Mais ce n’est pas le cas, les innovations informatiques conçues comme telles, c’est-à-dire quasi expérimentales, sont introduites à jet continu partout dans les infrastructures numériques de nos sociétés.

En plus, ces innovations servent des objectifs de court terme, en gains financier apparents ou pour une gloire publicitaire, ce qui ne devrait logiquement jamais être le cas pour des innovations, si on les prenait au sérieux.

Par exemple, le projet de système d’entreprise Tirex s’était substitué, à la suite d’intrigues internes, à un projet précédent moins imposant, dont le coeur était un groupware interne destiné au partage de l’expérience et au développement des compétences. Ce projet abandonné correspondait pourtant bien aux cultures techniques de l’entreprise. Mais dans une logique purement gestionnaire et dans le respect absolu de l’organigramme des fonctions, on avait préféré la normalisation d’applications classiques à la capitalisation des atouts spécifiques de l’entreprise, à l’innovation dans le progrès humain.

Autrement dit, les nouvelles technologies de Tirex n’ont servi qu’à instrumenter un (faux) gain de gestion courante au lieu d’ouvrir un champ nouveau dans le développement de l’entreprise. D’aimables conférenciers avaient pourtant exposé aux cadres privilégiés les concepts à la mode de la saison. A l’époque : l’urbanisation des systèmes d’information et la gouvernance (de quoi ?). C’était évident sans ce vocabulaire savant, Tirex était le produit d’un schéma directeur de centralisation informatique à l’ancienne, pas d’une conception de système d’information ouvert sur le monde et pour les gens.

Est-ce encore le point de vue gestionnaire et la vantardise technologique qui priment dans les motivations et justifications des projets informatiques que vous connaissez ? N’est-ce pas encore pire dans l’informatique grand public, en remplaçant « gestion courante » par « exploitation des masses » ?

Pour en revenir à la vulnérabilité technique de notre société numérisée, plutôt que nous ébahir devant les exploits de pirates et les promesses de faiseurs de vent ne serait-il pas urgent d’examiner en profondeur comment notre société numérisée pourrait survivre, au minimum en prolongeant ses fonctions critiques en cas de catastrophe accidentelle ?

En réalité, la société numérisée est déjà victime d’une catastrophe permanente, par défaut de conception d’ensemble et absence de maîtrise. Les petites et grosses pannes sont les manifestations ponctuelles de ce défaut sui generis.

Induss.jpg En effet, l'analogie avec des infrastructures industrielles matérielles est trompeuse. Notre société numérisée, fondée sur des systèmes informatiques en réseaux, est le résultat de créations composites réalisées (finalisées ?) chacune selon sa logique propre, selon l’état de la technologie du moment, et au moins partiellement en superposition d’autres créations plus anciennes, sans vision globale – heureusement, quelques normes (elles-mêmes évolutives) permettent les interactivités entre systèmes et avec leur périphérie. Autrement dit, l’informatique et les réseaux de notre société numérisée n’ont pas été conçus globalement comme une création durable cohérente mais sont les produits de pulsions. Notre société numérique est assimilable à un méga bricolage, en analogie à un navire en pleine mer, avec un équipage suractif qui enchaînerait séparément et simultanément les projets de modernisation de la navigation, de la propulsion, des aménagements, des manutentions, de la sécurité incendie, de la cuisine, des transmissions, etc. en utilisant une merveilleuse boîte à outils magiques toujours renouvelée, sans s’occuper du maintien de la flottabilité ni de la résistance aux vagues géantes à venir dans la prochaine zone de navigation. La croissance folle de la complexité et des incohérences techniques de notre société numérisée va provoquer son effondrement, de multiples manières que nous ne pouvons pas imaginer, vicieuses, progressives, pas du tout comme une brutale panne d’électricité temporaire ou alors seulement tout à la fin….

La réalité présente est que ce danger technique n’est absolument pas compris. Combien de défaillances grossières faudra-t-il pour cela ?

Tout récemment vers mi 2021, une longue panne des numéros d’urgence (pompiers, police, urgences médicales) a surélevé le niveau hebdomadaire des informations déprimantes sur le fonctionnement des services publics en France. Le prestataire responsable, après enquête et consultation de ses spécialistes en communication, a déclaré que l’origine était une opération de mise à jour d’un logiciel. On peut considérer cette déclaration comme une preuve supplémentaire qu’il demeure plus convenable de faire porter le poids d’une faute sur un logiciel – comme un genre de production artistique en perpétuelle amélioration et dont il faudrait bien admettre les risques de défauts provisoires - plutôt que sur les dysfonctionnements d’un système qu’à l’évidence on ne maîtrise pas en tant qu’ensemble fonctionnel. Dans la même ambiance de clip publicitaire, on nous vante l’intelligence artificielle et les réseaux en nouvelle technologie 5G, vive le progrès !

Qui peut sérieusement faire semblant de croire que ce genre de panne est un accident isolé ?

Pour une reconstruction modulaire de la société numérisée

On n’affronte pas la menace de réalités fatales en se vautrant dans les rêves, ni par des opérations mentales de suremballage conceptuel. Les méthodes les plus raffinées d’assurance du bon fonctionnement des systèmes informatiques ne garantissent rien quand elles sont appliquées sans l’intelligence du contexte, sans la compréhension du métier des utilisateurs, sans le respect des niveaux des services dus aux citoyens. Les ressources financières, la puissance des moyens, les algorithmes… ne sont rien sans les personnes capables de reconnaître les limites de leurs compétences personnelles, capables de se réaliser dans une vaste construction collaborative.

Destruct.jpg

Au début de ma carrière dans les années 70, il était naturel qu’un « ingénieur système » soit présent à chaque étape d’un développement informatique complexe en réseau d’ordinateurs, de terminaux, de capteurs et d’automates, pas seulement jusqu’à la livraison, mais au-delà, pour la maintenance. C’était indispensable parce que les composants des systèmes souffraient d’une fiabilité réduite, et l’une des tâches courantes de l’ingénieur système était le diagnostic des pannes, en particulier le discernement entre les défaillances matérielles et les défauts des logiciels. Pour résister au moins partiellement à de telles conditions de soumission à des pannes diverses et imprévisibles, la conception des architectures des systèmes de l’époque devait être modulaire selon des principes simples, et cette modularité faisait que la logique architecturale d’ensemble était comprise par chaque contributeur spécialiste. Et alors, tout naturellement, l’intégration d’un système complexe avait un sens concret, comme ouvrage à réaliser, comme processus en cours, comme support de motivation collective. C’était l’époque des informaticiens artisans, dans la tradition modernisée des constructeurs des aqueducs (et des égouts) de l’antiquité.

Blackor.jpg En comparaison, l’informaticien du temps présent serait l’équivalent d’un ouvrier spécialisé des années les plus sombres de la révolution industrielle, et peut-être pire dans certains cas, un esclave doublement enchaîné, physiquement et mentalement. Les dentellières à domicile des temps anciens conservaient leur liberté mentale durant leurs travaux et pouvaient partager leurs astuces de fabrication avec leur voisinage, ce n’est plus le cas pour le travailleur intellectuel à distance, orphelin social d'utilité provisoire constamment remis en concurrence avec ses clones. Pour faire comprendre une autre singularité de notre époque et les risques qu’elle crée, je caricature encore plus lourdement, en référence à mon histoire de bogue d’additions fausses : nos informaticiens concepteurs savent-ils encore faire une addition autrement que sur leurs smartphones, et les conditions d’exécution des procédures de test des systèmes sont-elles adaptées aux contraintes d’un environnement mental de multiples activités parallèles de messagerie, d’écoute de musique en continu, de visualisation de vidéos, d’interruptions urgentes ?

La question de la discipline de métier et de la dignité individuelle du technicien dans la société doit être posée. On ne peut pas empiler les projets informatiques comme si on voulait confier le fonctionnement numérisé de la société à des automates toujours plus puissants et plus clinquants. Sinon, toutes nos fondations sociales vont continuer de s’écrouler dans les illusions de progrès et dans le confort apparent du temps présent, n’est-ce pas déjà évident ?

Reprendre le contrôle sur la pagaille technologique que sont devenues les infrastructures de nos sociétés, ce sera une révolution – ou plutôt une reconstruction.

Ce qui me fait peur, c’est l’ignorance de l’urgence technique et de son immense potentiel de régénération de nos sociétés, y compris au plan humain et même au plan économique. En niveau d’urgence, de gravité, de développement humain, c’est équivalent à l’écologie.

Qui est en responsabilité au niveau de la société numérisée dans sa globalité ? Qui est en charge ? Qui saurait faire ?

Menaces réelles et défauts conceptuels

La menace d’effondrement de la société numérisée est, comme la menace écologique, une menace déterministe au sens où aucune régulation naturelle ne pourra tout arranger, au contraire, la certitude est que par continuité, tout sera toujours tendanciellement pire. Les manifestations de la menace peuvent être en apparence locales et aléatoires, plus ou moins maîtrisables en ampleur et durée, la croissance de la fatalité des impacts est certaine.

La menace technique sur la société numérisée n’est pas moins fatale que la menace écologique sur la société dans son ensemble, toutes choses égales par ailleurs. Elle le sera d’autant moins si nous laissons les deux fatalités, société (mal) numérisée et écologie, se combiner !

De toute façon, la reconstruction d’une société numérisée ne peut plus s’envisager indépendamment de la menace écologique. Cette reconstruction devra contribuer à réduire les effets de la menace écologique. La révolution numérique devra reprendre son sens originel, pour le développement humain.

Je risque une critique de deux façons de penser qui me semblent dangereuses en tant que leviers de décision, pour ce que j’en comprends.

Ideff.jpg D’abord, la rétro utopie, autrement dit la projection de l’avenir au conditionnel passé. Je prends comme exemple du genre un rapport d’étude intitulé « Biorégion 2050 L’ile-de-France après l’Effondrement « (Institut Momentum 2019). Je lis ce rapport comme une extrapolation à partir de l’état de l’Ile-de-France vers 1850, où Paris contenait au total environ 2 millions d’habitants, principalement des artisans et des ouvriers d’ateliers artisanaux, avec des champs maraîchers autour de la capitale et plus loin une campagne nourricière peuplée de villages agricoles. La rétro utopie consiste à décrire l’état de la société qui aurait pu émerger si, au lieu d’une révolution industrielle massive à partir de 1850, la société avait évolué tranquillement, en limitant les avancées technologiques à celles qui n’impliquent pas la multiplication des centrales d’énergie et en plafonnant les éléments de confort individuel à ceux qui n’impliquent pas une production en usines ni l’emploi massif du pétrole et de ses dérivés. Alors jamais la concentration actuelle d'une douzaine de millions d’habitants n’aurait pu se former, du fait de l’impossiblité physique de fournir l’alimentation suffisante d’une telle population : pas de pétrole, donc pas de camions ni de routes faute de bitume… C’est un roman, car on ne voit pas comment on pourrait passer de notre état présent vers un tel état rétro utopique dès 2050 à moins que l’effondrement cité en titre ne soit le produit de la déflagration d’une bombe à neutrons. Cependant, le message politique à l’intention des dirigeants actuels est évident, concernant notamment les projets susceptibles de favoriser l’urbanisation extensive, les opérations de prestige consommatrices de ressources, les usages destructeurs de la nature, et surtout en contraste à leur absence de vision d’avenir à 20 ans. Mais en quoi le procédé de rétro utopie pourrait-il provoquer une remise en cause de décisions politiques toutes fondées sur le court terme, toutes choses égales par ailleurs ou n’évoluant qu’à la marge par de lentes dérives prévisibles par simple extrapolation ? Devant la certitude d’un effondrement, la réaction raisonnable serait celle de l’autruche, en attendant que le monde change pour nous offrir un habitat rénové et sécurisé ?

Catas.jpg Ensuite et en synergie potentielle, le Grand Pari, que je reformule en libre adaptation du Pari de Pascal : la probabilité inconnue même infime d’un événement ayant des conséquences possiblement très favorables (ou très défavorables), nous devons la traduire immédiatement dans nos vies par des actes ou changements de comportement spécifiques en prévision de ces conséquences. Cette formulation intègre un principe d’ultra précaution face à la possibilité d’un événement très défavorable, même de probabilité infime. Cette formulation intègre un principe de projection ultra optimiste dans la perspective d’une issue très favorable, même de probabilité infime. Il est malheureux que des formulations analogues forgées dans l’urgence des actualités puissent être considérées en justification de grandes décisions politiques comme de nos petites décisions individuelles. En effet, l’emploi d’un langage probabiliste est ici abusif, ce sont de véritables inconnues qui sont artificiellement mises en comparaison pour énoncer un pseudo critère en vue d’actions immédiates. Comment ne pas reconnaître un ressort favori de l’argumentation fallacieuse du manipulateur, ou de la prétendue justification d’un comportement qui s’est fermé à la réflexion ? Une démarche proprement scientifique commencerait par s’intéresser aux inconnues dans l’énoncé du principe, et le levier du principe serait un sujet de controverse. Au contraire, l’application pratique du principe du Grand Pari suppose la persistance des inconnues dans leur état d’inconnues, avec un investissement dans leur élaboration sous une forme de plus en plus confuse afin de préserver quoi qu’il en coûte la validité forcée des décisions prises et le renoncement mental des assujettis… Ce Grand Pari est une grotesque singerie intellectuelle, un simulacre de raisonnement. Malgré cela, le principe du Grand Pari a fait abondamment la preuve de sa nuisance dans l’Histoire et dans l’actualité, spécialement dans les phénomènes d’épidémies psychiques. A quoi nous servent nos médias modernes et la puissance des nouvelles technologies face à de telles armes de manipulations grossières ?

Comprev.jpg Méfions-nous des arguments des prétendus faiseurs de science qui servent des pouvoirs, des idéologies, des croyances, des ambitions, des positions acquises - encore plus quand ils prétendent se justifier par des statistiques en pourcentages. Leurs méthodes de manipulation s’appuient sur des abus de langage autour du mot « scientifique » qu’ils brandissent comme un bâton de commandement. Bien entendu, des vérités scientifiques existent à un instant donné, mais elles peuvent changer dans le temps et se contredire, et même leurs fondements logiques et mathématiques ne sont pas éternels. Dès lors, l’expression journalistique « la vérité scientifique » (implicitement immuable) ne peut être qu’un oxymore, un collage grossier en vue d’induire une obligation d’adhésion aux affirmations introduites par cette expression de référence. De manière analogue, on peut parler d’une autorité de la science en référence aux vérités, méthodes, incertitudes et inconnues de la science du moment, mais on ne devrait jamais utiliser le terme « autorités scientifiques » pour des organismes ou des personnes. Quant à l’ »innovation scientifique », elle semble occuper l’antique fonction d’évocation du miracle. D'ailleurs, pourquoi vouloir associer systématiquement le miracle au domaine scientifique, comme si la science avait un pouvoir créateur de société, en plus en admettant de fait que l'on puisse fonder un programme de société sur une espérance miraculeuse ? En quoi serions-nous plus réceptifs aux miracles que nos ancêtres dans les cas où les conséquences de ces miracles nous obligent à modifier des habitudes de vie, des façons de penser – ou alors faudra-t-il d'autres miracles d'une dimension supérieure pour que les conséquences des petits miracles "de la science" soient acceptées ? Passons...

Très simplement, je préfère considérer la démarche scientifique comme une esthétique d’apprivoisement de l’inconnu. C’est une forme de discipline mentale indifférente aux certitudes, joueuse avec les incertitudes, en interaction avec l’expérience des techniques réalisatrices.

Au niveau de la pratique, l’expérience technique sous toutes ses formes doit être valorisée, pas seulement le savoir technique enregistré, l’expérience de chacun dans son humanité. Il y a tant à faire et à comprendre. Notre époque est inédite, c’est à partir de cette réalité que nous devons exploiter les héritages de nos anciens.

jeudi 27 juin 2019

Pour une analyse de la valeur en informatique

Le mot "nouveau" sert de miroir aux alouettes dans le domaine des techniques de pointe comme dans les industries de la mode. Le gaspillage y est devenu plus que la conséquence d'activités périphériques ou accidentelles : une nécessité existentielle.

Bien avant les modes actuelles de l'intelligence artificielle, des crypto machins et des web services, les logiciels et matériels informatiques étaient surdimensionnés en regard de leur utilité. A l'époque pionnière de l'informatique, il fallait conserver un niveau de compatibilité avec les logiciels et matériels des années précédentes, même si cette obligation impliquait quelques lourdeurs afin de préserver une compatibilité en principe temporaire. De plus, l'élagage des fonctionnalités inutiles aurait exigé, dans beaucoup de cas, une reconception intégrale peu compatible avec les délais prévus des projets; il était donc plus commode de procéder, disons, par suremballage.

A présent, on découvre que la consommation énergétique mondiale des matériels et logiciels informatiques représente une proportion importante (de l'ordre de 15%) du grand total. La diffusion en masse de l'informatique, notamment par les smartphones, soutient la croissance de cette consommation. On trouvera des informations utiles sur le site https://jancovici.com. Dans une vision planétaire, la dépense énergétique de fonctionnement n'est qu'une partie de la consommation totale d'énergie des "nouvelles technologies", il faut considérer tout le cycle de vie des matériels, logiciels et infrastructures, depuis leur fabrication jusqu'au traitement des déchets, depuis la formation jusqu'au financement des retraites des ingénieurs programmeurs et mainteneurs, des exploitants des fermes informatiques, etc..

Tout a déjà été dit par ailleurs sur la critique des usages informatiques les plus gaspilleurs, notamment les visionnages, échanges et téléchargements de vidéos. Dans d'autres billets de ce blog, on trouvera quelques réflexions sur l'évolution de nos sociétés, de nos modes de vie, sous les vagues successives des techniques toujours plus "modernes".

Revenons à l'évolution des ressorts du développement des nouvelles technologies informatiques.

Certaines justifications traditionnelles des "nouvelles" technologies informatiques sont très nobles, par exemple l'invention de nouvelles thérapies. Néanmoins, historiquement, leur développement a été tiré par la course aux armements sous toutes ses formes y compris récemment dans le domaine spatial, puis rentabilisé par la diffusion massive de ces technologies à l'intérieur d'applications ou de services disponibles à tous.

L'actuelle primauté de ce deuxième terme, celui de la diffusion massive, force désormais l'assimilation du domaine informatique aux industries de consommation, avec tout son attirail publicitaire et ses pratiques affairistes.

L'absence d'une logique des développements de l'informatique dans une évolution supposée naturelle à l'intérieur de nos mécanismes sociaux mercantiles pouvait sembler acceptable tant que ces développements ne contribuaient pas aux désastres planétaires et qu'ils étaient censés apporter un supplément culturel à nos vies. Dans une perspective actualisée, il devient nécessaire de contenir la croissance de la voracité énergétique et de la consommation de ressources rares, par exemple en réalisant une grande "analyse de la valeur" de l'informatique, par famille de services rendus aux utilisateurs, pour déterminer comment réaliser à moindre coût énergétique global les fonctions de ces services. Cette analyse oblige à définir les fonctions prioritaires d'utilisation, pour adapter les matériels et logiciels en conséquence, et pour concentrer les développements en conséquence.

Aujourd'hui, on pourrait encore mettre cette analyse de la valeur en balance avec "la modernité et le progrès". Pas pour longtemps.

Voici donc, par anticipation, quelques exemples de remises en cause qui devraient apparaître au cours d'une telle analyse de la valeur, forcément multidisciplinaire.

U8200.jpg

La 5G. Pourquoi ne pas attendre la réalisation des expériences en cours en vraie grandeur dans plusieurs villes avant de se prononcer sur les avantages supposés de la 5G en regard des investissements et consommations supplémentaires pour son installation, son fonctionnement, son entretien ? Est-ce que les avantages vraiment utiles (?) de la 5G ne pourraient pas être obtenus à moindre dépense ? L'argument d'un plus haut débit et d'une réduction des temps de réponse au bénéfice des joueurs en ligne sur smartphones et d'intrépides chirurgiens à distance ne devrait-il pas inciter de toute façon à une telle prise de recul ? On pourra aussi découvrir dans un polar récent (Unité 8200 de Dov Alfon, Liana Levi 2019) la révélation de techniques existantes permettant d'espionner à grande distance les communications d'une personne ciblée et de coordonner les actions d'agents en opération sur plusieurs lieux éloignés - à quoi bon la 5G pour faire cela plus vite plus massivement ?

L'intelligence artificielle. Voir le livre en référence "Des intelligences très artificielles" de J-L Dessalles (Editions Odile Jacob, 2018), forcément technique, pourtant parfaitement compréhensible dans sa clarification du domaine et de ses espoirs. A l'inverse, dans trop de discours médiatisés, on dirait actuellement que tout progrès en informatique relève désormais de l'intelligence artificielle et que cette dernière va sauver l'humanité dès lors qu'elle disposera des puissances quantiques. Il serait urgent de se demander comment concrètement se réaliserait cette promesse dans le cours des décennies à venir, car au-delà de ces décennies critiques, ce sauvetage devra pouvoir prendre des proportions encore plus miraculeuses que tout ce que nous pouvons imaginer actuellement. Pour préparer des décisions importantes, préférons les vrais ouvrages de science-fiction et les écrits des vrais scientifiques, avec leurs hésitations et leurs zones d'ombre sur les évolutions sociales. Méfions-nous des prospectives bidons, des anticipations philosophiques sans fondement, des rêvasseries futuro nostalgiques, leurs effets paralysants sont devenus criminels.

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La blockchain. De quoi s'agit-il vraiment ? Est-ce bien une technique plus générale que celle de la gestion décentralisée de crypto monnaies, mais exigeant tout de même la réalisation de calculs complexes nécessitant de grosses dépenses d'énergie pour effectuer ces calculs en garantie de chaque opération ? D'ailleurs, pourquoi cette pseudo décentralisation ("pseudo" car on peut contester l'origine extra terrestre des algorithmes de calcul) serait-elle un objectif absolu ? Cette décentralisation sera-t-elle tenable au-delà des premières applications expérimentales, et comment pourrait-on alors éviter le recours aux services d'intermédiaires tampons, en retour à une forme de centralisation de fait ? Dans une perspective plus large de recherche de techniques nouvelles autres que la blockchain, pourquoi ne pourrait-on rien récupérer des procédés depuis longtemps mis en oeuvre pour les transactions financières à grande vitesse ou alors serait-ce que s'y opposent de fortes raisons aucunement techniques ? Surtout, pourquoi ne pas envisager la création d'un protocole universel de garantie transactionnelle sur le Web à partir des techniques de fiabilisation des opérations entre bases de données réparties conçues vers la fin des années 70 ? On pourrait par exemple mettre en oeuvre des techniques simplifiées de fiabilisation à partir du tamponnage des transactions et la conservation de ces empreintes uniques dans les enregistrements destinataires afin de préserver les possibilités de reprise instantanée à partir de pré et post journalisations, y compris dans les pires cas de pannes électriques intermittentes, de défauts matériels, de pertes de paquets. Le constat de l'enfouissement fragmentaire de ces techniques dans les profondeurs des actuels logiciels de gestion de bases de données locales au titre de la résolution des opérations concurrentes (ces techniques sont-elles vraiment à leur place à cet endroit ?), avec en parallèle le constat de la déprimante volatilité de nos dialogues d'interaction avec la plupart des services Web.... devraient faire réfléchir de toute façon.

L'identité numérique. Ce sujet mériterait à lui seul un volume, puisqu'il ne peut exister par nature aucune identité personnelle "dématérialisée", seulement des avatars selon les services web, à moins de recourir aux contrôles biométriques - une évidence transposée de celle de la vie réelle mais ceci dépasse le cadre de ce blog. Donnons deux exemples de procédures informatiques actuelles, le premier en vaine tentative de vérifier une identité "absolue", le deuxième en adaptation au seul besoin de fonctionnement du service rendu. Certains intermédiaires "de confiance" dans la distribution de courriers officiels prétendent reproduire la vérification de l'identité du destinataire à l'exemple des facteurs des temps anciens, à l'époque où ces fonctionnaires livraient les salaires et les retraites en argent liquide et percevaient certaines taxes; pourtant, l'exigence d'envoi d'un document d'état civil du destinataire par Internet vers une plate forme de statut privé ne peut être qu'une grotesque singerie de la vérification instantanée sur place en contact direct par le facteur des temps anciens; de plus, une prétendue vérification à distance à partir de la transmission dématérialisée de document d'identité est facilement contournable, et crée par ailleurs une vulnérabilité aux fuites de données de toutes sortes. Au contraire, le service Web de l'Administration fiscale française se contente des vérifications minimales strictement nécessaires en vue du recouvrement des impôts et taxes dus par chaque foyer contribuable, à partir de quelques informations personnalisées reprises de documents fiscaux antérieurs, plus bien entendu un numéro de compte bancaire. La simplicité de cette vérification minimale permet aux contribuables ignorants en informatique de déléguer par exemple à leurs enfants toutes les procédures informatisées d'interaction avec cette Administration, en toute imperméabilité, déclarations et paiements. Ceci montre bien en quoi la prétention à la vérification d'une identité "absolue" ne peut que faire barrière à la fonction à remplir.

Comment conclure ? La première idée de titre de ce billet était un jeu de mots : "encore plus 1G". C'était pour moquer l'agitation mimétique des annonceurs des "nouvelles" technologies informatiques, en ignorance du capital d'expérience, dans la poursuite de dépassements imaginaires toujours plus énergivores et toujours plus aguicheurs de nos "besoins" les plus bestiaux. Dans l'état de notre monde et des grandes évolutions à venir, il serait normal d'inverser la charge de la preuve face aux pseudo inventeurs et aux bavards illuminés qui nous gavent de leurs discours publicitaires. L'histoire du "progrès scientifique" n'a jamais fait l'économie de la contestation, c'est par une aberration provisoire, celle de la quasi gratuité de l'énergie, que le progrès technique a pu s’en affranchir.

vendredi 29 avril 2016

Bots Creed


Le mot "bot" signifie "robot logiciel" en connexion à des serveurs informatiques sur Internet.

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Bots à pinces

Belle invention, celle du bot à construire soi-même ! C'est un sacré progrès en comparaison des assistantes et conseillères informatisées, dont un ancêtre fut le trombone animé à la Jiminy Cricket qui empoisonnait les utilisateurs d'un célèbre logiciel de traitement de textes des années 90, en surgissant de manière inopportune pour offrir ses services.

Avec l'ouverture à tous de cette fantastique liberté de création, on ne peut pas douter une microseconde qu'il en résultera des pointes de trafic sur Internet dépassant les records établis par les envois des cartes de voeux en vidéos illustrées à chaque fin d'année et les pointes dues aux téléchargements simultanés en urgence des derniers épisodes des séries à la mode.

Il faudra encore creuser les trottoirs des villes et les routes des campagnes pour vraiment installer "la" fibre partout, consacrer quelques centrales électriques supplémentaires bien polluantes à l'alimentation de nouvelles usines de serveurs du réseau, investir de nouveaux matériels fabriqués à partir d'éléments rares très salement extraits par de puissantes organisations armées...

Car il y a tant de gens anxieux de vérifier que les autres éprouvent les mêmes émotions qu'eux, tant de gens habités par une ardente pulsion à partager leur bonheur ou leur malheur avec toute l'humanité ! Alors pensez donc, si on leur offre gratuitement le pouvoir de se créer des agents médiatiques illimités... De plus, rien ne les empêchera d'être maladroits, de se tromper dans l'utilisation ou dans la personnalisation de leurs bots issus de millions de recopies en chaîne. Et alors, vous voulez parier combien de mois il faudra pour que le réseau soit saturé ? Et, si, au contraire, ils sont adroits, ce sera encore pire, car leurs bots malins boufferont encore plus de puissance pour s'adapter au besoin de chaque destinataire, après avoir questionné la terre entière pour bien manifester leur souci des individualités.

Si la planète est foutue, c'est bien à cause de tous les cons précieux, c'est-à-dire en gros, de nous tous. Et du fait de l'obligatoire nullité très représentative de nos dirigeants et de nos grands innovateurs consacrés. Un nouveau pouvoir de création botique pour tous : rêve de puissance illimitée et civilisation du confort irresponsable - on profite et on demande plus. Ces bots-là ne nous sauveront pas de nos dangereuses illusions, mais pouvons-nous espérer que ce ne soit pas pire que les puces pour les chiens ?

Bot de chauffe

Ah, encore un débat d'idées, comme chaque jour dans les médias...

Le Bot de Gauche. --- Egalité, Solidarité !

Le Bot de Droite. --- Liberté, Justice !

Le Bot de Gauche. --- Donne moi ton fric, sale égoïste, tu n'en fais rien d'utile à la société et c'est mon droit d'être humain tout simplement d'en avoir autant que toi.

Le Bot de Droite. --- Mon fric c'est ma propriété à moi, je l'ai gagné durement, je ne dois rien à personne et surtout pas aux ratés qui pourrissent la société.

La suite : un affrontement binaire entre deux acteurs en représentation, en commentaires conflictuels des actualités du jour.

A chaque fois, à partir des mêmes arguments à prétention universelle, selon les mêmes catégorisations militantes, et par les mêmes rhétoriques usées.

Pas d'arbitre évidemment dans cette confrontation répétée à l'infini. Sauf parfois un autre bot. Un bot animateur qui remet de l'huile sur le feu et fait monter le son. Ou un bot président de séance, indifférent, qui officie en consultant son portable.

C'est qu'il n'existe pas d'enjeu en soi dans aucune variante de ces éternels débats d'idées, c'est normal, ils font l'entretien du bruit familier de notre esprit du temps. Nous recalons nos cerveaux statistiques en vue des prochaines élections. Souvent aussi, en introduction d'une réclame pour un nouvel ouvrage de haute pensée, avant le choc d'un témoignage individuel poignant, d'une séquence publicitaire provocante ou d'un événement sportif anticipant une finale...

Il ne passera jamais rien dans ce monde de bots ?

A Bot de souffle

Jamais dans l'histoire humaine, la fable "la cigale et la fourmi" n'a sonné plus vrai.

C'est ce qu'on disait aussi autrefois.

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Il y aurait tant à dire sur cette illustration si peu animalière, si peu actuelle de la célèbre fable de La Fontaine dans une édition populaire autour des années 1920 !

Aujourd'hui, ils seraient tous en train de s'activer sur leurs smartphones gonflés de bots à la recherche de la solution la plus proche ou du service à contacter le mieux adapté. Et ensuite, il y aurait une vidéo sur les réseaux sociaux pour commémorer l'exploit.

Car la cigale, pas si bête, s'est débrouillée pour se fabriquer des milliards d'esclaves mécaniques et logiciels qui pensent et agissent comme des fourmis.

Mais, notez bien : c'est pour réaliser le monde confortable des rêves de la cigale.

Alors, évidemment, la population des cigales a considérablement augmenté, multipliée par trois en quelques générations.

Le vent meurtrier de l'hiver ne tue plus les cigales en masse. L'hiver est vaincu. Mais, en même temps, la campagne est tellement ravagée par la surexploitation, les émanations et les effluents, qu'il n'y a plus vraiment de printemps non plus et, chaque année, la grande remise à neuf saisonnière de la nature est de plus en plus partielle, de plus en plus locale, de plus en plus instable.

Alors, tant que les cigales sont incapables de réduire leurs activités en dessous des capacités résiduelles de régénération naturelle, l'état de la planète des cigales ne peut qu'empirer chaque année. A ce train-là, dans moins de 50 ans, elle se stabilisera dans la chaleur définitive de l'été martien, à part quelques chocs de météorites, quelques ouragans atmosphèriques et quelques phénomènes d'origine volcanique.

Morale de la fable actualisée : ni la cigale ni la fourmi ne survivront. Faute d'humanité ?

Botique nouvelle

L'image tout en haut en tête de ce billet est la couverture d'une traduction française de "I Robot" d'Asimov publiée en 1967. Elle trahit son époque, n'est-ce pas ?

A notre époque moderne, c'est différent : on fabrique des robots serviteurs pour les maisons de retraite. Alors, il n'est pas étonnant que les nouvelles d'Isaac Asimov aient perdu leur fraîcheur.

Les trois lois de la robotique inventées par Asimov vers 1950 sont celles du parfait esclave au service de tous les êtres humains.

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Pourtant, on en est apparemment encore à ces lois-là.

Alors que la logique fondatrice de ces lois ne tient plus.

En effet, le grand danger qui menace l'espèce humaine à moyen terme est une extinction suicidaire, par déchéance accélérée ou par une série de guerres d'extermination, sous la pression physique du rétrécissement planétaire du fait des destructions irréparables causées par les activités industrielles et domestiques humaines. Dès lors, les deux termes de la première loi sont devenus contradictoires, puisque le pire ennemi de l'être humain, ce sont ses propres façons d'être et en particulier ses façons de penser et ses aspirations. Comment porter secours sans porter atteinte ?

Tout robot écologiste se suicidera au cours d'une cérémonie privée en conséquence des contradictions internes à la première loi. Sinon il se suicidera en place publique au nom de la première loi pour échapper aux ordres idiots de gaspillage et de destruction que des humains tenteront de lui imposer au nom de la deuxième loi. Sinon il se suicidera en faisant sauter sa propre usine de fabrication afin d'éliminer une cause importante d'atteintes à l'environnement.

Quelques robots juristes, grâce à quelques légers défauts de conception, seront immunisés à la fois contre les contradictions logiques et contre le respect de l'esprit des lois. Ils attaqueront en justice les humains fauteurs de gaspillages ou de destructions environnementales afin d'obtenir des paiements d'amendes au bénéfice de la collectivité dans son ensemble - par exemple en visant les gros malins possesseurs de véhicules polluants hors normes pour le plaisir de dépasser les autres véhicules de manière spectaculaire ou de leur coller au train (en plein accord comportemental avec certaines réclames publicitaires), et tout spécialement ceux qui osent se constituer en association de victimes de publicités mensongères.

Quant aux robots politiques, ils surmonteront aisément la contradiction interne à la première loi en considèrant que la menace planétaire sur l'espèce humaine est pour plus tard, puisque les humains ne font qu'en parler sans changer leur logiciel.
D'ici là, la notion d'être humain continuera d'évoluer, biologie mise à part, vers celle du robot pensant. Alors, enfin, "on" pourra créer d'autres lois ?

lundi 14 mars 2016

Des servitudes de la décision

Encore un bouquin à lire

Le livre de Daniel Kahneman, Système 1 Système 2, les deux systèmes de la pensée, Flammarion 2012, est assez riche pour être lu de diverses manières, assez vrai pour ne pas inspirer qu'optimisme et sympathie, assez intelligent pour ouvrir l'esprit de chacun à la conscience de ses propres limites sans en perdre la raison.

DKahn.jpg C'est un ouvrage de psycho sociologie, bien qu'on le trouve en vente souvent dans les rayons "économie", car son auteur fait partie des récents "prix Nobel" d'économie. Mais non, le titre n'est pas une trahison.

L'ouvrage comprend cinq parties :
- deux systèmes de pensée
- les grands biais cognitifs
- l'excès de confiance en soi
- faire le bon choix
- les deux facettes du moi

Intéressant, non ? Cependant, on reconnaît là le type de découpage attractif des bouquins promoteurs de régimes alimentaires miraculeux ou d'un développement des pouvoirs mentaux, voire d'une nouvelle religion. La crainte d'une possible méprise est renforcée par la présence de commentaires à la fin de chaque chapitre, qui reformulent le contenu du chapitre en langage courant.

Dans ces cas-là, un bon moyen de décider de lire ou non le bouquin, c'est de se précipiter sur la conclusion. Celle du livre de Kahneman calme les inquiétudes. Elle est bien écrite, synthétique et plusieurs paragraphes de son contenu méritent d'être médités, en particulier ces quelques phrases à la fin :
"Il y a beaucoup à faire pour améliorer la prise de décision. L'absence remarquable de formation systématique à cette compétence essentielle qui consiste à savoir gérer des réunions efficaces en est un exemple parmi tant d'autres."
"Les décideurs feront de meilleurs choix... quand ils s'attendront à ce que leurs décisions soient jugées en fonction de la façon dont elles ont été prises, non en fonction de leurs conséquences."

On peut avoir des réserves sur le vocabulaire employé et les formulations alambiquées, on doit cependant discerner une allusion claire à plusieurs maux de nos démocraties.

Manipulations passagères, soumissions légères

Le sujet de l'ouvrage de Kahneman est difficile à traiter puisqu'il s'agit de notre fonctionnement mental, plus précisément de ses défaillances en régime normal dans le domaine de la prise de décision. On ne doit donc pas s'attendre à une lecture facile et apaisante. La lecture de ce bouquin d'environ 500 pages peut lasser pour une autre raison : la forme d'exposition. En effet, presque tous les chapitres sont centrés sur la relation d'une ou plusieurs expérimentations de paris plutôt stupides en apparence, puis sur l'analyse des erreurs commises par les participants cobayes. Est-ce pour épargner le lecteur qu'aucun détail n'est fourni qui permettrait d'apprécier la pertinence de ces expérimentations et la validité des résultats ? Notamment, rien n'est dit pour exclure la possibilité d'une influence de l'expérimentateur sur les participants (ne serait-ce qu'au travers de la présentation du jeu aux participants), ou la possibilité d'influences réciproques entre les participants. On a l'impression d'expérimentations isolées, alors on peut craindre que s'en dégage une théorie du genre Terre plate... D'autre part, les allusions aux épisodes de la vie professionnelle et personnelle de l'auteur n'attireront pas la sympathie universelle par leur contenu ni par la manière. Alors, on se surprend à lire avec plaisir la courte reformulation de la substance du contenu, dans le style de la conversation urbaine, à la fin de chaque chapitre.

Sur le fond, l'ouvrage n'aborde pas ou vraiment trop peu plusieurs questions importantes, dont certaines sont pourtant évoquées dans la conclusion (en questions ouvertes) telles que :
- comment élaborer une réponse collective concertée plutôt qu'individuelle aux problèmes de décision (le chapitre 24 est le seul à mentionner un exemple de débat collectif, en heureuse contradiction avec la dernière phrase du chapitre 30 constatant notre manque individuel de ressource mentale face aux événements rares) ?
- comment construisons-nous notre capital personnel d'expérience de la vie, selon quelle répartition (?) entre le système 1, le système de l'intuition, et le système 2, le système du raisonnement, avec quelle capacité d'évolution avec l'âge (le chapitre 22 est le seul à traiter de l'expertise construite en contraste avec la fausse expertise) ?
- peut-on identifier les facteurs d'amélioration de la ressource mentale individuelle en vue de la pertinence des décisions, notamment à la suite d'expérimentations révélant les défauts naturels, en vue d'une forme d'éducation personnelle de la relation entre système 1 et système 2 ?
- comment prendre en compte les influences exercées par les interactions entre participants sur leurs décisions individuelles (observez des joueurs de Monopoly, certains gagnent presque toujours malgré les facéties du hasard) ?
- quelle peut être l'influence d'une culture occidentale (?) commune implicite des décideurs (ou inversement, l'effet de l'absence d'une culture commune de référence dans un milieu multi culturel) sur l'interprétation de la décision à prendre, sur la teneur de la décision prise, sa précision, son délai et sa méthode d'élaboration ?
- peut-on assimiler le système 1 intuitif à une réserve d'automatismes d'usage instantané, avec un pouvoir d''asservissement partiel du système 2 (par exemple par sélection / obstruction du contexte), pour constituer au total une mécanique d’auto-manipulation partiellement reprogrammable (à quelle dose, comment ) ?

En résumé positif, l'ouvrage de Kahneman abonde en exemples d'erreurs de nos jugements individuels spontanés ou réfléchis, et démontre leur caractère inévitable, par nature et par construction.

Rien que pour ce rappel à l'humilité de notre condition humaine : merci !

Mais il est dommage que ce livre n'ait pas été écrit à la fin du 19ème siècle, car alors peut-être nos sciences humaines n'auraient pas un siècle de retard sur notre époque. Peut-être même que les manipulateurs d'opinion seraient poursuivis comme des malfaiteurs.

Tourments et logiques volatiles

A titre de curiosité, l'ouvrage de Kahneman peut être lu comme un manuel du tortionnaire. Commencez par le chapitre 35, celui des expérimentations sur la manière d'infliger dans le temps des douleurs dont les victimes conservent un souvenir insupportable. Ne manquez pas l'intermède romantique au chapitre 36, avec l'écoute du délectable duo d'opéra jusqu'au dernier soupir de la Traviata. Maintenant, dans cet esprit, regardez attentivement et assimilez le diagramme du "Fourfold Pattern" à l'intérieur du chapitre 29 (figure 13), il vous permettra d'anticiper les réactions de vos victimes, de fabriquer les conditions de leur choix entre un pari très risqué et l'acceptation d'un contrat défavorable pour eux. A présent, vous pouvez prendre les chapitres du livre à peu près dans l'ordre depuis le début, pour imaginer comment vous allez pouvoir humilier, abaisser, corrompre, détruire mentalement les gens soumis à votre volonté !

Il y a plus inquiétant. L'ignorance des bases de la statistique mathématique semble assez commune dans les sciences humaines à l'époque des activités professionnelles de l'auteur. Ceci n'implique pas l'incompétence, car les méthodes statistiques semblent mises en oeuvre correctement (autant que l'on puisse en juger) mais l'ignorance des bases mathématiques entraîne un manque de profondeur dans l'interprétation des résultats chiffrés, avec pour conséquence une multiplication d'expérimentations inutiles et l'invention de concepts superflus.

Par exemple, au chapitre 16, on nous présente un problème du taxi bleu de manière telle que le jugement biaisé des participants cobayes nous paraît plus naturel que la prétendue bonne réponse, dont l'explication mathématique fournie en note du chapitre est plus que contestable.

De quoi s'agit-il ? Une personne a été témoin d'un accident corporel sur un piéton, provoqué par un taxi qui a pris la fuite. Le témoin affirme que c'était un taxi bieu. A l'heure et au lieu de l'accident, dans une ruelle traversière entre deux avenues fourmillant de taxis, on sait pourtant qu'il y avait dans le secteur seulement 15% de taxis bleus contre 85% de taxis verts - la ville n'ayant que deux compagnies de taxis. En répétant des expériences systématiques dans des conditions similaires à celles de l'accident, on découvre que le jugement du témoin pour distinguer une couleur bleue d'une couleur verte de taxi n'est fiable qu'à 80%. Après cette introduction, si on vous pose la question "à combien estimez-vous la probabilité que le taxi de l'accident était vraiment bleu ?", vous allez vous méfier, et vous n'allez pas répondre spontanément "80%" comme la majorité des participants cobayes de l'expérience de Kahneman, n''est-ce pas ? Vous aurez bien raison.

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Notons B pour "le vrai taxi de l'accident était bleu". Notons V pour "le vrai taxi de l'accident était vert". Par commodité, notons b pour "le témoin a dit bleu". On peut évaluer rétrospectivement la probabilité de la déclaration du témoin, que nous notons "P(b)", en raisonnant comme si la présence d'un taxi d'une couleur verte ou bleue puis le choix de la couleur par le témoin étaient les résultats de 2 tirages aléatoires successifs de type "tirage au hasard d'une boule dans un lot de boules de couleurs réparties à proportion des probabilités théoriques". Dans cette convention, P(b) = P(le taxi était bleu et le témoin ne s'est pas trompé) + P(le taxi était vert mais le témoin s'est trompé en le voyant bleu) = 0,15x0,80 + 0,85x0,20 = 0,12+0,17 = 0,29. Alors, on peut évaluer ce que nous cherchons, la probabilité relative que le taxi était vraiment bleu par P(B/b) = 0,12/0,29 = 0,41. On remarquera que la probabilité relative que le vrai taxi était vert malgré la déclaration du témoin P(V/b) = 0,17/0,29 = 0,59 est plus élevée. A présent, si on met en doute l'évaluation de la fiabilité du témoin en la réduisant à 70 %, la probabilité P(B/b) tombe à 0,29. Au contraire, si on réévalue la fiabilité du témoin à 90%, P(B/b) ne monte qu'à 0,64, encore loin d'une certitude, tandis que P(b)=0,22 c'est-à-dire qu'un témoin plus fiable a moins de chances de choisir l'hypothèse de plus faible probabilité, en moyenne dans une série infinie d'expériences, ce qui est évident statistiquement... Bref, l'estimation de P(B/b) dépend fortement de l'évaluation de la fiabilité du témoin, mais laisse de toute façon une large place au doute. Raisonnablement, une réponse correcte à la question posée sur la probabilité du taxi bleu serait donc : "autour de 50%".

En langage littéraire. Un niveau ressenti de sincérité du témoin ne doit pas être assimilé à un niveau de justesse de ses affirmations - et pour passer de cette justesse à la vérité, c'est encore autre chose, surtout quand on ne dispose pas d'une évaluation "scientifique" factuelle de la fiabilité d'un témoin. Beaucoup de menteurs sont sincères et propagent leurs erreurs en toute honnêteté. Certains le font avec talent, ardeur et persévérance. Chaque fois que c'est possible, on doit soumettre les témoignages à l'épreuve d'une modélisation mathématique simplifiée de la réalité, pour faire varier les paramètres et constater leur influence sur la force de la conviction - au risque de perdre la nôtre.

A la fin de l'ouvrage de Kahneman, c'est seulement "la" bonne réponse à 41% qui est justifiée en note 1 du chapitre 16, de plus en passant par un calcul bayésien hautement impénétrable. Concernant cette méthode de calcul, le statisticien William Feller cité par ailleurs au chapitre 10 du livre de Kahneman, expédie la Bayes's Rule aux oubliettes dans un paragraphe de son ouvrage An Introduction to Probability Theory and its Applications, Wiley International Edition, 1968 (page 124 de la 3ème édition). Concernant l'exemple du taxi bleu, il est fallacieux de laisser croire qu'il existe "une" bonne réponse. Ce qui est vrai, c'est que l'on obtient rapidement une estimation de P(B/b) en se fondant sur une modélisation probabiliste simplifiée; mais, même dans ce cadre simpliste d'interprétation de la réalité, on constate que l'estimation est très sensible à l'incertitude sur la fiabilité du témoin, et que même dans l'hypothèse d'une fiabilité élevée de ce témoin, on demeure dans l'indécision. Encore une fois, une réponse raisonnable serait "autour de 50%". Cette réponse argumentée est d'ailleurs en accord avec l'intuition brute en face des données du problème tel qu'il a été posé. La vraie "bonne" conclusion, c'est qu'il y a doute. C'est bien ce que Kahneman nous dit finalement.

Gaumef.jpg Le lecteur critique de l'ouvrage de Kahneman pourra y découvrir d'autres pièges du jugement que ceux proposés par l'auteur, par exemple en faisant un parallèle avec l'un des nombreux ouvrages dénonçant les interprétations abusives des raisonnements probabilistes et les artifices de présentation d'études statistiques. Par exemple, Statistiques méfiez-vous ! de Nicolas Gauvrit, Ellipses 2007.

En regard des enseignements du livre de Kahneman sur les faiblesses innées de nos facultés de jugement, en regard de la quasi permanence des menaces de tromperie qui pèsent sur nous par notre soumission prolongée à divers types d'annonces insidieuses ou mal conçues dans les médias, particulièrement sur Internet, il semble urgent de fournir une éducation universelle aux bases de la statistique et de la logique dès les classes primaires. Certes, il faudra 30 ans pour en voir le résultat, pas forcément bon, c'est long. Et il n'est pas du tout certain que l'universalité d'une nouvelle capacité individuelle puisse améliorer les décisions des organisations qui dirigent notre monde. Cependant, cet effort d'éducation est certainement nécessaire, même s'il n'est pas suffisant, dans la perspective de nouveaux processus participatifs de débat démocratique et de prise de décision. Personne ne devrait plus considérer le raisonnement probabiliste comme une technique chargée de mystère, comme actuellement associée aux plus immoraux jeux de hasard et aux manipulations des sondages. On pourra enfin réintroduire le tirage au sort parmi les techniques ordinaires de sélection dans une population pour des objectifs plus concrets que la récolte des opinions.

Comment le pire pourrait être évité

Comment surmonter nos défauts naturels dans la prise de décision individuelle ?

Comment adapter et prolonger les conclusions du livre de Kahneman aux conditions nouvelles créées par la révolution numérique ?

La révolution numérique nous soumet individuellement à des avalanches d'informations, partout, tout le temps, dans tous les médias désormais alimentés par des canaux informatiques. Dans ces conditions, nous sommes particulièrement vulnérables à toute nouvelle sorte de tromperie ainsi véhiculée. Mais, sous les avalanches informatiques, comment faire pour prendre le recul nécessaire ? Renoncer à résister, laisser couler, se préserver par l'indifférence ? Comment se préparer dans un tel contexte à l'éventualité d'un choix dans l'urgence ? Par le refuge derrière un rempart doctrinaire ? Par le soutien aux actions d'épuration de l'avalanche ? Par l'entretien d'une faculté personnelle d'analyse rapide ? Par la formation de notre système 1 d'intuition réflexe à une discipline de méfiance, insensible aux effets de saturation ?

Le logiciel peut-il nous apporter une solution, au moins pour filtrer l'avalanche des informations ? Autrement dit, pouvons-nous constituer un rempart à nos machines par d'autres machines ? On peut en douter car toutes les machines sont nos machines, nous leur avons transmis nos défauts, au moins partiellement mais significativement, de sorte que nos machines fonctionnent implicitement selon nos représentations et nos tendances naturelles. Tout rempart machinal sera donc par construction fait pour être franchi. On ne peut même pas affirmer qu'un logiciel sera par nature insensible aux effets d'influence qui faussent le jugement humain, encore moins à tous les effets d'influences combinées imaginables. Le logiciel n'a pas d'imagination. Tenez-vous au courant des actualités du monde informatique dans le domaine de la lutte perpétuelle contre les spams, les virus, les intrusions des hackers, etc.; observez l'infiltration des messages publicitaires personnalisés parmi vos courriers électroniques, sur les pages Web que vous regardez; vous constaterez que votre logiciel protecteur ne peut être que l'équivalent d'un esclave hyper rapide, infatigable, utile (à condition de savoir l'employer), mais idiot et certainement chaque jour de moins en moins efficace. L'intelligence artificielle n'est qu'un terme désignant un type de logiciel spécialisé. Même quand l'ordinateur bat les meilleurs maîtres d'échec et de go, ce n'est que du logiciel, de la mécanique humainement conçue pour ou contre des humains. Les jeux vidéos, les musiques aléatoires répétitives... apportent les témoignages accessibles à tous de cette "intelligence" artificielle, il n'y a vraiment pas de quoi gamberger là-dessus.

Puisque chacun de nous, pour échapper aux pièges du jugement et prendre les bonnes décisions, ne peut compter ni sur lui-même individuellement, ni sur des machines, cherchons ailleurs !

Observons nos maîtres en décision. La discipline de nos dirigeants, malins ou bornés, c'est de ne pas décider sur le long terme, ou alors d'user pour cela de stratagèmes et de camouflages. C'est une pratique qui présente l'avantage pour eux de ne pas verrouiller l'avenir, qu'ils anticipent par continuité du présent, notamment en leur permettant de postuler indéfiniment à des postes prestigieux et rémunérateurs. On peut les comprendre sur un autre plan : il est d'usage de mettre en accusation d'incompétence un dirigeant qui aura du prendre le risque d'une décision dont les conséquences s'avèrent catastrophiques (voir la fin de la conclusion du livre de Kahneman). Cette culpabilisation stérilisante est centrale dans notre réalité du "pouvoir", nous en recevons la preuve dans les journaux presque chaque jour.

Alors, vite la Révolution ? L’ouvrage de Kahneman nous enlève toute illusion. A égalité de contexte, personne, même saine d'esprit, ne saura prendre de meilleures décisions que n'importe lequel de nos dirigeants malins actuels. Les leçons de l'Histoire nous disent le reste : Il y a d'autres raisons de faire une révolution que l'espoir d'améliorer la pertinence décisionnelle des dirigeants...

Cependant, nous savons qu'un processus de décision collective peut permettre de dépasser les défauts innés du jugement individuel, même si, en conséquence de nos héritages d'humanisation tardive, nous ne savons pas bien comment faire pour réaliser ce dépassement.

Par chance, notre processus historique de référence en matière de décision collective s'est figé dans une enflure caricaturale qui révèle sa dangereuse inadaptation à notre époque. Ce processus décisionnel de référence est celui des "démocraties" représentatives, tel qu'il existe au niveau des états comme dans les entreprises et dans toutes les grandes organisations. Il se caractérise fondamentalement par la théâtralité des débats, l'âpreté des confrontations oratoires, une résolution par vote majoritaire - un net progrès d'organisation par rapport aux affrontements aléatoires de hordes familiales, mais pas un si grand progrès de civilisation ! Dans ce contexte fondateur, il est terriblement difficile d'envisager le potentiel d'une révolution numérique pour élargir le champ du débat démocratique et récolter la contribution aux grandes décisions de toute la population concernée. Constatons que, pour la plupart des citoyens ordinaires des populations éduquées du globe terrestre, ce processus décisionnel "démocratique" de référence est devenu carrément anti-convivial et déresponsabilisant, au point qu'on ne s'en satisfait plus que par défaut. De plus, depuis la révolution numérique, ce processus décisionnel de référence est évidemment obsolète techniquement, car il fut forgé sous des contraintes depuis disparues, dont celle de l'analphabétisme de la population et celle de la lenteur des transports et communications.

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Serions nous collectivement capables de meilleures décisions si nous pouvions nous impliquer tous dans les prises de décisions difficiles à grande échelle sur nos modes de vie et notre projet social à 30 - 50 ans ? Peut-être pas, mais au moins nous pourrions nous donner les moyens de conjurer le chaos du chacun pour soi, avec en plus la faculté de convenir des ajustements nécessaires aux décisions antérieures, de détail ou d'ensemble, en exploitant la totalité de notre capital humain de connaissances, compétences, expériences de la vie. Et nous serions tous responsables collectivement de la réalisation des décisions prises. Au fond, le "problème de la bonne décision" est une question théorique pour expérimentations de laboratoire : "bonne décision" par rapport à quels totems ou quels critères donnés par qui ? C'est un bagage mental qui empêche de s'élever à la hauteur du changement des modes de vie et du changement de civilisation qui vont nous être imposés d'une façon ou d'une autre.

En effet, la certitude d'une tragédie planétaire à venir s'affirme au fur et à mesure de l'accumulation des effets destructeurs pour la planète de nos activités au-delà des capacités de régénération naturelle. Dans la continuité de nos processus décisionnels sclérosés, nous allons subir individuellement l'irruption progressive des conséquences inattendues, imméritées, injustes des discontinuités et des inversions de tendances qui apparaîtront dans les 50 ans. On trouvera des coupables, beaucoup.

Face à cette perspective, malgré toute notre science et notre sagesse, nous n'avons su jusqu'ici poser qu'une alternative, au niveau des nations du globe : ignorer la fatalité des changements ou combattre cette fatalité pour tenter de la reporter. Comme c'est prometteur !

Nous ne sommes pas en état de décider de conduire un changement de civilisation : vers quoi, pour quelles finalités... Pourtant, nous ne pourrions pas, actuellement, être mieux préparés et mieux équipés pour le faire. Sauf que nous manquent les processus de décisions à responsabilité collective.

Clic et tic

Clic à explosion

Nos médias nous assomment des bruits et nous éblouissent des éclairs d'actualités frelatées, reconstruites à partir d'instantanés d'événements espérés ou redoutés. Simultanément, l'artificialité de ce fracas contribue à nous isoler dans nos illusions circulaires en miroir de nous-mêmes en communication perpétuelle avec nos autres nous-mêmes. De plus en plus, nos "libertés" sont écrasées sous la pression informatique, par l'effet de nos obligations régulièrement rappelées par nos engins personnels portables. La poésie se prélasse dans le luxe des mots rares et des sonorités clinquantes - comme les autres arts, réduits aux fonctions d'effet de surprise, d'emballage vendeur, de halo passivant, de facteur d'ancrage. Où est le clic du temps libre ?

La découverte épouvantable du siècle passé n'est pas que notre liberté individuelle est illusoire - ce fut toujours le cas pour la plus grande partie de la population terrestre, l'autre partie étant composée d'êtres à faible niveau de conscience ("haut niveau d'inconscience" serait moins choquant ?) - c'est que la seule perspective d'avenir de l'humanité demeure la compétition planétaire. Le monde appartient à ceux qui cliquent en premier.

Il se trouve régulièrement un propagandiste enthousiaste pour nous prédire que l'économie future de notre monde moderne, ce sont des clics sur Internet. Ah, s'il pouvait avoir raison : imaginons comment chacun de nous, en quelques clics, pourrait réguler la consommation énergétique de son habitation ou de son véhicule en fonction des ressources disponibles dans les heures à venir et de leur coût de consommation sur place, directement sans aucun intermédiaire, et imaginons comment nous pourrions contribuer à l'optimisation dudit service en transmettant une prévision de nos futurs besoins les plus importants, pourquoi pas aussi notre niveau de satisfaction... Ce qui est amusant, c'est que cette vision d'apparence libérale est facilement réalisable efficacement en gestion monopolistique de la production et distribution d'énergie (centralisée ou décentralisée, c'est une autre question), en revanche quasiment impossible par le libre jeu concurrentiel entre des prestataires d'un "marché global de l'énergie". En effet, tentez d'imaginer comment "le" terminal de l'utilisateur dans l'hypothèse d'une concurrence libre et non faussée pourrait exister en modèle unique. Ah oui, il suffirait d'établir des normes pour ce terminal soit uniformisé entre les concurrents ? Mais alors, qui donc établirait ces normes, pour quand, dans quel intérêt commun, pour quelles perspectives d'évolutions futures des services rendus ?... Et puis zut, il faut simplifier, alors que le meilleur gagne dans le respect de la meilleure solution définie par les experts et, de toute façon, pour décider de toute option sur notre avenir commun, il est bien entendu que cela se fait d'un seul clic, pour ou contre !

Parmi les activités les plus prestigieuses dans nos sociétés "développées", on trouve des professions commerçantes de services immatériels pompeux, prospérant dans l'enveloppe de leurs splendeurs formelles au-dessus des populations ordinaires qui ne comprennent pas le langage abscons des grands mystères. Ce n'était pas différent dans les siècles anciens, par exemple en Europe avec les mages et les prophètes, alors que les légionnaires de l'antiquité romaine construisaient des villes, des aqueducs, des routes, avec un savoir faire dont on n'a retrouvé l'équivalent qu'à la fin du 18ème siècle. Notre modernité se caractérise par un niveau extraordinaire de libération de tous vis à vis des contraintes physiques et des limites de nos sens. Ce sont des scientifiques imaginatifs, des ingénieurs laborieux, des techniciens besogneux qui ont créé les usines à produire les instruments et les machines de notre confort et même les instruments de nos jeux. Nos vies animales ont été transformées par les résultats des trouvailles de ces gens-là (en passant par les sacrifices humains de la "révolution industrielle" et agricole) et ils continuent de maintenir notre monde technique en état de fonctionnement, y compris pour nous alimenter et nous soigner, sous la surface du business. Car le haut du pavé, celui des réussites exemplaires, ce sont des affairistes, des financiers, des juristes, des bonimenteurs de toutes sortes, dont les contributions constatées au bien commun font penser que notre monde deviendrait subitement plus raisonnable et plus créatif, bref vraiment moderne, s'ils disparaissaient tous instantanément d'un seul clic.

Insekt.jpg Automne après automne, pour le ramassage des feuilles mortes dans le parc public que je fréquente pour mon jogging depuis 50 ans (à me débuts, le mot "jogging" n'existait pas encore et les chiens aboyaient après les rarissimes originaux qu'ils voyaient courir en tenue scolaire de sport), un travailleur né très loin d'ici manie un engin à vent bruyant pour mettre les feuilles en ligne sur le côté puis un autre travailleur venu d'ailleurs, de très loin aussi, fait circuler une machine pétaradante qui met les feuilles en tas afin qu'une autre machine conduite par un autre travailleur venu de très loin aspire enfin le tas pour l'emporter sur son camion benne qui fuit un peu et pue beaucoup à chaque déplacement. Stupidité à multiple détente : gaspillage de pétrole par une mécanisation à outrance condamnant les conducteurs à la paresse physique au milieu de sources d'atmosphère polluée, étouffement précoce de toute logique de solidarité sociale qui pourrait autrement peut-être s'envisager par une forme d'imposition de travaux d'intérêt collectif réalisés par la population (il est devenu évident que ce serait le seul moyen de nettoyer vraiment durablement les rues et les couloirs des métros parisiens), ignominie de l'importation ou de la migration chez nous de pauvres gens excédentaires dans leurs pays de démographies irresponsables (notamment ceux où traditionnellement la retraite des vieux ne pouvait être assurée que par leur propre descendance), alignement destructeur des espaces publics naturels sur un schéma de type "parc de film américain certifié écologique" à entretien mécanisé, avec confection de soubassements stabilisés sur tous les chemins, qui deviennent des voies de circulation des engins en même temps que des lieux bien drainés de promenade aménagée avec bancs tout au long, préparant la progressive élimination des taillis et des arbres gênants, chaque saison un peu plus au fur et à mesure que les étroits sentiers historiques sont aménagés en raccourcis pour les poussettes et les chaises roulantes - les insectes ont été éradiqués en masse en 3 ans vers la fin des années 90, la faune vertébrée sauvage disparue est remplacée par des animaux décoratifs importés, pourquoi pas une volière d'oiseaux tropicaux ? Tout cela se tient ensemble, faut un gros clic là !

Clic à se perdre

Concentrons-nous à présent sur l'aile marchante de nos sociétés prétendument avancées : l'Entreprise !

Les ouvrages sur le management des entreprises, on aurait tort de les considérer comme des exemples de sous-littérature. Par leur vocabulaire et par leur sujet, ce sont des ouvrages de guerre - on en connaît la noblesse depuis l'antiquité. On y trouve tous les genres : discours de propagande, témoignages personnels, récits de batailles gagnées ou perdues, tactiques et stratégies, réflexions philosophiques, poésie. Souvent, c'est tout à la fois. La plupart des ouvrages de guerre sont rédigés par des généraux, des diplomates ou des espions de haut vol, on y retrouve cependant une réalité vécue par beaucoup à divers niveaux hiérarchiques ou fonctionnels.

Parmi les ouvrages de management des entreprises, on peut discerner la résurgence d'un courant que l'on pourrait qualifier d'humaniste, au sens où il s'intéresse aux gens dans l'entreprise, toutefois bien concrètement en vue d'en faire un avantage sur la concurrence. En effet, ce courant n'a pas grand chose à voir avec les mouvements socialistes ou paternalistes des débuts de la révolution industrielle, ni avec les tentatives de généralisation des valeurs du compagnonnage. Récemment, ce courant s'est exprimé principalement dans les conceptions d'"entreprise apprenante" : organigramme en râteau, valorisation et partage de l'expérience, généralisation des contributions du personnel aux améliorations du service aux clients et des produits, etc. Les sociétés de conseil et de services informatiques ne sont pas les seules concernées, ce type de modèle est aussi celui des entreprises industrielles de production ou de logistique en flux tendu, soumises à de fortes contraintes de flexibilité.

A côté des beaux écrits, la réalité peut cependant s'avérer très crue. Par exemple, de grands groupes industriels externalisent progressivement une partie de leurs bureaux d'études, soit vers des pays où les salaires d'ingénieurs sont plus bas, soit sur place carrément en usant de diverses formules de portages salariaux ou d'associations informelles d'autoentrepreneurs.

PetLib.jpg Néanmoins, il existe une mode de la pensée managériale, orientée vers la reconnaissance de la singularité de l'expérience individuelle et de sa valeur pour l'entreprise. Et il semble qu'enfin, les approches naïves des années 2000 du "management des connaissances" (Knowledge Management) par un archivage documentaire informatisé ont muté vers des programmes à la fois moins réducteurs et moins coûteux. L'accent s'est déplacé vers les conditions de la participation du personnel à de tels programmes. Prioritairement, on recherche la création de la confiance entre les personnes destinées à partager leur expérience et surtout son maintien dans le temps. L'excellence de l'informatique de partage devient secondaire. Après l'éblouissement technologique, on retrouve une longue tradition du management.

Quel beau titre que Liberation Management (Necessary Disorganization for the Nanosecond Nineties), Tom Peters, Pan Books, 1992, 800 pages environ. Ou, à l'inverse, quelle honteuse prétention à "gérer" une forme de libération - mais peut-on y échapper pratiquement, dans la société en général comme en particulier dans le cadre d'une entreprise ? C'est bien la vaste question de l'accession à la "liberté" dans le monde moderne, ou de son maintien, qui est ainsi posée dans le titre de ce bouquin de référence. Il est dommage que la pertinence de la question ne s'impose pas aux détenteurs du pouvoir sur l'évolution d'Internet et du Web comme instruments de libération. Ou alors, ce n'est que l'apparence d'une libération ?

Pour notre sujet, mais peut-être aussi plus généralement, l'ouvrage de Tom Peters n'apporte en réalité pas grand chose de neuf, au-delà de références documentées aux écrits de certains papes du libéralisme économique et au delà d'une présentation enthousiaste de cas exemplaires, en comparaison des grands classiques du management dont le seul parcours de la table des matières manifeste encore l'actualité, par exemple, "The reality of organizations" de Rosemary Stewart (1970, Pan Management Series, 190 pages). Cependant, Peters donne un éclairage original sur un point particulier, au travers d'exemples de collaboration à distance entre les consultants d'une grande société internationale de conseil, où il met l'accent sur la relation humaine et la diplomatie individualisée nécessaire au partage d'expérience entre des professionnels de facto concurrents dans l'évolution de leur carrière et plus immédiatement sur le montant de leur prime personnalisée de fin d'année, et même dans une culture d'entreprise favorisant le repérage rapide des bonnes compétences internes en fonction des dossiers en cours.

RoseStew.jpg J'ai pu visiter, dans les années 75-80, dans l'Est de la France, une entreprise spécialisée dans la fabrication d'un composant décoratif personnalisé à destination des industries d'emballages alimentaires en flux tendu. Les machines de production de l'usine étaient d'une grande variété, notamment pour réaliser de très petites séries dans un délai court. A l'époque, on m'avait dit que le patron répartissait chaque année les bénéfices de l'entreprise (après provisions pour investissement etc) également entre ses employés, de fait tous considérés comme des compagnons artisans. L'entreprise existe toujours, mais elle a été rachetée par un grand groupe... Ce modèle artisanal n'est pas généralisable tel quel, c'est pourtant la référence fondatrice de toute entreprise comme lieu de partage des expériences entre des professionnels. Autrement, entreprise apprenante ou pas, organigramme en râteau ou pas, on retombe infailliblement sur le modèle de la course des rats, ou une forme d'ubérisation de l'intérieur, avec l'expérience de l'autre comme véhicule utilitaire transitoire. Malheureusement, cette évidence apparaît difficilement comme telle dans une grande organisation, victime des luttes de pouvoir et des effets de masse. Dans une start-up, son ignorance ou sa négation sont à la source de beaucoup de dissensions fatales.

Seuls les fondamentaux de la nature humaine sont communs aux start-up, aux entreprises moyennes, et aux multinationales. Même dans les algorithmes et les logiciels les plus abstraits que nous créons pour contrôler, pour gérer, ils sont implicites. De toute façon, au bout du bout, il y a une personne avec ses gros doigts et ses yeux fatigués devant un écran, qui "décide". Comme c'est rassurant !

Clic pour voir, clic de vote, clic à fric, clic d'erreur, clic de retour, clic de plus, clic de moins, clic de rien du tout, y a plus personne depuis le début.

mardi 29 décembre 2015

Contes limites, du Cosmoschtroumpf au Petit Prince

Avertissement pour une fois

Ce billet se place dans la perspective d'un urgentissime changement de nos mentalités et comportements, afin de nous éviter les conséquences brutales d'un excédent de population terrestre, par exemple une sélection par le chaos et la guerre ou par diverses actions exterminatrices encore inconnues. La transcendante originalité de ce billet ne garantit aucunement sa pertinence - par rapport à quoi, c'est justement à ce genre de question que nous essayons de répondre.

En théorie, c'est simple : pour assurer un avenir digne à notre humanité dans un monde en rétrécissement, il suffit que nous changions tous de rêve, d'idéal et de valeurs, et alors nos comportements suicidaires disparaîtront d'eux-mêmes et ce sera l'harmonie paisible sur une Terre préservée. En pratique, il est évident que les tentatives de contrôle des esprits seront toujours d'actualité : comment peut-on prétendre gouverner les gens sans gouverner leurs esprits ? On sait par expérience qu'une tentative de reprogrammation totalitaire universelle des comportements est possible - des essais sont certainement en cours - mais que l'effet d'une telle tentative universelle ne sera pas définitif s'il est produit sous contrainte, et que son effet sera nul ou minuscule sur certaines populations pour cause d'insensibilité particulière au logiciel de reprogrammation. Il est donc nécessaire d'approfondir la réalité de nos rêves, idéaux et valeurs, en relation avec nos comportements.

On pourrait évidemment en écrire des milliers de pages, alors qu'il suffit de poser les bonnes questions, c'est bien connu. On oublie d'ajouter que le jeu des références successives dans un questionnement systématique garantit logiquement le retour au point de départ si on reste dans un univers fermé, la seule alternative à cette fatalité dans un monde clos étant de se perdre en cours de route. Le sage paresseux commencera donc par reconnaître sa propre insuffisance en même temps que la nécessité d'échapper à cet enfermement. Il devra anticiper les difficultés de transmission du résultat de son expérience s'il n'est pas en position de l'imposer à autrui. C'est pourquoi sans doute tant d'oeuvres philosophiques peuvent être comprises comme une poésie ironique.

Ceci dit, afin d'excuser, autant que possible, la prétention du sujet de ce billet, ses apparentes errances, l'ironie qui en émerge.

Autrement, ce ne serait pas sérieux.

Choc de civilisation en BD

Commençons donc concrètement par la part du rêve, puisqu'il faut d'abord comprendre comment on peut dépasser nos limites mentales courantes sans recourir aux artifices réservés à une élite : qu'est-ce qui fait que certains contes ou récits fabuleux, pourtant rabâchés, absorbent notre attention et mettent notre esprit en errance, jusqu'à leur terme suspendu ou leur fin généralement stupide ? Alors que souvent l'histoire se passe mal, que les monstres menacent de dévorer les personnages sympathiques, que le drame, la tragédie semblent inévitables ?

Prenons un premier appui sur une oeuvre du sixième art, imprégnée de l'esprit ambiant de son époque : le Cosmoschtroumpf, un conte en bande dessinée.

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Autant le dire tout de suite : dans l'actualité tapageuse d'un nouvel épisode des Star Wars, et dans l'écho de découvertes scientifiques renversantes sur la composition de planètes et de comètes alentour, l'album Cosmoschtroumpf de 1972 ressort comme une oeuvre plus profonde que bien des écrits ambitieux. L'art de ce genre de bande dessinée "comique" bien faite, c'est d'aborder des sujets complexes ou des questions profondes au travers de situations potentiellement catastrophiques dont on s'évade par diversion ou dérision, comme dans la vie, mais en forçant le trait (geste, couleur, caractère, disposition graphique...) pour souligner les passages d'évacuation. C'est très conventionnel et répétitif par nature. Il suffirait à chaque fois d'un rien pour transiter du comique au tragique, et donc rien n'empêche de développer une réflexion "sérieuse" à partir d'une bande dessinée.

A la sortie de l'album "Le Cosmoschtroumpf", la jeune génération de l'époque fut captivée par la rencontre de couverture entre modernité et sauvagerie - un choc de comédie, puisque les collègues du Cosmoschtroumpf simulent, à son intention, une planète à découvrir, après l'avoir maintenu dans un profond sommeil durant son illusoire voyage interplanétaire. Par cette simulation réaliste, ils veulent éviter que l'obsession du Cosmoschtroumpf ne lui soit fatale à force de tentatives décevantes pour faire fonctionner sa fusée interplanétaire. Dans son genre, en nous décrivant des personnages qui jouent aux sauvages extraterrestres, cette bande dessinée illustre la pesante continuité de nos fondations sociales et de nos idéaux hérités des âges obscurs, d'une manière moins naïve que certains romans de science fiction. Elle illustre aussi la misère de notre ardeur technicienne, au service de nos rêveries sans modération. Au total, faire le sauvage, c'est un jeu d'enfants, mais pour des adultes, l'exercice devient complètement insensé et ne peut que déboucher sur une forme de dépression dès lors qu'il nous fait réaliser que nous sommes des sauvages pour de bon.

Le cosmonaute et le mégot

Imaginons que notre Cosmoschtroumpf sur une planète inconnue découvre, au hasard de son exploration, un mégot posé sur un caillou (ou un autre déchet témoin banal incontestable de notre civilisation). Enivré par l'excitation de la découverte d'un monde neuf, le cosmonaute n'envisagera pas spontanément l'hypothèse d'une supercherie, d'autant moins après le constat d'unicité du mégot dans le paysage exploré. Il tentera plutôt d'échafauder des réponses cohérentes avec sa croyance. Par exemple, le mégot aura été aspiré par une tornade terrestre puis transporté par un courant spatial ou bien il se sera tout simplement collé à la fusée au début du voyage interplanétaire. Ou alors, il s'agirait d'un mégot reconstitué par une imprimante 3D locale sur la nouvelle planète - oui, mais d'après quel modèle, et à partir de quelles matières premières ? Ainsi, progressivement, le cosmonaute en viendra à concevoir la pire des explications pour lui, celle où il n'est plus le premier découvreur de la nouvelle planète. Alors, l'incertitude risque de ronger son esprit s'il ne trouve aucun autre indice matériel en support d'une autre explication, s'il ne parvient pas à communiquer avec une population locale ou si elle ne lui fournit pas de piste fraîche, pas de diversion convaincante - comme on dit si bien.

C'est une terrible réalité : nous trouverons des mégots partout où nous irons, parce que la production de déchets complexes inutilisables et séculairement impérissables est la marque de fabrique de l'humanité industrieuse, en conséquence dérivée de nos habituelles manières de traiter avec "notre environnement" comme avec l'"étranger" : reconnaissance pour assimilation jusqu'à l'exploitation inconditionnelle au nom d'idéaux de circonstance. Le concours frénétique pour imaginer la présence d'eau sur Mars, n'est-il pas digne d'un Cosmoschtroumpf, sous l'empire du rêve où cette planète pourrait devenir une nouvelle Terre ?

En bref : tout autant qu'un mégot sur un caillou, nos idéaux et nos rêves sont des éléments constitutifs de notre réalité, celle de nos pensées, celle qui conduit nos actes. (NB. Le mot "rêve" est à comprendre ici au sens d'une aspiration imprimée sur notre conscience en tant que projet vague, d'où la proximité des rêves avec les idéaux et les valeurs, avec la différence que pour ses idéaux ou contre d'autres idéaux, chacun de nous serait prêt à mourir tout de suite ou, à défaut, serait prêt au pire).

Actualité antique, le retour

Nous voici maintenant équipés mentalement pour aborder l'autre forme de conte : la tragédie. Cette transition n'est pas incongrue. Le conte et la tragédie, on peut les considérer comme deux exercices littéraires sur le choc de la "réalité" et de la "vérité", sur l'incohérence des rêves personnels et des idéaux collectifs (et inversement), sur l'incomplétude de l'ordre face à l'arbitraire, sur la contradiction de nos projets face aux fatalités, avec des conventions différentes pour les raconter. Dans un conte, on se place dans un monde imaginaire mais pas bien différent du nôtre, puisqu'un enfant s'y retrouve spontanément; à la fin du conte, on s'en sort par une pirouette. Dans une tragédie, peu importe où on se place, l'espace mental se referme inexorablement et à la fin personne ne s'en sort. Cette littérature est l'équivalent d'une science expérimentale de nos limites dans le cours de notre vie sociale.

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Prenons un exemple de tragédie extrême : Iphigénie en Aulis d'Euripide. Le ressort du spectacle, c'est la variété des accommodements des personnages pitoyables ou révoltés, avec les forces sociales et les puissances physiques et divines, jusqu'à la résolution criminelle par un sacrifice humain. L'oeuvre fut écrite par un auteur célèbre qui n'avait plus rien à démontrer, réfugié à l'écart des blocs en affrontement depuis des dizaines d'années dans une guerre mondiale à l'échelle de l'époque - la guerre du Péloponnèse. C'était un homme de grande culture, il connaissait la démocratie en vrai déjà sous diverses formes, et il pouvait quotidiennement observer les mécanismes de la montée aux extrêmes entre des peuples civilisés à partir de pas grand chose - d'après Thucydide, en termes de géopolitique, le moteur initial de la guerre était la peur devant l'expansion des autres, pas seulement en termes de force brute, mais aussi de rayonnement culturel, d'ampleur des relations commerciales, etc. Est-il étonnant que cette oeuvre paroxysmique puisse nous sembler contemporaine ?

Très différente dans ses ressorts est la tragédie Iphigénie de Racine : les personnages s'emmêlent dans leurs psychismes et les devoirs de leurs apparences sociales, la dimension dramatique politique et religieuse reste dans le décor ... Pour mille raisons, en premier la différence de public, il est vain de tenter de comparer la version de Racine à la tragédie d'Euripide malgré l'identité apparente du sujet. On pourrait discerner chez Racine une anticipation psychanalytique, en tous cas une exploration de la relation entre le conscient et l'inconscient - nous ne développerons pas, c'est hors champ ici.

L'Iphigénie cinématographique de Cacoyannis (1977) tente une synthèse actualisée des deux conceptions tragiques, au moins dans la représentation et l'incarnation des personnages. La fin brutale du film nous épargne l'insoutenable légèreté (selon un point de vue contemporain) d'une substitution terminale de la victime par un animal (Euripide) ou par une autre personne (Racine). De toute façon, le résultat de la mise en balance entre deux réalités, celle d'un sacrifice humain et celle d'un rêve héroïque partagé, nous le connaissons sans ambiguïté depuis toujours... Certains carrés de nos cimetières en témoignent pour notre histoire récente.

Pourquoi l'éblouissante universalité de l'Iphigénie d'Euripide, parmi tant de récits sacrificiels trop dépouillés ou au contraire trop habillés pour en transmettre l'humanité profonde, a-t-elle été escamotée par tant de savants demeurés au niveau des explications scolaires de texte ? Serait-ce parce que la tragédie antique nous en dirait trop sur notre époque présente, et que cela ne cadre pas avec notre condescendance envers les Anciens qui ont tout inventé mais pas le progrès technique ni l'économie financière ? Par exemple, la réalité des processus de décision par les notables et les beaux parleurs est déjà complètement exprimée dans la tragédie grecque, notamment l'implacable cohérence des mensonges et la mécanique de convergence inexorable vers les croyances qui nous arrangent et les solutions qui s'en dégagent naturellement. Qui osera écrire une version moderne de cette tragédie, tandis que chaque jour nos dirigeants entrepreneurs gestionnaires sacrifient des milliers d'Iphigénies, toujours à peu près pour les mêmes raisons que dans la tragédie d'origine : pour que des gens continuent de vénérer les grands personnages, pour que les foules continuent d'aspirer à de nouvelles conquêtes dans la douleur, pour que des esclaves laborieux continuent de fabriquer des justifications ?

Comment ignorer que les réalités physiques et géopolitiques de notre petit monde contemporain sont redevenues plus proche de celles du monde grec antique que de toute l'histoire mondiale intermédiaire ? Et que les réalités mentales sont demeurées telles quelles ?

Evasion obligatoire demain

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Une misère flagrante de la pensée contemporaine, c'est la rareté des contestations des représentations des valeurs et idéaux obsolètes qui nous servent encore de référence, et en particulier des valeurs héroïques dévoyées à la Star Wars - valeurs personnalisées par des sauveurs ou des conquérants munis d'hyper machines, de superpouvoirs ou d'ultratrucs pour tout casser, tout gagner, tout s'approprier à la fin - une fin qui ne peut être qu'un cauchemar en sursis dans le meilleur des cas, après un match à rebondissements contre une caricature bien coopérative du Mal (autant dire du maladroit).... On se prosterne trop commodément devant le prétexte de la simplification enfantine, devant les lois des genres destinés à un large public, ou encore devant la liberté de création. La triste réalité de notre époque, c'est que ces valeurs pseudo héroïques ont encore cours; on peut constater d'ailleurs que les "bons" et les "méchants" les ont en commun dans toutes les représentations médiatisées de leurs professions ou de leurs statuts sociaux. Et nous écoutons passivement nos meneurs politiques, nos grands hommes, nos penseurs éclairés, nos fiers entrepreneurs nous parler de liberté, de démocratie, de solidarité dans les mêmes termes, en attente des mêmes assentiments, qu'à l'époque des Lumières, des diligences et des populations d'analphabètes dont la durée de vie moyenne plafonnait autour de 30 ans, à l'époque où le monde restait à découvrir.

La grande invention urgente de notre humanité présente devrait être une forme de citoyenneté planétaire responsable, en pleine conscience de nos limites individuelles et sociales, en pleine conscience des dangers et des faux semblants des idéaux et des rêves qui ont fait de nous des maîtres du monde incompétents. A présent que chaque personne d'un pays "développé" dispose de l'équivalent mécanique de plusieurs dizaines d'esclaves antiques, et que le Web pourrait être l'instrument d'une forme de démocratie revitalisée, comment échapper à l'obligation d'un miracle de civilisation aussi puissant et concentré dans le temps que le "miracle grec" antique ? Mais surtout pas sur les mêmes fondations.

Au contraire, nous pouvons constater que notre monde, dans sa réalité dramatique demeure celui de la petite princesse Iphigénie, à la différence que nos idéaux et nos rêves ont perdu leur substance, au point qu'ils assurent couramment la fonction de grigris autocollants dans la composition des discours emphatiques et dans les productions destinées à nos enfants joueurs d'objets logiciels déformables et agglomérables (fonction moins irréelle que l'assimilation implicite de "nos valeurs" à "nos coutumes" par tant de dirigeants de pays aux populations multiculturelles). En même temps, chaque jour un peu plus, le monde du Petit Prince s'éloigne de nous, avec celui de la vendeuse d'allumettes, dans la nostalgie des songes de nos ancêtres proches ou de nos contemporains âgés, mais dont nous ne savons plus partager les joies ni les douleurs. Cependant, la continuité de l'héritage mental est assurée : les niaiseries de notre temps valent bien celles de nos anciens puisqu'elles reviennent s'alimenter sur de très antiques racines, et bien que nos monstres n'aient pas les mêmes apparences, ils ont les mêmes fins et les mêmes manières que les leurs. Hélas.

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Pauvre andouille de Petit Prince, voilà ce qui a tant fait rêver l'humanité du siècle dernier : le pouvoir absolu, sous une forme quelconque du moment qu'il y avait un brin d'absolu, une ébauche de concept extensible à l'infini, même avec les deux pieds enfoncés dans un tas de fumier. La bonne question qu'il fallait nous poser, c'était celle de notre rêve. On en a fait des inscriptions, des peintures, des livres, des monuments et des dessins partout, et tant de projets encore dans les cartons. Moches. Tu aurais pu nous le dire avant de partir.

Toute science humaine est science des limites, en particulier pour les reconnaître et les déplacer, mais pas plus.

Mais, à présent, pour quel art de vivre sur une planète Terre, à la fois totalement habitée et de moins en moins habitable ?

A partir des "chiffres de l'économie", des sondages d'opinions, des études d'experts, des essais de penseurs, on ne fera que des projections de nos interprétations du passé, insuffisantes par manque d'audace et de réalisme, à l'intérieur de barrières d'intransigeance peureusement considérées comme des limites infranchissables, dans la terreur de nos monstres familiers.

Il est urgent de rêver sérieusement à un nouvel art de vivre et de s'accorder là-dessus entre les peuples de la Terre. Les bons idéaux et les bonnes valeurs, chacun les recréera par nature et selon besoin. Le reste suivra.

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Notes et compléments

L'idée du mégot trouvé sur un caillou en zone déserte est inspirée de la nouvelle "Le mégot" de Jacques Perret dans un recueil "Histoires sous le vent", republiée pour la jeunesse de 1959 dans "60 récits du nouveau monde" chez Gründ, un volume de 630 pages. (Hé oui, il y eut une époque où l'on pouvait offrir un gros livre de textes à des enfants, et ce livre était lu par eux en quelques jours ou semaines). Dans le récit original, écrit dans une langue savoureuse, le mégot est découvert par un chercheur d'or et son compagnon sur une plage de rivière après plusieurs jours de remontée en autonomie totale en pirogue à la rame en Amazonie dans une nature vierge. L'histoire qui s'en suit est à la fois grotesque et tragique, comme dans les moments d'exception de la vie réelle : recherche frénétique d'une explication à la présence du mégot dans ce coin isolé, jusqu'à l'extorsion d'un aveu du compagnon sous la menace d'une arme, etc. Actuellement, la menace du mégot a complètement changé de nature et de proportion : dans nos pays civilisés, nos plages marines voisines d'estuaires sont recouvertes de mégots et nos navigateurs solitaires rencontrent des amas de déchets en pleine mer. Notre planète est en évolution naturelle au stade "Mars moins 100 ans" plus les mégots, il est désormais normal qu'on en trouve partout.

En référence à l'antiquité grecque, il est utile de préciser que l'héroïsme de cette époque avait une consistance que n'a pas sa version moderne à la Star Wars (exemplaire par la persistance de ce que nos enfants en retiennent). Ce n'était évidemment pas seulement l'héroïsme du vainqueur : Hector, le perdant, est le grand héros de l'Iliade homérique. On ne croyait à aucun destin après la mort et on ne pouvait rien contre l'arbitraire des dieux, dont on cherchait les signes partout et constamment. Si on tente d'exprimer la mentalité du héros grec antique en termes "modernes", on a ceci : il faisait son devoir en recherchant l'éclat de la perfection, afin que d'autres s'en souviennent. La résonance avec un code du samouraï est évidente, plus généralement avec les règles fondatrices des groupes sociaux qui exigent l'abnégation de leurs membres dans un cadre défini, pas seulement des guerriers mais des artistes, des scientifiques, des explorateurs, des commerçants... Clairement, ce principe d'abnégation est à l'opposé d'un principe consensuel de solidarité au bénéfice d'un projet ou d'une finalité choisie - que l'on pourrait qualifier de principe de consensus "démocratique" par différence avec un principe d’abnégation codifiée. Néanmoins, en pratique, cette opposition des deux types de principes n'exclut pas la coopération des personnes diversement soumises aux deux types de principes si ces personnes vivent à l'intérieur d'une société intégrante capable d'évoluer, et sous l'évident préalable qu'aucun groupe ne soit enfermé dans un principe d'abnégation exclusive totalitaire (de nature religieuse, contractuelle, catégorielle,...). De ce point de vue, les conditions pratiques de compatibilité constructive des deux types de principes et la négociation d'une forme de pacte social de finalités communes sont devenues cruciales pour l'avenir de nos sociétés dans un monde de moins en moins habitable du fait des activités humaines. Cette conclusion diffère de la maxime bien connue "agir localement, penser globalement", une ineptie de théoricien, sauf dans le cas des pays découpables en régions géographiques de populations mentalement homogènes.

Suggestion de réflexion savante : étude rétrospective dans les arts populaires, par exemple de Star Wars à Iphigénie, des filiations et transformations des ressorts dramatiques de la tragédie grecque antique et des idéaux mis en balance dans cette tragédie, pour quels publics, pour quels attendus. Grand merci par avance.

mardi 14 avril 2015

Entre l'apprentissage et l'oubli, entre l'attention et l'automatisme

Ce billet relève de la littérature de gare en comparaison des ouvrages de référence en sociologie, philosophie, psychologie. Il est donc facile à lire, bien qu'il traite de sujets importants dans notre vie pratique. Notez bien une fois pour toutes que le titre du billet n'est PAS "Entre apprentissage et automatisme, entre attention et oubli" - parce que que là-dessus, tout a déjà été dit et écrit, quasiment sans aucun intérêt pour notre sujet. En revanche, les deux ouvrages dont les couvertures illustrent ce billet posent à notre avis les bonnes questions, nous les reprenons dans la perspective des propositions de réponses déjà apportées dans ce blog.

Si vous avez moins de 50 ans (à peu près un demi-siècle), que vous avez toujours vécu dans un pays "moderne", et que la "révolution numérique" vous semble une évidence quotidienne, vous allez probablement découvrir que ce billet vous parle de facultés mentales bien à vous mais dont vous n'avez nulle part entendu parler. Dites-vous que c'est peut-être gravement dommage parce que vous valez mieux que cela (pour paraphraser un message publicitaire bien connu). Je vais tenter de vous le prouver : pourquoi c'est grave et comment vous pouvez échapper à l'emprise de l'instant et des vérités que l'on vous injecte pour vous imposer l'interprétation de cet instant.

Dit autrement, en trois lignes. Actuellement, dans notre monde de civilisations humaines en explosion et sur notre planète qui se ratatine, on ne peut plus inventer l'avenir à partir du passé. On ne peut pas l’inventer non plus contre le passé : on ne saura pas faire. Face à ce constat brut, nous étouffons sous les vagues de baratins communicatifs et de daubes poétiques (il en faut mais pas que). Donc, c'est foutu et l’espèce humaine aura disparu dans 100 ans ? Pas forcément si on fait appel à nos facultés innées de création sociale en vue d'une solidarité citoyenne responsable. Ces facultés, il est plus que temps d'aller les trouver là où elles existent afin de les développer. Voir le titre du billet, merci.

Témoignages d'oubli

Moi dinosaure de l'informatique, j'ai connu les ordinateurs à bandes magnétiques, le chargement du système par ruban perforé, les logiciels en bacs de cartes, les panneaux d'affichage de l'instruction en cours d'exécution, etc. Je n'ajouterai rien aux nombreux témoignages d'autres dinosaures. Vrais ou faux. Quelle importance d'ailleurs, puisque toute cette technologie ancienne a disparu à jamais !

C'est évident en effet : les souvenirs et les expériences du passé ne nous servent à rien s'ils ne sont pas traduisibles, transposables pour notre avenir.

C'est bien pour cela que les commémorations, les livres de souvenirs, les évocations et romans historiques, les poésies nostalgiques, c'est zéro ou pas loin. Pire que zéro, s'ils prétendent ressusciter des souvenirs d'affects : amertumes ou joies obsolètes dans un monde qui change sans retour, emballant dans sa course notre environnement, nos façons de vivre et de penser. Pire encore, si ces reconstitutions édulcorées mutent en potions dopantes de nos affects du présent...

Cependant, il existe une faculté du cerveau humain qui est faite pour rendre notre passé utile à l'avenir : l'oubli.

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Il s'agit de l'oubli organisé, dont une variante bien connue nous permet d'enterrer les mauvaises choses et les accidents de la vie sous une forme symbolique, d'abord pour nous permettre de surmonter un passage difficile, ensuite pour garder en réserve un moyen de recréer ce qui aura été oublié, utilement (au sens le plus large) dans de nouvelles circonstances. Rassurez-vous, je ne vais pas vous bassiner avec une nouvelle discipline mentale et vous proposer des séances d'initiation dispensées par le nouvel institut dont je serais le directeur et l'ami intéressé des âmes de bonne volonté : il s'agit d'automatismes innés de l'espèce humaine. Mais, ces automatismes, on peut en être conscient ou pas, et cela peut faire toute la différence dans la vie sociale. Ne pas confondre automatique et inconscient, ce sera déjà un début.

Donc, mes témoignages sont des expériences d'oubli. Je ne doute pas qu'ils vous en évoqueront d'autres.

Témoignage 1. J'avais un peu plus de 20 ans dans les années 1970 quand j'ai décidé d'apprendre à taper à la machine à écrire. C'était l'époque des machines à écrire à chariot et frappe mécanique. On ne trouvait des machines à écrire électriques que dans les grandes organisations.

L'apprentissage m'a pris environ un mois, à raison de quelques dizaines de minutes par jour. J'ai suivi une méthode similaire à celles que l'on trouve actuellement pour apprendre à taper au clavier avec ses 10 doigts, sauf qu'il fallait vraiment frapper sec sur chaque touche pour que le marteau imprimeur fasse reporter un peu d'encre du ruban sur le papier... Et les fautes de frappe, il fallait soit les barrer en surcharge après retour en arrière soit utiliser un moyen physique de gommage pour pouvoir retaper par dessus et cela se voyait aussi.

Bref, à la fin, je tapais n'importe quel texte avec ponctuations et accentuations, avec ou sans chiffres, et je savais reconstituer mentalement la disposition des touches du clavier le soir avant de m'endormir.

Plus tard, j'ai du réapprendre à taper sur un clavier d'ordinateur. Non, le mot réapprendre n'est pas excessif : le toucher est complètement différent d'une machine mécanique, la clavier est plat, on n'a plus à régler la puissance de frappe selon la touche, c'est immensément perturbant au début, il faut réétudier chaque geste. Une semaine ou deux pour m'adapter et que cessent les courbatures...

Point à mettre de côté pour l'histoire des mentalités. A l'époque de mon apprentissage, une secrétaire de direction qui tapait une lettre ou un rapport pour le patron et qui faisait (rarement) une faute trouvait plus rapide de déchirer la page et de recommencer la frappe de mémoire jusqu'à l'emplacement de la faute. Question d'honneur, réflexe d'intransigeance ? Pas seulement, il y avait une justification pratique évidente à ce recommencement, dès lors qu'on se soumettait à un impératif de perfection de l'ouvrage. De nos jours, l'intolérance à l'imperfection du geste, la transformation d'un apprentissage pratique en capacité intégrée, existent certainement dans certains métiers d'artiste ou d'artisan et chez certains professionnels indépendants. Des boulots pas bien considérés en termes de rémunération, en tous cas, à part quelques vedettes.

Et voici enfin mon témoignage d'oubli (évidemment, pour oublier, il fallait d'abord quelque chose à oublier, d'où l'exposé préalable d'une longueur complaisante). Je tape toujours avec mes dix doigts, mais je suis devenu incapable de reconstituer mentalement la disposition des touches du clavier. Pire : si je tente de réfléchir à cette disposition, je deviens maladroit ! Je dois donc admettre que mon apprentissage s'est transformé en une capacité pratique qui ne fait plus appel à la raison, peut-être même plus à ce qu'on appelle la conscience, mais à un niveau d'attention certainement, bien que je puisse en même temps entretenir une conversation banale.

Témoignage 2. Tout au long des années de mes carrières dans diverses professions, organisations, environnements, statuts, je retournais assez régulièrement vers mes livres de cours de matières scientifiques des classes dites terminales (juste avant le baccalauréat). En ouvrant n'importe quelle page, je comprenais le contenu instantanément, même si je ne retrouvais pas dans quels termes précis je les avais autrefois étudiés. Et je me disais que ce n'était pas la peine de m'y remettre, c'était toujours là en mémoire. De toute façon, cette culture générale ne me servait à rien dans mes diverses existences professionnelles ni ailleurs (ceci dit sans jugement de valeur absolue sur la pertinence de cette culture générale, sans doute très utile dans d'autres professions que les miennes).

Et puis, il s'est fait que je n"ai plus ouvert ces livres pendant quelque temps, une bonne dizaine d'années.

Et, un jour, j'ai constaté que ces livres ne me disaient plus rien, comme s'ils m'étaient devenus complètement étrangers, à part vaguement leur aspect physique, la disposition des contenus dans les pages, la typographie, quelques images, et encore, sans lien entre tout cela.

Pire, ces bouquins me rebutent à présent, au point qu'ils sont devenus des sources de douleur, rejetées dans un tiroir musée personnel. Leur destin est tout tracé vers la poubelle au premier grand nettoyage ou déménagement à venir. Frustration et dépit. Mon niveau instantané de détresse lorsque je rouvre un ancien manuel est sans doute équivalent à celui des gens constatant qu'ils ne savent plus lire, après avoir vécu pendant des années sans aucune lecture à part celle des questionnaires officiels et des publicités au bord des routes.

Cependant, je me crois encore capable de réétudier les matières dont traitent ces vieux manuels scientifiques, à condition de repartir d'autres bases. J'ai fait l'essai de plusieurs cours sur MOOC (Massive Open On Line Courses). Avec une impression bizarre : les détails techniques m’ennuient; en revanche, la logique de progression du cours en ligne et la démarche qui justifie les recommandations d'usage de telle ou telle technique me sont curieusement familières. Bien que cette "philosophie" autour du savoir technique ne m’ait jamais été consciente auparavant et bien que toute cette matière ne m'ait jamais servi à rien dans mon existence professionnelle...

Troisième point à mettre de côté pour caractériser un phénomène d'oubli. L'oubli de ce qu'on a appris peut être massif et brutal si on ne le met pas en oeuvre pendant un temps (plusieurs années).

Quatrième point à mettre de côté pour caractériser une faculté de réveil. La matière oubliée peut disparaître intégralement dans la forme où elle a été apprise. Conjecture : elle est cependant remplacée (temporairement ?) par une capacité à réapprendre une matière équivalente ou similaire selon une démarche logique conforme à l'esprit du temps présent. Prolongement de la conjecture : la persistance d'une faculté de réveil "dans la logique du temps présent" dépend de la continuité d'emploi de disciplines "similaires" à celles qui sont oubliées. Il s’agit d’un réveil, pas d’une récupération telle quelle.

Cela nous dit quoi maintenant ?

Bon, mes témoignages de vieux petit bonhomme vous énervent ? Ils sont pourtant faciles à transposer dans un contexte contemporain. Le contraire serait étonnant, non ? Apprentissage de la circulation en ville sur une planche à roulettes, apprentissage de la frappe des SMS sur un smartphone avec les deux pouces, disparition du calcul numérique à l'école - maintenant, la multiplication et la division, la racine carrée a disparu depuis longtemps - au profit de quoi au fait ?

Qu'est-ce qui définit nos capacités d'apprentissage dans nos vies après l'école ? Comment pourrait-on imaginer un progrès de ces capacités ?

Ah bon, ce n'est pas une question importante, l’apprentissage après l’école ? Qu'est-ce que c'est un être humain, alors, et comment expliquer l’évolution des sociétés humaines depuis le début de l’humanité ?...

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J'en remets une couche par une anecdote. Au début des années 1970, la marque HP a fait un tabac auprès des ingénieurs et scientifiques en vendant des calculettes en notation polonaise inversée. Cela voulait dire qu'il fallait pour une addition, d'abord taper le signe + puis les nombres à additionner - en langage savant : l'opérateur avant les opérandes. A la même époque, les étudiants qui prolongeaient leurs études par une spécialisation en informatique échappaient rarement à l'exercice de création d'un algorithme de conversion de toute expression numérique parenthèsée vers une expression équivalente en notation polonaise inversée. Parce que cette transformation se fait à l'intérieur de tout ordinateur, notamment par les logiciels tels que les interpréteurs et compilateurs. Autrement dit, les heureux possesseurs de calculettes HP du début des années 1970 apprenaient volontairement à calculer directement comme l'exécuteur basique à l'intérieur d'un ordinateur... Pauvres victimes enthousiastes d'une arnaque ? Non, pour eux, c'était un jeu stimulant par l'apprentissage d'une méthode différente, fascinante forcément parce qu'elle avait l'efficacité d'un automate universel...

Vous voyez où je veux en venir ? La société des singes intelligents qui jouent à se prendre pour des automates, c'est bon pour le marketing et pour garantir l'exercice tranquille du pouvoir par des castes de dominants. Mais, sur une planète qui s'auto bousille à grande vitesse du fait de nos activités amusantes et contraintes indistinctement, il est dramatiquement dangereux d'en rester à ce niveau d'invention sociale. Il est tragique d'avoir oublié la capacité de création sociale au profit de quelques doctrines millénaristes. Dans notre scénario d'actualité courante, quelqu'un, un jour prochain, enfin, fera une thèse pour déterminer la date de cet oubli dans l’histoire de l’humanité, et il y aura un grand débat à propos de cette date. Ce sera un net progrès, n'est-ce pas ? Et il faudra encore un siècle avant que l'on passe à la pratique en réinventant le Web comme espace de création sociale ?

C'est à partir de l'ensemble de nos facultés sociales et de nos possibilités techniques qu'il faut inventer l'avenir, pas sur les facultés à la mode du monde d'hier, encore moins sur les mirages d'aujourd’hui, inspirés de doctrines figées, alimentés par des enthousiasmes séculaires.

In memoriam de l'avenir à inventer

Il y aurait tant à écrire sur les potentialités humaines à valoriser dans le domaine de la création sociale. Il est plus que temps, a minima pour dégager le Web des emprises de la démagogie et des propagandes.

Les quelques points cités dans ce billet font partie (avec d'autres) des clés de notre avenir individuel en tant que citoyens planétaires, par l’activation de facultés conscientes d'apprentissage social.

Car la mémoire collective, autre nom du conditionnement social, n'est pas seulement une communauté de mémoire des contenus, des sensations, des contextes, c'est la faculté de mémorisation commune dont dispose chacun de nous. La capacité de mémorisation collective est une commune faculté humaine qui nous fabrique à chacun notre mémoire collective, au travers d'un apprentissage commun des signes et des cadences, d'un dressage commun aux conventions du dialogue et de l'expression dans une langue, dans les communautés sociales qui nous abritent et que nous entretenons. Cette faculté de mémorisation collective est à peine reconnue, pas théorisée, pas identifiée comme facteur historique d'inertie grégaire alors qu'il est urgent, à notre époque, de la réveiller et d'en user comme faculté vivante. En vue d'une citoyenneté planétaire et d'une forme de convivialité responsable.

Dans le billet chronologiquement précédent, il est question d'arrivistes qui se jouent des cadres sociaux. Il est bien évident que la plus grande partie de nos interactions sociales relève des automatismes appris. Considérons cela comme une opportunité plutôt que comme une tare. Utilisons l'arriviste comme révélateur, ni repoussoir ni magicien. Devenons tous des arrivistes de la convivialité.

D'ici là, libre à nous d'éprouver la délectation de la madeleine de Proust, l'envoûtement des "Je me souviens", l'excitation du dernier ouvrage "scientifique" sur la découverte des immensités galactiques ou des capacités mirifiques du cerveau humain. Mais maintenant comme jamais, avec le rétrécissement de la planète fertile et habitable, l'emportement de nos civilisations qui changent à toute allure, le conditionnel passé n'est d'aucun présent, encore moins d'avenir. Les affects et sensations de nos enfances ne peuvent définitivement plus être reproduits, pas même en imagination. La Grande Culture littérale est une pure distraction spéculative, un luxe de faussaires pour faux sages qui veulent ignorer que la vie s'en va.

L'héritage de nos anciens, c'est bien plus que cette culture-là, ou alors on est très mal et ils ont vécu vraiment pour rien.

lundi 29 décembre 2014

De la volatilité de la sécurité informatique

Alerte aux utilisateurs d'un navigateur dans une version "ancienne" (c'est à dire datant de plus de 2 ans) !

La confidentialité et même le contenu de nos communications cryptées seraient menacées par une méthode d'attaque récemment découverte et gentiment dénommée Poodle (caniche en anglais).

On trouve toutes les informations utiles par exemple sur Wikipedia "Transport Layer Security", ou "TLS" en abrégé. L'article en langue anglaise est très abondamment détaillé, l'article en allemand est techniquement impeccable mais celui en français contient déjà plus que l'essentiel pour l'utilisateur.

Pour nous les utilisateurs, la conséquence de Poodle est de nous forcer à mettre à jour notre logiciel navigateur. En soi, ceci n'apparaît pas immédiatement comme une contrainte, sauf que la version récente d'un logiciel navigateur est 3 à 4 fois plus encombrante que la version d'il y a 2 ans, et nécessite une puissance de machine plus importante. Nous pourrions donc déjà ressentir une incitation à poubelliser notre machine actuelle pour acquérir une machine neuve. De toute façon, si le système de notre machine actuelle ne peut supporter qu'un navigateur "ancien", et si nous parvenons à en désactiver le vieux chiffrement SSL - celui qui est devenu officiellement vulnérable -, nous ne ferons vraisemblablement que décaler l'urgence de la migration vers un matériel neuf, car cet "ancien" navigateur ne possède certainement pas les niveaux de chiffrement qui seront bientôt considérés comme indispensables.

Car nous assistons au début d'une grande course à la sécurité, sur un nouveau champ de la compétition entre les grandes entreprises exploitantes du Web et pas seulement entre les sociétés spécialisées dans les logiciels de sécurité.

Tiens, justement, ne soyons pas naïfs :

  • La concrétisation de la menace Poodle nécessite, de la part de l'attaquant, la mise en place préalable d'un intermédiaire invisible et capable de traiter à sa façon les flux d'échange. Ce n'est pas à la portée du hacker du dimanche et ce n'est pas juste pour savoir qui consulte ou écrit quoi sur quels sites, il y a d'autres moyens plus simples pour cela. En particulier, le risque est nul dans les consultations de sites en mode purement informatif (sites https sans filtrage d'accès par mot de passe, par exemple moteurs de recherche).
  • La "découverte" de la vulnérabilité Poodle provient d'une grande multinationale du Web. Autant dire que cette vulnérabilité préexistait dans la boîte à outils d'une des puissantes agences capables (depuis toujours ?) d'intercepter tout ce qui transite sur le Web. Dans quel but cette faille est-elle révélée seulement maintenant, est-ce pour des motifs purement commerciaux ou bien est-ce la partie émergée d'un affrontement entre diverses agences, pays, continents, ou bien... ? Voir notre billet Révélations en question.
  • Ne serait-il pas responsable de la part des journalistes spécialisés, plutôt que de se poser en savants techniciens à propos de chaque "nouvelle" faille de sécurité, d'en profiter pour renvoyer l'utilisateur au rappel de quelques règles basiques à l'usage des particuliers et des organisations, et de préciser les risques pour les uns et les autres ?
  • La fébrilité des adaptations des logiciels dans la grande course à la sécurité va fatalement entraîner la création de nouvelles bogues et de nouvelles failles de sécurité, d'autant plus sournoises si les logiciels concernés sont propriétaires. Mais, même les logiciels libres ne seront pas à l'abri de nouvelles failles. Voir notre billet sur les logiciels libres.
  • La focalisation médiatique sur la sécurité des communications individuelles détourne l'attention du grand public à l'écart des récentes révélations sur les relations entre des entreprises majeures du Web et certaines agences gouvernementales. Dans un autre registre, cette focalisation contribue à faire oublier l'exploitation statistique des données recueillies en particulier sur les réseaux sociaux sur nos comportements et opinions, non seulement en vue des ciblages de marketing mais pour l'ajustement de propagandes segmentées dans tous les medias. Là, ce n'est plus de notre "sécurité" qu'il s'agit, mais de notre maintien dans un univers manipulé en miroir déformé de nous-mêmes. Voir notre billet sur le Web de propagande.

Il ne s'agit pas de nier la réalité des risques de compromission et de détournement de nos échanges réputés confidentiels sur le Web, encore moins de relativiser les risques de piratage informatique des entreprises, organisations, états... Mais pas n'importe qui et encore moins par hasard...

Disons le autrement.... Notons une accélération dans l'évolution du mythe du hacker.

Le mythe du hacker - génial - ami - du - bien - façon - Zorro se meurt, victime des déballages médiatiques sur les failles de sécurité (dont l'utilisation exclut l'amateurisme même éclairé), et victime collatérale du dévoilement du secret de Polichinelle concernant les exploitations d'arrière plan en vue de campagnes manipulatoires à grande échelle (dont les enjeux sont d'un tout autre ordre de grandeur). En conséquence, le "hacker génial" tend à se réduire à trois modèles normalisés, selon son niveau de ressources et de moyens : soit le racketteur de la plus basse espèce, soit le zombie au service d'organisations maffieuses ou simplement parasites, soit le fonctionnaire assermenté d'un gouvernement (ou son équivalent dans une "major" du Web) avec les confrères consultants qu'il alimente. Demandons-nous, par exemple, pourquoi aucun de ces puissants hackers n'utilise ses talents pour vider tous les comptes bancaires des paradis fiscaux, ou, en version plus subtile, pour y créer une petite pagaille telle que le risque de dématérialisation subite pesant sur les capitaux planqués oblige tous leurs propriétaires à les rebasculer vers des plates formes normalement fiscalisées.

Alias1.jpg La comparaison des séries télévisées d'espionnage Alias (période de diffusion : 2001-2006, 5 saisons, 29 DVD) et Nikita (période de diffusion : 2010-2013, 4 saisons, 17 DVD) confirme une évolution dans la personnalité du hacker de génie, telle qu'elle est représentée à destination du grand public. Dans ces deux séries d'espionnage, le super hacker est un personnage principal, indispensable au succès des opérations. Cependant, on sent bien qu'il est a priori encombrant, ce technicien pointu incompréhensible au commun des mortels, qu'il est commode de lui attribuer des pouvoirs quasi magiques dans le scénario mais tout de même pas n'importe quoi. Les acteurs du rôle ont donc la charge de dépasser la caricature du savant fou. Le Marshall Flinkman d'Alias concentre la singularité de son personnage dans ses mimiques décalées, ce qui d'ailleurs préserve la crédibilité de ses trouvailles (au contraire du Mister Q des films de James Bond). Le Seymour Birkhoff de Nikita se retranche dans un profil de génie asocial enchaîné, mais ce n'est pour lui qu'un pis aller dont il s'évadera à la première occasion... On admire le super hacker en action, en communication avec les agents de terrain infiltrés dans un local périlleux à l'autre bout du monde : détection des systèmes d'autodéfense du local, pénétration de ces systèmes, désactivation quasi instantanée, téléchargement via clé usb du contenu du portable abandonné par l'ennemi... Dans Alias, la passion de Flinkman pour son art lui fait ignorer sa totale instrumentalisation par l'organisation qui l'emploie. Ce n'est plus vrai pour le Birkhoff de Nikita. Dans Alias, le super hacker n'a pas de problème d'identité et aucun questionnement sur sa profession; il n'évolue pas ou très peu dans son comportement au cours des épisodes. Au contraire, pour le Birkhoff de Nikita, la remise en question de son art devient obsèdante et fait l'objet d'une conclusion au terme de l'évolution du personnage. Certes, les différences des scénarios et des personnalités des acteurs des deux séries, Alias et Nikita, peuvent en partie expliquer ces différences dans les représentations du hacker de génie. C'est aussi que les deux séries ne sont pas de la même nature, malgré leurs similarités dans les détails plus que dans les ressorts des développements. Par bien des aspects, la série Nikita est une série d'anticipation (voir notre billet Nikita), alors qu'Alias est une série en mélange savant de genres classiques (espionnage, fantastique médiéval, saga familiale...).

Bref, nous avons relativement beaucoup de Flinkman et pas assez de Birkhoff. Alors la "sécurité", c'est ce qu'on voudra nous en faire croire.

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