Face aux évidences des catastrophes à venir dans le monde des humains, les questions « pourquoi ce monde ne peut pas continuer comme cela » et « que serait un monde meilleur » ayant été abondamment traitées par ailleurs en dehors de ce blog, ce billet se consacre à la question du « comment faire maintenant » à partir des bases suivantes :

  • on ne changera pas nos comportements humains profonds, façonnés au cours des millénaires
  • ce monde-ci est sans avenir pour nos civilisations industrielles humaines en l’état, dans le resserrement physique de la planète en tant qu’habitat vivable, mais nous ne renoncerons jamais dans l’instant au confort de ces civilisations (le mot important ici, c’est : jamais !)
  • compte tenu des deux points précédents, il est très peu probable que l’introduction d’innovations technologiques, même prétendument de rupture, puisse apporter un élément de solution, encore moins La Solution, tout au plus un répit ou son impression

Autrement dit : comment faire pour nous remettre en état d’inventer plusieurs avenirs dans la continuité de nos civilisations humaines industrielles, pour nous tels que nous sommes en héritage de nos ancêtres ?

Par avance, l’auteur réclame l’indulgence pour son manque de hauteur de vue dans la définition du problème et dans le niveau des solutions proposées par la suite. Ces temps-ci, le manque de hauteur est partagé par une masse grandissante de gens simples, vraiment lassés des émotions obligatoires et des leçons pompeuses. La morale des chiffres ne suffit plus à calmer l’angoisse du vide.

Ce billet est par ailleurs certainement représentatif de l’état d’exaspération du citoyen contribuable d’une mégalopole européenne, en conséquence de sa soumission au voile d’ignorance des élus et des porteurs de la pensée, face au constat quotidien de sa propre inadaptation. Pour l’habitant d’une mégalopole, la réalité vécue de la croissance, c’est celle des absurdités.

Trancher le nœud gordien ? Développer l’innovation du siècle ? A d’autres !

Recherche des potentialités à taille humaine

Entre les descriptions des possibles prochaines évolutions de nos sociétés humaines décrites par des graphiques d’indices socio économiques et les simulations des changements planétaires régis par des paramètres physiques, c’est le vide. Il existait autrefois, à la place de ce vide, quelques utopies d’architectes urbanistes et quelques chapitres d’études prospectives consacrés à quelques aspects de la vie quotidienne. A présent : champ libre aux charlatans de toutes sortes sur les prochaines décennies.

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Prenons ce vide-là comme l’aveu d’une évidence criante : celle de l’écroulement de nos civilisations modernes, avec lenteur pour l’instant, mais déjà sans majesté. Cette évidence est d’une totale banalité, si on considère le nombre des civilisations brillantes du passé qui se sont écroulées sur place après avoir largement dépassé leur niveau supportable d’impertinence, à la fois au monde et à l’être humain. Si notre monde contemporain est condamné à brève échéance comme il va, ce n’est pas faute d’intelligence ni par défaut de bonnes intentions, ni par absence de moyens…. Ni par manque d’agitation : la trépidation sur place fait partie du scénario catastrophique ! Aucune pseudo révolution ne permettra d’y échapper. Pas plus qu’autrefois l’édification de monuments d’éternité pour quelques élites.

Cette massification de nos civilisations ne peut être assimilée à une « augmentation de complexité » qui serait spécifique à notre monde moderne, et qui autoriserait la croyance en une possible maîtrise de ladite complexité par une super intelligence informatique ou par une meilleure sélection des meilleurs aux postes de pouvoir… Dans la mesure de notre humanité présente et face aux menaces de notre époque, cette « complexité » doit s’appeler « lourdeur». Les témoignages bruts, puants, écrasants de la démesure artificielle de nos civilisations industrielles abondent en regard de leurs environnements et de leurs populations.

Dans ces conditions, dans l’impossibilité évidente d’affronter l’immensité du vide d’avenir à l’échelle de nos civilisations, il nous reste à tenter de l’apprivoiser en l’assimilant à un assemblage de petits vides à échelle humaine, que nous trouverons moyen d’exploiter comme des potentialités.

Justement, nous allons découvrir une telle décomposition dans les spécificités modernes de l’alourdissement de nos civilisations industrielles.

L’introduction d’innovations technologiques successives à destination des masses (l’automobile, le courant électrique, le téléphone, la radio, la télévision, l’informatique…) s’est réalisée de fait par superpositions successives en imposant les règles, infrastructures et conditions nécessaires à leurs fonctionnements respectifs. Nos campagnes, nos villes, nos vies en ont été transformées sans prise de recul sur ce processus, alors que cette succession de superpositions a provoqué un recouvrement – progressivement et parfois jusqu’au blocage - de possibilités de décision sur nos choix de société, la contraction de biens et de services communs, en même temps qu’elle a produit des sentiments de liberté dans nos vies, tout en les soumettant à des offres de bien être massivement consenties sans réflexion.

De plus, la succession - révolution industrielle puis révolution numérique - sur deux ou trois générations, s’est déroulée trop rapidement pour être digérée par nos capacités humaines d’adaptation mentale en société. Le discours ambiant nous répète que nous sommes à l’époque du changement, de la flexibilité, de la souplesse. La réalité est plutôt la submersion de nos esprits par un Grand Rêve obligatoire et par l’émotion collective – un genre de saut dans le vide, ou dit autrement en termes plus sympathiques, une forme de déficience collective partiellement contrôlée, à reconnaître pour sa contribution à l’entretien des lourdeurs spécifiques de notre monde contemporain, aussi pour ses potentialités latentes.

Un examen méthodique des récentes successions d’innovations permettra de les considérer comme des projets non terminés ou dévoyés, imparfaitement réalisés ou incompris. On pourra en déduire des solutions partielles à la fois réalistes et radicales pour débloquer nos sociétés en vue de leur allègement. Une méthode d’examen méthodique de rétro conception existe déjà ou presque, en adoptant un point de vue d’urbaniste logisticien. Ce point est repris en conclusion du présent billet et sera développé dans un prochain billet.

Cependant, toute solution technique, surtout la mieux ancrée dans la rationalité, sera rejetée tant que nous resterons prisonniers des entraves mentales que nous avons en partie nous-mêmes créées pour surmonter les effets de la superposition de la révolution numérique à la révolution industrielle, en réaction rapide mais peu réfléchie au dépassement de nos facultés naturelles d’adaptation.

Décrassage avant départ

C’est évidemment pour les assumer que nous devons reconnaître nos entraves mentales d’apparition récente (ou de renforcement récent). En effet, même après une prise de conscience de ces entraves, nous ne pourrons pas nous en libérer facilement, sachant qu’il est vain d’espérer modifier les ornières mentales héritées de nos ancêtres des ères passées. A minima, comme il s’agit d’entraves neuves, nous pouvons les détendre un peu, juste ce qu’il faut pour dégager un espace indispensable au mouvement.

Faisons les présentations en 5 paragraphes schématiques.

1/ L’assimilation entre révolution industrielle et progrès

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La machine et son automate de régulation remplacent progressivement la force physique animale (parfois humaine) et la direction humaine de cette force. C’est la rupture d’un équilibre multimillénaire entre les humains et le règne animal et le règne végétal – un équilibre établi péniblement au cours des âges sur la base d’un apprentissage, d’une domestication réciproque, d’évolutions conjointes, de compétences cultivées diversement selon les environnements et les expériences. De nos jours, c’est plus qu’une rupture d’équilibre, c’est une perte sèche de compétences. Quelques expressions de regrets commencent tout juste à poindre.

Malgré un début de prise de conscience des risques de destructions irrécupérables, le Progrès sert toujours à justifier l’usage illimité de la force des machines. Par exemple, on lance encore, dans les communes pavillonnaires autour de nos grandes agglomérations, de grands travaux d’aménagement urbain en réalisation de projets des années 70-90 à peine actualisés. Ces chantiers monstrueux se terminent typiquement par la « création » d’espaces verts, ou par la « création » d’une « réserve naturelle » pour quelques espèces protégées ou réintroduites, ailleurs et loin, en compensation théorique de la disparition préalable d’une flore et d’une faune locales résiduelles. Les mesures d’accompagnement de ces brutalités manifestent le niveau piteux de notre générosité collective humaine face à la « Nature sauvage » mise en esclavage - et nous avec, évidemment.

2/ Notre dépendance individuelle à notre dose quotidienne de submersion mentale

Le dévoiement de la révolution numérique par les marchands et les apprentis sorciers a produit un instrument de manipulation mentale jusqu’au risque de quasi-démence temporaire de l’individu par le cumul d’effets de saturation faussement libérateurs – dans divers états aisément manipulables pour le meilleur comme le pire.

Alors que notre humaine animalité faisait notre être pensant, notamment par sa capacité sociale à cultiver ses rêves pour pouvoir les réaliser, et par sa capacité à « stocker » provisoirement ses rêves (on peut interpréter ainsi les croyances, les théories, les « idées », etc.), cette révolution numérique dévoyée se superpose à la révolution industrielle - qui déjà à elle seule suffisait à mettre en danger l’habitabilité de notre planète - en étouffant une partie fondatrice de notre nature pensante.

L’introduction massive d’objets informatiques connectés dans nos vies quotidiennes complète et encadre cette dépendance.

3/ La fascination devant la magie des institutions

Nos institutions pseudo démocratiques sont des produits de l’Histoire pas seulement récente, celle du fond des âges. Ces institutions ont à peine évolué en traversant la révolution industrielle, pas du tout en traversant la révolution numérique, alors que cette dernière offre des perspectives d’évolution vers des institutions authentiquement démocratiques.

Pour le moment, les traits d’autorité patriarcale demeurent centraux dans nos institutions, sous diverses formes selon les pays. Les pratiques magiques ne font pas qu’envelopper les rites d’apparat républicain, elles sont le quotidien des institutions, malgré l’assimilation « moderne » de la puissance publique à une direction d’entreprise, et du fait de cette assimilation trompeuse, d’autant plus sous une forme inconsciente, décalée.

La quotidienneté des pratiques magiques jusque dans les plus hautes sphères de nos sociétés, une exagération ? Il suffit d’observer « les actualités ». Pour nos dirigeants, la résolution d’un problème ou d’une crise, se traduit par la recherche de la bonne combinaison de boutons magiques sur leur tableau de commandes, afin qu’aussitôt en retour un algorithme leur présente des prévisions rassurantes des indicateurs habituels. C’est un jeu de déplacement de potentiels (des masses monétaires par exemple) pour une modification marginale des répartitions entre diverses catégories d’acteurs économiques ou politiques. Certains dirigeants osent qualifier leur jeu de « réforme ».

Mots d’autorité, formules d’invocation, discours de manipulation, c’est l’art moderne de la « communication », une composante de tout « management » moderne, une magie scolaire presse-bouton, qui devrait être réservée à des représentations théâtrales devant des populations étrangères.

Dans le discours politique moderne, les grands mots disent le pouvoir, mais les chiffres disent la fausseté, et les pourcentages la division, l’excuse, la tromperie. Trop de ministres gestionnaires ne savent plus dire le sens de l’Etat, alors ils font des discours explicatifs aux citoyens dans les mêmes termes que des dirigeants d’entreprise à leurs employés. Le résultat en est que l’incompétence personnelle du gestionnaire ressort des critères ordinaires de jugement, et que le citoyen, qui n’est ni un employé ni un client, ressent le mépris et perçoit la trahison. L’émergence de partis extrémistes et de personnalités politiques délirantes est un réflexe vital des peuples. Il existe pourtant d’autres possibilités de régénérer des institutions démocratiques croulantes, certainement pas dans la déshérence des anciennes magies.

GG.jpg Un événement récent a violemment fait ressortir, par effet de contraste, la banalité sommitale des pratiques magiques actuelles : le centenaire de la Grande Guerre 1914-1918. C’était une occasion unique de fonder le projet du prochain siècle pour un avenir planétaire, de revitaliser certaines organisations ou institutions internationales existantes, et de mener une offensive radicale d’élimination des pirates, parasites et mauvais joueurs – dont quelques états moralisateurs - qui exploitent à leur profit les zones grises et la diversité des législations. Il y avait dix mille manières de le faire à la hauteur de l’héritage de la Grande Guerre, après avoir recueilli cet héritage pour lui donner une signification pour nous maintenant dans ce monde-ci qui a tellement changé. Au lieu de cela, nos puissants dirigeants ont multiplié les cérémonies mémorielles et les discours d’émotion convenue jusqu’aux formes les plus ennuyeuses de contrition rétrospective. Et parmi les pauvres « idées » qui en ont finalement surgi pour l’avenir, il y eut celle que notre monde irait mieux si les vainqueurs de 14-18 faisaient des excuses aux vaincus ou, au moins, acceptaient de partager avec ces ex vaincus quelques avantages honorifiques acquis à la suite d’un autre conflit avec les mêmes… Quelqu’un avait appuyé sur un vieux bouton usagé que l’on croyait coincé à force d’avoir été enfoncé autrefois.

Mourante est la magie par laquelle se tiennent encore nos institutions étatiques dans la solennité de leur autodestruction. Le glacis dépenaillé de nos rêves inconsistants s’effiloche au-dessus de sinistres décharges de conserves périmées.

C’est donc bien naturel qu’elle nous émeuve, cette magie en danger.

4/ L’enthousiasme obligatoire pour des mirages technologiques

Les anticipations médiatisées à base de nouvelles technologies révolutionnaires et les découvertes scientifiques probables dans les 10 ans sont les avatars des prophéties religieuses et des antiques spéculations cosmologiques – à présent inspirées par nos divinités contemporaines.

Une grande voie balisée pour se construire une réputation, y compris dans les domaines dits scientifiques, demeure celle des grands prêtres des temps anciens. Elle passe par une association rigoureuse entre la gestion de la trésorerie alimentée par les subsides et l’ajustement de la dose de charlatanisme dans la communication.

L’un des piliers de la religion commune de la modernité est la croyance en l’infini potentiel de l’informatique, notamment par sa flexibilité d’adaptation, au prétexte qu’il s’agirait de logiciel au lieu de matériel. Cette croyance devrait pourtant s’évanouir au seul constat que le logiciel se fabrique aussi avec de la sueur humaine et qu’il est contenu dans du matériel. La conséquence logique en serait alors que les objets informatiques cumulent les défauts de pérennité du matériel et les imperfections de nos facultés mentales, d’autant plus que la fabrique du logiciel est soumise aux mouvements d’évolution des systèmes et plates formes de développement, eux-mêmes composés de matériels et de logiciels. Et que dire alors des objets informatiques en réseaux, qui doivent être conçus en cohérence entre eux (a minima leurs interfaces), et conserver cette cohérence malgré les évolutions des autres logiciels et matériels ! En réalité, en particulier pour ce qui concerne les « objets intelligents en réseau », la bonne analogie serait celle d’une industrie lourde à cycle de vie plutôt court, sachant que, sauf pour les matériels, on ne peut réparer un défaut par simple remplacement de pièce défectueuse… Bref, l'informatique n'est jamais La Solution, simplement une technique parmi d'autres; la sagesse recommanderait que l’informatique soit employée seulement sur des fonctions où ses avantages sont évidents en complémentarité de l’humain, et avec une extrême précaution lorsqu'il s'agit de fonction vitale pour la société.

5/ La dissolution de notre être fragile dans un idéal machinal

"T'en fais pas, je gère". Elle ou il replace son casque sur ses oreilles et reprend sa marche précipitée sur le fil directionnel de son smartphone. Après un échange de paroles programmées en fonction du mode choisi par chacun, on se quitte en reprenant le cours de son propre logiciel. Cela fait longtemps que je ne m'en fais plus sur ton « t’en fais pas ». D’ailleurs, je soupçonne que tu n’as jamais su l'écrire sans faute d’orthographe et que demain, à la place de « je gère », tu m’exhiberas un idéogramme du genre qui fait bien sentir le fossé entre les générations. Aucune importance : entre dinosaures, pourquoi s’en faire puisqu’on saura toujours comment faire, bien mieux et bien plus facilement qu’hier ?

Car, après des siècles obscurs, c’est à présent la Raison qui nous conduit scientifiquement. Nos droits et nos lois, nos façons de vivre en sont l’émanation évidente en démocratie apaisée. Dans notre course au Progrès, ces droits, ces lois, ces façons de vivre sont en continuelle évolution - c’est pour cela qu’il faut des poètes et des contestataires, et c’est pour cela que nous cultivons notre réceptivité collective à l’émotion, car toute émotion reconnue comme émotion légitime par la Raison donne naissance à une nouvelle loi.

Dans les organes institutionnels de décision, le dogme de l'infaillibilité « scientifique » sert à fortifier les légitimités vacillantes sous un masque de sérénité dans l’exercice de l’autorité. Après la publication d’un train de décisions, après un délai variable selon le domaine et les conditions, un autre dogme s’impose face aux remontées du « terrain », celui de l’obsolescence criante : pas le temps de reconnaître qu'on s'est trompé (un peu, beaucoup…, mais on sait la faute à qui), pas le temps de réfléchir pourquoi, pas le temps d’amender les imperfections (lesquelles ?) en douceur, et d’ailleurs ce serait trop « complexe », alors on publie d’abord quelques modifications marginales pour manifester la volonté de changer dans le sens du Progrès et des derniers sondages d’opinion, tandis que l’on commande un rapport à des experts en les abreuvant des idées qui résonnent dans les couloirs, et suite à la remise du rapport que personne n’a pris le temps de lire au-delà du résumé, on lance un autre train de décisions scientifiquement justifiées. Automatiquement, la Machine institutionnelle réalise ainsi la destruction progressive de tout ce qui est sans défense, sans statut, sans personnalité légale, par doses d’écrasement, au nom de sa propre Droiture universelle. La Machine institutionnelle du Progrès imprime, massicote, entasse et comprime. Elle a une imagination folle pour s’améliorer depuis qu’elle a découvert Internet - bientôt le smartphone !

Constatons que nos entraves mentales se renforcent mutuellement pour former un ensemble auto bloquant. Mais chacune est suffisamment neuve pour conserver une élasticité propre. Nous renvoyons aux nombreux billets de ce blog qui proposent des exploitations de cette élasticité au mieux de cette propriété temporaire.

Comment passer de la culture de l’émotion à la culture du déplacement

Voyons à présent « comment faire maintenant ».

Il nous faut un saut culturel, tout le monde le dit.

Et surtout, du concret, c’est urgent.

Un grand saut dans le vide, pour de vrai ? Cela semble difficile à organiser, les références historiques sont particulièrement désastreuses… Alors, laissons de côté les consolations de la poésie, les subtilités des philosophies, les vaticinations sur le futur, les explorations du psychisme humain et de ses processus de sublimation, et surtout les promesses de révolution pour de bon. Ce sont de vieux trucs de notre humanité millénaire, des jouets enfantins, à considérer pour ce qu’ils sont – certainement pas pour les jeter, on y revient toujours. Mais ils ne nous ouvrent aucun espace de liberté mentale, ils sont au contraire faits pour voiler la « vraie » nature (surtout la nôtre) que par construction de nous-mêmes nous ne pouvons ni percevoir ni comprendre, en aimable singerie du processus de naissance de nos idées en couverture du vide.

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Une « transition écologique » ? Il faudrait d’abord produire un programme cohérent, au-delà des réactions émotives. Où voyez-vous poindre une idée de projet concret d’une telle transition globale vers autre chose qu’un rafistolage à grand renfort de « nouvelles technologies » ? Cela vous rassure que nos premiers de cordée promoteurs de l’écologie dans nos institutions ou dans nos start-ups consultent régulièrement les actualités du jour et les cours de Bourse sur leur smartphone, exactement comme faisaient tous les profiteurs des bulles financières avant les crises ? Cela vous satisfait d’écouter ou de regarder des reportages sur l’émergence de nouvelles sources d’énergie « verte », prétendument réalisées par des installations industrielles dont la fabrication génère une pollution géante en consommant une énergie colossale, et dont le fonctionnement intermittent impose une surveillance à distance et une répartition fréquemment recalculée de la production par la mise en œuvre permanente de capteurs connectés, de réseaux informatiques, de logiciels spécifiques, complexes, vulnérables… ? Pouvez-vous concevoir par quelle logique, l’agriculture industrielle, la pêche industrielle, qui continuent de détruire les capacités planétaires de régénération naturelle jusqu’au fond des océans, vont demain pouvoir nourrir l’humanité, dont une partie souffre de malnutrition y compris dans des pays paisibles aux économies florissantes ? Comment supportez-vous la désespérance des derniers rapports d’étude sur l’évolution de l’environnement naturel, toujours soumis aux activités humaines productrices des déchets, émanations, dégradations encouragées par la promotion des formes les plus parasitaires de notre bien être ? Ce monument de ratage est une preuve supplémentaire que nos entraves mentales et nos systèmes institutionnels nous mènent à l’effondrement.

Il nous reste les ressources de notre culture innée d’être humain. Ce n’est pas rien. Si nous parvenons à en mobiliser une partie pour effet immédiat dans nos vies quotidiennes, nous pourrons assurer la cohérence de nos actions dans le monde réel sans préalable, à condition que nos machines institutionnelles ne serrent pas les freins.

Ce qui est proposé ici, c’est d’exploiter la « culture pratique du déplacement » commune à toute l’humanité depuis ses origines.

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Le développement de la culture du déplacement – la « logistique » selon son appellation technique moderne - remonte loin : organisation des déplacements en groupes de chasseurs cueilleurs entre les points de stationnement temporaires et leurs stockages, conception des villages, plus tard des villes avec leurs services communs d’acheminement ou de dégagement (voieries, canalisations, égouts…), adaptation de la répartition des tâches selon le contexte et l’environnement, approvisionnements et mouvements des armées, démultiplication et flexibilité des échanges par la monnaie et les instruments de mesure… Cette discipline logistique telle qu’elle fut pratiquée par nos ancêtres, dans diverses civilisations autour du globe, fournit l’un des fils conducteurs des enquêtes anthropologiques par des techniques de pointe, à la recherche des processus d’inventions et d’adaptations qui ont permis la construction progressive de grandes civilisations.

Dans notre monde contemporain, les technologies nouvelles trouvent souvent leur première application pratique en logistique, notamment dans le domaine des capteurs, des bases de données, de l’intelligence artificielle, des réseaux informatiques. Chacune de ces technologies nouvelles occupe une niche définie en fonction de son apport propre. Il n’est pas raisonnablement imaginable, compte tenu de l’imprévisibilité des aléas et des besoins, de confier à une super intelligence la direction d’ensemble. En effet, la pratique d’activités logistiques – pensons par exemple à la gestion quotidienne d’une cantine scolaire -, est soumise couramment à des aléas qui se combinent entre eux en situations inédites : accidents, pannes de matériels, coupures d’alimentations, absences de personnels, défauts d’approvisionnements, retards des financements, contextes épidémiques, changements des normes à respecter, etc. Il faut imaginer des réponses à l’imprévisible et faire contribuer des personnes compétentes.

En résumé, nous n’avons pas à développer une culture du déplacement puisqu’elle existe déjà en tant que discipline du monde réel, héritée du fond des âges, vivante, commune à toute l’humanité.

C’est pourquoi, une méthode d’urbaniste logisticien nous semble adaptée à l’examen critique de nos civilisations, au long de leurs canaux de circulations matérielles et immatérielles, après les superpositions subies des voieries, canalisations, stockages, sources d’énergie, etc. imposées par l’installation des moyens nécessaires à la diffusion massive des révolutions industrielles et numériques. En observant les circulations physiques et informatiques dans leur intégralité (y compris pour maintenance et entretien courant), cet examen révèle les inadaptations, congestions, blocages, gaspillages, d’abord en termes physiques et en termes de dépenses énergétiques, ensuite en termes de robustesse et de flexibilité dans l’obtention d’un résultat à l’heure et à l’endroit prévus – et tout cela pas seulement dans un objectif de « qualité du service au client » mais d’une amélioration continue de chaque élément d’une solidarité logistique. Clairement, le fil directeur d’un tel examen critique n’est pas le respect des « valeurs » morales et juridiques, encore moins l’intérêt de court terme d’un agent économique particulier ou d’une institution. En vue de réaliser des aménagements, on doit pouvoir considérer les lois et le droit comme des contraintes aménageables – dans une mesure raisonnable, car de même qu’on ne refait pas la société d’un coup de baguette magique, on doit cependant pouvoir envisager l’adaptation de quelques textes de référence, en leur évitant l’incohérence, l’inintelligibilité, la laideur….

Nous donnons dans un prochain billet un éclairage sur l’application d’une telle méthode dans un but d’aménagement de la mobilité individuelle, autrement dit le « problème de l’automobile ». C’est bien un problème de déplacement, non ?