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samedi 15 janvier 2022

De quelques servitudes involontaires et de leur assimilation durable

Actualité du « Discours de la servitude volontaire »

En 1576 de l’histoire de France, Etienne de La Boétie publie un « Discours de la servitude volontaire ».

Régulièrement, nos penseurs et discoureurs contemporains s’y réfèrent. C’est au point que la seule citation du titre suffit à provoquer une mentale révérence des interlocuteurs, auditeurs, spectateurs devant la radicalité supposée de la révélation de leur propre état.

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On pourrait discuter savamment des intentions de l’auteur, après avoir relu le texte et après avoir reconstitué son contexte historique et les éléments particuliers qui l’ont influencé.

La signification de beaucoup d’abstractions morales, la répartition des valeurs premières selon le statut social, ont changé au cours des siècles jusqu’à nos jours, par l’effet des révolutions idéologiques et matérielles, plus que par la reconnaissance des humanités diverses – reconnaissance de variantes culturelles dispersées par le vent de l’Histoire plutôt que d’exemples de sociétés vivantes dont certains fondements pourraient inspirer un renouvellement des supposés axiomes d’un monde moderne unifié universel.

Alors, la référence actuelle à ce « Discours de la servitude volontaire » du 16ème siècle peut sembler paradoxale. Est-ce juste une astuce rhétorique pour éblouir la galerie et faire passer une pilule amère - ou même pas, une courbette pour se conformer à une mode d’intellectuels ?

Dans notre monde moderne, un discours sur « la servitude volontaire » pourrait-il se réduire, comme son modèle du 16ème siècle, au recueil d’évidences reconnues, comme dans une dissertation exemplaire sur l’idée de liberté en vue d’obtenir une mention Très Bien, à partir des illustrations historiques reproduites dans les bons manuels et de quelques anecdotes partagées dans la bonne société ?

Les servitudes dans notre monde moderne des nouvelles technologies, les servitudes qui pèsent directement sur chaque personne humaine, peut-on les imaginer comme des résultats d’acceptations volontaires ? Par exemple, l’asservissement physique au smartphone, la soumission mentale aux avalanches de messages diffusés, sont-ils objectivement contestables par les populations qui les tiennent pour des services ? Un refus réfléchi et calculé de cette servitude par une large population peut-il être un choix dans nos sociétés numériques ?

Les grandes servitudes dans notre monde moderne, les mécaniques et procédures qui dirigent une partie des activités contraintes de nos personnes sous le poids d’institutions en multiplication délirante, peuvent-elles être considérées comme volontaires, même dans un contexte prétendument démocratique ?

Ah oui, le monde a changé (presque partout) depuis l’époque du « Discours », depuis l’époque des contrats d’esclavage, depuis l’époque des pensionnats de formation des élites, depuis l’époque des proclamations sur les places de nos villages. Mais, au fond, est-ce la nature de la soumission qui a changé ou seulement son mode d’action ? Et, à notre époque « moderne », la réaction à la servitude, et avant cela, l’imagination d’une possibilité d’évasion, sont-elles à la hauteur du changement accompli dans les modes d’asservissement et dans le tourbillon du renouvellement de ses formes informatisées ?

Ce qui n’a pas changé depuis le « Discours », c’est la nature humaine, en particulier la tendance arrogante du puissant (et de toute personne en position de pouvoir) à l’humiliation de son prochain, jusqu’à provoquer la fuite des asservis dans une réalité sociale parallèle dont eux seraient les inventeurs du langage et des signes.

Si on en reste à ces constats et ces questions, il n’est pas surprenant que l’autre référence célèbre dans les discours d’intellectuels, celle de la dialectique maître - esclave, se situe au même niveau d’inutilité pratique que le « Discours ».

Cependant, qu’est-ce qui rend le « Discours », malgré son ancienneté, encore pertinent en apparence ? Ne serait-ce pas une illusion dans son interprétation qui amène, à partir d’une accumulation d’exemples littéraires à propos de la servitude et de son contraire la liberté individuelle, à induire l’existence d’un principe de Liberté, un idéal à vocation universelle ?

Les idéaux à vocation universelle, comme la Liberté et quelques autres (autrement dit : les valeurs), sont des ressorts du maniement des masses en vue des actions collectives. Combien de pauvres gens sont morts à la guerre, dans un état de totale servitude, pour la défense de la Liberté ? Les universaux sont des catalyseurs mentaux des passions, quelqu’un a du le dire autrefois et bien mieux.

C’est évident, dans les pays occidentaux après les développements révolutionnaires de leur époque moderne préindustrielle, un principe de Servitude ne pouvait avoir aucune chance de succès, sauf comme représentant du Mal en opposition au Bien. Pourtant, dans les faits, c’est bien encore la Servitude qui nous domine actuellement, souvent sous l’apparence d’une association de circonstance entre son contraire, la Liberté, et un autre beau principe universel, par exemple la Science, la Responsabilité… C’est un truc des grands réprouvés : ne jamais apparaître sur le devant, ne jamais se faire passer pour quelqu’un d’autre, car le risque d’être contré ou démasqué frontalement est trop important, mais agir sur la relation entre plusieurs. C’est la vie.

Comment sortir des oppositions binaires entre les idéaux, bons et mauvais, que certaines de nos traditions sociales prétendent nous imposer ? Ces idéaux, les bons et les mauvais, sont nos servitudes premières, mentales, mais c’est bien dans notre réel physique historique que leurs illusions de représentation prouvent leur fausseté et leur nocivité. Ceux qui croient se battre pour un idéal sont régulièrement trahis en favorisant l'idéal opposé dans les faits, à tous les niveaux de pouvoir et de généralité, de la famille au commerce et jusqu’au gouvernement d’un état.

A notre époque, un autre message serait à redécouvrir dans une interprétation actualisée du « Discours ». Les réalités sociales de la servitude et de la liberté, les réalités sociales de l’empathie et du partage des sentiments de servitude et de liberté, sont contextuelles et locales. Ces réalités devraient être considérées avec les instruments de la raison, et surtout pas dans la perspective d’un combat universel imaginaire entre des idéaux encore plus imaginaires, qui ne peut produire que la tétanie de la pensée, justifier le déchaînement des excès, réduire la société à une mécanique d’engrenage de conflits prétextes.

Pour une dynamique sociale durable

Le problème social actuel, c’est de surmonter nos blocages, personnels et sociaux, afin de pouvoir affronter par la raison la croissance de contraintes fatales non maîtrisables. La première contrainte est celle de l’épuisement des ressources énergétiques naturelles (pétrole, gaz,…) et des ressources minérales qui sont à la base de la révolution industrielle et de sa prolongation en révolution numérique, La deuxième contrainte est celle de la transformation de l’environnement, climatique, biologique, dont l’accélération est la conséquence de l’industrialisation massive.

Le problème social actuel, pas seulement dans les pays « occidentaux », pas seulement dans les pays « démocratiques », pas seulement dans les pays très industrialisés, est de créer une dynamique sociale durable raisonnée. En effet, il devrait être évident que nos sociétés sont enfermées dans des structures, des concepts, des institutions… tous conçus pour une finalité de société parfaite immuable. La stabilité dans l’ordre et la compréhension mutuelle, n’est-ce pas d’ailleurs ce que nous concevons comme l’un des buts premiers de toute institution d’une société ? L’histoire chaotique de l’humanité au cours des siècles, n’avons-nous pas tendance à l’interpréter comme une progression vers un futur à l’image du présent (très confortable relativement au siècle précédent), juste encore un peu mieux ?

La récente mini crise du covid sera-t-elle enfin bientôt considérée comme révélatrice de la pesanteur grotesque de certaines abstractions dominantes et surtout plus généralement, de la sclérose de nos sociétés ? Il existe bien d’autres révélateurs de cette sclérose, certains sont devenus familiers mais pas moins graves.

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Le niveau de nos connaissances des facteurs de la dynamique sociale demeure d’une grande pauvreté en regard de ce qui nous serait utile maintenant. Cependant, peu à peu, des études en sciences humaines (histoire, anthropologie,..) - progressivement débarrassées des cadres doctrinaires dominants aux 19éme et 20ème siècle et sans rechercher une compensation par une illusion de découverte mirifique - commencent à produire de la matière jusqu’ici méconnue, sur les créations sociales notamment aux marges de contact entre des sociétés stables très différentes, sur l’évolution des mentalités en fonction des changements subis et diversement intégrés dans la mémoire des peuples, sur les réalités de la démarche scientifique et la nature de la connaissance scientifique, etc. Néanmoins, les programmes politiques et encore plus les décisions gouvernementales demeurent déterminés par des sondages d’opinion et par l’état d’indicateurs de la société telle qu’elle peut être interprétée dans des cadres prédéfinis depuis des dizaines d’années, mécaniquement inadaptés à la détection d’évolutions significatives hors cadres. Les freins sont bien serrés partout, la paresse et l’avidité individuelles ne suffiraient pas à entretenir un tel immobilisme !

Il existe, il a existé de puissants facteurs historiques de dynamique sociale. Par exemple et à des niveaux divers de généralité : la révolution néolithique (élevage, agriculture, navigation), la création des grandes routes et voies commerciales, l’organisation de villes puis d’empires, les conquêtes militaires (évolution rapide obligatoire des vaincus assimilés), les morales religieuses, l’invention des mathématiques… l’invention d’une démarche scientifique, la révolution industrielle, la diffusion des connaissances.

Peut-on considérer que ces dynamiques sociales historiques étaient volontaires au-delà de l’atteinte locale d’objectifs d’imitation compétitive par quelques acteurs spécialement concernés ? Les buts de ces dynamiques historiques étaient-ils exprimés pour la totalité des populations dans leur diversité ? Les finalités vitales pour l’humanité étaient-elles les premières dans la conscience personnelle des acteurs ?

Donc, tant pis pour l’oubli de certains facteurs historiques importants de dynamique sociale. Nous sommes au temps présent, dans la certitude de la destruction à venir de notre société actuelle.

Nous avons encore le luxe de pouvoir choisir : victimes éparpillées dans la multiplicité d'états de panique incapacitante, ou acteurs d’une évolution maîtrisée.

Dessine-moi un mouton.

En théorie, c’est simple, il suffit d’anticiper. Volontairement, au niveau des états, des régions, des foyers, il suffit de progressivement couper l’alimentation des ressources en voie de disparition (alimentation directe et indirecte dans les produits importés). Et tout aussi volontairement, il suffit parallèlement d’adapter – quoi qu’il en coûte – le fonctionnement de nos sociétés. Il est évident qu’il faut pour cela un plan d’ensemble, a minima une description argumentée et cohérente des étapes d’évolution de la société au cours de ses transformations, en particulier pour organiser les disparitions ou adaptations des structures et organes les plus dépensiers de ressources à préserver. Il est évident que ces transformations impliqueront des changements importants des modes de vie, lieux de vie, projets de vie des populations.

Un mouton passe. Ne pas oublier que nos rêves doivent suivre.

Il devrait être évident que l’activation, au niveau (inter)étatique, de facteurs historiques de dynamique sociale n’est pas raisonnablement envisageable, même si on en maîtrisait les paramètres au point de savoir en user pour les combiner au mieux dans notre réalité présente. En effet, la mise en œuvre d’un hypothétique art suprême de la recréation sociale nécessiterait une destruction préalable ou une refonte importante des architectures institutionnelles, légales et fonctionnelles « garantes de la stabilité » sous toutes ses diverses formes, la mise à l’écart des incompétents… et on peut parier qu’un tel grand nettoyage produirait l’apparition d’une forme de dictature tout aussi bornée et statique que les institutions défuntes, avec quelques bouffées fantasques supplémentaires, la dégénérescence des élites par la corruption et la compétition servile, l'asservissement des médias en étouffoirs de la pensée et pour le gouvernement de la vérité, l'extension illimitée des postes et faveurs réservés aux affidés du pouvoir, la soumission des compétences aux artifices de la gesticulation et du simulacre, etc.

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Autrement dit, la mutation interne progressive de nos sociétés pseudo démocratiques actuelles, par poussées brutales successives sous la pression des réalités dans les 50 ans à venir, ne serait pas la pire des « solutions », à condition que nos gouvernants sachent anticiper a minima les transformations les plus importantes, notamment par l’allègement des facteurs spécifiques de blocage de ces transformations, dans les institutions à tous niveaux, organes de contrôle, lois, réglementations, normes.

Dans les quelques années à venir, après plusieurs impacts douloureux des réalités physiques sur nos vies quotidiennes, nos politiques pourront-ils se contenter de manipuler les foules par des programmes électoraux flous, puis de justifier leurs actes de gouvernement par la gonflette des valeurs, par les rappels aux grands principes moraux, par l’évocation d’exemples anciens, sous couvert de la sacralité supposée de leur haute fonction ?

Car la transformation sera dure. Au plan personnel, elle sera carrément insupportable si nos rêves ne s’adaptent pas.

Heureusement, même si les valeurs, la morale, l’éthique, les lois et réglementations, les codes et coutumes sociales peuvent rester en suspension au-dessus de réalités en transformation accélérée, il reste une dimension de la vie personnelle propice au développement de nouveaux rêves personnels, celle des grands projets.

D’où, dans les circonstances d’une société en besoin d’évolution rapide, l’importance cruciale du développement des projets collectifs de transformation de la vie courante locale ou régionale faisant contribuer la plus grande part possible des populations. D’où par ailleurs, pour combler le grand écart entre une réalité en reconstruction et le pilier de la morale « valeurs – éthique – lois – codes et coutumes », l’importance des projets comme créateurs et expérimentateurs d’ »étiquettes» à côté de ce pilier.

Autrement dit, c'est une manière de "faire la révolution" sans casse.

Une étiquette de projet décrit les règles d’organisation et de fonctionnement, les relations entre acteurs, l'emploi et le développement des compétences, etc. Une étiquette de projet est par nature peu dépendante du pilier moral dans la mesure où la seule vraie contrainte sur une étiquette est de ne pas être en opposition à un élément de ce pilier. En fait, les nécessités d’aménagements propres à chaque projet peuvent justifier quelques écarts d’interprétation des éléments du pilier moral, d’autant plus facilement que ce pilier empile des incohérences du fait de sa construction artificielle étalée dans le temps.

Un projet est un lieu de création de « lois » contextuelles provisoires, un lieu d’évasion de l’opposition binaire liberté - servitude. Les chefs de projet qui ne l’ont pas compris ne sont pas dignes de leur position. En particulier, dans un grand projet à enjeux collectifs, c’est une faute de confier la rédaction des lois internes du projet – ce que nous appelons l’étiquette – à un (pseudo) responsable de la Qualité pour produire une « spécification de management « d’après un modèle standard, comme un exercice de pure forme à réviser plus tard seulement à la page de la liste des participants, alors que l’expérience des associations, organisations, entreprises concernées devrait inspirer une étiquette spécifique évolutive après un recueil critique des pratiques, avec expertise et humanité. Un projet mal fagoté est vécu comme une calamité par ses contributeurs, les fournisseurs savent en profiter, les clients du projet perdent confiance dès les premières phases, alors ce n’est pas un « vrai chef » qu’il faut pour aboutir, c’est une remise à plat de tout le projet… Autrement dit, dans les circonstances d’une société en transformation, si un grand projet n’est pas en soi conçu comme une création progressive - pas seulement la création des produits attendus en fin de projet mais une création sociale spécifique (à l’échelle du projet) - le ratage est assuré et on devrait en faire l’économie.

D’autres billets de ce blog développent divers aspects spécifiques des projets de transformations sociales, notamment les projets collectifs de réalisation d'infrastructures d'intérêt général, par différence aux grands projets d'ingénierie, mais évidemment en reprenant de ces derniers les éléments indispensables à la conduite des aspects techniques, matériels, financiers etc. dans le temps.

Le bonheur sans l'extase

En conclusion, voici quelques paragraphes de philosophie en bouts de ficelle, en résumé des propositions selon une autre progression justificative.

Il est vain d'imaginer une morale du provisoire, une éthique du provisoire. Les valeurs qui les fondent sont par nature éternelles, et la morale et l'éthique sont conçues en vue du monde le moins imparfait possible, le plus stable possible en regard des critères de l'éthique et de la morale.

Ce que nous avons appelé "pilier de la morale", c'est l'empilement "valeurs - éthique - lois - codes et coutumes", autrement dit l'architecture mentale (branlante mais passons) commune de nos sociétés, dont il est vain d'imaginer des mutations en préalable à l'action collective - dans l'urgence des transformations à opérer dans nos sociétés physiques.

Donc, dans un esprit pratique, il faut trouver ailleurs l'espace de création de nos "lois" du provisoire.

Quel autre espace de création serait mieux adapté que celui des grands projets collectifs, surtout s'il est lui-même à créer et que tout le savoir pour le faire existe ?

Notre "loi" du provisoire local, nous l'appelons "étiquette" faute de mieux, parce que ce terme, contrairement aux autres candidats comme "code" ou "règle", porte une idée de légèreté, d'artificialité et d'ouverture. L'équivalent existe certainement dans les langues qui en auraient le besoin, à moins qu'elles aient été totalement investies par la mentalité juridique, auquel cas, l’étiquette sera éclatée entre plusieurs documents du "project management".

L'extase de soumission aux détails du pilier de la morale, les ratiocinations à rebondissements sur des micro conflits binaires, le ravissement dans l'infini des croyances confortables, la multiplication des délégations gratuites aux élites, les espoirs d'hyper solutions automatiques... sont sur la voie directe de notre anéantissement par un monde qui met toute l’humanité - et toute humanité - en question.

Une troupe de moutons déboule. Cabrioles, Sauts périlleux. Banal, de leur propre initiative.

Le bonheur se trouve dans l'action.

lundi 28 juin 2021

Le bogue miracle

Lui, c’est un dinosaure de l’informatique. Il a connu l’initialisation de l’ordinateur par ruban perforé, le stockage en bandes magnétiques, les logiciels en bacs de cartes perforées. Son jeune esprit fut nourri des théories et recherches à propos de ce qui était calculable ou pas, de ce qui était logiquement démontrable ou pas, de ce qui pouvait être vérifié en regard de normes de qualité ou pas. Il a atteint la fin du jeu Wizardy, assis en tailleur devant son Apple II après des semaines de séances nocturnes et seulement après cet exploit, il a rejoué en trichant. Dans sa carrière professionnelle, il a vécu beaucoup de projets, comme programmeur, auteur de logiciels, responsable informatique en entreprise, consultant spécialisé… animateur de groupes d’utilisateurs pilotes.

Aujourd’hui, le dinosaure dit qu’il a peur.

Pas du tout de sa propre obsolescence.

Ce qui le terrifie, ce sont les mauvais usages des techniques informatiques en grand public, l’obligation d’inconscience subie par ses successeurs informaticiens. Le résultat : une forme d’esclavage mental de tout le monde.

Il exagère.

A côté de cela, il rigole quand il entend parler d’intelligence artificielle, de big data, d’ordinateurs quantiques, de ville cybernétique.

C’est son côté ringard, sans imagination ! Pour lui, le facteur humain est plus qu’une contrainte, c’est la loi de la nature, et plus dure sera la chute si on l’ignore - comme dans une morale de fable.

Voici donc l’un des récits destinés à l’édification des générations futures qu’il nous rabâche régulièrement. Dans cette version écrite, il enjolive les détails, et la chute s’étale comme une anecdote pourrie qui rebondit mal en digressions philosophiques, je le dis juste comme une excuse pour le découpage et les titres que j’ai ajoutés..

Récit d’une Intime sommation

Deux jours avant mon départ à la retraite, je rejoue l’intégralité des jeux d’essai d’une grande suite logicielle, une intégration de progiciels et de logiciels préexistants. Les fonctions sont des grands classiques en gestion d’entreprise : comptabilité, comptabilité analytique par affaire, gestion des stocks et approvisionnements, gestion des matériels et de leur entretien, planification des activités par affaire, gestion du personnel, etc. Les logiciels sont répartis entre plusieurs ordinateurs mais c’est invisible pour les utilisateurs, tout se fait par navigateur Internet. C’est un système complexe à l’échelle d’une entreprise répartie géographiquement en plusieurs unités exerçant dans divers domaines techniques pour diverses clientèles, toutes spécialisées dans les expertises, études, prototypages, essais.

Pour simplifier, j’appellerai ce gros bidule le système Tirex, en référence au Tyrannosaurus Rex, vous verrez pourquoi. Dans la réalité, il portait un nom fait pour évoquer l’harmonie et la liberté.

La cérémonie de test final, en prélude d’une réception formelle du Tirex, se déroule sous les regards attentifs des chefs de projet des maîtres d’œuvre industriels, ceux qui ont piloté la réalisation des logiciels principaux. Je suis l’unique testeur, en tant que représentant du client désigné pour un parcours complet des jeux d’essai sans perturbation. L’enjeu est grand, le projet ayant accumulé des mois de retard. Mais cette fois-ci, après des dizaines de séances de test par les groupes d’utilisateurs, et plusieurs tentatives de recette terminale, il paraît que tout est bon.

Pourtant, l’incroyable se produit.

Après l’introduction de plusieurs rapports d’activité sur une affaire, je découvre que la somme dans le tableau de synthèse est fausse. Je répète le test et je confirme…. L’ingénieur spécialisé des industriels est appelé en urgence… Oui, c’est bien dans la communication entre les ordinateurs que quelque chose foire, entre l’enregistrement des rapports d’activité et la production du tableau de synthèse.

Le lendemain, je ne réponds pas au téléphone ni aux emails de mon chef de projet, qui veut me convoquer pour une « explication » devant les maîtres d’œuvre. Expliquer quoi, comment, pour quoi faire ? Le puissant Tirex ne sait pas faire une addition ! Je suis tétanisé, effondré sur mon bureau, quelques heures avant la fin de ma vie professionnelle, quelques heures avant de me traîner pour rendre mes badges et disparaître – sans pot de départ.

La réaction des industriels maîtres d’œuvre s’est manifestée au plus haut niveau par un message direct de Big Boss à Big Boss. J’en ai reçu une copie par mon grand chef de projet « M. X a cru trouver un bogue qu’il a qualifié de critique bloquant, et bla bla et bla bla… ».

Nos grands industriels maîtres d’œuvre trouvaient donc qu’ils étaient victimes d’une malchance tellement improbable qu’elle était réfutable par une frappe des foudres hiérarchiques. Il est exact que la séance de test réunissait plusieurs circonstances exceptionnelles. Comme testeur, j’étais peut-être la seule personne dans un rayon de milliers de kilomètres à pouvoir détecter ce type de bogue-là - dans un état de totale abnégation quelques heures avant de partir à la retraite, en régression 40 ans en arrière, comme ingénieur système débutant mais déjà expérimenté dans la détection des bogues de communication entre plusieurs ordinateurs. Pas de chance pour nos vaillants industriels convaincus de leur infaillibilité…

Plutôt que de réagir de manière enfantine dans la perspective désagréable d’un nouveau délai avant le paiement des montants associés à la livraison du Tirex, les industriels auraient plutôt du considérer qu’ils avaient bénéficié d’un quasi miracle. Car sinon, si le bogue n’avait pas été détecté ce jour-là, le ciel leur serait tombé sur la tête quelques mois ou semaines après la mise en service ! Combien de journées d’experts et de procédures aurait-il fallu alors pour découvrir le défaut et le corriger ?

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Pourquoi ce bogue élémentaire n’avait-il pas été détecté auparavant ? Les ingénieurs et techniciens qui avaient créé l’architecture matérielle interne et paramétré les relations entre les logiciels répartis entre plusieurs machines s’étaient probablement contentés de tests du bon fonctionnement apparent, « si cela ne plante pas, c’est forcément bon ». Mais par la suite, comment avait-on pu laisser passer un tel défaut monstrueux au cours de dizaines de séances de tests par des groupes d’utilisateurs de diverses unités de l'entreprise ? En réalité, le bogue avait été certainement détecté confusément, c’est-à-dire pas dans des conditions autorisant une identification formelle. En effet, dans une séance de test en groupe, plusieurs utilisateurs suivent leurs propres jeux d’essai en parallèle, et il leur devient alors difficile de repérer une erreur dans un tableau de synthèse, d’autant plus en repartant des données créées au cours de séances précédentes, et d’autant moins que les résultats erronés demeurent vraisemblables (ce qui est le cas si la cause est par exemple un décalage entre tampons à additionner). De plus, un utilisateur pilote se concentre naturellement sur les imperfections et les difficultés en anticipation de son propre usage, pas sur la mise en cause de fonctions élémentaires, et est souvent interrompu dans ses activités de testeur par des appels urgents pour la poursuite de ses activités courantes, d’où une attention intermittente.

Il m’a fallu plusieurs semaines pour parvenir à m’expliquer tout cela, la fureur du grand maître d’œuvre d’ensemble, la sidération du grand chef de projet, la possibilité de la découverte extrèmement tardive d’un bogue des profondeurs. C’était finalement par une logique naturelle que la découverte d’un défaut permanent aussi grossier ne pouvait plus être que tardive et par accident, à partir du moment où il n’avait pas été repéré par les procédures de tests de son niveau basique.

Beaucoup plus tard (après 2010), j’ai appris par d’ex collègues que le système Tirex avait finalement été mis au point, y compris la correction de « mes » bogues, et que les applications étaient en service dans l’entreprise sans incident notable.

Fatalité du bricolage numérique

Mon histoire de bogue s’arrête là, pas les conclusions qu’on devrait en tirer ! Si pour vous, tout est bien qui finit bien comme dans les histoires banales de tous ces gens qui racontent comment ils ont sauvé le monde, vous n’avez rien compris !

Le message premier est que la mise en application accélérée de progrès technologiques nous rend vulnérables, dans des proportions inconnues, à des risques inimaginables. C’est à comprendre au niveau de notre société numérisée toute entière, comprenant chaque service public, chaque entreprise, chaque citoyen.

Les nouvelles technologies peuvent reposer sur des normes élaborées par de grands universitaires, leurs réalisations peuvent avoir été élaborées et contrôlées selon des processus rigoureux, c’est mieux que rien, mais ne croyons pas que la sécurité absolue soit atteignable ailleurs que dans un univers conceptuel idéal – et stable toutes choses par ailleurs.

A l’époque de mon histoire vers 2010, les nouvelles technologies informatiques dans les domaines applicatifs se concentraient dans les plates formes de « webisation » et ce qu’on appelait le middleware, en gros les équivalents fonctionnels de serveurs d’emails entre ordinateurs. A présent, on nous parle de technologies informatiques dont on sait à peine expliquer le fonctionnement, et on envisage de nous brancher sur les générations technologiques successives de ces merveilles potentielles… Par pitié pour nous-mêmes et nos infrastructures communes, limitons leurs usages à des applications ludiques ou à des armes de prestige !

J’insiste sur un autre point : si toutes ces prétendues innovations étaient conçues au bénéfice de l’humanité, ou simplement en support de notre humanité poétique, on pourrait en accepter quelques inconvénients. Mais ce n’est pas le cas, les innovations informatiques conçues comme telles, c’est-à-dire quasi expérimentales, sont introduites à jet continu partout dans les infrastructures numériques de nos sociétés.

En plus, ces innovations servent des objectifs de court terme, en gains financier apparents ou pour une gloire publicitaire, ce qui ne devrait logiquement jamais être le cas pour des innovations, si on les prenait au sérieux.

Par exemple, le projet de système d’entreprise Tirex s’était substitué, à la suite d’intrigues internes, à un projet précédent moins imposant, dont le coeur était un groupware interne destiné au partage de l’expérience et au développement des compétences. Ce projet abandonné correspondait pourtant bien aux cultures techniques de l’entreprise. Mais dans une logique purement gestionnaire et dans le respect absolu de l’organigramme des fonctions, on avait préféré la normalisation d’applications classiques à la capitalisation des atouts spécifiques de l’entreprise, à l’innovation dans le progrès humain.

Autrement dit, les nouvelles technologies de Tirex n’ont servi qu’à instrumenter un (faux) gain de gestion courante au lieu d’ouvrir un champ nouveau dans le développement de l’entreprise. D’aimables conférenciers avaient pourtant exposé aux cadres privilégiés les concepts à la mode de la saison. A l’époque : l’urbanisation des systèmes d’information et la gouvernance (de quoi ?). C’était évident sans ce vocabulaire savant, Tirex était le produit d’un schéma directeur de centralisation informatique à l’ancienne, pas d’une conception de système d’information ouvert sur le monde et pour les gens.

Est-ce encore le point de vue gestionnaire et la vantardise technologique qui priment dans les motivations et justifications des projets informatiques que vous connaissez ? N’est-ce pas encore pire dans l’informatique grand public, en remplaçant « gestion courante » par « exploitation des masses » ?

Pour en revenir à la vulnérabilité technique de notre société numérisée, plutôt que nous ébahir devant les exploits de pirates et les promesses de faiseurs de vent ne serait-il pas urgent d’examiner en profondeur comment notre société numérisée pourrait survivre, au minimum en prolongeant ses fonctions critiques en cas de catastrophe accidentelle ?

En réalité, la société numérisée est déjà victime d’une catastrophe permanente, par défaut de conception d’ensemble et absence de maîtrise. Les petites et grosses pannes sont les manifestations ponctuelles de ce défaut sui generis.

Induss.jpg En effet, l'analogie avec des infrastructures industrielles matérielles est trompeuse. Notre société numérisée, fondée sur des systèmes informatiques en réseaux, est le résultat de créations composites réalisées (finalisées ?) chacune selon sa logique propre, selon l’état de la technologie du moment, et au moins partiellement en superposition d’autres créations plus anciennes, sans vision globale – heureusement, quelques normes (elles-mêmes évolutives) permettent les interactivités entre systèmes et avec leur périphérie. Autrement dit, l’informatique et les réseaux de notre société numérisée n’ont pas été conçus globalement comme une création durable cohérente mais sont les produits de pulsions. Notre société numérique est assimilable à un méga bricolage, en analogie à un navire en pleine mer, avec un équipage suractif qui enchaînerait séparément et simultanément les projets de modernisation de la navigation, de la propulsion, des aménagements, des manutentions, de la sécurité incendie, de la cuisine, des transmissions, etc. en utilisant une merveilleuse boîte à outils magiques toujours renouvelée, sans s’occuper du maintien de la flottabilité ni de la résistance aux vagues géantes à venir dans la prochaine zone de navigation. La croissance folle de la complexité et des incohérences techniques de notre société numérisée va provoquer son effondrement, de multiples manières que nous ne pouvons pas imaginer, vicieuses, progressives, pas du tout comme une brutale panne d’électricité temporaire ou alors seulement tout à la fin….

La réalité présente est que ce danger technique n’est absolument pas compris. Combien de défaillances grossières faudra-t-il pour cela ?

Tout récemment vers mi 2021, une longue panne des numéros d’urgence (pompiers, police, urgences médicales) a surélevé le niveau hebdomadaire des informations déprimantes sur le fonctionnement des services publics en France. Le prestataire responsable, après enquête et consultation de ses spécialistes en communication, a déclaré que l’origine était une opération de mise à jour d’un logiciel. On peut considérer cette déclaration comme une preuve supplémentaire qu’il demeure plus convenable de faire porter le poids d’une faute sur un logiciel – comme un genre de production artistique en perpétuelle amélioration et dont il faudrait bien admettre les risques de défauts provisoires - plutôt que sur les dysfonctionnements d’un système qu’à l’évidence on ne maîtrise pas en tant qu’ensemble fonctionnel. Dans la même ambiance de clip publicitaire, on nous vante l’intelligence artificielle et les réseaux en nouvelle technologie 5G, vive le progrès !

Qui peut sérieusement faire semblant de croire que ce genre de panne est un accident isolé ?

Pour une reconstruction modulaire de la société numérisée

On n’affronte pas la menace de réalités fatales en se vautrant dans les rêves, ni par des opérations mentales de suremballage conceptuel. Les méthodes les plus raffinées d’assurance du bon fonctionnement des systèmes informatiques ne garantissent rien quand elles sont appliquées sans l’intelligence du contexte, sans la compréhension du métier des utilisateurs, sans le respect des niveaux des services dus aux citoyens. Les ressources financières, la puissance des moyens, les algorithmes… ne sont rien sans les personnes capables de reconnaître les limites de leurs compétences personnelles, capables de se réaliser dans une vaste construction collaborative.

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Au début de ma carrière dans les années 70, il était naturel qu’un « ingénieur système » soit présent à chaque étape d’un développement informatique complexe en réseau d’ordinateurs, de terminaux, de capteurs et d’automates, pas seulement jusqu’à la livraison, mais au-delà, pour la maintenance. C’était indispensable parce que les composants des systèmes souffraient d’une fiabilité réduite, et l’une des tâches courantes de l’ingénieur système était le diagnostic des pannes, en particulier le discernement entre les défaillances matérielles et les défauts des logiciels. Pour résister au moins partiellement à de telles conditions de soumission à des pannes diverses et imprévisibles, la conception des architectures des systèmes de l’époque devait être modulaire selon des principes simples, et cette modularité faisait que la logique architecturale d’ensemble était comprise par chaque contributeur spécialiste. Et alors, tout naturellement, l’intégration d’un système complexe avait un sens concret, comme ouvrage à réaliser, comme processus en cours, comme support de motivation collective. C’était l’époque des informaticiens artisans, dans la tradition modernisée des constructeurs des aqueducs (et des égouts) de l’antiquité.

Blackor.jpg En comparaison, l’informaticien du temps présent serait l’équivalent d’un ouvrier spécialisé des années les plus sombres de la révolution industrielle, et peut-être pire dans certains cas, un esclave doublement enchaîné, physiquement et mentalement. Les dentellières à domicile des temps anciens conservaient leur liberté mentale durant leurs travaux et pouvaient partager leurs astuces de fabrication avec leur voisinage, ce n’est plus le cas pour le travailleur intellectuel à distance, orphelin social d'utilité provisoire constamment remis en concurrence avec ses clones. Pour faire comprendre une autre singularité de notre époque et les risques qu’elle crée, je caricature encore plus lourdement, en référence à mon histoire de bogue d’additions fausses : nos informaticiens concepteurs savent-ils encore faire une addition autrement que sur leurs smartphones, et les conditions d’exécution des procédures de test des systèmes sont-elles adaptées aux contraintes d’un environnement mental de multiples activités parallèles de messagerie, d’écoute de musique en continu, de visualisation de vidéos, d’interruptions urgentes ?

La question de la discipline de métier et de la dignité individuelle du technicien dans la société doit être posée. On ne peut pas empiler les projets informatiques comme si on voulait confier le fonctionnement numérisé de la société à des automates toujours plus puissants et plus clinquants. Sinon, toutes nos fondations sociales vont continuer de s’écrouler dans les illusions de progrès et dans le confort apparent du temps présent, n’est-ce pas déjà évident ?

Reprendre le contrôle sur la pagaille technologique que sont devenues les infrastructures de nos sociétés, ce sera une révolution – ou plutôt une reconstruction.

Ce qui me fait peur, c’est l’ignorance de l’urgence technique et de son immense potentiel de régénération de nos sociétés, y compris au plan humain et même au plan économique. En niveau d’urgence, de gravité, de développement humain, c’est équivalent à l’écologie.

Qui est en responsabilité au niveau de la société numérisée dans sa globalité ? Qui est en charge ? Qui saurait faire ?

Menaces réelles et défauts conceptuels

La menace d’effondrement de la société numérisée est, comme la menace écologique, une menace déterministe au sens où aucune régulation naturelle ne pourra tout arranger, au contraire, la certitude est que par continuité, tout sera toujours tendanciellement pire. Les manifestations de la menace peuvent être en apparence locales et aléatoires, plus ou moins maîtrisables en ampleur et durée, la croissance de la fatalité des impacts est certaine.

La menace technique sur la société numérisée n’est pas moins fatale que la menace écologique sur la société dans son ensemble, toutes choses égales par ailleurs. Elle le sera d’autant moins si nous laissons les deux fatalités, société (mal) numérisée et écologie, se combiner !

De toute façon, la reconstruction d’une société numérisée ne peut plus s’envisager indépendamment de la menace écologique. Cette reconstruction devra contribuer à réduire les effets de la menace écologique. La révolution numérique devra reprendre son sens originel, pour le développement humain.

Je risque une critique de deux façons de penser qui me semblent dangereuses en tant que leviers de décision, pour ce que j’en comprends.

Ideff.jpg D’abord, la rétro utopie, autrement dit la projection de l’avenir au conditionnel passé. Je prends comme exemple du genre un rapport d’étude intitulé « Biorégion 2050 L’ile-de-France après l’Effondrement « (Institut Momentum 2019). Je lis ce rapport comme une extrapolation à partir de l’état de l’Ile-de-France vers 1850, où Paris contenait au total environ 2 millions d’habitants, principalement des artisans et des ouvriers d’ateliers artisanaux, avec des champs maraîchers autour de la capitale et plus loin une campagne nourricière peuplée de villages agricoles. La rétro utopie consiste à décrire l’état de la société qui aurait pu émerger si, au lieu d’une révolution industrielle massive à partir de 1850, la société avait évolué tranquillement, en limitant les avancées technologiques à celles qui n’impliquent pas la multiplication des centrales d’énergie et en plafonnant les éléments de confort individuel à ceux qui n’impliquent pas une production en usines ni l’emploi massif du pétrole et de ses dérivés. Alors jamais la concentration actuelle d'une douzaine de millions d’habitants n’aurait pu se former, du fait de l’impossiblité physique de fournir l’alimentation suffisante d’une telle population : pas de pétrole, donc pas de camions ni de routes faute de bitume… C’est un roman, car on ne voit pas comment on pourrait passer de notre état présent vers un tel état rétro utopique dès 2050 à moins que l’effondrement cité en titre ne soit le produit de la déflagration d’une bombe à neutrons. Cependant, le message politique à l’intention des dirigeants actuels est évident, concernant notamment les projets susceptibles de favoriser l’urbanisation extensive, les opérations de prestige consommatrices de ressources, les usages destructeurs de la nature, et surtout en contraste à leur absence de vision d’avenir à 20 ans. Mais en quoi le procédé de rétro utopie pourrait-il provoquer une remise en cause de décisions politiques toutes fondées sur le court terme, toutes choses égales par ailleurs ou n’évoluant qu’à la marge par de lentes dérives prévisibles par simple extrapolation ? Devant la certitude d’un effondrement, la réaction raisonnable serait celle de l’autruche, en attendant que le monde change pour nous offrir un habitat rénové et sécurisé ?

Catas.jpg Ensuite et en synergie potentielle, le Grand Pari, que je reformule en libre adaptation du Pari de Pascal : la probabilité inconnue même infime d’un événement ayant des conséquences possiblement très favorables (ou très défavorables), nous devons la traduire immédiatement dans nos vies par des actes ou changements de comportement spécifiques en prévision de ces conséquences. Cette formulation intègre un principe d’ultra précaution face à la possibilité d’un événement très défavorable, même de probabilité infime. Cette formulation intègre un principe de projection ultra optimiste dans la perspective d’une issue très favorable, même de probabilité infime. Il est malheureux que des formulations analogues forgées dans l’urgence des actualités puissent être considérées en justification de grandes décisions politiques comme de nos petites décisions individuelles. En effet, l’emploi d’un langage probabiliste est ici abusif, ce sont de véritables inconnues qui sont artificiellement mises en comparaison pour énoncer un pseudo critère en vue d’actions immédiates. Comment ne pas reconnaître un ressort favori de l’argumentation fallacieuse du manipulateur, ou de la prétendue justification d’un comportement qui s’est fermé à la réflexion ? Une démarche proprement scientifique commencerait par s’intéresser aux inconnues dans l’énoncé du principe, et le levier du principe serait un sujet de controverse. Au contraire, l’application pratique du principe du Grand Pari suppose la persistance des inconnues dans leur état d’inconnues, avec un investissement dans leur élaboration sous une forme de plus en plus confuse afin de préserver quoi qu’il en coûte la validité forcée des décisions prises et le renoncement mental des assujettis… Ce Grand Pari est une grotesque singerie intellectuelle, un simulacre de raisonnement. Malgré cela, le principe du Grand Pari a fait abondamment la preuve de sa nuisance dans l’Histoire et dans l’actualité, spécialement dans les phénomènes d’épidémies psychiques. A quoi nous servent nos médias modernes et la puissance des nouvelles technologies face à de telles armes de manipulations grossières ?

Comprev.jpg Méfions-nous des arguments des prétendus faiseurs de science qui servent des pouvoirs, des idéologies, des croyances, des ambitions, des positions acquises - encore plus quand ils prétendent se justifier par des statistiques en pourcentages. Leurs méthodes de manipulation s’appuient sur des abus de langage autour du mot « scientifique » qu’ils brandissent comme un bâton de commandement. Bien entendu, des vérités scientifiques existent à un instant donné, mais elles peuvent changer dans le temps et se contredire, et même leurs fondements logiques et mathématiques ne sont pas éternels. Dès lors, l’expression journalistique « la vérité scientifique » (implicitement immuable) ne peut être qu’un oxymore, un collage grossier en vue d’induire une obligation d’adhésion aux affirmations introduites par cette expression de référence. De manière analogue, on peut parler d’une autorité de la science en référence aux vérités, méthodes, incertitudes et inconnues de la science du moment, mais on ne devrait jamais utiliser le terme « autorités scientifiques » pour des organismes ou des personnes. Quant à l’ »innovation scientifique », elle semble occuper l’antique fonction d’évocation du miracle. D'ailleurs, pourquoi vouloir associer systématiquement le miracle au domaine scientifique, comme si la science avait un pouvoir créateur de société, en plus en admettant de fait que l'on puisse fonder un programme de société sur une espérance miraculeuse ? En quoi serions-nous plus réceptifs aux miracles que nos ancêtres dans les cas où les conséquences de ces miracles nous obligent à modifier des habitudes de vie, des façons de penser – ou alors faudra-t-il d'autres miracles d'une dimension supérieure pour que les conséquences des petits miracles "de la science" soient acceptées ? Passons...

Très simplement, je préfère considérer la démarche scientifique comme une esthétique d’apprivoisement de l’inconnu. C’est une forme de discipline mentale indifférente aux certitudes, joueuse avec les incertitudes, en interaction avec l’expérience des techniques réalisatrices.

Au niveau de la pratique, l’expérience technique sous toutes ses formes doit être valorisée, pas seulement le savoir technique enregistré, l’expérience de chacun dans son humanité. Il y a tant à faire et à comprendre. Notre époque est inédite, c’est à partir de cette réalité que nous devons exploiter les héritages de nos anciens.

mercredi 30 septembre 2020

Tous les fils ne sont pas des liens

Ce billet reprend une partie des billets antérieurs en un seul tenant, toujours en langage simple pour actions tout de suite ou presque. Vous êtes prévenu.

Le moteur des civilisations

D'un point de vue pratique, le moteur d'une civilisation humaine en tant qu’objet technique, celui qui fournit la puissance pour la faire évoluer, ce sont les relations des gens entre eux.

Serait-il trop banal de s'intéresser à ce moteur-là en tant que tel, plutôt qu'à ses productions matérielles, techniques et morales ? Au contraire, dans l'évolution accélérée de notre monde moderne, ne serait-il pas urgent de savoir activer ce moteur du pouvoir humain ? Et pour cela, ne faut-il pas cesser de confondre ce moteur relationnel avec ses canaux d'action les plus apparents : des liens sociaux institutionnalisés supposés universels ?

Des civilisations passées, nous retrouvons des témoins de leurs productions : objets, habitations, fondations urbaines, espaces organisés, murailles, champs cultivés, monuments, décors, et même des écrits pour quelques civilisations relativement récentes. De plus, nous pouvons reconstituer les cadres de ces civilisations disparues ou dissoutes, à savoir les environnements et contraintes physiques dans lesquelles elles ont vécu. Ces éléments pris ensemble permettent d'imaginer les modes de vie de ces civilisations, leurs univers mentaux, leurs institutions et nous suggèrent leurs évolutions historiques selon nos propres critères et nos propres constructions sociales actuelles. Mais la banalité profonde des relations entre les gens, de leur naissance à leur disparition, nous échappe à jamais. Pour les civilisations sans trace d'écriture, les indices matériels des liens sociaux et en particulier des canaux de transmission entre les générations ou entre égaux, quand ils existent, provoquent l'assimilation à nos pratiques présentes. Ce qui est nouveau, notamment grâce aux perfectionnements techniques récents des recherches archéologiques, c'est la découverte d'un nombre et d'une variété de civilisations passées, géographiquement étendues ou locales, très loin dans les temps anciens, y compris dans des régions a priori défavorisées par l'environnement naturel. En parallèle, l'observation directe des civilisations actuelles fait constater, dans le domaine des relations entre les personnes, la variété des mentalités et des comportements, des valeurs communes de référence, des cadres de pensée et de rêve, la relativité de l'exceptionnel par rapport au banal... Face à ces découvertes de divers univers relationnels dans les civilisations, comment ne pas percevoir l'évidence que le moteur d'une civilisation humaine vivante n'est pas identifiable aux liens sociaux que ce moteur active, encore moins aux productions de ces liens ?

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Comment caractériser le moteur relationnel des civilisations humaines par rapport à celui des sociétés non humaines - par exemple celui des abeilles ? En première hypothèse, dans notre nécessité présente d'évolutions sociales de grande ampleur, la spécificité du moteur humain n'est-elle pas à trouver dans la capacité à créer de nouveaux liens sociaux, plus simplement dans la capacité à mettre en sommeil ou réactiver certains liens sociaux préexistants ? Serait-il aventureux d'expliquer l'effondrement de civilisations historiques, plus ou moins confrontées à de nouvelles contraintes externes, par la spécialisation étroite de leurs moteurs relationnels dans l'alimentation de certains liens sociaux privilégiés ? La suralimentation d'un lien social peut-elle éviter le renforcement caricatural de ses fonctions instrumentales comme dans un langage d'insectes ? La relative soudaineté historique de l'effondrement d'anciennes civilisations humaines ne ferait-elle que révéler des incapacités d'évolution acquises de longue date par sclérose autonome, avant les changements d'environnement, avant l'arrivée des envahisseurs, avant l’obsolescence des institutions ?

Dans nos sociétés modernes en évolution forcée par les transformations industrielles en quelques dizaines d'années - puissance matérielle d'abord, puissance informationnelle ensuite - comment nier que notre moteur relationnel subit une surcharge permanente ? Serait-il exagéré de décrire son état présent par analogie avec un moteur générateur d'énergie électrique, en déséquilibre critique, noyé d'étincelles jusqu’à la perte de certains composants régulateurs, assurant à grande peine les exigences des nouveaux "liens sociaux" issus de la révolution numérique ?

D'où la question du jour : comment opérer une adaptation de ce moteur "aux défis du monde moderne" (et ses périls mortels), plutôt que de rechercher une réparation intégrale ou de rêver à une recréation miraculeuse à partir de rien ou de mirages théoriques ?

La possibilité de reconstitution du moteur dans un état historique est illusoire, notre monde des humains a changé en profondeur au cours de la révolution industrielle.

La possibilité d'inventer un moteur à neuf est illusoire, notre humanité n'a pas changé.

La révolution numérique comme suite de la révolution industrielle

L'étouffement présent du moteur relationnel de nos civilisations « modernes », on peut l'attribuer à la continuité entre la révolution industrielle et la révolution numérique : standardisation, massification, transfert d'activités humaines physiques et intellectuelles à des machines et à des logiciels, création progressive d'une "humanité augmentée" par les nouveaux pouvoirs mis à la disposition de chacun.

En abusant à peine : notre sentiment de libération personnelle et la mise à notre disposition de machines – esclaves se traduisent automatiquement en obsession de la libération et de la puissance : ivresse du pouvoir et simultanément angoisse du vide, aspiration à une forme d'esclavage dans le refuge de la pensée magique. Voir par exemple l’imposition de la « manie du héros » dans tous les domaines, la dénaturation des valeurs en mots d'ordre, l'idéalisation de la "machine intelligente", les glorifications de records absurdes et de comportements déviants, la banalisation du charlatanisme dans les sciences et les technologies… non pas en contraste mais en complète cohérence avec notre dépendance continuelle à notre smartphone.

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La révolution numérique est une suite naturelle de la révolution industrielle. C’est la révolution industrielle qui a créé les bases matérielles et les bases mentales de la révolution numérique. Les belles idées des débuts d'Internet, les idées de partage du savoir et de l'expérience entre individus égaux motivés par le progrès humain, ont été volatilisées au cours d'un processus d'industrialisation classique par centralisation des moyens, réduction de la concurrence, extension maximale de la cible des utilisateurs, création et entretien de l’addiction, maîtrise des normalisations et des rythmes d’avancées technologiques, etc.

Internet est devenu un super media dont dépendent tous les autres. En germe dès l'origine de son industrialisation, la mutation monstrueuse d'Internet en centrale d'observation instantanée des comportements et des pensées exprimées s'est opérée, alimentant en arrière plan toutes les possibilités organisées d'influence et de propagande. Dans les résultats de requêtes traitées par les moteurs universels de recherche, les encombrements de publicités personnalisées et parfois quelques lignes de réponses visiblement raccordées ne font que manifester à la marge les effets d’une boucle de rétroaction géante dont chacun de nous fait partie en tant qu’acteur et en tant que cible.

La première vague de la révolution industrielle, à partir de l'exploitation sans frein du charbon puis du pétrole et du gaz naturels, est "responsable" du pillage de la planète.

En prolongation de cette révolution industrielle, la révolution numérique est "responsable" de la surcharge du moteur relationnel de nos civilisations, de la mise hors circuit de certains liens sociaux au profit de liens portés par les nouvelles technologies – une autre forme de pillage, celui de nous-mêmes.

Que les nouveaux liens sociaux portés par les nouvelles technologies, produisent diverses formes d'asservissement mental individuel, ne serait-ce que par les effets du bombardement informationnel, et véhiculent principalement des "informations" diffusées par des médias influencés ou des individus manipulés, c'est une évidence par construction. Si nous ne faisons pas l'effort de prendre du recul pour tenter d’organiser notre propre réflexion, nous nous soumettons de fait à un processus de dressage (analogue à celui d'un centre de "redressement", version industrialisée du "village global" et des "réseaux sociaux" génériques). Les bons conseils des spécialistes du bien être par divers procédés de resourcement peuvent suffire à propager la nécessité d’une prise de recul, ils ne peuvent provoquer la réanimation d’une capacité de réflexion productive au-delà des réactions impulsives individuelles, en effet, les liens sociaux nécessaires à la réflexion productive ont disparu ou ont été dévoyés dans des cadres d’échanges instantanés. Est-ce un paradoxe que la pensée des humains de plus en plus "éduqués" se radicalise, que les records absurdes, les exploits monstrueux, les perspectives technologiques miraculeuses, se substituent aux représentations traditionnelles du progrès de l'humanité ?

La révolution numérique a caricaturé et encadré informatiquement ou carrément liquéfié les liens sociaux ordinaires dont l’entretien et les productions s’étalent dans la durée par des interactions temporaires entre des personnes choisies, avec des périodes intermédiaires de mûrissement dans le vécu – les liens qui font la capacité humaine à faire évoluer la société depuis les âges les plus anciens.

La révolution industrielle avait largement préparé cette évolution, par l'introduction des comptages ineptes dans les disciplines du développement humain, en préalable à la marchandisation des diplômes. Progressivement au cours de la révolution industrielle, s’est opérée l'industrialisation de l'acquisition massive des "connaissances" en substitution des compétences (dont l'acquisition progressive nécessite des expériences individuelles, des interactions dans la durée et dans la réalité de la vie), sauf dans quelques métiers « à vocation » sous protection d’institutions conservatrices. C'est ainsi que chaque pays met sa fierté dans la proportion des diplômés de l'Université dans sa population, sans s’alarmer que les "connaissances" si généreusement partagées et si précisément vérifiées ne peuvent en elles-mêmes nulle part être mises en oeuvre. Nos méthodes éducatives modernes persistent à ignorer la distinction entre ce qui relève de l'élevage initial (au sens noble) de l'enfance, ce qui relève des préalables à l’entrée dans un ensemble de métiers socialement reconnus, ce qui relève de l'entraînement et plus tard du perfectionnement dans un métier, enfin ce qui relève de la recherche et de l'ultime. Le modèle humaniste des Lumières a muté en modèle industriel de mandarinat de masse au nom d'un idéal de super humanité qui conduit à mépriser les sciences et techniques fondamentales réputées peu évolutives (par exemple la science des organisations, les techniques de la logistique, les techniques agricoles). Est-ce un paradoxe que nos sociétés "modernes" les plus évoluées, confites de savoirs et matériellement suréquipées, soient incapables de s'organiser face à des menaces nouvelles, au point de ne pas discerner les causes de leurs déficiences, mais que l'on y trouve des vedettes savantes sur tous les sujets ?

Choix de conception, grandes conséquences

Avec la révolution numérique, un cran supplémentaire de "modernité" est franchi par l'assimilation entre "connaissance" et "information", et de là automatiquement, par l'assimilation entre l'information elle-même et l’information de son existence. Ce cran supplémentaire est franchi par la combinaison entre un choix fondamental de conception du Web et l’usage des moteurs universels de recherche.

Le Web repose tout entier sur la capacité de créer, à l’intérieur des contenus, des « liens URL » vers d’autres contenus. Chaque « lien URL » est un pointeur unidirectionnel vers une information supposée immuable en contenu et en localisation, comme les renvois aux numéros de pages dans les index en fin d’ouvrage. On devrait plutôt dire « fil URL », mais l’usage a consacré le terme « lien URL »…. Quel que soit le bon terme, l’irréalité de l’hypothèse d’immuabilité des contenus et de leurs localisations aurait du restreindre l’usage du Web à des fonctions d’archivage à vocation de simple conservation comme dans un musée de collections figées. En effet, dans le monde vivant, des pages des ouvrages sont souvent réécrites, des pages disparaissent, les chapitres sont réorganisés, les ouvrages eux-mêmes se cannibalisent entre eux, s’éclatent et se multiplient…

En pratique, le défaut originel est plus que largement compensé par les possibilités offertes par les moteurs de recherche, très performants (surtout pour des requêtes simples comportant un, deux ou trois mots), au prix d'une centralisation des ressources, d'une consommation énergétique géante et d’investissements réguliers pour alimenter une croissance par nature illimitée. L'utilisateur d'un moteur de recherche s'assimile à un consommateur de pages de liens éphémères dont il aura négligé la plupart dans la minute, oublié les autres dans l'heure. A quelle fréquence, sur les pages d’un résultat de recherche, la seule information d'existence des contenus a-t-elle suffi à notre besoin de savoir ? A quelle fréquence, dans une contribution sur un réseau social, la citation d'un lien vers un contenu prétendument pertinent a-t-elle suffi à entretenir notre opinion pour ou contre cette contribution ? Dans nos vies urbaines pressées, la superficialité s’impose dans tous les domaines de notre pensée orientée par nos recours généralisés aux moteurs universels de recherche. Les résultats des recherches par des moteurs universels, interprétés dans une illusion encyclopédique, font vérité et raison. Quand ces résultats ne sont pas satisfaisants, c’est forcément que les questions ne sont pas pertinentes - hors jeu !

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Le moteur de recherche universel propose plus qu’une compensation de la primitivité du lien URL (unidirectionnel, instantané, sans possibilité de réplique ni de retour). Du point de vue de l’utilisateur d’un moteur de recherche universel, ce dernier, dans les apparences de son fonctionnement, ignore les liens URL du Web ! En effet, dans les apparences, tout se passe comme si le moteur universel exploitait un univers d’un seul tenant où tous les contenus seraient atteignables simultanément. Cependant, les faiblesses natives de la conception du Web ne pourraient être surmontées qu’imparfaitement et difficilement par les moteurs universels : par exemple, comment obtenir un résultat de recherche trié en fonction des dates de création ou dates de dernière modification de chaque contenu sélectionné ? Comment obtenir un tri des résultats de recherche en fonction des dates des liens URL existants qui pointent vers ces contenus ?

Au moins, pour la conservation du savoir et des oeuvres de la pensée humaine sous leurs formes matérielles, nos civilisations numériques ne font ni mieux ni pire que les civilisations anciennes. Sans avertissement, les livres (et plus généralement tous les contenus publiés) datant de quelques années en arrière disparaissent progressivement du Net. Cependant, quelques années après la disparition des contenus, un moteur universel de recherche retrouve leurs références et quelques citations et commentaires dans les cas d'ouvrages de grande diffusion ou de grande réputation. Seuls demeurent disponibles en leur état d’origine quelques ouvrages considérés comme historiques selon les critères de sélection du moteur de recherche. Par rapport aux époques des grandes bibliothèques et des centres de recopiage artisanal - époques où l'on brûlait régulièrement tous les livres, par accident ou délibérément -, la modernité se réduirait-elle à l'automatisme « intelligent » des moteurs de recherche ? A notre époque, pour les utilisateurs connectés, une panne d'Internet, la perte d'un de ses composants, une restriction d'usage des moteurs de recherche... ont le même effet qu’un incendie de bibliothèque.

Bref, nos sources de connaissance ne sont pas perdues, pas plus (mais pas moins) qu’aux époques historiques. Ce qui s’est perdu ou s’est dévoyé au cours de la révolution numérique en prolongement de la révolution industrielle est d’une autre nature : une partie de nos liens sociaux, justement ceux qui nous permettaient de nous adapter au réel de la vie plutôt que nous abandonner aux contraintes machinales des relations informatisées.

Pouvons-nous récréer des équivalents des liens sociaux perdus ou dévoyés, en nous servant des instruments créés au cours de la révolution numérique, et malgré les imperfections et pesanteurs de ces instruments ?

NB. Ce qui précède concerne le Web au sens strict, c’est-à-dire les mécaniques logicielles exploitant les liens URL entre des contenus du Web. Les super télécommunications et les plates formes des services aux utilisateurs connectés utilisent les canaux physiques d’Internet et passagèrement quelques interfaces Web - de plus, avec des protocoles spécifiques de connexion et de communication. Les super télécommunications comprennent notamment les conférences à distance et certaines messageries instantanées (voire certains « réseaux sociaux »). Ce sont clairement des exemples de « nets progrès » sociaux dans la mesure où ces instruments entretiennent des liens sociaux préexistants à la révolution numérique, par exemple en communautés de travail ou en groupes familiaux ou dans les relations avec des services gouvernementaux, et dans la mesure où ils évitent le gaspillage d’énergie et de ressources. En gros, ces divers services correspondent à ce qu’il est convenu d’appeler le Web 2.0, mais l’infrastructure Internet-Web demeure telle qu’à l’origine et les caractéristiques de cette infrastructure expliquent en grande partie les difficultés et lourdeurs de développement des interfaces d’utilisation des services à haut degré d’interactions (services bancaires aux clients, services gouvernementaux aux citoyens,..) en regard d’exigences minimales de convivialité, de fiabilité et de sécurité.

Petite discussion à fort potentiel

Le contexte est celui d’un groupe d’ »utilisateurs pilotes» dans un projet informatique d’entreprise, après une réunion (à distance) d’examen critique des spécifications du projet.

Voici un extrait d’une discussion privée devant une machine à café entre deux participants, quelques temps après la réunion du groupe au complet.

Alumy « Fred et Sylvie se sont encore bien joliment engueulés. A chaque fois, cela dure un quart d’heure, et cela fait au moins 3 fois qu’ils nous font le spectacle. Est-ce qu’il y aurait quelque chose entre eux ? »

Realy « Ta gueule, petit bonhomme. Prosterne-toi devant le noble combat pour la liberté dans la création des comptes de gestion. Fred veut une liste unique avec une latitude de choix dans chaque entité nationale. Sylvie refuse. «

Alumy « Dommage que leur discussion soit restée au niveau des grands principes et des règles de codification des comptes, je n’ai rien compris et je ne suis pas le seul « 

Realy « Ben oui, ils n’ont pas voulu étaler les petits arrangements locaux de leurs entités respectives. Ce sont deux experts reconnus dans leurs domaines. Ils n’allaient pas s’envoyer les torchons et les serviettes à la figure.»

Alumy « C’est torchons et serviettes, les adaptations de l’entreprise aux lois et règlements locaux, aux façons locales de gérer des affaires, le personnel, les sous-traitants ? Partout dans le monde, d’une manière ou d’une autre, tout se négocie et se paie, y compris la bonne image et le respect. Dans un pays, on peut avoir intérêt à perdre certains procès, dans un autre à les faire durer… »

Realy « D’accord, d’accord, d’accord ! La bagarre entre Fred et Sylvie, c’est un écran de fumée. Derrière, il y a la vraie question, celle de l’adaptation de l’entreprise à chaque réalité locale. Mais alors, il faudrait aussi tenir compte de l’adaptation locale des objectifs d’entreprise. Sinon, tout se résume aux frais de retranchement dans un bunker et à l’achat du désintérêt des nuisibles.»

Alumy « Moi, ce qui m’exaspère, c’est qu’il faut être hyper spécialiste pour imaginer concrètement les options, et pourtant Fred et Sylvie se sont bien énervés avec leurs arguties sur des micro détails de numérotation. Raison, Liberté, Chaos et allez donc, on se balance les grands mots comme des insultes… »

Realy « Ouais, heureusement que personne n’y comprend rien à part ces experts incapables d’expliquer leurs salades, cela évitera que la question remonte au comité de direction qui n’y comprendra rien non plus. »

Alumy « Et à la fin, on aura la solution imposée par l’informatique à zéro degré de liberté. »

Realy « Ou la décision par derrière d’un grand boss bien informé… Espérons qu’il aura voyagé dans sa carrière et compris ce qui se passe sur le terrain. »

Alumy « Tout cela, c’est de la littérature…»

….

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Cette discussion révèle plusieurs défauts de la conduite des réunions du groupe pilote :

  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon jamais une « engueulade polie » entre experts n’aurait pu se dérouler pour la nième fois dans le silence des autres participants enfermés dans leur propre incompréhension
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon les belles théories n’auraient pas pu servir de prétexte au maintien d’un pseudo débat écartelé entre « les grands principes » et des détails d’apparence mineure
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon la personnalisation des points de vue exprimés aurait été vite dépassée au cours d’une exploitation systématique de l’expérience et des compétences de tous les participants
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon les éléments d’une éventuelle prise de décision auraient été dégagés au lieu de laisser s’élever un mur infranchissable de pseudo expertise
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon, au pire, dans le cas probable où le problème initial aurait été mal posé, on aurait au moins identifié des questions en termes compréhensibles par tous
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon aucun participant ne cultiverait après coup la perspective de « solutions » imposées par la logique interne d’un développement informatique ou par l’arbitraire d’un grand chef
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon le groupe pilote se sentirait investi d’une responsabilité plus large que celle d’un groupe temporaire de figurants réunis pour cocher une case dans une liste de tâches aux produits formatés ; ce groupe se comporterait alors en tant que groupe responsable, publierait régulièrement des conclusions synthétiques et serait consulté pour les autres décisions à prendre dans la suite du projet

En prolongement de cette critique, d’autres questions peuvent surgir :

  • Quel peut-être le niveau réel d’utilisation des compétences et de l’intelligence des participants dans ce projet ? Entre 20 et 50 % ? Plus ou moins ?
  • Quelle est la probabilité que l’expérience des participants puisse servir à leurs successeurs dans la même entreprise dans 5 ans, quand il faudra changer de logiciel ou le refondre ?
  • Quelle est la probabilité que l’expérience des participants à ce projet puisse être connue de leurs homologues dans d’autres projets similaires, tout de suite ou plus tard ?
  • Comme il va, quelles sont les chances de « réussite » de ce projet ?

La « littérature », c’est notre nature humaine. Le petit exemple ci-dessus nous dit par contraste que nous ne sommes pas au bout des pouvoirs très ordinaires de cette « littérature ». Notamment, l’invention de nouvelles méthodes adaptées à la conduite des réunions à objectifs serait un progrès considérable dans beaucoup de domaines et de circonstances, et ce grand progrès ne serait pas bien difficile à concevoir. Sans fausse modestie, nous renvoyons aux billets de ce blog qui proposent un principe « trinitaire » de conduite des réunions à objectif et une étiquette des comportements, notamment afin d'échapper aux artifices de la rhétorique et aux fantômes de son contexte, tous deux hérités de la haute antiquité.

Pour un Web de liens sociaux fondateurs

Deux priorités et un avertissement se dégagent en synthèse :

  • un lien social est à reconstituer sur le Web : une forme de transmission artisanale des compétences.
  • un lien social est à créer : le débat organisé en vue de prises de décision (dans un sens très large) NB. Dans le cadre de projets, le lien du débat organisé peut contribuer très naturellement à la réalisation de transmissions artisanales de compétences.
  • un lien social n’est effectif que par une discipline consentie dans les interactions, soit une étiquette définie entre les personnes en fonction de leurs objectifs, qui ne peut être entièrement portée par un automatisme universel

En termes techniques, il s’agit de créer un Web des relations artisanales en sous-réseaux à multiples dimensions, à l’écart du Web industriel de la puissance et de l’addiction, en revenant aux bases d’Internet et au projet du Web originel.

Imaginons à l’échelle d’un pays ou d’un continent, les échanges entre des personnes contribuant à des transformations « écologiques » de leur logis et de leur environnement, par une multitude de projets régionaux apparentés entre eux dans leurs objectifs, avec des interconnexions entre les projets, des dépendances entre projets, des communautés de moyens et de personnes entre les projets. Imaginons ces échanges au-delà des transmissions de « bons trucs » ponctuels entre des directions des projets ou entre quelques spécialistes experts, par exemple pour le perfectionnement des personnes en charge de chaque fonction à l’intérieur des projets (pas forcément toutes mûries ni issues des mêmes écoles ou milieux) et le partage de leurs expériences. Imaginons les besoins spécifiques de recherche et de consultation des « informations » ainsi disponibles au bénéfice des participants de tous les projets, pour des questions dans l’instant et plus tard pour des capitalisations des expériences. Imaginons les besoins fréquents de restructuration des organisations de projets et les changements de thèmes prioritaires de chaque projet en fonction de leur avancement….

En regard de tels besoins de partages en réseaux étendus à géométries variables dans la durée, les actuels logiciels de collaboration sont des équivalents de jouets pour enfants en bas âge, des tableaux d’affichages et des dépotoirs animés qui, après chaque usage, sont détruits, oubliés, au mieux commémorés par des dessins en tant qu’événements ponctuels. En regard des besoins de capitalisation de l’expérience vécue dans un monde évolutif de personnes vivantes, les actuelles « gestions des contenus » sont des outils simplistes, inadaptés à la gestion des changements de ces contenus (sauf par ajout de blocs définitivement figés). Pour s’en persuader, il suffit d’observer la proportion des liens en « erreur 404 » dans les notes et renvois en bas des pages de l’encyclopédie Wikipedia, pour des articles de fond, d’histoire ancienne, et même à propos d’événements récents ou de célébrités contemporaines, alors que ces notes et renvois sont censés apporter des preuves de la pertinence des textes et images des articles. Dans un univers de relations vivantes en réseaux, en permanente restructuration, une gestion des liens relationnels serait un besoin premier, à ne pas confondre avec l’actuelle gestion des formes et des contenants. Cette gestion des liens n’existe pas dans le web actuel, dont les services demeurent entièrement fondés sur le lien URL unidirectionnel d’origine.

Pour répondre aux besoins de création de nouveaux liens sociaux au travers du Web, il ne peut être question de refonder le Web, par exemple à partir d’une hypothétique définition d’un lien URL étendu, il s’agit d’ailleurs sans fausse modestie d’encore bien plus que cela, car les enjeux « littéraires » importent ici plus que l’infrastructure technique. Il ne peut être question non plus de réaliser un sous univers du Web muni d’une gestion spécifique – cette réalisation (par qui au nom de qui) serait impossible dans un délai compatible avec les enjeux planétaires courants (ceux-là courent très vite) : voir l’annexe technique en fin de billet.

De manière réaliste, il faut donc nous débrouiller avec ce qui existe (notamment les moteurs universels de recherche), moyennant quelques adaptations de logiciels existants (les joujoux de la crèche collaborative), en misant par ailleurs sur l’instauration d’étiquettes de collaboration efficace sur le Web en vue de la capitalisation des expériences. C’est ce dernier point qui est crucial dans la création des liens sociaux, il est traité par ailleurs dans plusieurs billets de ce blog, nous n’abordons donc ici que le projet technique.

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En quelques lignes, voici quelques orientations techniques pour adapter un logiciel collaboratif ici interprété comme une variante de forum :

- invisibilité des contenus vis-à-vis des moteurs de recherche universels, sauf les pages explicitement ouvertes par l’administrateur (entre autres certaines synthèses, voir plus loin)

- indexation automatique de chaque contribution (projet, phase de projet ou phase d’audit, auteur, fonction de l’auteur dans le projet, date, type du produit / contrat /documentation concerné, nature de la contribution…) pour classement par un moteur local de requêtes internes (requêtes pré paramétrées)

- possibilité par le contributeur ou un administrateur de compléter ou modifier l’indexation de contributions individuelles ou groupées

- facilité d’écriture de synthèses (localement indexées) par un administrateur (ou un contributeur spécialisé) à partir de contenus d’un fil d’échanges, en remplacement, reprise ou complément de ces contenus ou à partir d’informations externes sur des événements extérieurs, réunions à distance, etc.

Une adaptation convenable d’un logiciel collaboratif fonctionnant sur des serveurs semble se situer dans le champ du possible, d’autant plus que toute l’instrumentation informatique existe déjà probablement quelque part en logiciel libre. Cette adaptation n’est cependant pas triviale ni au plan de la technique informatique ni surtout dans la mise en œuvre. Comme témoins de cette difficulté, on peut observer les forums de support aux utilisateurs de certains logiciels ou systèmes d’exploitation : la décomposition en sous forums par thème prédéfini ne compense pas l’absence d’un moteur local de requêtes à partir d’une indexation systématique fonctionnelle des contributions; de plus, la présentation des contributions successives par date à l’intérieur de chaque fil de discussion manifeste l’absence d’une synthèse finale rapidement accessible. Est-il admissible que, dans la vraie vie, pour un problème de bogue dans l’utilisation d’un logiciel ou d’un système d’exploitation, un moteur de recherche universel fournisse plus directement des réponses utiles que le parcours à l’intérieur d’un forum de support (quand il existe) ? On aura compris, sur cet exemple, que la réponse au besoin n’est pas seulement du domaine de la technique informatique, mais que cette dernière est décidément perfectible.

Pour ce grand progrès,
Pas de nouvelle technologie,
Aucune extension de bande passante,
Zéro levée de capitaux,
Un tout petit peu de génie,
Quelques pincées d’enthousiasme contagieux,

Le scandale est ailleurs

Ce n’est pas un paradoxe que nos sociétés modernes prétendument en réseaux, où l’information circule à toute vitesse – et pourtant il paraît que les besoins de circulation des informations augmentent indéfiniment - soient superficielles, avides de virtualités, comme si à présent tout le monde voulait courir plus vite que la mort, en répétition accélérée des élans historiques de démence collective qui ont produit les monuments d’éternité, les empires conquérants.… Rien dans ce début de siècle ne nous annonce une grande époque, ni en regard des époques historiques, encore moins après le siècle des guerres mondiales, de l’industrialisation généralisée, des grandes avancées scientifiques… et d’Internet et du Web. L’être humain social demeure un primitif. Une urgence de notre époque est de dépasser cette évidence, alors la recréation du lien social de transmission des compétences sera comprise comme une priorité.



Alertindirection.jpg Annexe technique : impasses de la capitalisation industrielle

Le standard HTML comprend un méta élément « robots », que l’on peut déclarer en tête de chaque page. Ce paramètre permet un réglage élémentaire du comportement théorique des moteurs de recherche pour chaque page publiée sur le Web. Les 6 valeurs possibles vont de l’invisibilité à l’indexation intégrale, en passant par l’autorisation donnée aux moteurs de suivre les liens inclus dans la page.

La gestion des liens, en tant que relations porteuses de sens entre des contenus, dans un super réseau social structuré en sous-réseaux d’étendues et durées de vie variables exigerait d’autres possibilités. Ces possibilités devraient être développées à plusieurs niveaux : choix explicites des utilisateurs (sans qu’ils aient obligation d’apprendre le HTML), actes d’administration des liens et des contenus à divers niveaux des sous-ensembles de contenus et selon les besoins des évolutions de ces contenus (y compris leurs coagulations en synthèses), automatismes d’une centrale de gestion des liens spécifique au super réseau social.

De toute évidence, il serait irréaliste d’envisager une extension de la conception originelle du Web, comme une révélation divine qui s’imposerait d’un seul coup. En revanche, le travail de conception et de réalisation de l’instrumentation adaptée à de tels super réseaux sociaux de collaboration et de capitalisation reste à peine esquissée alors qu’il existe un abîme ENTRE l’existant sur le Web (dont les actuels réseaux sociaux et les outils collaboratifs) et les logiciels spécialisés de gestion des projets, de maintenance des infrastructures, de conception assistée, de gestion des configurations, de gestion documentaire, etc. Cet abîme intermédiaire est celui de la capitalisation systématique de l’expérience, qui doit concerner une large population, pas seulement celle des participants directs à la réalisation de projets, mais aussi celle de leurs successeurs en charge de l’entretien des réalisations, celle des auditeurs en cours de projet et pendant l’exploitation des produits du projet, enfin surtout celle des utilisateurs.

Il est douteux qu’un effort de conception originale d’une gestion des liens adaptée à cette capitalisation sur le Web puisse aboutir dans un temps court s’il était confié à des spécialistes informaticiens, même avec l’assistance de consultants expérimentés et de groupes d’évaluation des prototypes successifs, d’autant plus que la créativité des informaticiens compétents pour ce genre d’ouvrage est absorbée par la stratégie informatique des puissances du Web dans une course artificielle aux innovations dans les piliers de l’informatique, notamment les plates formes de développement et les quasi standards associés, en versions multiples plus ou moins finies et performantes…

Le jour viendra-t-il où l’on s’apercevra que les logiciels, les réseaux, le Web lui-même, relèvent de l’industrie lourde, et que la négation de cette évidence contribue à cantonner l’utilité sociale du Web à celle d’un parc à jeux illuminé par des automates - jouets en rénovation perpétuelle ? Qui pourrait lancer une grande revue de projet du Web, une grande revue de projet des canaux et procédures de télécommunications, autrement dit et a minima une grande confrontation entre les objectifs et les réalisations technologiques dans une perspective anti-gaspillage ?

Pour ce qui concerne notre sujet, la conclusion s’impose : pas de grand développement informatique original, seulement des adaptations de logiciels libres. On y perdra en gloriole, on y gagnera sur tous les autres plans.

dimanche 27 octobre 2019

Pour une société en ordre de rupture

Rupture de quoi pour quoi faire

La transformation physique en cours de notre monde habitable n'est pas humainement maîtrisable, ni demain ni après. Le "dérèglement" climatique n'en est que l'une des manifestations, la plus propice aux prises de conscience (de quoi ?), du fait de ses effets localement discontinus et répétés, et de l'augmentation de quelques conséquences indélébiles bien apparentes.

Nous savons que toute réaction de notre part sur les principales causes supposées de cette transformation planétaire dans le but d'en atténuer les effets défavorables n'aura aucun effet immédiat, n'aura d'effet que dans des dizaines d'années, très progressivement et probablement très partiellement, du fait de l'accumulation séculaire des facteurs générateurs des phénomènes naturels de cette transformation en cours.

Nous sommes donc collectivement, c'est-à-dire a minima à l'intérieur de chaque nation, au prélude d'une rupture de nos civilisations humaines sous des pressions physiques non négociables, en diverses combinaisons locales.

Que cette rupture soit maîtrisée au cours d'une évolution choisie de nos civilisations, chacune vers un but déterminé, ou que cette rupture soit la résultante aléatoire d'effets subis, cela seul dépend de nous.

Une évolution non maîtrisée sans but bien défini, ou une évolution maîtrisée vers un but intenable ou flou (par exemple celui d'une utopie sociale) provoqueront des catastrophes équivalentes déjà historiquement trop bien connues : multiplication des conflits de diverses natures, puis cristallisation en guerres, avec leurs conséquences en famines, épidémies, régressions sociales par la perte des capacités de transmission culturelle, etc. En effet, que s'est-il passé dans l'Histoire chaque fois qu'une Grande Crise s'est produite sur fond de Grand Destin ou de Grande Revanche ?

Le spectacle quotidien de nos sociétés manifeste, pour le moment, notre incapacité collective à nous préparer à une évolution d'ampleur, à l'imaginer, à en réaliser les toutes premières étapes.

Où sont les grands projets de transformation raisonnée de nos sociétés en profondeur, autrement dit les grands projets de rupture ?

Comment pourrions-nous créer de tels projets, organisés et structurés ?

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Dans les pays en régime de "démocratie" représentative, la réalité observable est celle de l'auto inhibition décisionnaire au-delà de quelques mois. Les débats succèdent aux débats, les ministres se remplacent et se multiplient, tandis que s'accumulent les législations, réglementations et jurisprudences en fonction des événements hebdomadaires, des sondages de popularité et des pressions exercées par des groupes d'intérêts. L'actualité de fin 2019 en Europe occidentale devrait être considérée comme exemplaire. En particulier, on pourrait observer l'étalement des péripéties hystériques du Brexit comme la démonstration des automatismes d'opposition des institutions et organes des "démocraties" représentatives à tout grand projet supposé "de rupture", notamment par l'incapacité, après une décision de principe, de fonder une structure unique de projet disposant d'une délégation au niveau adéquat. Il apparaîtrait que les organes existants alourdis d'escouades de juristes et de consultants costumés - les parlementaires "représentants du peuple" comme les organes "communautaires" bureaucratiques - ne sont pas en mesure d'aborder les aspects concrets des projets de changement (certains de ces aspects ne se révèleront évidemment qu'en cours de réalisation, sinon où serait le changement ?). Au contraire, ces personnes d'élite ont déployé leur ardeur à détecter les innombrables détails des obstacles a priori les plus valorisants de leurs points de vue bornés. En particulier, dans les cadres institutionnels et conventionnels qui les enferment, les "représentants" du peuple ne peuvent que nuire à la réalisation des grands projets, par le poids de leur incompétence naturelle non assumée (fuite devant le risque de se tromper) et par la peur panique de perdre un pouvoir sur les réalités quotidiennes qu'ils ont pourtant usé plus en paroles qu'en décisions impactantes - alors qu'ils délèguent couramment des éléments arbitraires de leur pouvoir à des entreprises privées, soit par inconscience soit "sous le voile de l'ignorance" pour leur propre bénéfice individuel.

Dans un environnement planétaire disruptif, personne ne pourra plus vivre dans l'illusion d'une société stable, encore moins dans la continuité d'une progression vers plus de confort. Nos univers mentaux tardent à s'adapter, car ils sont fondés sur des valeurs sacralisées et des façons de penser théorisées qui ne peuvent évoluer qu'avec lenteur, au rythme des générations et des capitalisations des expériences historiques collectives. Cependant, dès à présent, seuls des esprits attardés pourraient encore soutenir, dans un environnement physique de plus en plus nettement inamical, que les idéaux d'équilibre entre les pouvoirs constitutionnels sont parfaitement incarnés dans nos institutions héritées des siècles conquérants, en ignorant la croissance de leurs signaux d'inadaptation. Il serait plus qu'urgent d'envisager l'équilibre des pouvoirs - hérité de théories politiques formulées au 18ème siècle - non plus comme un idéal "toutes choses égales par ailleurs dans un univers tout à nous" mais dans un monde physique brutal de catastrophes d'intensités variables, en introduisant des flexibilités non seulement dans l'interprétation commune des grands pouvoirs à équilibrer, mais aussi dans l'extension des instances et organes où devront se définir différents équilibres entre ces pouvoirs.

Il n'est simplement plus faisable de refaire le monde aux mesures de nos rêves historiques, ni pour la plus grande gloire de quelques élites, encore moins pour les autres. A présent, il nous faut inventer comment devenir polis vis à vis de notre planète Terre. En totale négation de cette évidence, les divagations prétentieuses et les inhibitions vociférantes continuent de faire le spectacle. Nos Lumières contemporaines, scientifiques, philosophes ou grands dirigeants, semblent se satisfaire de rétro projections savantes, y compris dans la littérature émergente des discours prémonitoires les plus radicaux. Ce sont des illustrations involontaires d'un mythe de Sisyphe transposé aux productions intellectuelles et aux principes de management, tandis que la charge pesant sur nous tous - c'est à dire la réalité physique planétaire qui définit notre humanité écocide - s'alourdit pour nous repousser aux abîmes de notre animalité.

Dans ces conditions, comment provoquer l'invention de notre survie, dans l'humilité juste à temps plutôt que dans l'humiliation trop tard ?

Ce qui demeure pratiquement faisable, en bousculant un peu nos structures intangibles et en déplaçant à peine l'interprétation de certains rêves séculaires, c'est de transiter dans l'ordre vers une société de projets publics. Des projets initiateurs de changements profonds de nos sociétés en commençant par nos vies quotidiennes. Des projets d'intégration originale des pouvoirs et des compétences. Des exercices de liberté. Des "machineries" à produire des citoyens responsables.

On trouvera dans ce blog quelques propositions. Ces propositions relèvent de la basse technique, et même très précisément de la basse technique la plus immédiatement faisable. Au fait, n'est-ce pas ainsi, par de basses techniques immédiatement faisables, que s'est faite la fameuse "révolution néolithique" et n'est-ce pas une "révolution" de cette ampleur qui nous est à présent imposée ? Nous avons juste quelques années pour la réaliser avec nos moyens actuels, dont le Web, et avec nos connaissances, dont l'immense expérience de nos échecs historiques. Les valeurs, les grandes idées, les institutions, la finance, le "système"... devront suivre. C'est l'ordre naturel des ruptures.

Ce billet-ci se consacre à l'approfondissement de quelques aspects spécifiques aux projets publics "de rupture"... maîtrisée. Il fait suite aux billets précédents de ce blog.

Références et contre références de projets

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Les illustrations d'images de couvertures d'ouvrages sur la conduite des grands projets sont ici à comprendre au premier degré. En effet, rien n'est à jeter dans les méthodes classiques de conduite des grands projets novateurs, connues depuis l'antiquité (expéditions d'exploration, constructions de monuments, ouvrages civils, engins spatiaux, systèmes de "défense", etc.), et d'ailleurs on ne saurait pas le faire sauf en rêve - dans ce domaine, un loisir indécent. La conduite des projets est une discipline codifiée, au sens où les métiers et les compétences y sont spécifiques et spécifiquement intégrés dans la réalisation d'étapes d'avancement bien définies. Toutefois, dans la suite de ce billet, nous éviterons les termes "gestion de projet" et "management de projet", à notre avis dangereusement restrictifs : la conduite des projets n'est pas que financière (bien entendu, la gestion de trésorerie en est une composante importante, à tous les niveaux y compris les sous-traitants), la conduite des projets n'est pas que la chose d'un super manager et de son équipe rapprochée (sauf dans un contexte esclavagiste), c'est un effort collectif.

Insistons : particulièrement pour des projets de rupture, les références classiques de la conduite des projets sont pertinentes. En particulier, le phasage du projet doit être respecté et notamment la phase de "définition" devrait, particulièrement dans tout projet innovant, s'appuyer sur des prototypages et identifier non seulement les montants d'appels de fonds prévisionnels, mais surtout les incertitudes de tous types et les compétences nécessaires à leur reconnaissance et à la maîtrise de ce qui pourra être maîtrisé. Certains projets classiques se contentent de lister des risques pour en faire des excuses en réserve ou se limiter à la réduction a priori de quelques facteurs de risques considérés comme les plus menaçants, ce serait fatal à tout projet de rupture.

Le meilleur contre exemple, celui du projet innovant complètement raté, est certainement à trouver parmi les grands projets informatiques récents. En effet, c'est un défaut typique de beaucoup de projets informatiques que de se placer à la remorque des dernières technologies émergentes. Cela devient évident dès le début de ces projets, par l'escamotage de la phase dite de "définition", pourtant destinée à anticiper une conciliation entre la technique et les besoins, mais certainement pas en calmant les inquiétudes des futurs utilisateurs par des artifices. Les flous des "nouvelles technologies" sont des prétextes commodes aux approximations dans les réalisations, aux dépassements budgétaires, et aux retards - sans oublier la multiplication des opportunités de corruption à tous niveaux de décision ou d'exécution. Les clients de ces projets n'étant pas les utilisateurs (ces derniers étant de fait assimilés à des parasites stupides), les empilages d'irresponsabilités contractuelles s'exercent dans l'entre soi de réunions directoriales. Il existe pourtant de bons ouvrages de référence spécialement consacrés aux projets informatiques, écrits à partir du vécu, illustrant notamment comment "la qualité" peut être intégrée aux pratiques courantes des équipes de développement informatique pour capitaliser l'expérience des développeurs - il resterait à élargir le champ pour y inclure les utilisateurs.

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Ne confondons pas les méthodes de conduite de projets de rupture avec les méthodes du "management de rupture" à la mode des années 90 finissantes. Ce prétendu "management de la rupture", nous y sommes déjà immergés, avec tambours et trompettes, dans les projets publics comme dans le privé ! L'outillage du manageur, grand ou petit, étatique ou mercenaire, ne se conçoit plus sans "La Communication", au point que les nécessités de cette super Communication définissent de fait les priorités d'action du projet, jusqu'à déplacer le sens des objectifs, y compris ceux de "pure" gestion. Certains grands projets ne sont plus que des séries d'annonces publicitaires auto manipulatoires en justification de saccages de l'existant et d'opérations chaotiques de rafistolages successifs. Cet outillage intellectuel n'est "de rupture" que parce qu'il est celui de la guerre, depuis longtemps cultivé dans les sectes et les groupes de conspirateurs, plus récemment à grande échelle au cours de plusieurs conflits mondiaux, généralisés, toujours dans les mêmes enchaînements. Dans cette continuité, on pourrait assez précisément anticiper comment seront relevés les "défis" planétaires dans les prochaines décennies et les "solutions" qui seront mises en oeuvre. Dans l'état du monde, le pseudo "management de la rupture" associé à des innovations prétendument "disruptives" déjà toutes prêtes dans les plans industriels, ne peut être par nature qu'un facteur d'accélération du pire, dans le meilleur des cas un argument publicitaire à l'intention des masses de consommateurs tenus en attente de la bonne parole.

Ce que nous proposons est tout autre.

Quelques spécificités des projets publics de rupture

Plusieurs billets précédents de ce blog proposent un domaine préférentiel de développement des projets publics initiateurs de changement, à savoir les grands projets régionaux d'aménagement de nos vies quotidiennes. Il s'agit bien de projets comportant une part de réalisations matérielles par l'aménagement de systèmes de "logistique collective", impliquant au passage la levée de contraintes artificielles obsolètes et de tabous paralysants et s'appuyant sur une forme de contribution citoyenne.

La spécificité numéro 1 de ces projets est la délégation de la puissance publique. Délégation ne signifie pas aveuglement. La relation entre le projet et le détenteur suprême de la puissance publique doit être formalisée a priori. Notamment, l'approbation de la phase de définition du projet par ce détenteur suprême est requise - y compris éventuellement les "plates bandes officielles" à piétiner et les (petits) tabous à enterrer.

La phase de définition du projet doit donc être exhaustive, autant que faire se peut, justement parce qu'il s'agit d'un projet "de rupture". Notamment, le prototypage doit être détaillé, en particulier tout ce qui concerne l'utilisation. Il ne s'agit pas seulement de valider des technologies, des modalités d'emploi, des logiciels, des "interfaces homme -machine", il est indispensable d'étudier concrètement toute l'utilisation courante ou exceptionnelle, donc y compris les cas de panne totale, de perte de clé, d'accident, d'acte de malveillance - et ceci toujours du point de vue de l'utilisateur, y compris l'utilisateur "non standard" s'il le faut, considéré comme un être intelligent que l'on peut informer et former.

Ce n'est pas cher payé pour un peu de liberté nouvelle et un espoir de donner sens à nos vies.

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La spécificité numéro 2 est que les utilisateurs sont les clients. Quel que soit leur domaine préférentiel, la principale spécificité des projets publics de rupture, c'est que la contribution citoyenne n'y est pas un décor créé pour satisfaire de vagues exigences à la mode. Au contraire, cette contribution est centrale dans la vie du projet. La création des conditions de cette contribution est constitutive du projet à chaque étape.

Dans une conduite de projet classique, la contribution citoyenne serait intégrée comme une contrainte que l'on apprivoiserait, par exemple, par des opérations médiatisées de prototypage et par l'arsenal habituel de la "communication", dont des consultations populaires sous diverses formes et l'entretien d'un panel de futurs utilisateurs. Et, au besoin, on saurait épuiser les volontés d'expression trop encombrantes dans les répétitions de procédures formelles de "Qualité Totale", en décourageant les talents non sollicités.

A l'opposé, dans un projet de rupture, la contribution citoyenne est à la fois une source de pouvoir et l'expression d'une compétence collective d'absolue nécessité dans tout le déroulement du projet, depuis le début. Ces deux dimensions sont à cultiver dans leurs originalités, autrement dit à organiser et adapter selon les phases du projet et selon la nature du projet.

Dans un projet de rupture, l'institution d'une contribution citoyenne est indispensable non seulement en soi mais comme contre pouvoir aux autres pouvoirs susceptibles de bloquer le projet ou d'influencer sa réalisation : industriels, groupes d'intérêt, financiers publics, autorités locales et même vis à vis de l'autorité étatique délégataire suprême...

Dans un projet de rupture, l'institution d'une contribution citoyenne interne ne peut être figée dans un seul modèle ni circonscrite dans un seul cadre, même pas celui d'une assemblée citoyenne dynamisée par des renouvellements (pas trop) fréquents. Son périmètre et son extension doivent évoluer selon les phases du projet, en fonction des tâches allouées, en favorisant le "volontariat citoyen". Toute l'allocation classique des tâches de projet est à interpréter en vue de bénéficier, autant que faire se peut, de cette contribution citoyenne, des compétences qu'elle peut rassembler, des capacités d'entraînement qu'elle peut mobiliser, etc.

Un projet de rupture est par nature un projet de création de nouvelles libertés (ou de rééquilibrage de libertés existantes). Il ne peut donc se couler dans un moule contractuel en entonnoir inversé, même à l'issue d'une phase de définition bien conduite, qui pourrait directement ou indirectement oblitérer la réalisation de ces libertés.

Il en découle quelques spécificités secondaires, dont quelques obligations originales.

Le projet est indépendant des autorités, institutions, organes existants, publics ou privés exerçant des fonctions de service public, nationaux ou locaux. Il pourra en recueillir des avis, des retours d'expérience, en solliciter éventuellement la mise à disposition de personnes compétentes. Mais en aucun cas, le projet ne pourra leur être soumis, ni dans sa définition ni dans son avancement.

Le projet s'oblige à la continuité des services publics, notamment sans dégradation (de son fait) des lieux d'accès à ces services - sauf évidemment exception justifiée.

L'architecture contractuelle du projet ne comprend que des sous-traitants et des fournisseurs, autrement dit c'est une architecture en râteau. Il n'est pas interdit de faire appel à une société spécialisée, comme sous-traitant, pour certaines prestations relevant du bureau de projet, par exemple la planification. Mais il est hors de question de confier à une entreprise privée une maîtrise d'ouvrage déléguée, pas plus qu'une maîtrise d'oeuvre d'ensemble. La relation cruciale entre le projet et ses clients s'en trouverait faussée - plus exactement : fatalement contournée et très probablement dévoyée.

En fonction de leur devis approuvé, les sous-traitants reçoivent des avances sur fournitures et sont systématiquement payés sur forfait mensuel.

Les sous-traitants acceptent l'obligation de transparence et d'anticipation sur le planning du projet, concernant notamment leurs propres attentes de fournisseurs, partenaires, etc.

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En exception éventuelle aux règles des marchés publics, le projet dispose d'une possibilité de révocation contractuelle "arbitraire" à effet immédiat, notamment en cas d'incompétence avérée du sous-traitant ou de désaccord bloquant (autrement dit en cas de "mauvais jeu").

Le bureau de projet, du fait de l'intégration d'une contribution citoyenne active, se trouve en partie éclaté et en configuration variable. Dans ces conditions, l'autorité du chef de projet ne peut reposer sur sa seule personnalité, ni sur sa seule compétence personnelle (qui ne pourrait être que très partielle). Le bon vieux truc de la concentration physique pour souder une équipe de projet classique "en noyau dur contre le reste du monde" serait une faute. Le rôle premier du chef de projet est d'intégrer les compétences et d'équilibrer les pouvoirs dans la durée du projet et pour ses objectifs, en adaptation constante. Il incarne l'"esprit du projet citoyen", et on jugera de sa réussite par le niveau de diffusion de cet "esprit" à tous les contributeurs, jusqu'aux sous-traitants. Le profil idéal (?) du chef de projet est à rechercher parmi des personnes ayant exercé divers métiers de terrain dans plusieurs milieux. Surtout, ce sera une personne indépendante de toute hiérarchie civile ou politique. Si ce genre de profil n'existe pas, peut-être serait-il urgent de favoriser son apparition, ne nous étonnons pas sinon que nos sociétés "complexes" restent bloquées de toute part. A défaut, dans les pays munis d'un corps de fonctionnaires de l'éducation, on pourra sélectionner des enseignants désireux de réaliser leur vocation plutôt que d'exercer à vie une fonction cadrée par des doctrines officielles, afin de les former spécifiquement aux disciplines de la conduite des projets - après tout, l'analogie (partielle) des projets publics de rupture à des actions de pédagogie participative ne serait pas la moins prometteuse en regard des objectifs. Selon la personnalité du chef de projet, selon les circonstances et les ressources locales, le projet public de rupture, d'un point de vue de sociologue classique des entreprises, aura les caractères d'une association militante, d'une centrale de renseignement, d'une expérimentation sociale, d'une entreprise en réseau....

samedi 12 janvier 2019

Pour une transition libératrice

Nous avons peu de temps pour nous bouger.

Voici donc une proposition de réponse à une question d’actualité dans le contexte des grandes agglomérations : la mobilité individuelle en milieu urbain et le remplacement des véhicules techniquement périmés (ou qui le seront prochainement).

Cette proposition est présentée en réduction à l’essentiel, sans aucun chiffre, en l’état des compétences de son auteur dans une démarche de logisticien urbaniste telle que décrite en conclusion d’un billet précédent.

Encore plus que dans le billet précédent, le contexte implicite est celui d’une mégalopole européenne, donc sans prétention à la généralité, sauf la méthode.

Critique orientée de ce qui va se faire sans que rien ne change sauf que tout va empirer

La superposition des nouvelles technologies à l’automobile individuelle est annoncée : véhicules semi autonomes sur les grands axes, petits véhicules urbains divers en location à l’heure, base de données des disponibilités en temps réel de places de parkings urbains, traçage individuel des trajets par GPS, aides à la conduite, bornes de guidage automatisé des véhicules en cours de déplacement, etc.

Concrètement :

  • de grands travaux d’adaptation ou de création d’infrastructures seront réalisés aux frais de la collectivité sur les grands axes routiers, leurs accès et autour, pour permettre le fonctionnement des nouvelles technologies, plus tard pour leur mise aux nouveaux standards ; en fonction de la disponibilité des financements et en conséquence des lourdeurs administratives, ces travaux seront effectués en vagues successives sur plusieurs années
  • de multiples travaux d’adaptation ou de création d’infrastructures locales sur les espaces urbains seront réalisés par des filiales d’entreprises géantes, en exploitant diverses formes de concessions négociées localement, parfois en exploitant quelques zones grises du droit, heureusement toujours à la demande des collectivités locales pressées de rester dans le train de la modernité
  • des petits travaux d’adaptation aux nouvelles technologies s’imposeront sur les emplacements de stationnements privés, en prolongements compatibles des installations publiques rénovées sous concessions locales
  • la concurrence commerciale entre les constructeurs de véhicules automobiles continuera de vanter des innovations originales, mais les 4x4 massifs et les engins péteux continueront de parader dans les centres villes en manifestation de la puissance de leurs occupants (ou de leur besoin d’amour), et les grandes voies d’accès des villes seront encore quotidiennement bloquées par les files d’attente des véhicules familiaux des travailleurs habitant les périphéries, toujours pas convaincus d’emprunter les transports en commun (tiens, pourquoi donc)
  • l’espace public urbain sera de plus en plus encombré par de petits engins bien propres en attente de location pour des déplacements à courte distance, puis, de plus en plus, par leurs déchets
  • les aides informatiques aux véhicules automobiles en recherche d’un stationnement en ville ne résoudront pas la saturation du stationnement ; les accidents aux abords et à l’intérieur des grandes aires de parking se multiplieront suite aux décisions des conducteurs prises en contradiction des suggestions optimales des intelligences artificielles
  • les bogues informatiques, les pannes d’alimentation électrique, les défaillances de matériels nouveaux, les absences et les hésitations humaines dans la mise en œuvre des modes de secours, créeront des pagailles géantes amplifiées par les dépendances à des technologies diverses, avec des conséquences débordant largement la seule circulation automobile, plusieurs fois par mois tant qu’on n’aura pas débranché quelques services innovants fragiles et vulnérables
  • les citoyens contribuables usagers coincés dans les embarras pendant des heures par un dysfonctionnement seront toujours soumis aux répétitions de messages conçus pour le maintien en sommeil de robots martiens
  • le secteur privé de l'industrie et des services refusera d’assumer toute forme de maîtrise d’ouvrage en délégation d’une puissance publique maintenue dans la dispersion de ses innombrables émanations coûteuses et pléthoriques (en France : établissements publics, agences étatiques, directions d’agglomérations, conseils régionaux, sociétés nationales, régies autonomes, directions régionales, secrétariats d’Etat, délégations ministérielles, instituts de normalisation, services communaux…), dont la concurrence rend la puissance publique incapable d’imaginer l’ampleur d’un programme de fixation des procédures, pas plus l’élaboration des contraintes de compatibilité entre les intervenants et les objectifs de résultat, encore moins la définition des organes du contrôle permanent par des tiers de diverses compétences (donc pas seulement sur la perception de la qualité du service au client) et vraiment pas la contractualisation d’un processus d’améliorations continues, d’adaptation et d’entretien après la réalisation initiale
  • d’ailleurs, la puissance publique perdra tous les nombreux procès financièrement importants avec les entreprises

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Bien entendu, en parallèle, la possession personnelle d’un smartphone sera exigée. Son modèle librement choisi sera capable d’abriter les logiciels indispensables à la conduite d’un véhicule, dont il devra pouvoir charger les mises à jour automatiquement et instantanément de manière que tous les objets connectés soient constamment totalement compatibles entre eux. Car le smartphone personnel devra communiquer constamment non seulement avec le véhicule mais aussi avec les autres objets informatiques proches des réseaux urbains, dans les espaces publics et privés, en utilisant les derniers protocoles de télécommunication les plus performants et sécurisés.

Ne parlons pas du coût global de tout cela (qui ne formera jamais un tout), pas non plus de l’évolution des prix, et laissons les programmes gouvernementaux traiter spécifiquement les « questions sociales » et l’Administration…. Soyons modernes, tout va s’arranger et regardez, les nouveaux arbustes donnent déjà de l'ombre après 3 ans !

Diagnostic d’orientation

D’un point de vue d’urbaniste logisticien, en résultat d’examen des accumulations, étranglements et sous performances, les défauts primaires peuvent se résumer ainsi :

  • l’inadaptation permanente du véhicule au besoin individuel du moment, sauf cas particulier de la location de véhicule en courte durée (et encore…), alors que le véhicule devrait être différent selon, par exemple, que l’on va rendre visite à des parents en maison de retraite, ou que l’on va faire des courses ou que l’on se rend sur son lieu de travail de bureau
  • l’impossibilité pour les constructeurs d’adapter rentablement leur industrie de production au-delà de rénovations décennales et des bricolages de personnalisation des véhicules, faute de prévision de l’évolution du marché, et dans la crainte justifiée de devoir financer à répétition les frais de réparation des défauts ou décalages d’adaptation des véhicules à de nouvelles normes, dont des standards informatiques volatiles ou des protocoles de télécommunications éphémères déclinés en variantes régionales
  • la croissance incontrôlée de l’espace consacré aux véhicules automobiles en plus de leurs empreintes mobiles en circulation ; dans le cas extrême, pour chaque conducteur d’un véhicule, on doit additionner la place de stationnement départ et celle du stationnement arrivée, potentiellement un ou plusieurs stationnements temporaires ou en atelier d’entretien, et encore une part en plus pour chacun des éventuels véhicules occasionnellement loués sur place ; du point de vue du conducteur en recherche d’une place de stationnement, l’impression de manque d’espace est une réalité (principalement due aux congestions produites par les déplacements en masse), mais la réalité physique globale est au contraire la sur mobilisation de l’espace par les véhicules automobiles, c’est d’ailleurs ce que l’on ressent immédiatement dès que l’on quitte un véhicule

Le diagnostic est donc celui d’un système bloqué, qui ne peut évoluer « toutes choses égales par ailleurs » que par la dévoration supplémentaire de ressources libres ou libérées pour la satisfaction de ses exigences boulimiques.

Dans ces conditions, la méthode d’analyse et de recherche de solutions par l’urbaniste logisticien est adéquate, parce qu’elle ignore les frontières artificielles du « toutes choses égales par ailleurs » dans son exploration intégrale du champ du possible.

Ebauche de solution

La chaîne logistique à considérer est celle de la mise à disposition du véhicule répondant au besoin du moment de chacun. Il existe un modèle de cette chaîne qui peut servir de référence : le modèle des grandes entreprises de location de véhicules, depuis la procédure de réservation jusqu’à la remise au retour, sans oublier l’arrière-plan d’entretien, ni le remplacement des véhicules usagés par des véhicules neufs.

En effet, la généralisation d’un modèle de mise à disposition de véhicules à la demande dégage le degré de liberté nécessaire à une évolution technique maîtrisée du parc des véhicules, en plusieurs vagues. Ce sont les meilleures conditions pour que les grands industriels de l’automobile puissent définir des stratégies originales d’adaptation de leurs gammes et de leurs systèmes de production.

Mais deux tabous du « toutes choses égales par ailleurs » doivent sauter :

  • le tabou de la possession individuelle du véhicule ; la propriété individuelle devient inutile si le véhicule est fourni à la demande ; la coexistence entre possession et location est possible mais l’un des deux modèles devient forcément le gadget de l’autre et celui de la propriété individuelle est une entrave dans le processus de modernisation du parc des véhicules
  • le tabou de l’usage privé des grands parkings (pour fixer les idées : au-delà de 20 places); en effet, une gestion spécifique de grands espaces de parking est indispensable au fonctionnement d’une logistique à grande échelle de fourniture de véhicules à la demande ; en grande banlieue (ou dans les campagnes), on pourra intégrer des emplacements privés et publics de stationnement unitaire à une gestion spécifique de « parkings périphériques d’abonnés », plutôt que d’obliger les habitants à se rendre chaque jour (ou chaque semaine) dans une boutique de location pour renouveler leur contrat et obtenir le véhicule indispensable à leur trajet quotidien.

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Ces deux tabous peuvent disparaître sans douleur, progressivement localement après expérience pilote. On pourra envisager diverses formules de compensation aux propriétaires de grands parkings existants sur la base de leurs états comptables des années précédentes ou sur des bases équivalentes.

Quelques aspects du fonctionnement méritent attention. Ils sont présentés ici sans détail.

Concernant chaque parking de stockage et remise (« parking de transition ») :

  • Accès à l’intérieur du parking exclusivement réservé au personnel en charge (choix crucial, voir plus loin)
  • Gestion locale simple des emplacements de parking, par analogie inverse avec un tableau des clés dans un hôtel (cette gestion est facilement informatisable sans pose préalable de capteur à chaque place de parking ; toutefois, ce ne sera pas la clé du véhicule au parking qui sera au tableau, mais l’étiquette informatique d’identification du véhicule portant notamment des informations sur son état technique ; à terme, il existera un seul modèle de clé universelle que l’on activera en programmant son association à un véhicule et au contrat au moment de la mise à disposition)
  • Fourniture d'information volontairement minimale aux clients potentiels et clients cherchant à remiser un véhicule : nombre de véhicules disponibles par type, nombre d’emplacements libres par type, c’est tout !

Concernant les boutiques de location / retour (pas forcément toutes situées en sortie d’un parking de transition) :

  • Fonctionnement 24/7
  • Possibilité de réservation de véhicule par Internet
  • Avant location, vérification sur place de l’identité et du permis du conducteur (on peut envisager plus de vérifications selon le niveau requis de sécurité…)
  • Mise au point du contrat (location, assurance…)
  • Fourniture du véhicule
  • A la remise d’un véhicule (qui peut provenir de n’importe quel autre point de location) : vérification technique du véhicule, etc.

Le cas des clients nomades en caravanes pourra être résolu de diverses manières, par exemple selon des modalités similaires à celles qui seront définies pour les habitants des campagnes « éloignées » des grandes agglomérations et les banlieues très périphériques. Concernant en particulier les nomades qui louent de manière saisonnière leur force de travail à des exploitants (exemple : les vendanges de grands crus), le niveau localement important de leur contribution discrète à l’économie du luxe préservera leur cas de l’oubli. Quelques beaux esprits installés dans nos institutions y trouveront matière à briller sans risque. Peut-être condescendront-ils alors à traiter les conditions de circulation des véhicules provenant de l'étranger, camions compris, actuellement librement polluants.

Encore quelques points importants :

  • des expériences pilotes locales de « parking de transition » peuvent être lancées sans gros investissement préalable, en vue de leur extension progressive, sous divers cadres juridiques
  • l’usage de l’informatique est à concentrer sur les fonctions génériques de réservation / traitement des dossiers de location / tenue du carnet d’entretien individuel de chaque véhicule ; des logiciels équivalents sont utilisés depuis des dizaines d’années par les professionnels de la location automobile
  • tout le personnel des boutiques, parkings de transition et ateliers associés est à former spécifiquement aux procédures de gestion logistique en plus, pour certains, des formations spécialisées aux divers métiers techniques de l’entretien et des contrôles techniques, éventuellement à certaines phases de modernisation des véhicules en ateliers spécifiques à l’intérieur ou à côté des grands parkings de transition en relation avec les constructeurs concepteurs
  • évidemment, le système informatique de gestion ouvre des possibilités de connaissance des déplacements individuels des clients (ne serait-ce qu’au travers des réservations passant par Internet !), et cependant il demeurera incapable de répondre à des afflux anormaux des demandes (ce qui sera au total moins catastrophique que la non organisation actuelle produisant des embouteillages monstres) de fait forcément avec moins de conséquences en pollutions et dépenses inutiles
  • la base de valorisation de la « mise au pot commun » d’un véhicule individuel par un particulier est facile à trouver, la fixation du coût d’abonnement au service de mise à disposition l’est un peu moins…

Quelques gains collatéraux

Les conséquences bénéfiques par rapport au statu quo sont nombreuses, même sans faire référence à l’évitement de la catastrophe très coûteuse décrite au début du billet. A elles seules, elles justifieraient « quelque chose de grand » :

  • amélioration de la sécurité routière (véhicules bien entretenus, régulièrement utilisés),
  • libération d’espaces urbains centraux actuellement occupés par des stationnements en surface de véhicules en longue durée
  • revitalisation de l’industrie automobile par la création de gammes de véhicules optimisés pour chaque type de besoin (les constructeurs ne seront pas les seuls intéressés)
  • fluidité du trafic (par effet d’adaptation des véhicules au besoin)
  • possibilité de services différenciés aux personnes en besoin de mobilité autonome non couverts actuellement par des artisans
  • créations d’emplois, exigeants, variés, évolutifs, notamment en périphéries des grandes agglomérations

En réalité, la collectivité gagne bien plus que des créations d’emplois et les bénéfices d’une amélioration des transports individuels : un peu de liberté.

De la nécessité d'inventer des libertés nouvelles

Ce qui est présenté dans ce billet, ce sont seulement quelques orientations d’un programme initial de mise en transition, à partir de l’existant, sans révolution brutale, sans hypothèse sur les véhicules du futur.

Ce programme initial est fondateur parce qu’il ouvre deux espaces de liberté : la liberté d’étudier vers quoi se fera la transition (vers quels types de véhicules, sous quelles conditions d’utilisation) et la liberté de maîtriser le déroulement de cette transition.

Même si cette ouverture ne s’accompagnait d’aucun bénéfice collatéral pour la société, son coût global serait faible en comparaison du coût global subi en l’absence de cette ouverture.

Au fait, quel prix donnons-nous actuellement à nos libertés collectives ? Combien sommes-nous prêts à payer pour que nos sociétés puissent évoluer vers plus d’humanité au lieu de les laisser encore s’alourdir en matière et en esprit au prétexte des nouvelles technologies dans la crispation de nos droits et de nos lois ?

Les rapports d’expertises ciblées sur des grands problèmes d’actualité, comme les études prospectives au grand large, n’expriment que des suggestions ponctuelles dans le vocabulaire mythico publicitaire à la mode. Ils parviennent à peine à intéresser des décideurs gestionnaires du court terme, même dans les grandes occasions ou ces décideurs sont appelés à surmonter le découragement et les tentations parasitaires.

Les protestations populaires massives, les discours passionnés dans nos assemblées, sont vite réduits à la répétition de mots d’ordre dans le décor, même s’ils émanent de besoins profonds.

Le carnaval, jeu d’inversion des règles sociales, a muté en attraction touristique dans les régions où il existe encore.

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Par l’effet des moyens modernes de communication, les événements historiques récents et les actualités nous montrent comment l’agrégation naturelle des méchancetés individuelles produit une monstruosité de méchanceté collective. De plus, nous savons à présent, notamment par l’expérience des pseudo réseaux sociaux, que l’agrégation naturelle des innocences individuelles produit elle aussi un monstre, au point que certains penseurs suggèrent de confier à une intelligence artificielle la direction de l’humanité – une Grande Cage pour la folle Humanité.

Notre époque est donc particulière, mais pas du fait que tout y semble bloqué ou contraint – ce sentiment-là n’est pas nouveau, l’authenticité historique de la rage des révolutionnaires et des découvreurs de toutes sortes en témoigne. C’est plutôt que, pour de multiples raisons (pas toutes citées dans ce blog), nous ne pouvons plus nous offrir le luxe des longues périodes d’incubation chaotique en préalable aux innovations sociales libératrices, ni attendre l’émergence d’une dynamique massive consciente de sa vocation, ni supposer que la victoire de ses meneurs sur les attentistes changera quoi que ce soit dans le sens du bien commun.

A présent, de l’intérieur et en l’état de nos sociétés, l’invention de nouveaux espaces de liberté collective nécessite une discipline de création et l’apport de compétences multiples (d’abord dans les domaines techniques), comme un grand projet de recherche scientifique sauf qu’il s’agit de nos vies quotidiennes pour demain.

Nous affirmons ici qu’en l’état de nos civilisations urbaines modernes, l’invention de nouveaux espaces de liberté collective à l’intérieur des cadres physiques existants est le préalable à tout grand projet de changement concret dans nos vies quotidiennes et que cette invention peut se faire naturellement par la mise en œuvre d’une discipline technique telle que celle de l’urbaniste logisticien.

Comment s'organiser pour y arriver

L’évidente impossibilité factuelle de réaliser un projet tel que celui de ce billet ne doit pas être recherchée dans telle ou telle difficulté technique, financière ou juridique, facile à détecter dans notre résumé.

Cette impossibilité réside dans l’absence d’organe spécifique de conduite des programmes civils par délégation de la puissance publique, des études de conception jusqu’aux étapes d’amélioration continue, à l’échelle de très grandes régions et au-delà. Cette absence est la cause des dérives et inepties dénoncées au début de ce billet, imputables aux superpositions successives de réalisations conçues au bénéfice d’intérêts privés et particuliers agissant en relation directe avec des institutions inadaptées, soit parce qu’elles ont été créées par la puissance publique en vue de projets réalisés dans le cadre d’une définition figée de compétence administrative, soit à l’inverse parce qu’elles sont destinées aux prises de décisions politiques de haut niveau - chacune avec son essaim d’assistants et de conseillers, ses réserves de contrats types, ses représentations du pouvoir.

Il serait donc vain de créer une structure étatique supplémentaire simplement destinée à coordonner ces structures existantes pléthoriques et concurrentes, comme il serait illusoire de privilégier l’une des structures existantes pour en créer une excroissance adhoc.

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Il faut donc créer à neuf un organe spécifique, a minima dans un premier temps à titre temporaire pour un seul programme. Au-delà, pour son fonctionnement, il n’y a rien à inventer au plan de la sélection des personnes ni au plan des méthodes. En effet, la conduite des grands projets est une discipline parfaitement codifiée. Ses métiers sont spécifiques et diversifiés. En conséquence, la pratique de ces métiers ne s’improvise pas, encore moins la coopération entre eux, et si on s’appuie seulement sur le capital des expériences personnelles acquises par ailleurs, cette coopération entre les métiers s’établira trop progressivement, au prix d’erreurs impactant tout un projet. Au cœur de cette pratique, le « contract management » (ne pas confondre avec la seule gestion juridique et financière, donc ne pas traduire par « gestion des contrats ») exige les contributions de tous les métiers sur la durée de vie d’un ouvrage.

Insistons encore : cette conduite de grands programmes civils doit s’exercer par délégation de la puissance publique au plus haut niveau.

Alors seulement, des espaces de liberté collective pourront être trouvés et cette découverte pourra se traduire concrètement par des améliorations de nos vies quotidiennes.

En conséquence de cette spécificité, il faudra satisfaire une exigence naturelle de transparence aux citoyens contribuables futurs usagers et savoir la faire vivre plutôt que de la subir en marge. En effet, dans une maîtrise d’ouvrage en délégation de la puissance publique, le niveau de cette exigence déborde le cadre classique d’un « accompagnement du changement » par information, consultation, communication en relation aux futurs usagers (et plus largement en relation avec toutes les personnes et organismes concernés). La maîtrise d’ouvrage en délégation de la puissance publique devra pratiquer une forme d’association contributive des futurs usagers à ses travaux, a minima dans les études de définition des besoins puis le contrôle de la satisfaction de ces besoins, ainsi que dans tout ce qui concerne la maîtrise des risques et la sûreté de fonctionnement. Ce sera l’occasion d’une expérience démocratique moderne dans le quotidien et le réel, et dans le cadre défini pour chaque programme.

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vendredi 22 juin 2018

Reprise et respiration

Ce billet contient, plutôt en vrac malgré une tentative d’organisation (sans espoir car tout se tient), quelques développements de précédents billets de ce blog et quelques tentatives de réponses à de grandes questions selon les points de vue de ce blog.

Des nouveaux pouvoirs

De nombreuses œuvres contemporaines de fiction traitent de pouvoirs sur nos esprits exercés par des êtres humains exceptionnels.

Ces êtres exceptionnels de fiction sont le plus souvent des monstres qui utilisent leurs dons au cours de lutttes pour le pouvoir, soit pour leur propre compte personnel, soit au service de leurs créateurs lorsqu’il s’agit d’êtres améliorés.

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A l’inverse, l’Homme Nu (Dan Simmons, 1992, The Hollow Man) nous fait ressentir la souffrance de personnages envahis par les pensées (confuses et trop souvent mauvaises) de leur entourage, sans que leur don de télépathie passive ne leur procure aucune supériorité sur cet entourage, sauf dans les rares circonstances où ils peuvent échanger directement avec des personnes disposant du même don calamiteux. Les services dont nous disposons sur Internet, télécommunications, réseaux sociaux, bases de données, etc. devraient nous faire sentir proches de ces télépathes-là. Quelques détails déterminants s’y opposent : ce sont tous les connectés au réseau qui deviennent également doués d’une capacité quasi télépathique, de plus avec la liberté (théorique pour certains) de se déconnecter. Néanmoins, comment se fait-il que nous échappions à l’intolérable souffrance des télépathes passifs devant les bêtises et les méchancetés proférées par tant de nos semblables sur le Web, comment se fait-il que nous supportions l’énorme pression médiatique des faiseurs d’opinion et des offres commerciales ? Il existe de nombreuses réponses possibles. En voici quelques-unes. Une première : ce n’est pas directement la pensée, mais une expression élaborée qui en est diffusée sur le Web, dans une immense comédie où tout le monde ment aux autres et se ment à soi-même, ce n’est donc pas pire que la vie courante. Une deuxième : les services du canal d’inter communication ne sont pas neutres, ils nous piègent dans un rêve de bonheur et nous imprègnent des bonnes valeurs de paix sociale, dont celles du commerce dans l’abondance, ce qui nous fait avaler tout le reste. Une troisième : nous nous auto hypnotisons, notre conscience est accaparée par les procédures informatisées et noyée sous les vagues visuelles et sonores, dont les contenus ne pourraient être soumis à l’analyse que par des comparaisons attentives, ce qui semble au-delà de nos capacités sous hypnose…

Par excès de langage, certains commentateurs ont traité de grands criminels les dirigeants des entreprises du Net qui font métier de distraire et nourrir nos esprits, à grande échelle, par les techniques les plus élaborées, sous couvert de services gratuits prétendument financés par des recettes publicitaires - car nul ne doit mettre en doute la légende des origines de ces entreprises privées, selon laquelle leurs gigantesques moyens matériels, techniques, intellectuels ont surgi spontanément en quelques mois par le libre jeu de la Concurrence entre des startups fondées par quelques génies de la Science à leur sortie de l’Université. En réalité, la grande innovation qui fait la fortune de ces entrepreneurs géniaux n’est pas de nature technique, c’est la construction de façades brillantes en intermédiation d’un nouveau pouvoir monstrueux servi par ces façades sans qu’elles aient à en connaître ni les intentions ni les rouages. Il n’est pas étonnant que ces intermédiaires paraissent dénués d’âme en comparaison de personnages de romans et de films, lorsqu’ils se présentent à l’invitation d’assemblées de notables pour répondre par quelques déclarations falotes à des questions de détail ou à des accusations outrancières.

Carcon.jpg Néanmoins, si on considère l’intégralité de la grande boucle informatique incluant l’arrière-plan du Web (autrement dit les fabricants de la bonne pensée en réaction aux bons événements, sans oublier leurs guerriers de l’ombre) ainsi que presque tous les médias (ceux qui n’existeraient plus sans Internet), le pouvoir exercé sur nos esprits connectés est plus proche de celui des monstres des fictions fantastiques que de celui des organes d’influence historiques traditionnels à base de grands discours reproduits par des orateurs locaux, à base d’articles de journaux et d’affichages, etc.

Cependant, ce sont ces éléments historiques traditionnels d’influence qui semblent encore constituer dans leur domaine les seules références culturelles des grands personnages créateurs de nos lois et des experts qui les conseillent. Ces grands personnages de haute culture n’ont probablement lu aucun ouvrage sur la manipulation des esprits (en tous cas, surtout pas Propaganda d’Edward Bernays, le classique du genre publié en 1928) – une littérature considérée par eux comme mineure, trop bassement technique. Et s’ils l’ont fait en surmontant leurs préjugés, leurs présupposés culturels les ont probablement empêchés d’en assimiler les techniques d’influence « en démocratie » au-delà des détails historiques, et ils n’ont pas perçu le mépris de toute humanité que suppose leur mise en œuvre massive par des mercenaires au profit de n’importe quels clients. Quelqu’un pourrait-il leur faire sérieusement considérer le poids de ces techniques d’influence dans les développements de la deuxième guerre mondiale et de bien d’autres abus médiatiques aux conséquences meurtrières dans nos actualités ? Quelqu’un d’autre pourrait-il les aider à reconnaître la mise en oeuvre sur le Web de ces techniques d’influence, de manière permanente et massive en temps réel, au-delà de la dénonciation de manipulations à destination publicitaire et de minuscules mais bien réelles failles dans la pseudo confidentialité des données personnelles, rendues bien apparentes pour faire braire des ânes (en ignorant les vrais techniciens qui se débrouillent pour éviter de plus grandes catastrophes et ne cherchent pas à se faire connaître du grand public) ? Quelqu’un d’autre encore pourrait-il leur démontrer qu’aucune mesure réglementaire de « protection du troupeau » ne pourra réduire la réalité de la manipulation des masses par de telles techniques, ne serait-ce qu’à cause du délai de mise en place et d’imposition du respect de ce type de mesure, et d’ailleurs à partir de quelles preuves, pour quelles sanctions sur qui exercées par qui au nom de qui ? Mais que des solutions existent, déjà expérimentées dans l’Histoire avec des moyens très limités à l’époque, dont il serait facile de s’inspirer avec un peu d’audace et quelques innovations techniques en prolongement du projet originel du Web, afin de reconnaître aux « connectés du troupeau » un élémentaire pouvoir d’être, de telle sorte qu’ils ne se comportent plus en cobayes tatoués selon leur lot d'appartenance mais en personnes capables d'autonomie, cherchant à enrichir leurs propres compétences, par l’éducation permanente interactive, par l’exercice de responsabilités sur des finalités d’intérêt commun sur le Web ?

Ah bon, nos grandes personnes n’ont pas compris qu’elles aussi font partie du troupeau ! Ou bien, elles l’ont compris et sont juste satisfaites d’être en tête du troupeau, bien contentes que l’actuel système d’emprise générale sur les esprits ait rendu définitivement obsolète l’arsenal traditionnel d’oppression corporelle des manants par les privilégiés ? Déjà dans le passé, de manière épisodique, la supériorité de cette forme d’emprise sur les esprits s’était manifestée, au cours de quelques expériences religieuses de masse, puis au passage de plusieurs élans révolutionnaires. Mais, à présent, cette emprise, on a su la rendre permanente, créatrice de dépendances multiples et changeantes. Pour contribuer au maintien de l’illusion d’innocence et de fragilité de ce nouvel empire, on l’anime continuellement de jeux innovants et pervers, sur des thèmes d’actualité.

A ce régime-là, notre obésité mentale se porte bien.

Brèves critiques de valeurs et opinions communes de grande diffusion

Il devrait être inadmissible que nos parents et nos anciens aient tant peiné au nom d’idioties historiques qui nous les font considérer rétrospectivement à juste titre comme des demeurés, encore plus inadmissible si nos anciens ont versé leur sueur, leur sang et leurs larmes pour qu’aujourd’hui nos vitrines culturelles médiatisées soient encore illuminées d’enthousiasmes épidermiques et de rages dénonciatrices en propagation massive des mêmes élans historiques.

Dans l’état du monde, le projet de transformer l’être humain en être supérieur est un rêve de société infantile. Le projet prioritaire urgent, c’est de créer une société humaine, autrement dit de faire passer nos diverses sociétés infantiles (nos « civilisations ») à l’âge adulte. Ce projet-là suppose de reconnaître en préalable les limites de nos capacités humaines individuelles. C’est cela qui semble le plus difficile, cette reconnaissance de notre humble nature. Encore plus pénible : la perte de nos certitudes tranquilles et de nos illusions supérieures. Alors, il apparaît que nous ne saurons jamais faire évoluer nos sociétés traditionnelles (autrement que par des affrontements en série) vers une convergence qui fasse elle-même société, mais que nous pouvons inventer une super société, par exemple en reprenant le projet originel d’Internet.

Considérée comme un bien commun, notre Science est automatiquement frappée du même infantilisme que nos sociétés. Les mathématiques ont pris, dans les manuels scolaires et universitaires, en quelques années, une apparence de discipline juridique. La découverte de multiples univers de raisonnement, l’acquisition d’une compétence mentale par divers types d’exercices, ont disparu au profit d'une logique unitaire assommante et d'un pseudo savoir prétentieux, à l’opposé de la démarche scientifique.

Notre prétendue Révolution Numérique est une preuve expérimentale supplémentaire que chacun de nous aspire à la machine.

La logique binaire est une simplification techniquement équivalente à une conception de la Terre plate : localement et temporairement opératoire, mais ridiculisée par un zoom inverse ou par une réflexion historique. C’est pourtant l’univers des « zygolâtres », adorateurs de la machine parfaite, pour certains au point de réduire l’humain ordinaire à ses affects animaux. Ils ont leurs poètes, leurs philosophes, leurs grands auteurs, leurs savants réputés, leurs entrepreneurs vedettes, leurs juristes pointus, leurs politologues bavards. Nombreux. Il serait intéressant de déterminer à partir de quelle époque le mortel Socrate est devenu universellement éternel. Car on pourrait considérer que ce fut un grand moment de régression mentale, en légitimant la création de multiples théories logiquement cohérentes néanmoins tout aussi absurdes que les légendes dont elles reprenaient les prémisses.

Nous savons depuis la moitié du 20ème siècle, qu'une machine "intelligente" très simple, qui ne sait faire que trois opérations (reconnaître un modèle, le recopier, y substituer un autre modèle), permet de réaliser toutes les opérations concevables par toute machine « intelligente ». En observant notre propre comportement courant, il est difficile d'échapper à cette évidence humiliante. C’est que la machine « intelligente » qui nous fera croire qu'elle est humaine existe partout, c'est chacun de nous, dans nos comportements courants... Et ceci tout simplement par construction de l'être humain. Comment pourrait-il en être autrement, voilà une question inconcevable de l’intérieur de toute logique intellectuelle fondée sur une distinction théorique entre individu et société.

Minsk.jpg A la fin de « The Society of Mind » de Marvin Minsky, un ouvrage à relire au-delà des intentions de l’auteur, les derniers chapitres mettent en doute l’existence d’un libre arbitre individuel au sens traditionnel de la maîtrise de son propre destin. Pouvait-on imaginer une autre conclusion à la fin d’une démarche visant à modéliser l’esprit humain supposé individuel ? Quelle autre conclusion aurait pu être tirée d’une autre démarche visant à modéliser la société à partir des échanges entre les personnes ? Concrètement à notre époque soumise par nos propres « décisions » individuelles à des menaces planétaires que seules des décisions collectives pourraient alléger, ne serait-il par urgent de reconnaître les limites de notre libre arbitre individuel pour créer une société de « libre arbitre » sur notre destin collectif planétaire ?

On pourrait réécrire l'Histoire comme un combat entre les grands projets de réalisations matérielles ou intellectuelles, les grandes causes abstraites auxquelles on consacre sa vie, et toutes les formes sociales d'accomplissement personnel.

"Aucune bête ne l'aurait fait" répètent tant de héros avec leurs admirateurs, après ce qu’ils considèrent comme un grand exploit. La preuve que si. Et, dans ce cas, même pas un animal, une pauvre machine détraquée.

Les films fantastiques où des machines prennent le pouvoir sur l’Humanité ne font que transposer notre réalité peuplée de machines avides de pouvoir sur les autres. La différence entre notre réalité ordinaire et les œuvres d’imagination est de nature esthétique. Dans notre réalité, les machines ambitieuses sont d’apparence très banale dans leurs costumes et leurs mimiques, en comparaison des engins cauchemardesques de nos productions cinématographiques. Nos rues en sont remplies.

Assimiler le rêve au luxe, le bonheur au bien-être, c'est réduire l'être humain en dessous de l’animal, à une machine logique simpliste. En milieu urbain, avec un smartphone comme appendice directeur.

La relation première entre charbon, pétrole et progrès, la relation seconde entre progrès et pollution, fondent respectivement le moteur et la fatalité des grandes révolutions des 19ème et 20ème siècle, sur fonds de religions conquérantes. Ces relations feront aussi notre 21ème siècle, la deuxième avant la première, face à la brutalité des lois physiques à l'échelle planétaire. Plus rien à conquérir, sauf une humanité.

Il serait naïf de fonder la supériorité de l'être humain sur sa seule capacité à communiquer ses émotions. Tous les autres êtres vivants animaux et végétaux, par définition, possèdent cette capacité, d'une manière qu'il nous serait certainement profitable de comprendre - alors nous ressentirions ce que signifie leur mise en esclavage pour exploitation illimitée, pour notre seul confort.

Le grand enjeu humanitaire du 21ème siècle, avant que l’espoir de toute société humaine ne disparaisse dans l’effondrement de nos pseudo civilisations, c’est de construire un logiciel social commun (au sens d’une étiquette commune configurable selon besoins). On peut être optimiste en se souvenant de notre première jeunesse et en observant les cours de récréation des écoles primaires. Mais, pour le moment, il ne faut pas regarder ailleurs.

Chacun de nous, y compris si on a beaucoup voyagé ou beaucoup vécu, ne peut disposer que d'un capital intellectuel personnel infime en regard de l'univers de l'expérience humaine, lui-même insignifiant en regard de l'univers des possibles. La révolution numérique, par la création de colossales bases de données des connaissances, ne peut compenser la faiblesse naturelle de notre compréhension personnelle, ni sa précipitation à tout interpréter en fonction de son acquis pour ménager notre énergie mentale. Il faudrait, pour dépasser cette limite, inventer de nouvelles formes sociales de coopération mentale - et pour cela il faudrait nous rendre capables de remettre en cause des comportements, des lois imprescriptibles, des valeurs, probablement tous hérités de l'ère néolithique, car ce n'est pas faute de technologie que nos capacités collectives demeurent endormies mais par défaut de méthode dans la mise en commun de nos capacités mentales. En attendant, nous pouvons constater à quel point nos productions médiatiques, y compris les plus savantes, trahissent la petitesse de nos intelligences personnelles même cultivées en groupes - comme de misérables biquettes qui "font le tour de la question", au bout d'une laisse fixée à un fer jaillissant du béton.

arbois2.jpg Sur une planète de moins en moins habitable à la suite des dévastations parasitaires que nous commettons tous individuellement et collectivement avec une fausse mauvaise conscience, au milieu des contraintes meurtrières qui vont bientôt nous être imposées en retour, notre vieux fond commun de spiritualité animiste pourra-t-il préserver notre capacité à l’humanité ?

Ne demandez plus le chemin pour le Grand Musée de l'Homme. Il est partout autour et même à l’intérieur de nous. Nous sommes tous englués jusqu’à la moelle dans les mailles de nos réseaux de « communication » qui pompent notre énergie, accaparent notre temps ! Ce n’est pas l’entrée, c’est la sortie du Musée qu’il faut chercher.

Jamais la parabole de l’imbécile raisonnable qui cherche ses clés au pied du lampadaire « parce que là c’est éclairé » ne fut aussi actuelle. L’équivalent contemporain de cet imbécile raisonnable est persuadé qu’il peut tout savoir en questionnant son smartphone, et donc qu’il lui suffit d’une seule compétence, celle de savoir utiliser cet engin. Il est devenu tellement prétentieux qu’il trouverait indigne de se mettre à quatre pattes pour chercher ses clés (quelles clés ?) dans le noir à tâtons. De plus, si c’est un dirigeant soucieux de son image, c’est au nom de l’efficacité qu’il reste dans la lumière, en faisant de beaux discours sur l’innovation. Ces comportements stériles se conforment à l’idée générale que toute innovation relèverait d’une sorte de miracle, ce qui est une totale stupidité, parfaitement dénoncée par la parabole du lampadaire. A contrario, cette parabole exprime une autre vérité d’expérience : toute découverte impose à ses inventeurs un passage par une sorte d’étape animale. Les mystiques et les créateurs savent que ce passage nécessaire vers le sublime peut aussi souvent conduire au néant. Les entrepreneurs et leurs actionnaires se contentent de « prendre des risques ». Autrement dit, eux restent sous le lampadaire.

Confondre savoir et compétence, assimiler l’expérience personnelle à la seule relation du passé de chacun, c'est croire que, le grand jour venu, il nous suffira d'écouter une bande de super perroquets pour refaire le monde. Nous ne serons même plus capables de comprendre de quoi nous parlent ces super perroquets, mais de nouveau les parures à plumes inspireront le respect. Actuellement, en étape préliminaire de ce brillant avenir, un petit appareil plat nous permet de manifester la compétence qui va remplacer toutes les autres, celle de « savoir consulter » une immense base de données des connaissances.

Nos sociétés "modernes" nous démontrent que l'amour-propre et la honte vont ensemble, à la fois comme sentiment personnel et collectif : les deux disparaissent ensemble. En parallèle, l’égoïsme individuel et l’orgueil de groupe y sont encouragés sous toutes leurs formes, au bénéfice de la quasi parfaite prévisibilité des comportements qu’ils induisent. L’amour-propre pourrait-il être ressuscité comme ferment d’une nouvelle création sociale ?

dollh.jpg L’Enfer serait, selon des personnes d’expérience, pavé de bonnes intentions. D’autres personnes ont sérieusement prétendu pouvoir en déduire qu’un Paradis de l’Humanité ici-bas se trouverait donc au bout de n’importe quel cheminement individuel suffisamment long, pourvu que ce chemin soit pavé de mauvaises intentions. C’est la logique souterraine de beaucoup d’économistes, de nombreux penseurs profonds et d’une foule de politiques bavards, dont les prêtres du faux principe de subsidiarité et en général tous les ignorants volontaires des fondements de toute démocratie authentique. Malgré la pression du nombre et de la qualité des gens qui préconisent cette méthode d’accès individuel à un Paradis collectif, il ne peut échapper à personne que son application demeure défaillante dans les faits, notamment à cause de la confusion entretenue entre nos mauvaises intentions individuelles (une difficulté première étant de s’accorder précisément sur ce qu’il faut comprendre par « mauvaise intention ») et nos médiocres penchants les plus naturels et les plus partagés. De cette confusion vient que leur belle entreprise philanthropique de faux bon sens tend à dériver en foire de bestialité, sans discontinuité de comportement avec les fanatismes les plus obtus ni avec les errements d’esprits égarés, pourvu qu’ils restent dans les limites où personne ne leur fera de procès ici-bas. Conclusion : pour avoir voulu circonvenir la nature inépuisable des ressources infernales au lieu d’en reconnaître les réalités, cette méthode de cheminement vers le Paradis fait clairement partie des imprégnations culturelles qui nous font progresser vers l’Enfer, dans l’infinité de ses variantes légales et dans les innombrables variétés de leurs marginalités.

Au début du 21ème siècle, les manuels de référence de gestion économique ne sont encore que les bréviaires de la théologie du Progrès de l’Humanité, avatar contemporain des théologies qui parlent de l’Homme en opposition aux théologies qui parlent du Divin. La plupart des critiques de ces manuels demeurent dans le cadre de cette théologie contemporaine. C'est pourquoi leur cible demeure intacte.

On dit que l'on possède des savoirs. En pratique, c'est exactement l'inverse, chacun de nous est possédé par ses savoirs. Il faut être un peu savant, donc déjà bien possédé, pour en prendre conscience, et commencer à discerner entre croyance et savoir.

On étudie la transmission des savoirs. Et la transmission des croyances, on l'abandonne aux manipulateurs ?

En quoi l’attachement conscient à une croyance obsolète diffère-t-il d'un mensonge à soi-même ? Par un niveau de présence d'esprit ? Ce serait plutôt l’inverse : c’est pour ne pas devenir fou que chacun de nous finit par croire ce qui l’arrange. Il existe une expression pour exprimer cela en langue française pour le domaine matériel : on se sent bien dans ses meubles.

Comment peut-on prétendre faire « vivre ensemble » des gens qui n’ont pas les mêmes « valeurs » ? Les solutions historiques font encore de nos jours la preuve de leur « efficacité » : terreur généralisée, éradication des déviants, persécution des minorités identifiées, réduction de l’humain à l’animalité par diverses techniques dont récemment celles portées par les « nouvelles technologies »…. Il existe pourtant une infinité de solutions logiques pour structurer la vie commune en société au dessus de morales différentes : la création et l’entretien d’une étiquette sociale commune centrée sur les relations entre les personnes et sur les comportements en public, assumée comme moyen de respect mutuel et d’ouverture aux autres. A la différence d’une étiquette de cour royale ou de tout autre code de comportement de caste, ce type de solution suppose une capacité d’évolution de l’étiquette sociale en fonction de la population et de son environnement. En effet, à la différence d’un code immuable et indiscutable, une étiquette doit demeurer la production d’une communauté vivante, consciemment par nature soumise aux imperfections. L’entretien raisonné d’une étiquette sociale de vie commune suppose une forme authentique de démocratie, afin de préserver la reconnaissance intériorisée de l’artificiel dans l’étiquette en cours (et de sa part d’absurde), et cependant son acceptation par tous. Cette authenticité démocratique est incompatible avec l’enfermement dans les codes de castes, incompatible avec les prétentions universelles des vérités révélées, dans la mesure ou ces codes et ces vérités prétendent imposer leur propre étiquette, leurs valeurs et leur manière de penser, visant à produire l’isolement de pseudo élites ou revendiquant au contraire l’empire sur tous et sur toutes choses. Et l’Histoire nous apprend comment ces deux formes de blocage se combinent ! Si nous reconnaissons que le niveau d’emprise des instances étouffoirs correspond au niveau d’infantilisme social, il est possible d’affirmer que beaucoup de nos sociétés modernes sont encore très éloignées d'un état adulte.

L’association systématique entre « démocratie » et « débat » révèle la profondeur de la dénaturation de la démocratie. En effet, la finalité d’une institution démocratique n’est pas de débattre, surtout pas de débattre de propositions de détail établies en vue de satisfaire des priorités définies par ailleurs, c’est de construire le projet d’avenir du peuple souverain (d’une ville, d’une région, d’un état, de la planète) à grands traits, afin de pouvoir confier sa réalisation à des dirigeants compétents, ensuite contrôler et adapter autant que nécessaire. A l’inverse, ce que l’on appelle couramment (souvent avec un sous-entendu ironique) un « débat démocratique », pour dire que divers points de vue se sont exprimés dans une assemblée et qu’un vote a permis de trancher, n’a tel quel rien à voir avec la démocratie. Ce « débat démocratique » est une singerie pompeuse parmi tant d’autres dans nos sociétés infantiles.

« Les bonnes décisions sont souvent prises pour de mauvaises raisons » nous rappellent les malins défenseurs de régimes politiques traditionnels. Cette affirmation n’est pas innocente sous une apparence de sagesse éternelle et d’appel à la modestie. Elle est à l’opposé du processus de décision démocratique. En effet, dans un processus vraiment démocratique, on doit conserver les raisons des décisions prises, justement parce qu’il est normal que ces raisons apparaissent mauvaises après quelques temps, et qu’il faut pouvoir décider du maintien ou non des anciennes décisions en fonction de raisons actualisées. Dans une vraie démocratie, il n’existe pas de « bonnes » décisions, il n’y a que des décisions faites dans le temps présent pour le futur tel qu’on l’appréhende à partir du temps présent. Le jugement dans l’absolu d’un hypothétique tribunal de l’Histoire n’a aucune légitimité.

Le renouvellement de la démocratie, c’est-à-dire l’exercice direct du pouvoir par le peuple, suppose la reconnaissance des compétences individuelles des gens de ce peuple, leur valorisation au cours de processus de décision adaptés, leur développement dans la réalisation des décisions prises. Cette relation entre cette institution du pouvoir suprême et les individus qui la composent est cruciale. Le « miracle » de l’Antiquité grecque est le produit de ce fondement, il est futile d’en rechercher des causes mécaniques parmi des facteurs historiques économiques ou culturels. En effet, sans cette relation, on ne crée qu’un espace supplémentaire de singeries, d’autant plus lorsque l’institution pseudo démocratique est peuplée de supposées élites qui consacrent la plus grande partie de leur temps à discuter du bon habillage de l’actualité.

Cronscan.jpg A notre époque « moderne », on pourrait enfin s’intéresser aux mécanismes de manipulation dans leur ensemble et pas seulement à leurs détails et à leurs effets d’actualité. Toute manipulation pourrait être considérée comme une auto manipulation et on pourrait identifier les « fake logics » collectives imprimées dans nos raisonnements individuels – dont il nous est impossible de nous extraire tant que nous nous complaisons dans la paresse d’un « bon sens » majoritaire confortable, qu’il soit ou non le résultat de déductions « robustes » à partir d’hypothèses dont on a commodément oublié l’artificialité puisque tant d’autres semblent aussi l’avoir oubliée. Cessons de nous considérer systématiquement comme des « victimes » de manipulations et de nous exonérer de notre paresse mentale avec des arguments psy. Considérons plutôt qu’il n’y a que des agents de manipulation, en premier nous-mêmes, plus ou moins conscients, plus ou moins volontaires, mais toujours assez vicieux pour diluer toute idée de responsabilité personnelle dans un noble et vague sentiment de culpabilité - une culpabilité partagée avec d’autres…. En effet, comment pourrions-nous être coupables des "mécanismes sociaux" ? Alors que cette pesanteur paralysante de la culpabilité (devant qui, pour quoi) de nos propres imperfections (en comparaison d’imaginaires machines infaillibles) est un facteur d’inertie face aux besoins d'innovation sociale, elle pourrait être reconnue dans ses diverses variantes, non pas pour la surmonter (au prix de nouvelles illusions) mais afin de la convertir en conscience commune de nos limites individuelles pour rendre possibles les efforts collectifs de créations sociales dans l'intérêt commun.

Si, dans notre monde des humains, tout se tient pour que rien ne change, alors on doit admettre aussi que, justement du fait que tout se tient, tout doit pouvoir changer d’un seul coup. Il suffit pour cela de considérer que notre « tout » n’est pas le « tout » du monde, même en réduisant le champ à notre seule planète Terre.

De toute façon, nous ne pouvons plus « penser le changement », même le plus violent, comme une destruction préalable à une reconstruction, alors que nous avons déjà presque tout détruit autour de nous et que nous dépendons entièrement de ce qui reste. D'accord que c’est tellement plus chouette de penser comme si nous étions des dieux tout puissants et de vivre comme des singes, sauf que même les bébés ne s'y trompent pas.

Il est urgent de faire comprendre pourquoi il est physiquement impossible de « réparer la planète », et de faire réaliser à quel point les gens qui le prétendent sont des criminels contre l’humanité. En l’état de la Science, on peut tout au plus imaginer qu’un jour on saura comment retarder quelques effets indésirables… en provoquant quelques dégradations supplémentaires pour fabriquer des outils adaptés et les mettre en oeuvre par la consommation d’encore plus de ressources énergétiques. Schématiquement et par analogie, ce type d’opération sera pire que de creuser un trou pour récupérer de la matière afin de combler un autre trou, car dans ce cas, le trou creusé devra être plus important que le trou comblé : on devra donc vraiment s’assurer que l’opération se justifie pour la partie de population terrestre qui pourra en bénéficier… Rassurons-nous, nous sommes encore loin, en ce début du 21ème siècle, de pouvoir imaginer ce genre de sauvetage de quelques privilégiés ! Pour le moment, on « raisonne » encore séparément sur les réserves en ressources énergétiques, sur le changement climatique, sur la pollution, etc., alors qu’on ne sait encore pas grand chose sur les capacités autonomes de régénération de la planète (par exemple sur le plancton des océans, tandis que par ailleurs les satellites d’observation ne sont opérationnels que depuis une ou deux décennies). Les capacités planétaires autonomes qui nous importent, ce sont très précisément celles qui nous rendent cette planète humainement habitable. Car le seul grand projet d’avenir planétaire, c’est de se débrouiller pour exploiter la planète en dessous de ces capacités autonomes de régénération. Quelqu’un y travaille ? Quelqu’un est en charge de ce projet ?

mardi 22 août 2017

Au pas de miracle

Actualité de la Grèce antique

En quoi notre monde moderne, dans ses structures économiques et géopolitiques mises à la bonne échelle, diffère-t-il de l'antiquité des cités grecques indépendantes, rivales, commerçantes dans un monde globalisé… ?

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L’ouvrage « L’énigme grecque » de Josuah Ober (La Découverte, 2017, traduction française de « The Rise and Fall of Classical Greece », Princeton University Press, 2015) peut être lu comme le développement méthodique de cette analogie.

L’ouvrage s’appuie sur les études archéologiques et historiques récentes de la Grèce antique, pour tenter de comprendre pourquoi et comment les populations du monde grec antique ont pu développer tant d’éléments originaux de civilisation et les diffuser sous diverses formes d’abord dans leur monde méditerranéen puis au-delà, en les faisant vivre et rayonner bien après leurs quelques siècles de puissance politique.

L’une des thèses principales de l’ouvrage est que les cités du monde grec antique étaient amenées, pour diverses raisons culturelles et économiques, à se spécialiser dans le cadre d’un « Grand Marché » de l’époque, avec la mer comme canal principal d’échanges rapides (pour l’époque). D’où une « efflorescence » économique et culturelle du monde grec antique. Les recherches récentes confirment par ailleurs la prospérité d’une partie importante des familles grecques et même d’une population plus large d’étrangers résidents et de « non libres » – niveau de prospérité à comprendre dans l’absolu, à peine atteint de nouveau en Grèce moderne après plusieurs périodes historiques défavorables (sans parler de la période actuelle de régression).

Dans le domaine politique, l’ouvrage offre de nombreux sujets de réflexion et d’approfondissement à propos des fondements de la démocratie et de sa mise en œuvre, illustrés d’exemples historiques de l’antiquité grecque « efflorescente ».

On y retrouve quelques fondamentaux de toute démocratie authentique :

- équilibre entre les fonctions des instances citoyennes, celles des instances de « sages », et les tâches confiées à des experts - équilibre non figé définitivement, évoluant à l’expérience,

- instanciation directe du peuple en soi (c’est à dire de chacun soi-même) dans les instances citoyennes,

- automatisation de la sélection des citoyens appelés à contribuer aux instances citoyennes, de manière que chaque citoyen s’attende à être sélectionné plusieurs fois dans sa vie dans divers niveaux d’instances,

- régulation des débats, formation des citoyens à la parole publique,

- reconnaissance et encouragement au développement des compétences individuelles exercées par chaque citoyen au cours de sa vie professionnelle de cultivateur, artisan, commerçant, marin, artiste,...

- implication personnelle de chaque citoyen dans des tâches d’intérêt général dans le cours normal de sa vie sociale (dont l’entraînement militaire et son propre apprentissage de la démocratie),

etc.

Dans le monde grec antique, « la » démocratie idéale n’existe pas. Même lorsqu’une cité définit ses instances démocratiques à partir d’un modèle, il s’agit toujours d’une adaptation locale. D’autant plus lors des périodes critiques, ou à la suite d’une guerre civile. Athènes ne fut pas la seule cité démocratique. Ses institutions et leur pratique ont évolué dans le temps.

Dommage que ces gens n’aient pas inventé Internet ! Ou pas dommage, car peut-être alors, si leur Internet avait évolué comme l’actuel, il ne nous resterait rien de leur civilisation ?

Divers miroirs de la grande histoire

Dans son élan explicatif du rayonnement de l’antiquité grecque par un « Grand Marché » comme cadre d’une « destruction créatrice » et d’une « réduction des coûts de transaction » - comment ne pas reconnaître l’expression des doctrines de l’expansion économique par la libre concurrence – l’ouvrage de Josuah Ober repère les avantages relatifs d’un régime démocratique par rapport aux régimes élitistes dans la double capacité démocratique à préserver l’indépendance de chaque cité et à la développer économiquement, en favorisant un haut niveau de motivation des citoyens, à la fois en tant que contributeurs volontaires d’une force militaire offensive et défensive de leur cité, et individuellement en tant que contributeurs à son développement.

A l’opposé, l’univers de l’empire perse, bien que culturellement et économiquement très évolué, paraît statique, découpé en potentats locaux intermédiaires du pouvoir central.

Tout cela est bien beau, mais le processus de « destruction créatrice » à l’intérieur du monde grec antique tel qu’il nous est reconstitué se décrit par des guerres opportunistes et des conflits dont les ressorts paraissent plutôt minables déjà bien explicitement dans les récits des historiens antiques. Josuah Ober tente à chaque fois d’interpréter les actes de « destruction créatrice » comme les résultats de calculs locaux ou comme les résultantes de chocs géopolitiques – avec la Perse comme super puissance militaire et financière, alternativement envahissante au premier plan ou comme partenaire d’alliances variables en arrière plan en fonction de ses propres intérêts. L’ouvrage propose ainsi quelques définitions de mécanismes d’affrontement, et même une modélisation des paramètres et de la logique des décisions prises par les acteurs historiques dans leurs stratégies d’expansion et dans leurs tactiques militaires.

Au total, les diverses tentatives d’explication de l’énigme grecque développées par l’auteur sont éclairantes mais pas décisives même prises ensemble : analogie avec l’écologie de colonies de fourmis autour d’un étang, modélisation informatique des décisions locales, analogies à une économie de marché moderne y compris par certains éléments d’économie monétaire, mise en évidence du travail en profondeur des idées démocratiques et de leur supériorité tactique…

Ce qui est bien expliqué dans l’ouvrage de Josuah Ober, c’est que le « miracle grec antique » a bénéficié de la conjonction de processus politico économiques favorables. L’auteur n’oublie pas mais place de fait au second plan les singularités culturelles du monde grec athénien antique qui ont fondé et entretenu son « efflorescence » malgré les tentatives spartiates d’étouffement. Il reste qu’il est difficile d’expliquer pourquoi tant de productions du « miracle grec » nous apparaissent maintenant comme si elles avaient été conçues gratuitement pour la seule gloire de l’humanité. Illusion d’optique de notre part certainement. Mais aussi choc en retour par la révélation de certaines pauvretés de notre époque.

Le livre du Professeur Ober se concentre sur sa vision explicative globale de l’énigme grecque par le « Grand Marché », complétée par diverses modélisations et analogies. Sans doute l’auteur considère que ses lecteurs se tourneront naturellement vers d’autres ouvrages pour approfondir les singularités à la base du « miracle grec» que son approche ne peut qu’effleurer. Il est dommage qu’il n’y incite pas explicitement (sauf dans les notes et parcimonieusement). Au contraire, il soumet ponctuellement le lecteur à quelques excès d’enthousiasme explicatif par des théories récentes.

milovenu.jpg Par exemple, à propos du célèbre dialogue entre les Athéniens et les Méliens (habitants de l’île de Mélos, celle de la « Vénus de Milo ») pendant la guerre du Péloponnèse, l’ouvrage d’Ober prétend expliquer le résultat fatal pour les Méliens de cet affrontement oratoire par un défaut d’évaluation de leur situation, en faisant référence à la théorie des perspectives de l’économie comportementale….

Le lecteur normalement paresseux risque de manquer quelque chose d’important pour sa compréhension du « miracle grec » s’il se laisse éblouir par la modernité revendiquée d’une telle « explication » !

A l’origine, Thucydide, l’historien de l’époque, a consacré une bonne dizaine de pages de son chapitre sur la seizième année de la guerre du Péloponnèse, au détail de la tentative ratée de négociation entre les représentants du corps expéditionnaire athénien sur l’Île de Mélos et les notables locaux. Pour ces derniers, le contexte était menaçant mais pas forcément désespéré, sachant que l’île avait déjà été envahie et sa campagne saccagée dix ans plus tôt par une précédente expédition athénienne, qui s’était ensuite retirée en laissant la cité intacte, sans doute à la fois par manque de détermination, peut-être aussi faute de pouvoir maintenir sur place un effectif important. Rétrospectivement, l’« erreur » des Méliens face à une nouvelle invasion est d’avoir sous-estimé la capacité des Athéniens à tenir le siège de leur cité avec une troupe réduite pendant plusieurs mois jusqu’à ce qu’un traître leur ouvre une porte – d’autres cités insulaires ont gagné le même pari. En tous cas, le dialogue de la négociation tel qu’il nous est rapporté par Thucydide ne doit pas être considéré comme un morceau de bravoure d’opéra comique entre des représentants de la force brute face à des représentants d’un droit à la neutralité paisible (liberté revendiquée plutôt que droit ?), mais comme l’un des sommets d’une oeuvre consacrée à l’étude minutieuse des engrenages générateurs des guerres, comment s’augmente l’intensité des affrontements et comment s’étend leur champ d’action, en toute logique et en toute raison humaine.…

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On trouvera par ailleurs, par exemple dans un recueil de séminaires de Cornelius Castoriadis (Thucydide, la force et le droit, Editions du Seuil, 2011, vers le milieu du volume), une présentation de cet épisode célèbre entre Athéniens et Méliens. On comprendra pourquoi la négociation ratée a mérité l’attention de générations d’historiens (dont probablement Machiavel). Le texte de Thucydide reste d’actualité à travers les siècles. En plus, on trouvera, dans le recueil ci-dessus référencé, une réflexion sur les ressorts du « miracle grec » athénien tel qu’il fut analysé par ses contemporains. C’est un complément dans l’exploration de l’énigme grecque pour mieux apprécier la dimension et l’apport original de l’ouvrage de Josuah Ober.

Miracle ou pas miracle

Revenons au fond. Comment expliquer la simple possibilité d’apparition de Platon, d’Aristote et tant d’autres à la suite de Socrate ou contre Socrate ? Et comment expliquer les autres, moins connus ou ignorés, qui les ont précédés, puis ceux qui ont permis cette suite et l’ont prolongée ? Par quels canaux de transmission de l’époque ?

Mêmes questions, encore plus évidentes, pour les architectes, ingénieurs, mathématiciens, médecins, artistes, artisans de l’époque du « miracle grec »... N’avons-nous pas oublié quelque chose dans le domaine de la transmission et du développement des compétences, malgré les performances de nos systèmes éducatifs, malgré Internet, malgré la pertinence argumentée de nos diverses théories de la communication et de l’apprentissage ?

Concernant la création d’institutions démocratiques, ne serait-il pas opportun de vraiment expliquer comment des Solon et des Clisthène ont pu inventer et mettre en pratique les réformes qui ont fondé les institutions démocratiques dans certaines cités de la Grèce très antique, localement et des centaines de fois ? De quelles circonstances ont-ils bénéficié, sur quels soutiens se sont-ils appuyés, quelle expérience préalable leur a été utile, quelle progression ont-ils suivie dans la mise en oeuvre ? Car il est impossible d’imaginer qu’ils n’aient rencontré aucune opposition ! En plus, c’était à une époque où l’écriture était rare, certainement encore plus la capacité de lire… Justement, l’intelligence de l’écoute, le respect de la parole et des nuances, l’encouragement à la réflexion individuelle dans le concret, l’acceptation d’un devoir d’effort personnel, l’organisation du débat public pour qu’il soit productif ne seraient-ils pas des éléments fondateurs d’une démocratie authentique, à retrouver d’urgence ? Le coeur du « miracle grec » ne serait-ce pas la création d’un système de décision collective – si on préfère, une institution de l’exercice de la liberté collective - qui était aussi le principal incubateur des intelligences et des compétences individuelles ? Qu’est-ce que cela nous dit en retour sur nos sociétés prétendument avancées qui consacrent tant d’efforts à réguler (ou à étouffer sous diverses doctrines pesantes) leur conflit interne sui generis entre les libertés individuelles et la contrainte collective (ou leurs avatars) ?

Concernant le maintien de la paix dans le monde, ne serait-il pas utile d’approfondir les raisons historiques de la non destruction de la cité d'Athènes et de la non déportation de sa population, alors qu'Athènes était vaincue et occupée à la fin de la guerre du Péloponnèse, et alors qu'il n'existait à l'époque rien d'équivalent à notre ONU, mais sans doute "quelque chose" de plus fort et de plus spécifique que les concepts génériques abstraits de ce que nous appelons le droit international - un « quelque chose » que nous ferions bien, chacun de nous individuellement, de réinventer et de travailler pour notre survie un jour à venir ? Pourquoi, à l'inverse de quelques exceptions historiques, la tendance naturelle d'évolution des cités états indépendantes semble être soit leur intégration sanglante dans un empire soit leur anéantissement intégral par mise sous cocon ou destruction physique ? Les ruines des cités mayas témoignent pour nous d’un autre avertissement que celles des cités de l’antiquité grecque.

Poser ces questions de cette façon, c’est rechercher concrètement les possibilités de notre avenir en échappant provisoirement au confort mental de notre supériorité moderne factice et en sortant de notre cadre contemporain de « Grand Marché à bas coût de transaction » autour d’un Net dévoyé, où tout le monde tend à s’assimiler aux mêmes modèles en miroir, au point que l’on croit pouvoir faire l’économie de se comprendre, et que l'on s’entraîne à faire l’économie d’exister.

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Car la plus grossière des « erreurs de perspective » nous est imposée par nos dirigeants politiques, nos grandes entreprises et tant d’institutions et d’organismes soucieux de notre bien-être par une saine gestion financière. Ils nous bombardent de slogans prétendument progressistes du genre « tous ensemble pour le développement », alors que notre planète se détruit chaque jour un peu plus, au point que des régions entières sont devenues inhabitables et que des espaces océaniques se stérilisent. Qu’importe, chacun doit s’activer à augmenter son poids sur une Terre qui se ratatine ! Grotesque provocation d’une « destruction créatrice » géante – un carnage définitif.

Donc, c’est bien un changement de civilisation du genre du « miracle grec » qu’il nous faut, ou son équivalent dans d’autres cultures, afin de recréer un système de décision collective responsable de notre destin planétaire, et pouvoir de nouveau développer notre humanité.

On a su faire.

Il est urgent de nous pencher sur les cendres historiques de ce « miracle grec », et d’activer notre cerveau d’humble hominidé pour en imaginer quelques étincelles dans le présent.

vendredi 22 juillet 2016

Disparition d'une débutante

Il m'a fallu du temps pour l'écrire cet email auquel tu ne répondras pas.

Tu as appris toute seule, il y a 5 ans, à te servir d'un ordinateur, d'un vrai PC, en commençant par un logiciel d'apprentissage de la frappe sur clavier.

Au début, ta main tremblait sur la souris trempée de sueur : concentration et peur de la faute.

Par la suite, la rédaction de quelques lignes de réponse à mes messages hebdomadaires était devenue pour toi une récréation.

Le plus difficile, c'était de trouver un moment libre pour t'installer devant ton PC, alors que tes journées étaient consacrées au service d'un mari dépendant à domicile, chaque mois de plus en plus exigeant.

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Pas le temps d'apprendre à naviguer correctement sur Internet, juste le temps de lire mon message et de rédiger une réponse.

Tu faisais tes courses plusieurs fois par semaine, surtout pour prendre l'air et pouvoir parler à des gens de toutes sortes, connus ou pas - des gens ordinaires sans préalable. Il falllait que tu prennes soin de ne pas t'absenter longtemps, te déplaçant aussi vite que tu le pouvais, frèle ombre courbée sous la charge des tâches journalières.

A presque 91 ans, on est largement en âge de mourir, tu le disais souvent.

Lucide jusqu'à la fin, de cette lucidité à l'ironie polie que les malins, les prétentieux, les agités prennent pour une forme de naïveté résignée, incapables qu'ils sont d'en imaginer la force, incapables d'en recevoir l'appel.

J'ai détruit sur ton PC mon dernier message bien arrivé. J'hérite de ta douleur de vivre.

lundi 14 mars 2016

Clic et tic

Clic à explosion

Nos médias nous assomment des bruits et nous éblouissent des éclairs d'actualités frelatées, reconstruites à partir d'instantanés d'événements espérés ou redoutés. Simultanément, l'artificialité de ce fracas contribue à nous isoler dans nos illusions circulaires en miroir de nous-mêmes en communication perpétuelle avec nos autres nous-mêmes. De plus en plus, nos "libertés" sont écrasées sous la pression informatique, par l'effet de nos obligations régulièrement rappelées par nos engins personnels portables. La poésie se prélasse dans le luxe des mots rares et des sonorités clinquantes - comme les autres arts, réduits aux fonctions d'effet de surprise, d'emballage vendeur, de halo passivant, de facteur d'ancrage. Où est le clic du temps libre ?

La découverte épouvantable du siècle passé n'est pas que notre liberté individuelle est illusoire - ce fut toujours le cas pour la plus grande partie de la population terrestre, l'autre partie étant composée d'êtres à faible niveau de conscience ("haut niveau d'inconscience" serait moins choquant ?) - c'est que la seule perspective d'avenir de l'humanité demeure la compétition planétaire. Le monde appartient à ceux qui cliquent en premier.

Il se trouve régulièrement un propagandiste enthousiaste pour nous prédire que l'économie future de notre monde moderne, ce sont des clics sur Internet. Ah, s'il pouvait avoir raison : imaginons comment chacun de nous, en quelques clics, pourrait réguler la consommation énergétique de son habitation ou de son véhicule en fonction des ressources disponibles dans les heures à venir et de leur coût de consommation sur place, directement sans aucun intermédiaire, et imaginons comment nous pourrions contribuer à l'optimisation dudit service en transmettant une prévision de nos futurs besoins les plus importants, pourquoi pas aussi notre niveau de satisfaction... Ce qui est amusant, c'est que cette vision d'apparence libérale est facilement réalisable efficacement en gestion monopolistique de la production et distribution d'énergie (centralisée ou décentralisée, c'est une autre question), en revanche quasiment impossible par le libre jeu concurrentiel entre des prestataires d'un "marché global de l'énergie". En effet, tentez d'imaginer comment "le" terminal de l'utilisateur dans l'hypothèse d'une concurrence libre et non faussée pourrait exister en modèle unique. Ah oui, il suffirait d'établir des normes pour ce terminal soit uniformisé entre les concurrents ? Mais alors, qui donc établirait ces normes, pour quand, dans quel intérêt commun, pour quelles perspectives d'évolutions futures des services rendus ?... Et puis zut, il faut simplifier, alors que le meilleur gagne dans le respect de la meilleure solution définie par les experts et, de toute façon, pour décider de toute option sur notre avenir commun, il est bien entendu que cela se fait d'un seul clic, pour ou contre !

Parmi les activités les plus prestigieuses dans nos sociétés "développées", on trouve des professions commerçantes de services immatériels pompeux, prospérant dans l'enveloppe de leurs splendeurs formelles au-dessus des populations ordinaires qui ne comprennent pas le langage abscons des grands mystères. Ce n'était pas différent dans les siècles anciens, par exemple en Europe avec les mages et les prophètes, alors que les légionnaires de l'antiquité romaine construisaient des villes, des aqueducs, des routes, avec un savoir faire dont on n'a retrouvé l'équivalent qu'à la fin du 18ème siècle. Notre modernité se caractérise par un niveau extraordinaire de libération de tous vis à vis des contraintes physiques et des limites de nos sens. Ce sont des scientifiques imaginatifs, des ingénieurs laborieux, des techniciens besogneux qui ont créé les usines à produire les instruments et les machines de notre confort et même les instruments de nos jeux. Nos vies animales ont été transformées par les résultats des trouvailles de ces gens-là (en passant par les sacrifices humains de la "révolution industrielle" et agricole) et ils continuent de maintenir notre monde technique en état de fonctionnement, y compris pour nous alimenter et nous soigner, sous la surface du business. Car le haut du pavé, celui des réussites exemplaires, ce sont des affairistes, des financiers, des juristes, des bonimenteurs de toutes sortes, dont les contributions constatées au bien commun font penser que notre monde deviendrait subitement plus raisonnable et plus créatif, bref vraiment moderne, s'ils disparaissaient tous instantanément d'un seul clic.

Insekt.jpg Automne après automne, pour le ramassage des feuilles mortes dans le parc public que je fréquente pour mon jogging depuis 50 ans (à me débuts, le mot "jogging" n'existait pas encore et les chiens aboyaient après les rarissimes originaux qu'ils voyaient courir en tenue scolaire de sport), un travailleur né très loin d'ici manie un engin à vent bruyant pour mettre les feuilles en ligne sur le côté puis un autre travailleur venu d'ailleurs, de très loin aussi, fait circuler une machine pétaradante qui met les feuilles en tas afin qu'une autre machine conduite par un autre travailleur venu de très loin aspire enfin le tas pour l'emporter sur son camion benne qui fuit un peu et pue beaucoup à chaque déplacement. Stupidité à multiple détente : gaspillage de pétrole par une mécanisation à outrance condamnant les conducteurs à la paresse physique au milieu de sources d'atmosphère polluée, étouffement précoce de toute logique de solidarité sociale qui pourrait autrement peut-être s'envisager par une forme d'imposition de travaux d'intérêt collectif réalisés par la population (il est devenu évident que ce serait le seul moyen de nettoyer vraiment durablement les rues et les couloirs des métros parisiens), ignominie de l'importation ou de la migration chez nous de pauvres gens excédentaires dans leurs pays de démographies irresponsables (notamment ceux où traditionnellement la retraite des vieux ne pouvait être assurée que par leur propre descendance), alignement destructeur des espaces publics naturels sur un schéma de type "parc de film américain certifié écologique" à entretien mécanisé, avec confection de soubassements stabilisés sur tous les chemins, qui deviennent des voies de circulation des engins en même temps que des lieux bien drainés de promenade aménagée avec bancs tout au long, préparant la progressive élimination des taillis et des arbres gênants, chaque saison un peu plus au fur et à mesure que les étroits sentiers historiques sont aménagés en raccourcis pour les poussettes et les chaises roulantes - les insectes ont été éradiqués en masse en 3 ans vers la fin des années 90, la faune vertébrée sauvage disparue est remplacée par des animaux décoratifs importés, pourquoi pas une volière d'oiseaux tropicaux ? Tout cela se tient ensemble, faut un gros clic là !

Clic à se perdre

Concentrons-nous à présent sur l'aile marchante de nos sociétés prétendument avancées : l'Entreprise !

Les ouvrages sur le management des entreprises, on aurait tort de les considérer comme des exemples de sous-littérature. Par leur vocabulaire et par leur sujet, ce sont des ouvrages de guerre - on en connaît la noblesse depuis l'antiquité. On y trouve tous les genres : discours de propagande, témoignages personnels, récits de batailles gagnées ou perdues, tactiques et stratégies, réflexions philosophiques, poésie. Souvent, c'est tout à la fois. La plupart des ouvrages de guerre sont rédigés par des généraux, des diplomates ou des espions de haut vol, on y retrouve cependant une réalité vécue par beaucoup à divers niveaux hiérarchiques ou fonctionnels.

Parmi les ouvrages de management des entreprises, on peut discerner la résurgence d'un courant que l'on pourrait qualifier d'humaniste, au sens où il s'intéresse aux gens dans l'entreprise, toutefois bien concrètement en vue d'en faire un avantage sur la concurrence. En effet, ce courant n'a pas grand chose à voir avec les mouvements socialistes ou paternalistes des débuts de la révolution industrielle, ni avec les tentatives de généralisation des valeurs du compagnonnage. Récemment, ce courant s'est exprimé principalement dans les conceptions d'"entreprise apprenante" : organigramme en râteau, valorisation et partage de l'expérience, généralisation des contributions du personnel aux améliorations du service aux clients et des produits, etc. Les sociétés de conseil et de services informatiques ne sont pas les seules concernées, ce type de modèle est aussi celui des entreprises industrielles de production ou de logistique en flux tendu, soumises à de fortes contraintes de flexibilité.

A côté des beaux écrits, la réalité peut cependant s'avérer très crue. Par exemple, de grands groupes industriels externalisent progressivement une partie de leurs bureaux d'études, soit vers des pays où les salaires d'ingénieurs sont plus bas, soit sur place carrément en usant de diverses formules de portages salariaux ou d'associations informelles d'autoentrepreneurs.

PetLib.jpg Néanmoins, il existe une mode de la pensée managériale, orientée vers la reconnaissance de la singularité de l'expérience individuelle et de sa valeur pour l'entreprise. Et il semble qu'enfin, les approches naïves des années 2000 du "management des connaissances" (Knowledge Management) par un archivage documentaire informatisé ont muté vers des programmes à la fois moins réducteurs et moins coûteux. L'accent s'est déplacé vers les conditions de la participation du personnel à de tels programmes. Prioritairement, on recherche la création de la confiance entre les personnes destinées à partager leur expérience et surtout son maintien dans le temps. L'excellence de l'informatique de partage devient secondaire. Après l'éblouissement technologique, on retrouve une longue tradition du management.

Quel beau titre que Liberation Management (Necessary Disorganization for the Nanosecond Nineties), Tom Peters, Pan Books, 1992, 800 pages environ. Ou, à l'inverse, quelle honteuse prétention à "gérer" une forme de libération - mais peut-on y échapper pratiquement, dans la société en général comme en particulier dans le cadre d'une entreprise ? C'est bien la vaste question de l'accession à la "liberté" dans le monde moderne, ou de son maintien, qui est ainsi posée dans le titre de ce bouquin de référence. Il est dommage que la pertinence de la question ne s'impose pas aux détenteurs du pouvoir sur l'évolution d'Internet et du Web comme instruments de libération. Ou alors, ce n'est que l'apparence d'une libération ?

Pour notre sujet, mais peut-être aussi plus généralement, l'ouvrage de Tom Peters n'apporte en réalité pas grand chose de neuf, au-delà de références documentées aux écrits de certains papes du libéralisme économique et au delà d'une présentation enthousiaste de cas exemplaires, en comparaison des grands classiques du management dont le seul parcours de la table des matières manifeste encore l'actualité, par exemple, "The reality of organizations" de Rosemary Stewart (1970, Pan Management Series, 190 pages). Cependant, Peters donne un éclairage original sur un point particulier, au travers d'exemples de collaboration à distance entre les consultants d'une grande société internationale de conseil, où il met l'accent sur la relation humaine et la diplomatie individualisée nécessaire au partage d'expérience entre des professionnels de facto concurrents dans l'évolution de leur carrière et plus immédiatement sur le montant de leur prime personnalisée de fin d'année, et même dans une culture d'entreprise favorisant le repérage rapide des bonnes compétences internes en fonction des dossiers en cours.

RoseStew.jpg J'ai pu visiter, dans les années 75-80, dans l'Est de la France, une entreprise spécialisée dans la fabrication d'un composant décoratif personnalisé à destination des industries d'emballages alimentaires en flux tendu. Les machines de production de l'usine étaient d'une grande variété, notamment pour réaliser de très petites séries dans un délai court. A l'époque, on m'avait dit que le patron répartissait chaque année les bénéfices de l'entreprise (après provisions pour investissement etc) également entre ses employés, de fait tous considérés comme des compagnons artisans. L'entreprise existe toujours, mais elle a été rachetée par un grand groupe... Ce modèle artisanal n'est pas généralisable tel quel, c'est pourtant la référence fondatrice de toute entreprise comme lieu de partage des expériences entre des professionnels. Autrement, entreprise apprenante ou pas, organigramme en râteau ou pas, on retombe infailliblement sur le modèle de la course des rats, ou une forme d'ubérisation de l'intérieur, avec l'expérience de l'autre comme véhicule utilitaire transitoire. Malheureusement, cette évidence apparaît difficilement comme telle dans une grande organisation, victime des luttes de pouvoir et des effets de masse. Dans une start-up, son ignorance ou sa négation sont à la source de beaucoup de dissensions fatales.

Seuls les fondamentaux de la nature humaine sont communs aux start-up, aux entreprises moyennes, et aux multinationales. Même dans les algorithmes et les logiciels les plus abstraits que nous créons pour contrôler, pour gérer, ils sont implicites. De toute façon, au bout du bout, il y a une personne avec ses gros doigts et ses yeux fatigués devant un écran, qui "décide". Comme c'est rassurant !

Clic pour voir, clic de vote, clic à fric, clic d'erreur, clic de retour, clic de plus, clic de moins, clic de rien du tout, y a plus personne depuis le début.

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