Web A Version

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Tag - Morale

Fil des billets

mercredi 19 janvier 2022

Projections

Inversion

Le 28 octobre 1918, dans un appartement d'un immeuble au numéro 20 du boulevard Richard-Lenoir à Paris, le docteur B. a rédigé une ordonnance pour une patiente de 24 ans, enceinte. Plusieurs médecins étaient passé les jours précédents, avaient fait le même diagnostic. Ils étaient vite repartis.

Grippe espagnole.

J'ai retrouvé un double de l'ordonnance du docteur B. complètement illisible, dans un dossier d'archives familiales. La mémoire familiale disait que cette prescription du docteur B. avait sauvé sa patiente, bien qu'elle ne contenait qu'une sorte de potion à faire soi-même à base de produits naturels, dont un miel très spécifique que l'on avait remplacé par un miel vendu dans le quartier - ou par ce qui était vendu comme tel. En 1918, c'était la guerre.

La patiente a donné naissance le 08 novembre suivant, soit 10 jours plus tard, à son premier fils. Elle était ma grand mère maternelle.

Quel est le rapport entre cette histoire particulière et l'actuelle crise du covid ?

C'est justement l'énormité des différences qui m'a forcé à la réflexion.

1/ La grippe espagnole fut une épidémie effroyablement mortelle y compris parmi les jeunes. Elle a plus tué que la Grande Guerre.

2/ On ne savait pas guérir les patients atteints de la grippe espagnole, d'autant moins dans les restrictions durant la Guerre. L'action de la potion du docteur B. fut peut-être surtout d'ordre psychologique. L'efficacité fut néanmoins réelle et totale. Les autres docteurs, ceux qui s'étaient défilés après la récitation des recommandations usuelles à l'époque, avec le recul, on ne peut pas les qualifier d'incompétents : il valait mieux ne rien prescrire au-delà de recommandations banales que de tenter l'application d'un remède violent dont l'efficacité aurait été hasardeuse, encore plus sur une femme enceinte. Objectivement, rétrospectivement, leur "fuite lamentable" devant la détresse de la famille a permis la guérison.

Aparis.jpg

Note. Beaucoup de personnes atteintes de la grippe espagnole vers la fin de la Grande Guerre et après (il y eut plusieurs vagues), ne sont pas mortes du virus mais des suites d'infections bactériennes. La chimie des antibiotiques est bien postérieure à cette période, et on ne disposait pas des moyens modernes d'analyse. En plus, les conditions d'hygiène, particulièrement dans les camps militaires, n'étaient certainement pas au bon niveau. Dans beaucoup d'immeubles parisiens tel que celui où habitaient mes ancêtres en 1918, la distribution de l'eau et du gaz n'existait pas. Il reste que le risque des infections parallèles à une infection épidémique virale, directement ou indirectement provoquées par cette dernière, semble encore de nos jours diversement reconnu et traité selon les régions du monde.

Cette histoire transmise dans la tradition familiale sur deux générations me court dans la tête depuis le début de la crise du covid. Le résultat en est que cette crise actuelle m'apparaît chaque jour plus artificielle et grotesque, malgré les répétitions d'injonctions morales et de communications alarmantes, malgré les témoignages convergents et les recueils d'avis approbateurs dans les médias.

Akyo.jpg

La crise me paraît d'autant plus artificielle et grotesque à présent (mi janvier 2022) que la vague des hospitalisations ne semble pas plus élevée dans mon pays que la normale en période hivernale. Pourquoi subissons-nous encore une campagne de terreur dans les grands médias comme au début de la crise, pour une maladie qui n'atteint gravement que des personnes affaiblies par d'autres maladies ou par l'âge, en fin de compte globalement avec une très faible mortalité ? Pourquoi toutes les possibles médications inoffensives ont-elles été exclues a priori, laissant le champ libre aux faux remèdes à prix d'or ? Pourquoi faut-il prolonger la soumission de la population à des traitements préventifs innovants qui ne s'avèrent partiellement efficaces que sur une courte période après leur administration ?

Ces questions ont-elles des réponses autres qu'un renvoi à un argument d'autorité ou au contraire, un aveu de renoncement dans une sorte de fatalité ? Vues d'en bas par un simple citoyen d'un pays occidental, les annonces officielles successives des mesures imposées, les communications de justifications moralisantes qui les préparent puis les accompagnent, sont les productions des rationalisations pulsionnelles d'un robot ignorant de la réalité humaine, et même parfois de toute réalité imaginable.

Alors, dans ma perspective en rétro projection d'un épisode familial de grippe espagnole en 1918, j'ose imaginer qu'une médecine ordinaire comme celle du bon docteur B. actualisée de la connaissance des traitements courants des maladies épidémiques virales des voies respiratoires, plus quelques recommandations générales d'hygiène préventive, plus quelques ajustements ciblés dans les établissements de soins, c'était largement suffisant pour traverser la crise du covid, une fois ce dernier reconnu et ses effets suffisamment évalués, sans affoler les populations ni leur imposer des restrictions contraignantes, sans consacrer des fortunes à l'achat de médications sorties d'un chapeau, et finalement, en conséquence, sans aucune nécessité de soutien par dizaines de milliards aux sinistrés de l'économie.

Renversement

L'Histoire jugera la gestion de la crise du covid, celle des pays du monde, celle des organes supra nationaux, celle des entreprises qui en ont activement profité.

On doit espérer que le jugement de l'Histoire sera précoce, logiquement argumenté et documenté. On doit espérer qu'on laissera courir les fauteurs médiocres, les mercenaires assassins de la raison, et même les tueurs besogneux de l'esprit, ne serait-ce que par simple souci d'économie et de réalisme. On doit espérer que ce jugement ne s'intéressera pas seulement aux aspects économiques, mais bien à la gestion au sens le plus large dans toutes ses dimensions, afin de proposer, dans la perspective de crises à venir de plus grande ampleur, les éventuelles adaptations urgentes à réaliser, notamment dans les organes décisionnels pour éviter l'enfermement dans des logiques d'exception, notamment dans le domaine de la communication aux populations pour ne pas étouffer l'intelligence, dans les investissements pour développer les compétences spécifiques aux temps de crise et adapter les organisations et les équipements, dans le domaine scientifique pour accélérer la diffusion des nouvelles connaissances, dans l'industrie du numérique pour permettre aux populations de détecter les tentatives les plus grossières de manipulation.

En effet, si le jugement de l'Histoire restait au niveau des valeurs et de la morale, si le jugement de l’Histoire se déployait uniquement dans le dévoilement sensationnel d'arnaques monstrueuses et d'agissements indignes, on n'aura rien appris ni rien préparé en vue d'une nouvelle crise, d’autant moins qu’elle sera probablement d'une toute autre nature - par exemple en conséquence d'un conflit international violent, d'un cataclysme volcanique, ou d'un effondrement monétaire.

Une leçon sociologique de l'Histoire serait qu'il est dangereux de laisser des peuples s'abandonner à des logiques d'exception, car ces logiques sont par nature des logiques de guerre - guerre contre d'autres, contre soi-même, contre tout - du fait qu'elles s'alimentent de l'exploitation répétée des émotions nationales, humiliations, souvenirs de grandeur, croyances utopiques, etc. L'historien, le sociologue, l'anthropologue ne devrait plus se limiter à l'analyse de symptômes jugés aberrants des sociétés étudiées ni se perdre dans la recherche des causes spécifiques de ces symptômes, le vrai problème est celui des mécaniques sociales d'enfermement, de la compréhension de ces mécaniques, et de l'invention de méthodes pour briser la progression de l'enfermement avant l'atteinte de l'état stable de folie collective autoentretenue, dont l'Histoire et l'actualité nous prouvent qu'il est assez facile à provoquer et à faire durer. Les expériences historiques comme les dernières actualités montrent que l'enfermement mental d'un grand peuple ne peut pas se surmonter par les rencontres de négociations commerciales avec l'extérieur, encore moins par les affrontements diplomatiques avec des représentants de pays ou d'organisations imprégnés de leurs propres références, ni par les démonstrations militaires de forces protectrices de valeurs en danger.

Brunner.jpg

Une grande question planétaire du siècle serait : comment opérer notre libération mentale, au niveau des peuples, pour sortir de nos logiques d'exception (autrement dit échapper aux dérives exclusives de nos enfermements mentaux) et inventer des logiques plus puissantes dans un monde globalisé ? Les logiques à vocation universelle sont par nature et dans les faits rapidement condamnées à enrichir le patrimoine mondial des échecs à répétition, par les conflits d'interprétation, les dévoiements d'intentions, les soupçons réciproques, les compétitions sournoises, carrément à l'opposé de l'idée originelle, faute d'avoir institué les capacités d'évolution jusqu'à la remise en chantier, mais surtout fondamentalement du fait de leur dépendance arbitraire d'un niveau d'abstraction surhumain (valeurs universelles, droits de l'Homme, etc.). Pour induire un effet inhibiteur des mécaniques d'enfermement, il faudrait donc mettre en oeuvre des logiques adaptables à l'atteinte de buts pratiques définis indépendamment de ces logiques - donc, pour simplifier, des logiques "utilitaires" plutôt que des logiques "dominantes". Comme exemple de logique pratique adaptable, on peut penser à la démarche scientifique authentique, fondée sur le doute, la curiosité et l'interrogation - à ne pas confondre avec une mimique de répétition des connaissances du moment ni avec la fabrication automatisée de preuves par presse bouton algorithmique. Cette logique scientifique n'est pas applicable dans les cadres de confrontation des postures, tels que sont tous nos cadres existants hérités du passé. Il faudrait donc créer de nouveaux cadres au-delà des coopérations scientifiques internationales existantes, des réunions de sociétés savantes et plates formes de publications scientifiques - de nouveaux cadres à la fois plus ambitieux et temporaires, pour des buts de réalisations pratiques a priori obtenues dans de meilleures conditions et une meilleure maîtrise des résultats par l'organisation d'un partage international. Des projets civils multidisciplinaires de grande ampleur, impliquant des parties significatives des populations de divers pays, si possible à la fois en tant que clients et acteurs, par exemple dans des expérimentations régionales (nouvelles technologies de partage des connaissances, adaptations pour l'autosuffisance alimentaire, renouvellement d'infrastructures, systèmes de surveillance des cultures et des réseaux nourriciers...) pourraient être les lieux d'application de logiques scientifiques adaptées, si cela est organisé, instrumenté comme une priorité reconnue "par tous au bénéfice de tous", en parallèle et au-dessus des logiques procédurales bien connues de bonne gestion.

Bobohl.jpg

Nos activités humaines, nos pensées humaines du monde contemporain sont encore les produits des logiques mentales d'une époque préindustrielle, dangereusement inadaptées au monde présent. Les promesses d'un avenir lumineux grâce aux nouvelles technologies, à l'innovation, à l'intelligence artificielle, au management disruptif, ne font que reproduire les invitations historiques à repousser les frontières, conquérir de nouveaux espaces, faire la révolution. Sur une planète unique complètement occupée et surexploitée, ces appels mènent fatalement à la guerre et à la destruction. Les frontières à repousser sont celles de notre psychologie hantée par les peurs, les espaces à conquérir sont les élargissements de nos capacités d'imagination et de notre génie relationnel, les révolutions à faire sont les créations de grands projets de solidarité planétaire. Jamais dans l'Histoire, nous n'avons disposé de moyens aussi puissants de créations de liens relationnels, mais ce ne sont que les infrastructures matérielles des liens à imaginer. Pour l'harmonie des humains entre eux et la paix avec leur monde, il reste beaucoup à inventer.

samedi 15 janvier 2022

De quelques servitudes involontaires et de leur assimilation durable

Actualité du « Discours de la servitude volontaire »

En 1576 de l’histoire de France, Etienne de La Boétie publie un « Discours de la servitude volontaire ».

Régulièrement, nos penseurs et discoureurs contemporains s’y réfèrent. C’est au point que la seule citation du titre suffit à provoquer une mentale révérence des interlocuteurs, auditeurs, spectateurs devant la radicalité supposée de la révélation de leur propre état.

Delaser.jpg

On pourrait discuter savamment des intentions de l’auteur, après avoir relu le texte et après avoir reconstitué son contexte historique et les éléments particuliers qui l’ont influencé.

La signification de beaucoup d’abstractions morales, la répartition des valeurs premières selon le statut social, ont changé au cours des siècles jusqu’à nos jours, par l’effet des révolutions idéologiques et matérielles, plus que par la reconnaissance des humanités diverses – reconnaissance de variantes culturelles dispersées par le vent de l’Histoire plutôt que d’exemples de sociétés vivantes dont certains fondements pourraient inspirer un renouvellement des supposés axiomes d’un monde moderne unifié universel.

Alors, la référence actuelle à ce « Discours de la servitude volontaire » du 16ème siècle peut sembler paradoxale. Est-ce juste une astuce rhétorique pour éblouir la galerie et faire passer une pilule amère - ou même pas, une courbette pour se conformer à une mode d’intellectuels ?

Dans notre monde moderne, un discours sur « la servitude volontaire » pourrait-il se réduire, comme son modèle du 16ème siècle, au recueil d’évidences reconnues, comme dans une dissertation exemplaire sur l’idée de liberté en vue d’obtenir une mention Très Bien, à partir des illustrations historiques reproduites dans les bons manuels et de quelques anecdotes partagées dans la bonne société ?

Les servitudes dans notre monde moderne des nouvelles technologies, les servitudes qui pèsent directement sur chaque personne humaine, peut-on les imaginer comme des résultats d’acceptations volontaires ? Par exemple, l’asservissement physique au smartphone, la soumission mentale aux avalanches de messages diffusés, sont-ils objectivement contestables par les populations qui les tiennent pour des services ? Un refus réfléchi et calculé de cette servitude par une large population peut-il être un choix dans nos sociétés numériques ?

Les grandes servitudes dans notre monde moderne, les mécaniques et procédures qui dirigent une partie des activités contraintes de nos personnes sous le poids d’institutions en multiplication délirante, peuvent-elles être considérées comme volontaires, même dans un contexte prétendument démocratique ?

Ah oui, le monde a changé (presque partout) depuis l’époque du « Discours », depuis l’époque des contrats d’esclavage, depuis l’époque des pensionnats de formation des élites, depuis l’époque des proclamations sur les places de nos villages. Mais, au fond, est-ce la nature de la soumission qui a changé ou seulement son mode d’action ? Et, à notre époque « moderne », la réaction à la servitude, et avant cela, l’imagination d’une possibilité d’évasion, sont-elles à la hauteur du changement accompli dans les modes d’asservissement et dans le tourbillon du renouvellement de ses formes informatisées ?

Ce qui n’a pas changé depuis le « Discours », c’est la nature humaine, en particulier la tendance arrogante du puissant (et de toute personne en position de pouvoir) à l’humiliation de son prochain, jusqu’à provoquer la fuite des asservis dans une réalité sociale parallèle dont eux seraient les inventeurs du langage et des signes.

Si on en reste à ces constats et ces questions, il n’est pas surprenant que l’autre référence célèbre dans les discours d’intellectuels, celle de la dialectique maître - esclave, se situe au même niveau d’inutilité pratique que le « Discours ».

Cependant, qu’est-ce qui rend le « Discours », malgré son ancienneté, encore pertinent en apparence ? Ne serait-ce pas une illusion dans son interprétation qui amène, à partir d’une accumulation d’exemples littéraires à propos de la servitude et de son contraire la liberté individuelle, à induire l’existence d’un principe de Liberté, un idéal à vocation universelle ?

Les idéaux à vocation universelle, comme la Liberté et quelques autres (autrement dit : les valeurs), sont des ressorts du maniement des masses en vue des actions collectives. Combien de pauvres gens sont morts à la guerre, dans un état de totale servitude, pour la défense de la Liberté ? Les universaux sont des catalyseurs mentaux des passions, quelqu’un a du le dire autrefois et bien mieux.

C’est évident, dans les pays occidentaux après les développements révolutionnaires de leur époque moderne préindustrielle, un principe de Servitude ne pouvait avoir aucune chance de succès, sauf comme représentant du Mal en opposition au Bien. Pourtant, dans les faits, c’est bien encore la Servitude qui nous domine actuellement, souvent sous l’apparence d’une association de circonstance entre son contraire, la Liberté, et un autre beau principe universel, par exemple la Science, la Responsabilité… C’est un truc des grands réprouvés : ne jamais apparaître sur le devant, ne jamais se faire passer pour quelqu’un d’autre, car le risque d’être contré ou démasqué frontalement est trop important, mais agir sur la relation entre plusieurs. C’est la vie.

Comment sortir des oppositions binaires entre les idéaux, bons et mauvais, que certaines de nos traditions sociales prétendent nous imposer ? Ces idéaux, les bons et les mauvais, sont nos servitudes premières, mentales, mais c’est bien dans notre réel physique historique que leurs illusions de représentation prouvent leur fausseté et leur nocivité. Ceux qui croient se battre pour un idéal sont régulièrement trahis en favorisant l'idéal opposé dans les faits, à tous les niveaux de pouvoir et de généralité, de la famille au commerce et jusqu’au gouvernement d’un état.

A notre époque, un autre message serait à redécouvrir dans une interprétation actualisée du « Discours ». Les réalités sociales de la servitude et de la liberté, les réalités sociales de l’empathie et du partage des sentiments de servitude et de liberté, sont contextuelles et locales. Ces réalités devraient être considérées avec les instruments de la raison, et surtout pas dans la perspective d’un combat universel imaginaire entre des idéaux encore plus imaginaires, qui ne peut produire que la tétanie de la pensée, justifier le déchaînement des excès, réduire la société à une mécanique d’engrenage de conflits prétextes.

Pour une dynamique sociale durable

Le problème social actuel, c’est de surmonter nos blocages, personnels et sociaux, afin de pouvoir affronter par la raison la croissance de contraintes fatales non maîtrisables. La première contrainte est celle de l’épuisement des ressources énergétiques naturelles (pétrole, gaz,…) et des ressources minérales qui sont à la base de la révolution industrielle et de sa prolongation en révolution numérique, La deuxième contrainte est celle de la transformation de l’environnement, climatique, biologique, dont l’accélération est la conséquence de l’industrialisation massive.

Le problème social actuel, pas seulement dans les pays « occidentaux », pas seulement dans les pays « démocratiques », pas seulement dans les pays très industrialisés, est de créer une dynamique sociale durable raisonnée. En effet, il devrait être évident que nos sociétés sont enfermées dans des structures, des concepts, des institutions… tous conçus pour une finalité de société parfaite immuable. La stabilité dans l’ordre et la compréhension mutuelle, n’est-ce pas d’ailleurs ce que nous concevons comme l’un des buts premiers de toute institution d’une société ? L’histoire chaotique de l’humanité au cours des siècles, n’avons-nous pas tendance à l’interpréter comme une progression vers un futur à l’image du présent (très confortable relativement au siècle précédent), juste encore un peu mieux ?

La récente mini crise du covid sera-t-elle enfin bientôt considérée comme révélatrice de la pesanteur grotesque de certaines abstractions dominantes et surtout plus généralement, de la sclérose de nos sociétés ? Il existe bien d’autres révélateurs de cette sclérose, certains sont devenus familiers mais pas moins graves.

Boiscour.jpg

Le niveau de nos connaissances des facteurs de la dynamique sociale demeure d’une grande pauvreté en regard de ce qui nous serait utile maintenant. Cependant, peu à peu, des études en sciences humaines (histoire, anthropologie,..) - progressivement débarrassées des cadres doctrinaires dominants aux 19éme et 20ème siècle et sans rechercher une compensation par une illusion de découverte mirifique - commencent à produire de la matière jusqu’ici méconnue, sur les créations sociales notamment aux marges de contact entre des sociétés stables très différentes, sur l’évolution des mentalités en fonction des changements subis et diversement intégrés dans la mémoire des peuples, sur les réalités de la démarche scientifique et la nature de la connaissance scientifique, etc. Néanmoins, les programmes politiques et encore plus les décisions gouvernementales demeurent déterminés par des sondages d’opinion et par l’état d’indicateurs de la société telle qu’elle peut être interprétée dans des cadres prédéfinis depuis des dizaines d’années, mécaniquement inadaptés à la détection d’évolutions significatives hors cadres. Les freins sont bien serrés partout, la paresse et l’avidité individuelles ne suffiraient pas à entretenir un tel immobilisme !

Il existe, il a existé de puissants facteurs historiques de dynamique sociale. Par exemple et à des niveaux divers de généralité : la révolution néolithique (élevage, agriculture, navigation), la création des grandes routes et voies commerciales, l’organisation de villes puis d’empires, les conquêtes militaires (évolution rapide obligatoire des vaincus assimilés), les morales religieuses, l’invention des mathématiques… l’invention d’une démarche scientifique, la révolution industrielle, la diffusion des connaissances.

Peut-on considérer que ces dynamiques sociales historiques étaient volontaires au-delà de l’atteinte locale d’objectifs d’imitation compétitive par quelques acteurs spécialement concernés ? Les buts de ces dynamiques historiques étaient-ils exprimés pour la totalité des populations dans leur diversité ? Les finalités vitales pour l’humanité étaient-elles les premières dans la conscience personnelle des acteurs ?

Donc, tant pis pour l’oubli de certains facteurs historiques importants de dynamique sociale. Nous sommes au temps présent, dans la certitude de la destruction à venir de notre société actuelle.

Nous avons encore le luxe de pouvoir choisir : victimes éparpillées dans la multiplicité d'états de panique incapacitante, ou acteurs d’une évolution maîtrisée.

Dessine-moi un mouton.

En théorie, c’est simple, il suffit d’anticiper. Volontairement, au niveau des états, des régions, des foyers, il suffit de progressivement couper l’alimentation des ressources en voie de disparition (alimentation directe et indirecte dans les produits importés). Et tout aussi volontairement, il suffit parallèlement d’adapter – quoi qu’il en coûte – le fonctionnement de nos sociétés. Il est évident qu’il faut pour cela un plan d’ensemble, a minima une description argumentée et cohérente des étapes d’évolution de la société au cours de ses transformations, en particulier pour organiser les disparitions ou adaptations des structures et organes les plus dépensiers de ressources à préserver. Il est évident que ces transformations impliqueront des changements importants des modes de vie, lieux de vie, projets de vie des populations.

Un mouton passe. Ne pas oublier que nos rêves doivent suivre.

Il devrait être évident que l’activation, au niveau (inter)étatique, de facteurs historiques de dynamique sociale n’est pas raisonnablement envisageable, même si on en maîtrisait les paramètres au point de savoir en user pour les combiner au mieux dans notre réalité présente. En effet, la mise en œuvre d’un hypothétique art suprême de la recréation sociale nécessiterait une destruction préalable ou une refonte importante des architectures institutionnelles, légales et fonctionnelles « garantes de la stabilité » sous toutes ses diverses formes, la mise à l’écart des incompétents… et on peut parier qu’un tel grand nettoyage produirait l’apparition d’une forme de dictature tout aussi bornée et statique que les institutions défuntes, avec quelques bouffées fantasques supplémentaires, la dégénérescence des élites par la corruption et la compétition servile, l'asservissement des médias en étouffoirs de la pensée et pour le gouvernement de la vérité, l'extension illimitée des postes et faveurs réservés aux affidés du pouvoir, la soumission des compétences aux artifices de la gesticulation et du simulacre, etc.

Bonh.jpg

Autrement dit, la mutation interne progressive de nos sociétés pseudo démocratiques actuelles, par poussées brutales successives sous la pression des réalités dans les 50 ans à venir, ne serait pas la pire des « solutions », à condition que nos gouvernants sachent anticiper a minima les transformations les plus importantes, notamment par l’allègement des facteurs spécifiques de blocage de ces transformations, dans les institutions à tous niveaux, organes de contrôle, lois, réglementations, normes.

Dans les quelques années à venir, après plusieurs impacts douloureux des réalités physiques sur nos vies quotidiennes, nos politiques pourront-ils se contenter de manipuler les foules par des programmes électoraux flous, puis de justifier leurs actes de gouvernement par la gonflette des valeurs, par les rappels aux grands principes moraux, par l’évocation d’exemples anciens, sous couvert de la sacralité supposée de leur haute fonction ?

Car la transformation sera dure. Au plan personnel, elle sera carrément insupportable si nos rêves ne s’adaptent pas.

Heureusement, même si les valeurs, la morale, l’éthique, les lois et réglementations, les codes et coutumes sociales peuvent rester en suspension au-dessus de réalités en transformation accélérée, il reste une dimension de la vie personnelle propice au développement de nouveaux rêves personnels, celle des grands projets.

D’où, dans les circonstances d’une société en besoin d’évolution rapide, l’importance cruciale du développement des projets collectifs de transformation de la vie courante locale ou régionale faisant contribuer la plus grande part possible des populations. D’où par ailleurs, pour combler le grand écart entre une réalité en reconstruction et le pilier de la morale « valeurs – éthique – lois – codes et coutumes », l’importance des projets comme créateurs et expérimentateurs d’ »étiquettes» à côté de ce pilier.

Autrement dit, c'est une manière de "faire la révolution" sans casse.

Une étiquette de projet décrit les règles d’organisation et de fonctionnement, les relations entre acteurs, l'emploi et le développement des compétences, etc. Une étiquette de projet est par nature peu dépendante du pilier moral dans la mesure où la seule vraie contrainte sur une étiquette est de ne pas être en opposition à un élément de ce pilier. En fait, les nécessités d’aménagements propres à chaque projet peuvent justifier quelques écarts d’interprétation des éléments du pilier moral, d’autant plus facilement que ce pilier empile des incohérences du fait de sa construction artificielle étalée dans le temps.

Un projet est un lieu de création de « lois » contextuelles provisoires, un lieu d’évasion de l’opposition binaire liberté - servitude. Les chefs de projet qui ne l’ont pas compris ne sont pas dignes de leur position. En particulier, dans un grand projet à enjeux collectifs, c’est une faute de confier la rédaction des lois internes du projet – ce que nous appelons l’étiquette – à un (pseudo) responsable de la Qualité pour produire une « spécification de management « d’après un modèle standard, comme un exercice de pure forme à réviser plus tard seulement à la page de la liste des participants, alors que l’expérience des associations, organisations, entreprises concernées devrait inspirer une étiquette spécifique évolutive après un recueil critique des pratiques, avec expertise et humanité. Un projet mal fagoté est vécu comme une calamité par ses contributeurs, les fournisseurs savent en profiter, les clients du projet perdent confiance dès les premières phases, alors ce n’est pas un « vrai chef » qu’il faut pour aboutir, c’est une remise à plat de tout le projet… Autrement dit, dans les circonstances d’une société en transformation, si un grand projet n’est pas en soi conçu comme une création progressive - pas seulement la création des produits attendus en fin de projet mais une création sociale spécifique (à l’échelle du projet) - le ratage est assuré et on devrait en faire l’économie.

D’autres billets de ce blog développent divers aspects spécifiques des projets de transformations sociales, notamment les projets collectifs de réalisation d'infrastructures d'intérêt général, par différence aux grands projets d'ingénierie, mais évidemment en reprenant de ces derniers les éléments indispensables à la conduite des aspects techniques, matériels, financiers etc. dans le temps.

Le bonheur sans l'extase

En conclusion, voici quelques paragraphes de philosophie en bouts de ficelle, en résumé des propositions selon une autre progression justificative.

Il est vain d'imaginer une morale du provisoire, une éthique du provisoire. Les valeurs qui les fondent sont par nature éternelles, et la morale et l'éthique sont conçues en vue du monde le moins imparfait possible, le plus stable possible en regard des critères de l'éthique et de la morale.

Ce que nous avons appelé "pilier de la morale", c'est l'empilement "valeurs - éthique - lois - codes et coutumes", autrement dit l'architecture mentale (branlante mais passons) commune de nos sociétés, dont il est vain d'imaginer des mutations en préalable à l'action collective - dans l'urgence des transformations à opérer dans nos sociétés physiques.

Donc, dans un esprit pratique, il faut trouver ailleurs l'espace de création de nos "lois" du provisoire.

Quel autre espace de création serait mieux adapté que celui des grands projets collectifs, surtout s'il est lui-même à créer et que tout le savoir pour le faire existe ?

Notre "loi" du provisoire local, nous l'appelons "étiquette" faute de mieux, parce que ce terme, contrairement aux autres candidats comme "code" ou "règle", porte une idée de légèreté, d'artificialité et d'ouverture. L'équivalent existe certainement dans les langues qui en auraient le besoin, à moins qu'elles aient été totalement investies par la mentalité juridique, auquel cas, l’étiquette sera éclatée entre plusieurs documents du "project management".

L'extase de soumission aux détails du pilier de la morale, les ratiocinations à rebondissements sur des micro conflits binaires, le ravissement dans l'infini des croyances confortables, la multiplication des délégations gratuites aux élites, les espoirs d'hyper solutions automatiques... sont sur la voie directe de notre anéantissement par un monde qui met toute l’humanité - et toute humanité - en question.

Une troupe de moutons déboule. Cabrioles, Sauts périlleux. Banal, de leur propre initiative.

Le bonheur se trouve dans l'action.

lundi 4 mai 2020

Pour un petit pourcentage

Voici, pour une fois, un billet d'actualité locale.

Pour un déconfinement de la société

La seule perspective d'une épidémie nouvelle, contre laquelle n'existe aucun remède et sur laquelle on ne sait rien (même pas à ce jour comment elle se propage), fait que toute notre société s'est mise à l’arrêt pendant plusieurs semaines début 2020, à part les services de santé et quelques fonctions vitales.

Il semble qu'au total les pertes humaines potentielles soient faibles, si on les évalue brutalement en pourcentage de la population totale. Même si ce n'était pas finalement le cas, la vulnérabilité de notre société "démocratique moderne" apparaît proprement terrifiante, déjà pour quelques pourcents d'écart à son ordinaire, lorsque la cause de cet écart relève de l'étrange ou de l'inimaginable. La société "démocratique moderne" se révèle, à cette occasion, plus instable que les anciennes sociétés historiques, dans son fonctionnement physique et encore plus dans son mental.

A l'écoute forcée des médias, nous pouvons apprendre à distinguer les vrais scientifiques des notables imbus, à faire la différence entre les durs à la tâche et les représentants de leurs propres intérêts, entre les tristes et les faiseurs de frisettes.

Nous pouvons constater la péremption des plus bavards de nos experts en économie nationale et internationale, dont le modèle de référence se limite à la comptabilité pour le petit commerce et à la gestion des monnaies de pièces fondues en métaux précieux.

Nous pouvons constater le vide des usages d'Internet dans la vie démocratique.

Nous pouvons constater les distorsions de nos médias de grande diffusion, notamment à l'occasion de pseudo débats, et par l'invasion sur certaines chaînes de très élaborés pseudo reportages à visée de réclame publicitaire ou de désinformation.

Nous pouvons observer les maladresses de nos dirigeants dans les incertitudes, avec l'apparition inévitable de goulots d'étranglement multiples à gérer en double organisation centralisée et locale, pour l’alimentation en matériels et en produits sanitaires, puis pour la remise en fonction de quelques secteurs d’activités. Le niveau de science logistique de nos dirigeants n'atteindrait-il même pas celui du magasinier – connaissent-ils l’existence d’une branche des mathématiques consacrée à la gestion des files d’attente ? Les statistiques sanitaires publiées ne permettent pas de comprendre les différents flux et processus autour des centres de soins et encore moins à l’intérieur, sans aucune possibilité d'appréhension de la gestion des ressources rares dans l’ignorance des temps d’attente et de passage. Ce n’est certainement pas à notre intelligence que s’adressent les médias en nous diffusant quotidiennement le cumul des décès et le cumul des hospitalisations depuis la date de début du comptage. Sommes-nous condamnés à l’attitude hystérique d'un conducteur d'automobile qui fixerait son rétroviseur par peur de ce qu'il découvrirait devant lui par une vue d’ensemble ? Alors, c’est évident, « tout devient possible »….

Invaprof.jpg

C'est pourtant la maîtrise d'une science logistique qui a permis de construire les sociétés humaines, de surmonter leurs environnements parfois difficiles, de réaliser de grands projets (aussi de grandes folies), dans la pesanteur du monde physique et dans les approximations du réel, du social et de l'humain. C'est pourtant cette science-là qui est la base de la vie physique et fonctionnelle de toute société humaine - mais certes pas directement à la base de ses "grandes idées".

Osons constater que nos sociétés modernes ont oublié leurs bases pratiques et que les besoins associés de finalités concrètes en termes de vie quotidienne ont été enfouis au prétexte de leur supposée banalité - par compensation magique, les concepts en couples de jumeaux ennemis, tels que résilience et complexité, recouvrent la misère de la pensée.

Osons constater que nos sociétés modernes, dans la dynamique confortable des progrès industriels par l'usage des ressources énergétiques naturelles, reposent encore sur d'antiques croyances et principes imprescriptibles y compris dans les directions que prennent leurs prétendues technologies de pointe. Les débats d'idées engraissent le sommeil de nos esprits ; ce sont des spectacles sans enjeu, confinés au commentaire sans fin de l’actualité en l’absence d’une expression de finalités propres de nos sociétés. Les échanges ne peuvent que se rétracter au seul énoncé des intouchables croyances et principes qui représentent nos fondements sociaux – quelques mots en vrac y suffisent. Qui osera observer les diverses méthodes rhétoriques d’évasion devant les incohérences entre ces certitudes exclusives profondes et réputées communes, d'autant plus imbriquées et grossières ?

Notre nature humaine aurait-elle tellement changé dans la modernité qu'une société humaine puisse survivre sans expliciter ses finalités propres, comme si elle pouvait se tenir sur des fondations artificielles, par l'exercice de virtualités issues directement de ses croyances de référence ?

Nos « valeurs » qui font automatiquement « sauver des vies » sans demander l'avis des intéressés, quel que soit le coût pour la société et quelles que soient les séquelles des survivants, de quelle illusion de sagesse absolue sont-elles les produits ? La noblesse inconditionnelle de ces « valeurs » ne pourrait-elle plus s’affirmer que par le mépris des tâches banales d’organisation et des compétences correspondantes, autrement dit par l’ignorance de la pratique de ces valeurs ? Pourquoi la pratique de ces valeurs sanctuarisées serait-elle tenue hors de portée de la décision du citoyen ordinaire de la même façon que, par exemple, les grands projets de travaux publics ? Pourquoi toutes les décisions vraiment importantes sur nos vies seraient-elles prises sans consultation du peuple citoyen par ailleurs pourtant si chèrement éduqué ? Qui peut encore défendre, dans les nations de tradition démocratique, le maintien de l'équilibre présent entre responsabilité du peuple et compétence des dirigeants - autrement dit entre irresponsabilité confortable du peuple et spécialisation étroite des notables dirigeants et de leurs entourages ?

Osons constater que l'héritage mental profond des croyances dans nos sociétés, autrefois facteur de stabilité (temporaire) et de sentiment de puissance (face aux « barbares »), les rend dangereusement fragiles, en substitution de finalités pratiques assumées.

Osons constater que notre époque est celle du conflit entre l’intérêt général des sociétés humaines et nos croyances, nos grands principes, nos droits imprescriptibles, nos vérités fondamentales (réputés stables localement et plus respectables que les personnes) – ces sanctuaires mentaux abritent les simulacres de justification des actions collectives, et les enferment de fait dans un conditionnement mental devenu criminel envers toute vie sur notre planète.

Tous ces thèmes étant déjà développés dans d'autres billets de ce blog, ils ne sont ici rappelés que pour leur pertinence en regard du besoin d'un grand déconfinement de nos sociétés humaines.

La science - fiction comme instrument de libération mentale

Les événements planétaires des prochaines années causeront des pertes localement bien au-dessus de quelques pourcents, quels que soient, par exemple, les "progrès" dans la conquête de la planète Mars ou le développement de l'Intelligence Artificielle, tant que l'humanité sera soumise au monde physique.

C'est évidemment sur les sciences sociales et les sciences dites appliquées (dont la logistique) qu’il faut porter l’effort, pour actions immédiates, dans la nécessité de réduire notre dette physique vis à vis de la planète.

Dans cette entreprise, sur quelles références pouvons-nous nous appuyer ?

Volontairement, fuyons les oeuvres consacrées comme porteuses de lumière : leurs citations répétées leur ont donné trop de pesanteur et les seuls noms des auteurs déclenchent des appréciations réflexes binaires.

Dans l'instant, évitons aussi, au privilège de la légèreté indispensable à une approche de sujets vraiment sérieux, les ouvrages monumentaux qui tentent de nous donner une profondeur et une étendue de la vision dans un format académique.

Les livres d'histoire seraient a priori les meilleurs candidats, mais à part des ouvrages romancés consacrés à tel ou tel épisode, ils passent vite sur les périodes douloureuses de notre pauvre humanité, ou alors c'est pour leur donner un sens, autrement dit parler d'autre chose. C'est très ennuyeux les morts entassés, les souffrances répétées, l'absence de remède et la désespérance, l'effondrement progressif de la société et de ses valeurs construites, le surgissement des substituts, la soumission brutale de notre vie physique à l'animalité, à la crasse et à l'isolement, le sursaut mental dans les imaginaires de gloire et de revanche minables. Mais c’est le sujet à traiter !

De fait, les archéologues sont les seuls à s'intéresser à notre humanité ordinaire mais à l'échelle des millénaires, alors que nous n'avons pas un siècle en délai de préavis avant que notre planète ne nous donne brutalement congé en cas de prolongation de notre appropriation abusive et de nos dégradations irréparables.

Pour exciter notre capacité d'imagination face à l'inimaginable, il nous reste la littérature et la filmographie dite de science - fiction. L'évidence de cette source référentielle n'est plus une originalité, puisque nous sommes à présent de toute façon projetés en science-fiction dans notre réalité. Dans l’actualité d’une menace virale inconnue, le terme science - fiction perd son caractère auto contradictoire.

Une difficulté d'exploitation des oeuvres de science-fiction comme sources référentielles réside dans l'obligation d'y rechercher les correspondances pertinentes mais forcément partielles avec notre actualité, ce qui exige l'effort d'un pas de côté. Dans leurs contextes de création, les critiques sociales implicites d’une époque dans un lieu donné s’appuient en contre point sur une expression forcément « datée » de valeurs et principes éthiques de référence. Ce décalage bien apparent dans les œuvres de science – fiction est favorable à la distanciation. Sous cet angle, les oeuvres un peu anciennes de science - fiction sont plus exploitables, d’autant plus que les oeuvres récentes ont tendance à s'auto caricaturer sur le modèle de matchs entre le Bien et le Mal, leur contenu original de science - fiction se réduisant à un assemblage de thèmes recyclés dans des décors et costumes en conception assistée par analyse factorielle.

A titre d'exemples, ce billet est illustré des pochettes de couverture de deux films en DVD : l'Invasion des profanateurs (version 1978) et Soleil vert (1973).

L'intérêt présent de l'Invasion des Profanateurs n'est pas perceptible dans son titre. L'analogie avec une invasion virale devient évidente dès que le processus d'invasion se dévoile comme une reprise de chaque corps humain pendant son sommeil par un hôte extra planétaire qui en fait une sorte de néo humain zombie (on retrouve le développement d'une idée semblable dans de nombreuses autres œuvres, notamment les premières séries Stargate). Dans le film, l'organisation mise en place par les envahisseurs incarnés en néo humains présente des similarités avec celle de nos périodes de confinement (puis déconfinement en fonction des capacités des centres de conversion). L'une des scènes les plus marquantes rassemble des néo humains figés sur place, gueules grandes ouvertes (mais ils pourraient aussi bien porter un masque de protection), montrant du doigt des aborigènes égarés, en saturant l'atmosphère d'un cri d'alarme à haute fréquence. Au-delà des correspondances scénaristiques et esthétiques, les questions suscitées par ce film pourraient être :

  • comment détecter qu'un dangereux agent nouveau est dispersé partout dans l'atmosphère, avant qu'une partie de l'humanité ne présente des symptômes graves de maladie... avant que toute l'humanité ne soit de fait condamnée ?
  • comment organiser des mesures de sécurité sanitaire sans bloquer toute vie sociale, quand toute la population dispose de moyens modernes de télécommunication ?
  • comment assurer le strict respect de mesures de sécurité sanitaire, par la prescription, par une surveillance, par une pression sociale ?
  • comment assurer que les personnes "guéries" n'ont pas été irrémédiablement dégradées à partir d'un certain stade ou durée de traitement, et qui pourra en juger pour quelles décisions préventives sous quel contrôle ?

Abrisol.jpg

Soleil vert est souvent cité comme un film prémonitoire des dérives vers une société autoritaire en cas de surpopulation planétaire. On peut y trouver matière à des questions encore plus actuelles, par exemple :

  • ne devrait-on pas, dans nos vénérables Constitutions (ou équivalents), citer comme crime d’Etat la diffusion de mensonges portant préjudice à la société dans son ensemble ou l’une de ses composantes, y compris par rétention volontaire d’information, y compris par l’absence de reconnaissance d’une erreur, à l’exclusion de toute forme de censure ?
  • dans un monde fini qui se dégrade encore plus à chaque instant du fait des activités humaines, comment ne pas explicitement renoncer aux grands principes d'humanité lorsqu’ils s’opposent à l’intérêt général planétaire ?
  • qui pourrait être chargé de définir l'intérêt général planétaire, avec quel mandat, à partir de quelle "réalité", celle des experts ou celle des gens ordinaires ?
  • en quoi un régime de "démocratie représentative" serait-il plus pertinent pour faire respecter l'intérêt général planétaire qu'une oligarchie de manipulateurs ou qu'une dictature affirmée ?
  • comment surmonter l'incompatibilité logique entre certaines actions à faire réaliser dans cet intérêt général et les "simplifications traditionnelles" qui nourrissent l'esprit des gens ordinaires : en ouvrant le champ mental des populations, par exemple, par une transition vers une forme de démocratie directe, ou en planifiant centralement l’effraction (mentale) et le viol (mental), au risque d’un blocage social imprévisible ?

Pour une reconfiguration destinale

Environ 97,5 % de la population humaine ne se pose jamais aucune question fondamentale relative à la société, dans l'excuse des tâches quotidiennes et dans la commodité de son auto manipulation en espérance d'une forme vague d'ascension victorieuse.

Au cours de l'épidémie planétaire actuelle, il est déjà apparent que le petit nombre de personnes qui se poseront de "bonnes questions" (dont celles qui ne peuvent jamais recevoir de réponse absolue) dans le vacarme des désinformations, seront vite confortées dans les haines et les enthousiasmes de circonstance diffusés par les canaux de communication de leurs pays et confessions. La reprise de leurs activités d’avant l'épidémie sera ressentie par eux comme une libération, pour laquelle ils accepteront des sacrifices dans le sens des émotions collectives.

On ne peut pas espérer que d’éventuelles successions de catastrophes entrecoupées d’intermèdes calmes finiraient par provoquer un sursaut de conscience solidaire globale entre des populations survivantes, plongées dans la stupeur avant le repli dans leurs traditions et les diverses formes cérémonielles de reconstitution des groupes sociaux pendant les pauses entre les cataclysmes. Ce serait toujours à la fois trop tard et trop tôt.

Par contre, à l’occasion d’un choc planétaire relativement isolé et de faible ampleur, l’opportunité pourrait être saisie d’un redéploiement de notre sens destinal implicite commun, celui qui tient ensemble nos diverses croyances opératoires au moins depuis les époques historiques pour le seul grand « bien » de l’espèce humaine. Un petit pas de côté, un grand pas pour l’humanité : conservons nos valeurs et nos croyances, réinterprétons-les dans la construction de l’intérêt général planétaire – donc pas seulement celui de l’espèce humaine - en finalités et actions prioritaires. Nous savons très bien opérer ce genre de bricolage physico – psycho - social, nous avons toujours su faire, même aux époques historiques, en petit à de multiples occasions où notre espèce n’était que localement en péril. C’est une caractéristique de l’être humain.

Le basculement initial du sens destinal peut être simplement exprimé par analogie avec un scénario de science – fiction. A ce moment du film, par un retournement dans le scénario, nous nous découvrons en Monstres immatures et désordonnés, mais efficaces ravageurs de surface grâce à nos machines. Il reste seulement 3 minutes sur la bobine en cours, mais le film dans sa totalité s’étend à l’échelle multi millénaire de la tectonique des plaques, une particularité de la planète qui lui donne une éventuelle ultime capacité de régénération autonome d’une biologie de surface. Ce n’est qu’un passage, tout ira bien à la fin. Quelqu’un voudrait prouver le contraire ?

vendredi 22 juillet 2016

Disparition d'une débutante

Il m'a fallu du temps pour l'écrire cet email auquel tu ne répondras pas.

Tu as appris toute seule, il y a 5 ans, à te servir d'un ordinateur, d'un vrai PC, en commençant par un logiciel d'apprentissage de la frappe sur clavier.

Au début, ta main tremblait sur la souris trempée de sueur : concentration et peur de la faute.

Par la suite, la rédaction de quelques lignes de réponse à mes messages hebdomadaires était devenue pour toi une récréation.

Le plus difficile, c'était de trouver un moment libre pour t'installer devant ton PC, alors que tes journées étaient consacrées au service d'un mari dépendant à domicile, chaque mois de plus en plus exigeant.

Photo_fini.jpg

Pas le temps d'apprendre à naviguer correctement sur Internet, juste le temps de lire mon message et de rédiger une réponse.

Tu faisais tes courses plusieurs fois par semaine, surtout pour prendre l'air et pouvoir parler à des gens de toutes sortes, connus ou pas - des gens ordinaires sans préalable. Il falllait que tu prennes soin de ne pas t'absenter longtemps, te déplaçant aussi vite que tu le pouvais, frèle ombre courbée sous la charge des tâches journalières.

A presque 91 ans, on est largement en âge de mourir, tu le disais souvent.

Lucide jusqu'à la fin, de cette lucidité à l'ironie polie que les malins, les prétentieux, les agités prennent pour une forme de naïveté résignée, incapables qu'ils sont d'en imaginer la force, incapables d'en recevoir l'appel.

J'ai détruit sur ton PC mon dernier message bien arrivé. J'hérite de ta douleur de vivre.

lundi 2 février 2015

House of cards, hacking de l’imposture sociale

Ce billet est consacré à la série américaine House of Cards, une série de politique-fiction destinée à la télévision.

A travers les singularités du scénario et des personnages, cette série met en évidence les différents équilibres régulateurs des comportements sociaux ordinaires des personnages, notamment entre pouvoir et liberté, entre destin et projet, entre convivialité et civilité.

House of Cards, série universelle de politique-fiction

Les deux premières saisons de la série (8 DVD au total) racontent l'ascension d'un homme politique, Franck Underwood, jusqu'aux plus hautes charges de la république. Une troisième saison sera lancée sur les ondes fin février 2015 aux USA, bien qu'à la fin de la deuxième saison, le personnage principal ait atteint le sommet, la présidence...

Une série télévisée homonyme, inspirée de la même nouvelle, a été antérieurement diffusée par la BBC. Elle est publiée en DVD. On pourrait comparativement qualifier cette série britannique d'idiomatique. "You might very well think that, I could not possibly comment". Cette série britannique se déroule dans les années 90 : combinés téléphoniques en matière plastique colorée, dictaphones à micro bandes magnétiques, pas d'Internet visible mais des écrans monochromes à tube cathodique sur ou à côté d'épais postes individuels autonomes posés à plat comme les tout premiers ordinateurs personnels. Au-delà des différences dans les technologies mises en oeuvre, la comparaison des scénarios et du jeu des acteurs entre l'ancienne série et la nouvelle serait un exercice fructueux pour étudier l'évolution des mentalités, des déplacements de valeurs et des références implicites dans nos sociétés, mais ce n'est pas le sujet de ce blog.

HofCards.jpg La série américaine House of Cards vise à l'universalité. Elle pourrait être facilement transposée dans n'importe quelle république d'assemblées représentatives. Quelques dialogues en version originale ne sont compréhensibles que dans les institutions étatsuniennes, mais on n'est pas obligé d'écouter la bande son originale. Certes, le générique nous montre quelques monuments de Washington mais on pourra en trouver les équivalents dans toute capitale administrative. Autrement, les vues urbaines du générique en vidéo accélérée sont banales : croisement de boulevards, berge dépotoir, trains de banlieue. Dans les épisodes de la série, les intérieurs privés ne sont pas particulièrement brillants (exemple : l'arrière plan tristounet du rebord de fenêtre où le couple Underwood fume une cigarette commune et leur jardinet blafard). Les architectures intérieures des bâtiments officiels ne reluisent pas comme les héritages d'une histoire séculaire spécifique, plutôt comme les bureaux d'une direction administrative ordinaire. Et il faut attendre la toute fin de la première saison pour apercevoir quelques paysages urbains de verdure reposante... impossibles à distinguer de ceux de la plupart des grandes capitales. Bref, le Washington de House of Cards est une capitale politique reconstituée sans sel, pas bio, pas vraie. Donc universelle.

Ce n'est pas que la série manque de piment, au contraire... Les éditions françaises des deux premières saisons de House of Cards sont "tous publics", mais les éditions anglo saxonnes (ou seulement les éditions britanniques ?) sont marquées "18". Le commentaire justificatif pour la saison 2 est précis : "brief strong sexual images, strong fetish scene". Sans doute la brièveté des scènes et images en question justifie une appréciation moins stricte en France ? En réalité, c'est toute la série que l'on pourrait qualifier de fétichiste, si on étend le fétichisme aux représentations du pouvoir et de la démocratie.

Sauf si on la regarde comme une variante de thriller, ou comme une transposition moderne des aventures d'un Till l'Espiègle politicien, c'est une série vraiment dérangeante. Pas seulement parce que l’on suit de très près la vie d’un politicien manoeuvrier. Les histoires des personnages nous semblent trop souvent familières, au point de pouvoir s'insérer entre les lignes des chroniques politiques de nos journaux et de pouvoir expliquer les vides de nos lois. Heureusement pour la paix de nos esprits, le malaise devient supportable grâce à quelques brèves scènes scandaleuses et quelques meurtres à la sauvette : merci aux scénaristes.

House of Cards, vraie série politique

Le vrai personnage principal, c'est le couple Franck et Claire Underwood. Un couple d'exception : autodiscipline mentale de fer, entraînement physique rigoureux, exercices de générosité (manifestations du vrai pouvoir), pratique assidue de l'empathie, examen régulier des opportunités d'improvisations brillantes... Ils cultivent les qualités (et certains défauts) des saints, avec en plus le souci manifeste du bien de leur pays et de leur concitoyens. C'est donc en cohérence que tous les actes et les pensées de ce couple d'exception sont orientés vers son ascension dans la hiérarchie du pouvoir politique. L'injustice commise à l'encontre de Franck Underwood au début de la série ne vaut rien comme prétexte, cela fait longtemps que le couple Underwood, dans son âme et sa chair, s'est formé aux disciplines du pouvoir et s'est préparé aux aléas de son entreprise de longue haleine.

Les Underwood ne sont pas des arrivistes bidons. Cependant, ce ne sont pas des arrivistes sympathiques, car leur aspiration ne se résume pas à la reconnaissance et à l'édification de leurs pairs. Paraître les plus malins du troupeau serait même contre leur plan. Ils n'appartiennent de fait définitivement à aucun troupeau, seulement le temps qu’il faut pour leurs desseins. Ils se servent des règles du jeu du troupeau des politicards coincés dans leurs allégeances et leurs combines, et de la faune corruptible qui les entoure. Ils se servent des règles du jeu du troupeau des autres arrivistes en compétition. Et chaque fois que nécessaire, ils purgent leur propre entourage des familiers abusifs, affidés déboussolés, proches sans potentiel, obligés non fiables, connaissances à problèmes, relations bornées, etc. Mais si possible jamais sans un exercice préalable de compréhension en profondeur et généralement après une tentative de récupération ou après le refus d'une offre conciliante - il faut laisser un bon souvenir, n'est-ce pas... Dans cette logique, l'assassinat de quelques irrécupérables devient un acte de charité !

Dans une analogie mécaniste, tout se passerait comme si les concitoyens des arrivistes se répartissaient en grandes catégories et comme si l'art des arrivistes se concentrait sur la gestion active des transitions entre les catégories pour obtenir une répartition favorable :

  • les cibles hors paysage (provisoirement)
  • les cibles en cours d'exploitation
  • les affidés de loyauté inconditionnelle éprouvée
  • les affidés en cours de mise à l'épreuve
  • les gêneurs neutralisables
  • les gêneurs neutralisés provisoirement
  • les multitudes manipulables en masse

Le projet égoïste et secret des Underwood vise à forcer le destin. Pour eux, le destin, c'est les autres, et leur projet passe donc par leur pouvoir sur les autres. Cependant, les Underwood sont des êtres sociaux, authentiquement, pas des ectoplasmes, ni des faux jetons ni des acteurs. Ce qui définit leur personnalité à chaque instant, ce sont les exigences de l’adaptation de leur comportement en vue de leur ascension. Pour ce faire, leur discipline consiste à maîtriser les décalages entre leurs représentations aux autres, dans toutes les situations et dans les divers groupes sociaux qu’ils fréquentent, et leurs propres représentations à eux-mêmes….

MazPol1.jpg Pour de tels arrivistes, pouvoir et liberté sont directement liés : leur liberté se mesure au pouvoir qu'ils ont sur les autres et au pouvoir que d'autres n'ont pas sur eux. Il leur est essentiel, pour escalader la hiérarchie des hautes fonctions, de préserver leur liberté de manoeuvre en anticipation d'une montée à l'étage supérieur. Ce sont des gens de projet, pas des instruments du destin (ni les apôtres d'une idéologie, mais ils savent bien en prendre les apparences). Il leur est donc indispensable, à chaque étape, de construire leur propre pouvoir en fonction de leurs propres objectifs et de le préserver comme tel. Car une position élevée offre un champ étendu d'opportunités à exploiter, mais pas automatiquement le pouvoir utile pour soi. C’est si évident que, pour des maladroits ou des incompétents, une promotion se traduit généralement par une perte de pouvoir. Contrairement à certaines croyances populaires, un véritable arriviste refusera son parachutage sur un territoire ou un contexte inconnus, de même qu'une promotion par surprise.

Pour comprendre les Underwood, la bonne référence n'est pas chez Machiavel mais plutôt dans un ouvrage tel que le Bréviaire des Politiciens du cardinal Mazarin, un homme d'expérience. Ce bréviaire décrit la discipline des comportements, des pensées et des actes des semblables aux Underwood, d'une manière bien plus précise que les commentaires de Franck en a parté shakespearien dans les épisodes de la série. A chaque page du bréviaire, on peut faire référence à une ou plusieurs scènes de House of Cards. C'est le contraire d'un manuel de Castor Junior de la politique, à part quelques incongruités comme la détection des qualités ou défauts d'après la physionomie. Pour le politicien, l'obsession du bréviaire, c'est la préservation des dangers et pressions qui limiteraient sa liberté et ses projets ou les rendraient esclave d'intrigues, de vulnérabilités ignorées ou d'intérêts particuliers, sans illusion sur l'immanence du destin et en dépit de toute fatalité. Ce bréviaire paranoïaque est aussi un manuel de savoir vivre diplomatique pour très grandes personnes en société : convivialité feinte (ou temporaire et à condition d’en maîtriser tout risque à venir) mais civilité authentique !

Car les Underwood sont des gens polis, et même de bonne compagnie. Mais prenez garde s'ils se montrent attentionnés envers vous !

Comprenez-vous maintenant pourquoi, en comparaison des Underwood, la plupart des personnages de House of Cards semblent affligés d'arriération, indépendamment de leurs diplômes et statuts sociaux, résignés aux fatalités de leurs conditions, soumis à des facteurs de dépendance, enchaînés aux conditionnements de leur passé, empêtrés dans leurs rivalités en miroir ?

Iznog.jpg La description du monde de la politique dans House of Cards est-elle excessive ? Si, au lieu du monde politique, on considère celui des grandes organisations ou des grandes entreprises contemporaines : certainement pas ! Concernant le monde de la politique, une meilleure question serait : que peut-on y qualifier d'excessif ? Dans les années 70, est parue en France et en Belgique une bande dessinée dont le personnage principal, qui semblait outrancièrement factice à l'époque, était un petit bonhomme politicien avide, constamment en éveil pour se faire valoir, tricheur, menteur, accapareur, odieux avec les faibles, servile aux puissants, jaloux, vindicatif, malchanceux, grotesque, mais indestructible. Malheureusement, la caricature Iznogoud s'est réalisée dans plusieurs pays d'Europe avec un degré d'exactitude stupéfiant chez plusieurs personnages de pouvoir. A répétition et presque avec la parité des genres. Nous avons donc pu pleinement apprécier l'antimatière constitutive de cette sorte de personnage, avec les effets collatéraux sur la vulgarité de nos comportements, le rétrécissement de nos cultures, l'immobilisme de nos sociétés, la vacuité de nos projets nationaux... C'est au point que nous pourrions souhaiter plus de politiciens de l'acabit des Underwood ! Peut-être alors, en bons manoeuvriers rompus à se jouer du destin, comprendraient-ils l'urgence de constituer à leur niveau une assemblée démocratique digne de ce nom, ne serait-ce que pour légitimer et libérer leur propre pouvoir des fausses contraintes, lobbies et coalitions qui prétendent l'encadrer.

Ce que nous dit House of Cards à propos des républiques d'assemblées représentatives, c'est que, en régime permanent et en dehors des situations catastrophiques, la compétition pour le pouvoir politique n'a rien à voir avec la démocratie, et qu'elle dévore l'énergie des leaders.

Alors, le scandale n'est pas que des personnages comme les Underwood parviennent au sommet, c'est plutôt que des personnages nettement moins doués qu'eux atteignent les plus hautes fonctions.

Plus encore, c'est que des régimes politiques républicains prétendument démocratiques se réduisent au théâtre permanent des gaspillages de talents dans les luttes de pouvoir et leurs perversions.

Trahison de hacker

Le hacker de House of Cards, Gavin Orsay, est un personnage plus proche du Birkhoff de la série Nikita que du Flinkman de la série Alias. Ce maître hacker est un indépendant solitaire, traité et utilisé comme un indicateur minable par les autorités policières en échange d'une liberté relative. Heureusement pour lui, il parvient à élargir son champ de liberté grâce aux informations que son art lui permet de recueillir sur les gens qui prétendent la limiter, mais il demeure prisonnier de son destin, d'autant plus que c'est un personnage social plus qu'antipathique, méprisant, incivil, qui mesure la valeur des autres sur sa propre échelle de compétence technique. Par ailleurs, c'est un survivant qui protège la clandestinité d'autres hackers indépendants. Le personnage n'est pas complètement cerné dans le scénario. En prévision de la troisième saison ?

MazPol2.jpg Dans la deuxième saison de House of Cards, le maître hacker appâte sur ordre un journaliste à la recherche d'informations non publiées à propos de deux morts accidentelles bien opportunes pour Franck Underwood, dont le suicide d'une confrère et compagne qui avait fréquenté l'homme politique. Au début de son enquête, le journaliste est initié par son responsable informatique au "Deep Web", censé contenir une masse d'informations non officielles accessibles seulement par I2P ou Tor - ce qui est exact si on considère comme des "informations" tout ce qui est déblatéré dans des forums et divers espaces de bavardage, dont la plupart sont néanmoins lisibles sans passer par des logiciels d'anonymat... En bref, suite à une prise de contact théâtrale, le maître hacker fait tomber le journaliste dans un piège en fournissant à ce journaliste une clé usb à insérer sur un serveur gouvernemental, prétendument afin d'y propager un logiciel de recherche. Le journaliste, pris sur le fait, est jeté en prison pour de nombreuses années, en tant que hacker.

La traîtrise du maître hacker n'est pas une invention de la série. Des hackers, vrais ou faux, sont effectivement en prison après avoir été piégés par des experts au service des autorités.

A cette occasion, il est bon de rappeler que le principal risque de fuite de données, pour tout système d'informations normalement protégé, provient de l'intérieur de l'organisation. En effet, c'est par des indiscrétions, par la trahison d'employés mécontents, par l'exploitation de maladresses ou par diverses formes de complicités internes obtenues par la séduction ou la menace, que le hacker obtient les indications qui lui permettent de se brancher de l'extérieur, ou plus commodément parvient à faire enregistrer ce qui l'intéresse puis à se la faire transmettre. Non pas que les techniques informatiques soient secondaires, mais elles ne peuvent pas grand chose à elles seules pour recueillir des informations à l'intérieur d'une organisation protégée selon l'état de l'art.

Dans son genre, le hacker Orsay est, comme les Underwood, un combattant pour sa liberté. Mais, à l'inverse des Underwood qui usent de leur liberté pour obtenir encore plus de pouvoir, il use de ses pouvoirs pour recouvrer un peu de liberté et son projet se résume à cela. Orsay ne lira jamais le Bréviaire des Politiciens. Cependant, pour lui aussi, les dégâts collatéraux sont considérés comme négligeables en regard des buts poursuivis.

Tous des imposteurs

Reprenons : à travers les singularités du scénario et des personnages, la série House of Cards met en évidence les différents équilibres régulateurs des comportements sociaux ordinaires des personnages, notamment entre pouvoir et liberté, entre destin et projet, entre convivialité et civilité.

En réalité, les équilibres régulateurs de ce type sont communs, sous diverses définitions adaptées, à toutes les espèces d'êtres vivants de la planète Terre, y compris dans le règne végétal. Les déplacements de ces équilibres sont constitutifs de la vie de chaque individu et de chaque groupe d'individus, de la naissance à la mort. On pourrait consacrer des volumes à détailler ces évidences... Peut-être serait-on conduit à refonder les sciences sociales en tant que disciplines techniques, de manière par exemple que la sociologie permette d'éviter des guerres ? Il faudrait pour cela échapper à la pesanteur des fausses sciences imprégnées d'idéologies statiques sans pertinence dans la dynamique de la vie. Passons, ce n'est pas le sujet de ce blog.

Dans ce billet consacré à la série House of Cards, nous avons largement parlé de ces équilibres régulateurs et de leurs variations chez divers personnages, sans jamais évoquer aucune valeur morale. C'est que, au contraire des valeurs morales qui sont censées être instrumentalisées partout à l’identique dans les discours et les représentations d'affects, ces équilibres se négocient différemment dans chaque groupe social. Nous avons parfois l'habitude, selon une déformation idéologique, d'envisager ce genre d'équilibre comme la résultante banale des forces d'une strate d’institution sociale sur une autre, par exemple entre le pouvoir de l'Etat nation et la liberté du citoyen. Ce n'est pas de cela qu'il s'agit principalement dans la série House of Cards, mais de l'équilibre à l'intérieur de chaque groupe social. Remarque : au contraire de certaines hypothèses simplistes, les groupes sociaux ne forment évidemment pas une partition ensembliste de l'ensemble des êtres humains, encore moins une segmentation stratifiée, même en se limitant à un sous-ensemble défini par un espace urbain.

Kararma.jpg Chaque personne appartient à plusieurs groupes sociaux (familiaux, professionnels, sportifs, mémoriels, éducatifs, religieux...). Chaque personne modifie ses équilibres vitaux en fonction du modèle implicite du groupe social où elle se situe dans l'instant, sous peine d’être mise à l’écart. Dans ce sens, nous sommes tous des imposteurs. Depuis longtemps déjà, des créatures inquiétantes de la littérature, comme le Grand Inquisiteur (Dostoïevski, Les Frères Karamazov) nous rappellent notre nature d'êtres formés dans les groupes sociaux que nous entretenons. Pour sa part, le Grand Inquisiteur est un grand tautologue : personne, surtout pas un dieu, ne doit prétendre nous faire échapper à notre réalité sociale terrestre, maintenant et sur place. Sinon, la possibilité existe d’un miracle inconcevable comme une irruption divine et une transfiguration, avec la disparition de notre monde d’organisations humaines. C’est reconnaître que l'imposture sociale est dans notre nature d'être humain sur Terre, qu’il y a quelque chose de très profond dans ce constat, mais que, par construction, nous avons de la peine à le prendre vraiment au sérieux…

Il reste que le propre de l’être humain, c’est la capacité de création sociale.

Mais que les arrivistes, à l’expérience, ne semblent pas plus doués que les autres pour cela.

Les équilibres régulateurs du comportement, y compris leurs possibles manipulations, devraient être pris en considération dans toute tentative d'évolution du Web en tant qu'espace de création sociale. C’est pourquoi toute société virtuelle sur le Web devrait instituer des règles d’interaction entre ses membres, en vue de finalités reconnues et comprises.

samedi 23 août 2014

De la prévention des mécaniques meurtrières massives

Ce billet est rédigé sous le vent d'une actualité de rivalités misèrables. Le texte est donc un tissu de banalités. Mais il peut éclairer les options d'autres billets de ce blog.

1/ Triple mécanique guerrière : stratégie meurtrière raisonnée, réduction des individus à leur être machinal, résonance et amplification

Les commémorations des Grandes Guerres mondiales se complaisent dans l'affect solennel et la commisération rétrospective, de peur sans doute de réveiller de vieux monstres assoupis, alors qu'il serait urgent d'analyser, au-delà des explications circonstancielles, par quels mécanismes intrinsèques des peuples en sont venus à s'entretuer en déployant pour ce faire toute leur intelligence et leurs ressources parfois au nom des mêmes valeurs. Il serait urgent de s'interroger sur ce qui a manqué à l'humanité pour non seulement éviter les massacres mais bénéficier des effets positifs du retour à la paix après les destructions - car on ne peut nier l'existence de retombées positives de ces grandes guerres pour le renouvellement des sociétés et l'accélération d'avancées techniques.

L'actualité journalière des conflits en tous genres et de toutes natures nous démontre que les raisons stratégiques, les pulsions haineuses, les inquiétudes vitales, les collisions d'intérêts, les impératifs de l'honneur, les folies collectives, l'avidité des aventuriers, les aspirations à la gloire... ne suffisent pas à expliquer la guerre comme phénomène social autoporteur et raisonné de montée aux extrêmes, comme phénomène d'emprise mentale autoentretenue sur des individus exécuteurs d'actes meurtriers dans le cadre de stratégies pensées et assumées. Dans cette mécanique auto amplificatrice, il n'existe pas de différence fondamentale ni de facteur d'échelle entre des conscrits dans leur tranchée et des militants en groupes d'infiltration terroriste. L'accroissement des liens d'interdépendance entre les peuples, de la conscience planétaire dans le monde contemporain au travers du commerce international, des réseaux de diffusion d'informations, des organisations non gouvernementales, des injonctions et interpositions onusiennes... n'ont visiblement pas éteint le mécanisme guerrier, mais lui ont ouvert d'autres champs de bataille, lui ont fourni d'autres éléments d'engrenages fatals.

En particulier, le réseau Internet....

La réalité demeure que l'on ne sait toujours pas arrêter le développement d'une logique guerrière autrement que par la force, que cette force soit exercée physiquement ou par la menace d'un changement d'échelle ou de dimension tel qu'il rendra le conflit en cours insoutenable par ses protagonistes. Autrement, la machine ne s'arrête qu'à l'épuisement des protagonistes (traité de paix), ou après l'élimination ou l'assimilation des perdants. Le reste, c'est pure littérature... Après les premiers grands sacrifices de part et d'autre, même la certitude de tout perdre n'arrête plus les combattants, tant qu'ils imaginent une possibilité de destruction de leurs adversaires et, dans ces conditions, les négociations ne sont que des intermèdes, des pauses avant les reprises. Les épidémies, tempêtes, tremblements de terres, éruptions volcaniques, raz de marée, peuvent interrompre une mécanique de guerre, pas la bloquer. Plutôt que d'en déduire une quelconque supériorité de la nature humaine, c'est la similarité avec les guerres entre sociétés d'insectes qui devrait nous orienter vers une modélisation de notre mécanique guerrière, en tant que phénomène social autonome raisonné. Ou la relecture de l'Iliade en tant qu'ouvrage de science fiction prophétique en miroir épique de la "modernité" de plusieurs conflits en cours.

Les causes de l'absence de modélisation de la guerre en vue de son traitement préventif sont en partie les mêmes que celles qui empêchent nos sociétés d'évoluer. Ce n'est évidemment pas une coïncidence. La longue soumission des disciplines sociologiques à diverses doctrines politiques destinées à maintenir les masses dans une "bonne" direction a radicalement amputé la capacité d'imagination de ces disciplines. En amont, nous subissons une accumulation de facteurs pétrifiants hérités de l'Histoire, sous les diverses espèces et variantes de croyances reposant sur la présomption de singularité de l'espèce humaine et sur l'affirmation de valeurs supérieures de l'être humain à son unique profit (donc "universelles"). En pure logique, tout ce fatras entretient la mésestimation des capacités "intelligentes" des machines (rappel : une machine élémentaire qui ne sait que recopier et substituer est équivalente au plus puissant ordinateur concevable) - alors comment imaginer, lorsqu'on place l'Homme si haut, qu'il puisse se laisser entraîner collectivement dans une vulgaire mécanique ! Tant d'humanisme pour si peu d'humanité, n'est-ce pas désarmant pour la raison ?

Et pourtant, partout les totos combattants font l'expérience de la réduction de leur être à sa machinerie animale dans la guerre, et ils savent très bien qu'il ne peut pas en être autrement. Cette réduction s'opère d'autant plus naturellement dans les sociétés où elle est déjà la norme. Mais nous savons par expérience que les mécanismes de développement de la guerre s'adaptent à un large éventail de sociétés humaines, y compris les plus "démocratiques". Bref, les êtres humains des sociétés ou des groupes en guerre se laissent manipuler afin de pouvoir massacrer leurs adversaires ou se faire massacrer par eux, dans l'enthousiasme ou dans la terreur, dans tous les cas en tant qu'esclaves sociaux volontairement abrutis. Les moins inconscients acceptent leur destin par continuité et par solidarité physique avec leurs semblables parce que c'est la seule voie qui leur reste ouverte. Tout bêtement. Et les enfants en récréation libre qui s'organisent des jeux dans les cours d'écoles savent tout cela aussi, dans un autre contexte.

Pour prévenir la guerre, plutôt que d'étudier les raisons et les excuses des protagonistes potentiels et de soupeser le prix qu'ils accordent à leurs "valeurs", il serait pertinent d'analyser leurs engrenages guerriers et d'examiner pour quels objectifs ces humains ont inventé leurs "valeurs", afin d'imaginer comment ils pourraient sortir de leur état de déchéance. La question pratique deviendrait alors : comment les forcer à se libérer ?

2/ Cela fait longtemps qu'on le dit...

ThucyPelo.jpg La modernité de la "Guerre du Péloponnèse", écrite au 5ème siècle avant l'ère chrétienne, ne se réduit pas à celle du propos et du style. On constate dans ce texte une extraordinaire distanciation vis à vis des populations en conflit et vis à vis des grands personnages de l'époque - ces derniers n'apparaissent que pour leur rôle dans le déroulement de la guerre, alors que l'auteur Thucydide fut lui-même ponctuellement acteur des événements - ne confondons pas distanciation et détachement ! Cette distanciation s'impose au lecteur au travers du constat répété, brut, de l'écart entre les intentions, les déclarations et les actes. On ne s'ennuie pas : coups de force terroristes, expéditions piteuses, épidémies mortelles, tremblements de terre ravageurs, trahisons individuelles, victoires douteuses, actes d'héroïsme ou de sauvagerie collectives, renversements d'alliances, villes assiégées durant des années, campagnes saccagées, massacres d'écoliers, éclipses de soleil, prophéties floues... Ce sont des cités grecques de grande culture sous divers régimes politiques qui s'affrontent sur terre et sur mer, des armées de citoyens solidaires disciplinés, dans des entreprises de plus en plus risquées, selon des stratégies d'ampleur croissante, auxquelles vont s'intégrer peu à peu leurs voisins "barbares". Dans le récit de Thucydide, pas d'incantation, pas de prière aux dieux, pas d'explication imposée, pas de justice immanente, pas de leçon de morale... L'auteur écrit pour les temps futurs, explicitement dans un esprit opposé à celui d'une épopée ou d'une plaidoirie, en pleine conscience de vivre un phénomène exemplaire qu'il nous décrit comme tel d'après les témoignages qu'il est allé recueillir. C'est une oeuvre d'intelligence sociale et politique universelle, dont les décalages, au travers de compte rendus "objectifs", nous dévoile la machinerie de la guerre... Car il s'agit bien d'une guerre totale, mondiale à l'échelle de la géographie de l'époque, entre des peuples libres et cultivés, entre des citoyens combattants qui ont décidé eux-mêmes de leurs actions à l'intérieur de stratégies réfléchies. Nous sommes dans un contexte "moderne", pas dans celui de guerres menées par des princes, ni dans celui d'expéditions coloniales, ni dans une guerre par procuration conduite par des mercenaires - c'est la mécanique meurtrière d'une guerre des peuples que Thucydide nous décrit dans sa logique et ses effets.

On ne trouve évidemment dans Thucydide aucune théorie de la prévention de la guerre, mais son ouvrage volontairement purement descriptif vaut toutes les théories. Sur le plan politique, bien que Thucydide ne détaille pas le fonctionnement des divers régimes des cités en guerre (même pas celui d'Athènes qu'il connaissait bien) sauf par les caractères qui les opposent dans leur manière d'envisager les décisions à prendre ou qui influent sur les décisions prises, il nous renseigne indirectement sur certains défauts de la démocratie athénienne d'origine, qui se sont avérés moteurs dans le déclenchement puis l'entretien de la mécanique de guerre : l'influence des beaux parleurs sur les assemblées et le pouvoir des coteries des grandes familles. En vocabulaire moderne, il s'agit des influences médiatiques et du lobbying.

Constatons qu'après tant d’expériences historiques du phénomène guerrier et malgré la persistance de ce phénomène de plus en plus ravageur par l'usage des inventions techniques du dernier siècle, la prévention de la guerre n'est toujours pas envisagée comme faisable. C'est toujours le meilleur discoureur qui emporte la conviction de l'auditoire. C'est le plus fort ou le plus malin ou le plus chanceux qui occupe le terrain à la fin. Et la guerre broie les existences des perdants, comme celle des "gagnants" dont l'arrogance s'étale bestialement sur un monde dévasté à leur merci. C'est une erreur fatale de croire que ce sont là des comportements indignes de notre époque, c'est refaire la même erreur historique que nos ancêtres - l'erreur qui consiste à ignorer le mécanisme de la guerre, ou à croire qu'on pourra en maîtriser les risques, alors qu'il ne s'agit ni d'emballements ni de crises passagères, mais de logiques raisonnées exécutées par des êtres mécanisés. Sur de telles bases d'ignorance criminelle, sur une planète en rétrécissement accéléré en conséquence de nos dégradations irréversibles, que sera l'humanité dans un siècle ?

3/ ...Même à la télé

L'héritage de Thucydide est pourtant bien vivant... dans notre culture populaire.

MarDrags.jpg

A quoi, par exemple, pourrait-on attribuer la fascination exercée par la série télévisée "Game of Thrones" sur tant de spectateurs ? Les romans éponymes de George R.R. Martin se situent dans une longue filiation d'oeuvres en langue anglaise dans le domaine du fantastique pseudo médiéval, dont l'origine remonte aux sagas dites scandinaves. Qu'est-ce que "Game of Thrones" a de particulier ? Au contraire de "La guerre du Péloponnèse", les ouvrages de George R.R. Martin sont des oeuvres de pure imagination, abondantes en détails dans la description des décors, habillements, comportements, sensations et pensées personnelles, actes et dialogues des nombreux protagonistes. Les chapitres développent les différents points de vue des personnages dans une histoire ponctuée de petits et grands massacres.... Mais, est-il bien certain que ces personnages font l'histoire ? On finit par s'interroger sur l'importance du non dit, au fur et à mesure que les différents personnages terminent leur existence par une mort violente et sont remplacés par d'autres au fil de la série. Là aussi, comme dans Thucydide, l'empathie du lecteur avec un personnage, un lieu, un peuple ne peut être que temporaire. Là non plus, comme dans Thucydide, il n'existe ni morale, ni justice, ni valeurs, au-delà de celles auxquelles croient les personnages, chacun à sa façon dans son milieu local. Là non plus, le "jeu" ne peut, de par sa nature mécanique et animale, jamais se terminer.

Osons interpréter le succès de "Game of Thrones" comme la manifestation chez nous d'un désir d'autres "règles du jeu" et l'éveil de la conscience que c'est possible ! La pesanteur du non-dit, l'arbitraire de l'implicite collectif (ou, si on préfère, de l'imaginaire social générique), s'imposent à longueur de série tout en laissant entrevoir les possibilités de leur dépassement, sans rien perdre du plaisir esthétique de la contemplation de l'univers imaginaire de "Game of Thrones". Autrement dit, la jouissance procurée par cette série télévisée est analogue à celle du bébé qui secoue ses jouets pour tenter d'en comprendre le fonctionnement et d'en faire ses propres choses, mélange d'insatisfaction rageuse et d'anticipation joyeuse d'une découverte. Cette jouissance-là est à l'opposé des magazines people, malgré l'emballage.

C'est que, dans notre réalité d'aujourd'hui, nous avons grand besoin de création sociale, en particulier pour nous évader de tous les "Games of Thrones" dont nous sommes personnellement les figurants ou les acteurs.

4/ Provocations à l'intelligence sociale

Le réseau Internet, sous la forme du Web, offre une opportunité de créations sociales de diverses envergures, dont celle d'une citoyenneté planétaire afin de légitimer et de contribuer à des projets mondiaux, de détecter les engrenages locaux potentiellement fatals, de prévenir leur amplification.

N'est-il pas évident que l'ONU est un bon début dans cette voie, mais d'une autorité insuffisante dans notre monde contemporain du fait qu'il lui manque l'ancrage participatif en profondeur dans les peuples et la puissance des décisions construites sur une base mondiale ? A l'époque d'Internet, n'est-il pas archaïque de maintenir une telle institution comme un lieu réservé où se rassemblent des notables, des délégations des diverses nations et des fonctionnaires, et de reproduire ce modèle dans chaque branche physiquement décentralisée de l'institution ? Sans supprimer cet existant, serait-il infaisable d'actualiser et complèter cette institution dans le temps et l'espace par l'instauration d'une citoyenneté planétaire vivante, par exemple selon les règles d'une démocratie authentique d'assemblée(s) citoyenne(s) (citizens assembly constituée par tirage au sort parmi des personnes volontaires préalablement éduquées et formées) en relation avec un réseau étendu, planétaire, de contributeurs citoyens dans les nations ?

Peut-on raisonnablement abandonner l'avenir de la planète au grand "Game of Thrones" ?

Note 1 La formation des citoyens planétaires aux règles et à l'étiquette de débats démocratiques répandrait déjà, pour commencer, un germe de résistance aux mécaniques fatales. Une formation spécifique est indispensable, notamment pour que les contributeurs sachent éviter les "débats-confrontations". Voir ailleurs dans ce blog, en suivant les tags démocratie et étiquette, comment on pourrait éviter les défauts critiques de la démocratie athénienne identifiés par Thucydide - à l'inverse de tant de pseudo démocraties contemporaines médiatisées, qui pourraient en prendre de la graine par effet de rétroaction.

Note 2. Suggestion : imposer le grec antique comme langue véhiculaire unique des citoyens planétaires, à la suite des premiers inventeurs de la démocratie (la vraie, la démocratie "directe"), et inventeurs de la logique et des sciences. L'auteur de ces lignes n'est pas helléniste... Il pense simplement que l'effort d'apprentissage de cette langue-là, une langue "morte" mais encore couramment employée pour créer les mots nouveaux dans les sciences, serait un facteur de cohésion mentale indispensable, et répondrait à une nécessité pratique dans les débats démocratiques. Il faudra certainement adapter la langue grecque antique au monde moderne... On ne devrait même pas songer à discuter du prix à payer. Ni des droits d’auteurs.

dimanche 19 janvier 2014

Formidables moutons électriques

Sur la prairie verte, les moutons semblent brouter paisiblement mais en réalité, ils sont en pleine activité. Chacun d’eux porte un casque super techno, un casque à électrodes avec une visière transparente devant les yeux, pour communiquer avec les autres et surfer sur le Web. Le dispositif se commande par la pensée. Les sites Web viennent s'afficher sur la visière, en superposition de la vue réelle sur le gazon.

Le site Web favori de chaque mouton, c'est son propre site Mirex, le site miroir de sa vie. Chaque mouton le construit lui-même jour après jour en racontant son expérience. Gooplosoft lui fournit gratuitement un modèle personnalisé de Mirex en échange de son pedigree et de quelques droits de regard sur le contenu. Au fur et à mesure du remplissage du Mirex, Gooplosoft adresse à l’auteur des conseils personnalisés. Et Gooplosoft invite régulièrement les auteurs à communiquer entre eux à propos des sujets d'intérêt commun que Gooplosoft a détectés dans leurs profils actualisés heure par heure.

C'est l'occasion de rencontres passionnantes, tout en broutant !

Mouteouteki_1.jpg Mais, en plus, les moutons sont malicieux, ils adorent jouer au TéouTéki. C’est un jeu à distance entre deux moutons sur le Web. Le premier mouton peut apercevoir son interlocuteur sur la prairie mais il s'amuse à prétendre qu'il est ailleurs et quelqu'un d'autre, par exemple à Calcutta un trader spécialisé sur le marché des grains, en même temps qu’il interroge le Web pour se documenter à toute allure sur ce qu'il est censé dire et sur les informations nécessaires pour comprendre son interlocuteur, qui se fait passer pour un autre trader à l'autre bout du monde et rigole en lui tournant le dos. Les onglets des sites Web consultés viennent se superposer et se bousculer sur les visières des deux moutons pendant leur partie de TéouTéki et, même de loin, les observateurs s’émerveillent du jeu des couleurs et des lumières sur les écrans des protagonistes. Certains de ces observateurs ont développé une capacité de mémorisation prodigieuse des séries de couleurs et savent en déduire sur quels marchés locaux les traders sont en train d'opérer. L'enjeu est de taille car il s’agit de saisir le vent des affaires et de réaliser des opérations juteuses !

Mais ce qui motive chaque mouton au plus profond de lui-même, c'est le projet d'intégrer le groupe des Champions, ceux qui sont reconnus pour la valeur de leur site personnel Mirex sur le grand tableau de cotation mis à jour en temps réel par Gooplosoft. Pour aider les moutons dans leur quête personnelle, Gooplosoft a créé des académies sur le Web. On y apprend comment organiser les thèmes d'un Mirex, comment le faire référencer par d'autres Mirex, comment développer un contenu personnel attractif, comment exprimer ses préférences et ses dégoûts, etc. Les exercices n'exigent que trois capacités intellectuelles : reconnaître une séquence-modèle à l'intérieur d'un ensemble, recopier une séquence-modèle, substituer une séquence-modèle à une autre. Et rien qu'à partir de ces capacités élémentaires convenablement mises en application, on peut devenir un Champion ! Miracle de l’intelligence collective et de la technologie !

Mouteouteki_2.jpg Il y a tout de même une difficulté pour devenir un Champion. C'est que le site Mirex doit être rédigé en respectant l'orthographe et la grammaire classiques. Or, la langue courante des moutons est une langue véhiculaire destinée à la communication instantanée en fonction des grands titres d'actualité, des émotions à la mode, des réclames publicitaires du moment... bref, la langue d’expression courante des moutons a évolué dans le temps très loin de ses racines classiques. Heureusement, Gooplosoft a conçu un traducteur automatique presque parfait. « Deux mains j'essuie en va qu’ence» est automatiquement traduit par "demain, je suis en vacances" en langue classique. Les moutons trouvent que les traductions de Gooplosoft sont poétiques. Pour eux, cette étrangeté est une source d’émerveillement : plus c'est beau, plus on a du mal à se relire.

Gooplosoft organise un concours permanent du site Mirex du jour. Ce concours récompense une contribution remarquable, par exemple un reportage sur un événement spectaculaire dans l’évolution des cours des matières premières, une suggestion pertinente, une critique percutante, un alexandrin éternel, une révélation croustillante. Officiellement, le critère de sélection du gagnant est chaque jour totalement différent de celui de la veille, de manière à ce que tout le monde ait sa chance, mais certains moutons prétendent avoir découvert une logique de transition d’un jour à l’autre. Le gagnant est annoncé le matin. Il a le droit d'aller brouter partout pendant la journée, y compris s'il doit pousser de côté d'autres moutons pour brouter à leur place. Pour les perdants, il est flatteur de découvrir que leur herbe est meilleure que celle des gagnants, même si certains gagnants abusent et forcent les perdants à la diète.

Justement, Gooplosoft vient d’ouvrir une plate forme de débats en préparation d’un referendum sur la proposition « débranchons les coupables d’abus» ; les débats sont très bien organisés ; on peut exprimer son soutien ou son opposition à diverses motions sur le pourquoi et le comment ; les sites Mirex débordent de développements explicatifs où chacun développe sa position personnelle en regard de celles des autres, en fonction de son propre parcours de vie. Le vote de chacun sera vraiment représentatif de la conscience collective en pleine connaissance des causes et des conséquences.

Le soir, les moutons électriques rentrent à la bergerie pour se recharger. Le courant provient d'une centrale verte, une centrale qui brûle de l'herbe et alimente le Web.

Toutes les enquêtes démontrent que les moutons électriques sont persuadés de vivre une expérience formidable dans une société consacrée au libre développement de leurs personnalités et de leurs projets personnels dans une saine émulation des compétences, chacun dans l’unanimité de son petit moi objectif dans le progrès général de leur société démocratique.

Comment pourrait-il en être autrement ?

Notes

Les trois capacités élémentaires des moutons électriques : repérer une séquence-modèle dans un ensemble, recopier une séquence-modèle, substituer une séquence-modèle à une autre, sont une extrapolation littéraire des fonctions constitutives d’une machine de Turing.

Comme son nom l’indique, la machine de Turing est une invention du mathématicien Alan Turing (1912-1954), l’un des fondateurs de l’informatique, par ailleurs célèbre pour avoir contribué à décoder pendant la guerre de 39-45 le cryptage des messages entre l’état-major allemand et les unités distantes.

La machine de Turing est définie par son inventeur comme une abstraction mathématique. Elle est utilisée comme référence théorique pour déterminer le niveau de complexité des questions et problèmes mathématiques, y compris ceux dont on ne connaît pas de solution, en regard de leur potentiel de résolution par un ordinateur.

Les capacités très élémentaires en apparence de la machine de Turing ne doivent donc pas être prises à la légère : on n’a pas encore su concevoir un type de machine plus « intelligente ».

Si vous trouvez que le paragraphe sur la perte du langage et la traduction automatique est tiré par les cheveux, allez donc faire un tour dans un pays insulaire d'extrême Orient où le smartphone permet d'envoyer des messages traduits automatiquement en langage littéraire; tout le monde peut écrire un roman !

Le texte de ce billet est un extrait adapté de l’ouvrage de référence "La transmission des compétences à l’ère numérique" que vous pouvez télécharger ici.
Vous allez probablement prendre un sacré choc, mais les billets de ce blog peuvent vous aider à le supporter.

lundi 24 juin 2013

Web et Ting

La saga de Njal est un cadeau de l'histoire, à plus d'un titre, dont celui de sa surprenante actualité.

saga_book_f13r.jpg

C'est en volume la plus importante saga islandaise. Compilée au 13ème siècle du calendrier chrétien, elle nous décrit une vendetta déployée sur plusieurs générations autour de l'an 1000.

Quelles étaient les intentions de l'auteur ou des auteurs de la saga de Njal ? Il s'agit en tous cas d'un récit singulier car le personnage qui donne son nom à la saga n'est pas un héros au sens habituel. C'est un juriste (par ailleurs propriétaire laboureur). Il agit en tant que conciliateur, avec un succès certain et une bonne dose de rouerie... L'histoire se termine mal pour lui et pour sa famille, bien avant le terme du récit. Dans la longue période de temps couverte, plusieurs dizaines d'autres personnages, dont certains sont plus proches des héros habituels, nourrissent la saga de leurs faits et gestes, isolément ou en groupe, plus ou moins "bons" ou "méchants" ou simplement astucieux et chanceux selon les alliances et les circonstances.

Parmi les âneries sublimes proférées par des préfaciers modernes de la saga de Njal dans un élan de modestie, nous allons commenter celle-ci : "En ces temps reculés, l'assemblée annuelle de l'althing permettait tout juste d'éviter les massacres généralisés."

Dans la saga de Njal, en effet, il existe une assemblée, le ting ou althing, où se règlent les conflits par compensations financières; mais cette assemblée n'est pas qu'un tribunal, elle est l'assemblée des notables de l'ïle. Leurs décisions sont respectées, toutes choses restant égales par ailleurs (ce sont des changements marginaux après coup qui relancent la vendetta)... Dans la mesure où il n'existe pas de hiérarchie (entre les notables), et où tout le monde doit respecter des formes définies, le ting peut faire penser à une sorte de démocratie antique. Platon en aurait certainement dit du mal s'il avait été contemporain.

Voici quelques détails succulents des formes légales de ces "temps reculés" : vous avez occis ou blessé quelqu'un pour une raison quelconque, vous devez convoquer aussitôt des témoins de votre acte et leur faire prêter serment, afin de fixer leur témoignage de votre comment et de votre pourquoi, en vue de la négociation au ting de la compensation que vous verserez aux victimes. Sinon, en l'absence d'enregistrement formel par des témoins, si votre méfait devient public, vous êtes considéré comme hors-la-loi, et alors mieux vaut pour vous partir vous faire pendre ailleurs. Le cas est prévu : le ting décidera de la date limite à partir de laquelle vous devrez avoir disparu de la surface de l'île.

feuilles2.jpg Ce que nous décrit la saga en grand détail, au moins autant que les péripéties d'une vendetta et les étincelles des rivalités sans complexe, c'est la corruption du système de conciliation du ting. Les plaidoieries portent sur des contestations de procédures plus que sur le fond, les défenseurs spontanés des diverses causes sont parfois de malins chicaniers rémunérés (ce qui est évidemment interdit), les argumentaires s'articulent pour dissimuler les racines véritables des conflits. De plus, les parties ne se privent pas de rechercher activement le soutien des futurs juges avant la délibération de l'assemblée. Pire encore, une amélioration du système par la création d'une super assemblée, attribuée au héros Njal, s'avère en partie motivée par son projet personnel de procurer une chefferie à son fils adoptif...

Il est difficile de ne pas céder à l'analogie entre le ting de la saga et nos institutions internationales ! Car, à l'évidence dans ce domaine, nous sommes toujours dans les "temps reculés" de la société humaine au sens large, et nous gérons piteusement les relations entre sociétés humaines. Il serait pourtant urgent de dépasser la honte de cet état, et d'imaginer comment l'augmentation prévisible des tensions entre les peuples pourrait être surmontée par l'effet d'une "justice" qui permettrait à chacun de prendre sa part d'amertume, notamment du fait que le "progrès" par la dissipation des énergies fossiles, c'est déjà fini et que tous les peuples de la terre vont en souffrir.

Ah, si tout le monde pouvait s'accorder sur quelques valeurs... Hé bien non, la saga de Njal ne nous laisse aucune illusion sur l'influence des valeurs partagées sur nos comportements. Par exemple, la saga nous relate, en quelques lignes agrémentées de diversions quasi comiques, la conversion vers l'an 1000 de l'ïle au christianisme, par décision du ting. Cette décision importante n'empêche pourtant pas le développement ultérieur de la vendetta entre les personnages, individuellement convertis ou pas, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que deux protagonistes, qui ont objectivement épuisé les raisons de s'entretuer. Tout à la fin, la lourde mention répétée du coût financier des pélerinages parallèles des deux survivants à Rome et de leurs entrevues avec le pape renforce la perception de la transcendance que la saga nous communique. Par ailleurs, dans tout le texte, la symbolique demeure celle du fond païen mais, à part deux passages épiques sans doute recopiés d'autres sagas, les éléments de surnaturel ou de magie sont rares dans la saga de Njal, décoratifs, tout au plus malicieux ou prémonitoires, et l'influence de ces éléments sur les actes des uns et des autres est décrite comme imaginaire, quasiment comme l'aurait fait un observateur anthropologue de nos jours. S'il faut absolument y déceler des indices d'une fatalité d'arrière plan, c'est la fatalité de l'humain profond, pas celle des décrets de puissances occultes. Par sa forme et dans le contenu de son récit, cette saga ne ressemble pas à l'Illiade d'Homère ni aux oeuvres de J.R.R. Tolkien ni aux évocations de R. Howard, par exemple. Amateurs d'aventures épiques et de contes merveilleux, admirateurs de héros romantiques et de beaux sentiments, collectionneurs d'histoires édifiantes, passez votre chemin !

Pourtant, on se relève la nuit pour poursuivre la lecture de la saga de Njal... En plus de 300 pages, chacun peut trouver son compte.

feuilles1.jpg

Le message majeur de la Njal saga pour nous actuellement, c'est certainement celui du dangereux immobilisme de nos pauvres créations sociales, dont les pesanteurs rendent nos sociétés vulnérables aux affrontements à répétition. La saga des "temps reculés" nous expose pourquoi les pesanteurs responsables de cette misère criminelle ne peuvent pas être atténuées par un niveau de richesse matérielle ni par l'astuce des dirigeants ni, dans un autre registre, par aucun miracle fédérateur - et comment les pesanteurs peuvent s'en trouver même renforcées. Qu'il est illusoire de prétendre surmonter notre carence de création sociale en modifiant des règles du jeu dans un contexte d'organisation existante. Qu'on ne change rien non plus aux fondements pratiques d'une société ni à ses dérives en la plaçant telle quelle à l'ombre de grands principes ou de commandements transcendants. Que les époques paisibles sont rarement le résultat logique d'un accord raisonnable accepté par tous, mais plutôt l'effet d'une décision partagée, à caractère exploratoire ou carrément expérimental, pour éteindre provisoirement un conflit conventionnellement défini à un instant donné...

La saga de Njal nous offre un scénario parfaitement crédible de l'avenir d'une humanité quasi démocratique, dans des conditions insulaires meilleures que celles de notre planète, car l'Islande de l'époque n'est pas surpeuplée et à la voile on peut voyager vers d'autres terres d'accueil pour y projeter ses forfaits et ses rêves parmi des cousins culturels. La saga se termine bien... après que le pire se soit produit.

Interprétons encore autrement, dans notre actualité. La réalisation de nouvelles finalités concrètes dans une société humaine, ou encore de manière plus pressante, la préservation de finalités vitales dans des conditions nouvelles qui remettent brutalement en cause leur réalisation (exemple fournir aux particuliers l'énergie nécessaire à leur vie courante malgré l'arrêt des centrales à combustibles fossiles), imposent une innovation sociale "à la mesure des défis" en relation directe avec lesdites finalités. Et cette innovation sociale ne peut certainement pas s'implanter à partir de quelques discours officiels fondateurs, ni s'enraciner à partir de plans d'investissements assortis de dispositions réglementaires et fiscales. Même s'il ne s'agit jamais de changer toute la société alors qu'on vise des finalités limitées, ce ne sont là que des mesures techniques d'accompagnement de l'innovation. Dans le domaine social, le centre et le moteur de l'innovation sont situés dans la tête de chacun.

Dans cette optique, il est clair que le Web peut-être à la fois un facteur et un propagateur d'innovations sociales à condition de s'en servir spécifiquement en vue des seules finalités poursuivies (plutôt que l'inverse, à savoir par exemple interpréter les finalités par les fonctions d'une plate forme collaborative disponible ou pire encore, les assimiler à des thèmes de "communication"). Par le Web, on pourrait en particulier développer les relations directes entre particuliers dans le domaine du partage d'expérience et enrichir l'intelligence et la réactivité des relations entre particuliers et services publics, très au-delà des faux semblants à prétention universelle et bien mieux que les quelques sites précurseurs actuels. Il est pour cela indispensable de susciter et d'entretenir une forme adaptée de participation de chacun vers les finalités définies, d'où la nécessité pratique de communautés virtuelles constituées avec leurs propres conventions d'identité, d'expression, de partage, précisément en fonction de ces finalités.... Voir nos billets sur les tags identité, étiquette et société virtuelle notamment.

A l'opposé, tant qu'un marketing au ras des pâquerettes prétend nous imposer la vision d'Internet comme un réseau de diffusion de chaînes de télévision à haut débit, ou comme un distributeur de culture en débit instantané ou comme le canal magique des télécommunications étendues, nous restons bloqués dans des "temps très reculés" bien antérieurs à l'innovation du ting !

samedi 11 mai 2013

La tueuse troll, son génie hacker et leur quête d'identité

Ce billet puise son inspiration dans la série télé "Nikita", mais tout amateur de roman d'espionnage pourra s'y retrouver.

"Nikita" est une série télévisée dont les premiers épisodes ont été diffusés en 2010 sur le continent américain. C'est un remake de la série télévisée "La femme Nikita", elle-même inspirée du film "Nom de code : Nina", lui-même remake du film original "Nikita"...
Ce qui nous intéresse, c'est que "Nikita" est imprégnée de la philosophie de notre époque et en particulier de ses mythes concernant Internet et les hackers.

Niki1.jpg Résumons de quoi il s'agit. Nikita est le nom de guerre d'une fille perdue, condamnée à mort, officiellement exécutée et enterrée, discrètement récupérée par une organisation secrète, la Division, en vue de participer à des missions d'agent liquidateur. Nikita suit un entraînement à la dure dans une caserne souterraine pendant plusieurs mois, exécute des missions, gagne la confiance des dirigeants de la Division, accède au statut d'agent, sous identité bidon et vrai logement de surface. A la suite de diverses péripéties, dont l'élimination de son petit ami par la Division, Nikita prend le large et, bénéficiant d'une fortune détournée sur le butin d'une mission, elle entreprend sa vengeance et la destruction de la Division. Nikita gagne à sa cause d'autres agents ou employés de la Division. Elle parvient à faire échouer plusieurs missions, notamment grâce aux informations transmises par Alex, une fille qu'elle a sauvée de la drogue et de la prostitution et qui s'est infiltrée comme recrue dans la Division.

La série est visuellement superbe, le scénario de la première saison est explosif. Au cours de la deuxième saison, le personnage principal n'évolue presque plus, l'intérêt se déplace vers d'autres personnages récurrents, au cours de diverses aventures où l'on retrouve beaucoup de thèmes connus des séries d'espionnage et même de soap operas. Vers la fin de la saison 2, on ressent parfois la dérive congénitale des séries conçues par une équipe de scénaristes ou inspirées de romans rédigés en successions de "points de vue" (Game of Thrones) : les épisodes se chargent en émotions et en détails sensationnels alors que les conventions spécifiques au milieu décrit ne sont plus présentées comme des ressorts du drame mais comme des évidences métro-boulot-dodo imposées aux personnages et qui leur servent de prétextes à répétition. Le fil rouge de narration entre les épisodes devient inutile puisqu'on reste à l'intérieur d'un cadre figé (même si ce cadre demeure extraordinaire en regard de notre monde banal). Et, à l'intérieur de chaque épisode, l'intention vraie ou fausse des actes et des pensées n'est plus annoncée ni commentée par aucun artifice de repèrage à destination du spectateur. On assiste donc à une suite de reportages événementiels imaginaires où s'entremêlent la misère des destins individuels et l'opulence des folies humaines - ce qui peut être distrayant si on n'a rien de mieux à faire, comme par exemple sortir jouer à la balle avec le chien. Malgré cela, la qualité de la série "Nikita" est telle qu'elle mérite plusieurs visionnages.

Vers la fin de la saison 2 de Nikita, le tragique amoral de la saison 1 fait place aux idéaux de substitution les plus courus de notre époque : la violence et la manipulation comme ingrédients banals de l'action, le danger comme facteur d'excitation sexuelle, la domination de ses semblables comme objectif de réalisation personnelle, etc. Certes, on peut aussi trouver dans la saison 2 des manifestations de solidarité et de courage, mais elles semblent décalées au point que leurs protagonistes ne survivent que par une série de miracles, alors que, par contraste, le dernier épisode met en scène un Président marionnette, bien propre dans son costume impeccable, et pas vraiment dérangé par le rôle médiocre que les circonstances lui imposent.

Attention, les enfants... Le monde de Nikita est un monde de pantins et d'apparences, dirigé en sous main par des psychopathes persuadés de leur supériorité. Ces manipulateurs fous sont contrariés dans leurs combines par les activités des exclus regroupés autour de Nikita; leur orgueuil en prend un sacré coup et ils sont contraints d'arranger l'histoire pour surmonter l'affront. Lorsque nos héros en révolte se demandent comment un jour ils pourraient eux-mêmes "se ranger", on comprend pourquoi ils ne trouvent pas de réponse, ce n'est pas seulement pour que la série continue.

Niki2.jpg Heureusement, dans le monde de Nikita, le merveilleux occupe une grande place : c'est la magie d'Internet et le mystère du grand pouvoir du hacker !

Le hacker génial frappe à toute vitesse sur plusieurs claviers d'ordinateurs en parallèle. Il s'introduit à volonté dans n'importe quel réseau informatique de la planète, éventuellement via un canal satellite usurpé, en quelques minutes. Il fait apparaître sur son écran n'importe quel local, ville, réseau urbain.. du moment qu'il existe une caméra, une puce ou même un simple conducteur électrique dans le voisinage...Mieux encore, le hacker dirige les mouvements des équipes amies à l'intérieur d'un bâtiment ou sur le plan d'une ville, leur indique les positions des équipes adverses à leur poursuite, les oriente vers leur objectif ou vers la prochaine trappe d'évacuation... Bref, le hacker remplace avantageusement le sorcier qui voit tout dans sa boule de cristal. Et bien évidemment, nous avons un hacker blanc et un hacker noir.

Information pratique à destination des agences spécialisées : les téléphones mobiles s'avèrent presque aussi opérationnels que les puces de traçage incorporées dans la chair des opérateurs de terrain; de plus, ils sont plus faciles à mettre à niveau des dernières technologies.

De fait, Nikita est une tueuse troll. Pas du genre qui lance son attaque terminale comme un réflexe, sauf évidemment lorsqu'elle s'introduit directement dans le site central de la Division. Après une préparation minutieuse, elle apparaît auprès de sa cible sous une apparence fascinante, se donne le loisir d'examiner si elle peut la convertir au régime végétarien, sinon tant pis.

Dans la série Nikita, l'équivalent de l'Arme Suprême, ce sont des "boîtes noires", des mémoires portables d'accès protégé, dont le contenu crypté est censé révèler les commanditaires, les transations financières, la logistique préparatoire et même les vidéos du détail des opérations exécutées par la Division dans ses plus basses oeuvres. Le possesseur d'une boîte noire, à condition de parvenir à la décoder, dispose des informations pour compromettre ou faire chanter les puissants commanditaires des opérations secrètes exécutées au nom du plus grand Bien.

On peut faire semblant de croire au pouvoir des boîtes noires, mais nous savons pourtant que la puissance des "vérités qui tuent" est celle d'un pétard mouillé, que ces vérités soient dissimulées dans des boîtes noires ou disséminées dans le cloud ! Souvenons-nous des révélations de Wikileaks, sensationnelles sur le moment, mais dont les implications se sont réduites après quelques jours jusqu'au dérisoire. Non, dans un univers hypermédiatisé, les "vérités-événements" ne peuvent pas faire l'histoire. Tout ce que l'on peut espérer, si ces représentations événementielles bénéficient d'une mise en scène appropriée, c'est leur conservation en illustrations d'un article de portée générale sur notre époque et la manière d'y soulever les questions qui fâchent. Mais sur le fond, l'impact des révélations sera faible sur le moment, peut-être contraire à l'intention du dévoilement. Observons avec quel calme les actuels responsables de la fin de l'humanité, bien que toutes les prévisions à 30 ans annoncent cette fin et que beaucoup d'événements témoignent de la justesse de ces prévisions, persistent dans leurs orientations intéressées et leurs prétentions grotesques... Ce ne sont pas quelques hackers géniaux qui pourront nous sauver, non plus qu'une équipe de nettoyeurs Nikita, non plus d'ailleurs que des penseurs en chambre... Les questions de notre époque ne peuvent pas être abordées comme des problèmes de détail, elles requièrent l'instauration d'une nouvelle forme de solidarité humaine.

Au passage, commentons une réflexion mise dans la bouche de Nikita, citée de mémoire : "tout le monde porte un masque dans notre milieu et en change selon les circonstances, à tel point que l'on perd son identité". C'est une réflexion assez courante dans les séries d'espionnage. Elle paraît néanmoins stupide au premier abord quand on la comprend littéralement. En effet, l'identité d'un espion, n'est-ce pas justement son agilité à changer de masque selon les circonstances ? D'ailleurs, même le surfeur ordinaire sur Internet respecte un protocole différent selon le site qu'il visite et les interactions effectuées. En cela, il agit comme un espion, évidemment, sans risquer sa vie en cas d'erreur, mais il exerce à son niveau le même genre de souplesse. Et plus généralement, même si on n'est pas un espion, notre capacité à changer de masque selon les circonstances, n'est-ce pas la banalité de notre vie quotidienne, une condition de toute vie sociale ? On pourrait même dire que, pour les autres, la perception de notre identité personnelle se résume à la collection des masques que nous savons, bien ou mal, emprunter dans nos interactions avec eux.

Cependant, cependant, et en restant au niveau de ce qui peut être exprimé simplement... s'il existe un autre composant dans notre identité personnelle que l'identité faciale d'interaction en société, s'il existe un autre composant identitaire qui serait spécifiquement humain par rapport à l'animal ou par rapport à une hypothètique intelligence logicielle, ce serait peut-être notre capacité à changer de masque, non seulement pour nous conformer aux circonstances environnantes de l'instant, mais en vue d'une finalité. Alors, dans ce cas, la réflexion de Nikita n'est pas stupide, elle exprime son incertitude sur ses propres finalités ou la volonté de ne pas les révèler, ou son impuissance à l'exprimer, peut-être les trois. Dans tous les cas, sa déclaration traduit un déséquilibre profond. En effet, l'incertitude sur les finalités personnelles peut-être fatale si elle se maintient, et l'opacité du quant à soi peut s'ériger en prison mentale. Le roman "Un pur espion" de John Le Carré décrit précisément ce drame. Il se termine par un suicide.

Rassurons-nous : tout dans la série Nikita, le scénario, les personnages, leurs aventures, leurs compétences extraordinaires, tout est complètement invraisemblable. Mais les idéaux de ces personnages, leur imaginaire social, leur Web mythique, leurs illusions sur leur capacité à refaire le monde, les questions qu'ils se posent, c'est bien nous !

- page 1 de 2