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mercredi 19 janvier 2022

Projections

Inversion

Le 28 octobre 1918, dans un appartement d'un immeuble au numéro 20 du boulevard Richard-Lenoir à Paris, le docteur B. a rédigé une ordonnance pour une patiente de 24 ans, enceinte. Plusieurs médecins étaient passé les jours précédents, avaient fait le même diagnostic. Ils étaient vite repartis.

Grippe espagnole.

J'ai retrouvé un double de l'ordonnance du docteur B. complètement illisible, dans un dossier d'archives familiales. La mémoire familiale disait que cette prescription du docteur B. avait sauvé sa patiente, bien qu'elle ne contenait qu'une sorte de potion à faire soi-même à base de produits naturels, dont un miel très spécifique que l'on avait remplacé par un miel vendu dans le quartier - ou par ce qui était vendu comme tel. En 1918, c'était la guerre.

La patiente a donné naissance le 08 novembre suivant, soit 10 jours plus tard, à son premier fils. Elle était ma grand mère maternelle.

Quel est le rapport entre cette histoire particulière et l'actuelle crise du covid ?

C'est justement l'énormité des différences qui m'a forcé à la réflexion.

1/ La grippe espagnole fut une épidémie effroyablement mortelle y compris parmi les jeunes. Elle a plus tué que la Grande Guerre.

2/ On ne savait pas guérir les patients atteints de la grippe espagnole, d'autant moins dans les restrictions durant la Guerre. L'action de la potion du docteur B. fut peut-être surtout d'ordre psychologique. L'efficacité fut néanmoins réelle et totale. Les autres docteurs, ceux qui s'étaient défilés après la récitation des recommandations usuelles à l'époque, avec le recul, on ne peut pas les qualifier d'incompétents : il valait mieux ne rien prescrire au-delà de recommandations banales que de tenter l'application d'un remède violent dont l'efficacité aurait été hasardeuse, encore plus sur une femme enceinte. Objectivement, rétrospectivement, leur "fuite lamentable" devant la détresse de la famille a permis la guérison.

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Note. Beaucoup de personnes atteintes de la grippe espagnole vers la fin de la Grande Guerre et après (il y eut plusieurs vagues), ne sont pas mortes du virus mais des suites d'infections bactériennes. La chimie des antibiotiques est bien postérieure à cette période, et on ne disposait pas des moyens modernes d'analyse. En plus, les conditions d'hygiène, particulièrement dans les camps militaires, n'étaient certainement pas au bon niveau. Dans beaucoup d'immeubles parisiens tel que celui où habitaient mes ancêtres en 1918, la distribution de l'eau et du gaz n'existait pas. Il reste que le risque des infections parallèles à une infection épidémique virale, directement ou indirectement provoquées par cette dernière, semble encore de nos jours diversement reconnu et traité selon les régions du monde.

Cette histoire transmise dans la tradition familiale sur deux générations me court dans la tête depuis le début de la crise du covid. Le résultat en est que cette crise actuelle m'apparaît chaque jour plus artificielle et grotesque, malgré les répétitions d'injonctions morales et de communications alarmantes, malgré les témoignages convergents et les recueils d'avis approbateurs dans les médias.

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La crise me paraît d'autant plus artificielle et grotesque à présent (mi janvier 2022) que la vague des hospitalisations ne semble pas plus élevée dans mon pays que la normale en période hivernale. Pourquoi subissons-nous encore une campagne de terreur dans les grands médias comme au début de la crise, pour une maladie qui n'atteint gravement que des personnes affaiblies par d'autres maladies ou par l'âge, en fin de compte globalement avec une très faible mortalité ? Pourquoi toutes les possibles médications inoffensives ont-elles été exclues a priori, laissant le champ libre aux faux remèdes à prix d'or ? Pourquoi faut-il prolonger la soumission de la population à des traitements préventifs innovants qui ne s'avèrent partiellement efficaces que sur une courte période après leur administration ?

Ces questions ont-elles des réponses autres qu'un renvoi à un argument d'autorité ou au contraire, un aveu de renoncement dans une sorte de fatalité ? Vues d'en bas par un simple citoyen d'un pays occidental, les annonces officielles successives des mesures imposées, les communications de justifications moralisantes qui les préparent puis les accompagnent, sont les productions des rationalisations pulsionnelles d'un robot ignorant de la réalité humaine, et même parfois de toute réalité imaginable.

Alors, dans ma perspective en rétro projection d'un épisode familial de grippe espagnole en 1918, j'ose imaginer qu'une médecine ordinaire comme celle du bon docteur B. actualisée de la connaissance des traitements courants des maladies épidémiques virales des voies respiratoires, plus quelques recommandations générales d'hygiène préventive, plus quelques ajustements ciblés dans les établissements de soins, c'était largement suffisant pour traverser la crise du covid, une fois ce dernier reconnu et ses effets suffisamment évalués, sans affoler les populations ni leur imposer des restrictions contraignantes, sans consacrer des fortunes à l'achat de médications sorties d'un chapeau, et finalement, en conséquence, sans aucune nécessité de soutien par dizaines de milliards aux sinistrés de l'économie.

Renversement

L'Histoire jugera la gestion de la crise du covid, celle des pays du monde, celle des organes supra nationaux, celle des entreprises qui en ont activement profité.

On doit espérer que le jugement de l'Histoire sera précoce, logiquement argumenté et documenté. On doit espérer qu'on laissera courir les fauteurs médiocres, les mercenaires assassins de la raison, et même les tueurs besogneux de l'esprit, ne serait-ce que par simple souci d'économie et de réalisme. On doit espérer que ce jugement ne s'intéressera pas seulement aux aspects économiques, mais bien à la gestion au sens le plus large dans toutes ses dimensions, afin de proposer, dans la perspective de crises à venir de plus grande ampleur, les éventuelles adaptations urgentes à réaliser, notamment dans les organes décisionnels pour éviter l'enfermement dans des logiques d'exception, notamment dans le domaine de la communication aux populations pour ne pas étouffer l'intelligence, dans les investissements pour développer les compétences spécifiques aux temps de crise et adapter les organisations et les équipements, dans le domaine scientifique pour accélérer la diffusion des nouvelles connaissances, dans l'industrie du numérique pour permettre aux populations de détecter les tentatives les plus grossières de manipulation.

En effet, si le jugement de l'Histoire restait au niveau des valeurs et de la morale, si le jugement de l’Histoire se déployait uniquement dans le dévoilement sensationnel d'arnaques monstrueuses et d'agissements indignes, on n'aura rien appris ni rien préparé en vue d'une nouvelle crise, d’autant moins qu’elle sera probablement d'une toute autre nature - par exemple en conséquence d'un conflit international violent, d'un cataclysme volcanique, ou d'un effondrement monétaire.

Une leçon sociologique de l'Histoire serait qu'il est dangereux de laisser des peuples s'abandonner à des logiques d'exception, car ces logiques sont par nature des logiques de guerre - guerre contre d'autres, contre soi-même, contre tout - du fait qu'elles s'alimentent de l'exploitation répétée des émotions nationales, humiliations, souvenirs de grandeur, croyances utopiques, etc. L'historien, le sociologue, l'anthropologue ne devrait plus se limiter à l'analyse de symptômes jugés aberrants des sociétés étudiées ni se perdre dans la recherche des causes spécifiques de ces symptômes, le vrai problème est celui des mécaniques sociales d'enfermement, de la compréhension de ces mécaniques, et de l'invention de méthodes pour briser la progression de l'enfermement avant l'atteinte de l'état stable de folie collective autoentretenue, dont l'Histoire et l'actualité nous prouvent qu'il est assez facile à provoquer et à faire durer. Les expériences historiques comme les dernières actualités montrent que l'enfermement mental d'un grand peuple ne peut pas se surmonter par les rencontres de négociations commerciales avec l'extérieur, encore moins par les affrontements diplomatiques avec des représentants de pays ou d'organisations imprégnés de leurs propres références, ni par les démonstrations militaires de forces protectrices de valeurs en danger.

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Une grande question planétaire du siècle serait : comment opérer notre libération mentale, au niveau des peuples, pour sortir de nos logiques d'exception (autrement dit échapper aux dérives exclusives de nos enfermements mentaux) et inventer des logiques plus puissantes dans un monde globalisé ? Les logiques à vocation universelle sont par nature et dans les faits rapidement condamnées à enrichir le patrimoine mondial des échecs à répétition, par les conflits d'interprétation, les dévoiements d'intentions, les soupçons réciproques, les compétitions sournoises, carrément à l'opposé de l'idée originelle, faute d'avoir institué les capacités d'évolution jusqu'à la remise en chantier, mais surtout fondamentalement du fait de leur dépendance arbitraire d'un niveau d'abstraction surhumain (valeurs universelles, droits de l'Homme, etc.). Pour induire un effet inhibiteur des mécaniques d'enfermement, il faudrait donc mettre en oeuvre des logiques adaptables à l'atteinte de buts pratiques définis indépendamment de ces logiques - donc, pour simplifier, des logiques "utilitaires" plutôt que des logiques "dominantes". Comme exemple de logique pratique adaptable, on peut penser à la démarche scientifique authentique, fondée sur le doute, la curiosité et l'interrogation - à ne pas confondre avec une mimique de répétition des connaissances du moment ni avec la fabrication automatisée de preuves par presse bouton algorithmique. Cette logique scientifique n'est pas applicable dans les cadres de confrontation des postures, tels que sont tous nos cadres existants hérités du passé. Il faudrait donc créer de nouveaux cadres au-delà des coopérations scientifiques internationales existantes, des réunions de sociétés savantes et plates formes de publications scientifiques - de nouveaux cadres à la fois plus ambitieux et temporaires, pour des buts de réalisations pratiques a priori obtenues dans de meilleures conditions et une meilleure maîtrise des résultats par l'organisation d'un partage international. Des projets civils multidisciplinaires de grande ampleur, impliquant des parties significatives des populations de divers pays, si possible à la fois en tant que clients et acteurs, par exemple dans des expérimentations régionales (nouvelles technologies de partage des connaissances, adaptations pour l'autosuffisance alimentaire, renouvellement d'infrastructures, systèmes de surveillance des cultures et des réseaux nourriciers...) pourraient être les lieux d'application de logiques scientifiques adaptées, si cela est organisé, instrumenté comme une priorité reconnue "par tous au bénéfice de tous", en parallèle et au-dessus des logiques procédurales bien connues de bonne gestion.

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Nos activités humaines, nos pensées humaines du monde contemporain sont encore les produits des logiques mentales d'une époque préindustrielle, dangereusement inadaptées au monde présent. Les promesses d'un avenir lumineux grâce aux nouvelles technologies, à l'innovation, à l'intelligence artificielle, au management disruptif, ne font que reproduire les invitations historiques à repousser les frontières, conquérir de nouveaux espaces, faire la révolution. Sur une planète unique complètement occupée et surexploitée, ces appels mènent fatalement à la guerre et à la destruction. Les frontières à repousser sont celles de notre psychologie hantée par les peurs, les espaces à conquérir sont les élargissements de nos capacités d'imagination et de notre génie relationnel, les révolutions à faire sont les créations de grands projets de solidarité planétaire. Jamais dans l'Histoire, nous n'avons disposé de moyens aussi puissants de créations de liens relationnels, mais ce ne sont que les infrastructures matérielles des liens à imaginer. Pour l'harmonie des humains entre eux et la paix avec leur monde, il reste beaucoup à inventer.

vendredi 29 avril 2016

Bots Creed


Le mot "bot" signifie "robot logiciel" en connexion à des serveurs informatiques sur Internet.

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Bots à pinces

Belle invention, celle du bot à construire soi-même ! C'est un sacré progrès en comparaison des assistantes et conseillères informatisées, dont un ancêtre fut le trombone animé à la Jiminy Cricket qui empoisonnait les utilisateurs d'un célèbre logiciel de traitement de textes des années 90, en surgissant de manière inopportune pour offrir ses services.

Avec l'ouverture à tous de cette fantastique liberté de création, on ne peut pas douter une microseconde qu'il en résultera des pointes de trafic sur Internet dépassant les records établis par les envois des cartes de voeux en vidéos illustrées à chaque fin d'année et les pointes dues aux téléchargements simultanés en urgence des derniers épisodes des séries à la mode.

Il faudra encore creuser les trottoirs des villes et les routes des campagnes pour vraiment installer "la" fibre partout, consacrer quelques centrales électriques supplémentaires bien polluantes à l'alimentation de nouvelles usines de serveurs du réseau, investir de nouveaux matériels fabriqués à partir d'éléments rares très salement extraits par de puissantes organisations armées...

Car il y a tant de gens anxieux de vérifier que les autres éprouvent les mêmes émotions qu'eux, tant de gens habités par une ardente pulsion à partager leur bonheur ou leur malheur avec toute l'humanité ! Alors pensez donc, si on leur offre gratuitement le pouvoir de se créer des agents médiatiques illimités... De plus, rien ne les empêchera d'être maladroits, de se tromper dans l'utilisation ou dans la personnalisation de leurs bots issus de millions de recopies en chaîne. Et alors, vous voulez parier combien de mois il faudra pour que le réseau soit saturé ? Et, si, au contraire, ils sont adroits, ce sera encore pire, car leurs bots malins boufferont encore plus de puissance pour s'adapter au besoin de chaque destinataire, après avoir questionné la terre entière pour bien manifester leur souci des individualités.

Si la planète est foutue, c'est bien à cause de tous les cons précieux, c'est-à-dire en gros, de nous tous. Et du fait de l'obligatoire nullité très représentative de nos dirigeants et de nos grands innovateurs consacrés. Un nouveau pouvoir de création botique pour tous : rêve de puissance illimitée et civilisation du confort irresponsable - on profite et on demande plus. Ces bots-là ne nous sauveront pas de nos dangereuses illusions, mais pouvons-nous espérer que ce ne soit pas pire que les puces pour les chiens ?

Bot de chauffe

Ah, encore un débat d'idées, comme chaque jour dans les médias...

Le Bot de Gauche. --- Egalité, Solidarité !

Le Bot de Droite. --- Liberté, Justice !

Le Bot de Gauche. --- Donne moi ton fric, sale égoïste, tu n'en fais rien d'utile à la société et c'est mon droit d'être humain tout simplement d'en avoir autant que toi.

Le Bot de Droite. --- Mon fric c'est ma propriété à moi, je l'ai gagné durement, je ne dois rien à personne et surtout pas aux ratés qui pourrissent la société.

La suite : un affrontement binaire entre deux acteurs en représentation, en commentaires conflictuels des actualités du jour.

A chaque fois, à partir des mêmes arguments à prétention universelle, selon les mêmes catégorisations militantes, et par les mêmes rhétoriques usées.

Pas d'arbitre évidemment dans cette confrontation répétée à l'infini. Sauf parfois un autre bot. Un bot animateur qui remet de l'huile sur le feu et fait monter le son. Ou un bot président de séance, indifférent, qui officie en consultant son portable.

C'est qu'il n'existe pas d'enjeu en soi dans aucune variante de ces éternels débats d'idées, c'est normal, ils font l'entretien du bruit familier de notre esprit du temps. Nous recalons nos cerveaux statistiques en vue des prochaines élections. Souvent aussi, en introduction d'une réclame pour un nouvel ouvrage de haute pensée, avant le choc d'un témoignage individuel poignant, d'une séquence publicitaire provocante ou d'un événement sportif anticipant une finale...

Il ne passera jamais rien dans ce monde de bots ?

A Bot de souffle

Jamais dans l'histoire humaine, la fable "la cigale et la fourmi" n'a sonné plus vrai.

C'est ce qu'on disait aussi autrefois.

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Il y aurait tant à dire sur cette illustration si peu animalière, si peu actuelle de la célèbre fable de La Fontaine dans une édition populaire autour des années 1920 !

Aujourd'hui, ils seraient tous en train de s'activer sur leurs smartphones gonflés de bots à la recherche de la solution la plus proche ou du service à contacter le mieux adapté. Et ensuite, il y aurait une vidéo sur les réseaux sociaux pour commémorer l'exploit.

Car la cigale, pas si bête, s'est débrouillée pour se fabriquer des milliards d'esclaves mécaniques et logiciels qui pensent et agissent comme des fourmis.

Mais, notez bien : c'est pour réaliser le monde confortable des rêves de la cigale.

Alors, évidemment, la population des cigales a considérablement augmenté, multipliée par trois en quelques générations.

Le vent meurtrier de l'hiver ne tue plus les cigales en masse. L'hiver est vaincu. Mais, en même temps, la campagne est tellement ravagée par la surexploitation, les émanations et les effluents, qu'il n'y a plus vraiment de printemps non plus et, chaque année, la grande remise à neuf saisonnière de la nature est de plus en plus partielle, de plus en plus locale, de plus en plus instable.

Alors, tant que les cigales sont incapables de réduire leurs activités en dessous des capacités résiduelles de régénération naturelle, l'état de la planète des cigales ne peut qu'empirer chaque année. A ce train-là, dans moins de 50 ans, elle se stabilisera dans la chaleur définitive de l'été martien, à part quelques chocs de météorites, quelques ouragans atmosphèriques et quelques phénomènes d'origine volcanique.

Morale de la fable actualisée : ni la cigale ni la fourmi ne survivront. Faute d'humanité ?

Botique nouvelle

L'image tout en haut en tête de ce billet est la couverture d'une traduction française de "I Robot" d'Asimov publiée en 1967. Elle trahit son époque, n'est-ce pas ?

A notre époque moderne, c'est différent : on fabrique des robots serviteurs pour les maisons de retraite. Alors, il n'est pas étonnant que les nouvelles d'Isaac Asimov aient perdu leur fraîcheur.

Les trois lois de la robotique inventées par Asimov vers 1950 sont celles du parfait esclave au service de tous les êtres humains.

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Pourtant, on en est apparemment encore à ces lois-là.

Alors que la logique fondatrice de ces lois ne tient plus.

En effet, le grand danger qui menace l'espèce humaine à moyen terme est une extinction suicidaire, par déchéance accélérée ou par une série de guerres d'extermination, sous la pression physique du rétrécissement planétaire du fait des destructions irréparables causées par les activités industrielles et domestiques humaines. Dès lors, les deux termes de la première loi sont devenus contradictoires, puisque le pire ennemi de l'être humain, ce sont ses propres façons d'être et en particulier ses façons de penser et ses aspirations. Comment porter secours sans porter atteinte ?

Tout robot écologiste se suicidera au cours d'une cérémonie privée en conséquence des contradictions internes à la première loi. Sinon il se suicidera en place publique au nom de la première loi pour échapper aux ordres idiots de gaspillage et de destruction que des humains tenteront de lui imposer au nom de la deuxième loi. Sinon il se suicidera en faisant sauter sa propre usine de fabrication afin d'éliminer une cause importante d'atteintes à l'environnement.

Quelques robots juristes, grâce à quelques légers défauts de conception, seront immunisés à la fois contre les contradictions logiques et contre le respect de l'esprit des lois. Ils attaqueront en justice les humains fauteurs de gaspillages ou de destructions environnementales afin d'obtenir des paiements d'amendes au bénéfice de la collectivité dans son ensemble - par exemple en visant les gros malins possesseurs de véhicules polluants hors normes pour le plaisir de dépasser les autres véhicules de manière spectaculaire ou de leur coller au train (en plein accord comportemental avec certaines réclames publicitaires), et tout spécialement ceux qui osent se constituer en association de victimes de publicités mensongères.

Quant aux robots politiques, ils surmonteront aisément la contradiction interne à la première loi en considèrant que la menace planétaire sur l'espèce humaine est pour plus tard, puisque les humains ne font qu'en parler sans changer leur logiciel.
D'ici là, la notion d'être humain continuera d'évoluer, biologie mise à part, vers celle du robot pensant. Alors, enfin, "on" pourra créer d'autres lois ?

lundi 8 décembre 2014

Pas de quoi s'énerver...

Ce billet et le suivant traitent encore des conditions nécessaires aux échanges sur le Web entre gens ordinaires, en dehors des relations marchandes ou professionnelles, en dehors des relations encadrées dans un groupe social de la vie réelle.... Car ce qui n'est pas dans cette liste d'exclusion, c'est ce pour quoi le Web fut créé en priorité : les échanges gratuits d'expériences personnelles, et les échanges dans un débat démocratique, notamment. Et là, presque tout reste à faire.

Prenons le cas, particulièrement d'actualité, du débat démocratique.

Précisons : il s'agit du débat dans le cadre d'un projet d'intérêt commun, que ce projet soit déjà défini ou en construction. Pas du "pur débat d'idées".

Sur le Web, on n'est plus dans la situation de l'orateur antique qui cherche à convaincre la foule physique, donc on devrait logiquement ressentir l'obligation d'inventer des règles adaptées au débat sur le Web dans les conditions nouvelles de cet environnement. Car il est clair que les conditions générales, les modes d'emploi des logiciels et les émoticones n'y suffisent pas (voir par exemple le billet soyons polis).

Rappelons en quelques lignes la démarche critique et l'orientation constructive de ce blog (en mode dramatique).

Migration.jpg Dans le monde "réel", on constate que le "débat démocratique" demeure ce qu'il fut (probablement) dans l'antiquité dans ses pires déviations. Les traités de rhétorique n'ont fait qu'emballer méthodiquement des techniques oratoires destinées à la déclamation face à une foule physique. Pourtant, cette rhétorique-là est encore présente dans les méthodes d'entraînement aux interventions et débats télévisés au coin du feu, auxquelles se soumettent nos personnalités. C'est aussi celle des hémicycles de nos assemblées, où nos grands dirigeants et gens de haute culture pratiquent publiquement les assauts d'invectives, les affrontements à partir de préalables incompatibles, les compétitions d'affects, les circonvolutions manipulatoires, les parades d'autorité, les sous-entendus menaçants, les plaidoiries piégées, etc. - censés, au mieux, se résoudre dans une procédure de vote. Ces pratiques et procédures sont une forme "civilisée", par la tentative de conviction argumentée suivie d'une résolution par un mode de décision collective. Mais cette forme ne fait que reproduire les cris, les gestes et les postures de la rencontre entre deux hordes d'humains préhistoriques, pour qu'à la fin, l'une des hordes se soumette ou prenne la fuite pour aller vivre ailleurs. Or, la différence principale de notre monde actuel par rapport à cette préhistoire n'est pas dans la forme "civilisée" du débat et de sa conclusion, elle est dans notre réalité physique planétaire : il n'existe plus d'ailleurs. Plus de lieu libre d'occupant pour s’y réfugier, plus aucun lieu fertile qui ne soit déjà exploité par d'autres. La migration humaine s’organise comme évasion sous contrainte, étape de carrière, distraction marchande... Cette clôture, ce rapetissement de l'univers, cette absence d' »ailleurs libre » au plan physique, elle induit son équivalent au plan mental. D'où il découle que tout "débat civilisé" selon la rhétorique ancienne, conçue pour un affrontement décisif, finit forcément par se réduire à une figuration oscillant entre l'obscénité et la futilité, parce que cette rhétorique est devenue inepte dans notre monde clos, et nous conduit fatalement au massacre sur place ou à ses substituts et formes dérivées, au point que les variétés modernes de "dialogues", "négociations", "discussions" se déroulent sans autre enjeu que le défoulement d'une hostilité primaire (ce qui ne veut pas dire que ces échanges sont inutiles, mais que leur fonction passe avant leur forme et leur contenu - ce que presque tout le monde semble intuitivement comprendre malgré que les acteurs vedettes cloîtrés dans leurs rôles fassent métier de l’ignorer).

Cependant, avec la nouveauté du Web, nous avons retrouvé l'opportunité historique d'un ailleurs, celui des sociétés virtuelles.... Mais, ce n'est certainement pas en y propageant les pratiques comportementales grossières héritées de l'âge de pierre que nous allons nous ouvrir ces nouveaux espaces... Nous sommes donc placés devant l'évidente nécessité d'inventer des formes d'interaction sociale adaptées au Web, qui puissent être comprises et pratiquées par tout citoyen ordinaire (comme l'ancienne rhétorique antique, que tout citoyen de l'Athènes antique apprenait à l'école), afin d'accéder à ces nouveaux espaces. En effet, les formes d'étiquettes nécessaires aux interactions sociales dans les sociétés virtuelles n'existent pas spontanément dans nos cultures ouvertes et conquérantes et surtout pas dans un univers de médiation manipulatrice et de galvanisation marchande en vulgaire extension fonctionnelle d'un monde réel faussement présenté comme infini.

N'attendons pas qu'une solution miracle nous tombe du ciel, nous sommes sommés d'inventer des méthodes de dialogue fondées sur une base aussi naturelle que les pulsions mal fagotées des débats pourris d'affects et d'empathie de façade, à partir d'éléments préexistants dans toute société : donc dans les failles, les interstices, les coins pas trop imprégnés de nos mécanismes mentaux de consommateurs suivistes suréduqués, d'êtres imaginatifs aux aspirations surdéterminées, de machines pensantes surprogrammées - mais au total, nos esprits contemporains ne sont certainement pas plus imprégnés par la société ambiante et par l’environnement naturel que ceux de nos ancêtres lointains. Tous les espoirs sont donc permis !

Ni la prise de conscience de notre cloisonnement mental, ni l'invention de nouvelles formes sociales sur le Web, ni leur mise en pratique ne seront faciles. En effet, les facteurs de fuite devant notre responsabilité et les motifs de l’immobilisme devant les opportunités ouvertes sont directement issus de nos pulsions et comportements naturels formés aux temps préhistoriques. De plus, ce sont justement ces facteurs-là qu'exploitent les faux bienfaiteurs de l'humanité de toutes sortes et leurs puissantes organisations qui oeuvrent à notre maintien dans diverses variétés d'esclavage de masse. Parmi les productions récurrentes de ces facteurs de déresponsabilisation, citons la fascination devant les robots "intelligents", la prosternation devant les ratiocinations des devins beaux parleurs, la croyance dans les mythes du Progrès, de la Croissance, du Héros, etc. Leurs inévitables contre - productions sont évidemment tout aussi stérilisantes : terreur devant la Machine qui dépasserait l'Homme (alors que ce dépassement est effectif depuis bien longtemps, depuis que l'Homme s'est élevé au pouvoir de se conduire consciemment comme une machine - "jamais un animal ne l'aurait fait", peut-être, mais une machine certainement), alarme devant l'exploitation de nos données personnelles (dans une interprétation faciale et limitée de ces « données » qui laisse grand ouvert le champ de toutes les manipulations d'arrière plan au travers du Web par les analyses statistiques en temps réel), aveu d'impuissance devant la "complexité" du monde moderne (sans doute mesurée au poids de nos croyances imaginaires érigées en "systèmes" ?), etc. On n’entreprendra pas l’énumération des expressions actuelles de ces facteurs régressifs dans le monde plus réfléchi des idées universitaires - sans parler des religions - dans l'espoir que nos grands esprits et directeurs de conscience s'éveillent enfin aux réalités médiocres du monde humain que nous avons fait au lieu de se braquer sur des détails ou de se complaire dans des spéculations qui leur permettent trop aisément d'ignorer ou de contester la singularité de notre présent, et de pouvoir mépriser l'opportunité existante d'une création sociale, pourtant grande ouverte sur le Web.

Pas pour longtemps, de toute façon.

Les billets de ce blog contiennent, au-delà d'une construction critique, des idées de solutions consistantes et cohérentes, pas si novatrices qu'il paraît au premier abord, et pas non plus si isolées (Cf. par exemple le projet convivialiste).

Au contraire, c'est l'impasse planétaire où nous nous sommes cantonnés qui est radicale, incohérente et inconsistante. Un élément paradoxal de la prise de conscience de cette impasse, c'est la vague des falsifications déversées quotidiennement dans tous les médias, y compris "culturels", sportifs et artistiques à l’encontre des fondements de toute démocratie et de toute forme extensive de partage gratuit. Notamment, une propagande abrutissante entretient la confusion entre gestion, gouvernement et politique dans un discours unifié sur le mode du commentaire sportif. Simultanément, cette propagande banalise une pseudo argumentation selon laquelle la "démocratie directe" serait techniquement impossible dans une grande population et serait au fond une rêverie de penseurs alternatifs. Cette propagande répète de grossiers arguments de barrage, ignorant l'histoire des institutions, ignorant le potentiel du Web, méprisant l'aspiration à la dignité face aux grands problèmes planétaires, caricaturant "la démocratie directe" - pourtant un pléonasme - comme une innovation qui serait par nature exclusive de toutes les autres institutions existantes, réduisant l’originalité démocratique au seul tirage au sort brandi comme un épouvantail de démission de la Raison. Il serait difficile de faire plus faux, plus sauvage, plus dégradant, mais c'est justement sa totale nullité sous couvert de discours savants qui donne à ce type de propagande sa force de putréfaction mentale : il suffit d'en accepter une petite injection pour en devenir la proie, et compte tenu de la pression médiatique de tous les instants, personne n'échappe à ce risque.

Pas de quoi s'énerver, vraiment ?

lundi 26 mai 2014

Police trinitaire du débat en assemblée

Billet en style télégraphique, afin d'éviter autant que possible les mots minés, les concepts chargés, les associations pesantes...

Contexte d'assemblée délibérante dans le cadre de ce billet :
- préexistence d'un ordre du jour cadrant les débats
- obligation d'un ensemble minimal de décisions à produire
- égalité des participants en "droit" à débattre
- objectif de consensus (indépendamment de la méthode de résolution terminale si l'unanimité n'est pas atteinte)

Ob08.jpg Exemples réels ou potentiels d'assemblées délibérantes :
- jury
- assemblée générale de syndicat de copropriété,
- assemblée générale d'actionnaires,
- commission d'étude
- assemblée citoyenne démocratique
- stage de formation d'adultes

Dans le dernier cas, il s'agit des stages où l'accent peut être mis, par l'animateur, sur les échanges entre les participants plutôt que sur le seul déroulement d'un exposé magistral. Dans un stage de formation d'adultes, il est courant, en effet, que certains participants, au moins sur des points particuliers, soient plus savants que l'animateur. A lui de détecter ces participants-là et les sujets où ils pourront faire partager leur expérience. A lui de les faire s'exprimer afin que tout le monde en apprenne quelque chose. Alors les "décisions" prennent un effet immédiat sur les participants eux-mêmes : à commencer par les transmissions de savoir faire entre les participants.

Contre exemples notoires d'assemblées non délibérantes, ou inégalitaires, ou sans production consensuelle :
- cours magistraux
- débats télévisés (et notamment les débats préélectoraux)
- débats d'assemblées représentatives (comité d'entreprise, chambre des députés, comité directeur d'association, etc.)
- rencontres de compétition sportive

Chef_vrai1.jpg Rappel de limitations naturelles dans la conduite des assemblées. Il existe une différence de style de conduite de réunion, selon la taille de l'assemblée :
- en dessous de 10 personnes environ, l'animateur peut choisir de parler en amitié sans avoir à spécifier dans le détail les règles du jeu qu'il fera progressivement accepter par l'exemple et par osmose, chacun des participants pouvant être considéré isolément par l'animateur ou même invité à dialoguer directement avec d'autres participants sans que cela porte tort au déroulement des débats; l'animateur reste directement ou virtuellement au centre des interactions sans effort particulier dans son rôle d'équilibrage, tout le monde peut se sentir sur un pied d'égalité entre soi et avec l'animateur;
- au dessus, l'animateur doit imposer les règles du jeu sans hésiter à recourir à l'argument d'autorité; de plus, il doit demeurer au centre des interactions, sinon des sous-groupes se forment et s'isolent et alors, ce qui se passe dans chaque sous-groupe n'est plus connu du groupe !
- c'est par ailleurs un constat d'expérience que, pour une personne qui s'adresse à 20 personnes physiques ou à 200, les techniques pour demander l'attention, la conserver, se faire comprendre... sont les mêmes; d'où l'impasse historique de la rhétorique classique, à l'origine destinée à l'expression en public face à une foule physique, et qui n'est jamais sortie de ce contexte, même pas au prétexte de la révolution des medias, et notamment de la révolution numérique, qui donne la possibilité de ramener les interactions au niveau d'assemblées réduites alors que l'on peut avoir des milliers de participants en ligne...

Sur ce constat du seuil physique de passage à la foule, il n'y a pas de théorie à construire, ce seuil étant la conséquence d'une limitation des capacités humaines d'attention et de perception. Je ne peux pas percevoir consciemment le contenu des interactions entre des personnes au-delà d'un groupe d'une dizaine de personnes, et encore, c'est probablement par l'extrapolation de bribes à partir de modèles... Un ordinateur fait beaucoup mieux... On remarquera que le seuil de basculement à la foule se situe autour de 12, chiffre sacré, et que c'est aussi la quantité nécessaire à la "bonne" convergence en distribution vers une courbe en cloche de la moyenne de la plupart des lois statistiques "naturelles".

Chef_vrai2.jpg Voici donc les trois rôles nécessaires à la conduite d'une assemblée délibérante :
1./ faire respecter les règles d'étiquette dans l'expression individuelle, recadrer selon l'ordre du jour, contrôler la progression d'ensemble du débat,
2./ élargir ou déplacer le contexte explicite ou implicite des interventions et des contributions, susciter les différences de points de vue, appeler à s'inspirer d'exemples extérieurs, questionner les conclusions provisoires, les propositions individuelles ou collectives en gestation, etc.,
3./ aider chaque participant à s'exprimer en tant que personne apporteuse d'expérience, faciliter les synthèses provisoires, susciter l'élaboration des propositions.

L'analogie aux trinités divines de diverses religions peut traduire notre propre imprégnation culturelle, mais au-delà, elle prend sa source dans l'expérience (pré)historique du besoin simultané d'une référence formelle, d'une poussée dynamique et d'une assistance bienveillante, dans tout groupe coopératif.

Les rôles dans la conduite d'une assemblée délibérante, il est préférable de les partager entre 3 personnes physiques plutôt que de les concentrer sur une seule, et sans les répartir d'une manière figée entre les 3 personnes. L'idéal c'est que les 3 personnes maîtrisent les 3 rôles de conduite d'assemblée (ou, en tous cas, aient conscience de la complémentarité des 3 rôles), chacune ayant son rôle préférentiel "en dernière instance", mais ne se privant pas de soutenir les autres au besoin dans l'esprit de son propre rôle préférentiel (car dans l'action, les frontières des rôles ne sont pas toujours évidentes et, en plus, les interruptions des interventions individuelles et interactions ayant leur propre signification, on ne peut en user qu'à bon escient, absolument pas comme des robots).

Remarque. La conduite trinitaire, on peut aussi l'observer sur les chantiers, auprès de tous les conducteurs de travaux qui respectent leurs équipes. Il est probable que les surveillants des masses qui ont bâti les pyramides n'usaient pas du fouet tout le temps avec tous les travailleurs.

Sonate_bee.jpg Attention aux analogies trompeuses. En particulier l'analogie entre une assemblée délibérante et un orchestre symphonique : le dialogue entre les groupes d'instruments, la symbiose entre le chef et son orchestre, la transcendance collective pendant l'exécution publique, c'est du romantisme de quatre sous; dans une performance orchestrale, on n'assiste pas à la recréation d'une oeuvre en transmission directe du compositeur au chef d'orchestre mais à l'exécution d'une partition, dans un contexte et avec des moyens plus ou moins influents sur l'interprétation; en amont, la réalité des répétitions, c'est la constitution de l'orchestre par des exécutants professionnels qui ont passé des heures auparavant à réviser leur partie, de sorte qu'il s'agit "seulement" d'ajuster les équilibres des ensembles (volumiques, temporels, etc.) et de compenser les défauts permanents; il n'empêche qu'on retrouve, dans le travail de la plupart des chefs d'orchestres pendant les répétitions, les rôles de la trinité de conduite des assemblées, bien que l'"ordre du jour" se réduise à une forme d'asservissement collectif volontaire pour exécuter un logiciel.

Ce qui est exposé ici en quelques lignes s'oppose aux techniques de la "prise de parole performante", de l'"argumentation pour convaincre", de la "conduite de réunion pour atteindre vos objectifs", de l'"exposé qui captive l'auditoire", de "la négociation pour gagner"... Les exposés de ces techniques remplissent des bibliothèques à destination des gros malins en quête de développement personnel (sous-entendu aux dépens des ignorants et des bonnes pâtes, qui vont se faire rouler dans la farine...) ; ce n'est pas de ce genre d'enfantillage que l'on parle ici - d'ailleurs justement, tout le monde devrait apprendre à reconnaître ces techniques manipulatoires dès l'école primaire; à l'opposé, dans une assemblée bien conduite, on doit couper court immédiatement aux tentatives de manipulation (volontaires ou pas), et, en revanche, développer la pratique individuelle d'une discipline rhétorique et d'une étiquette dans le cadre des débats.

Remarque savante. La fine critique selon laquelle on n'échappera jamais, dans une assemblée délibérante et même si cette assemblée est "bien" conduite, à une forme d'auto manipulation collective, cette critique repose sur un constat tautologique. De fait, un débat en assemblée dépendra toujours, par exemple, des concepts et des modes de raisonnement du moment dans la société ambiante. Et alors ? Même les théorèmes de mathématiques "pures" sont des productions de la société. La question de fond, c'est : quelle société ou, si on préfère, quelle humanité demain ?

samedi 23 novembre 2013

Comment passer entre les fils du Web : discours de méthode

Quelle justesse dans la principale dénomination du réseau des réseaux : le Web ! Oui, une toile avec une bestiole à grandes pattes au milieu…

Le mot « Web » évoque un univers contrôlé par un être qui s’en alimente, tout en se tenant à la fois à l’intérieur et en dehors. C’est le Web des branchés, en même temps le Web du sondage universel instantané au profit de divers agents chargés d’ajuster les messages à diffuser par les medias (pour diverses finalités, par exemple la paix dans le monde, la primauté d’entreprises performantes, le rayonnement d’organisations bienfaitrices).

Et comment ne pas reconnaître la similarité entre ce Web et une image de la construction mentale du monde par le cerveau humain : un amas en treillis (ou un treillis d’amas ou les deux ?), où tout est relié à tout selon des logiques parfois oubliées, et où circule une singularité dont les branchements multiples fabriquent notre interprétation de l’instant présent, potentiellement à la fois étrangère et domestiquée, destructrice et ouvrière.

Cette parenté entre une description analogique du Web et celle du fonctionnement de notre cerveau décrit naïvement une réalité en profondeur. On pourrait en écrire un volume. Ce qui nous intéresse, c’est que ces analogies nous offrent des indices opératoires pour imaginer comment faire évoluer le Web sans forcer notre nature, sans imposer une révolution préalable, simplement par un mode d’emploi, une méthode, afin de nous ouvrir des dimensions latentes de la pensée et, à partir de là, des dimensions nouvelles dans les relations humaines.

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Cette ouverture vers de nouveaux espaces est urgente, car le Web actuel est l’équivalent d’un cerveau réduit aux réactions instantanées des sens primaires, et piloté, pour les idées générales, par injections en continu. L’être humain branché au Web n’est pas un être malheureux. Au contraire, il atteint un niveau de satisfaction mentale qu’il prend pour une libération, du fait qu’il s’approche d’un idéal du moindre effort pour son propre cerveau, un idéal qu’en termes modernes on pourrait assimiler à celui de la « maîtrise de la complexité » - complexité qu’autrement le cerveau humain doit constamment conjurer par l’élaboration de constructions mentales simplificatrices plus ou moins bancales, plus ou moins cohérentes entre elles, plus ou moins pérennes, d’où des efforts pénibles et souvent renouvelés, autant pour entretenir des relations avec un autre être animal ou humain que pour la compréhension de l’avenir de la planète.

Si dans ce blog, plusieurs fois, nous avons dénoncé la fascination mentale pour la "machine", c’est bien au sens de notre tendance normale à la soumission à des systèmes de pensée ou de comportement mécaniques. Cette soumission est spécialement apparente dans l'usage étendu du mot "gérer" dans le langage courant : on ne gère plus seulement une trésorerie mais un business, un problème, un risque, sa liberté, sa vie, et à l’échelle d’un pays, l’Etat ! L'individu branché se revendique autonome, en même temps qu'il s'immerge au milieu des automates physiques et se drogue de mécaniques mentales, s'émerveille d’une illusion de société universelle marchande et jouit d'une maîtrise absolue d’un univers réduit à ses éléments mesurables par des machines. Mais, la seule autonomie véritable dont l’individu branché peut se prévaloir, c'est une autonomie physique, provisoire et relative. En réalité, son autonomie d’être humain se réduit à celle d’un zombie prétentieux, grotesque, dépendant, suicidaire.

Et que le Web nous offre un paradis philosophique devrait nous inquiéter : ce ne sont plus seulement les réponses qui sont toutes faites mais aussi les questions !

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Comment échapper à l’esclavage mental dont ce Web « rétronique » ne fait qu’augmenter l’emprise ?

En passant entre les fils, tout simplement. Ou plutôt, en tissant entre les fils pour démultiplier les possibilités de sens. Car il y a beaucoup d’espace, et même du vide entre les fils.

Pour concevoir un plan d’évasion, il peut être commode d’imaginer notre clôture mentale non pas comme une toile insaisissable agitée d’impulsions imprévisibles, mais comme un joli décor bien stable à 360 degrés en coquille – un décor support de toutes nos explications, représentations, conceptions de notre entourage et du monde – sans aucun vide apparent, ou alors des zones de vides-témoins bien étiquetés en témoignage d’une conception d’ensemble en cours de construction.

Dès lors, il apparaît évident qu’aucune forme d'analyse ne pourra nous faire traverser ce décor familier (non, « la » nature n’a pas « horreur du vide », mais c’est bien notre nature humaine d’habiller le vide), puisque le résultat d’une telle analyse, tous azimuts ou locale, ne pourra que surcharger le décor à l’intérieur de la coquille. Les méthodes d’innovation, toutes fondées sur une recherche d’associations ne pourront elles aussi, par nature, qu’augmenter localement la finesse du décor. Les jeux mémoriels comme la rétro histoire (ou la mauvaise science-fiction) nous permettront d’élaborer ponctuellement un décor imaginaire à partir d’un passé (ou d’un pseudo futur) réécrit selon les pesanteurs et avec les fils du présent, et ce décor imaginaire s’intègrera à l’ensemble existant… Rappelons-nous que nous cherchons de nouveaux espaces mentaux pour agir pratiquement sur notre présent et maîtriser notre destin ; ce n’est donc pas non plus par le délire ou par des invocations magiques que nous y parviendrons, car ces expériences brutales ne feront que brouiller temporairement le décor, nous le rendre étranger, hors de contrôle, nous jeter à la dérive en espérant un naufrage sur n’importe quel récif auquel nous nous empresserons d’attribuer une signification familièrement dérangeante.

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Cependant, nous ne sommes pas sans ressource dans notre projet d’évasion contrôlée. Nous avons à notre disposition toute la panoplie des méthodes de dissociation ponctuelle du décor par l’ironie ou la logique froide, la panoplie des méthodes de déchirure par dérision ou par déplacement de contexte ou par décalage dans la discipline de pensée comme la traduction dans une langue étrangère ou le réexamen actualisé d’options expérimentées mais peut-être faussement caduques - et surtout, pour chacun de nous, l’équation personnelle en révélateur critique d’un décor de convenance majoritaire, dont les approximations ressortent lorsqu’on les confronte à une expérience personnelle - bien évidemment les expériences amères sont plus favorables à ce genre de découverte. Ainsi et par d’autres méthodes, nous pouvons réaliser une évasion mentale de l’intérieur du décor, en le modifiant localement mais radicalement, sans rupture mais sans anesthésie donc pas sans douleur et même pire encore : avec humiliation - autrefois, on aurait dit avec pénitence !

Un exemple pour illustrer l’une des évasions proposée dans notre blog : la dissociation de citoyenneté et nationalité, deux termes habituellement conjoints au point de suggérer leur interchangeabilité, ouvre des possibilités quasiment infinies de réforme des régimes « démocratiques », à condition de s’affranchir des plates dissertations fondées sur de prétendues « leçons de l’Histoire » ou de prétendus principes intangibles. Il ne sert cependant à rien de multiplier les utopies à partir d’une telle dissociation, surtout dans la situation d’urgence que nous vivons. Il convient de sélectionner quelles possibilités seraient pertinentes en regard des réalités, et comment leur mise en œuvre pourrait s’envisager concrètement. Et d’imaginer comment en pratique, un citoyen acteur de la république et responsable devant ses égaux concitoyens, pourrait être, dans la vie sociale et pour la société dans son ensemble, une toute autre personne qu’un voisin dont la seule caractéristique est d’avoir la même nationalité au sens administratif du terme…

Autre exemple détonant : la dissociation entre compétence et connaissance, centrale dans ce blog.

Ici, introduisons un petit mot à l’intention des personnes cultivées qui pourraient s’offusquer de l’absence de référence à la caverne de Platon (La République). Pour nous, cette caverne de Platon fait partie du décor culturel des créations mentales. Contrairement à ce qui est exigé des philosophes par Platon, nous ne prétendons pas sortir de ce décor pour accéder à une forme de révélation. D’ailleurs, on ne peut qu’être dubitatif sur la possibilité d’une telle révélation et sur la possibilité de sa compréhension par de simples mortels, si on considère l’apport de la philosophie à l’humanité après Platon, et spécialement dans notre monde contemporain, mais ceci est une autre histoire…

Bref, plutôt que de nous agiter en tous sens à la poursuite de pseudo innovations lbrevetables, plutôt que d’empiler des arguments en faveur de révolutions impossibles, plutôt que d’aspirer indéfiniment à une quelconque transcendance, nous préférons une forme d’évasion par regonflage local et rénovation de notre coquille commune ! Avec l’objectif précis que nous nous sommes donnés (voir paragraphe suivant), cette méthode nous permet de récupérer du matériau mental « hors d’attente », mais aussi de rejeter le matériau inutilisable « hors d’atteinte ». Car pour nous, la liberté, c’est pour faire quelque chose, sinon elle n’est qu’un mot confortable collé sur un vide.

Rappelons que notre objectif est la création d’un Web alternatif, physiquement complémentaire du Web actuel, consacré aux sociétés virtuelles à objectif et plus spécialement au partage direct des compétences entre les personnes. Et que, avec l’apport d’innovations relevant de diverses disciplines, cet objectif de transmission des compétences à l’ère numérique nous semble faisable dans l’architecture originelle du Web, malgré qu’il soit actuellement grossièrement ignoré ou à peine esquissé à la marge. Et que la réalisation de cet objectif nous semble fondamentale pour la construction d’un avenir d’humanité conviviale et réconciliée.

Fin du discours de méthode.

Liens vers quelques billets du blog
Sur la fascination mentale pour la machine : Dick, l’homme, le robot
Sur nos questions toutes faites : Pensées d’un requêteur d’occasion
Sur la dissociation entre citoyenneté et nationalité (et différents niveaux de citoyenneté) : Pour une révolution quantique de la société binaire
Sur la dissociation entre connaissance et compétence : Entonnoir du savoir, déchiqueteur des compétences
Sur la convivialité : Lueur à suivre

dimanche 1 septembre 2013

Révolution numérique, temps mort avant renaissance ?

La révolution numérique devient-elle un mythe contemporain ? La littérature à son propos tend à se répartir entre deux courants principaux de nature quasi-religieuse :

  • les annonciateurs visionnaires d'une humanité nouvelle,
  • les dénonciateurs de périls mortels pour nos valeurs et croyances.

Nous reportons après la fin du billet un bref commentaire sur ces deux courants contemplatifs.

Posons plutôt la question d'une manière plus pratique : la "révolution" numérique se limiterait-elle finalement aux effets de la miniaturisation et aux conséquences du développement des télécommunications sur nos modes de vie ?
Ce serait déjà beaucoup. Mais souvenons-nous qu'à l'origine, la révolution numérique promettait une nouvelle société : c'était une révolution en vrai, pas seulement un progrès du bien-être individuel en prise directe sur les sources dématérialisées d'une forme de bonheur.

Essayons, comme on dit, de faire le point, afin de caractériser la relative panne actuelle et d'imaginer une suite, au travers d'oeuvres significatives.

NNponte_0.jpg Being Digital de Nicholas Negroponte fut publié en 1995. (Une traduction française n'eut guère de succès, à l'époque où fut lancée la mode des romans de complaisance à fabulation historique). Pourtant, le bouquin n'a presque pas vieilli, la plupart de ses idées prospectives demeurent actuelles, ainsi que ses notes historiques. C'est que la vision optimiste d'une amélioration de l'humanité et de la société humaine par la vertu de la révolution numérique, presque 20 ans en arrière, ne correspond toujours pas à notre monde d'aujourd'hui malgré la croïssance des débits, des volumes, du nombres de foyers connectés... Par continuité, en laissant les choses suivre leur cours, nous pouvons même craindre d'aller à l'opposé de cette vision optimiste et humaniste.

Exemple de prédiction non réalisée de "Being Digital", au dernier paragraphe de 16. Street smarts on the SuperHighway, nous lisons, en traduisant librement : "l'évolution d’Internet vers un réseau d'’intelligence et d'entraide collective fera disparaître le fossé entre les générations ; l'expérience de nos anciens, actuellement inexploitée, sera mise à la disposition des jeunes en quelques clics."

Que l'expérience des anciens soit encore "actuellement inexploitée", c'est peu dire : elle est systématiquement piétinée, en particulier à l'intérieur des grandes organisations et entreprises, dans la frénésie de la course au fric, avec la croyance en l'innovation par génie spontané, et sous la contrainte du renouvellement des gammes de produits pour maintenir le niveau de la Consommation, etc. Constatons que le réseau qui fera disparaître le fossé entre les générations pour mettre l'expérience des anciens "à disposition en quelques clics" reste à inventer. Les réseaux sociaux ? Vous voulez rire, ce serait un scoop. De quelle "expérience" s'agirait-t-il, d'ailleurs, celle qui sert à vivre en être humain, en animal socialisé ou en machine fonctionnelle ? Pourquoi pas les trois à la fois, et d'abord les trucs pour arnaquer son prochain et lui extorquer vite vite un maximum de pognon ou pour lui passer par dessus dans la compétition pour les bonnes places de la hiérarchie ? A plus long terme et en plus vaste perspective, si on pense à un immense gisement encyclopédique de tout le savoir humain, un genre de Wikipedia élargie par exemple, reconnaissons par avance les limites de l'exercice, maladroitement décrites dans les mythes anciens de plusieurs cultures humaines, néanmoins logiquement insurmontables même si on s'affranchissait des lois physiques. Les fous, les ignorants et les faussaires de toutes les générations se satisferont toujours de trouver dans les recueils du savoir les confirmations de leurs petites raisons. Mais le bon usage de ces recueils, en dehors des recherches ponctuelles par exemple pour vérifier une orthographe, suppose la capacité de se poser des questions créatives et de ne pas se satisfaire des réponses, et ce bon usage ne simprovise pas, il nécessite un apprentissage personnalisé par des "anciens" et en fonction des expériences à transmettre...

Deuxième exemple prolongeant le premier, en actualisant juste un peu la pensée positive de "Being Digital" : les nouveaux objets "intelligents" peuplant progressivement nos domiciles et nos espaces sociaux pourraient nous amener à évoluer en humanité, si nous acceptons de nous soumettre volontairement à leurs logiques programmées afin de limiter les gaspillages causés par nos oublis et nos erreurs ou pour compenser l'imperfection de nos sens ou les limites de nos automatismes et les égarements de nos instincts. Ces nano-robots s'ajouteraient naturellement aux traditionnelles statuettes et symboles protecteurs de nos émotions moralisées et aux témoins de nos valeurs domestiques issues de notre histoire, grigris et photos souvenirs, mais ces nouveaux objets-là seraient des acteurs qui pourraient influencer nos comportements, par la force de l'exemple et à force de conseils persévérants, simplement en exécutant leurs logiciels en permanence... Regrettons qu'un scénario optimiste de ce type ne s'impose plus avec le niveau de certitude des années 90. Il semble actuelllement plus plausible d'imaginer par exemple, la pénurie mondiale des éléments nécessaires à l'élaboration des objets intelligents, ou la production erratique de ces types d'objets dans un contexte de concurrence ciblée sur nos instincts basiques selon les tendances afriolantes des modes du moment et le vent des affaires.

Autrement dit, et en philosophant, nous aurions à réaliser un choix de priorité, du genre liberté collectivement encadrée contre bonheur individuel sans entrave, car nous ne pourrions les poursuivre simultanément ? Mais dans le premier cas, celui du choix d'une société de liberté collective : pour quoi faire en l'absence de finalités communes ?
A l'évidence, si nous imaginons le futur par l'extrapolation du passé et du présent sur des bases purement matérielles mécaniques et comptables, nous ne créerons rien de nouveau sous le soleil. Si nous assimilons (faussement) l'intelligence humaine à un logiciel complexe et le savoir à une base de données, nous pourrons dire que nous avons créé de nouveaux objets de pouvoir. Oui, et alors ? Nos capacités créatives sur notre destin vont-elles se fondre dans la vacuité mécanique et la fonctionnalité animale, allons-nous décider par un sondage sur Internet de la priorité à donner entre l'exploration de la planète Mars et la généralisation des robots intelligents ?

Donc, il peut sembler utile de compléter "Being Digital" par des ouvrages consacrés au conditions d'équilibre de la société humaine, et à ses évolutions. Nous allons présenter deux ouvrages, dont l'actualité nous a paru flagrante en regard de "Being Digital" et des constats du début de ce billet. Avertissement : ce sont deux ouvrages "sérieux", mais directement accessibles à toute personne sachant lire, à condition de sauter leurs préfaces.

JSMill_liber.jpg De la Liberté de John Stuart Mill, penseur moraliste du 19ème siècle, l'un des esprits les plus ouverts d'un siècle de feu, de fer et de révolutions à grande échelle, tout sauf un doctrinaire borné, tout sauf un penseur obscur et prétentieux. Les titres des chapitres résonnent comme des appels à notre réflexion en prolongement de notre actualité, et en particulier concernant le Web, les médias et leur impact sur notre société : De la liberté de pensée et de discussion, De l'individualité comme un élément du bien être, Des limites de l'autorité de la société sur l'individu... Il s'agit bien ici de la recherche, dans la vie pratique de tous les jours, d'un équilibre des pouvoirs et des savoirs dans la société. Et les pages à la défense de la religion principale des pays où vivait l'auteur, exercice obligé dans l'ambiance du 19ème siècle occidental, sont à lire au deuxième degré, en tant que critiques subtiles (ce qu'elles sont évidemment dans l'esprit de l'auteur), bien plus dérangeantes que des attaques frontales contre les vérités éternelles révélées de l'époque, et par avance exclusives de "solutions" modernes péremptoires qui remplaceraient ces vérités éternelles et révélées d'autrefois. On trouvera dans cet ouvrage une dénonciation de la tyrannie des opinions "majoritaires" et une discussion des moyens d'en réduire les effets, qui gagnerait à être reprise de nos jours en évitant l'opposition stérile entre élitisme et populisme. D'ailleurs, il n'y a pas de mot savant en -isme dans De la Liberté.

Casto_citelois.jpg La cité et les lois, ce qui fait la Grèce (La création humaine III, Editions du Seuil, avril 2008), de Cornelius Castoriadis, philosophe sociologue économiste et psychanalyste de la fin du 20ème siècle, de culture grecque native. Cet ouvrage est une bombe. Découvrez ce que fut le miracle grec des 4ème-5ème siècle avant l'ère chrétienne et l'immensité de notre héritage. Comprenez pourquoi furent inventées à Athènes presque simultanément sur cette courte période historique : une forme de démocratie, les mathématiques, la philosophie, la logique, la médecine "moderne"... Découvrez l'originalité de la tragédie grecque à travers son rôle dans le débat démocratique et pourquoi elle doit être placée parmi les inventions qui définissaient et assuraient la cohésion de la société athénienne de l'époque, en rappel des risques monstrueux du pouvoir créateur de l'homme, quelle que soit par ailleurs la puissance des dieux. Comprenez pourquoi les tragédiens et les historiens athéniens s'intéressaient en profondeur aux autres peuples, en particulier mais pas seulement aux ennemis tutélaires avec lesquels ils étaient en guerre, pas seulement aux souverains voisins et à leurs exploits, mais à leurs conditions et modes de vie, leurs techniques, leurs façons de penser et leur société - fondant ainsi la géographie et l'histoire "modernes". Découvrez que la démocratie directe, c'est possible, complètement à l'opposé d'un accaparement de la parole par des discoureurs, à l'opposé des interpellations dans les assemblées à tout propos, à l'opposé de la manipulation de l'opinion, à l'opposé du recours systématique au vote majoritaire, à l'opposé de la délégation organisée dans l'urgence à des représentants du peuple, à l'opposé du chaos de la révolution permanente, à l'opposé de la tyrannie d'experts sans contrôle... Découvrez comment on peut éviter la confusion entre la politique et le gouvernement...

Il est dommage que la reconnaissance des dispositions mentales et des formations spécifiques qui ont rendu possible ce miracle athénien semble peu répandue de nos jours. Il est alors fatal que l'expérience athénienne antique de démocratie n'inspire pas plus la réflexion politique contemporaine que n'importe quelle autre (il est vrai que cette expérience antique s'est mal terminée, nos révolutions modernes aussi). Néanmoins, on peut trouver affligeant que "la" démocratie pratiquée dans notre monde n'ait plus grand chose en commun avec ses origines athéniennes de démocratie directe entre citoyens égaux éduqués volontaires. En effet, les possibilités inexploitées d'Internet nous permettraient une renaissance de cette démocratie, par exemple, en instrumentant le partage des expériences, indispensable à tout "citoyen" pour qu'il soit capable d'exercer une responsabilité publique plusieurs fois dans sa vie sur de courtes périodes, à divers niveaux locaux, régionaux, nationaux, comme dans la cité athénienne antique (en actualisant, évidemment...). Alors, plutôt que de déclarer a priori que la démocratie directe serait une utopie compte tenu de nos grandes populations, et plutôt que de laisser la "révolution" numérique en friche ou de la confiner à des améliorations de détail, on pourrait oser prendre sérieusement la question de la démocratie directe à l'envers : imaginer une refondation sociale sur ce type de démocratie, définir qui peut être un citoyen éligible à quoi et pour quels types de décisions, replacer les finalités au centre de la politique, concevoir la société démocratique comme une oeuvre commune jamais figée...

Conclusion
Par définition, la révolution, ce n'est pas la continuité. La révolution numérique de nos sociétés se fera si nous savons produire un miracle contemporain d'une ampleur équivalente à celle du miracle grec antique. Pour le moment, ce miracle contemporain semble franchement improbable, mais notre modèle antique l'était aussi. Tout se passe comme si nous avions choisi les illusions du bonheur plutôt que la liberté. Les conditions d'autonomie de la pensée ne sont pas réunies, les conditions des débats responsables concernant les finalités de nos sociétés non plus, et les capacités créatives de nos élites ne brillent guère que dans les domaines accessoires. L'idée que les citoyens puissent participer concrètement au choix et à la construction de l'avenir parmi plusieurs avenirs possibles, cette idée-là semble étrangère, alors que sa réalisation serait un objectif possible d'une vraie révolution numérique, parmi d'autres objectifs révolutionnaires. Il reste beaucoup à faire et d'abord à imaginer !

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A propos des prêcheurs du futur, voir notre billet sur Petite Poucette, un bien joli nom pour une élégante pirouette en plongée vers le néant.

A propos des militants alerteurs, voir notre billet Emprise numérique, méprise démiurgique.

Mais ce sont là, au moins, des oeuvres de la pensée.

En contraste, remarquons l'effondrement de l'esprit critique - son enterrement sous les discours en avalanche dans le style du commentaire sportif -, notamment dans le développement de la Grande Peur concernant le vol de nos données personnelles (avec des risques bien réels dont évidemment rien sauf notre propre prudence ne peut nous protéger), tandis qu'un monstrueux système de viol et stérilisation des esprits, centré et rebouclé sur Internet, se dissimule en arrière plan, techniquement insensible aux cryptages usuels (et même aux astuces banalisées de floutage d'identité). Voir notre billet Révélations en questions.

mardi 18 juin 2013

Révélations en questions

Dans l'actualité des dernières semaines, un nouveau héros de la vérité nous confirme l'existence de machineries puissantes d'espionnage du Web. C'est une superbe opportunité de poser quelques vraies "questions qui tuent".

Croyez-vous que la fuite à Hong Kong du vaillant dénonciateur puisse nous garantir contre toute manipulation de ses déclarations (même en supposant que ledit dénonciateur soit authentique) ?

Est-ce réellement une surprise, cette "révélation" de l'espionnage de l'Internet par une grande puissance mondiale aux fins de lutte contre le terrorrisme (et plus largement contre tous ceux qui s'opposent à ses intérêts), alors que le réseau Echelon fait de même depuis des années pour les télécommunications ?

MI5_2.jpg Croyez-vous que seules vos "données personnelles" permanentes sur le Web sont observées, autrement dit vos pages personnelles et les informations associées à vos divers comptes, et pas vos comportements, les pages que vous regardez, combien de temps, à partir d'où, à quelle heure, etc ?

Croyez-vous que la puissance en machinerie nécessaire et surtout la compétence d'exploitation en quasi temps réel de gigantesques masses de "données personnelles" soient à la portée d'entreprises commerciales même multinationales ?

Croyez-vous que cette machinerie et cette compétence soient les créations spontanées de quelques startups à succès dans un marché de concurrence libre et non faussée, plutôt que l'inverse (à savoir que le développement de certains géants actuels du Web aurait bénéficié d'un soutien comptablement invisible mais massif, en matériels et compétences technologiques euh... prééxistantes et par nature coextensives) ?

Croyez-vous que cette grande machinerie d'espionnage ne serve que des buts commerciaux ?

Croyez-vous que l'espionnage se réduise à une activité passive de recueil d'informations ? (Si vous répondez oui : lisez quelques romans d'espionnage, regardez quelques séries d'espionnage dans notre monde actuel, par exemple l'excellente série britannique MI-5 (Spooks en vo), et veuillez vous rappeler tout de même que vous avez déjà été informés que des régimes "totalitaires" ont récemment manipulé et liquidé des opposants grâce à l'espionnage des seuls emails, mais en réalité peut-être bien plus)

Croyez-vous que les grandes agences et organisations étatiques d'espionnage puissent avoir une autre vocation que de neutraliser par avance sinon détruire leurs ennemis supposés ?
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Croyez-vous que ces organisations passent leur temps et dilapident leur énergie à s'intéresser à chaque individu isolément, alors qu'elles ont à présent les moyens d'abrutir et de tromper des populations entières d'une manière finement segmentée (bourrages de crânes jusqu'aux chercheurs universitaires en versions subtiles) et ceci dynamiquement en mesurant l'efficacité de leurs campagnes d'actions médiatiques au travers des bavardages de leurs cibles et de leurs activités sur le Web ?

Croyez-vous que la propagande, ce soit juste des publicités dans les journaux et à la télé ?

Croyez-vous que tous ceux qui partagent vos opinions, vous donnent leur avis, vous invitent à dialoguer sur le Web, vous proposent leurs pages personnelles, croyez-vous vraiment qu'ils soient tous de vrais êtres humains plutôt que des robots ?

Qui avec quelle autorité, à votre avis, pourrait empêcher que le Web actuel, hypercentralisé sur des "services" universels, ne soit en même temps le coeur d'une machinerie géante de manipulation médiatique, par l'instrumentalisation de tous les medias et organes de diffusion d'informations et de savoirs ?

A quoi peuvent servir d'éventuelles discussions internationales sur le droit associé aux "données personnelles" dans un univers où aucune notion commune de la "personne" ne peut exister ?

Vous trouverez d'autres utiles questions et arguments dans notre billet déjà ancien sur l'affaire Safari. Concernant la comparaison au Big Brother voyez notre billet Comment peut-on ne pas aimer Facebook  ? et concernant les moteurs de recherche, notre billet Pensées d'un requêteur d'occasion.... Ajoutons, pour les lecteurs un peu curieux, qu'une requête "Wired NSA" sur un moteur de recherche vous mènera probablement encore vers un article publié début 2012 par la revue Wired, disponible à l'époque en Europe continentale notamment dans la version UK de ladite revue. Ce long article abonde sur la matérialité colossale des investissements informatiques consacrés principalement au craquage des communications cryptées sur Internet. Vision locale, partielle, défensive...

lundi 19 novembre 2012

Science-fiction, mystique et romance

La science-fiction s'insinue de plus en plus dans la littérature et le cinéma. Les gadgets des maîtres espions extrapolent les recherches militaires de pointe (avec de plus en plus de peine d'ailleurs). Les évocations de passés imaginaires, même s'ils sont peuplés de sorciers et de vampires poussièreux, se prêtent aux révélations de destinées galactiques. Les épopées pseudo religieuses et les libres spéculations d'auteurs célèbres réinterprètent les musiques de l'univers... Et parfois même le roman le plus réaliste, le mélo le plus fangeux, nous balance, au détour d'un dialogue graveleux, sa petite chanson prémonitoire d'une transformation prodigieuse quoique nullement miraculeuse. Les songes des chamanes et les flashs des drogués rejoignent les délires scientistes.

De fait, la science-fiction est devenue une forme majeure de la poésie et de la pensée contestataire. On peut y voir un reflet de notre difficulté à supporter cette époque : la certitude de catastrophes humaines planétaires dans les 50 ans à venir, le souvenir pitoyable de nos ancêtres qui se sont tant battus et ont tant peiné au nom de valeurs qui n'ont plus cours, le maintien sous autohypnose des populations... Nous avons besoin de finalités accessibles à notre imaginaire, et d'un sens de nos vies vers ces finalités. Nous avons aussi besoin, c'est plus récent sous cette formulation, de la croyance dans l'harmonie de nos finalités avec l'univers que nous habitons, et d'un apprivoisement de nos créations mécaniques logicielles dans cet univers - autrement dit, pour faire savant, nous revendiquons une certaine "maîtrise de la complexité", et peut-être un jour serons-nous enfin prêts à payer de nos personnes pour l'atteindre. La science-fiction nous offre précisément tout cela.

En retour de sa reconnaissance nouvellement acquise et de la diffusion de ses thèmes à l'intérieur des autres genres, la science-fiction est menacée par l'opportunisme marchand. Des oeuvres massives sont conçues à partir de croisements calculés des thèmes porteurs qui font vendre. Des volumes sont produits par des professionnels qui, à une autre époque, nous auraient abreuvés de romans populaires, de livrets d'opéra, de tragédies, selon la mode du moment. C'est dans la nature des choses. Ainsi, la science-fiction marchande s'écarte de ses origines poètiques, jusqu'à se réduire dans certaines productions à une technique de décor, l'analogue littéraire des effets spéciaux au cinéma. Bref, elle tend à devenir un produit dérivé valorisant, dans le vacarme médiatique programmé par nos maîtres manipulateurs. La mauvaise science-fiction est ainsi devenue l'alibi des faux penseurs, non seulement dévoreuse de notre temps libre, mais porteuse des présuppositions abrutissantes de notre époque, sous d'allèchantes couvertures, pour notre distraction confortable sur thèmes rebattus à l'intérieur d'imaginaires sur étagères.

A l'opposé, la bonne science-fiction ne se prive pas de nous éblouir, mais elle le fait par nature, non par finalité, car sa vocation est de déranger nos certitudes, de nous inviter à étendre le champ du possible.

Nous avons déjà dans ce blog abordé la question de "l'homme contre la machine" - dans le billet Dick, l'homme, le robot -, thème récurrent et fausse question de la science-fiction de pacotille (et de la pseudo science), que les grands auteurs, dont Ph. K. Dick, ont su dépasser et ridiculiser.

Poursuivons la critique de la science-fiction contemporaine, et voyons sur un exemple comment elle peut servir à véhiculer des certitudes débilitantes, par une sorte de choc en retour du roman "populaire" qu'elle a envahi.
caprica_dvd.jpg

La série Caprica (Universal Studios, disponible en DVD) est un cas typique. De notre point de vue, cette série contient du bon et du moins bon. Nous en proposons une analyse originale

Présentation résumée de la série Caprica
Caprica est une préquelle de la série Battlestar Galactica (version 2003, Universal Studios), dont elle tente d'expliquer l'univers de départ et en particulier la révolte des cylons, créatures artificielles dont certaines ont l'apparence et le comportement humains.
Disons en passant que Battlestar Galactica est à juste titre une célèbre oeuvre cinématographique de science-fiction, dont l'intérêt dépasse largement la relation d'un affrontement épique.

Revenons à Caprica. Au début, les cylons n'existent pas encore. On voit seulement quelques robots mécaniques capables de fonctions gadgets programmées. La série se déroule dans le monde rétro-futuriste d'une autre galaxie, et relate les événements qui conduisent à la création de robots autonomes à partir d'une transplantation d'esprit humain digitalisé. Ces événements sont liés à l'histoire de deux familles, ce qui fait de la série Caprica une saga familiale sur fond de science-fiction. On y retrouve donc des ressorts d'oeuvres littéraires fleuves du genre, dont la série Fondation d'Issac Asimov, Endymion-Hyperion de Dan Simmons, etc.

L'état des extrapolations techniques au début de la série Caprica
Il s'agit du niveau d'anticipation par simple extrapolation du progrès des techniques par rapport à notre situation présente.

  • Les programmeurs d'ordinateurs utilisent des sortes de tablettes tactiles où ils font défiler spectaculairement des signes représentant sans doute des logiciels (est-ce une interprétation libre de ce qu'on appelle la programmation par objets, ce n'est pas évident)
  • Le perfectionnement de robots tueurs est un programme de recherche financé par le gouvernement, provoquant une concurrence féroce entre deux sociétés du complexe militaro industriel
  • Un jeu animé par des ordinateurs en réseau permet aux joueurs de projeter leurs désirs dans un monde virtuel qu'ils peuvent adapter à leur convenance par groupes d'affinité (règles du jeu, environnement, etc)
  • Ce monde virtuel est accessible de n'importe où au moyen d'un serre tête hypnotiseur appelé "holoband"
  • Les avatars des joueurs dans le monde virtuel sont reconnaissables; c'est un monde virtuel où l'on se retrouve.

Au total, le monde virtuel de Caprica est un croisement entre un réseau social et un MMPORG (jeu massivement parallèle). Et globalement, on constate que le niveau d'anticipation, au début de la série Caprica, est relativement bas.

Les anticipations originales de la série Caprica
Voici maintenant ce qui fait de Caprica une série de science-fiction.

  • l'avatar numérique du joueur peut être boosté pour devenir porteur de sa mémoire, de l'intégralité de ses capacités intellectuelles, de sa personnalité, ...
  • cet avatar numérique peut être transféré vers un robot.
  • le robot - soldat - automate ainsi "autonomisé" devient un être pensant et communicant (quoique limité par construction dans ses moyens d'expression)

Il est suggéré, à la fin de la série, que ce robot pourra un jour être constitué à partir de matériaux bios, pour ressembler à un être humain. A ce stade, la création d'un être artificiel mais génétiquement compatible n'est pas envisagée. A la fin de la série Caprica, il reste donc un pas de géant à faire avant d'entrer dans le contexte de Battlestar Galactica. Remarque en passant : les analogies et les différences avec Frankenstein sont édifiantes, nos peurs et nos mythes sociaux ne sont fondamentalement plus ceux des siècles récents.

Les limites, approximations, facilités, démissions,...
Signalons quelques conventions et incohérences typiques du genre.

  • Le savant foldingue est un héros romantique ordinaire; sa culture "scientifique" se manifeste surtout par la faiblesse de son sens éthique, heureusement qu'il compense par d'autres sens, car il apparaît comme un être ballotté par les événements, plutôt réactif zozotant qu'actif responsable...
  • La découverte du siècle est l'oeuvre intime et personnelle d'une ado rebelle géniale issue d'un milieu très favorisé, complètement aveuglée par sa révolte, inondée par ses pulsions,...
  • Le monde virtuel est un "jeu de la vie" amélioré où chacun peut prendre des risques excitants, alors que la vie réelle est un jeu trop contraint dont il est normal de chercher à s'évader,
  • Les seuls vrais contestataires sont des terroristes sectaires obnubilés par leurs visions transcendantes et totalitaires,
  • Il y a des gens biens dans la vraie maffia, et notamment des orphelins de génocide qui finissent par y trouver de vrais amis qu'ils aident à prendre le pouvoir,
  • L'être humain véritable n'a rien à voir avec une machine parce qu'il pense et qu'il a une âme sensible; mais il conçoit des machines qui ont des sentiments et des croyances, des préférences et des doutes; où est l'erreur ?
  • etc.

Conclusion
Avec l'exemple de Caprica, et par une analyse rapide, nous pouvons distinguer le contenu de vraie science-fiction parmi les relents du roman héroïque et sentimental. La littérature d'horoscope et les journaux people sont des remèdes pour les esprits troublés; leurs effets secondaires sont connus. Au contraire, la science-fiction authentique n'a rien d'un tranquillisant. Comme nul ne peut s'abstraire de son époque, on doit admettre que tout est dans le dosage entre les anticipations originales et les concessions au présent qu'il s'agit de dynamiter. Caprica est une série intéressante mais ce n'est pas Blade Runner.

mardi 20 mars 2012

Dick, l'homme, le robot

La quatrième de couverture des livres est faite pour accrocher l'acheteur potentiel de passage.

Celle de l'ABC Dick d'Ariel Kyrou (Editions inculte, 2009) affiche une phrase choc : "Le robot est un humain comme les autres".

ABCDick_livre.jpg

A la lecture du livre, et en particulier l'article "robot", il apparaît que cette phrase n'est pas de Dick.

Il est permis de faire des contre sens sur Ph. Dick. C'est un auteur profond, provocateur, original, malicieux parfois...

Qu'il nous soit donc permis d'affirmer qu'à notre avis, Ph. Dick était trop malin pour écrire une phrase définitive sur le robot et l'humain, sauf en la plaçant dans les pensées d'un personnage de ses nouvelles, ou à titre de moquerie des esprits raisonnables.

Sur le fond, "Le robot est un humain comme les autres" est une phrase typiquement littéraire, au sens où on peut en disserter sur des centaines de pages, sans que rien n'en sorte. Pourquoi prenons-nous ici l'adjectif "littéraire" dans un sens aussi péjoratif ? Parce que, sous un aspect sensationnel, l'affirmation repose sur une vue naïve de la "science", et passe à côté d'un vrai scandale qui serait riche de conséquences.

Un scandale fructueux se dissimulerait plutôt dans une affirmation moins choquante a priori telle que : "l'homme est une machine qui vit de théories contre nature, un parasite social de lui-même". Ou bien, selon une formulation différente mais aux conséquences similaires, dans les paroles du poète "Objets inanimés, avez-vous donc une âme, Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?" (Milly, Lamartine).

Au contraire, la naïveté "littéraire" se caractérise par l'attribution d'une existence propre aux créations humaines, avec une capacité de dialogue et d'interaction avec les hommes qui les ont créées. Dans le cas du robot, cette pseudo personnalisation de la création humaine mécanique n'est pas qu'une figure de style, c'est une ineptie. En effet, par nature, le robot est une machine construite par l'homme; il n'y a malheureusement rien d'autre à en dire lorsqu'on commence une phrase à prétention essentielle telle que "le robot est...".

Et l'intelligence artificielle ? C'est le nom d'une discipline de l'informatique, il s'agit donc encore de mécanique. Démontons-la un peu, nous allons y découvrir le ressort des ambiguités et des pesanteurs qui nous servent à nous abuser nous-mêmes, très volontairement, littéraires et scientifiques.

Lorsque nous disons qu'une machine de Turing, disposant seulement de fonctions de recopie et de substitution (analogues aux procédés humains d'imitation et d'invention), est le plus puissant type d'ordinateur concevable jusqu'à présent, nous nous appuyons sur un ensemble de théorèmes, notamment ceux qui démontrent l'équivalence entre ce type de machine et les fonctions récursives. La machine de Turing et les fonctions récursives sont de pures créations mathématiques. Mais cependant, par notre langage et par le fonctionnement de notre pensée, nous induisons une interprétation des facultés basiques de l'intelligence, dont les conséquences peuvent paraître formidables mais sont par essence tautologiques (un juriste dirait sui generis) parce que cette interprétation résulte d'une projection imaginaire de nous-mêmes sur des entités mécaniques qui ne disposent d'aucune fonction de théorisation autonome de leurs actions - fonction que nous sommes incapables de définir. Nous faisons le même genre de projection de nous-mêmes sur toutes nos théories, nos modèlisations, nos oeuvres... que le langage courant appelle justement nos "conceptions". C'est toujours nous-même que nous trouvons sans cesse ou croyons inventer, surtout dans les constructions que nous croyons les plus audacieuses et les spéculations les plus abstraites.

Comment ne pas voir ici une preuve pratique que nous sommes des machines avant même d'être des animaux ? Il pourrait être utile d'en tirer une éthique sociale qui nous permettrait de fonctionner en tant que machines, de vivre en tant qu'animaux, d'exister en tant qu'humains, au lieu de nous enfermer dans des théories sur l'humanité, ses valeurs et son destin en miroir instantané de nous-mêmes. Autrement dit, le vrai scandale à méditer, c'est que l'être humain aspire à la machine !

D'ailleurs, pour en revenir au robot, nous ne pouvons pas imaginer un robot qui soit autre chose qu'une machine construite par l'homme, ou en version grotesque, un bonhomme emballé dans une apparence mécanique, un genre de père Noël, de Nounours ou d'extraterrestre qui comprend spontanément nos désirs. Littéralement, une rencontre avec une machine construite par un non humain nous est inconcevable. Soit nous n'apercevons même pas son existence, soit nous sommes incapables d'en faire la distinction avec un être naturel.