Ce billet et le suivant traitent encore des conditions nécessaires aux échanges sur le Web entre gens ordinaires, en dehors des relations marchandes ou professionnelles, en dehors des relations encadrées dans un groupe social de la vie réelle.... Car ce qui n'est pas dans cette liste d'exclusion, c'est ce pour quoi le Web fut créé en priorité : les échanges gratuits d'expériences personnelles, et les échanges dans un débat démocratique, notamment. Et là, presque tout reste à faire.

Prenons le cas, particulièrement d'actualité, du débat démocratique.

Précisons : il s'agit du débat dans le cadre d'un projet d'intérêt commun, que ce projet soit déjà défini ou en construction. Pas du "pur débat d'idées".

Sur le Web, on n'est plus dans la situation de l'orateur antique qui cherche à convaincre la foule physique, donc on devrait logiquement ressentir l'obligation d'inventer des règles adaptées au débat sur le Web dans les conditions nouvelles de cet environnement. Car il est clair que les conditions générales, les modes d'emploi des logiciels et les émoticones n'y suffisent pas (voir par exemple le billet soyons polis).

Rappelons en quelques lignes la démarche critique et l'orientation constructive de ce blog (en mode dramatique).

Migration.jpg Dans le monde "réel", on constate que le "débat démocratique" demeure ce qu'il fut (probablement) dans l'antiquité dans ses pires déviations. Les traités de rhétorique n'ont fait qu'emballer méthodiquement des techniques oratoires destinées à la déclamation face à une foule physique. Pourtant, cette rhétorique-là est encore présente dans les méthodes d'entraînement aux interventions et débats télévisés au coin du feu, auxquelles se soumettent nos personnalités. C'est aussi celle des hémicycles de nos assemblées, où nos grands dirigeants et gens de haute culture pratiquent publiquement les assauts d'invectives, les affrontements à partir de préalables incompatibles, les compétitions d'affects, les circonvolutions manipulatoires, les parades d'autorité, les sous-entendus menaçants, les plaidoiries piégées, etc. - censés, au mieux, se résoudre dans une procédure de vote. Ces pratiques et procédures sont une forme "civilisée", par la tentative de conviction argumentée suivie d'une résolution par un mode de décision collective. Mais cette forme ne fait que reproduire les cris, les gestes et les postures de la rencontre entre deux hordes d'humains préhistoriques, pour qu'à la fin, l'une des hordes se soumette ou prenne la fuite pour aller vivre ailleurs. Or, la différence principale de notre monde actuel par rapport à cette préhistoire n'est pas dans la forme "civilisée" du débat et de sa conclusion, elle est dans notre réalité physique planétaire : il n'existe plus d'ailleurs. Plus de lieu libre d'occupant pour s’y réfugier, plus aucun lieu fertile qui ne soit déjà exploité par d'autres. La migration humaine s’organise comme évasion sous contrainte, étape de carrière, distraction marchande... Cette clôture, ce rapetissement de l'univers, cette absence d' »ailleurs libre » au plan physique, elle induit son équivalent au plan mental. D'où il découle que tout "débat civilisé" selon la rhétorique ancienne, conçue pour un affrontement décisif, finit forcément par se réduire à une figuration oscillant entre l'obscénité et la futilité, parce que cette rhétorique est devenue inepte dans notre monde clos, et nous conduit fatalement au massacre sur place ou à ses substituts et formes dérivées, au point que les variétés modernes de "dialogues", "négociations", "discussions" se déroulent sans autre enjeu que le défoulement d'une hostilité primaire (ce qui ne veut pas dire que ces échanges sont inutiles, mais que leur fonction passe avant leur forme et leur contenu - ce que presque tout le monde semble intuitivement comprendre malgré que les acteurs vedettes cloîtrés dans leurs rôles fassent métier de l’ignorer).

Cependant, avec la nouveauté du Web, nous avons retrouvé l'opportunité historique d'un ailleurs, celui des sociétés virtuelles.... Mais, ce n'est certainement pas en y propageant les pratiques comportementales grossières héritées de l'âge de pierre que nous allons nous ouvrir ces nouveaux espaces... Nous sommes donc placés devant l'évidente nécessité d'inventer des formes d'interaction sociale adaptées au Web, qui puissent être comprises et pratiquées par tout citoyen ordinaire (comme l'ancienne rhétorique antique, que tout citoyen de l'Athènes antique apprenait à l'école), afin d'accéder à ces nouveaux espaces. En effet, les formes d'étiquettes nécessaires aux interactions sociales dans les sociétés virtuelles n'existent pas spontanément dans nos cultures ouvertes et conquérantes et surtout pas dans un univers de médiation manipulatrice et de galvanisation marchande en vulgaire extension fonctionnelle d'un monde réel faussement présenté comme infini.

N'attendons pas qu'une solution miracle nous tombe du ciel, nous sommes sommés d'inventer des méthodes de dialogue fondées sur une base aussi naturelle que les pulsions mal fagotées des débats pourris d'affects et d'empathie de façade, à partir d'éléments préexistants dans toute société : donc dans les failles, les interstices, les coins pas trop imprégnés de nos mécanismes mentaux de consommateurs suivistes suréduqués, d'êtres imaginatifs aux aspirations surdéterminées, de machines pensantes surprogrammées - mais au total, nos esprits contemporains ne sont certainement pas plus imprégnés par la société ambiante et par l’environnement naturel que ceux de nos ancêtres lointains. Tous les espoirs sont donc permis !

Ni la prise de conscience de notre cloisonnement mental, ni l'invention de nouvelles formes sociales sur le Web, ni leur mise en pratique ne seront faciles. En effet, les facteurs de fuite devant notre responsabilité et les motifs de l’immobilisme devant les opportunités ouvertes sont directement issus de nos pulsions et comportements naturels formés aux temps préhistoriques. De plus, ce sont justement ces facteurs-là qu'exploitent les faux bienfaiteurs de l'humanité de toutes sortes et leurs puissantes organisations qui oeuvrent à notre maintien dans diverses variétés d'esclavage de masse. Parmi les productions récurrentes de ces facteurs de déresponsabilisation, citons la fascination devant les robots "intelligents", la prosternation devant les ratiocinations des devins beaux parleurs, la croyance dans les mythes du Progrès, de la Croissance, du Héros, etc. Leurs inévitables contre - productions sont évidemment tout aussi stérilisantes : terreur devant la Machine qui dépasserait l'Homme (alors que ce dépassement est effectif depuis bien longtemps, depuis que l'Homme s'est élevé au pouvoir de se conduire consciemment comme une machine - "jamais un animal ne l'aurait fait", peut-être, mais une machine certainement), alarme devant l'exploitation de nos données personnelles (dans une interprétation faciale et limitée de ces « données » qui laisse grand ouvert le champ de toutes les manipulations d'arrière plan au travers du Web par les analyses statistiques en temps réel), aveu d'impuissance devant la "complexité" du monde moderne (sans doute mesurée au poids de nos croyances imaginaires érigées en "systèmes" ?), etc. On n’entreprendra pas l’énumération des expressions actuelles de ces facteurs régressifs dans le monde plus réfléchi des idées universitaires - sans parler des religions - dans l'espoir que nos grands esprits et directeurs de conscience s'éveillent enfin aux réalités médiocres du monde humain que nous avons fait au lieu de se braquer sur des détails ou de se complaire dans des spéculations qui leur permettent trop aisément d'ignorer ou de contester la singularité de notre présent, et de pouvoir mépriser l'opportunité existante d'une création sociale, pourtant grande ouverte sur le Web.

Pas pour longtemps, de toute façon.

Les billets de ce blog contiennent, au-delà d'une construction critique, des idées de solutions consistantes et cohérentes, pas si novatrices qu'il paraît au premier abord, et pas non plus si isolées (Cf. par exemple le projet convivialiste).

Au contraire, c'est l'impasse planétaire où nous nous sommes cantonnés qui est radicale, incohérente et inconsistante. Un élément paradoxal de la prise de conscience de cette impasse, c'est la vague des falsifications déversées quotidiennement dans tous les médias, y compris "culturels", sportifs et artistiques à l’encontre des fondements de toute démocratie et de toute forme extensive de partage gratuit. Notamment, une propagande abrutissante entretient la confusion entre gestion, gouvernement et politique dans un discours unifié sur le mode du commentaire sportif. Simultanément, cette propagande banalise une pseudo argumentation selon laquelle la "démocratie directe" serait techniquement impossible dans une grande population et serait au fond une rêverie de penseurs alternatifs. Cette propagande répète de grossiers arguments de barrage, ignorant l'histoire des institutions, ignorant le potentiel du Web, méprisant l'aspiration à la dignité face aux grands problèmes planétaires, caricaturant "la démocratie directe" - pourtant un pléonasme - comme une innovation qui serait par nature exclusive de toutes les autres institutions existantes, réduisant l’originalité démocratique au seul tirage au sort brandi comme un épouvantail de démission de la Raison. Il serait difficile de faire plus faux, plus sauvage, plus dégradant, mais c'est justement sa totale nullité sous couvert de discours savants qui donne à ce type de propagande sa force de putréfaction mentale : il suffit d'en accepter une petite injection pour en devenir la proie, et compte tenu de la pression médiatique de tous les instants, personne n'échappe à ce risque.

Pas de quoi s'énerver, vraiment ?