A la suite du billet « Pas de quoi s’énerver », ce billet développe les conditions du débat démocratique sur le Web à partir d'un point de détail issu d’un contexte d’expérience particulier, mais qui s'avère d'importance pour la bonne compréhension du rôle des animateurs.

La loi des douze, loi du seuil de la foule

La "loi des douze", brièvement évoquée dans un autre billet de ce blog, exprime l'existence d'un seuil, autour de dix - douze - quinze participants, au-delà duquel la technique d'animation d'un groupe ne diffère plus de celle d'une foule, alors qu'en deçà, l'animation peut s'exercer dans un mode convivial.

Il semble que cette loi reçoive un écho de reconnaissance dans les présentations publicitaires de consultants "experts en NTIC" et promoteurs de l'innovation conviviale. Sans honte, et sans citer ce blog - après tout, n'est-ce pas une loi universelle donc un bien commun de l'humanité ?

Justement, on devrait poser la question de la pertinence de cette loi dans les "NTIC", au-delà du constat d'expérience qu'elle traduit sur les réunions de personnes physiques.

Je reviens donc, dans ce billet, pour une fois et en pleine conscience des risques, sur mon vécu de cette "loi" durant une période de ma carrière de consultant en organisation logistique et industrielle, avec le recul d'autres expériences professionnelles totalement différentes. J'entamerai la discussion de ce que l'on peut en inférer (ou pas) dans l'animation d'un groupe virtuel sur le Web et notamment dans une perspective de création démocratique telle que définie dans plusieurs billets précédents.

Ceci dans le but que d'autres publient leurs expériences et leurs propositions.

En effet, il est important que les techniques de partage d'expérience soient publiées et largement connues en tant que bien commun de l'humanité.

La loi des douze dans une vie réelle

La "loi des douze" en tant que seuil de la foule me vient de mes anciens dans le métier de consultant formateur dans les années 80, en France (je précise pour le contexte culturel implicite), je l'ai d'abord vécue dans ma chair et comme un défi à mon intelligence avant que mes anciens répondent à mes questions et me fassent accéder à l'évidence de cette loi expérimentale, à ses corollaires et attendus.

Le contexte est celui de stages - séminaires de courte durée (quelques jours) sur un thème défini par un programme structuré, ouverts à l'inscription de tous participants intéressés dans l'industrie et les services.

L'intérêt des participants pour le thème du séminaire, à l'expérience, n'est pas garanti, notamment du fait des possibilités d'interprétations du thème et de l'existence d'une catégorie particulière de participants, les stagiaires à temps plein (ceux qui épuisent le budget de formation de leurs entreprises et s'inscrivent à tout programme dans un vaste domaine). Pourtant, dans un séminaire d'inscription ouverte, l'intérêt pour le thème du séminaire est le seul point commun a priori entre les participants, à part ce qu'on appelle communément la culture, par exemple celle qui fait que les participants savent lire le programme (on verra plus loin l'ambiguïté que cette apparente banalité recouvre).

Guerr13.jpg La formulation d'une "loi des douze" s'alourdit automatiquement d'un pesant fétichisme culturel, en passant par les 12 apôtres des évangiles chrétiens jusqu'aux 12 salopards d'un film de guerre. Cependant, il est permis de percevoir sérieusement l'avertissement qui nous est transmis du fond des âges : au-delà du seuil, quelque chose change dans la relation humaine et dans les lois de la nature. Le 13ème apôtre, le 13ème guerrier, la 13ème heure...

Qu'est-ce qui change donc en pratique lorsqu'on dépasse le seuil, dans le cadre d'un groupe avec un animateur et dans le contexte rappelé ci-dessus ? C'est évidemment d'abord l'équilibre entre les échanges de voisinage et les échanges par la médiation de l'animateur, et simultanément sur le fond, l'équilibre entre les échanges dans et hors sujet du séminaire. En dessous du seuil de la foule, la médiation de l'animateur s'impose "naturellement" comme prépondérante, même si les participants peuvent s'autoriser des discussions incidentes avec leurs voisins et même si ces incidentes n'ont aucun rapport avec le sujet d'intérêt général pour le groupe. Dans une foule, c'est naturellement l'inverse, tout part en brouhaha dérivant hors sujet si l'animateur n'impose pas sa médiation dans le sujet.

Un animateur expérimenté ressent bien le seuil... lorsqu'il s'est placé du mauvais côté; en France (je souligne encore une fois), l'animateur inutilement directif d'un petit groupe ne sera pas forcément considéré comme un mauvais professionnel par les participants, plutôt comme un abruti ou un paresseux, que l'on tentera d'excuser spontanément en imaginant une circonstance extérieure difficile (maladie, problème familial, etc.); en revanche, l'animateur abusivement laxiste d'un groupe - foule se perdra et, plus grave, il perdra son groupe dans une expérience négative pour tous

Le niveau du seuil de la foule dépend évidemment de la composition du groupe et du type de thème abordé, le chiffre 12 n'est pas une constante physique absolue. Par exemple, le niveau de la foule est relativement bas si le groupe est composé de notables réunis pour apprendre l'utilisation d'un logiciel, même hors de tout contexte compétitif. A l'opposé, par exemple, le niveau de la foule est potentiellement élevé si le groupe est composé de personnes ayant l'habitude de respecter une autorité (mais attention, le respect n'induit pas la participation et peut constituer un facteur de blocage d'une convivialité authentique)

Dans plusieurs paragraphes suivants, j'use d'une figure de style opposant le "mauvais", l'animateur inexpérimenté, et le "bon", l'animateur expérimenté. Ce n'est que partiellement artificiel, je peux témoigner d'avoir vécu les deux tout au long de mon exercice de la profession d'animateur, en dépit de l'expérience accumulée, preuve intime que l'expérience se manifeste d'abord par une souffrance...

L'erreur de l'animateur peu expérimenté est d'assimiler le seuil de la "loi des douze" au seuil d'impossibilité de faire appel à la contribution des participants; alors que ce sont seulement les techniques d'appel aux contributions et d'exploitation de ces contributions qui changent au franchissement du seuil (dont le niveau, répétons-le, n'est pas fixé dans l'absolu...)

L'erreur de l'animateur débutant, parce qu'il a peur du groupe et croit devoir s'affirmer constamment face au groupe, c'est de vouloir transmettre à toute force son savoir ou un point de vue prédéfini, en piétinant la richesse du vécu de chaque participant (abus des reformulations amputations), en ignorant tout ce qu'il ne sait pas et que savent les participants (abus des synthèses réductrices, notamment par le truchement de procédés graphiques), quitte à devenir le jouet des pressions des participants malins qui sauront s'"affirmer" en réaction face à lui ou à côté de lui - c'est une attitude proprement anti scientifique de l'animateur, d'autant plus inadaptée si le groupe traite de sujets techniques !

L'animateur débutant se persuade que son rôle premier est de transmettre des connaissances, de faire partager une curiosité, un enthousiasme.... L'animateur expérimenté, à l'opposé, tente constamment de privilégier ce qui lui vient du groupe - attention, lorsqu'on parle ici d'un groupe traité en foule, cela ne signifie pas que l'animateur se contente de suivre ou d'anticiper les mouvements de la foule, mais qu'il l'ausculte en permanence afin de pouvoir y recueillir, par exemple par des techniques de questionnements ponctuels, les éléments significatifs en vue de partager les expériences dans le cadre défini (pour ce faire, il faut du métier, comme on disait autrefois, voir plus loin le paragraphe sur les codes sociaux).

L'animateur débutant est friand de recettes d'animation des groupes, de techniques de négociation, de critères de catégorisation des participants, etc. L'animateur expérimenté sait que ces techniques ne doivent être employées qu'en pleine conscience de tous les participants, sinon leurs effets se retournent contre leur utilisateur parce que ces techniques sont alors ressenties, à juste titre, comme des manipulations, et alors... une grande partie de l'Histoire de l'humanité en est l'illustration, on ne peut imaginer pire ennemi qu'un imbécile qui a réalisé qu'on l'a pris pour un imbécile ! (Mes anciens utilisaient un mot court à la place de "imbécile", et leur expérience était inépuisable, humiliante, accablante pour l'humanité).

L'animateur peu expérimenté tend à laisser les participants s'enfermer dans les types codés d'attitudes et de pensées (comme dans les films destinés au grand public, où l'on reconnaît en quelques minutes le truand, le rigolo, le lâche, le mec de banlieue, l'aventurière, etc., et où la "forte personnalité" se manifeste par son adhérence particulière à certains codes), de manière à tendre vers un bon groupe où chacun se trouve à sa place et où règne un bon esprit et pourquoi pas un bon sens commun. L'animateur expérimenté sait que nul n'échappe à la pesanteur des codes sociaux, mais conçoit son métier pour aiider chacun des participants contributeurs à révéler les rôles multiples de sa personnalité sociale propre, et plutôt que de se complaire dans ses rôles préférés, à considérer ses interprétations et transitions de rôles comme les expressions authentiques de son expérience de la vie, qu'il peut alors choisir de communiquer aux autres ou pas - ce n'est nullement du verbiage théorique; par exemple, tout professionnel de la logistique qui est passé d'une entreprise pharmaceutique à une entreprise de bricolage saura particulièrement bien expliquer en quoi les différences dans les métiers ont enrichi son expertise, et l'animateur se devra de l'y aider. Pour l'animateur expérimenté, il s'agit toujours de privilégier le thème du stage - séminaire comme canal d'empathie entre les participants, plutôt que l'inverse, dont la variante extrême consiste à privilégier la sympathie des participants avec l'animateur au risque que le thème du stage - séminaire ne serve plus que de prétexte au second plan. Bref, c'est là encore une question d'équilibre.

L'animateur peu expérimenté incite chaque participant à fondre son domaine mental implicite personnel dans l'implicite collectif qu'il construit pour le groupe dans l'instantané. L'animateur expérimenté cherche, au contraire, à révéler à chacun les particularités de son propre implicite personnel (au plan professionnel), autrement dit, il lui est impossible de prévoir intégralement le déroulement du séminaire (il s'agit du déroulement en profondeur au niveau de l'implication de chaque participant, pas du déroulement facial d'ensemble tel que décrit dans l'affiche du programme), pas plus que les apports que chacun retirera du séminaire.

L'animateur peu expérimenté dresse le bilan de son animation d'un groupe comme une victoire ou un échec. L'animateur expérimenté vit chaque groupe comme un enrichissement personnel de chaque participant, lui compris dans son propre rôle, et pour lui, c'était toujours trop court.

Il est clair que nous avons là un apprentissage du débat en démocratie : chacun doit être reconnu pour son vécu personnel et pouvoir contribuer à un objectif commun, par la valeur de son expérience, petite ou grande pour l'occasion, mais authentique; sur ce point, il n'y a pas de différence entre un groupe d'adultes en séminaires de formation et une assemblée délibérante en charge (ou à la recherche) d'un objectif d'intérêt commun.

Mais qu'est-ce que vous prétendez nous raconter là, nous sommes déjà en démocratie ! Hé bien non, ce que je raconte là, nous révèle précisément pourquoi cette affirmation ne peut être qu'une contradiction dans les termes. Parce que la démocratie n'a rien de spontané. La démocratie, c'est d'abord un métier exigeant pour ses animateurs, qui ne doivent pas être des agents d'un pouvoir, ni poursuivre des objectifs externes aux groupes qu'ils animent, et surtout pas faire ce métier en tant qu'aspirants maîtres du monde. La démocratie n'existe pas non plus sans discipline parmi les citoyens, ni saints ni naïfs, dans la conscience permanente de devoir évoluer parfois sur le fil du rasoir lorsqu'il s'agit de décider de l'avenir d'un peuple à 20/30 ans puis de contrôler la convergence vers cet avenir, sans compromettre leur décision politique dans des activités de législations correctives de l'actualité, ni dans les actes de gouvernement, encore moins dans la gestion quotidienne. Enfin, il serait souhaitable d'oser découvrir qu'à notre époque moderne, la démocratie est devenue contre nature (dans notre contexte culturel occidental, mais pas seulement), incompatible des comportements que nos mythes sociaux nous ont fait considérer comme naturels depuis plusieurs siècles : les comportements dominants, les comportements manipulateurs, les comportements de compétition pour le pouvoir, les comportements d'affirmation de soi aux dépens des autres, mais aussi les comportements de repli sur soi, les comportements de rétention, les comportements d'abandon fataliste.... Ce sont les poisons naturels de la démocratie, bien avant les questions de partage et d'usure des pouvoirs.

Modulations de la loi des douze en fonction du contexte culturel

Les pesanteurs culturelles implicites conduisent à relativiser le schéma d'expérience ci-dessus.

Je me souviens d'avoir animé des séminaires où certains participants étrangers francophones me ressortaient, à la toute dernière minute, la feuille du programme détaillé de la session, pour me faire constater que je n'avais pas respecté l'ordre prévu et donc qu'ils considéraient que rien n'avait été traité et qu'ils se sentaient gravement floués; j'ai alors compris trop tard que ces participants-là auraient eu besoin d'une traçabilité, pas à pas en cours de session en regard du programme affiché, avec la justification des écarts par rapport au déroulement de principe, et que de toute façon, ils n'étaient pas préparés culturellement à participer à une session de type convivial, qu'il aurait donc fallu a minima s'en expliquer avec eux au préalable...

Je me souviens d’avoir regretté, alors qu’à l’époque on ne parlait pas encore de « capitalisation des connaissances », l’absence d’un mode d’enregistrement des acquis de chaque séminaire, dans ses diverses dimensions, au bénéfice des futurs animateurs et des stagiaires, dans un autre esprit que les questionnaires d’évaluation ; à ma décharge, je n’avais guère le temps d’élaborer une proposition, je passais mes week ends à écrire des propositions de services et des rapports, et la semaine entre deux ou trois clients ou prospects sur des opérations en usines géographiquement dispersées; les séminaires ne représentaient qu’une part de mes activités.

Je me souviens d'avoir désespéré d'atteindre le stade de l'"animateur expérimenté" malgré mon ancienneté; c'est certainement pour cela que j'y ai réfléchi, et que j'ai d'ailleurs fini par admettre que personne ne pouvait jamais atteindre la perfection, bien que ce sentiment de la perfection existe pour moi réellement mais seulement dans le reflet d'une expérience vécue par des collègues animateurs; ma réalité à moi, c'était que demain, pour le prochain stage que je devais animer, j'allais me trouver en face d'une troupe de soldats épuisés ou d'un meeting de mondains indifférents ou d'un ramassis de vieux sales gosses ou d'un collège de rationalistes super diplômés... plus certainement en face d'un ensemble tellement disparate qu'il faudrait recréer le monde pour commencer à se comprendre... et personne pour me prévenir de ce qui m'attendait... de toute façon, les uns se feraient passer pour les autres... il y aurait le lève tôt qui ferait tout pour me déballer son histoire pendant la préparation de la salle... en admettant qu'on me livre le matériel plus d'un quart d'heure avant l'heure du début (c'était l'époque des rétroprojecteurs, des polycopiés d'exercices, etc.) dans une salle inconnue à l'autre bout de la ville, à l'accès mal fléché... tiens, pas de tableau de papier ou alors si, là dans la remise, mais les marqueurs ont disparu et tout est déjà barbouillé sur les 2 faces...et, plus tard, il y avait les retardataires... peut-être un malade, une panne d'électricité... tellement d'inconnues, et de péripéties possibles, et moi, seul, en premier rempart contre les puissances du chaos...; bref, c'était à chaque fois une aventure.

Honneur.jpg Je me souviens d'avoir assisté à des sessions de formation par des consultants anglo-saxons, systématiquement selon le modèle du cours magistral autonome, déroulées exactement dans l'ordre du programme prévu après la blague de départ, suivies ou entrecoupées de séances de questions-réponses; c'était complètement inadapté aux petits groupes de culture disons méditerranéenne, même hybridée; heureusement pour ces consultants, ils bénéficiaient de l'effet gourou; malheureusement pour notre pays, leurs doctrines, issues d'une conception étrangère purement individualiste et contractuelle du poste de travail, furent appliquées chez nous avec le plus grand zèle sans imagination ni adaptation et c'est ainsi, par exemple, qu'un terrorisme formel de la Qualité a déferlé sur nos industries et nos services dans les années 90 comme une nouvelle religion révélée, en proclamations grotesques et mimiques normalisées, avant de se résorber 20 ans après en quelques mesures différenciées dans chaque organisation, que l'on aurait aussi bien pu inventer dès l'origine à partir de réflexions locales en petits groupes. Mais voulait-"on" prendre le risque de développer l'intérêt collectif du personnel plutôt que de dissoudre les deux, le personnel et l'intérêt collectif, même au prix d'un crime de civilisation ? Le terme de crime de civilisation semblera moins excessif si je fais ici référence à "La logique de l'honneur" décrite par Philippe d'Iribarne dans un livre paru en 1989 aux Editions du Seuil, logique mal nommée dont l'origine remonte à mon avis beaucoup plus loin dans l’histoire que les singeries d'une cour royale et s’ancre beaucoup plus profondément dans les mentalités - mal nommée parce que cette "logique" n'est autre qu'une étiquette sociale informelle, et qu'elle n'est pas désuète.

Je me souviens d'avoir considéré comme des criminels ceux qui faisaient la promotion enthousiaste des manipulations géantes destinées à propager des doctrines creuses et des pratiques déshumanisantes dans nos industries selon des méthodes voisines de celles des sectes religieuses, tandis que, en arrière plan, la finance prenait le pas dans toutes les décisions des entreprises (sauf quelques exceptions) par l’optimisation fiscale et la recherche active de gains à court terme sur les marchés. Je me souviens d’avoir mentalement vomi ceux qui avaient créé puis entretenu les conditions pour que ce type de grande manipulation représente la seule voie possible pour débloquer des situations d'affrontement qui étaient devenues sans issue de leur propre fait et à cause de leur incompétence retentissante.

Je me souviens, à la même époque, de mon écoeurement face aux invasions d'oeuvres pseudo artistiques de toutes sortes qui privilégiaient l'empathie d'affect aux dépens de l'empathie raisonnée, et pire encore, nous conditionnaient à passer de l'une à l'autre dans le sens de l'animalité héroïque et des déclics pulsionnels. Des humanistes patentés s’y sont lourdement compromis. Les fatras d'apparences raisonnées qui occupaient la pensée contemporaine, et en particulier les postiches de valeurs morales à destination des masses, ont révélé depuis cette époque leur dangerosité dans les effets des activités et des aspirations humaines. Bref. J'ai changé de métier, vers d’autres acteurs, d'autres matériaux, d'autres courants d'échanges, d'autres ordres de grandeur, d'autres chiffres clés, d'autres méthodes, d'autres peurs, d'autres espoirs...

Le Web, un univers à civiliser

Revenons à la loi des douze.

Ce qui change fondamentalement avec la virtualisation sur le Web, c'est la disparition de la loi des douze. Car le plafond de la convivialité n'existe plus du simple fait qu'il n'y a plus de convivialité.

Développons et expliquons pourquoi cette disparition est inévitable, sauf évidemment dans quelques cas particuliers, et quelles opportunités cette disparition nous ouvre.

A l'intérieur d'une assemblée de gens dans un même lieu (précisons : dans un contexte culturel « méditerranéen »), les participants contributeurs n'attendent pas la même conduite de réunion selon que l'on est sous le seuil des douze ou au-dessus. C'est en référence à cette attente-là qu'ils peuvent accepter des règles plus contraignantes au-dessus du seuil. En effet, c'est le mode de conduite de réunion en dessous du seuil des douze qui est ressenti comme idéal. Toutes les instances au-dessus du seuil, de la classe d'école à l'assemblée nationale, sont ressenties au mieux comme des pis aller ! C'est au point que naturellement, tout groupe social à fonction de partage tend à se remettre sous le seuil. En grande réunion : par la saoulerie, par l'éclatement en sous-groupes d'abord fondés sur la proximité puis sur la sympathie... A titre individuel : par la multiplication des adhésions à des associations, clubs spécialisés... faisant office de filtre pour y retrouver les quelques personnes avec lesquelles on se sent en amitié, sinon au moins en capacité d'échanger à titre personnel.

Bon, mais, sur le Web, l'instantanéité des conférences virtuelles à distance (avec vidéo, partage de documents, etc.) permet-elle de retrouver les conditions d'une réunion physique ? Certainement, dans d'assez nombreux cas : par exemple, s'il s'agit d'une réunion de courte durée entre quelques personnes qui se connaissent bien par ailleurs, ou s'il s'agit d'une réunion sur une base formelle - compte d'exploitation, analyse des ventes, contrat, ...- où les rôles et l'objectif sont prédéfinis.

A l'opposé, il serait naïf de présenter la conférence virtuelle comme "la" solution permettant de placer un nombre quelconque de participants dans des conditions analogues à un groupe sous le seuil de la loi des douze, même en supposant résolu le redoutable problème d'organisation logistique que représente la connexion simultanée de tous les participants. En effet, techniquement, les participants peuvent, même en temps réel tout en participant à cette conférence, communiquer entre eux par d'autres protocoles (IRC, messagerie, partage de documents, et pourquoi pas une conférence parallèle...). Cette faculté reconstitue l'équivalent des couloirs d'une assemblée physique, avec tout son potentiel d'intrigues et de connivences, en temps réel donc avec un effet d'autant plus dissipatif (au mieux) ou explosif (au pire) en marge ou à l’encontre d’une entreprise commune. Bref, la formation incontrôlable de sous-groupes occultes nous place sur le Web définitivement hors du cadre de la convivialité à l'intérieur d'un ensemble constitué sous le seuil des douze.

Remarque en passant : les protocoles et logiciels des interactions instantanées à distance existent depuis les années 90 sur Internet; par exemple, le logiciel Netmeeting de visio conférence et de partage de documents fut fourni avec toutes les versions de Windows de 95 à XP, (déjà à cette époque, on n'était pas obligé de faire transiter les flux par une plate forme centrale dès lors que l'on savait communiquer les adresses IP entre les participants). Il existe actuellement des logiciels, notamment des logiciels libres, qui sont beaucoup plus performants et plus commodes à l'emploi. Il en ressort que le niveau des prétendues innovations techniques des réseaux sociaux ne peut être que relativement minuscule dans ce domaine comme dans les autres.

Plus subtilement, avec le Web, ne peut-on récupérer quelques avantages du petit groupe sous le seuil des douze, y compris dans le cas de personnes qui ne se connaissent pas ? En effet, chacun des participants ne ressent pas, seul devant son écran et son clavier, la "pression" de la foule, l'entraînement physique à s'approprier un rythme, à s'agglutiner par voisinage à une coalition sympathique, à se conformer à une tonalité... Les couleurs et dessins des écrans, les enchaînements des procédures logicielles ne sont pas faits pour créer l'entraînement, tout au plus peuvent-ils suggérer une atmosphère passive. Ce que l’on constate alors, en l’absence d’une étiquette adéquate, ce sont les usages grossiers dans les modes de communication des participants (émoticones, invectives, phrases chocs,...) qui provoquent l'abandon des autres participants par KO, ou, à l'inverse, soulèvent un mouvement d'ensemble (virtuel) aussi violent qu'une lapidation. Voir encore le billet Soyons polis...

En conclusion, pour le "débat démocratique" sur le Web, nous n'en sommes même pas encore au début de l'ère néolithique, mais nous jouons avec des pierres de plus en plus grosses. Cependant, des voies d'évolution non violentes existent, des étiquettes et des modes d’animation adaptés sont possibles, on en trouvera des esquisses dans ce blog par ailleurs.