Plaçons-nous dans un cas extrême où seule la politesse peut freiner les moeurs sauvages, celui des forums de discussion libre sur le Web à propos d'un article publié ou sur un thème de portée générale. Ce genre de forum, on le trouve souvent dans une zone de commentaires annexés aux articles de journaux.

En un mot : la jungle !

Et pourtant "Respectez vos interlocuteurs, et gna gna gna et gna gna gna..." (conditions générales d'utilisation).

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C’est qu’Il faut être vraiment coincé du bocal pour croire une seconde à ces recommandations de bonne conduite ! En premier lieu, de quels « interlocuteurs » peut-il s'agir puisque tout le monde est sous pseudo, de quel respect dois-je faire preuve, puisqu'en réalité aucun autre intervenant ne me parle directement sauf par exception et en déformant ce que je viens d'écrire pour s'en servir afin de prolonger son propre discours en accord vague ou en désaccord spectaculaire avec le mien ?

Un forum de "discussion libre", ce sont des pluies d'incidentes qui s'empilent dans les fils et sous-fils par ordre d'arrivée, comme si chaque contribution tentait de recouvrir les autres soit en les ignorant soit en les conchiant soit en prétendant surenchérir - ce qui peut-être encore pire, car il existe maintes manières d’insulter en approuvant. A l’évidence, cette inhumanité n’est nullement le résultat d’un choix de chaque intervenant ; on pense aux films d’action lorsqu’un tueur s'adresse à sa future victime : "cela n'a rien de personnel". D'ailleurs moi, avant d'écrire mon billet dans un forum, je ne lis jamais en détail les interventions précédentes, je fais un parcours rapide pour assimiler la teinture générale, et hop j'écris pour envoyer vite vite.... Ah, trop tard, quelqu'un a été plus rapide...

Mais le summum des injonctions de morale lunaire c'est "soyez poli" : qu'est-ce que cela peut bien signifier dans une telle pagaille ? Qui pourrait imaginer qu'un entrelacs de graffitis superposés selon une logique de réaction spontanée... puisse constituer une oeuvre d'artistes "polis" ? C’est à l’état brut le libre cours de l’action-réaction, de la compétition en miroir, et parfois de la montée aux extrêmes verbaux.

Prenons donc la question à l'envers, par l'analyse des détestations - tellement plus facile.

Constatons en effet qu'il existe des malpolis, des gros malpolis même :

  • les trolls qui balancent n'importe quoi hors sujet
  • les dynamiteurs de toute orthographe et de toute syntaxe
  • les illuminés qui répètent à tout propos le credo de leurs croyances
  • les militants en essaim qui s'abattent sur toute trace de formulation exclue par les mots d'ordre de leur obédience, pour dénoncer les coupables comme des opposants honnis malhonnêtes criminels contre l’humanité
  • les abrutis qui ramènent tout aux expressions à la mode et aux opinions toutes faites répétées en boucle dans les medias (dont les derniers résultats de sondages d'opinions ou les derniers chiffres de l'"économie" déjà par ailleurs diffusés à dose massive)
  • les rustauds qui tentent de prendre l'ascendant sur tout le monde et sur l'avenir du monde, par le gigantisme des caractères employés, par les décharges d'émoticones, par la brillance de leurs références culturelles, par le choc des images et des vidéos...

Mais ce ne sont là que les types les plus élémentaires de malpolis, quasiment des automates.
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Car il existe par ailleurs de nombreux types de fins malotrus, des animaux vicieux, parmi lesquels on trouvera quelques humains déboussolés, par exemple :

  • les trolls mous qui font semblant de dire presque n'importe quoi, pour exprimer que la façon de poser ou de traiter le sujet dans le forum ne leur convient pas, au lieu de le dire simplement (mais cela les obligerait à faire un effort pour expliquer pourquoi)
  • les contradicteurs maladifs, dont l'unique activité consiste à trouver partout à chaque instant le détail insupportable chez les autres qu'ils se doivent de révéler avec éclat et de critiquer en profondeur
  • les malveillants qui pointent les désaccords entre les intervenants pour les attiser
  • les pervers qui interprètent votre contribution pour la dénigrer, l'analysent pour la détruire, la généralisent pour vous ridiculiser, citent et recitent des grands auteurs pour vous déstabiliser et vous humilier (en sous-famille : les faussaires piègeurs, dont l'art subtil consiste, à force de citations dissimulées, à vous surprendre en opposition frontale avec une célébrité intouchable ou une oeuvre censée faire autorité)
  • les martyrs culpabilisateurs qui brandissent l'épouvantable perspective des risques collatéraux infligés à leurs fétiches, idoles, valeurs, en litanies ininterruptibles
  • ...
  • et peut-être les pires de tous, les autocentriques qui se vivent comme des incarnations de l'humanité authentique, et donc pensent, agissent "comme tout le monde" selon le "bon" sens commun (ou en variante : contre tout le monde), se rendant incapables du moindre effort de compréhension des autres.

En comparaison, les grossiers qui interpellent vulgairement, invectivent salement, insultent bassement, sont plutôt rares. Et lorsque de tels comportements brutaux se manifestent, c'est généralement dans la continuité théâtrale d'un comportement malpoli régulier. Autrement dit, il s'agit souvent d'un signal d'intensification (ou de dépit devant le ratage) d'une stratégie d'influence ou d’écrabouillement, plutôt que d'une exaspération véritable.

Bref, on pourrait disséquer, catégoriser, disserter sur les malpolis à l'infini... jusqu'à tous s'y retrouver !

La réalité brute, c'est qu'il n'existe aucune règle pratique pour traduire concrètement "soyez polis" dans le cadre d’un forum d’expression libre. Entre la déclaration universelle des droits de l'homme, la netiquette (un fatras de recommandations d'informaticien), et des conditions généralissimes d'utilisation, c'est le vide !

Essayons tout de même de produire une réflexion constructive.

Reformulons d’abord le problème. Dans un forum libre, nul ne sait qui est qui (on intervient sous pseudo). On sait donc encore moins dans quel référentiel culturel chacun s'exprime, et l'expérience prouve qu'alors, même sous la pression d'une technique imposée (celle des fils de discussion du forum), même dans le cadre d'un sujet de discussion délimité (par exemple un article de journal), on n'arrive à rien qui ressemble à une production collective consciente. Cet échec signifie un immense gaspillage (mais pas pour tout le monde, nous le verrons plus loin) et surtout il se manifeste par un déchaînement verbal carrément indigne.

Est-ce que quelqu'un à réfléchi aux règles de comportement qui éviteraient ce gâchis ? Et, en admettant que des règles bien définies puissent pointer efficacement les comportements malpolis, comment pourrait-on remettre les fauteurs à la raison ou sinon les exclure ?

Par exemple : un automate intelligent pourrait-il analyser les textes des interventions et réaliser un tel pointage en temps réel ? Mettons tout de suite de côté les rêvasseries de mauvaise science fiction : le résultat d'un automatisme intelligent serait encore pire que les pires traductions automatiques et il resterait toujours quelques types de "malpolis" inventifs qui échapperaient au système et se démultiplieraient par imitation et compétition. De plus, l’éviction des malpolis n’est pas le seul problème à surmonter, il y a aussi l’absence d’une production à la fin de la discussion, qui se manifeste par le désintérêt des contributeurs potentiels, sans doute attirés ailleurs.

Je ne vais pas non plus défendre la solution du renoncement à la "liberté d'expression" du forum, par le recours à un modérateur, qui lirait toutes les propositions de textes à insérer, afin de ne publier sur le forum que les propositions valables selon les critères qui lui auraient été donnés et selon l'interprétation qu'il en ferait. Cette solution de filtrage a priori entraîne forcément une perte considérable de substance (sauf dans sa version tolérante où elle se réduit à un simple classement par catégorie des messages sans restriction de leur publication), La modération a priori est souvent associée à l’obligation pour le modérateur de rédiger une synthèse finale de sorte que la discussion produit un résidu compact facilement réutilisable, même s'il est rien d'autre qu’une extraction de ce qu'a voulu comprendre le modérateur. Au contraire, aucune synthèse n'est jamais produite dans le cas d'un forum libre, forcément foisonnant avec de multiples productions ponctuelles aléatoirement réparties.

Osons donc affronter la vraie question de la pertinence du modèle du "forum libre" et le vrai risque sur nos "libertés" si cette question n'est pas résolue :

  • la vraie question n'est autre que "un forum libre, c’est pour quoi faire ?", autrement dit "que veut-on produire à partir d'une discussion libre sur un forum virtuel et comment peut-on organiser cette discussion-là sans restreindre la liberté de chacun ?"; car si la "discussion" est juste un défouloir destiné à enregistrer des opinions prétendument spontanées en vue d'alimenter par ailleurs une machine à analyser l'opinion, c'est une trahison (mais une trahison durable, qui nous garantit la pérennité des forums libres et des sondages d’opinion)
  • le vrai risque, si la question reste sans solution en l'état, c'est le constat de l'"impossibilité" de toute forme de débat spontané sur le Web, et, comme dans les autres medias, la substitution par des débats spectacles organisés entre des personnes représentatives ou savantes, sous la conduite d’animateurs-experts; bref, par effet de rebond et amplification, ce sera de facto la disparition d'Internet comme "espace de liberté"

Retatgenx.jpg Concernant la recherche d'une réponse à la question, je regrette d'avoir à le dire, ni la sociologie des media, ni les analyses déconstructives, ni les théories du comportement, ni la psychologie transactionnelle, ni les tentatives de langage universel, ni les traités de rhétorique... n'entreprennent l'élaboration d'une discipline du dialogue ou de la conversation en vue d'un objectif constructif. On trouve un peu de matière dans les guides de négociation réservés à certaines professions, certains dialogues philosophiques, certaines méthodes de créativité de groupe et certains ouvrages de psychologie ou de sociologie appliquée - en fait on peut surtout y découvrir des impasses si on tente de les confronter à la question précise que nous avons posée. Quant à la rhétorique, en tant que discipline de la parole, elle s'est toujours cantonnée à l'art oratoire en public pour des situations de prise de parole bien circonscrites, sans sortir de ses origines historiques (mille fois hélas). Au total, il existe donc un grand vide entre l'art oratoire "hors de soi", les techniques "entre soi" des relations codifiées par des rôles conventionnels (par exemple à l'intérieur d'une entreprise, d'un stade,...) et les modes de communication purement fonctionnelle "en soi" à l'intérieur d'une famille ou d'un petit groupe soumis à un impératif de cohésion. C'est justement là, dans ce vide, que se trouve le forum de discussion libre (oh combien libre !). Et ce vide monstrueux absorbe bien d’autres tentatives de communication : on peut soupçonner, par exemple, que beaucoup de "discussions" et de "contacts préalables" à caractère d'approche diplomatique participent à la concrétisation de ce vide - on pourrait aussi évoquer certaines chaudes discussions familiales, et plus généralement la plupart des affrontements verbaux en petits comités, dont les conséquences catastrophiques se restreignent rarement plus tard aux participants. Avant de chercher à communiquer avec des extraterrestres potentiels, il serait urgent d'imaginer comment combler ce déficit de communication entre nous sur terre, autrement que par le sang et les larmes en conséquence automatique des montées aux extrêmes par l'effet des incompréhensions, peurs, réflexes de défense...

Revenons à notre modèle du forum libre, même s'il s'agit de bien plus que cela.

Donc nous voici au pied du mur, contraints à l'invention ! Pour faire bref, nous faisons deux propositions.

Proposition 1. Comment éviter de blesser inutilement les autres ? D'abord en évitant qu'eux nous blessent inutilement. Pour ce faire, nous proposons d’afficher à l'intérieur de nos interventions le niveau de discutabilité que nous attribuons nous-mêmes à chaque partie de ces interventions. Est-il incongru d'imaginer pour cela un préfixage par symbole pour communiquer que nous acceptons ou non de remettre en cause dans le cadre du forum l'assertion qui suit le symbole ? Plutôt que de réfléchir aux mille et une raisons pour lesquelles "cela ne marchera pas", retournons sur nous-mêmes, sur notre propre mode de réaction aux agressions ou ce que nous prenons comme telles, et sur les enchaînements successifs qui en dérivent : il s'agit simplement, par un préfixage symbolique, de permettre aux protagonistes, s'ils le veulent, d'éviter la dérive vexatoire (mais pas la confrontation des opinions !) et sinon de pouvoir constater objectivement quand une telle dérive vexatoire se produit, et donc, s'ils le veulent, d'éviter la montée aux extrêmes... Cela ne peut vraiment servir à rien ? Le méta langage des attitudes et des signes, spécifique et appuyé, n'est-ce pas ce qui normalement précède et accompagne la parole en face à face avec des inconnus – un méta langage dont on ne dispose plus sur un forum numérique où les intervenants se parlent à distance et ne sont pas forcément de la même culture ? Les émoticones classiques ne peuvent pas remplir cette fonction d'annonce conventionnelle : ce sont d’abord des décors, quelquefois des indications d'intention ou d'état d'âme en complément du discours, et ils sont potentiellement innombrables d’autant plus qu’il existe des tentatives pour les breveter. Dans ce blog, nous avons proposé un jeu de 4 symboles de niveau représentés par les couleurs des cartes à jouer selon leur hiérarchie la plus commune; dans le cas d’un forum donné, on peut adapter la définition des niveaux et l’usage des symboles pour constituer l’étiquette du forum, en complément des fameuses conditions générales.

Proposition 2. Comment matérialiser une production collective ? En isolant chaque proposition de l'explication de son pourquoi, dans chaque contribution au forum. (Note. Il semble qu'à ce jour, aucun des milliers de logiciels de forum, groupware, réseau social ne permette de traiter directement ce besoin pourtant évident, à savoir la vision instantanée des propositions séparément de leurs éléments explicatifs, et, en association à chaque proposition, la filiation des propositions de modifications reliées à leurs éléments explicatifs). Evidemment, pour que le forum soit naturellement constructif, il faudra explicitement le préalimenter de propositions mères, ou bien, dans une perspective plus ouverte, l’organiser en discussions par sous-thèmes adaptés (par exemple, pour un article de journal : forme de l’article, références, illustrations, méthode d'exposition, principaux éléments de contenu, points non traités,...). Dit autrement, il s'agit de pouvoir passer d'un cadre d’invitation vague "donnez votre avis sur.." à l'appel à une contribution constructive "que proposez-vous pour faire mieux...". Qu'est-ce qu'on y perdra ?

En conclusion. La politesse est au fondement de toute société. Beaucoup en dépend, et notamment - dans une société égalitaire ou au moins en l'absence d'un pouvoir totalitaire - la possibilité de constructions collectives complexes au bénéfice de la communauté. Il est évident que nos sociétés humaines n’ont pas su évoluer pour intégrer l’expérience des conflits massivement meurtriers vécus au cours des derniers siècles, et demeurent inadaptées pour survivre aux problèmes planétaires à venir. La « révolution numérique » offre l’opportunité d’inventer des instruments d’ouverture ou au moins d’élargissement de nos univers sociaux, pour nous aider à surmonter les pesanteurs et automatismes de nos sociétés réelles. Ces instruments numériques de création sociale sont par nature différents de ceux que prétendent nous imposer la reproduction massive de techniques banales par des puissances d’asservissement ; cependant, ces instruments à créer ne sont certainement pas difficiles à concevoir techniquement, mais ils requièrent un peu d’humanité dans la conception de leur mise en oeuvre. C’est ce que nous avons voulu montrer à travers l’exemple type du forum de discussion libre.

Pour des compléments dans ce même blog, voici quelques liens :
Sur les couleurs des cartes à jouer et suivre le tag étiquette pour le contexte général
Sur la montée aux extrêmes
Sur la corruption des formalismes
Sur la netiquette