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samedi 15 janvier 2022

De quelques servitudes involontaires et de leur assimilation durable

Actualité du « Discours de la servitude volontaire »

En 1576 de l’histoire de France, Etienne de La Boétie publie un « Discours de la servitude volontaire ».

Régulièrement, nos penseurs et discoureurs contemporains s’y réfèrent. C’est au point que la seule citation du titre suffit à provoquer une mentale révérence des interlocuteurs, auditeurs, spectateurs devant la radicalité supposée de la révélation de leur propre état.

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On pourrait discuter savamment des intentions de l’auteur, après avoir relu le texte et après avoir reconstitué son contexte historique et les éléments particuliers qui l’ont influencé.

La signification de beaucoup d’abstractions morales, la répartition des valeurs premières selon le statut social, ont changé au cours des siècles jusqu’à nos jours, par l’effet des révolutions idéologiques et matérielles, plus que par la reconnaissance des humanités diverses – reconnaissance de variantes culturelles dispersées par le vent de l’Histoire plutôt que d’exemples de sociétés vivantes dont certains fondements pourraient inspirer un renouvellement des supposés axiomes d’un monde moderne unifié universel.

Alors, la référence actuelle à ce « Discours de la servitude volontaire » du 16ème siècle peut sembler paradoxale. Est-ce juste une astuce rhétorique pour éblouir la galerie et faire passer une pilule amère - ou même pas, une courbette pour se conformer à une mode d’intellectuels ?

Dans notre monde moderne, un discours sur « la servitude volontaire » pourrait-il se réduire, comme son modèle du 16ème siècle, au recueil d’évidences reconnues, comme dans une dissertation exemplaire sur l’idée de liberté en vue d’obtenir une mention Très Bien, à partir des illustrations historiques reproduites dans les bons manuels et de quelques anecdotes partagées dans la bonne société ?

Les servitudes dans notre monde moderne des nouvelles technologies, les servitudes qui pèsent directement sur chaque personne humaine, peut-on les imaginer comme des résultats d’acceptations volontaires ? Par exemple, l’asservissement physique au smartphone, la soumission mentale aux avalanches de messages diffusés, sont-ils objectivement contestables par les populations qui les tiennent pour des services ? Un refus réfléchi et calculé de cette servitude par une large population peut-il être un choix dans nos sociétés numériques ?

Les grandes servitudes dans notre monde moderne, les mécaniques et procédures qui dirigent une partie des activités contraintes de nos personnes sous le poids d’institutions en multiplication délirante, peuvent-elles être considérées comme volontaires, même dans un contexte prétendument démocratique ?

Ah oui, le monde a changé (presque partout) depuis l’époque du « Discours », depuis l’époque des contrats d’esclavage, depuis l’époque des pensionnats de formation des élites, depuis l’époque des proclamations sur les places de nos villages. Mais, au fond, est-ce la nature de la soumission qui a changé ou seulement son mode d’action ? Et, à notre époque « moderne », la réaction à la servitude, et avant cela, l’imagination d’une possibilité d’évasion, sont-elles à la hauteur du changement accompli dans les modes d’asservissement et dans le tourbillon du renouvellement de ses formes informatisées ?

Ce qui n’a pas changé depuis le « Discours », c’est la nature humaine, en particulier la tendance arrogante du puissant (et de toute personne en position de pouvoir) à l’humiliation de son prochain, jusqu’à provoquer la fuite des asservis dans une réalité sociale parallèle dont eux seraient les inventeurs du langage et des signes.

Si on en reste à ces constats et ces questions, il n’est pas surprenant que l’autre référence célèbre dans les discours d’intellectuels, celle de la dialectique maître - esclave, se situe au même niveau d’inutilité pratique que le « Discours ».

Cependant, qu’est-ce qui rend le « Discours », malgré son ancienneté, encore pertinent en apparence ? Ne serait-ce pas une illusion dans son interprétation qui amène, à partir d’une accumulation d’exemples littéraires à propos de la servitude et de son contraire la liberté individuelle, à induire l’existence d’un principe de Liberté, un idéal à vocation universelle ?

Les idéaux à vocation universelle, comme la Liberté et quelques autres (autrement dit : les valeurs), sont des ressorts du maniement des masses en vue des actions collectives. Combien de pauvres gens sont morts à la guerre, dans un état de totale servitude, pour la défense de la Liberté ? Les universaux sont des catalyseurs mentaux des passions, quelqu’un a du le dire autrefois et bien mieux.

C’est évident, dans les pays occidentaux après les développements révolutionnaires de leur époque moderne préindustrielle, un principe de Servitude ne pouvait avoir aucune chance de succès, sauf comme représentant du Mal en opposition au Bien. Pourtant, dans les faits, c’est bien encore la Servitude qui nous domine actuellement, souvent sous l’apparence d’une association de circonstance entre son contraire, la Liberté, et un autre beau principe universel, par exemple la Science, la Responsabilité… C’est un truc des grands réprouvés : ne jamais apparaître sur le devant, ne jamais se faire passer pour quelqu’un d’autre, car le risque d’être contré ou démasqué frontalement est trop important, mais agir sur la relation entre plusieurs. C’est la vie.

Comment sortir des oppositions binaires entre les idéaux, bons et mauvais, que certaines de nos traditions sociales prétendent nous imposer ? Ces idéaux, les bons et les mauvais, sont nos servitudes premières, mentales, mais c’est bien dans notre réel physique historique que leurs illusions de représentation prouvent leur fausseté et leur nocivité. Ceux qui croient se battre pour un idéal sont régulièrement trahis en favorisant l'idéal opposé dans les faits, à tous les niveaux de pouvoir et de généralité, de la famille au commerce et jusqu’au gouvernement d’un état.

A notre époque, un autre message serait à redécouvrir dans une interprétation actualisée du « Discours ». Les réalités sociales de la servitude et de la liberté, les réalités sociales de l’empathie et du partage des sentiments de servitude et de liberté, sont contextuelles et locales. Ces réalités devraient être considérées avec les instruments de la raison, et surtout pas dans la perspective d’un combat universel imaginaire entre des idéaux encore plus imaginaires, qui ne peut produire que la tétanie de la pensée, justifier le déchaînement des excès, réduire la société à une mécanique d’engrenage de conflits prétextes.

Pour une dynamique sociale durable

Le problème social actuel, c’est de surmonter nos blocages, personnels et sociaux, afin de pouvoir affronter par la raison la croissance de contraintes fatales non maîtrisables. La première contrainte est celle de l’épuisement des ressources énergétiques naturelles (pétrole, gaz,…) et des ressources minérales qui sont à la base de la révolution industrielle et de sa prolongation en révolution numérique, La deuxième contrainte est celle de la transformation de l’environnement, climatique, biologique, dont l’accélération est la conséquence de l’industrialisation massive.

Le problème social actuel, pas seulement dans les pays « occidentaux », pas seulement dans les pays « démocratiques », pas seulement dans les pays très industrialisés, est de créer une dynamique sociale durable raisonnée. En effet, il devrait être évident que nos sociétés sont enfermées dans des structures, des concepts, des institutions… tous conçus pour une finalité de société parfaite immuable. La stabilité dans l’ordre et la compréhension mutuelle, n’est-ce pas d’ailleurs ce que nous concevons comme l’un des buts premiers de toute institution d’une société ? L’histoire chaotique de l’humanité au cours des siècles, n’avons-nous pas tendance à l’interpréter comme une progression vers un futur à l’image du présent (très confortable relativement au siècle précédent), juste encore un peu mieux ?

La récente mini crise du covid sera-t-elle enfin bientôt considérée comme révélatrice de la pesanteur grotesque de certaines abstractions dominantes et surtout plus généralement, de la sclérose de nos sociétés ? Il existe bien d’autres révélateurs de cette sclérose, certains sont devenus familiers mais pas moins graves.

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Le niveau de nos connaissances des facteurs de la dynamique sociale demeure d’une grande pauvreté en regard de ce qui nous serait utile maintenant. Cependant, peu à peu, des études en sciences humaines (histoire, anthropologie,..) - progressivement débarrassées des cadres doctrinaires dominants aux 19éme et 20ème siècle et sans rechercher une compensation par une illusion de découverte mirifique - commencent à produire de la matière jusqu’ici méconnue, sur les créations sociales notamment aux marges de contact entre des sociétés stables très différentes, sur l’évolution des mentalités en fonction des changements subis et diversement intégrés dans la mémoire des peuples, sur les réalités de la démarche scientifique et la nature de la connaissance scientifique, etc. Néanmoins, les programmes politiques et encore plus les décisions gouvernementales demeurent déterminés par des sondages d’opinion et par l’état d’indicateurs de la société telle qu’elle peut être interprétée dans des cadres prédéfinis depuis des dizaines d’années, mécaniquement inadaptés à la détection d’évolutions significatives hors cadres. Les freins sont bien serrés partout, la paresse et l’avidité individuelles ne suffiraient pas à entretenir un tel immobilisme !

Il existe, il a existé de puissants facteurs historiques de dynamique sociale. Par exemple et à des niveaux divers de généralité : la révolution néolithique (élevage, agriculture, navigation), la création des grandes routes et voies commerciales, l’organisation de villes puis d’empires, les conquêtes militaires (évolution rapide obligatoire des vaincus assimilés), les morales religieuses, l’invention des mathématiques… l’invention d’une démarche scientifique, la révolution industrielle, la diffusion des connaissances.

Peut-on considérer que ces dynamiques sociales historiques étaient volontaires au-delà de l’atteinte locale d’objectifs d’imitation compétitive par quelques acteurs spécialement concernés ? Les buts de ces dynamiques historiques étaient-ils exprimés pour la totalité des populations dans leur diversité ? Les finalités vitales pour l’humanité étaient-elles les premières dans la conscience personnelle des acteurs ?

Donc, tant pis pour l’oubli de certains facteurs historiques importants de dynamique sociale. Nous sommes au temps présent, dans la certitude de la destruction à venir de notre société actuelle.

Nous avons encore le luxe de pouvoir choisir : victimes éparpillées dans la multiplicité d'états de panique incapacitante, ou acteurs d’une évolution maîtrisée.

Dessine-moi un mouton.

En théorie, c’est simple, il suffit d’anticiper. Volontairement, au niveau des états, des régions, des foyers, il suffit de progressivement couper l’alimentation des ressources en voie de disparition (alimentation directe et indirecte dans les produits importés). Et tout aussi volontairement, il suffit parallèlement d’adapter – quoi qu’il en coûte – le fonctionnement de nos sociétés. Il est évident qu’il faut pour cela un plan d’ensemble, a minima une description argumentée et cohérente des étapes d’évolution de la société au cours de ses transformations, en particulier pour organiser les disparitions ou adaptations des structures et organes les plus dépensiers de ressources à préserver. Il est évident que ces transformations impliqueront des changements importants des modes de vie, lieux de vie, projets de vie des populations.

Un mouton passe. Ne pas oublier que nos rêves doivent suivre.

Il devrait être évident que l’activation, au niveau (inter)étatique, de facteurs historiques de dynamique sociale n’est pas raisonnablement envisageable, même si on en maîtrisait les paramètres au point de savoir en user pour les combiner au mieux dans notre réalité présente. En effet, la mise en œuvre d’un hypothétique art suprême de la recréation sociale nécessiterait une destruction préalable ou une refonte importante des architectures institutionnelles, légales et fonctionnelles « garantes de la stabilité » sous toutes ses diverses formes, la mise à l’écart des incompétents… et on peut parier qu’un tel grand nettoyage produirait l’apparition d’une forme de dictature tout aussi bornée et statique que les institutions défuntes, avec quelques bouffées fantasques supplémentaires, la dégénérescence des élites par la corruption et la compétition servile, l'asservissement des médias en étouffoirs de la pensée et pour le gouvernement de la vérité, l'extension illimitée des postes et faveurs réservés aux affidés du pouvoir, la soumission des compétences aux artifices de la gesticulation et du simulacre, etc.

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Autrement dit, la mutation interne progressive de nos sociétés pseudo démocratiques actuelles, par poussées brutales successives sous la pression des réalités dans les 50 ans à venir, ne serait pas la pire des « solutions », à condition que nos gouvernants sachent anticiper a minima les transformations les plus importantes, notamment par l’allègement des facteurs spécifiques de blocage de ces transformations, dans les institutions à tous niveaux, organes de contrôle, lois, réglementations, normes.

Dans les quelques années à venir, après plusieurs impacts douloureux des réalités physiques sur nos vies quotidiennes, nos politiques pourront-ils se contenter de manipuler les foules par des programmes électoraux flous, puis de justifier leurs actes de gouvernement par la gonflette des valeurs, par les rappels aux grands principes moraux, par l’évocation d’exemples anciens, sous couvert de la sacralité supposée de leur haute fonction ?

Car la transformation sera dure. Au plan personnel, elle sera carrément insupportable si nos rêves ne s’adaptent pas.

Heureusement, même si les valeurs, la morale, l’éthique, les lois et réglementations, les codes et coutumes sociales peuvent rester en suspension au-dessus de réalités en transformation accélérée, il reste une dimension de la vie personnelle propice au développement de nouveaux rêves personnels, celle des grands projets.

D’où, dans les circonstances d’une société en besoin d’évolution rapide, l’importance cruciale du développement des projets collectifs de transformation de la vie courante locale ou régionale faisant contribuer la plus grande part possible des populations. D’où par ailleurs, pour combler le grand écart entre une réalité en reconstruction et le pilier de la morale « valeurs – éthique – lois – codes et coutumes », l’importance des projets comme créateurs et expérimentateurs d’ »étiquettes» à côté de ce pilier.

Autrement dit, c'est une manière de "faire la révolution" sans casse.

Une étiquette de projet décrit les règles d’organisation et de fonctionnement, les relations entre acteurs, l'emploi et le développement des compétences, etc. Une étiquette de projet est par nature peu dépendante du pilier moral dans la mesure où la seule vraie contrainte sur une étiquette est de ne pas être en opposition à un élément de ce pilier. En fait, les nécessités d’aménagements propres à chaque projet peuvent justifier quelques écarts d’interprétation des éléments du pilier moral, d’autant plus facilement que ce pilier empile des incohérences du fait de sa construction artificielle étalée dans le temps.

Un projet est un lieu de création de « lois » contextuelles provisoires, un lieu d’évasion de l’opposition binaire liberté - servitude. Les chefs de projet qui ne l’ont pas compris ne sont pas dignes de leur position. En particulier, dans un grand projet à enjeux collectifs, c’est une faute de confier la rédaction des lois internes du projet – ce que nous appelons l’étiquette – à un (pseudo) responsable de la Qualité pour produire une « spécification de management « d’après un modèle standard, comme un exercice de pure forme à réviser plus tard seulement à la page de la liste des participants, alors que l’expérience des associations, organisations, entreprises concernées devrait inspirer une étiquette spécifique évolutive après un recueil critique des pratiques, avec expertise et humanité. Un projet mal fagoté est vécu comme une calamité par ses contributeurs, les fournisseurs savent en profiter, les clients du projet perdent confiance dès les premières phases, alors ce n’est pas un « vrai chef » qu’il faut pour aboutir, c’est une remise à plat de tout le projet… Autrement dit, dans les circonstances d’une société en transformation, si un grand projet n’est pas en soi conçu comme une création progressive - pas seulement la création des produits attendus en fin de projet mais une création sociale spécifique (à l’échelle du projet) - le ratage est assuré et on devrait en faire l’économie.

D’autres billets de ce blog développent divers aspects spécifiques des projets de transformations sociales, notamment les projets collectifs de réalisation d'infrastructures d'intérêt général, par différence aux grands projets d'ingénierie, mais évidemment en reprenant de ces derniers les éléments indispensables à la conduite des aspects techniques, matériels, financiers etc. dans le temps.

Le bonheur sans l'extase

En conclusion, voici quelques paragraphes de philosophie en bouts de ficelle, en résumé des propositions selon une autre progression justificative.

Il est vain d'imaginer une morale du provisoire, une éthique du provisoire. Les valeurs qui les fondent sont par nature éternelles, et la morale et l'éthique sont conçues en vue du monde le moins imparfait possible, le plus stable possible en regard des critères de l'éthique et de la morale.

Ce que nous avons appelé "pilier de la morale", c'est l'empilement "valeurs - éthique - lois - codes et coutumes", autrement dit l'architecture mentale (branlante mais passons) commune de nos sociétés, dont il est vain d'imaginer des mutations en préalable à l'action collective - dans l'urgence des transformations à opérer dans nos sociétés physiques.

Donc, dans un esprit pratique, il faut trouver ailleurs l'espace de création de nos "lois" du provisoire.

Quel autre espace de création serait mieux adapté que celui des grands projets collectifs, surtout s'il est lui-même à créer et que tout le savoir pour le faire existe ?

Notre "loi" du provisoire local, nous l'appelons "étiquette" faute de mieux, parce que ce terme, contrairement aux autres candidats comme "code" ou "règle", porte une idée de légèreté, d'artificialité et d'ouverture. L'équivalent existe certainement dans les langues qui en auraient le besoin, à moins qu'elles aient été totalement investies par la mentalité juridique, auquel cas, l’étiquette sera éclatée entre plusieurs documents du "project management".

L'extase de soumission aux détails du pilier de la morale, les ratiocinations à rebondissements sur des micro conflits binaires, le ravissement dans l'infini des croyances confortables, la multiplication des délégations gratuites aux élites, les espoirs d'hyper solutions automatiques... sont sur la voie directe de notre anéantissement par un monde qui met toute l’humanité - et toute humanité - en question.

Une troupe de moutons déboule. Cabrioles, Sauts périlleux. Banal, de leur propre initiative.

Le bonheur se trouve dans l'action.

lundi 28 juin 2021

Le bogue miracle

Lui, c’est un dinosaure de l’informatique. Il a connu l’initialisation de l’ordinateur par ruban perforé, le stockage en bandes magnétiques, les logiciels en bacs de cartes perforées. Son jeune esprit fut nourri des théories et recherches à propos de ce qui était calculable ou pas, de ce qui était logiquement démontrable ou pas, de ce qui pouvait être vérifié en regard de normes de qualité ou pas. Il a atteint la fin du jeu Wizardy, assis en tailleur devant son Apple II après des semaines de séances nocturnes et seulement après cet exploit, il a rejoué en trichant. Dans sa carrière professionnelle, il a vécu beaucoup de projets, comme programmeur, auteur de logiciels, responsable informatique en entreprise, consultant spécialisé… animateur de groupes d’utilisateurs pilotes.

Aujourd’hui, le dinosaure dit qu’il a peur.

Pas du tout de sa propre obsolescence.

Ce qui le terrifie, ce sont les mauvais usages des techniques informatiques en grand public, l’obligation d’inconscience subie par ses successeurs informaticiens. Le résultat : une forme d’esclavage mental de tout le monde.

Il exagère.

A côté de cela, il rigole quand il entend parler d’intelligence artificielle, de big data, d’ordinateurs quantiques, de ville cybernétique.

C’est son côté ringard, sans imagination ! Pour lui, le facteur humain est plus qu’une contrainte, c’est la loi de la nature, et plus dure sera la chute si on l’ignore - comme dans une morale de fable.

Voici donc l’un des récits destinés à l’édification des générations futures qu’il nous rabâche régulièrement. Dans cette version écrite, il enjolive les détails, et la chute s’étale comme une anecdote pourrie qui rebondit mal en digressions philosophiques, je le dis juste comme une excuse pour le découpage et les titres que j’ai ajoutés..

Récit d’une Intime sommation

Deux jours avant mon départ à la retraite, je rejoue l’intégralité des jeux d’essai d’une grande suite logicielle, une intégration de progiciels et de logiciels préexistants. Les fonctions sont des grands classiques en gestion d’entreprise : comptabilité, comptabilité analytique par affaire, gestion des stocks et approvisionnements, gestion des matériels et de leur entretien, planification des activités par affaire, gestion du personnel, etc. Les logiciels sont répartis entre plusieurs ordinateurs mais c’est invisible pour les utilisateurs, tout se fait par navigateur Internet. C’est un système complexe à l’échelle d’une entreprise répartie géographiquement en plusieurs unités exerçant dans divers domaines techniques pour diverses clientèles, toutes spécialisées dans les expertises, études, prototypages, essais.

Pour simplifier, j’appellerai ce gros bidule le système Tirex, en référence au Tyrannosaurus Rex, vous verrez pourquoi. Dans la réalité, il portait un nom fait pour évoquer l’harmonie et la liberté.

La cérémonie de test final, en prélude d’une réception formelle du Tirex, se déroule sous les regards attentifs des chefs de projet des maîtres d’œuvre industriels, ceux qui ont piloté la réalisation des logiciels principaux. Je suis l’unique testeur, en tant que représentant du client désigné pour un parcours complet des jeux d’essai sans perturbation. L’enjeu est grand, le projet ayant accumulé des mois de retard. Mais cette fois-ci, après des dizaines de séances de test par les groupes d’utilisateurs, et plusieurs tentatives de recette terminale, il paraît que tout est bon.

Pourtant, l’incroyable se produit.

Après l’introduction de plusieurs rapports d’activité sur une affaire, je découvre que la somme dans le tableau de synthèse est fausse. Je répète le test et je confirme…. L’ingénieur spécialisé des industriels est appelé en urgence… Oui, c’est bien dans la communication entre les ordinateurs que quelque chose foire, entre l’enregistrement des rapports d’activité et la production du tableau de synthèse.

Le lendemain, je ne réponds pas au téléphone ni aux emails de mon chef de projet, qui veut me convoquer pour une « explication » devant les maîtres d’œuvre. Expliquer quoi, comment, pour quoi faire ? Le puissant Tirex ne sait pas faire une addition ! Je suis tétanisé, effondré sur mon bureau, quelques heures avant la fin de ma vie professionnelle, quelques heures avant de me traîner pour rendre mes badges et disparaître – sans pot de départ.

La réaction des industriels maîtres d’œuvre s’est manifestée au plus haut niveau par un message direct de Big Boss à Big Boss. J’en ai reçu une copie par mon grand chef de projet « M. X a cru trouver un bogue qu’il a qualifié de critique bloquant, et bla bla et bla bla… ».

Nos grands industriels maîtres d’œuvre trouvaient donc qu’ils étaient victimes d’une malchance tellement improbable qu’elle était réfutable par une frappe des foudres hiérarchiques. Il est exact que la séance de test réunissait plusieurs circonstances exceptionnelles. Comme testeur, j’étais peut-être la seule personne dans un rayon de milliers de kilomètres à pouvoir détecter ce type de bogue-là - dans un état de totale abnégation quelques heures avant de partir à la retraite, en régression 40 ans en arrière, comme ingénieur système débutant mais déjà expérimenté dans la détection des bogues de communication entre plusieurs ordinateurs. Pas de chance pour nos vaillants industriels convaincus de leur infaillibilité…

Plutôt que de réagir de manière enfantine dans la perspective désagréable d’un nouveau délai avant le paiement des montants associés à la livraison du Tirex, les industriels auraient plutôt du considérer qu’ils avaient bénéficié d’un quasi miracle. Car sinon, si le bogue n’avait pas été détecté ce jour-là, le ciel leur serait tombé sur la tête quelques mois ou semaines après la mise en service ! Combien de journées d’experts et de procédures aurait-il fallu alors pour découvrir le défaut et le corriger ?

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Pourquoi ce bogue élémentaire n’avait-il pas été détecté auparavant ? Les ingénieurs et techniciens qui avaient créé l’architecture matérielle interne et paramétré les relations entre les logiciels répartis entre plusieurs machines s’étaient probablement contentés de tests du bon fonctionnement apparent, « si cela ne plante pas, c’est forcément bon ». Mais par la suite, comment avait-on pu laisser passer un tel défaut monstrueux au cours de dizaines de séances de tests par des groupes d’utilisateurs de diverses unités de l'entreprise ? En réalité, le bogue avait été certainement détecté confusément, c’est-à-dire pas dans des conditions autorisant une identification formelle. En effet, dans une séance de test en groupe, plusieurs utilisateurs suivent leurs propres jeux d’essai en parallèle, et il leur devient alors difficile de repérer une erreur dans un tableau de synthèse, d’autant plus en repartant des données créées au cours de séances précédentes, et d’autant moins que les résultats erronés demeurent vraisemblables (ce qui est le cas si la cause est par exemple un décalage entre tampons à additionner). De plus, un utilisateur pilote se concentre naturellement sur les imperfections et les difficultés en anticipation de son propre usage, pas sur la mise en cause de fonctions élémentaires, et est souvent interrompu dans ses activités de testeur par des appels urgents pour la poursuite de ses activités courantes, d’où une attention intermittente.

Il m’a fallu plusieurs semaines pour parvenir à m’expliquer tout cela, la fureur du grand maître d’œuvre d’ensemble, la sidération du grand chef de projet, la possibilité de la découverte extrèmement tardive d’un bogue des profondeurs. C’était finalement par une logique naturelle que la découverte d’un défaut permanent aussi grossier ne pouvait plus être que tardive et par accident, à partir du moment où il n’avait pas été repéré par les procédures de tests de son niveau basique.

Beaucoup plus tard (après 2010), j’ai appris par d’ex collègues que le système Tirex avait finalement été mis au point, y compris la correction de « mes » bogues, et que les applications étaient en service dans l’entreprise sans incident notable.

Fatalité du bricolage numérique

Mon histoire de bogue s’arrête là, pas les conclusions qu’on devrait en tirer ! Si pour vous, tout est bien qui finit bien comme dans les histoires banales de tous ces gens qui racontent comment ils ont sauvé le monde, vous n’avez rien compris !

Le message premier est que la mise en application accélérée de progrès technologiques nous rend vulnérables, dans des proportions inconnues, à des risques inimaginables. C’est à comprendre au niveau de notre société numérisée toute entière, comprenant chaque service public, chaque entreprise, chaque citoyen.

Les nouvelles technologies peuvent reposer sur des normes élaborées par de grands universitaires, leurs réalisations peuvent avoir été élaborées et contrôlées selon des processus rigoureux, c’est mieux que rien, mais ne croyons pas que la sécurité absolue soit atteignable ailleurs que dans un univers conceptuel idéal – et stable toutes choses par ailleurs.

A l’époque de mon histoire vers 2010, les nouvelles technologies informatiques dans les domaines applicatifs se concentraient dans les plates formes de « webisation » et ce qu’on appelait le middleware, en gros les équivalents fonctionnels de serveurs d’emails entre ordinateurs. A présent, on nous parle de technologies informatiques dont on sait à peine expliquer le fonctionnement, et on envisage de nous brancher sur les générations technologiques successives de ces merveilles potentielles… Par pitié pour nous-mêmes et nos infrastructures communes, limitons leurs usages à des applications ludiques ou à des armes de prestige !

J’insiste sur un autre point : si toutes ces prétendues innovations étaient conçues au bénéfice de l’humanité, ou simplement en support de notre humanité poétique, on pourrait en accepter quelques inconvénients. Mais ce n’est pas le cas, les innovations informatiques conçues comme telles, c’est-à-dire quasi expérimentales, sont introduites à jet continu partout dans les infrastructures numériques de nos sociétés.

En plus, ces innovations servent des objectifs de court terme, en gains financier apparents ou pour une gloire publicitaire, ce qui ne devrait logiquement jamais être le cas pour des innovations, si on les prenait au sérieux.

Par exemple, le projet de système d’entreprise Tirex s’était substitué, à la suite d’intrigues internes, à un projet précédent moins imposant, dont le coeur était un groupware interne destiné au partage de l’expérience et au développement des compétences. Ce projet abandonné correspondait pourtant bien aux cultures techniques de l’entreprise. Mais dans une logique purement gestionnaire et dans le respect absolu de l’organigramme des fonctions, on avait préféré la normalisation d’applications classiques à la capitalisation des atouts spécifiques de l’entreprise, à l’innovation dans le progrès humain.

Autrement dit, les nouvelles technologies de Tirex n’ont servi qu’à instrumenter un (faux) gain de gestion courante au lieu d’ouvrir un champ nouveau dans le développement de l’entreprise. D’aimables conférenciers avaient pourtant exposé aux cadres privilégiés les concepts à la mode de la saison. A l’époque : l’urbanisation des systèmes d’information et la gouvernance (de quoi ?). C’était évident sans ce vocabulaire savant, Tirex était le produit d’un schéma directeur de centralisation informatique à l’ancienne, pas d’une conception de système d’information ouvert sur le monde et pour les gens.

Est-ce encore le point de vue gestionnaire et la vantardise technologique qui priment dans les motivations et justifications des projets informatiques que vous connaissez ? N’est-ce pas encore pire dans l’informatique grand public, en remplaçant « gestion courante » par « exploitation des masses » ?

Pour en revenir à la vulnérabilité technique de notre société numérisée, plutôt que nous ébahir devant les exploits de pirates et les promesses de faiseurs de vent ne serait-il pas urgent d’examiner en profondeur comment notre société numérisée pourrait survivre, au minimum en prolongeant ses fonctions critiques en cas de catastrophe accidentelle ?

En réalité, la société numérisée est déjà victime d’une catastrophe permanente, par défaut de conception d’ensemble et absence de maîtrise. Les petites et grosses pannes sont les manifestations ponctuelles de ce défaut sui generis.

Induss.jpg En effet, l'analogie avec des infrastructures industrielles matérielles est trompeuse. Notre société numérisée, fondée sur des systèmes informatiques en réseaux, est le résultat de créations composites réalisées (finalisées ?) chacune selon sa logique propre, selon l’état de la technologie du moment, et au moins partiellement en superposition d’autres créations plus anciennes, sans vision globale – heureusement, quelques normes (elles-mêmes évolutives) permettent les interactivités entre systèmes et avec leur périphérie. Autrement dit, l’informatique et les réseaux de notre société numérisée n’ont pas été conçus globalement comme une création durable cohérente mais sont les produits de pulsions. Notre société numérique est assimilable à un méga bricolage, en analogie à un navire en pleine mer, avec un équipage suractif qui enchaînerait séparément et simultanément les projets de modernisation de la navigation, de la propulsion, des aménagements, des manutentions, de la sécurité incendie, de la cuisine, des transmissions, etc. en utilisant une merveilleuse boîte à outils magiques toujours renouvelée, sans s’occuper du maintien de la flottabilité ni de la résistance aux vagues géantes à venir dans la prochaine zone de navigation. La croissance folle de la complexité et des incohérences techniques de notre société numérisée va provoquer son effondrement, de multiples manières que nous ne pouvons pas imaginer, vicieuses, progressives, pas du tout comme une brutale panne d’électricité temporaire ou alors seulement tout à la fin….

La réalité présente est que ce danger technique n’est absolument pas compris. Combien de défaillances grossières faudra-t-il pour cela ?

Tout récemment vers mi 2021, une longue panne des numéros d’urgence (pompiers, police, urgences médicales) a surélevé le niveau hebdomadaire des informations déprimantes sur le fonctionnement des services publics en France. Le prestataire responsable, après enquête et consultation de ses spécialistes en communication, a déclaré que l’origine était une opération de mise à jour d’un logiciel. On peut considérer cette déclaration comme une preuve supplémentaire qu’il demeure plus convenable de faire porter le poids d’une faute sur un logiciel – comme un genre de production artistique en perpétuelle amélioration et dont il faudrait bien admettre les risques de défauts provisoires - plutôt que sur les dysfonctionnements d’un système qu’à l’évidence on ne maîtrise pas en tant qu’ensemble fonctionnel. Dans la même ambiance de clip publicitaire, on nous vante l’intelligence artificielle et les réseaux en nouvelle technologie 5G, vive le progrès !

Qui peut sérieusement faire semblant de croire que ce genre de panne est un accident isolé ?

Pour une reconstruction modulaire de la société numérisée

On n’affronte pas la menace de réalités fatales en se vautrant dans les rêves, ni par des opérations mentales de suremballage conceptuel. Les méthodes les plus raffinées d’assurance du bon fonctionnement des systèmes informatiques ne garantissent rien quand elles sont appliquées sans l’intelligence du contexte, sans la compréhension du métier des utilisateurs, sans le respect des niveaux des services dus aux citoyens. Les ressources financières, la puissance des moyens, les algorithmes… ne sont rien sans les personnes capables de reconnaître les limites de leurs compétences personnelles, capables de se réaliser dans une vaste construction collaborative.

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Au début de ma carrière dans les années 70, il était naturel qu’un « ingénieur système » soit présent à chaque étape d’un développement informatique complexe en réseau d’ordinateurs, de terminaux, de capteurs et d’automates, pas seulement jusqu’à la livraison, mais au-delà, pour la maintenance. C’était indispensable parce que les composants des systèmes souffraient d’une fiabilité réduite, et l’une des tâches courantes de l’ingénieur système était le diagnostic des pannes, en particulier le discernement entre les défaillances matérielles et les défauts des logiciels. Pour résister au moins partiellement à de telles conditions de soumission à des pannes diverses et imprévisibles, la conception des architectures des systèmes de l’époque devait être modulaire selon des principes simples, et cette modularité faisait que la logique architecturale d’ensemble était comprise par chaque contributeur spécialiste. Et alors, tout naturellement, l’intégration d’un système complexe avait un sens concret, comme ouvrage à réaliser, comme processus en cours, comme support de motivation collective. C’était l’époque des informaticiens artisans, dans la tradition modernisée des constructeurs des aqueducs (et des égouts) de l’antiquité.

Blackor.jpg En comparaison, l’informaticien du temps présent serait l’équivalent d’un ouvrier spécialisé des années les plus sombres de la révolution industrielle, et peut-être pire dans certains cas, un esclave doublement enchaîné, physiquement et mentalement. Les dentellières à domicile des temps anciens conservaient leur liberté mentale durant leurs travaux et pouvaient partager leurs astuces de fabrication avec leur voisinage, ce n’est plus le cas pour le travailleur intellectuel à distance, orphelin social d'utilité provisoire constamment remis en concurrence avec ses clones. Pour faire comprendre une autre singularité de notre époque et les risques qu’elle crée, je caricature encore plus lourdement, en référence à mon histoire de bogue d’additions fausses : nos informaticiens concepteurs savent-ils encore faire une addition autrement que sur leurs smartphones, et les conditions d’exécution des procédures de test des systèmes sont-elles adaptées aux contraintes d’un environnement mental de multiples activités parallèles de messagerie, d’écoute de musique en continu, de visualisation de vidéos, d’interruptions urgentes ?

La question de la discipline de métier et de la dignité individuelle du technicien dans la société doit être posée. On ne peut pas empiler les projets informatiques comme si on voulait confier le fonctionnement numérisé de la société à des automates toujours plus puissants et plus clinquants. Sinon, toutes nos fondations sociales vont continuer de s’écrouler dans les illusions de progrès et dans le confort apparent du temps présent, n’est-ce pas déjà évident ?

Reprendre le contrôle sur la pagaille technologique que sont devenues les infrastructures de nos sociétés, ce sera une révolution – ou plutôt une reconstruction.

Ce qui me fait peur, c’est l’ignorance de l’urgence technique et de son immense potentiel de régénération de nos sociétés, y compris au plan humain et même au plan économique. En niveau d’urgence, de gravité, de développement humain, c’est équivalent à l’écologie.

Qui est en responsabilité au niveau de la société numérisée dans sa globalité ? Qui est en charge ? Qui saurait faire ?

Menaces réelles et défauts conceptuels

La menace d’effondrement de la société numérisée est, comme la menace écologique, une menace déterministe au sens où aucune régulation naturelle ne pourra tout arranger, au contraire, la certitude est que par continuité, tout sera toujours tendanciellement pire. Les manifestations de la menace peuvent être en apparence locales et aléatoires, plus ou moins maîtrisables en ampleur et durée, la croissance de la fatalité des impacts est certaine.

La menace technique sur la société numérisée n’est pas moins fatale que la menace écologique sur la société dans son ensemble, toutes choses égales par ailleurs. Elle le sera d’autant moins si nous laissons les deux fatalités, société (mal) numérisée et écologie, se combiner !

De toute façon, la reconstruction d’une société numérisée ne peut plus s’envisager indépendamment de la menace écologique. Cette reconstruction devra contribuer à réduire les effets de la menace écologique. La révolution numérique devra reprendre son sens originel, pour le développement humain.

Je risque une critique de deux façons de penser qui me semblent dangereuses en tant que leviers de décision, pour ce que j’en comprends.

Ideff.jpg D’abord, la rétro utopie, autrement dit la projection de l’avenir au conditionnel passé. Je prends comme exemple du genre un rapport d’étude intitulé « Biorégion 2050 L’ile-de-France après l’Effondrement « (Institut Momentum 2019). Je lis ce rapport comme une extrapolation à partir de l’état de l’Ile-de-France vers 1850, où Paris contenait au total environ 2 millions d’habitants, principalement des artisans et des ouvriers d’ateliers artisanaux, avec des champs maraîchers autour de la capitale et plus loin une campagne nourricière peuplée de villages agricoles. La rétro utopie consiste à décrire l’état de la société qui aurait pu émerger si, au lieu d’une révolution industrielle massive à partir de 1850, la société avait évolué tranquillement, en limitant les avancées technologiques à celles qui n’impliquent pas la multiplication des centrales d’énergie et en plafonnant les éléments de confort individuel à ceux qui n’impliquent pas une production en usines ni l’emploi massif du pétrole et de ses dérivés. Alors jamais la concentration actuelle d'une douzaine de millions d’habitants n’aurait pu se former, du fait de l’impossiblité physique de fournir l’alimentation suffisante d’une telle population : pas de pétrole, donc pas de camions ni de routes faute de bitume… C’est un roman, car on ne voit pas comment on pourrait passer de notre état présent vers un tel état rétro utopique dès 2050 à moins que l’effondrement cité en titre ne soit le produit de la déflagration d’une bombe à neutrons. Cependant, le message politique à l’intention des dirigeants actuels est évident, concernant notamment les projets susceptibles de favoriser l’urbanisation extensive, les opérations de prestige consommatrices de ressources, les usages destructeurs de la nature, et surtout en contraste à leur absence de vision d’avenir à 20 ans. Mais en quoi le procédé de rétro utopie pourrait-il provoquer une remise en cause de décisions politiques toutes fondées sur le court terme, toutes choses égales par ailleurs ou n’évoluant qu’à la marge par de lentes dérives prévisibles par simple extrapolation ? Devant la certitude d’un effondrement, la réaction raisonnable serait celle de l’autruche, en attendant que le monde change pour nous offrir un habitat rénové et sécurisé ?

Catas.jpg Ensuite et en synergie potentielle, le Grand Pari, que je reformule en libre adaptation du Pari de Pascal : la probabilité inconnue même infime d’un événement ayant des conséquences possiblement très favorables (ou très défavorables), nous devons la traduire immédiatement dans nos vies par des actes ou changements de comportement spécifiques en prévision de ces conséquences. Cette formulation intègre un principe d’ultra précaution face à la possibilité d’un événement très défavorable, même de probabilité infime. Cette formulation intègre un principe de projection ultra optimiste dans la perspective d’une issue très favorable, même de probabilité infime. Il est malheureux que des formulations analogues forgées dans l’urgence des actualités puissent être considérées en justification de grandes décisions politiques comme de nos petites décisions individuelles. En effet, l’emploi d’un langage probabiliste est ici abusif, ce sont de véritables inconnues qui sont artificiellement mises en comparaison pour énoncer un pseudo critère en vue d’actions immédiates. Comment ne pas reconnaître un ressort favori de l’argumentation fallacieuse du manipulateur, ou de la prétendue justification d’un comportement qui s’est fermé à la réflexion ? Une démarche proprement scientifique commencerait par s’intéresser aux inconnues dans l’énoncé du principe, et le levier du principe serait un sujet de controverse. Au contraire, l’application pratique du principe du Grand Pari suppose la persistance des inconnues dans leur état d’inconnues, avec un investissement dans leur élaboration sous une forme de plus en plus confuse afin de préserver quoi qu’il en coûte la validité forcée des décisions prises et le renoncement mental des assujettis… Ce Grand Pari est une grotesque singerie intellectuelle, un simulacre de raisonnement. Malgré cela, le principe du Grand Pari a fait abondamment la preuve de sa nuisance dans l’Histoire et dans l’actualité, spécialement dans les phénomènes d’épidémies psychiques. A quoi nous servent nos médias modernes et la puissance des nouvelles technologies face à de telles armes de manipulations grossières ?

Comprev.jpg Méfions-nous des arguments des prétendus faiseurs de science qui servent des pouvoirs, des idéologies, des croyances, des ambitions, des positions acquises - encore plus quand ils prétendent se justifier par des statistiques en pourcentages. Leurs méthodes de manipulation s’appuient sur des abus de langage autour du mot « scientifique » qu’ils brandissent comme un bâton de commandement. Bien entendu, des vérités scientifiques existent à un instant donné, mais elles peuvent changer dans le temps et se contredire, et même leurs fondements logiques et mathématiques ne sont pas éternels. Dès lors, l’expression journalistique « la vérité scientifique » (implicitement immuable) ne peut être qu’un oxymore, un collage grossier en vue d’induire une obligation d’adhésion aux affirmations introduites par cette expression de référence. De manière analogue, on peut parler d’une autorité de la science en référence aux vérités, méthodes, incertitudes et inconnues de la science du moment, mais on ne devrait jamais utiliser le terme « autorités scientifiques » pour des organismes ou des personnes. Quant à l’ »innovation scientifique », elle semble occuper l’antique fonction d’évocation du miracle. D'ailleurs, pourquoi vouloir associer systématiquement le miracle au domaine scientifique, comme si la science avait un pouvoir créateur de société, en plus en admettant de fait que l'on puisse fonder un programme de société sur une espérance miraculeuse ? En quoi serions-nous plus réceptifs aux miracles que nos ancêtres dans les cas où les conséquences de ces miracles nous obligent à modifier des habitudes de vie, des façons de penser – ou alors faudra-t-il d'autres miracles d'une dimension supérieure pour que les conséquences des petits miracles "de la science" soient acceptées ? Passons...

Très simplement, je préfère considérer la démarche scientifique comme une esthétique d’apprivoisement de l’inconnu. C’est une forme de discipline mentale indifférente aux certitudes, joueuse avec les incertitudes, en interaction avec l’expérience des techniques réalisatrices.

Au niveau de la pratique, l’expérience technique sous toutes ses formes doit être valorisée, pas seulement le savoir technique enregistré, l’expérience de chacun dans son humanité. Il y a tant à faire et à comprendre. Notre époque est inédite, c’est à partir de cette réalité que nous devons exploiter les héritages de nos anciens.

jeudi 27 juin 2019

Comme les temps se retournent

Subsidiarité

Dans un billet des débuts de ce blog, nous avons contesté un faux principe de subsidiarité, prétendument applicable dans la répartition des responsabilités et pouvoirs entre des instances régionales et une instance de noyau central, en généralisation édulcorée du brutal "ego Leo nominor".

En république de France, ce faux "principe de subsidiarité" était couramment proclamé par les politiques pour nous expliquer la répartition des pouvoirs entre les instances de la Communauté européenne et les gouvernements nationaux.

Le petit peuple était ainsi sommé de comprendre que les nations conservaient leur pouvoir de décision sur tout ce qui "pouvait" (ou "devait" selon nuance) être décidé localement - une évidence dans un modèle théorique sans épaisseur au mépris de la précision et du sens pratique.

Remarquablement, depuis des mois, on n'a plus entendu parler de ce grand "principe de subsidiarité" ! Pendant la campagne des élections "européennes" de mai 2019, sauf erreur, jamais ce principe n'a refait surface, sans doute parce que son apparition aurait assombri l'enjeu "démocratique" de ces élections - très mince en regard de l'enjeu financier pour quelques partis politiques. Pour combler le vide, certains commentateurs politiques ont tenté d'expliquer comment les instances de la Communauté étaient naturellement équilibrées entre des pouvoirs communautaires et des pouvoirs nationaux, sans se rendre compte à quel point la focalisation sur ces seules instances trahissait l'autosuffisance de ces instances pseudo communautaires.

Donc, elle est bien suspecte, cette disparition du principe de subsidiarité !

En effet, le faux "principe de subsidiarité", si on s'oblige à l'expliciter, décrit assez bien les ambiguïtés de l'actuelle Communauté européenne en relation avec les états nations. Mais, plutôt que de reconnaître la fausseté de ce principe et d'en rechercher des aménagements, on en fait une caricature qui alimente un débat artificiel entre "fédéralistes" et "nationalistes".

Pourtant, il existe une solution simple, éprouvée, pour redonner un sens fondateur à un "principe de subsidiarité". Il suffit d'inverser le sens d'application du principe, pour considérer le communautaire comme subsidiaire des nations - ce qui était le sens d'origine des premières entités "européennes" (CECA...).

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Au coeur de l'Europe géographique, la Confédération Helvétique pratique de fait cette inversion depuis plusieurs siècles, entre des instances fédérales minimales et des cantons très différents dans leurs intérêts économiques, leurs religions dominantes, leurs langues, leurs tailles, mais tous avec une forte culture "démocratique" locale. Néanmoins, ce système permet la réalisation de grands projets d'intérêt commun en quelques années de travaux continus (centrales électriques, tunnels ferroviaires et routiers,...) et un équilibrage des ressources financières entre les cantons.

Évidemment, dans une grande Communauté européenne, une telle inversion, même si elle ne faisait qu'un retour aux origines, impliquerait une dynamique de refondation partielle à intervalles réguliers, par la définition des projets d'intérêt communautaire des prochaines années, avec comme conséquence l'adaptation des instances communautaires à chaque fois.

Évidemment, à notre époque de l'informatique et des réseaux et surtout avec la richesse des expériences individuelles dans une grande diversité de professions, la définition des projets communautaires devrait être la décision au sens propre démocratique des peuples. De même, on devrait envisager naturellement l'association d'une instance citoyenne ad hoc à chaque projet communautaire.

Voir les autres billets de ce blog, merci.

Étiquettes fortes, étiquettes faibles

Deux ouvrages récents offrent une abondance d'éléments exemplaires d'étiquettes sociales, bien qu'aucun des deux ouvrages n'ait pour objet premier la description de ces étiquettes - heureusement pour les lecteurs.

Le Génie des Suisses de François Garçon (Tallandier, 2018)

Les Leçons du Japon, un pays très incorrect, de Jean-Marie Bouissou (Fayard, 2019)

La comparaison des ouvrages fait ressortir le caractère implicite de l'étiquette sociale suisse en regard de son caractère contraignant dans le détail des activités quotidiennes et des comportements au Japon. Cependant, ce sont des étiquettes fortes dans les deux cas.

Évidemment, l'histoire, la culture, la population, la géographie... expliquent non seulement les différences mais aussi, dans les deux pays, l'entretien de ces étiquettes, y compris par la coexistence de ceux "qui vivent en dehors" de ces étiquettes communes. Un exemple peu connu d'une telle survie est celui de la reprise en main de la population japonaise de Tokyo, complètement déboussolée après la défaite en 1945, par un clan yakusa qui était venu opportunément proposer ses services au grand chef américain.

Que serait la vie sociale des citoyens suisses sans le service militaire à vie, sans les puissantes institutions locales au niveau des communes ?

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Que serait la vie urbaine des Japonais sans la surveillance des comités de quartier et de leurs points d'appui répartis ?

A distance, n'étant ni suisse ni japonais et résidant dans un pays d'étiquette faible pour ce qui concerne le respect des biens publics et de l'intérêt commun, ces deux étiquettes fortes représentent pour moi deux cauchemars différents.

Si vous résidez dans une grande ville au Japon, si vous ne savez pas dans quelle poubelle et à quel moment de quel jour de la semaine vous pouvez jeter un déchet, ou si vous en avez "trop" de la même sorte à jeter, et que vous savez par avance que vous ne trouverez aucune aide pour votre cas hors norme, il ne vous reste qu'à opérer en catimini de nuit, en espérant que personne ne vous voit car vous seriez obligatoirement dénoncé.

En Suisse, sauf peut-être dans les très grandes agglomérations où résident beaucoup d'étrangers à titre provisoire, vous devez effectuer des démarches décisives auprès des institutions locales préalablement à votre installation, prendre contact avec vos futurs voisins non seulement pour obtenir leur accord (ou leur non refus) mais encore surtout en vue de fonder une relation avec eux, à maintenir régulièrement par la suite selon les coutumes locales.

Dans mon pays, je vis une autre sorte d'immersion sociale quand je circule à pied en ville au milieu de gens absorbés par leur smartphone, imprévisibles dans leur allure, susceptibles à tout instant de changer brutalement de direction. Ces derniers temps, certains amateurs de délire dionysiaque circulent sur des engins automoteurs, n'importe où, n'importe comment, dans l'isolement d'un casque à musique, en totale négligence de leurs contemporains. Dans mon pays, l'ignorance des autres peut aller jusqu'à l'excès de jouissance spectaculaire d'une "liberté" qui serait ailleurs immédiatement sanctionnée sous n'importe quel prétexte légal, en réalité en tant que manifestation de mépris de la collectivité. Alors, pour tenter d'encadrer les comportements sociaux irresponsables de la vie courante aux dépens des autres et du monde environnant, les autorités publiques éditent des listes d'interdits, résumées localement en quelques symboles graphiques. Ces interdits sont interprétés comme des conseils de modération tant que ne se produit aucune série d'accidents graves justifiant des fermetures ou des restrictions d'accès. Notre étiquette de vie en société est celle des enfants dans leur parc à jeux, bientôt sous surveillance vidéo permanente.

Au total, on peut lire les deux ouvrages cités ci-dessus comme des témoignages partiels de la rationalité (locale) des étiquettes sociales et de leur contribution aux processus de création de valeur collective, de leur compatibilité ou de leur inadaptation à une authenticité démocratique. Cependant, il est dommage que l'on y trouve si peu d'indications sur les éventuelles spécificités des comportements ni sur les souhaits éventuels (et les réalisations ?), de ces pays d'étiquettes fortes dans le domaine des sociétés virtuelles - tout resterait à faire ?

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Un prototype des descriptions de sociétés solidaires merveilleuses demeure l'étude des cités libres du Moyen Age européen (dans sa période brillante) que l'on peut lire ou relire dans L'entraide de P. Kropotkine, Les éditions écosociété (Canada), 2001. Dans cet ouvrage d'un penseur du 19ème siècle abusivement assimilé aux anarchistes radicaux (on pourrait actuellement plutôt le requalifier comme libéral autant qu'un Mill ou un Dewey), on trouvera l'explication d'un "âge d'or" par la force d'institutions locales, par la pratique d'usage et d'entretien des biens communs, par les partages du savoir à l'intérieur de communautés universelles de métiers, plutôt que par le seul génie des princes et de quelques personnes extraordinaires.

Dans les mouvements de la pensée moderne, quelle est l'importance donnée à l'étiquette sociale comme composante culturelle ? Peut-on la considérer comme un produit de l'histoire soumis à des forces non maîtrisables et rester passif devant ses évolutions ? Doit-on la piétiner en refus de toute norme sociale a priori, sans chercher à extraire de cette norme les humbles conventions de la vie en société (dont font partie les usages communs des langues, y compris les non dits) ?

Une caractéristique des populations barbares, c'est l'oubli qu'elles sont les propres maîtresses de leur étiquette sociale.

Choc en retour des fantaisies bureaucratiques modernes

Une caractéristique des populations modernes est leur confiance dans une logique binaire associée à une croyance à la supériorité de l'espèce humaine. Ce sont là deux absurdités, donc rien de bien grave en soi dans l'absolu, sinon que leur combinaison produit des conséquences fortement contributives aux "défis de notre temps". Autrement dit, leur combinaison est un boulet de civilisation.

En effet, une première conséquence est la destruction de la nature, puisqu'aucune zone de nature vierge ne peut subsister dans la durée sans la protection d'un cordon suffisamment épais de "zone grise" qui l'isole de la zone des cultures et des civilisations humaines - il ne s'agit pas seulement des jets de mégots ni des joggeurs en recherche de nouveaux sentiers. C'est évident en surface, lorsqu'on observe l'évolution de certaines forêts et grands parcs "naturels" en quelques dizaines d'années. Sous la surface des terres et des mers, et dans les airs, quels pourraient être les cordons de zones grises autour de quelles zones vierges ?

Une autre conséquence de la pseudo modernité est la généralisation des systèmes bureaucratiques, au point que certains de ces systèmes pourraient se passer de toute conduite spécifiquement humaine, quitte à conserver une représentation de puissance patriarcale, l'humanité des servants de ces systèmes ne pouvant se manifester que par des fonctions d'utilité parasite, pour eux-mêmes d'abord, parfois aussi au profit de ceux du dehors.

Ces systèmes d'organisation bureaucratique sont ceux du privé comme du public.

Dans tous les cas, malgré les discours de progrès flexibilité, dynamisme, les fondements fantaisistes de ces systèmes bureaucratiques condamnent à la stagnation (sauf catastrophe pour cause externe) :

- absence de hiérarchie des finalités (ou pire, création d'une hiérarchie de pseudo finalités modélisées chiffrées en substitution de finalités compréhensibles de tous), en parallèle d'une stricte hiérarchie fonctionnelle à l'intérieur de branches de "pouvoirs" très théoriquement indépendantes entre elles, définies dans le secteur public d'après les théories des penseurs du 18ème siècle,

- création et entretien d'un grand écart entre la personne et toute forme pérennisée de collectivité (bureaucratique par nature : société, association, organe de service public,..), les collectivités constituées aspirant les éventuels droits et pouvoirs spécifiques des personnes, ainsi marginalisées par l'obligation de soumission à une relation publique formelle avec une entité bureaucratique, au travers de diverses variantes de sollicitation par remplissage de formulaires puis attente aux guichets, informatisés ou pas.

NB. La fausse "subsidiarité", telle qu'évoquée plus haut, peut être considérée comme une invention naturelle en filiation (ou dérivation ?) des fantaisies fondatrices des systèmes bureaucratiques.

Il en découle la négation de toute forme d'intelligence collective comme pouvoir de définition des finalités et de leurs priorités, et notamment l'exclusion de toute forme de démocratie "directe" authentique.

Il en découle une complète indifférence de l'étiquette de vie des personnes, notamment par l'entretien de la confusion entre code et étiquette, particulièrement fatale à la cohésion sociale dans toute population "diversifiée".

Codes oppressifs, étiquettes relationnelles

Quitte à sortir encore plus franchement du cadre de ce blog, il est utile de mettre en évidence la convergence entre les codes d'oppression, les systèmes bureaucratiques et la logique binaire.

Plutôt qu'un développement théorique, voici trois images.

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La première image est la manifestation publicitaire d'un ravage de logique binaire. L'image montre une "perspective" d'un parc en région parisienne en reconstitution de l'époque du jardinier royal Le Nôtre au 17ème siècle. Ce que ne dit pas l'image, c'est la dépense somptuaire qui fut nécessaire à cette reconstitution à partir d'un jardin en bon état mais sans ambition spectaculaire, notamment parce qu'il a fallu recommencer plusieurs fois certaines étapes des travaux, remettre encore plus de "bonne terre" après avoir mieux évacué la "mauvaise", replanter de nouveaux végétaux après avoir arraché ceux que l'on avaient initialement plantés mais qui n'avaient pas survécu à la transplantation, etc. C'est sans aucun doute à la suite des mêmes difficultés que, entre l'époque du grand Le Nôtre et la nôtre, la superbe perspective d'origine au cordeau avait évolué en jardin d'ombres et de lumières, avec quelques étangs connus des migrateurs de passage et des enfants du voisinage, que nos ancêtres successifs avaient trouvé bien mieux adapté au terrain et à l'écologie locale. A présent, à la suite d'une si laborieuse reconstitution, faut-il préciser que l'entretien de la plate perspective artificielle nécessite l'intervention régulière d'une armée d'engins motorisés ? Et comment ignorer la perte de la variété de la faune alentour (en réalité sa quasi-disparition), la transformation des allées du parc en routes et des chemins en voies carrossables pour la circulation des engins, la destruction progressive des zones sauvages du parc par l'extension des espaces dégagés en dévoration de toutes les zones grises intermédiaires ? De telles restaurations brutales coûtent cher et tuent l'équilibre naturel issu d'une évolution de plusieurs siècles. Mais que c'est beau, cette affirmation de la maîtrise de notre espace par une manifestation ludique du oui / non en préfiguration des circuits imprimés, que c'est grand la maîtrise de l'univers par des algorithmes problème - solution... Ce sont les mêmes glorieuses croyances qui nous soumettent à des codes de conduite pseudo élitistes, absolus, prétendument universels, comme ceux des cours de Louis XIV et du roi de Prusse, plus tard leurs variantes révolutionnaires fondées sur la Raison et la Science.

Les deux images suivantes sont des couvertures de DVD. ll s'agit de deux films de révolte contre une société suicidaire à tous les sens du terme : Hara Kiri réalisé par Masaki Kobayashi en 1962, Corporate réalisé par Nicolas Silhol en 2017. Dans les deux films, au-delà des différences tellement évidentes qu'il devient d'autant plus facile de discerner les similitudes profondes, un code de classe à prétention exclusive s'impose à tous et la mort sale par suicide d'un innocent est le drame initial, en conséquence d'un abus de code, qui conduit les protagonistes principaux à se révolter contre ce code. C'est cependant de l'intérieur de ce code que ces protagonistes principaux vont devoir trouver le moyen d'exprimer leur révolte - à quel prix, sans aucune possibilité d'évasion !

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En effet, sur quels intermédiaires pourraient-ils compter, d'abord pour les écouter, ensuite éventuellement pour disposer d'une autorité d'appel au respect d'une hypothétique règle commune qui serait supérieure au code oppressif ?

Dans Hara Kiri, le sabreur du Japon ancien ne peut compter que sur lui-même au cours de son monologue mortuaire fébrile en face des hôtes assassins qu'il a convoqués, sachant par avance que, de ses paroles et de ses exploits, il ne restera qu'un faux compte rendu administratif.

Dans Corporate, le cadre moderne des ressources humaines trouve un appui sur une inspectrice du travail pour basculer vers l'antichambre de la justice républicaine, en sacrifiant sa carrière et des années de vie, dans l'espoir sans illusion que son témoignage coupable contribue à une évolution des lois communes, un jour plus tard.

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Entre l'ancien monde (reconstitué) de Hara Kiri et la modernité de Corporate, quel progrès pouvons-nous identifier à part la multiplication de façades bureaucratiques théoriquement indépendantes entre elles, et théoriquement toutes respectueuses "des valeurs et des grands principes" ? Et alors quelle pourrait bien être l'étiquette commune d'ouverture et d'entraide dans l'un et l'autre cas qui aurait permis de prévenir le drame initial - un suicide sciemment provoqué puis traité comme un "hors jeu" - par dessus les codes de comportement et de façons de penser localement imposés ?

Affronter de telles questions nous oblige à constater la persistance d'un vide, la sauvagerie de nos sociétés et de nos civilisations prétentieuses.

...

Si nous voulons retrouver une capacité à inventer les étiquettes relationnelles qui nous manquent - une invention relativement facile à l'intérieur d'espaces nouveaux comme ceux de sociétés virtuelles ou d'assemblées citoyennes - il est nécessaire d'apprendre à lire les codes qui nous encadrent afin de savoir y reconnaître les croyances premières dont ils sont les émanations lointaines, souvent par des filiations d'occasion. En effet, une étiquette relationnelle peut s'inspirer partiellement d'un code (ou de plusieurs), mais l'inverse redéfinit automatiquement cette étiquette comme l'excroissance d'un code d'oppression. La pire variante de cette trahison se produit lorsqu'une prétendue étiquette commune est proclamée non seulement comme un absolu, mais est exprimée en compétition frontale avec des codes à prétentions identitaires, sectaires et potentiellement meurtriers. La prétention illusoire à l'encadrement des relations sociales par un fatras pseudo juridique de règles de détail contraint de fait les personnes à se réfugier dans les codes de leurs groupes d'appartenance. C'est un modèle de société d'automates.

vendredi 22 juin 2018

Reprise et respiration

Ce billet contient, plutôt en vrac malgré une tentative d’organisation (sans espoir car tout se tient), quelques développements de précédents billets de ce blog et quelques tentatives de réponses à de grandes questions selon les points de vue de ce blog.

Des nouveaux pouvoirs

De nombreuses œuvres contemporaines de fiction traitent de pouvoirs sur nos esprits exercés par des êtres humains exceptionnels.

Ces êtres exceptionnels de fiction sont le plus souvent des monstres qui utilisent leurs dons au cours de lutttes pour le pouvoir, soit pour leur propre compte personnel, soit au service de leurs créateurs lorsqu’il s’agit d’êtres améliorés.

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A l’inverse, l’Homme Nu (Dan Simmons, 1992, The Hollow Man) nous fait ressentir la souffrance de personnages envahis par les pensées (confuses et trop souvent mauvaises) de leur entourage, sans que leur don de télépathie passive ne leur procure aucune supériorité sur cet entourage, sauf dans les rares circonstances où ils peuvent échanger directement avec des personnes disposant du même don calamiteux. Les services dont nous disposons sur Internet, télécommunications, réseaux sociaux, bases de données, etc. devraient nous faire sentir proches de ces télépathes-là. Quelques détails déterminants s’y opposent : ce sont tous les connectés au réseau qui deviennent également doués d’une capacité quasi télépathique, de plus avec la liberté (théorique pour certains) de se déconnecter. Néanmoins, comment se fait-il que nous échappions à l’intolérable souffrance des télépathes passifs devant les bêtises et les méchancetés proférées par tant de nos semblables sur le Web, comment se fait-il que nous supportions l’énorme pression médiatique des faiseurs d’opinion et des offres commerciales ? Il existe de nombreuses réponses possibles. En voici quelques-unes. Une première : ce n’est pas directement la pensée, mais une expression élaborée qui en est diffusée sur le Web, dans une immense comédie où tout le monde ment aux autres et se ment à soi-même, ce n’est donc pas pire que la vie courante. Une deuxième : les services du canal d’inter communication ne sont pas neutres, ils nous piègent dans un rêve de bonheur et nous imprègnent des bonnes valeurs de paix sociale, dont celles du commerce dans l’abondance, ce qui nous fait avaler tout le reste. Une troisième : nous nous auto hypnotisons, notre conscience est accaparée par les procédures informatisées et noyée sous les vagues visuelles et sonores, dont les contenus ne pourraient être soumis à l’analyse que par des comparaisons attentives, ce qui semble au-delà de nos capacités sous hypnose…

Par excès de langage, certains commentateurs ont traité de grands criminels les dirigeants des entreprises du Net qui font métier de distraire et nourrir nos esprits, à grande échelle, par les techniques les plus élaborées, sous couvert de services gratuits prétendument financés par des recettes publicitaires - car nul ne doit mettre en doute la légende des origines de ces entreprises privées, selon laquelle leurs gigantesques moyens matériels, techniques, intellectuels ont surgi spontanément en quelques mois par le libre jeu de la Concurrence entre des startups fondées par quelques génies de la Science à leur sortie de l’Université. En réalité, la grande innovation qui fait la fortune de ces entrepreneurs géniaux n’est pas de nature technique, c’est la construction de façades brillantes en intermédiation d’un nouveau pouvoir monstrueux servi par ces façades sans qu’elles aient à en connaître ni les intentions ni les rouages. Il n’est pas étonnant que ces intermédiaires paraissent dénués d’âme en comparaison de personnages de romans et de films, lorsqu’ils se présentent à l’invitation d’assemblées de notables pour répondre par quelques déclarations falotes à des questions de détail ou à des accusations outrancières.

Carcon.jpg Néanmoins, si on considère l’intégralité de la grande boucle informatique incluant l’arrière-plan du Web (autrement dit les fabricants de la bonne pensée en réaction aux bons événements, sans oublier leurs guerriers de l’ombre) ainsi que presque tous les médias (ceux qui n’existeraient plus sans Internet), le pouvoir exercé sur nos esprits connectés est plus proche de celui des monstres des fictions fantastiques que de celui des organes d’influence historiques traditionnels à base de grands discours reproduits par des orateurs locaux, à base d’articles de journaux et d’affichages, etc.

Cependant, ce sont ces éléments historiques traditionnels d’influence qui semblent encore constituer dans leur domaine les seules références culturelles des grands personnages créateurs de nos lois et des experts qui les conseillent. Ces grands personnages de haute culture n’ont probablement lu aucun ouvrage sur la manipulation des esprits (en tous cas, surtout pas Propaganda d’Edward Bernays, le classique du genre publié en 1928) – une littérature considérée par eux comme mineure, trop bassement technique. Et s’ils l’ont fait en surmontant leurs préjugés, leurs présupposés culturels les ont probablement empêchés d’en assimiler les techniques d’influence « en démocratie » au-delà des détails historiques, et ils n’ont pas perçu le mépris de toute humanité que suppose leur mise en œuvre massive par des mercenaires au profit de n’importe quels clients. Quelqu’un pourrait-il leur faire sérieusement considérer le poids de ces techniques d’influence dans les développements de la deuxième guerre mondiale et de bien d’autres abus médiatiques aux conséquences meurtrières dans nos actualités ? Quelqu’un d’autre pourrait-il les aider à reconnaître la mise en oeuvre sur le Web de ces techniques d’influence, de manière permanente et massive en temps réel, au-delà de la dénonciation de manipulations à destination publicitaire et de minuscules mais bien réelles failles dans la pseudo confidentialité des données personnelles, rendues bien apparentes pour faire braire des ânes (en ignorant les vrais techniciens qui se débrouillent pour éviter de plus grandes catastrophes et ne cherchent pas à se faire connaître du grand public) ? Quelqu’un d’autre encore pourrait-il leur démontrer qu’aucune mesure réglementaire de « protection du troupeau » ne pourra réduire la réalité de la manipulation des masses par de telles techniques, ne serait-ce qu’à cause du délai de mise en place et d’imposition du respect de ce type de mesure, et d’ailleurs à partir de quelles preuves, pour quelles sanctions sur qui exercées par qui au nom de qui ? Mais que des solutions existent, déjà expérimentées dans l’Histoire avec des moyens très limités à l’époque, dont il serait facile de s’inspirer avec un peu d’audace et quelques innovations techniques en prolongement du projet originel du Web, afin de reconnaître aux « connectés du troupeau » un élémentaire pouvoir d’être, de telle sorte qu’ils ne se comportent plus en cobayes tatoués selon leur lot d'appartenance mais en personnes capables d'autonomie, cherchant à enrichir leurs propres compétences, par l’éducation permanente interactive, par l’exercice de responsabilités sur des finalités d’intérêt commun sur le Web ?

Ah bon, nos grandes personnes n’ont pas compris qu’elles aussi font partie du troupeau ! Ou bien, elles l’ont compris et sont juste satisfaites d’être en tête du troupeau, bien contentes que l’actuel système d’emprise générale sur les esprits ait rendu définitivement obsolète l’arsenal traditionnel d’oppression corporelle des manants par les privilégiés ? Déjà dans le passé, de manière épisodique, la supériorité de cette forme d’emprise sur les esprits s’était manifestée, au cours de quelques expériences religieuses de masse, puis au passage de plusieurs élans révolutionnaires. Mais, à présent, cette emprise, on a su la rendre permanente, créatrice de dépendances multiples et changeantes. Pour contribuer au maintien de l’illusion d’innocence et de fragilité de ce nouvel empire, on l’anime continuellement de jeux innovants et pervers, sur des thèmes d’actualité.

A ce régime-là, notre obésité mentale se porte bien.

Brèves critiques de valeurs et opinions communes de grande diffusion

Il devrait être inadmissible que nos parents et nos anciens aient tant peiné au nom d’idioties historiques qui nous les font considérer rétrospectivement à juste titre comme des demeurés, encore plus inadmissible si nos anciens ont versé leur sueur, leur sang et leurs larmes pour qu’aujourd’hui nos vitrines culturelles médiatisées soient encore illuminées d’enthousiasmes épidermiques et de rages dénonciatrices en propagation massive des mêmes élans historiques.

Dans l’état du monde, le projet de transformer l’être humain en être supérieur est un rêve de société infantile. Le projet prioritaire urgent, c’est de créer une société humaine, autrement dit de faire passer nos diverses sociétés infantiles (nos « civilisations ») à l’âge adulte. Ce projet-là suppose de reconnaître en préalable les limites de nos capacités humaines individuelles. C’est cela qui semble le plus difficile, cette reconnaissance de notre humble nature. Encore plus pénible : la perte de nos certitudes tranquilles et de nos illusions supérieures. Alors, il apparaît que nous ne saurons jamais faire évoluer nos sociétés traditionnelles (autrement que par des affrontements en série) vers une convergence qui fasse elle-même société, mais que nous pouvons inventer une super société, par exemple en reprenant le projet originel d’Internet.

Considérée comme un bien commun, notre Science est automatiquement frappée du même infantilisme que nos sociétés. Les mathématiques ont pris, dans les manuels scolaires et universitaires, en quelques années, une apparence de discipline juridique. La découverte de multiples univers de raisonnement, l’acquisition d’une compétence mentale par divers types d’exercices, ont disparu au profit d'une logique unitaire assommante et d'un pseudo savoir prétentieux, à l’opposé de la démarche scientifique.

Notre prétendue Révolution Numérique est une preuve expérimentale supplémentaire que chacun de nous aspire à la machine.

La logique binaire est une simplification techniquement équivalente à une conception de la Terre plate : localement et temporairement opératoire, mais ridiculisée par un zoom inverse ou par une réflexion historique. C’est pourtant l’univers des « zygolâtres », adorateurs de la machine parfaite, pour certains au point de réduire l’humain ordinaire à ses affects animaux. Ils ont leurs poètes, leurs philosophes, leurs grands auteurs, leurs savants réputés, leurs entrepreneurs vedettes, leurs juristes pointus, leurs politologues bavards. Nombreux. Il serait intéressant de déterminer à partir de quelle époque le mortel Socrate est devenu universellement éternel. Car on pourrait considérer que ce fut un grand moment de régression mentale, en légitimant la création de multiples théories logiquement cohérentes néanmoins tout aussi absurdes que les légendes dont elles reprenaient les prémisses.

Nous savons depuis la moitié du 20ème siècle, qu'une machine "intelligente" très simple, qui ne sait faire que trois opérations (reconnaître un modèle, le recopier, y substituer un autre modèle), permet de réaliser toutes les opérations concevables par toute machine « intelligente ». En observant notre propre comportement courant, il est difficile d'échapper à cette évidence humiliante. C’est que la machine « intelligente » qui nous fera croire qu'elle est humaine existe partout, c'est chacun de nous, dans nos comportements courants... Et ceci tout simplement par construction de l'être humain. Comment pourrait-il en être autrement, voilà une question inconcevable de l’intérieur de toute logique intellectuelle fondée sur une distinction théorique entre individu et société.

Minsk.jpg A la fin de « The Society of Mind » de Marvin Minsky, un ouvrage à relire au-delà des intentions de l’auteur, les derniers chapitres mettent en doute l’existence d’un libre arbitre individuel au sens traditionnel de la maîtrise de son propre destin. Pouvait-on imaginer une autre conclusion à la fin d’une démarche visant à modéliser l’esprit humain supposé individuel ? Quelle autre conclusion aurait pu être tirée d’une autre démarche visant à modéliser la société à partir des échanges entre les personnes ? Concrètement à notre époque soumise par nos propres « décisions » individuelles à des menaces planétaires que seules des décisions collectives pourraient alléger, ne serait-il par urgent de reconnaître les limites de notre libre arbitre individuel pour créer une société de « libre arbitre » sur notre destin collectif planétaire ?

On pourrait réécrire l'Histoire comme un combat entre les grands projets de réalisations matérielles ou intellectuelles, les grandes causes abstraites auxquelles on consacre sa vie, et toutes les formes sociales d'accomplissement personnel.

"Aucune bête ne l'aurait fait" répètent tant de héros avec leurs admirateurs, après ce qu’ils considèrent comme un grand exploit. La preuve que si. Et, dans ce cas, même pas un animal, une pauvre machine détraquée.

Les films fantastiques où des machines prennent le pouvoir sur l’Humanité ne font que transposer notre réalité peuplée de machines avides de pouvoir sur les autres. La différence entre notre réalité ordinaire et les œuvres d’imagination est de nature esthétique. Dans notre réalité, les machines ambitieuses sont d’apparence très banale dans leurs costumes et leurs mimiques, en comparaison des engins cauchemardesques de nos productions cinématographiques. Nos rues en sont remplies.

Assimiler le rêve au luxe, le bonheur au bien-être, c'est réduire l'être humain en dessous de l’animal, à une machine logique simpliste. En milieu urbain, avec un smartphone comme appendice directeur.

La relation première entre charbon, pétrole et progrès, la relation seconde entre progrès et pollution, fondent respectivement le moteur et la fatalité des grandes révolutions des 19ème et 20ème siècle, sur fonds de religions conquérantes. Ces relations feront aussi notre 21ème siècle, la deuxième avant la première, face à la brutalité des lois physiques à l'échelle planétaire. Plus rien à conquérir, sauf une humanité.

Il serait naïf de fonder la supériorité de l'être humain sur sa seule capacité à communiquer ses émotions. Tous les autres êtres vivants animaux et végétaux, par définition, possèdent cette capacité, d'une manière qu'il nous serait certainement profitable de comprendre - alors nous ressentirions ce que signifie leur mise en esclavage pour exploitation illimitée, pour notre seul confort.

Le grand enjeu humanitaire du 21ème siècle, avant que l’espoir de toute société humaine ne disparaisse dans l’effondrement de nos pseudo civilisations, c’est de construire un logiciel social commun (au sens d’une étiquette commune configurable selon besoins). On peut être optimiste en se souvenant de notre première jeunesse et en observant les cours de récréation des écoles primaires. Mais, pour le moment, il ne faut pas regarder ailleurs.

Chacun de nous, y compris si on a beaucoup voyagé ou beaucoup vécu, ne peut disposer que d'un capital intellectuel personnel infime en regard de l'univers de l'expérience humaine, lui-même insignifiant en regard de l'univers des possibles. La révolution numérique, par la création de colossales bases de données des connaissances, ne peut compenser la faiblesse naturelle de notre compréhension personnelle, ni sa précipitation à tout interpréter en fonction de son acquis pour ménager notre énergie mentale. Il faudrait, pour dépasser cette limite, inventer de nouvelles formes sociales de coopération mentale - et pour cela il faudrait nous rendre capables de remettre en cause des comportements, des lois imprescriptibles, des valeurs, probablement tous hérités de l'ère néolithique, car ce n'est pas faute de technologie que nos capacités collectives demeurent endormies mais par défaut de méthode dans la mise en commun de nos capacités mentales. En attendant, nous pouvons constater à quel point nos productions médiatiques, y compris les plus savantes, trahissent la petitesse de nos intelligences personnelles même cultivées en groupes - comme de misérables biquettes qui "font le tour de la question", au bout d'une laisse fixée à un fer jaillissant du béton.

arbois2.jpg Sur une planète de moins en moins habitable à la suite des dévastations parasitaires que nous commettons tous individuellement et collectivement avec une fausse mauvaise conscience, au milieu des contraintes meurtrières qui vont bientôt nous être imposées en retour, notre vieux fond commun de spiritualité animiste pourra-t-il préserver notre capacité à l’humanité ?

Ne demandez plus le chemin pour le Grand Musée de l'Homme. Il est partout autour et même à l’intérieur de nous. Nous sommes tous englués jusqu’à la moelle dans les mailles de nos réseaux de « communication » qui pompent notre énergie, accaparent notre temps ! Ce n’est pas l’entrée, c’est la sortie du Musée qu’il faut chercher.

Jamais la parabole de l’imbécile raisonnable qui cherche ses clés au pied du lampadaire « parce que là c’est éclairé » ne fut aussi actuelle. L’équivalent contemporain de cet imbécile raisonnable est persuadé qu’il peut tout savoir en questionnant son smartphone, et donc qu’il lui suffit d’une seule compétence, celle de savoir utiliser cet engin. Il est devenu tellement prétentieux qu’il trouverait indigne de se mettre à quatre pattes pour chercher ses clés (quelles clés ?) dans le noir à tâtons. De plus, si c’est un dirigeant soucieux de son image, c’est au nom de l’efficacité qu’il reste dans la lumière, en faisant de beaux discours sur l’innovation. Ces comportements stériles se conforment à l’idée générale que toute innovation relèverait d’une sorte de miracle, ce qui est une totale stupidité, parfaitement dénoncée par la parabole du lampadaire. A contrario, cette parabole exprime une autre vérité d’expérience : toute découverte impose à ses inventeurs un passage par une sorte d’étape animale. Les mystiques et les créateurs savent que ce passage nécessaire vers le sublime peut aussi souvent conduire au néant. Les entrepreneurs et leurs actionnaires se contentent de « prendre des risques ». Autrement dit, eux restent sous le lampadaire.

Confondre savoir et compétence, assimiler l’expérience personnelle à la seule relation du passé de chacun, c'est croire que, le grand jour venu, il nous suffira d'écouter une bande de super perroquets pour refaire le monde. Nous ne serons même plus capables de comprendre de quoi nous parlent ces super perroquets, mais de nouveau les parures à plumes inspireront le respect. Actuellement, en étape préliminaire de ce brillant avenir, un petit appareil plat nous permet de manifester la compétence qui va remplacer toutes les autres, celle de « savoir consulter » une immense base de données des connaissances.

Nos sociétés "modernes" nous démontrent que l'amour-propre et la honte vont ensemble, à la fois comme sentiment personnel et collectif : les deux disparaissent ensemble. En parallèle, l’égoïsme individuel et l’orgueil de groupe y sont encouragés sous toutes leurs formes, au bénéfice de la quasi parfaite prévisibilité des comportements qu’ils induisent. L’amour-propre pourrait-il être ressuscité comme ferment d’une nouvelle création sociale ?

dollh.jpg L’Enfer serait, selon des personnes d’expérience, pavé de bonnes intentions. D’autres personnes ont sérieusement prétendu pouvoir en déduire qu’un Paradis de l’Humanité ici-bas se trouverait donc au bout de n’importe quel cheminement individuel suffisamment long, pourvu que ce chemin soit pavé de mauvaises intentions. C’est la logique souterraine de beaucoup d’économistes, de nombreux penseurs profonds et d’une foule de politiques bavards, dont les prêtres du faux principe de subsidiarité et en général tous les ignorants volontaires des fondements de toute démocratie authentique. Malgré la pression du nombre et de la qualité des gens qui préconisent cette méthode d’accès individuel à un Paradis collectif, il ne peut échapper à personne que son application demeure défaillante dans les faits, notamment à cause de la confusion entretenue entre nos mauvaises intentions individuelles (une difficulté première étant de s’accorder précisément sur ce qu’il faut comprendre par « mauvaise intention ») et nos médiocres penchants les plus naturels et les plus partagés. De cette confusion vient que leur belle entreprise philanthropique de faux bon sens tend à dériver en foire de bestialité, sans discontinuité de comportement avec les fanatismes les plus obtus ni avec les errements d’esprits égarés, pourvu qu’ils restent dans les limites où personne ne leur fera de procès ici-bas. Conclusion : pour avoir voulu circonvenir la nature inépuisable des ressources infernales au lieu d’en reconnaître les réalités, cette méthode de cheminement vers le Paradis fait clairement partie des imprégnations culturelles qui nous font progresser vers l’Enfer, dans l’infinité de ses variantes légales et dans les innombrables variétés de leurs marginalités.

Au début du 21ème siècle, les manuels de référence de gestion économique ne sont encore que les bréviaires de la théologie du Progrès de l’Humanité, avatar contemporain des théologies qui parlent de l’Homme en opposition aux théologies qui parlent du Divin. La plupart des critiques de ces manuels demeurent dans le cadre de cette théologie contemporaine. C'est pourquoi leur cible demeure intacte.

On dit que l'on possède des savoirs. En pratique, c'est exactement l'inverse, chacun de nous est possédé par ses savoirs. Il faut être un peu savant, donc déjà bien possédé, pour en prendre conscience, et commencer à discerner entre croyance et savoir.

On étudie la transmission des savoirs. Et la transmission des croyances, on l'abandonne aux manipulateurs ?

En quoi l’attachement conscient à une croyance obsolète diffère-t-il d'un mensonge à soi-même ? Par un niveau de présence d'esprit ? Ce serait plutôt l’inverse : c’est pour ne pas devenir fou que chacun de nous finit par croire ce qui l’arrange. Il existe une expression pour exprimer cela en langue française pour le domaine matériel : on se sent bien dans ses meubles.

Comment peut-on prétendre faire « vivre ensemble » des gens qui n’ont pas les mêmes « valeurs » ? Les solutions historiques font encore de nos jours la preuve de leur « efficacité » : terreur généralisée, éradication des déviants, persécution des minorités identifiées, réduction de l’humain à l’animalité par diverses techniques dont récemment celles portées par les « nouvelles technologies »…. Il existe pourtant une infinité de solutions logiques pour structurer la vie commune en société au dessus de morales différentes : la création et l’entretien d’une étiquette sociale commune centrée sur les relations entre les personnes et sur les comportements en public, assumée comme moyen de respect mutuel et d’ouverture aux autres. A la différence d’une étiquette de cour royale ou de tout autre code de comportement de caste, ce type de solution suppose une capacité d’évolution de l’étiquette sociale en fonction de la population et de son environnement. En effet, à la différence d’un code immuable et indiscutable, une étiquette doit demeurer la production d’une communauté vivante, consciemment par nature soumise aux imperfections. L’entretien raisonné d’une étiquette sociale de vie commune suppose une forme authentique de démocratie, afin de préserver la reconnaissance intériorisée de l’artificiel dans l’étiquette en cours (et de sa part d’absurde), et cependant son acceptation par tous. Cette authenticité démocratique est incompatible avec l’enfermement dans les codes de castes, incompatible avec les prétentions universelles des vérités révélées, dans la mesure ou ces codes et ces vérités prétendent imposer leur propre étiquette, leurs valeurs et leur manière de penser, visant à produire l’isolement de pseudo élites ou revendiquant au contraire l’empire sur tous et sur toutes choses. Et l’Histoire nous apprend comment ces deux formes de blocage se combinent ! Si nous reconnaissons que le niveau d’emprise des instances étouffoirs correspond au niveau d’infantilisme social, il est possible d’affirmer que beaucoup de nos sociétés modernes sont encore très éloignées d'un état adulte.

L’association systématique entre « démocratie » et « débat » révèle la profondeur de la dénaturation de la démocratie. En effet, la finalité d’une institution démocratique n’est pas de débattre, surtout pas de débattre de propositions de détail établies en vue de satisfaire des priorités définies par ailleurs, c’est de construire le projet d’avenir du peuple souverain (d’une ville, d’une région, d’un état, de la planète) à grands traits, afin de pouvoir confier sa réalisation à des dirigeants compétents, ensuite contrôler et adapter autant que nécessaire. A l’inverse, ce que l’on appelle couramment (souvent avec un sous-entendu ironique) un « débat démocratique », pour dire que divers points de vue se sont exprimés dans une assemblée et qu’un vote a permis de trancher, n’a tel quel rien à voir avec la démocratie. Ce « débat démocratique » est une singerie pompeuse parmi tant d’autres dans nos sociétés infantiles.

« Les bonnes décisions sont souvent prises pour de mauvaises raisons » nous rappellent les malins défenseurs de régimes politiques traditionnels. Cette affirmation n’est pas innocente sous une apparence de sagesse éternelle et d’appel à la modestie. Elle est à l’opposé du processus de décision démocratique. En effet, dans un processus vraiment démocratique, on doit conserver les raisons des décisions prises, justement parce qu’il est normal que ces raisons apparaissent mauvaises après quelques temps, et qu’il faut pouvoir décider du maintien ou non des anciennes décisions en fonction de raisons actualisées. Dans une vraie démocratie, il n’existe pas de « bonnes » décisions, il n’y a que des décisions faites dans le temps présent pour le futur tel qu’on l’appréhende à partir du temps présent. Le jugement dans l’absolu d’un hypothétique tribunal de l’Histoire n’a aucune légitimité.

Le renouvellement de la démocratie, c’est-à-dire l’exercice direct du pouvoir par le peuple, suppose la reconnaissance des compétences individuelles des gens de ce peuple, leur valorisation au cours de processus de décision adaptés, leur développement dans la réalisation des décisions prises. Cette relation entre cette institution du pouvoir suprême et les individus qui la composent est cruciale. Le « miracle » de l’Antiquité grecque est le produit de ce fondement, il est futile d’en rechercher des causes mécaniques parmi des facteurs historiques économiques ou culturels. En effet, sans cette relation, on ne crée qu’un espace supplémentaire de singeries, d’autant plus lorsque l’institution pseudo démocratique est peuplée de supposées élites qui consacrent la plus grande partie de leur temps à discuter du bon habillage de l’actualité.

Cronscan.jpg A notre époque « moderne », on pourrait enfin s’intéresser aux mécanismes de manipulation dans leur ensemble et pas seulement à leurs détails et à leurs effets d’actualité. Toute manipulation pourrait être considérée comme une auto manipulation et on pourrait identifier les « fake logics » collectives imprimées dans nos raisonnements individuels – dont il nous est impossible de nous extraire tant que nous nous complaisons dans la paresse d’un « bon sens » majoritaire confortable, qu’il soit ou non le résultat de déductions « robustes » à partir d’hypothèses dont on a commodément oublié l’artificialité puisque tant d’autres semblent aussi l’avoir oubliée. Cessons de nous considérer systématiquement comme des « victimes » de manipulations et de nous exonérer de notre paresse mentale avec des arguments psy. Considérons plutôt qu’il n’y a que des agents de manipulation, en premier nous-mêmes, plus ou moins conscients, plus ou moins volontaires, mais toujours assez vicieux pour diluer toute idée de responsabilité personnelle dans un noble et vague sentiment de culpabilité - une culpabilité partagée avec d’autres…. En effet, comment pourrions-nous être coupables des "mécanismes sociaux" ? Alors que cette pesanteur paralysante de la culpabilité (devant qui, pour quoi) de nos propres imperfections (en comparaison d’imaginaires machines infaillibles) est un facteur d’inertie face aux besoins d'innovation sociale, elle pourrait être reconnue dans ses diverses variantes, non pas pour la surmonter (au prix de nouvelles illusions) mais afin de la convertir en conscience commune de nos limites individuelles pour rendre possibles les efforts collectifs de créations sociales dans l'intérêt commun.

Si, dans notre monde des humains, tout se tient pour que rien ne change, alors on doit admettre aussi que, justement du fait que tout se tient, tout doit pouvoir changer d’un seul coup. Il suffit pour cela de considérer que notre « tout » n’est pas le « tout » du monde, même en réduisant le champ à notre seule planète Terre.

De toute façon, nous ne pouvons plus « penser le changement », même le plus violent, comme une destruction préalable à une reconstruction, alors que nous avons déjà presque tout détruit autour de nous et que nous dépendons entièrement de ce qui reste. D'accord que c’est tellement plus chouette de penser comme si nous étions des dieux tout puissants et de vivre comme des singes, sauf que même les bébés ne s'y trompent pas.

Il est urgent de faire comprendre pourquoi il est physiquement impossible de « réparer la planète », et de faire réaliser à quel point les gens qui le prétendent sont des criminels contre l’humanité. En l’état de la Science, on peut tout au plus imaginer qu’un jour on saura comment retarder quelques effets indésirables… en provoquant quelques dégradations supplémentaires pour fabriquer des outils adaptés et les mettre en oeuvre par la consommation d’encore plus de ressources énergétiques. Schématiquement et par analogie, ce type d’opération sera pire que de creuser un trou pour récupérer de la matière afin de combler un autre trou, car dans ce cas, le trou creusé devra être plus important que le trou comblé : on devra donc vraiment s’assurer que l’opération se justifie pour la partie de population terrestre qui pourra en bénéficier… Rassurons-nous, nous sommes encore loin, en ce début du 21ème siècle, de pouvoir imaginer ce genre de sauvetage de quelques privilégiés ! Pour le moment, on « raisonne » encore séparément sur les réserves en ressources énergétiques, sur le changement climatique, sur la pollution, etc., alors qu’on ne sait encore pas grand chose sur les capacités autonomes de régénération de la planète (par exemple sur le plancton des océans, tandis que par ailleurs les satellites d’observation ne sont opérationnels que depuis une ou deux décennies). Les capacités planétaires autonomes qui nous importent, ce sont très précisément celles qui nous rendent cette planète humainement habitable. Car le seul grand projet d’avenir planétaire, c’est de se débrouiller pour exploiter la planète en dessous de ces capacités autonomes de régénération. Quelqu’un y travaille ? Quelqu’un est en charge de ce projet ?

dimanche 10 juin 2018

Parlez-moi de mon âme

L’Histoire de l’Humanité sur Terre s’achève. C’est une Histoire de l’Humanité tout court qui prend la suite, puisque cette Histoire là, toujours écrite par des humains, sera aussi celle de la planète Terre.

Il semble que beaucoup de gens ne saisissent pas encore ce que cela peut signifier, ni pourquoi l’Humanité dans son ensemble se trouverait devant le choix urgent d’assumer sa responsabilité planétaire ou d’abandonner chacun de nous aux jeux terriblement sérieux de ses activités et de ses rêves à l’intérieur de sociétés infantiles. Surtout, on se demande comment ce choix pourrait se faire, alors que « l’Humanité dans son ensemble » n’a pas d’adresse, malgré l’existence de réseaux planétaires de télécommunication, malgré quelques proclamations solennelles à prétention universelle.

Il y eut pourtant dans l’Histoire quelques décisions à vocation planétaire prises au nom de l’Humanité dans son ensemble. Comme la vocation planétaire de telles décisions historiques n’apparaît que rétrospectivement compte tenu de notre découverte tardive du monde physique et comme l’Humanité en tant qu’espèce n’a été reconnue qu’encore plus tardivement dans toutes ses variantes, rien n’empêche de rechercher des exemples dans un passé relativement lointain, d’autant plus que l’évidence de la pesanteur des convictions et des croyances communes de l’époque pourra nous amener à considérer certaines de nos convictions et croyances contemporaines comme les reprises directes ou modernisées des anciennes – découverte certainement utile en préalable à une prise de décision éclairée concernant notre avenir à tous.

La Controverse de Valladolid en 1550 opposa les thèses pour et contre la reconnaissance de l'humanité des indigènes du Nouveau Monde, non seulement l'âme mais un ensemble de droits naturels, les mêmes que ceux des Européens. Elle se conclut par la victoire du oui.

Au 16ème siècle, les états indigènes des Indes océanes, plus tard renommées Amériques, furent vaincus par les conquérants aventuriers venus d’Europe et leurs populations décimées furent soumises sans doute encore plus brutalement que ne le permettaient les lois bibliques de la guerre. A l’époque, on pensait qu’une telle victoire des conquérants sur les indigènes impies n’avait pu être acquise que par volonté divine. Rétrospectivement, on sait que certains conquérants en mauvaise posture avaient employé diverses formes d’armes bactériologiques dont ils connaissaient les effets mais pas le mécanisme, qui ne fut reconnu que beaucoup plus tard comme potentiellement décisif dans les guerres entre populations d’êtres diversement immunisés (la Guerre des Mondes H.G.Wells 1898). Bref, il était osé à l’époque d’affirmer, pour un européen confronté à l’étrangeté des civilisations du Nouveau Monde, que les indigènes possédaient naturellement une âme de pleine qualité humaine, qu’ils devaient donc être traités humainement, pas comme des bêtes, pas comme des esclaves et qu’ils avaient droit à leurs terres à cultiver pour eux-mêmes et que les colons devaient rémunérer le travail de leurs employés indigènes comme ils l’auraient fait en Europe pour n’importe quels serviteurs ou journaliers. Bartolomé de Las Casas osa le dire, l’écrire abondamment, et l’argumenter face à des contradicteurs de renom. Il était l’un des compagnons de la deuxième expédition de Christophe Colomb vers le nouveau continent et fut le premier prêtre ordonné sur place.

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Le scénario du film « La Controverse de Valladolid » compacte la substance de la controverse épistolaire historique et d'autres controverses antérieures dans un affrontement théâtral imaginaire centrè sur la reconnaissance de l'âme des indigènes d'Amérique. Les confrontations sont parfois très animées entre les avocats des thèses opposées afin de convaincre le légat du pape. Les témoins défilent en soutien de l’une ou l’autre thèse, quelques expérimentations croustillantes sont tentées sur des indigènes d'Amérique transportés sur place. A minima, on peut apprécier ce spectacle comme un genre de reconstitution historique, et trouver que certains arguments nous semblent vraiment poussiéreux à présent.

En réalité, cette grande Controverse de 1550 est telle quelle d’une actualité brûlante, mais ce n’est pas apparent tout de suite.

Comme les « indigènes » ont partout été assimilés par la civilisation « moderne », pas seulement les Indiens de toutes les Amériques, mais aussi beaucoup d’autres peuples sans épitaphe, la question d'une reconnaissance de la pleine humanité des indigènes peut sembler périmée, au sens où, quelle que soit la réponse qui fut apportée ou que l’on y apporterait encore à présent, elle n’a eu, elle n’aurait aucun impact économique. Ce sont les colons audacieux, les affairistes et leurs suiveurs qui ont tout gagné. D’ailleurs, dans le film, les arguments exprimés par les colons du Nouveau Monde sont ceux qui nous semblent les plus directs, les plus concrets et porteurs de projets. Ces arguments, on les retrouve exprimés dans les mêmes termes par nos actuels exploitants d’usines d’élevages monstrueux, par nos actuels industriels de l’agriculture hyper intensive, par les plus agressifs des dirigeants d’entreprises exemplaires. Ces arguments expriment les « valeurs » de l’entrepreneur, tellement enracinées dans nos civilisations modernes qu’ils sont implicites dans la plupart des exercices de prévision et se traduisent dans les droits locaux par des privilèges qui ne sont jamais mis en question.

Pourtant, l’Histoire a tranché : cette affaire d’âme universelle en 1550 représentait bien un enjeu planétaire pour l’Humanité.

Tout docteur en explication rétrospective nous dira qu’il était très important que l’Église catholique de l’époque reconnaisse une âme de plein droit aux indigènes d’Amérique, car cette reconnaissance permettait d’étendre aux Amériques tous les éléments de la civilisation européenne, au lieu de maintenir le Nouveau Monde comme une sorte d’appendice maudit. Cette reconnaissance était d’autant plus opportune pour l’Eglise catholique que la profondeur géographique européenne de son autorité se réduisait (en conséquence de la Réforme protestante). Par ailleurs, à la place d’esclaves locaux, les colons d’Amérique pouvaient utiliser la main d’oeuvre encore considérée comme animale, importée des côtes africaines.

Parmi les éléments de la civilisation européenne qui devenaient applicables aux Amériques après la Controverse, il y avait une règle de partage traditionnel des pouvoirs humains dans ce monde : à l’Eglise le soin des âmes et de la culture, au Roi le soin de l’ordre public et de l’extension du royaume, aux gens du peuple et en particulier aux colons entreprenants l’exploitation laborieuse des ressources matérielles et animales. Quelques siècles plus tard, plusieurs grands états, dont des républiques prétendument humanistes, ont exprimé cette structuration avec d’autres mots, tout en maintenant longtemps dans leurs terres lointaines des exploitations ouvertement esclavagistes – ce qui manifestait crûment le décalage de l’équilibre traditionnel en faveur des « entrepreneurs », au péril des âmes, tant que les empires disposaient d’une périphérie extensible. Au cours des derniers siècles et même peut-être depuis la création sociale au néolithique (donc dans toutes les populations actuelles), un principe de structuration simple des pouvoirs dans le monde des humains se serait-il maintenu, malgré les changements dans les croyances, malgré les variations dans la répartition pratique des pouvoirs, malgré l’apparition de prétendus nouveaux pouvoirs, malgré l’illusion unidimensionnelle économique moderne d’un pouvoir humain illimité sur l’univers ? Si ce principe existe en fondement de nos sociétés, n’est-il pas important, pour ce qu’on appelle parfois la cohésion sociale, de respecter ce principe et de savoir comment en adapter les structurations locales ?

Au-delà des banalités géopolitiques et en conscience de notre point de vue condescendant sur les croyances du passé, nous pouvons apercevoir en quoi la Controverse de Valladolid demeure d’actualité : cette Controverse anticipait (pour la première fois dans l’histoire ?) la reconnaissance d’une humanité commune et la responsabilité de cette humanité sur la gestion de sa planète. En d’autres termes, ce fut la première conférence humanitaire mondiale.

Quelles seraient les décisions à prendre par une Controverse de Valladolid actualisée ?

La Révolution Industrielle a domestiqué la puissance mécanique, permettant de remplacer les formes dégradantes d’exploitation de l’être humain par la mise en œuvre de machines. Ne pinaillons pas sur les imperfections de ce remplacement ni sur la signification précise à donner aux « formes dégradantes d’exploitation », car en quelques dizaines d’années, cette Révolution Industrielle entraîne de telles conséquences que nous sommes projetés dans une toute autre période de l’histoire humaine, celle du décalage croissant entre la population mondiale industrialisée et la capacité de la planète à en supporter les ravages, aussi celle d’une Révolution Numérique partiellement dévoyée en machinerie d’asservissement mental des personnes et d’aplatissement des cultures.

Pour une Controverse actualisée, n'essayons pas de généraliser telle ou telle de nos questions d’actualité, par nature insolubles du fait des grands écarts locaux entre les symboles, les déclarations et les pratiques, du fait aussi de l'entretien de la confusion entre leurs interprétations d'une civilisation à l'autre. Une Controverse de Valladolid actualisée devrait traiter globalement la question de la place de l’Humanité dans ce monde, la question d’une Humanité supportable dans ce monde, la question d’une communauté humaine responsable de ce monde.

Comment définir une Humanité commune supportable dans l’état de notre monde et de son évolution inéluctable ? (la déclaration universelle des droits de l’Homme resterait utopique même sur une planète capable de supporter éternellement une population illimitée)

Comment éradiquer l’actuelle imprégnation des esprits et des lois par des valeurs et des modèles de comportement contraires à l’intérêt général planétaire et par quoi remplacer cette imprégnation ? (suggestion : pour ce qui concerne nos esprits, par l’imposition d’une étiquette commune de comportement, adaptable localement)

Comment reprendre la délégation totalitaire de fait abandonnée aux « entrepreneurs », pour quel équilibre mondial entre quels pouvoirs, notamment dans la perspective d’une généralisation des risques de pénuries locales, empoisonnements massifs, épidémies, cataclysmes ? (les actions en justice contre les coupables seraient dérisoires, pour quelle justice quand tout le monde a contribué au massacre – ce sont les pouvoirs sur l’avenir de nos modes de vie qu’il faut en priorité définir et répartir au niveau mondial)

Comment créer la communauté humaine responsable de ce monde, qui serait l’âme de ce monde ? (sur les images de la Terre vue de l’espace, il manque quelque chose si c’est bien la Terre des humains… comme une adresse où se connecter pour lui parler…).

Pour rester dans le cadre d’une « Controverse » analogue à celle qui est proposée ici en référence, c’est probablement cette dernière question qui serait à poser en priorité, en l’exprimant simplement en termes modernes pseudo juridiques « Devons-nous reconnaître une personnalité à notre planète ? ».

Dans l’indifférence des immensités galactiques, osons inventer une âme commune.

La conclusion de cette Grande Controverse actualisée ouvrira la possibilité de placer une borne de l’Histoire humaine, et d’expliquer simplement comment on doit aller au-delà, certainement par différentes évolutions selon les zones géographiques et les civilisations. Ensuite rien ne pourra jamais être figé, ni le modèle de la borne, ni l'idée d’un au-delà (ou de plusieurs), ni les conditions pour que cette idée se réalise, parce qu'il y aura eu des erreurs au départ, parce qu'il y aura des échecs et des découvertes et qu'il faudra, à chaque fois, savoir réagir et s'adapter, en capitalisant les compétences durement acquises. Bienvenue dans un Nouveau Monde de la Révolution Numérique !

Pour un débat du niveau d’une Controverse de Valladolid, les participants devront eux-mêmes faire preuve d’âme, dépasser les paresses mentales qui les font « raisonner » comme des machines au prétexte d’urgences dérisoires, dépasser les préjugés réflexes qui leur servent à oublier leur humble nature, laisser leur smartphone de côté (à l’écart des questions toutes faites ainsi que des appels exigeant une réponse immédiate), ignorer les actualités financières et les pressions... Ces participants devront se débarrasser des bagages culturels de certitudes profondes et de prétentieux témoignages d’une humanité sans limite – ces héritages-là plombent notre intellect, comme autrefois les boulets reliés aux chaînes des bagnards, qu’il leur fallait prendre en mains pour se déplacer. C’est aussi pourquoi il serait imprudent d'attendre que nos plus grands intellectuels construisent un système de pensée adapté, établissent un recueil des citations pertinentes des « penseurs importants » qui l’auront anticipé, produisent une nième interprétation du péché originel dans les religions du Livre, au risque de se satisfaire de la délectation des comparaisons entre leurs exercices critiques respectifs. Certainement leurs productions seront précieuses, mais après la Controverse. En revanche, en l'absence d'une Controverse décisive, la continuation des activités absurdes de nos dirigeants gestionnaires, de nos grands affairistes et de nos conquérants aventuriers produira la résolution de l'antique question de la nature de l'âme par la brutale évidence de son artificialité en matière plastique, juste quelques années avant que se déroulent les ultimes épisodes de la grande compétition mondiale entre les derniers êtres vivants visibles sans microscope, probablement des scorpions du désert, pour quelques traces d'humidité.

lundi 26 mars 2018

De quelques automatismes dans nos processus de décisions collectives et de quelques possibilités de s’en affranchir

Ouverture tragique

Au cas peu probable où vous ne l’auriez pas remarqué, la plupart des propositions développées dans ce blog sont présentées avec une totale naïveté, comme si leur contenu découlait de la plus pure évidence. Un précédent billet s’en est expliqué. En particulier, ce billet-ci traite à sa manière du choix de nos finalités, de nos libertés et servitudes sans aucune référence au « Discours de la servitude volontaire » de La Boétie publié en 1576.

Voici en effet qu’une occasion se présente d’éclairer a posteriori nos propositions concernant la conduite des réunions de décision. Ces propositions sont rappelées en fin de billet.

L’occasion, c’est le livre « Conversations entre adultes » de Y. Varoufakis (publication en traduction française par LLL Les Liens qui Libèrent, 2017).

Les 500 pages du livre sont la relation de l'échec des négociations entre le gouvernement grec et les instances internationales créancières en 2014-2015, principalement dans le cadre de réunions entre décideurs de l’Eurogroupe (dont on trouvera la définition précise dans le livre). Plus précisément, il s'agit de l'échec des propositions successives du gouvernement grec pour se maintenir dans l'espace monétaire de l'euro tout en conservant des perspectives d'assainissement de son économie financière. Le résultat de cet échec est connu : la Grèce reste dans la zone monétaire de l'euro, mais son peuple est ruiné au sens le plus quotidien du terme.

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Dans l’actualité, le livre peut donc se lire comme un témoignage historique, un thriller ou un roman noir.

Pour la postérité, c’est un document de première main sur les automatismes fatals des réunions de grands décideurs.

En effet, le récit est celui d’un historien qui a pris ses distances, heureusement sans théoriser, sans rechercher un impossible détachement en regard du déroulement des opérations ni de leur résultat, car l’auteur est constamment au premier plan en tant que ministre des finances de la Grèce. Ses efforts répétés de mise au point de propositions qu’il espère toujours plus acceptables, ses états d'âme, ses intuitions, ses fiertés et ses regrets, ses relations personnelles avec d'autres décideurs, avec ses collaborateurs fidèles ou non.. sont précisément décrits sans pathos. A la fin, mais sans épanchement, son amertume transparaît face au constat de l’inutilité de ses propositions maintes fois refondues, malgré la reconnaissance ponctuelle de leur pertinence par des personnalités (dont certains membres de l'Eurogroupe en privé), alors que certaines des solutions proposées seront mises en oeuvre par ailleurs au profit d'autres pays que la Grèce.

L’ouvrage ne contient aucune invective contre X ou Y, aucune accusation contre telle ou telle nation ou contre son gouvernement. On n’y trouve pas de grands mots non plus, sauf à la toute fin pour évoquer brièvement un projet destiné à renforcer la démocratie en Europe.

Un résultat encore pire pour la Grèce (et pour l’idée d’une communauté européenne) aurait-il pu être obtenu si la Grèce avait été représentée par un incompétent et si l’Eurogroupe avait été composé de fonctionnaires peureux, ou occupé par une bande de gosses banalement pervers, attendant la récréation pour un cérémonial de punition collective de l’élève légèrement demeuré dont le professeur leur a fait comprendre dans un instant de lassitude qu’il leur faisait perdre leur temps à tous ?

Aucun doute n’est possible. C’est de la grande littérature.

Quelques ressorts de nos fatalités collectives

Prenons donc le livre « Conversations entre adultes » de Varoufakis comme un témoignage des inéluctables fatalités qui se réalisent automatiquement dans toutes nos instances de décision. Ce témoignage sera partagé par beaucoup de gens qui ont vécu ou vivent le même type d’expérience y compris à des échelles modestes. En effet, ce n'est pas seulement sur la Grèce que l'on peut pleurer à la fin, c'est sur notre pauvre humanité, incapable d'inventer une pratique raisonnable de la décision collective, alors que se précipitent les menaces physiques planétaires qui exigeraient des décisions difficiles, comprises et acceptées à tous les niveaux.

Plusieurs ressorts des automatismes de blocage de toute prise de décision collective raisonnée et responsable peuvent être identifiés à partir du livre « Conversations entre adultes » - un titre bien choisi, car le sort des discussions sur le fond y est vite réglé par le jeu des automatismes fatals.

Voici quelques uns de ces automatismes.

Prééminence d’un participant comme secrétaire de réunion (ou quel que soit le titre éventuellement directorial qu'on lui attribue, de toute façon à ne pas confondre avec un personnel d'enregistrement), comme organisateur et conducteur du débat, notamment en charge de la mise en forme des "conclusions" de la réunion (avec un pouvoir supplémentaire de rabotage ou d’élucubration lorsque la même rédaction desdites « conclusions » se destine à la fois aux médias et aux participants). L’imposition d’un roulement de la charge de secrétariat entre les participants fait partie des contre mesures bien connues, mais elle présente des inconvénients par rapport à une désignation définitive (dont celui d’une souvent longue mise au point des conclusions de chaque séance au cours du recueil des remarques et agréments successifs des participants) qui peuvent rendre inacceptable cette pratique, notamment en cas d’urgence, et contribuent à la multiplication des séances.

Réduction du débat à l'expression des représentations des intérêts, au-delà des traits personnels de chacun, qui peuvent dès lors se muer en artifices de rhétorique, et ponctuellement, passer pour des imperfections (bien entendu, ces imperfections peuvent résulter d'un calcul destiné à renforcer une représentation ou en affaiblir une autre, et les meilleurs acteurs, en particulier les meilleurs « représentants », le font naturellement).

Report hors réunion (typiquement dans un cadre personnalisé sur le territoire d'un des personnages) de la communication entre les personnes, sans remise en cause de leurs missions ou convictions propres, car il ne s'agit pas alors forcément de tentatives d'influence dans l’ombre, mais de simples échanges dans le respect de l'autre dans le but de se comprendre, ou a minima de constater les écarts exprimés selon des concepts communs – cette externalisation-là contribue par ailleurs à renforcer la brutalité des représentations en réunion, par l’introduction d’éléments implicites de relativisation des positions exprimées.

Pesanteur dirimante d’une autorité externe, au sens où, de toute façon, cette autorité décidera ce qui doit être décidé en fonction de critères complètement étrangers à ceux de la réunion ; alors, pour la forme, on discute sur des détails, mais dans les faits, pourquoi prendre le moindre risque de devoir assumer la responsabilité d’un résultat quelconque ? Le destin de toute proposition nouvelle est automatiquement de concentrer les énergies négatives.

Clôture dans l’entre soi. Les participants trouvent naturel de s’appeler par leurs prénoms à force de se retrouver, et de reconnaître les tics des uns et des autres… Et puis le club des décisionnaires, de réunion en réunion, devient peu à peu une sorte de secte, au sens où sa suffisance, à propos des questions qu’il doit traiter – et même lorsqu’il s’appuie par ailleurs sur des experts extérieurs - devient un présupposé de fait, une vérité immanente en filiation du présupposé de la supériorité de l’espèce humaine, et en particulier de la supériorité des « meilleurs » sur les autres, tout en conservant, à destination de ceux qui oseraient en douter, la soumission de façade à des dogmes décoratifs, par exemple celui de la valeur absolue de la vie humaine alors qu’on piétine le principe d’égalité qu’il implique logiquement, ou celui de la « démocratie » comme processus de décision collective alors qu’on la refuse tout en l’associant à des pseudo valeurs et des pseudo fondements abusivement qualifiés « démocratiques »… Les sectaires ne peuvent reconnaître leurs erreurs sans se démettre, ni devant leurs pairs ni devant leurs mandants, d’où leur tétanie collective devant toute originalité par rapport aux dogmes de la secte, d’autant plus lorsqu’ils se divisent eux-mêmes par des nuances dans l’interprétation des dogmes ou simplement par intérêt. En résumé, le contexte d’autosuffisance et la présomption élitiste d’infaillibilité qui en découle produisent et entretiennent une restriction mentale collective.

Le constat d’une seule de ces caractéristiques suffit à créer un doute sur l’utilité de telles réunions de décision. Que dire lorsque d’autres caractéristiques négatives s’y ajoutent ! Relisez « Conversations entre adultes » et souvenez-vous des dernières assemblées auxquelles vous avez « participé ».

Comment ne pas s’apercevoir que ces questions relatives aux processus de décision collective, à l’interface entre l’individuel et le social, sont au centre de la production de nos finalités, libertés et servitudes ? Ne serait-il pas urgent de repenser les gestes créateurs des équilibres entre « libertés » et « servitudes » plutôt que de se perdre à discuter de leurs manifestations en référence à des idéaux ? On notera au moins que les quelques dérives ci-dessus identifiées suffiraient à expliquer pourquoi une conduite autoritaire peut être plus « efficace » et par extension pourquoi nos pseudo démocraties, formelles et rouillées, en sont réduites à gérer des affaires courantes et des crises ponctuelles. En effet, ces dérives sont d’autant plus fatales lorsqu’il s’agit de prises de décisions dans l’intérêt général. Les effets de ces dérives sont encore amplifiés lorsque les qualités individuelles à faire reconnaître pour accéder aux instances de décision ont été définies par l’ »Histoire et la Culture », profondément conditionnées par les guerres, les luttes et leur préparation.

Il est évident qu’une conduite de réunion par des professionnels, telle que proposée à la fin de ce billet, serait inapplicable dans les contextes imposés et pour les objectifs souvent vagues de nos hautes instances de décision soumises aux types de défauts ci-dessus décrits. Dans l’état de notre monde, on pourrait même affirmer que les réunions de ces hautes instances ne devraient tout simplement pas être, ou au minimum qu’elles sont de bien peu d’utilité en regard de ce que leur permettraient leurs propres mandats et qu’en conséquence, elles renforcent la création ou la perpétuation de déséquilibres non assumés. Nul besoin d’une conduite trinitaire pour des décisions de modulation des encours en fonction des événements et des pressions d’intérêt, mais peut-être l’expérimentation vaudrait d’être tentée, au moins dans une perspective de perfectionnement de la formation des professionnels d’encadrement, en vue de réunions de décisions plus ambitieuses, un jour ailleurs autrement.

Rien qu’humains contre plus rien d’humains

A l’échelle mondiale, les instances décisionnaires dont nous avons besoin sont celles qui pourront faire élaborer et faire appliquer, globalement pour la planète et localement en cohérence, des scénarios réalistes d’évolution raisonnée, inspirés du rapport Meadows actualisé en 2004, sur la base d’une stratégie globale planétaire de survie des civilisations humaines (qui devront nécessairement s’adapter dans l’intérêt général planétaire).

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Ces instances n’existent pas. Ce qui se répète dans nos actualités ne leur laisse aucune perspective de création : les promotions de dirigeants à vie, la réélection des mêmes aux postes éminents (bien entendu par dévouement pour éviter pire), le repli des nations sur leurs propres intérêts de court terme dans leurs rêves de grandeur, la soumission des masses à l’exploitation des affects et au harcèlement mental par les offres de distractions, la virtualité flagrante des « droits de l’Homme » invoqués dans les discours et les ouvrages. Par-dessus ou en fondement de tous ces obstacles, s’enracine un tabou pesant, qui résiste à la révélation de la monstruosité des dégradations infligées par l’espèce humaine à sa propre planète. Ce tabou bloque la conversion mentale indispensable pour affronter la réalité du parasitisme exercé par l’humanité sur la planète, encore plus pour envisager les mesures à la hauteur. Ce tabou, c’est l’obsolescence de la singularité de l’espèce humaine et de ses valeurs imaginaires d’autopromotion.

Cependant, l’infrastructure technique universelle existe pour le développement de telles instances. Il suffirait d’une erreur d’un exécutant quelque part, en interprétation d’une directive creuse d’une grande organisation internationale dans la nébuleuse de l’ONU, et alors peut-être l’occasion pourrait être exploitée… Mais il faudra plus qu’une nième version de réseau social universel pour l’échange des idées, même dans le respect de conditions d’utilisation sympathiques, même à l’abri des scrutations des mercenaires au service d’entreprises de manipulation.

Au plan des cultures et des mentalités, pouvons-nous espérer qu’une science sociale soit construite dans l’urgence, afin de décrire les techniques nécessaires pour faire évoluer nos sociétés à partir de leur état présent vers un avenir possible à seulement 50 ans, ensuite soutenable dans la durée ? Quels ont été les déclencheurs des évolutions de nos civilisations humaines dans les quelques derniers siècles : les révoltes contre une oppression au nom de certaines valeurs contre d’autres valeurs, les soulèvements derrière puis contre les audaces des derniers grands conquérants, les exemples de personnalités exceptionnelles, la diffusion rapide de marchandises et de services par le libre jeu du Marché, les avancées de la Science et de la Technique (avec l’accélération de deux guerres mondiales), la quasi gratuité des ressources énergétiques par l’exploitation de ressources pétrolières et gazières (sans laquelle aucun Progrès ni technique ni social n’aurait été possible), sans oublier les innombrables rafistolages opérés dans l’ombre par de petits génies pour rectifier des méfaits ou des inexactitudes afin que rien ne change sauf les apparences ou inversement selon les circonstances… L’énumération est incomplète. Peu importe : n’a-t-on pas suffisamment fait l’expérience des divers déclencheurs d’évolutions et analysé les labeurs moins brillants qui ont rendu ces évolutions possibles (ou ont permis d’en pérenniser largement les conséquences) pour en connaître les travers et les fatalités – et surtout pour en apprécier l’inadaptation criante sur une planète en rétrécissement accéléré, à moins de viser l’extinction à grande vitesse ou de cultiver des espérances miraculeuses ?

On devrait depuis longtemps avoir constitué un savoir sociologique qui permettrait de « faire autrement ». Ce n’est pas le cas. Pourquoi persister à entretenir nos rêveries héroïques, par exemple celle du combat pour la Liberté et le Progrès (en réalité pour le confort par la consommation effrénée des ressources naturelles), au lieu de développer notre capacité à faire un choix raisonné des libertés et des servitudes compatibles avec une survie acceptable de nos civilisations ?

Conjecture : en partant de l’état du monde politique et sociologique, stable depuis un bon siècle, le seul ressort démocratique actuellement opératoire pour « faire autrement » sans augmenter la dégradation planétaire passerait par une révolte contre nous-mêmes, contre certaines de nos convictions profondes, de nos aspirations et de nos conventions sociales, rien que pour permettre l’acceptation d’un renoncement à une partie de notre confort physique et mental. D’ailleurs, il n’est pas évident qu’un tel renoncement prometteur d’inconforts et de déchirements, surtout si ce renoncement en restait au stade d’une commune contrition face aux réalités des menaces physiques identifiées, éviterait le déclenchement d’une guerre de tous contre tous en multiples formes plus ou moins ritualisées – la découverte d’une relation à la fois conflictuelle et réciproque entre la violence à soi-même et la violence contre les autres remonte loin dans le passé, à la naissance de beaucoup de religions. Où sont les gens compétents pour nous faire prendre du recul ? Qui les fera écouter ? Constatons le gaspillage de nos grands penseurs et de nos grands créateurs, obligés de s’affairer pour rester dans la lumière artificielle des projecteurs médiatiques, de se réfugier dans l’animation de mouvements d’idées séculaires, de philosopher sur les possibilités de dépassement de notre humanité…

Comment échapper au destin « humanesque » de notre humanité dérisoire sur son piédestal ?

Une réponse rationnelle serait la mise en place d’une démocratie d’humbles citoyens planétaires, rien qu’humains mais collectivement capables de décisions difficiles afin d’arbitrer entre des choix d’avenir, et collectivement capables de préserver la reconnaissance des erreurs éventuelles pour les redresser.

Sinon, à défaut d’une solution démocratique universelle responsable, peut-on raisonnablement anticiper une évolution globalement positive dans le « sens de l’Histoire », par exemple par la compétition entre des pouvoirs autocratiques capables d’imposer des mesures salvatrices ? Pour le moment, l’avenir qui se dessine dans les actualités diffusées par nos médias est une période d’affrontements entre grandes nations incarnées par des personnages enfermés dans leurs rôles de chefs dominants, et entre gangs internationaux de toutes sortes bien présents à l’intérieur des équipes autocratiques. La neutralisation d’abord seulement médiatique de toute limitation opératoire de l’arbitraire de ces pouvoirs est déjà presque partout bien engagée. Par le libre jeu des automatismes historiques habituels, on peut donc parier que ce monde saura réaliser, au plus dans quelques dizaines d’années, diverses formes d’extermination des « populations excédentaires », constatées sans compromission en résultat du libre jeu du Destin ou orchestrées pour de bonnes raisons sinon de bonnes causes. On maintiendra en servitude les opérateurs que l’on n’aura pas encore su remplacer par des machines intelligentes. Parallèlement, on traitera les résiduels en masses de robots biologiques totalement manipulés, constituées en réserves strictement contrôlées de sujets de jeux et distractions, accessoirement comme capital génétique à préserver pour un temps. Peut-être même que, dans certains pays, ces mutations sociales pourront se réaliser sans grand changement dans la grille des programmes de télévision et sans aucune interruption du fonctionnement des réseaux sociaux sur Internet.

Pour la définition de processus libératoires

« Conversations entre adultes » mériterait d’être considéré comme un grand livre d’humanité pour tous les temps, pour les mêmes raisons que « La guerre du Péloponnèse » de Thucydide qui date d’environ 2500 ans avant notre époque. A la suite de son modèle antique, cet ouvrage d’historien nous décrit un engrenage toujours actuel des fatalités humaines dans les instances décisionnaires, par le jeu d’automatismes régressifs collectifs. Ces automatismes ont été autrefois mal apprivoisés par l’invention de la rhétorique - une discipline destinée aux élites spécifiquement pour le cadre des débats publics, unique invention de l’humanité (dans sa variante occidentale) depuis le néolithique pour tenter de maîtriser collectivement les processus de choix de nos finalités, libertés, servitudes, à l’évidence insuffisante pour maîtriser la sauvagerie au-delà de la cité ou de la nation, bien au contraire du fait même de sa nature… A notre époque, les facteurs régressifs bien connus qui bloquent de l’intérieur ou au contraire précipitent malencontreusement tout processus collectif de décision douloureuse sur le long terme, seraient techniquement complètement surmontables. Au lieu de cela, nous semblons bien partis pour rejouer une suite similaire à celle de l’histoire antique racontée par Thucydide ou l’une de ses multiples répétitions jusqu’à notre époque, cette fois-ci à la plus grande échelle possible et sans la ressource d’un arrière-plan d’espaces et de peuples disponibles pour une renaissance.

Dans cette perspective, il devrait sembler urgent de consacrer quelques efforts à la conception de processus décisionnels collectifs adaptés aux technologies courantes et compatibles avec nos fonctionnements mentaux génériques.

Dans ce blog, on trouvera des propositions.

Rappel des propositions concernant la conduite des réunions de décision dans un contexte démocratique (au sens minimal où les participants se reconnaissent égaux dans le cadre de ces réunions), avec quelques précisions et reformulations en réponse à quelques écueils signalés dans ce billet : externalisation de la conduite de réunion, répartition de la conduite entre trois personnes professionnelles (soumises à une charte leur imposant, entre autres, une totale discrétion), en gros selon un principe trinitaire, la première pour faire respecter les règles et la progression vers les objectifs, la seconde pour faire s’exprimer l’expérience et l’intelligence de chaque participant, la troisième pour forcer le débat ainsi que l’expression des points de vue en dehors des ornières… Peu importe que la répartition des rôles trinitaires soit imparfaite dans la pratique, ces rôles étant par nature à la fois complémentaires et antagoniques, du moment que la réunion entre les participants ne se transforme pas en champ d’affrontement entre les éléments de cette trinité, ou, à l’inverse en un trop brillant exercice de collaboration productive entre ces éléments. D’où l’importance d’une autorité professionnelle de référence, capable de juger après coup, sur la base d’une consultation des participants et du rapport établi par les professionnels de la conduite trinitaire, si la réunion a produit quelque chose en regard de ses objectifs (sous-entendu objectifs de justification de décisions difficiles), si une autre réunion peut être reprogrammée en vue de poursuivre l’effort, si oui avec quelles recommandations susceptibles d’apporter une meilleure progression vers les objectifs, etc. De toute façon, il ne peut s’agir que de détecter des défauts flagrants sur le moment pour tenter de les corriger par la suite. Dans cette discipline, la définition de l’excellence ne peut être conçue dans l’absolu, la recherche d’une forme de perfection ne peut être que relative aux personnes rassemblées et aux objectifs. Toute grille de « Quality Control » au-delà des aspects logistiques serait une absurdité, comme toute prétention à une normalisation du déroulement des débats, comme toute sélection automatique des professionnels sur la base d’un cursus universitaire ou d’une procédure de certification – ou alors, osons affirmer que nos choix de décisions seraient « mieux » exécutés par des robots à partir d’une série de sondages et d’analyses des données et que ces choix pourraient être « aussi bien » acceptés par la population que les interprétations des tirages aléatoires et des illuminations des devins et chamanes d’autrefois ! Au contraire, il s’agit ici d’assumer nos prérogatives humaines avec détermination en toute conscience de nos limites, sans oublier qui nous sommes, que tous nous avons des ascendants que nous trouverions très frustes si nous pouvions remonter le temps, mais que nous leur devons tout, à commencer par notre nature…. Toute prétention à l’absolu serait dérisoire. En conséquence, le cadre général et le calendrier des réunions de décision doivent être conçus pour que les « erreurs » de décisions (c’est-à-dire les décisions à remettre en cause) puissent être reconnues, notamment par l’inadaptation de leurs motifs, et que les modifications raisonnablement nécessaires puissent être recherchées.

dimanche 11 décembre 2016

Transit

Depuis quelques années, dans les wagons du métro parisien, il existe un affichage de quelques lignes de poésie contemporaine ou de pensées profondes, tout en haut des parois avant et arrière, au-dessus des espaces publicitaires.

Combien de passagers les lisent ? Pour la plupart, nous mettons notre conscience en état de veille ou, au contraire, nous la concentrons sur notre smartphone - deux attitudes équivalentes du voyageur solitaire dans une foule de composition aléatoire - mais attention : tous les visages vides ne sont pas ceux de l'indifférence entre soi, l'aide spontanée au voyageur en difficulté en apporte une preuve ponctuelle.

Le fait est que, dans le métro, depuis l'apparition des smartphones et des casques à musique, rarissimes sont les lecteurs d'écrits non volatils, tels que journaux, bouquins.... Alors les affichages en bout de wagon, ce sont surtout les myopes porteurs de lunettes ou de lentilles correctives qui sont naturellement attirés par eux, pour tester leur bonne vue.

Contexte métropolitain

Le transport en commun dans le métro est un univers caractéristique de nos sociétés urbaines modernes, un univers évolutif au cours de la journée et de la nuit, selon les jours de la semaine, en fonction des périodes de congés scolaires, sur la longue durée au travers des modernisations et des changements de populations. Bref, c'est un univers de notre vie en société. Il n'est pas étonnant que son étude reste à faire en profondeur comme en surface, dans la mesure où cette étude nécessiterait l'invention de façons de penser et de concepts adaptés. Dans un premier temps, le présent billet ne pourra que suggérer quelques éléments importants de cette étude ignorée.

Il existe un facteur aggravant de la difficulté d'une telle étude : l'automatisme de suspension mentale à l'intérieur du domaine à étudier. En effet, dans un transport en commun sans réservation de place, avec une proportion rarement nulle de voyageurs debout (métro, autobus, tramway, train de banlieue, train régional,...), tout usager y accepte la suspension de sa pensée réfléchie. On se contient réciproquement, au sens physique aux heures de pointe, mais aussi dans un sens plus large, celui d'une étiquette implicite de cohabitation, assez souple pour s'adapter aux variations du contexte collectivement reconnu dans l'instant. Il serait faux de qualifier cette cohabitation par analogie avec un phénomène purement physique dans une belle expression du genre "chacun est le mur de l'autre".

D'ailleurs, quelle tromperie, cette autre expression courante : "il ou elle se fond dans la foule impersonnelle". La réalité est bien plus subtile, c'est celle de la transformation mentale de tout individu à l'instant de son entrée dans un groupe social à forte étiquette, phénomène courant de la vie urbaine vécu par chacun de nous des dizaines de fois par jour, jamais étudié, jamais reconnu par la "science" sociale ! Le métro nous en donne l'illustration frappante, massive, au travers de sa particularité, celle d'un univers de suspension dans une attente commune ou dans un déplacement commun pourtant individualisés, car à chacun sa destination. La foule du métro, au contraire des expressions consacrées, est totalement personnelle : c'est moi, c'est vous, nous tous qui en respectons l'étiquette implicite.

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Remarquons en passant que la monstruosité relative de l'univers social du métro réside dans le grand nombre des assujettis, mais pas dans le contexte physique ni dans son étiquette. En effet, il existe par ailleurs de nombreux exemples d'univers moins peuplés, où l'équilibre social repose sur une étiquette suspensive analogue à celle du métro, même et surtout lorsqu'elle est dissimulée sous un code relationnel très strict : les occupants de stations scientifiques isolées, les équipages de véhicules en mission longue, etc.

Si le contexte de transit en surpopulation réelle ou potentielle dans le métro est bien spécifique au transport en commun comme facteur suspensif de la pensée réfléchie, ce contexte spécifique ne fait cependant que rendre particulièrement évident le phénomène de suspension de notre pensée réfléchie dans tout groupe social porteur d'une étiquette forte, le type de groupe de loin le plus structurant dans nos sociétés - par définition de "la" société. Ce constat du peu de temps disponible à notre pensée individuelle réfléchie, ne serait-il pas pertinent de l'accepter dans notre conception de la "nature humaine" dans notre vie sociale, au lieu de l'imaginer dans un monde de philosophes solitaires oisifs ?

L'étiquette implicite du métro n'est pas un produit arbitraire du passé interprété pour l'occasion. C'est d'abord la traduction comportementale d'évidences physiques. Sans remonter jusqu'au cycle du carbone et aux déplacements relatifs des planètes autour du soleil, la première règle commune qui s'impose, dans ce contexte urbain particulier, est de faciliter le flux, potentiel ou en mouvement, du déplacement des personnes à l'entrée et en sortie des wagons, dans les couloirs, etc. A l'intérieur d'un wagon entre deux stations, le caractère à la fois potentiel et imprévisible des flux de mouvements à venir de passagers impose le suspens mental et physique, car le besoin exact futur de déplacement de chacun ne peut être que rarement partagé et seulement des voisins immédiats, alors que le facteur déclencheur, l'arrivée en station, est anticipé par tous. Une deuxième composante de la règle commune vise au respect de l'autre, à la fois physiquement proche temporairement et inconnu, compte tenu du niveau ressenti de surpopulation, c'est-à-dire que cette règle s'applique différemment dans un wagon bondé ou dans un couloir à forte circulation, que dans un wagon presque vide ou dans un couloir désert.

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Les premiers contrevenants à l'étiquette, ce sont donc les anti-flux. Pas les quêteurs ni les musiciens ambulants, pas les gosses qui jouent à se poursuivre de wagon en wagon, pas les surfeurs sur planche à roulettes dans les couloirs et sur les quais (si tout le monde faisait comme eux, ceux-là iraient à pied), pas les mendiants statiques pourtant accapareurs d'espaces privilégiés, même pas les voleurs et non plus les personnes en rupture de domicile sauf par les conséquences de leurs activités et de leur digestion... Les anti-flux naturels, ce sont les groupes constitués en blocs à périmètre flou ou désynchronisés du courant principal, dont le comportement est franchement en rupture avec l'étiquette de fusion dans un flux : voyageurs encombrés de bagages de grande variété, familles nombreuses indisciplinées, touristes rêveurs, preneurs de vidéos ou de photos souvenirs, groupes scolaires mal encadrés, supporters sportifs ou manifestants, marionnettistes et musiciens outillés de meubles encombrants de sonorisation,... Cependant, les anti-flux les plus sournois, ce sont les individus subitement frappés d'inconscience de l'étiquette implicite, par exemple, ceux qui s'immobilisent pile au débouché d'un escalier ou d'un couloir, rompant ainsi brutalement la continuité de leur flot d'appartenance. Que cet acte anti-flux individuel se produise par réflexe égoïste ou afin de prendre le temps d'une décision personnelle sur la bonne direction à suivre, après examen et recherche, c'est un acte de mépris de l'intérêt collectif, localement très perturbant et susceptible de propagations. L'étiquette du flux impose, au contraire, un entre soi de fluidité physique, et l'abdication provisoire des formes d'intelligence personnelle qui pourraient la remettre en cause. On aperçoit, dans ce contexte particulier, l'étendue des possibilités de nuire à l'intérêt collectif par le mésusage de l'intelligence personnelle : ce n'est pas que le résultat des réflexions personnelles soit en lui-même redoutable, c'est ici la lenteur de son processus naturel de mise en oeuvre qui peut mettre la collectivité en péril ou gâcher son projet en cours.

Concernant le respect de l'autre, le deuxième type de contrevenants à l'étiquette est peuplé de ceux qui abusent de l'état de vulnérabilité des voyageurs en transit, pour leur propre profit, pour s'affirmer à bon compte, ou simplement par égoïsme. Ces contrevenants sont aussi parfois des anti-flux, mais leur caractéristique est, comme disent les panneaux d'affichage en termes modérés de "perturber la tranquillité des voyageurs" : mendiants professionnels et saltimbanques se produisant de wagon en wagon, groupes braillards ou devisant à forte voix, individus déclamant leur conversation téléphonique, personnes en mal d'hygiène, pique niqueurs dégoûtants, photographes compulsifs, capteurs de vidéos sur le vif, exhibitionnistes de toutes sortes imposant l'admiration de leur prestation, individus décervelés au comportement négligent de tout et de tous, etc. On distinguera facilement dans cette liste : les professionnels qui cherchent à tirer profit de leurs activités planifiées, les nuisibles occasionnels (dont des pauvres gens mentalement à la dérive), et enfin les sauvages. La catégorie des sauvages est la plus inquiétante, parce que son développement est certainement l'une des causes de l'intensification de la suspension mentale des voyageurs respectueux de l'étiquette, allant jusqu'au repli total encapuchonné sous un casque diffuseur de musique. Face à ce phénomène de sauvagerie, l'interdiction de "perturber la tranquillité des voyageurs" est inopérante, de même que les campagnes publicitaires contre les "incivilités" ou les "impolitesses" - surtout lorsque ces campagnes ciblent les resquilleurs en même temps que les fauteurs d'agressions directement subies par les voyageurs. La création ou l'allongement d'une liste d'interdictions serait inutile. Ne faudrait-il pas plutôt commencer par préciser les éléments d'une étiquette de contenance et de maintien, autrement dit décrire le comportement normal compatible avec la fonction du moyen de transport en commun, en mots simples faisant référence, par exemple, au comportement attendu d'un voisin que l'on abrite chez soi pendant quelques dizaines de minutes ? Et ensuite, ne faudrait-il pas dénoncer comme un délit tout comportement d'abus envers les voyageurs respectueux de cette étiquette et en donner des exemples sortis d'enquêtes ciblées et répétées auprès des voyageurs ? Et enfin, afficher cela partout ? Et alors, on aurait ainsi créé peu à peu une "police des moeurs" qui se propagerait d'elle-même partout, à partir du métro et en retour vers le métro, fondée sur des éléments d'étiquette et des exemples de délit reconnus.

Malgré tous ses efforts de suspension de ses facultés intellectuelles, l'usager du métro parisien de ces derniers temps ne peut ignorer la dégradation de son environnement. En effet, sur plusieurs lignes dudit métro, le passager doit supporter son exposition à diverses nouvelles formes violentes de provocations physiques et logiques : travaux à répétitions dans les stations notamment pour "faciliter l'accès" par les handicapés (projet évidemment impossible sauf pour les handicapés mentaux légers à moyens, indiscernables dans la foule du métro), fréquence des arrêts des escaliers mécaniques (avec déviations sportives obligatoires au travers d'un nuage de poussières), rareté et hyper lenteur des ascenseurs, excavations répétées, prolongées, des chaussées en surface afin d'améliorer tel ou tel paramètre technique des stations souterraines (au prix d'une gêne considérable des circulations et stationnements en surface), grossièreté du niveau de propreté dans les stations et les rames, perpétuation des modèles de rames toujours apparemment destinés en priorité aux seuls voyageurs assis, incompétence d'une forte proportion des conducteurs de rames à maîtriser les accélérations, etc.

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Comment un peuple libre peut-il supporter que les entreprises et organismes exerçant une fonction de service public, quel que soit le statut juridique de ces entreprises ou organismes, n'aient aucune obligation d'entretenir une relation organisée et permanente avec les usagers afin de déterminer les orientations à donner au service rendu, d'où doivent logiquement découler les stratégies d'exploitation, de maintenance et d'investissement ? Les enquêtes ponctuelles d'opinion, les mesures d'indicateurs abstraits de qualité ne peuvent avoir la pertinence et la portée nécessaires pour justifier des évolutions importantes du service public (autres que les améliorations de la gestion courante). Les propositions d'évolutions devraient émaner, par exemple, d'un ensemble d'usagers constitué en communauté de réflexion - un ensemble d'usagers à renouveler régulièrement, à former pour cette tâche et à faire bénéficier d'un historique des raisons et motifs des propositions ou décisions du passé.

Comment les dirigeants d'un peuple libre peuvent-ils ignorer le pouvoir que leur donnerait une relation directe organisée par eux avec le "peuple" ? Mépris de caste, incapacité à imaginer la réalisation de cette relation,... peur d'acquérir un vrai pouvoir ?

Il est donc bien approprié que, ces temps derniers, les affichages culturels dans les wagons du métro fassent appel à Oscar Wilde, un génie de la provocation mondaine élitiste, malgré sa misérable fin de vie écourtée (1854-1900).

Pourquoi les provocations historiques du regretté Oscar nous semblent-elles tellement plates, comme d'ailleurs la plupart des pensées et maximes de notre héritage culturel mondial, au point qu'elles mériteraient plus qu'une correction pour notre temps ? Certes, l'existence de ce décalage n'est pas surprenante, après tout ce qui nous sépare d'Oscar : deux guerres mondiales, la vague brutale des transformations industrielles, la montée de leurs affreux prolongements contemporains toujours innovants dans l'étendue et la profondeur des risques. Cependant, la conscience de ce décalage nous permet-elle de recevoir un héritage des penseurs du passé sans devoir fuir notre présent pour un artificiel retour en arrière ?

Voici deux illustrations d'une tentative d'actualisation.

Premier exemple : recalage ontologique

Maxime d'Oscar Wilde sur l'affiche (en traduction française) : "Vivre est la chose la plus rare au monde. La plupart des gens se contentent d'exister".

Première proposition d'actualisation : "Exister est la chose la plus difficile au monde. La plupart des gens se contentent de vivre".

C'est que, depuis l'époque du dandy jouisseur Wilde, "vivre" et "exister" se sont déplacés. "Vivez ! Éclatez-vous !" nous assomme pourtant la pub, tout à fait au sens d'Oscar. Mais la sagesse populaire a toujours dit "il a bien vécu", aussi bien d'un animal que d'une personne. Vivre est retombé dans la banalité malgré la poussée de fièvre vitaliste de quelques intellectuels durant une courte période historique. Personne ne se trompe sur la signification de ses propres moments de "grande vie".

A présent, exister, c'est bien plus que simplement vivre. A notre époque surpeuplée d'humains, le sentiment d'inexistence, d'insignifiance de chacun est devenu pesant, au point que beaucoup sacrifient tout, y compris ce qu'ils n'ont pas, pour un petit bout d'existence, ou pour l'illusion commode qu'un étourdissement de leur pensée leur fait prendre comme tel.

La réalité contemporaine des contrées paisibles est en effet que trop de gens se contentent de vivre pour eux-mêmes avec comme principe directeur "profiter de tout tant que ce n'est pas explicitement interdit, et même, si on le peut, tant qu'on n'est pas pris". Et qu'ils y sont encouragés par la persistance de conceptions héritées qui imprègnent l'imaginaire de nos sociétés, surexploitées dans les messages publicitaires. Certains d'entre nous, plus malins ou plus ambitieux, consacrent leur vie à cultiver leur aptitude à tirer profit de leurs semblables, incluant ainsi leurs contemporains dans le "tout" différencié, néanmoins instrumentalisé, dont ils s'autorisent à profiter.

Dans ce contexte, exister relève du projet, alors que vivre relève de l'ordinaire automatique, animal, publicitaire.

Dans l'univers du métro, on vit, on n'existe pas. Or, nos passages en transit dans le métro ne sont pas des exceptions dans le rapport entre nos vies et nos existences. Notre réalité personnelle, nous la vivons constamment, c'est que nous n'existons comme être humain idéal, réfléchi et responsable, que quelques instants dans nos vies quotidiennes (voire dans notre vie tout court...), et que le reste du temps, nous vivons par continuité, en répétant une multitude d'habitudes construites et intelligentes certes, néanmoins cataloguées et programmées. Cette continuité en mode automatique est encore plus évidente lorsque nous nous livrons, comme on dit, à nos passions ou pire à nos pulsions, en abdiquant une partie de nos capacités mentales déjà très limitées, et par ailleurs assez pénibles à mettre en oeuvre. Elle est encore plus évidente lorsque nous nous précipitons individuellement dans une forme d'auto annihilation sociale d'absence à l'entourage, en exposant nos esprits aux instruments de manipulation ludique véhiculés par les nouvelles technologies informatiques. La pseudo révolution numérique nous soumet au principal véhicule de diffusion et d'amplification d'une imprégnation mécanique. Tout y est procédural. Et logiquement, "mes droits" s'y insèrent dans une règle du jeu de la vie, dont le premier : le "droit" de vivre sa vie ! C'est nul, tout le monde le sait et pourtant tout le monde serine la même chanson en faisant semblant d'y croire...

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C'est que les positions respectives de l'existence et de la vie remontent loin. Notre Robespierre - par ailleurs célèbre coupeur de têtes - s'était fait l'avocat d'un "droit d'exister" en tant que "droit imprescriptible de l'être humain". C'est contre une société oppressive que les acteurs de révolutions violentes se sont élevés, par des formulations exacerbées, en opposition à un ordre social qu'il jugeaient inhumain en regard de leur conception d'une société idéale. Et partout, l'absolutisme de leur idéal révolutionnaire s'est violemment confronté à la réalité humaine. Alors, ces progressistes enthousiastes ont supprimé les vies des autres, des moins méritants ou des plus imparfaits, au nom de leur idéal d'existence supérieure, comme autrefois d'autres l'ont fait au nom de prétendues religions, aussi par l'usage systématique de mécanismes pseudo juridiques. Malgré les abondantes preuves expérimentales de leur ineptie, pourquoi conservons-nous comme des reliques sacrées les proclamations absolutistes de ces époques enflammées ?

Ne serait-il pas urgent, pour la survie de nos sociétés modernes d'êtres humains ordinaires, non seulement de réviser les belles formules des héritiers des "Lumières", mais aussi de rééquilibrer nos libertés, nos droits et nos interdits pour notre temps ? Ne serait-il pas normal que chaque citoyen soit en mesure de comprendre comment s'organisent ses libertés, ses droits et ses interdits, concrètement dans sa vie quotidienne ?

A commencer par le métro.

Proposition finale d'actualisation de la pensée d'Oscar Wilde dans l'esprit vache : "Trop de gens aspirent tellement à vivre qu'ils s'empêchent d'exister".

Deuxième exemple : refondation de l'économie

Maxime d'Oscar Wilde sur l'affiche (en traduction française) : "Aujourd'hui, les gens savent le prix de tout et ne connaissent la valeur de rien".

Première proposition d'actualisation : "Aujourd'hui, les gens savent la valeur de tout et ne connaissent le vrai prix de rien".

C'est que, à notre époque, on ne distingue plus prix et valeur dans le langage courant. par l'effet de la financiarisation généralisée et de notre imprégnation par les concepts étroits de l'"économie" réduite à la considération des seuls éléments mesurables monétairement.

On ignore une grande partie des coûts de production, d'usage, de recyclage éventuel puis de destruction finale des produits et des biens consommés. Une partie importante des vrais coûts, peut-être de l'ordre de 50% en moyenne, est "externalisée", c'est-à-dire non comprise dans les prix d'acquisition des produits et des biens. Il est vrai que nous payons une partie de ces coûts externalisés dans nos impôts, lorsque ces derniers servent à évacuer puis traiter les déchets, soigner les maladies causées par les dégradations de l'environnement, héberger des migrants climatiques, financer des aides contre la famine, réguler la pêche dans le monde, doter les projets de recherche sur l'agriculture du futur... Il reste qu'une autre partie de ces coûts nous demeure invisible, d'autant plus menaçante : c'est une dette qui s'accumule du fait du report "ailleurs très loin" des saletés, des dégradations et des mauvais traitements. Cette aberration contemporaine ne changera pas, elle est la conséquence de lois physiques éternelles, d'une croissance démographique non maîtrisée, et du retard dans le développement des sciences sociales.

Bref, il serait plus qu'urgent de nous faire payer les vrais prix des produits ! D'où la première actualisation proposée de la maxime d'Oscar.

Cependant, cette vérité des prix ne serait pas suffisante pour conjurer notre perte de conscience collective des fondements sociaux et notre ignorance de la nécessité vitale de leur rééquilibrage. Qui peut encore croire que l'"économie" humaine et sociale de notre ville, de l'entreprise ou des organisations où nous travaillons, de notre monde au sens physique, se résume aux seuls flux monétaires ?

Les fondements sociaux, ce sont évidemment les différents types de relations de réciprocité qui fondent toute société. Chaque individu entretient des relations de réciprocité avec sa propre personne, avec sa famille, avec les amis et collègues, avec la cité..., avec l'État, avec la nature au travers de diverses relations de réciprocité, de la réciprocité étroite immédiate à la réciprocité élargie retardée, par exemple pour cette dernière au travers de divers services étatiques régaliens dont bénéficie chacun sur toute la durée de sa vie. Une société donnée, partout dans le monde dans tous les modèles de sociétés, peut se définir par un équilibre entre les différentes relations de réciprocité qu'elle abrite et qui la constituent, un équilibre qui est aussi par définition celui des valeurs ressenties à l'intérieur de chaque relation circulaire de réciprocité.

La société "moderne" tend à dématérialiser toute relation de réciprocité autre que celle qui relie un travail personnel rémunéré avec l'entretien de son propre foyer, au travers de divers processus de monétarisation et de dépersonnalisation. En conséquence de cette dématérialisation, concernant la cité et l'intérêt général, on se demande pourquoi on paie des impôts, on en veut pour son argent, on se plaint que les fonctionnaires ne travaillent pas assez... La confusion est telle que beaucoup de citadins - gens sans terre - raisonnent comme si la rue en bas de leur immeuble était une propriété de l'État, ce dernier ayant la charge d'en assurer l'entretien et la permanence d'usage par la magie de son seul pouvoir alimenté par les impôts et taxes. Aucun citadin parisien n'ira chercher un balai chez lui afin de pousser dans le caniveau quelques ordures ou papiers encombrant le trottoir devant la porte de son immeuble, même pas s'il est lui-même à l'origine de ce désordre ponctuel et si l'entreprise chargée du ménage de l'immeuble ne repasse que dans une semaine. Dans les sociétés préindustrielles (même très urbanisées), au contraire, la cité et l'État (ou ce qui en tient lieu) s'ancrent dans la vie courante de chacun par une partie identifiable de l'activité concrète individuelle - activité distincte de l'entretien personnel et hors du cadre des relations avec les seuls proches, cependant parfois déléguée en partie à des artisans spécialistes. Dans nos sociétés "modernes", la perte des liens physiques individuels de la réciprocité élargie est une catastrophe anthropologique débilitante, qui ne peut pas être compensée par les efforts de quelques organisations caritatives - sauf partiellement dans les sociétés mono culturelles où subsiste une forme de code collectif préservant, au moins sous cette forme figée, la permanence de certains comportements d'intérêt général dans la vie quotidienne et son environnement (cf. par exemple, dans certains pays, la propreté naturelle des rues, les poubelles de diverses couleurs aux contenus bien rangés, l'absence de décharges ou de zones abandonnées dans les campagnes...).

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Cependant, cette perte des liens de réciprocité de niveau supérieur, ceux de l'intérêt général, n'est pas inéluctable, même dans une "économie" monétarisée. On peut imaginer, par un effort de réingénierie sociale, la création d'une société moderne où chacun (reconnu comme compétent pour cela) devrait consacrer un jour par semaine à des activités d'intérêt général définies par la collectivité, et où cette journée civique serait rémunérée au niveau d'un "salaire universel de base"... Alors enfin peut-être, nous aurions des métros propres et fonctionnels, le chômage disparaîtrait, de nouveaux matériels et systèmes informatiques seraient fabriqués pour faciliter et organiser les travaux des journées civiques, les cités seraient entourées de campagnes nourricières....

Proposition d'actualisation de la pensée d'Oscar Wilde, en grand écart de la lettre mais vaguement dans l'esprit : "Egarement des masses contemporaines. La liberté, c'est que les autres poursuivent des futilités au prix de grands sacrifices. La justice, c'est que j'obtiens à vil prix tout ce qui m'est de grande valeur".

Note pour les spécialistes. Le concept de "relation de réciprocité" peut être interprété comme une généralisation du concept du "don", bien connu dans certaines disciplines universitaires. Cette généralisation présente au moins trois avantages. Premièrement, sa présentation se dispense du passage par l'exemplarité de quelques pratiques spectaculaires de peuplades attardées (sur la longue route du Progrès et des Lumières passant par l'urbanisation massive et l'industrialisation). Deuxièmement, en partant des sociétés modernes et de la banalité quotidienne, on est obligé de prendre en considération les diverses circularités qui existent dans le temps et l'espace, correspondant aux divers types de relations de réciprocité, allant de la réciprocité la plus intime et immédiate à la réciprocité la plus élargie et diffuse dans le temps, sans tomber dans le piège de la focalisation sur l'analyse des intentions supposées des acteurs ni sur leurs incarnations par des organisations spécifiques consacrées aux actions caritatives ou au mécénat. Troisièmement, le caractère fondamental et globalement structurant des relations de réciprocité dans toute société peut être facilement rendu évident, y compris et surtout dans nos sociétés modernes où l'économie monétaire se trouve alors réduite à un détail logistique. Accessoirement, le problème de l'oeuf et de la poule (qui, de l'être humain et de la société a créé l'autre) est explicitement résolu; la relation de réciprocité reboucle toujours sur la personne. Plutôt que de rechercher une confirmation ou une contradiction du concept de relation de réciprocité dans les oeuvres de grands auteurs, il est donc suggéré de se servir du concept et de ses approfondissements afin de proposer les rééquilibrages concrets à réaliser dans nos vies sociales individuelles, afin de stabiliser nos sociétés fragilisées, et si possible leur redonner du sens. C'est l'économie, la vraie.

Bon, excusez-moi, je descends à la prochaine.

mardi 6 octobre 2015

Merci de comprendre

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Merci d'avoir conservé quelquepart dans votre tête l'idée que vous pouvez trouver quelque chose d'intéressant personnellement pour vous dans un blog rédigé avec soin à l'écart des grand medias, des influences militantes, des oeuvres de commande, des ouvrages imposants.

Merci de constater paisiblement que ce blog-ci traite à la fois du Web, de la transmission des compétences personnelles et du débat démocratique, malgré une apparence de confusion et de mélange des genres en conséquence d'une multidisciplinarité limitée et à la suite de la découverte des connexions instrumentales entre les thèmes cités,

Merci d’admettre que ce blog s'intéresse à des oeuvres populaires relativement marginales, et notamment à des séries télévisées, comme révélateurs de grandes questions actuelles et de certains déplacements de nos imaginaires collectifs, plutôt qu'aux grands auteurs d'autrefois, plutôt qu'aux penseurs professionnels, plutôt qu'aux théories consacrées.

Merci d'accepter, de toute façon provisoirement, la "problématique" sous-jacente de ce blog, à savoir que notre humanité, comme va son économie planétaire, est physiquement condamnée à décliner sans gloire dans les 50 ans au milieu des chiures et des émanations de ses industries et machines sur une planète irrémédiablement bousillée... à moins que nos dieux de diverses obédiences n'accélèrent brillamment le processus par une forme d'extermination sélective, comme d'habitude - comment croire aux vertus des négociations entre notables internationaux autour d'objectifs chiffrés néanmoins abstraits, alors qu'il serait urgent de décider à la fois la réduction partagée et la réorientation de toutes les activités industrielles, spécialement dans le domaine agricole, en même temps que de s'imposer des modèles atteignables de confort minimal des diverses populations, avec les moyens et conditions pour y parvenir dans les délais les plus courts, surtout si ces moyens et conditions sont désagréables, dérangeants,... déshonorants ?

K2cent.jpg Merci d'excuser que ce blog ne conçoive aucun avenir durable de la "dignité humaine" sans une extirpation concertée de certains de nos idéaux devenus incompatibles avec l'intérêt général planétaire, particulièrement les idéaux qui ont servi à nous rendre "maîtres du monde", spécialement ceux que les peuples vainqueurs possèdent en commun (et que certains cultivent encore) - et merci de pardonner que ce blog n'imagine aucune possibilité de changement frontal pacifique de nos certitudes populaires implicites fondées sur ces idéaux dangereux, et s’attache, au contraire, à rechercher les moyens démocratiques (au sens propre) d'influencer nos comportements courants et nos façons de penser quotidiennes sans attendre qu’éventuellement, par conséquence naturelle tardive et dans le meilleur des cas, le changement du monde induise la révision ou l'abandon souhaitable des idéaux obsolètes.

Merci de deviner pourquoi ce blog s'intéresse logiquement à l'arriviste (et à l'espion), comme types de l'acrobate social dans toute société "moderne" urbaine – sans référence à aucun « paradoxe du comédien ». Interfuts.jpg

Merci d'avoir bien noté l'idée fondatrice de ce blog : le Web constitue de fait la seule infrastructure universelle potentiellement utilisable pour abriter la construction d’un avenir digne entre citoyens planétaires dans une forme de démocratie directe planétaire qui ne suppose ni révélation ni révolution préalable.

Merci de ne pas regretter que ce blog refuse toute élaboration théorique générale de "la" société réelle ou virtuelle, mais tente seulement de développer des modèles d'usage limité à certaines interactions personnelles formelles.

Merci de comprendre pourquoi de tels modèles de convergence doivent permettre une relative indépendance de leurs utilisateurs aux psychologies individuelles et aux logiques locales mais impériales de civilisation - autrement dit, on doit concevoir ces modèles pour des rencontres "hors sol" (pour ne pas dire extraterrestres) entre personnes humaines dont on n'a aucune connaissance a priori - voir notre modèle CHOP et nos propositions d'étiquette de dialogue à titre d'illustrations.

Merci de distinguer dans ce blog l'effort d'indépendance des valeurs morales et des conditionnements mentaux, pour s'approcher de solutions universelles à partir de bases autant que possible purement instrumentales - la perfection n'étant pas humainement concevable de par la nature des choses.

Workend.jpg Note. Les images de ce billet sont des couvertures de quelques livres et journaux des années 1965-95. Les futurs de cette époque sont à présent réalisés d'une manière ou d'une autre, y compris par ailleurs malheureusement les prédictions du scénario "business as usual" du rapport Meadows (Club de Rome), Nous sommes donc sur une mauvaise trajectoire en tant qu'espèce soumise à la physique planétaire. Ce n'est pas étonnant, nous pressentions bien que nos dirigeants étaient incompétents face à un défi global non négociable et que la plupart de nos maîtres à penser étaient de sinistres clowns. D'ailleurs, les paramètres d'inquiétude de nos prévisionnistes ont-ils changé avec l'évidence montante de la transformation hostile de la planète, ont-ils enfin placé cette évolution au centre de leurs logiciels plutot qu'à la périphérie ? Les décryptages à froid de nos éditorialistes et les élans philosophiques de nos penseurs dépassent-ils le niveau du commentaire des actualités locales ou de leur exploitation mercantile ? Ont-ils cessé d'alimenter la flamme de rêves héroïques de conquête, la ferveur d'utopies refuges maintes fois racommodées ? Les illusions du progrès continu de la civilisation et du confort, tempérées d'inquiétudes bonnasses, à la mode des années de croîssance automatique d'après la deuxième guerre mondiale, continuent d'alimenter les discours politiques, les ouvrages de convenance, les esprits sous influence, y compris dans certains domaines scientifiques ou prétendument tels, et ces illusions demeurent massivement majoritaires face à quelques esquisses de scénarios volontaristes qualifiés d'alternatifs par les propagandistes criminels. Par contraste, dans le domaine de la sociologie, le livre si peu théorique de Berger et Luckman a bénéficié d'une réédition récente, dont la nouvelle préface éclaire grandement la pertinence actuelle. Osons ajouter : en amont de ce blog.

vendredi 19 juin 2015

Pour une science humaine du monde futur

Ce billet est consacré à diverses directions de recherche utiles à l'élaboration d'un monde futur, concernant la communication entre les personnes, afin de favoriser la création d'une humanité plus responsable et conviviale. En particulier, via le Web, la nature de la communication manquante concerne aussi bien la transmission directe des compétences que des formes nouvelles de démocratie directe.

Il reste beaucoup à faire pour l'ouverture de la communication entre les personnes, mais tout est possible techniquement.

Il reste beaucoup à faire : en dehors des échanges dans un cadre étroit (par exemple, au cours de l'exécution d'un projet - et encore...), on ne sait encore "communiquer" que dans le but de s'imposer, on ne sait "débattre" qu'en brandissant ses propres valeurs et ses propres totems et en accusant les autres de les piétiner ou d'en être indignes, on ne sait transmettre des compétences que par une relation entre dominé(s) et dominant… La prise de conscience généralisée de cette inefficience ne relève pas d'une seule science humaine, mais de "la" science humaine, une science qui s'attacherait concrètement à la recherche d'un projet permettant à l'humanité de dépasser l'échéance du prochain siècle - toute autre « science » n'étant que du divertissement, au mieux une aide à vivre. En effet, la situation présente de l'humanité sur terre nous accorde tout au plus une cinquantaine d'années avant que la dégradation des conditions de vie, du fait de notre pillage irrémédiable de la planète, nous impose des solutions radicales de survie en opposition aux principes fondateurs des droits de l'Homme - malheur à nous si nous n'avons collectivement rien appris depuis l'ère néolithique !

Tout est possible techniquement : les prémisses des sciences utiles et les instruments d'extension de la communication sont à disposition.

Cependant, il existe des obstacles considérables. Parmi ces obstacles, les plus lancinants sont la saturation de la pensée par des sciences futiles, et l'asservissement des esprits par le dévoiement du Web en miroir hypnotique géant.

Les sciences futiles font partie du business as usual, elles s’attachent à traiter les questions embarrassantes pour leur donner des réponses fallacieuses ou grotesques selon le contexte. Elles entretiennent la stérilisation de la pensée contemporaine, toujours imprégnée d’idéaux héroïques et bercée par la présupposition d'une Humanité dont le destin propre dépasserait celui de son environnement, dans toutes les variantes pseudo religieuses et pseudo politiques.

Dans ces conditions, des « révolutions » se feront peut-être çà et là dans le monde des humains, mais elles n'engendreront aucun changement dans les idées ni dans les comportements. Et le jour prochain où « on » sera contraint d'affronter concrètement l'évidence qu'il y a trop d'humains sur notre planète bousillée, non seulement trop de consommateurs mais trop de générateurs de déchets ravageurs, le jour où « on « se dira qu’après tout c’est très simple, c’est notre prochain qui nous pompe notre air, alors adieu l'humanité ! La réalité brute de la compétition planétaire écrasera toutes nos « vérités » humanistes.

Le Web est devenu l'agent principal de concentration et de diffusion des sciences futiles, un agent de leur production. Le Web a été détourné de sa conception originelle pour devenir le vecteur de services fournis "gratuitement" par de grandes entreprises très rentables, un foyer de manipulation à grande échelle, une machine à bonheur par auto hypnose, dans l'illusion d'une communauté exhaustive des savoirs et d'une immédiateté des compétences. C'est l'instrument de la stagnation par excellence, l'analogue d'un Versailles du Roi Soleil dans le royaume de France, mais sans les caravanes de l'Orient lointain, sans le Nouveau Monde, sans les contrées vierges à découvrir, sans les peuples « sauvages » à subjuguer.

En d'autres termes, dans le prolongement des tendances actuelles, notre équilibre personnel entre la vie et la stupidité va se réduire demain, par force, à un choix entre la mort et l'animalité. Car nos humanistes, nos savants, nos gens de pouvoir, qu’ont-ils fait pratiquement, après deux terribles guerres mondiales, pour éviter l’élection « démocratique » de dirigeants sur la base de programmes indignes, pour rectifier les lignes d’actions des mauvais gouvernements, pour écarter du pouvoir les fous, les accapareurs… ? C’est commode de brandir « nos valeurs » en prenant des airs importants, de pontifier sur l’existence des « contre pouvoirs » institutionnels et sur ceux de la « société civile ». C’est beau de « débattre » de pures croyances entre gens du monde en balançant quelques chiffres pour éblouir les naïfs. C’est confortable de se réfugier derrière des slogans dénaturants du genre « démocratie Internet » pour faire croire que l’on est en phase avec « le monde qui change ». C’est grisant de faire comme si « l’économie » se réduisait à la finance et représentait ainsi la fonction essentielle de l’humanité. Ces discours et ces postures sont permanents dans nos médias. Pourtant, presque tout le monde les ressent comme illogiques, dangereux, ennuyeux, mortels. Mais, pour en sortir, il faudrait une imagination pratique qui ne semble plus à la portée des spécialistes, et nécessiterait donc une collaboration constructive en équipes multi disciplinaires (constituées de citoyens porteurs d'expériences diverses de la vie). Exemple : alors que la mode au sommet de l'Etat est de singer « l’entreprise », pourquoi personne ne propose d’appliquer une démarche de « Qualité » au fonctionnement de nos démocraties, obligeant à préciser les finalités politiques au-delà d’un horizon de gestion courante, à créer un ensemble de mesures pratiques de la qualité des actes gouvernementaux et des lois en regard de ces finalités, avec une qualification des erreurs et des succès… ? On devrait évidemment s’inspirer des méthodes de maîtrise de la qualité des logiciels, plutôt que des produits industriels, bien que la démocratie soit un « produit » de masse par excellence. En se fondant simplement sur l’observation de l’expérience historique des démocraties, on pourrait affirmer qu’un système de « qualité démocratique » ne pourra s’appuyer sur le seul autocontrôle par les dirigeants eux-mêmes (même temporaires), mais devra faire appel à des assemblées de citoyens (à créer), en relation avec des institutions internationales (à créer). De toute façon, c’était pour hier…

Dans ce billet, nous présentons sommairement trois axes de recherche, à l'occasion de parutions récentes qui témoignent de la persistance de sciences véritables ou tout au moins, font ressortir l'intérêt de leur développement en tant que sciences humaines. Sans prétention à l'exhaustivité. Sans même revendiquer une originalité ni une profondeur spéciale dans l'analyse. Mais non sans peine, de l’intérieur de l’immobilisme mental régnant…

1/ Pour une science de la transmission des valeurs pratiques

Notre vie quotidienne est fondée sur des valeurs sociales pratiques que nous avons absorbées dès l'enfance et que nous pratiquons constamment. Ces valeurs-là ne sont pas des abstractions savantes. Elles encadrent bien concrètement et pesamment nos façons de nous conduire, de penser, de raisonner, en privé, en famille, en public... D'ailleurs, pour commencer, elles fondent notre conception du champ du public, de la famille, du privé... Comme notre interprétation spontanée de l'espace et du temps dans nos vies courantes.

Ce sont des credos intimes, que nous ne remettons jamais en cause sauf choc mental ou changement d'âge de la vie, comme on dit.

Il est évident, il devrait être évident... que tout le monde n'a pas les mêmes valeurs pratiques, pas les mêmes fondations ni les mêmes limites dans l'élaboration des construits mentaux. Et que des gens mentalement différents de nous, très différents de nous, vivent avec nous, dans nos organisations, dans nos familles parfois, et d'autant plus avec le brassage des peuples dans le courant de la "mondialisation". Pas besoin d'aller déranger des "primitifs" au fin fond d'une vallée perdue pour "rencontrer" des gens bizarres (tout est déjà dit dans le terme "rencontrer", hélas), rechercher les détails croustillants de leurs étrangetés, ni que certains en fassent des livres, nostalgiques ou sensationnels, mais véritablement futiles en regard du besoin urgent de constituer une humanité planétaire.

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Dans la perspective d'une mondialisation plus fortement contrainte, sous la force de l'urgence imposée par le rapetissement de l'espace terrestre vivable, il serait opportun de commencer d'imaginer comment nous pourrions nous entendre, voire nous supporter, voire coopérer de manière solidaire, entre sociétés humaines différentes. En effet, les alternatives ne sont guère compatibles avec la déclaration universelle des « droits » de l'être humain.

Rares sont les ouvrages susceptibles de nous éclairer a minima sur la réalité des obstacles à une telle coexistence des sociétés fondées sur des valeurs pratiques différentes. Rarissimes sont ceux qui parlent des possibilités de surmonter ces obstacles pour constituer une forme de collectivité responsable.

Dans la série des oeuvres d'Emmanuel Todd, l'ouvrage "Qui est Charlie" (Editions du Seuil, mai 2015) en est un, malgré son sous-titre "Sociologie d'une crise religieuse" qui pourrait être plutôt "Sociologie de la transmission des valeurs".

Car le sujet de fond, à travers l'analyse géographique des différences de comportements collectifs à la suite d'un événement dramatique local hyper médiatisé, c'est la permanence de certaines différences de valeurs dans les régions de France (pourtant un petit pays en surface). Ces valeurs-là, l'auteur a décrit dans d'autres ouvrages leurs principaux vecteurs de reproduction sociale, parmi lesquels : les modalités de transmission des héritages, la structure de vie familiale de référence, les niveaux et principes d'autorité dans les familles, l'idéal de réussite sociale, etc. Dans "Qui est Charlie", il aborde le sujet de l'assimilation progressive aux valeurs locales des populations nouvellement installées et culturellement isolées. La mixité des mariages est un facteur évident d'infusion culturelle dans les valeurs locales, mais son effet est d'autant plus lent que cette mixité peut commencer seulement après plusieurs générations de coexistence entre les populations nouvelles minoritaires et les populations installées. L'auteur dénonce la résurgence de comportements intolérants dans la société française, notamment sous couvert de discours identitaires, au niveau étatique comme à l'intérieur de divers segments de populations, avec un pessimisme noir mêlé d'ironie.

Ce qui est important, c'est que cette démarche d'analyse nous fait prendre du recul par rapport au "principe" de légitimité démocratique majoritaire, par rapport au bon sens commun, par rapport au ressenti primaire qui est censé s'exprimer uniformément en manifestation de masse, par rapport à l'idéologie du progrès monodimensionnel... Malheureusement, la violence des critiques contre l'ouvrage "Qui est Charlie" témoigne, au contraire, de l'asservissement mental (ou intéressé) d'une large proportion de hauts personnages, en tous cas ceux dont on nous diffuse les opinions. Alors qu'il y avait là une bonne occasion d'élever le niveau de notre pensée sociale et politique.

Bref, les grands officiers de la doctrine ont senti le danger, et l’auteur fut contraint, comme un Galilée de la science humaine, à plusieurs reprises sur les ondes, de se prosterner devant divers totems de la pensée canonique, ou alternativement de batailler avec des moulins à vent.

Plus que l'interprétation des analyses, plus que tel détail des opinions exprimées par l'auteur, ce qui vaut dans cet ouvrage, c'est l'audace d'examiner nos valeurs pratiques comme sujets d'études et d'imaginer comment elles pourraient évoluer. Le problème, s'il faut en trouver un, c'est que l'auteur a mélangé, dans son ouvrage, l'interprétation d'une analyse méthodique avec une argumentation de nature politique sur l'avenir de la société française. On ne peut pas le lui reprocher, que l'on soit d'accord avec cette argumentation ou pas. L'auteur termine par une citation à propos d'un trait de caractère qui serait spécifique à l'intellectuel français : celui de ne pas prendre ses théories trop au sérieux. C’est un trait commun à tout scientifique.

Notes de méthode

La rigueur scientifique des analyses présentées dans "Qui est Charlie" a été mise en cause. C'est, à notre avis, encore une mauvaise manière de critiquer l'ouvrage.

En effet, ce que l'on peut mettre en cause dans une analyse multifactorielle, c'est d'abord la technique de présentation des résultats en regard de l'échantillon de population et des facteurs analysés, et ensuite surtout l'interprétation qui en est faite, parce que cette interprétation est toujours subjective. Cette critique-là n'a rien à voir avec une illusoire "rigueur" scientifique mais tout à voir avec la démarche scientifique, telle qu'on la retrouve dans n'importe quelle discipline des sciences (la mathématique et ses variantes mises à part si on les considère comme de purs jeux de l'esprit).

Au passage, je me permets de signaler que dans un certain ouvrage de Pierre Bourdieu, on trouve un exemple de présentation totalement foireuse d'une analyse multifactorielle, mais pour une interprétation parfaitement acceptable - qui oserait taxer Bourdieu de malhonnêteté intellectuelle ?

La démarche d'analyse, de présentation et d'interprétation de "Qui est Charlie" nous semble bien conduite au plan de la démarche scientifique, même si on peut critiquer l'étroitesse de la liberté concédée au lecteur face à l'interprétation qui lui est fournie. Toute personne ayant pratiqué ce genre d'analyse à facteurs multiples sait à quoi s'en tenir. Même si le niveau de signification statistique des axes principaux qui ressortent de l'analyse est "bon" (c'est-à-dire relativement à ce qu'on obtiendrait par une répartition au hasard des facteurs analysés dans la population), l'interprétation de ces axes n'est pas donnée. Sauf quand la décomposition analytique des éléments de la population analysée induit d'elle-même les combinaisons de facteurs principaux qui vont alors immanquablement se dégager. C'est pourquoi, il faut se méfier des évidences qui ressortent "en confirmation" et rester ouvert à la révélation de l'inattendu. Preuve a contrario : la fausseté de récentes prévisions de résultats d'élections.

Nous avons connu, dans les pays de l'OCDE, une époque de prévisions certaines et d'analyses rigoureuses, mais ce n'était pas de la science. C'était la période des années 60-80 de croissance économique, où beaucoup de variables économiques (de fait, presque toutes les variables économiques) pouvaient être corrélées au PIB avec un bon niveau de confiance statistique. Et ce niveau de confiance augmentait encore lorsqu'on osait corréler les variations d'une année sur l'autre. Mais on a su très tôt que ces fortes corrélations ne démontraient pas une relation de cause à effet, que d'autres interprétations expliquaient tout aussi bien, voire mieux, les corrélations : diffusion générale du climat saisonnier de croissance des affaires (effet Panurge), artificialité de convenance des chiffres constitutifs des séries économiques (en résultat de la commune tambouille des statisticiens économistes unanimes et cohérents). Déjà, dans cette période 60-80, on savait qu'il était inepte de titiller la deuxième décimale du PIB, et que la première loi physique explicative de la croissance du PIB de nos sociétés évoluées se réduisait brutalement à celle-ci : "plus on consomme de pétrole (ou d'équivalent pétrole), plus cela pousse" !

Plus tard, on s'est rendu compte que « plus cela pousse », plus cela produit de déchets qui se déversent dans les mers, et plus cela crée des émanations qui polluent l'atmosphère - bref plus nous pillons la planète sans possibilité de retour.

On le savait déjà : la vérité des performances de l’espèce humaine est "ailleurs". Sur cette planète, la performance physique de l’espèce demeure du niveau le plus bestial, la technologie ne fait qu’amplifier et accélérer la dévastation. Dans la continuité, l'espèce humaine sera donc mécaniquement effacée par la force de cette vérité-là, par un anéantissement progressif entièrement subi ou « agrémenté » de jeux de sélection cruelle. Un autre destin physique ne s’ouvrira que si nous prenons du recul sur les valeurs pratiques qui dissimulent notre prédation ou l’ignorent, en tous cas nous empêchent de changer de comportement. Il est donc urgent de prendre le pouvoir sur nos valeurs si nous voulons maîtriser collectivement et solidairement notre destin. Ou alors abdiquons carrément notre humanité - il existe tant de manières de le faire, simplement agréables ou divines, hélas toutes bien « naturelles », et tant pis pour les générations suivantes...

2/ Pour une science du changement de comportement des gens ordinaires

Beaucoup d'oeuvres et d'ouvrages récents nous parlent de héros et de hauts faits du présent et du passé, réels ou imaginaires. Ils témoignent surtout de nos mythes et de nos valeurs du moment. Dans ce domaine, l'abondance contemporaine n'est nullement médiocre. Son seul défaut est de rendre plus difficile l'appréciation des changements de ces mythes et valeurs dans l'histoire de l'humanité et de décourager la recherche des raisons de ces changements au profit d'une illusion de convergence vers des valeurs communes, un mode de vie commun, une façon de penser commune et de fait vers une forme de religion commune. C’est que, pour être publié, il faut bien vendre sa production au plus large public possible, n'est-ce pas ?

Sous la saturation massive des courants intellectuels dominants, on ne peut retrouver une liberté de penser qu'aux marges de nos sociétés modernes, et seulement dans la mesure où ces marges sont connectées aux courants dominants au travers de filtres suffisamment grossiers, car on ne peut espérer échapper aux courants dominants dans la finesse. C'est pourquoi, probablement, certains savants ont étudié les fous et la folie au cours des âges, les prisonniers et les prisons au cours des siècles, les moeurs des dernières peuplades sauvages, etc.

Cependant, nous disposons d'autres sources d'expériences de remise en cause individuelle des valeurs pratiques, spectaculaires et de l'espèce la plus traumatisante. Il suffit pour cela d'entrer dans le "monde de l'entreprise" ou de la grande organisation « moderne » ! Mais un observateur non impliqué dans sa survie propre pour y « gagner sa vie » n'en apercevra pas grand chose, encore moins s'il se contente de quelques séjours aménagés de l'extérieur, comme un explorateur en terre inconnue. Non, c'est comme la guerre, la prison ou l'esclavage, il faut l'avoir vécu avec ses semblables dans sa chair et son âme et y avoir réfléchi avec d’autres qui l'ont vécu ailleurs différemment…

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Tiens, justement, le retour à la maison des prisonniers de guerre après une longue période de soumission dégradante, est un nouveau thème de série télévisée, bien plus spectaculaire potentiellement que le récit individuel d'une plongée dans le vide après une mise à la porte ou à la retraite d’une entreprise ou d’une organisation. Le développement scénaristique du thème des ex prisonniers de guerre s’avère facile à développer en croisant des sous thèmes et des situations analogues aux poncifs bien rodés par ailleurs dans d'autres séries.

Personnellement, j'ai été favorablement surpris par la série Hatufim. Dans l'interprétation des prisonniers de retour après des années de captivité, j'ai revécu certaines manières de mes oncles qui avaient "fait la guerre" de 39-45 en grande partie en séjour forcé dans le pays vainqueur.

Hatufim est une série déstabilisante parce que le mélange des genres y rend banals les actes et situations exceptionnels, sans que l'intérêt faiblisse. La série parvient à nous décrire tous les personnages comme des gens ordinaires, même ceux des forces spéciales surentraînées. La série mélange la comédie familiale (les premiers rôles sont féminins), les drames personnels et quelques épisodes tragiques. C'est au point que les machinations et les errements des contre espions demeurent en arrière plan tout au long de la série, et que même les plus horribles scènes d'avilissement dans la captivité des prisonniers ne prennent réalité qu'à la fin. Tout le reste, à la fois lumineux et bien pire, c’est la vie tout simplement.

Autre caractéristique rare : dans Hatufim, on voit des adolescents qui (se) font peur et (se) font rire sans faire pitié.

Ce qui est frappant concernant les ex prisonniers de guerre, c'est que personne, jamais, ne s'intéresse en profondeur à leur expérience personnelle vécue en tant que prisonniers. Pas seulement parce que cette expérience personnelle serait difficile à communiquer, exigerait une coopération méthodique pour être recueillie, assumée, comprise, intégrée éventuellement au bénéfice de tous. C'est simplement que seuls les écarts gênants aux comportements normaux du temps présent, les écarts aux façons de penser habituelles, intéressent les autres, la famille, la société en général. Les comportements divergents des ex prisonniers, on les catégorise comme des séquelles et tout est dit ! Pourtant, dans ces divergences, il n'y a pas que les crises nocturnes, les cauchemars et les flashs…. Même les contre espions ne s'intéressent aux personnes que ponctuellement, pour se renseigner sur le camp d'en face et afin de s'assurer que les ex prisonniers n'ont pas été retournés en ennemis de l'Etat. Ils ne font rien de plus que leur boulot au sens le plus étroit.

Or, il apparaîtra peu à peu que le syndrome de Stockholm, celui du prisonnier mentalement retourné par l’ennemi, n’explique pas grand-chose – jusqu’à rien du tout - et en tous cas, ne pèse pas lourd face à la haine pure nourrie de bêtise et d’esprit de revanche.

A la fin de la série, après diverses péripéties familiales et guerrières, on conclut sur une forme d'échec : le choix de réinsertion des ex prisonniers se réduit à l'alternative entre la réintégration dans la famille ou la fuite vers une existence asociale, dans les deux cas après la douloureuse découverte que les ex prisonniers sont devenus d'autres personnes.

Bien entendu, malgré la publicité faite au retour des ex prisonniers par la société civile au grand large, cette société perpétuera la normalité des haines et des peurs comme s'il ne s'était rien passé, plutôt que de capitaliser sur un signe d’ouverture et de paix. Bon, on constate bien quelques bizarreries du comportement personnel des ex prisonniers, mais cela ne peut être que l'effet des mauvais traitements, donc surtout on oublie, cela va disparaître tout seul ! Tout le monde est bien d’accord, que ceux que l'on doit respecter et admirer, ce sont les guerriers. Que les plus valeureux soient dévorés par le poison de la vengeance ou par la terreur de l'autre, n'aspirent qu'à tuer un maximum de méchants ou à les maintenir dans la souffrance et l'humiliation, c'est normal, c’est la guerre…. Oui, cela ne peut pas s’arrêter, c’est devenu constitutif de cette société-là. Et certainement il faudra un événement exogène pour extirper cette guerre.

Au-delà, la série Hatufim nous offre le constat de l'adolescence de nos sociétés "modernes", incapables d'évoluer au-delà d'un modèle constitué au néolithique. C’est aussi l’évidence que les expériences isolées qui se déroulent hors des valeurs pratiques reconnues dans une société n'ont, au sens propre, pas de sens pour cette société.

Et alors, c'est bien comme cela ?

Car ce n’est pas un cas si particulier, le prisonnier de guerre soumis à une conversion ! La brutalité de la conversion peut-être, mais pas ce qui suit la conversion, même pas l'obligation de la conversion elle-même. En effet, qu'on ne me dise pas que la vie "normale" dans une entreprise, une grande organisation, même dans une famille ou un groupe social quelconque (y compris les gens du voyage), n'a rien à voir avec une vie sous contrainte. Pour un employé qui change d’entreprise (c’est aussi violent mais différent pour un cadre dirigeant), par exemple, il existe une obligation de conversion mentale qui se traduit dans les comportements quotidiens, même s’il n’y a pas de reconversion professionnelle au passage. Ce qui caractérise le cas du prisonnier, c'est banalement l'unicité forcée du lieu, des gestes, des types d'échanges avec des supérieurs robotisés, et de facto la mise hors circuit des projets en cours avant l'emprisonnement - l'ensemble constituant ce qu'on appelle la privation de liberté, par ailleurs considérée comme normale dans certaines groupes sociaux particuliers (cas extrême : les moines cloîtrés). Bref, l'être mental social ordinaire pourrait être assimilé à un prisonnier ambulant, dont la prison se reconfigure à chaque entrée dans un groupe social ou chaque sortie d'un groupe, sachant qu'à un instant donné, plusieurs groupes sociaux définissent sa prison à géométrie variable.

Revenons à l'urgence : imaginer comment on pourrait concrètement faire converger toute l'humanité dans toute sa variété, pas seulement quelques individus influençables ou déficients, vers des comportements responsables pour l'avenir de la vie humaine sur notre planète. Evidemment, pour un tel dessein, on ne peut pas compter sur l'artisanat de la conversion individuelle, ni sur la "duplicité" résultant du trop fameux syndrome de Stockholm, même si cette duplicité est relative à son anomalie. Cependant, observons que, pour de grandes causes communes, on sait très bien violer mentalement les gens en foule et sans douleur, en s'appuyant sur le mimétisme compétitif et sur un autre credo primaire, celui du "groupie social", autrement dit sur la pression du groupe, en soi inexistante mais bien agissante dans l’esprit du pressionné qui en redemande en ajustant l'idée qu'il s'en fait - non, ce n’est pas le réflexe moutonnier, c’est quelque chose de profondément humain, avec une intention bien consciente de participer... Ce syndrome-là ne porte pas de nom, nous l'avons tous vécu et nous le revivrons, et il serait urgent d'en extraire une méthode communément acceptable plutôt que d'en refouler l'étude au prétexte de la confusion avec des valeurs ineptes, en l'associant systématiquement aux rassemblements patriotiques, congrès politiques, et autres dynamiques pseudo religieuses.... En tous cas, presque tout ce qui a été dit ci-dessus peut être reproduit à propos de ce "nouveau syndrome", propension caractéristique de la "nature humaine".

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Note sur la série Homeland. A part le thème général repris de Hatufim, celui du retour du prisonnier de guerre, c'est une série télévisée américaine typique à grand spectacle. Redistribution des personnages de Hatufim par agglomération et exagération paroxysmique de leurs caractères pour en faire des personnages exceptionnels (interprétables seulement par de formidables acteurs). En contraste, abondance des poncifs des séries américaines : petits événements habituels de la vie de famille en pavillon sur jardin sans clôture, grandes réceptions organisées par de puissants personnages, escapades sexuelles des protagonistes, idem pour leur progéniture adolescente. L'attentat sanglant à la fin de la première saison en plein centre de Washington DC fait partie des rebondissements rebattus des séries d'espionnage, sur fond de complot contre un ou plusieurs hauts personnages de l'Etat (Arlington Road). Plusieurs détails importants transposés de la série originale Hatufim, sont caricaturés. Notamment, la nécessaire duplicité de certains personnages pour leur propre survie est ici présentée comme une spécificité culturelle d'un pays hostile; la frontière entre les bons et les méchants n'est jamais floue, l'héroïsme n’existe que dans le camp des bons. On notera cependant que Brody, l'ex prisonnier aux allégeances vacillantes, pourtant soumis à un syndrome de Stockholm renforcé, aura finalement personnellement exécuté deux grands responsables de guerre sale, celle où on tue des enfants, un dans chacun des camps. Quelle invraisemblable morale cet équilibre est-il censé représenter ?

Note. Conjecture sur le niveau maximal de duplicité d’un être humain normal en situation dangereuse. On peut utiliser le modèle CHOP, dans la mesure ou c'est la communication du personnage avec les autres qui prime pour lui au point qu'il y joue son existence. On a déjà insisté, dans la présentation de ce modèle d’interaction, sur la normalité de l'absence de contrainte logique entre les couches mentales participantes et sur l'existence de constructions pas finalisées, d'essais en cours dans certaines couches mentales. Comment sinon expliquer la duplicité apparemment tout à fait extraordinaire du prisonnier de guerre Amiel dans Hatufim ? C’est plus qu’une victime du syndrome de Stockholm, c’est un acteur du syndrome. Sa conversion est réelle, rien n’est feint dans son comportement nouveau dans la société qui le détient. Tout se passe comme si ses anciens credos, valeurs, comportements étaient simplement remisés. On peut modéliser une telle duplicité par la création de nouveaux credos intimes, mais aussi par l'encapsulation des nouvelles valeurs à l’intérieur de projets ou de comportements de court terme, afin que les conséquences de ces projets et comportements n’entrent pas en conflit direct avec des credos ou des valeurs précédemment implantés. Autrement dit, la logique de la duplicité consiste, dans ce cas, à répartir sur des échelles de temps différentes les traductions des valeurs et credos potentiellement en conflit, de manière qu’il n’existe aucune hésitation dans l’activité courante. Cela explique la rapidité des décisions prises par Amiel aux moments critiques de son évasion. En attendant, Amiel est en permanence un homme de projets, car ses projets, y compris celui de son évasion, remplacent sa prison. On voit bien dans Hatufim par quelle brisure s'est introduite la soumission d'Amiel à l'apprentissage volontaire de nouveaux comportements, ainsi que son ouverture à de nouvelles valeurs et de nouveaux credos (ce qu'on appelle couramment une conversion) : l’acte criminel commis contre lui par ses codétenus l'oblige à se recroqueviller mentalement sur son credo primaire de survie personnelle, en attente d’une offre de renaissance. C’est d'ailleurs un acte criminel symétrique, commis plus tard par Amiel sous la contrainte, qui va précipiter son détachement de sa nouvelle communauté, mais peut-être c'est seulement un artifice du scénario.

3/ Pour une science des racines et des credos intimes

Encore une fois, il ne s’agit pas ici des croyances élaborées, ni des mythes construits dans notre nuit des temps, ni des valeurs éternelles enseignées par nos grands prêtres ou équivalents, mais des valeurs pratiques de la vie quotidienne et des credos intimes de l’être banal social ordinaire. Donc pas besoin d’une analyse profonde des psychismes, mais d’une simple observation méthodique.

Dans une société « moderne », ce sont des questions comme celles-ci : Qu’est-ce que la réussite sociale pour vous ? Qu’est-ce que vous souhaitez pour vos enfants ? Qui a l’autorité dans la famille, sur quoi ? Comment répartissez-vous les héritages dans votre famille ? Pourquoi avez-vous des enfants ? Elever des enfants, qu'est-ce que cela veut dire pour vous dans votre vie quotidienne ? Où placez-vous la limite entre privé et collectif ? Etc.

Evidemment, ce sont des ouvrages d’anthropologie qui s’approchent le plus de ce type d’observation systématique. Malheureusement, pour diverses raisons compréhensibles, beaucoup de ces ouvrages sont ennuyeux, soit par l’abondance des détails sur une société donnée dont les mérites particuliers au bénéfice de l’humanité en général paraissent forcément plutôt minces, soit par l'approfondissement sensationnel de certaines "monstruosités" des sociétés « primitives » en regard de nos sociétés « modernes », soit par l'intention de dynamiter nos sociétés dominantes au fil des observations "objectives" de gens supposés plus authentiques.

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Autrement dit, rares sont les ouvrages accessibles au commun des mortels et qui tentent de nous apporter quelque chose dans notre existence présente, à partir de cette existence telle qu'elle est dans sa variété actuelle ou (pré) historique, sachant que nous allons tous, d’une manière ou d’une autre, être contraints d’abandonner nos comportements contraires à la survie de l’humanité sur la planète.

Citons un livre de Jared Diamond, Le monde jusqu’à hier (Folio, Gallimard 2013) en version de poche. Cet ouvrage n’apprend certainement rien aux spécialistes, mais beaucoup à tous les autres. Le sous-titre « ce que nous apprennent les sociétés traditionnelles » traduit bien l’intention, mais il ne faut pas espérer des solutions complètes, seulement quelques trucs oubliés qui pourraient nous simplifier la vie, quelques possibilités d’amélioration de nos institutions, quelques prises de recul sur notre humanité, avec le rappel de certaines contraintes naturelles gommées artificiellement par la vie moderne. Il s’agit des enfants, de la vie de famille, de l’étiquette en société, de la survie dans la nature, du traitement des personnes âgées, des diverses façons de faire justice, de l’autorité, des fonctions de la religion et des institutions, de la diversité linguistique, des voyages, de l’évitement des risques, de la frontière entre commun et privé, du commerce et de tout ce qui s'échange en dehors du commerce, de la santé, etc. Tout cela au travers d’observations de sociétés traditionnelles contemporaines ou récemment éteintes.

Il faudrait commencer par se les dire entre nous et à nous-mêmes, nos racines et nos credos intimes, pour que le mot fraternité puisse avoir un sens et qu’une forme de convivialité puisse se créer et que nous puissions construire un avenir. N’est-ce pas évident ?

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