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lundi 11 décembre 2023

Pour un exercice scolaire en informatique

Bien entendu, le plus important en informatique, c’est d’apprendre à s’en servir.

FabH.jpg

Même pour ce seul objectif, et surtout pour ce seul objectif, on peut essayer d’imaginer des exercices formateurs à la hauteur de l’enjeu et de l’universalité de l’outil.

Un exemple est fourni via les liens suivants pour téléchargement :

http://cariljph.free.fr/exemple/Xpe.pdf

http://cariljph.free.fr/exemple/ParallXpe.zip

Le premier lien pointe sur un article de recherche expérimentale sur la programmation du parallélisme sur ordinateur de bureau.

Le deuxième lien pointe sur un dossier compressé contenant les logiciels développés dans divers langages pour réaliser les expériences décrites dans l’article.

Extrait de ce qu’un élève peut en apprendre par lui-même à partir de quelques bonnes questions :

  • comment rédiger un article technique en anglais, afin de le proposer à une société savante pour publication ou en vue d’un exposé dans une conférence internationale
  • comment tirer la substance d’un article même si on ne comprend pas tout, ou si on y trouve des défauts
  • comment établir une modélisation mathématique simple de résultats d’expérience et comment l’exploiter
  • comment mettre en doute concrètement des opinions courantes
  • comment fonctionnent nos machines informatiques

Quelques idées de bonnes questions :

  • L’article est-il toujours en bon anglais ?
  • L’article est-il scientifique ?
  • La logique de présentation aurait-elle été différente en russe, en chinois,… ?
  • Comment vérifier la reproduction des expériences sur d’autres machines que celles des auteurs ?
  • Peut-on porter au moins partiellement l’expérimentation sur un smartphone ?
  • Qu’est-ce que l’article remet en cause explicitement, implicitement ?
  • Quelle est la part de l’imagination dans la démarche de l’article ?

Les vraies « bonnes questions » dépendent des personnes, des lieux, des circonstances, des matériels et des réseaux de travail.

Evidemment, ce qui est proposé ici ne convient pas au cadre d'un examen ponctuel. C’est à comprendre comme un support initiateur d’échanges et de coopérations étalées sur plusieurs semaines entre éléves, entre élèves et professeurs, entre professeurs, en parallèle des autres enseignements.

En espérant pour chacun toujours plus que ce qui était prévu…

mercredi 30 septembre 2020

Tous les fils ne sont pas des liens

Ce billet reprend une partie des billets antérieurs en un seul tenant, toujours en langage simple pour actions tout de suite ou presque. Vous êtes prévenu.

Le moteur des civilisations

D'un point de vue pratique, le moteur d'une civilisation humaine en tant qu’objet technique, celui qui fournit la puissance pour la faire évoluer, ce sont les relations des gens entre eux.

Serait-il trop banal de s'intéresser à ce moteur-là en tant que tel, plutôt qu'à ses productions matérielles, techniques et morales ? Au contraire, dans l'évolution accélérée de notre monde moderne, ne serait-il pas urgent de savoir activer ce moteur du pouvoir humain ? Et pour cela, ne faut-il pas cesser de confondre ce moteur relationnel avec ses canaux d'action les plus apparents : des liens sociaux institutionnalisés supposés universels ?

Des civilisations passées, nous retrouvons des témoins de leurs productions : objets, habitations, fondations urbaines, espaces organisés, murailles, champs cultivés, monuments, décors, et même des écrits pour quelques civilisations relativement récentes. De plus, nous pouvons reconstituer les cadres de ces civilisations disparues ou dissoutes, à savoir les environnements et contraintes physiques dans lesquelles elles ont vécu. Ces éléments pris ensemble permettent d'imaginer les modes de vie de ces civilisations, leurs univers mentaux, leurs institutions et nous suggèrent leurs évolutions historiques selon nos propres critères et nos propres constructions sociales actuelles. Mais la banalité profonde des relations entre les gens, de leur naissance à leur disparition, nous échappe à jamais. Pour les civilisations sans trace d'écriture, les indices matériels des liens sociaux et en particulier des canaux de transmission entre les générations ou entre égaux, quand ils existent, provoquent l'assimilation à nos pratiques présentes. Ce qui est nouveau, notamment grâce aux perfectionnements techniques récents des recherches archéologiques, c'est la découverte d'un nombre et d'une variété de civilisations passées, géographiquement étendues ou locales, très loin dans les temps anciens, y compris dans des régions a priori défavorisées par l'environnement naturel. En parallèle, l'observation directe des civilisations actuelles fait constater, dans le domaine des relations entre les personnes, la variété des mentalités et des comportements, des valeurs communes de référence, des cadres de pensée et de rêve, la relativité de l'exceptionnel par rapport au banal... Face à ces découvertes de divers univers relationnels dans les civilisations, comment ne pas percevoir l'évidence que le moteur d'une civilisation humaine vivante n'est pas identifiable aux liens sociaux que ce moteur active, encore moins aux productions de ces liens ?

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Comment caractériser le moteur relationnel des civilisations humaines par rapport à celui des sociétés non humaines - par exemple celui des abeilles ? En première hypothèse, dans notre nécessité présente d'évolutions sociales de grande ampleur, la spécificité du moteur humain n'est-elle pas à trouver dans la capacité à créer de nouveaux liens sociaux, plus simplement dans la capacité à mettre en sommeil ou réactiver certains liens sociaux préexistants ? Serait-il aventureux d'expliquer l'effondrement de civilisations historiques, plus ou moins confrontées à de nouvelles contraintes externes, par la spécialisation étroite de leurs moteurs relationnels dans l'alimentation de certains liens sociaux privilégiés ? La suralimentation d'un lien social peut-elle éviter le renforcement caricatural de ses fonctions instrumentales comme dans un langage d'insectes ? La relative soudaineté historique de l'effondrement d'anciennes civilisations humaines ne ferait-elle que révéler des incapacités d'évolution acquises de longue date par sclérose autonome, avant les changements d'environnement, avant l'arrivée des envahisseurs, avant l’obsolescence des institutions ?

Dans nos sociétés modernes en évolution forcée par les transformations industrielles en quelques dizaines d'années - puissance matérielle d'abord, puissance informationnelle ensuite - comment nier que notre moteur relationnel subit une surcharge permanente ? Serait-il exagéré de décrire son état présent par analogie avec un moteur générateur d'énergie électrique, en déséquilibre critique, noyé d'étincelles jusqu’à la perte de certains composants régulateurs, assurant à grande peine les exigences des nouveaux "liens sociaux" issus de la révolution numérique ?

D'où la question du jour : comment opérer une adaptation de ce moteur "aux défis du monde moderne" (et ses périls mortels), plutôt que de rechercher une réparation intégrale ou de rêver à une recréation miraculeuse à partir de rien ou de mirages théoriques ?

La possibilité de reconstitution du moteur dans un état historique est illusoire, notre monde des humains a changé en profondeur au cours de la révolution industrielle.

La possibilité d'inventer un moteur à neuf est illusoire, notre humanité n'a pas changé.

La révolution numérique comme suite de la révolution industrielle

L'étouffement présent du moteur relationnel de nos civilisations « modernes », on peut l'attribuer à la continuité entre la révolution industrielle et la révolution numérique : standardisation, massification, transfert d'activités humaines physiques et intellectuelles à des machines et à des logiciels, création progressive d'une "humanité augmentée" par les nouveaux pouvoirs mis à la disposition de chacun.

En abusant à peine : notre sentiment de libération personnelle et la mise à notre disposition de machines – esclaves se traduisent automatiquement en obsession de la libération et de la puissance : ivresse du pouvoir et simultanément angoisse du vide, aspiration à une forme d'esclavage dans le refuge de la pensée magique. Voir par exemple l’imposition de la « manie du héros » dans tous les domaines, la dénaturation des valeurs en mots d'ordre, l'idéalisation de la "machine intelligente", les glorifications de records absurdes et de comportements déviants, la banalisation du charlatanisme dans les sciences et les technologies… non pas en contraste mais en complète cohérence avec notre dépendance continuelle à notre smartphone.

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La révolution numérique est une suite naturelle de la révolution industrielle. C’est la révolution industrielle qui a créé les bases matérielles et les bases mentales de la révolution numérique. Les belles idées des débuts d'Internet, les idées de partage du savoir et de l'expérience entre individus égaux motivés par le progrès humain, ont été volatilisées au cours d'un processus d'industrialisation classique par centralisation des moyens, réduction de la concurrence, extension maximale de la cible des utilisateurs, création et entretien de l’addiction, maîtrise des normalisations et des rythmes d’avancées technologiques, etc.

Internet est devenu un super media dont dépendent tous les autres. En germe dès l'origine de son industrialisation, la mutation monstrueuse d'Internet en centrale d'observation instantanée des comportements et des pensées exprimées s'est opérée, alimentant en arrière plan toutes les possibilités organisées d'influence et de propagande. Dans les résultats de requêtes traitées par les moteurs universels de recherche, les encombrements de publicités personnalisées et parfois quelques lignes de réponses visiblement raccordées ne font que manifester à la marge les effets d’une boucle de rétroaction géante dont chacun de nous fait partie en tant qu’acteur et en tant que cible.

La première vague de la révolution industrielle, à partir de l'exploitation sans frein du charbon puis du pétrole et du gaz naturels, est "responsable" du pillage de la planète.

En prolongation de cette révolution industrielle, la révolution numérique est "responsable" de la surcharge du moteur relationnel de nos civilisations, de la mise hors circuit de certains liens sociaux au profit de liens portés par les nouvelles technologies – une autre forme de pillage, celui de nous-mêmes.

Que les nouveaux liens sociaux portés par les nouvelles technologies, produisent diverses formes d'asservissement mental individuel, ne serait-ce que par les effets du bombardement informationnel, et véhiculent principalement des "informations" diffusées par des médias influencés ou des individus manipulés, c'est une évidence par construction. Si nous ne faisons pas l'effort de prendre du recul pour tenter d’organiser notre propre réflexion, nous nous soumettons de fait à un processus de dressage (analogue à celui d'un centre de "redressement", version industrialisée du "village global" et des "réseaux sociaux" génériques). Les bons conseils des spécialistes du bien être par divers procédés de resourcement peuvent suffire à propager la nécessité d’une prise de recul, ils ne peuvent provoquer la réanimation d’une capacité de réflexion productive au-delà des réactions impulsives individuelles, en effet, les liens sociaux nécessaires à la réflexion productive ont disparu ou ont été dévoyés dans des cadres d’échanges instantanés. Est-ce un paradoxe que la pensée des humains de plus en plus "éduqués" se radicalise, que les records absurdes, les exploits monstrueux, les perspectives technologiques miraculeuses, se substituent aux représentations traditionnelles du progrès de l'humanité ?

La révolution numérique a caricaturé et encadré informatiquement ou carrément liquéfié les liens sociaux ordinaires dont l’entretien et les productions s’étalent dans la durée par des interactions temporaires entre des personnes choisies, avec des périodes intermédiaires de mûrissement dans le vécu – les liens qui font la capacité humaine à faire évoluer la société depuis les âges les plus anciens.

La révolution industrielle avait largement préparé cette évolution, par l'introduction des comptages ineptes dans les disciplines du développement humain, en préalable à la marchandisation des diplômes. Progressivement au cours de la révolution industrielle, s’est opérée l'industrialisation de l'acquisition massive des "connaissances" en substitution des compétences (dont l'acquisition progressive nécessite des expériences individuelles, des interactions dans la durée et dans la réalité de la vie), sauf dans quelques métiers « à vocation » sous protection d’institutions conservatrices. C'est ainsi que chaque pays met sa fierté dans la proportion des diplômés de l'Université dans sa population, sans s’alarmer que les "connaissances" si généreusement partagées et si précisément vérifiées ne peuvent en elles-mêmes nulle part être mises en oeuvre. Nos méthodes éducatives modernes persistent à ignorer la distinction entre ce qui relève de l'élevage initial (au sens noble) de l'enfance, ce qui relève des préalables à l’entrée dans un ensemble de métiers socialement reconnus, ce qui relève de l'entraînement et plus tard du perfectionnement dans un métier, enfin ce qui relève de la recherche et de l'ultime. Le modèle humaniste des Lumières a muté en modèle industriel de mandarinat de masse au nom d'un idéal de super humanité qui conduit à mépriser les sciences et techniques fondamentales réputées peu évolutives (par exemple la science des organisations, les techniques de la logistique, les techniques agricoles). Est-ce un paradoxe que nos sociétés "modernes" les plus évoluées, confites de savoirs et matériellement suréquipées, soient incapables de s'organiser face à des menaces nouvelles, au point de ne pas discerner les causes de leurs déficiences, mais que l'on y trouve des vedettes savantes sur tous les sujets ?

Choix de conception, grandes conséquences

Avec la révolution numérique, un cran supplémentaire de "modernité" est franchi par l'assimilation entre "connaissance" et "information", et de là automatiquement, par l'assimilation entre l'information elle-même et l’information de son existence. Ce cran supplémentaire est franchi par la combinaison entre un choix fondamental de conception du Web et l’usage des moteurs universels de recherche.

Le Web repose tout entier sur la capacité de créer, à l’intérieur des contenus, des « liens URL » vers d’autres contenus. Chaque « lien URL » est un pointeur unidirectionnel vers une information supposée immuable en contenu et en localisation, comme les renvois aux numéros de pages dans les index en fin d’ouvrage. On devrait plutôt dire « fil URL », mais l’usage a consacré le terme « lien URL »…. Quel que soit le bon terme, l’irréalité de l’hypothèse d’immuabilité des contenus et de leurs localisations aurait du restreindre l’usage du Web à des fonctions d’archivage à vocation de simple conservation comme dans un musée de collections figées. En effet, dans le monde vivant, des pages des ouvrages sont souvent réécrites, des pages disparaissent, les chapitres sont réorganisés, les ouvrages eux-mêmes se cannibalisent entre eux, s’éclatent et se multiplient…

En pratique, le défaut originel est plus que largement compensé par les possibilités offertes par les moteurs de recherche, très performants (surtout pour des requêtes simples comportant un, deux ou trois mots), au prix d'une centralisation des ressources, d'une consommation énergétique géante et d’investissements réguliers pour alimenter une croissance par nature illimitée. L'utilisateur d'un moteur de recherche s'assimile à un consommateur de pages de liens éphémères dont il aura négligé la plupart dans la minute, oublié les autres dans l'heure. A quelle fréquence, sur les pages d’un résultat de recherche, la seule information d'existence des contenus a-t-elle suffi à notre besoin de savoir ? A quelle fréquence, dans une contribution sur un réseau social, la citation d'un lien vers un contenu prétendument pertinent a-t-elle suffi à entretenir notre opinion pour ou contre cette contribution ? Dans nos vies urbaines pressées, la superficialité s’impose dans tous les domaines de notre pensée orientée par nos recours généralisés aux moteurs universels de recherche. Les résultats des recherches par des moteurs universels, interprétés dans une illusion encyclopédique, font vérité et raison. Quand ces résultats ne sont pas satisfaisants, c’est forcément que les questions ne sont pas pertinentes - hors jeu !

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Le moteur de recherche universel propose plus qu’une compensation de la primitivité du lien URL (unidirectionnel, instantané, sans possibilité de réplique ni de retour). Du point de vue de l’utilisateur d’un moteur de recherche universel, ce dernier, dans les apparences de son fonctionnement, ignore les liens URL du Web ! En effet, dans les apparences, tout se passe comme si le moteur universel exploitait un univers d’un seul tenant où tous les contenus seraient atteignables simultanément. Cependant, les faiblesses natives de la conception du Web ne pourraient être surmontées qu’imparfaitement et difficilement par les moteurs universels : par exemple, comment obtenir un résultat de recherche trié en fonction des dates de création ou dates de dernière modification de chaque contenu sélectionné ? Comment obtenir un tri des résultats de recherche en fonction des dates des liens URL existants qui pointent vers ces contenus ?

Au moins, pour la conservation du savoir et des oeuvres de la pensée humaine sous leurs formes matérielles, nos civilisations numériques ne font ni mieux ni pire que les civilisations anciennes. Sans avertissement, les livres (et plus généralement tous les contenus publiés) datant de quelques années en arrière disparaissent progressivement du Net. Cependant, quelques années après la disparition des contenus, un moteur universel de recherche retrouve leurs références et quelques citations et commentaires dans les cas d'ouvrages de grande diffusion ou de grande réputation. Seuls demeurent disponibles en leur état d’origine quelques ouvrages considérés comme historiques selon les critères de sélection du moteur de recherche. Par rapport aux époques des grandes bibliothèques et des centres de recopiage artisanal - époques où l'on brûlait régulièrement tous les livres, par accident ou délibérément -, la modernité se réduirait-elle à l'automatisme « intelligent » des moteurs de recherche ? A notre époque, pour les utilisateurs connectés, une panne d'Internet, la perte d'un de ses composants, une restriction d'usage des moteurs de recherche... ont le même effet qu’un incendie de bibliothèque.

Bref, nos sources de connaissance ne sont pas perdues, pas plus (mais pas moins) qu’aux époques historiques. Ce qui s’est perdu ou s’est dévoyé au cours de la révolution numérique en prolongement de la révolution industrielle est d’une autre nature : une partie de nos liens sociaux, justement ceux qui nous permettaient de nous adapter au réel de la vie plutôt que nous abandonner aux contraintes machinales des relations informatisées.

Pouvons-nous récréer des équivalents des liens sociaux perdus ou dévoyés, en nous servant des instruments créés au cours de la révolution numérique, et malgré les imperfections et pesanteurs de ces instruments ?

NB. Ce qui précède concerne le Web au sens strict, c’est-à-dire les mécaniques logicielles exploitant les liens URL entre des contenus du Web. Les super télécommunications et les plates formes des services aux utilisateurs connectés utilisent les canaux physiques d’Internet et passagèrement quelques interfaces Web - de plus, avec des protocoles spécifiques de connexion et de communication. Les super télécommunications comprennent notamment les conférences à distance et certaines messageries instantanées (voire certains « réseaux sociaux »). Ce sont clairement des exemples de « nets progrès » sociaux dans la mesure où ces instruments entretiennent des liens sociaux préexistants à la révolution numérique, par exemple en communautés de travail ou en groupes familiaux ou dans les relations avec des services gouvernementaux, et dans la mesure où ils évitent le gaspillage d’énergie et de ressources. En gros, ces divers services correspondent à ce qu’il est convenu d’appeler le Web 2.0, mais l’infrastructure Internet-Web demeure telle qu’à l’origine et les caractéristiques de cette infrastructure expliquent en grande partie les difficultés et lourdeurs de développement des interfaces d’utilisation des services à haut degré d’interactions (services bancaires aux clients, services gouvernementaux aux citoyens,..) en regard d’exigences minimales de convivialité, de fiabilité et de sécurité.

Petite discussion à fort potentiel

Le contexte est celui d’un groupe d’ »utilisateurs pilotes» dans un projet informatique d’entreprise, après une réunion (à distance) d’examen critique des spécifications du projet.

Voici un extrait d’une discussion privée devant une machine à café entre deux participants, quelques temps après la réunion du groupe au complet.

Alumy « Fred et Sylvie se sont encore bien joliment engueulés. A chaque fois, cela dure un quart d’heure, et cela fait au moins 3 fois qu’ils nous font le spectacle. Est-ce qu’il y aurait quelque chose entre eux ? »

Realy « Ta gueule, petit bonhomme. Prosterne-toi devant le noble combat pour la liberté dans la création des comptes de gestion. Fred veut une liste unique avec une latitude de choix dans chaque entité nationale. Sylvie refuse. «

Alumy « Dommage que leur discussion soit restée au niveau des grands principes et des règles de codification des comptes, je n’ai rien compris et je ne suis pas le seul « 

Realy « Ben oui, ils n’ont pas voulu étaler les petits arrangements locaux de leurs entités respectives. Ce sont deux experts reconnus dans leurs domaines. Ils n’allaient pas s’envoyer les torchons et les serviettes à la figure.»

Alumy « C’est torchons et serviettes, les adaptations de l’entreprise aux lois et règlements locaux, aux façons locales de gérer des affaires, le personnel, les sous-traitants ? Partout dans le monde, d’une manière ou d’une autre, tout se négocie et se paie, y compris la bonne image et le respect. Dans un pays, on peut avoir intérêt à perdre certains procès, dans un autre à les faire durer… »

Realy « D’accord, d’accord, d’accord ! La bagarre entre Fred et Sylvie, c’est un écran de fumée. Derrière, il y a la vraie question, celle de l’adaptation de l’entreprise à chaque réalité locale. Mais alors, il faudrait aussi tenir compte de l’adaptation locale des objectifs d’entreprise. Sinon, tout se résume aux frais de retranchement dans un bunker et à l’achat du désintérêt des nuisibles.»

Alumy « Moi, ce qui m’exaspère, c’est qu’il faut être hyper spécialiste pour imaginer concrètement les options, et pourtant Fred et Sylvie se sont bien énervés avec leurs arguties sur des micro détails de numérotation. Raison, Liberté, Chaos et allez donc, on se balance les grands mots comme des insultes… »

Realy « Ouais, heureusement que personne n’y comprend rien à part ces experts incapables d’expliquer leurs salades, cela évitera que la question remonte au comité de direction qui n’y comprendra rien non plus. »

Alumy « Et à la fin, on aura la solution imposée par l’informatique à zéro degré de liberté. »

Realy « Ou la décision par derrière d’un grand boss bien informé… Espérons qu’il aura voyagé dans sa carrière et compris ce qui se passe sur le terrain. »

Alumy « Tout cela, c’est de la littérature…»

….

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Cette discussion révèle plusieurs défauts de la conduite des réunions du groupe pilote :

  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon jamais une « engueulade polie » entre experts n’aurait pu se dérouler pour la nième fois dans le silence des autres participants enfermés dans leur propre incompréhension
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon les belles théories n’auraient pas pu servir de prétexte au maintien d’un pseudo débat écartelé entre « les grands principes » et des détails d’apparence mineure
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon la personnalisation des points de vue exprimés aurait été vite dépassée au cours d’une exploitation systématique de l’expérience et des compétences de tous les participants
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon les éléments d’une éventuelle prise de décision auraient été dégagés au lieu de laisser s’élever un mur infranchissable de pseudo expertise
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon, au pire, dans le cas probable où le problème initial aurait été mal posé, on aurait au moins identifié des questions en termes compréhensibles par tous
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon aucun participant ne cultiverait après coup la perspective de « solutions » imposées par la logique interne d’un développement informatique ou par l’arbitraire d’un grand chef
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon le groupe pilote se sentirait investi d’une responsabilité plus large que celle d’un groupe temporaire de figurants réunis pour cocher une case dans une liste de tâches aux produits formatés ; ce groupe se comporterait alors en tant que groupe responsable, publierait régulièrement des conclusions synthétiques et serait consulté pour les autres décisions à prendre dans la suite du projet

En prolongement de cette critique, d’autres questions peuvent surgir :

  • Quel peut-être le niveau réel d’utilisation des compétences et de l’intelligence des participants dans ce projet ? Entre 20 et 50 % ? Plus ou moins ?
  • Quelle est la probabilité que l’expérience des participants puisse servir à leurs successeurs dans la même entreprise dans 5 ans, quand il faudra changer de logiciel ou le refondre ?
  • Quelle est la probabilité que l’expérience des participants à ce projet puisse être connue de leurs homologues dans d’autres projets similaires, tout de suite ou plus tard ?
  • Comme il va, quelles sont les chances de « réussite » de ce projet ?

La « littérature », c’est notre nature humaine. Le petit exemple ci-dessus nous dit par contraste que nous ne sommes pas au bout des pouvoirs très ordinaires de cette « littérature ». Notamment, l’invention de nouvelles méthodes adaptées à la conduite des réunions à objectifs serait un progrès considérable dans beaucoup de domaines et de circonstances, et ce grand progrès ne serait pas bien difficile à concevoir. Sans fausse modestie, nous renvoyons aux billets de ce blog qui proposent un principe « trinitaire » de conduite des réunions à objectif et une étiquette des comportements, notamment afin d'échapper aux artifices de la rhétorique et aux fantômes de son contexte, tous deux hérités de la haute antiquité.

Pour un Web de liens sociaux fondateurs

Deux priorités et un avertissement se dégagent en synthèse :

  • un lien social est à reconstituer sur le Web : une forme de transmission artisanale des compétences.
  • un lien social est à créer : le débat organisé en vue de prises de décision (dans un sens très large) NB. Dans le cadre de projets, le lien du débat organisé peut contribuer très naturellement à la réalisation de transmissions artisanales de compétences.
  • un lien social n’est effectif que par une discipline consentie dans les interactions, soit une étiquette définie entre les personnes en fonction de leurs objectifs, qui ne peut être entièrement portée par un automatisme universel

En termes techniques, il s’agit de créer un Web des relations artisanales en sous-réseaux à multiples dimensions, à l’écart du Web industriel de la puissance et de l’addiction, en revenant aux bases d’Internet et au projet du Web originel.

Imaginons à l’échelle d’un pays ou d’un continent, les échanges entre des personnes contribuant à des transformations « écologiques » de leur logis et de leur environnement, par une multitude de projets régionaux apparentés entre eux dans leurs objectifs, avec des interconnexions entre les projets, des dépendances entre projets, des communautés de moyens et de personnes entre les projets. Imaginons ces échanges au-delà des transmissions de « bons trucs » ponctuels entre des directions des projets ou entre quelques spécialistes experts, par exemple pour le perfectionnement des personnes en charge de chaque fonction à l’intérieur des projets (pas forcément toutes mûries ni issues des mêmes écoles ou milieux) et le partage de leurs expériences. Imaginons les besoins spécifiques de recherche et de consultation des « informations » ainsi disponibles au bénéfice des participants de tous les projets, pour des questions dans l’instant et plus tard pour des capitalisations des expériences. Imaginons les besoins fréquents de restructuration des organisations de projets et les changements de thèmes prioritaires de chaque projet en fonction de leur avancement….

En regard de tels besoins de partages en réseaux étendus à géométries variables dans la durée, les actuels logiciels de collaboration sont des équivalents de jouets pour enfants en bas âge, des tableaux d’affichages et des dépotoirs animés qui, après chaque usage, sont détruits, oubliés, au mieux commémorés par des dessins en tant qu’événements ponctuels. En regard des besoins de capitalisation de l’expérience vécue dans un monde évolutif de personnes vivantes, les actuelles « gestions des contenus » sont des outils simplistes, inadaptés à la gestion des changements de ces contenus (sauf par ajout de blocs définitivement figés). Pour s’en persuader, il suffit d’observer la proportion des liens en « erreur 404 » dans les notes et renvois en bas des pages de l’encyclopédie Wikipedia, pour des articles de fond, d’histoire ancienne, et même à propos d’événements récents ou de célébrités contemporaines, alors que ces notes et renvois sont censés apporter des preuves de la pertinence des textes et images des articles. Dans un univers de relations vivantes en réseaux, en permanente restructuration, une gestion des liens relationnels serait un besoin premier, à ne pas confondre avec l’actuelle gestion des formes et des contenants. Cette gestion des liens n’existe pas dans le web actuel, dont les services demeurent entièrement fondés sur le lien URL unidirectionnel d’origine.

Pour répondre aux besoins de création de nouveaux liens sociaux au travers du Web, il ne peut être question de refonder le Web, par exemple à partir d’une hypothétique définition d’un lien URL étendu, il s’agit d’ailleurs sans fausse modestie d’encore bien plus que cela, car les enjeux « littéraires » importent ici plus que l’infrastructure technique. Il ne peut être question non plus de réaliser un sous univers du Web muni d’une gestion spécifique – cette réalisation (par qui au nom de qui) serait impossible dans un délai compatible avec les enjeux planétaires courants (ceux-là courent très vite) : voir l’annexe technique en fin de billet.

De manière réaliste, il faut donc nous débrouiller avec ce qui existe (notamment les moteurs universels de recherche), moyennant quelques adaptations de logiciels existants (les joujoux de la crèche collaborative), en misant par ailleurs sur l’instauration d’étiquettes de collaboration efficace sur le Web en vue de la capitalisation des expériences. C’est ce dernier point qui est crucial dans la création des liens sociaux, il est traité par ailleurs dans plusieurs billets de ce blog, nous n’abordons donc ici que le projet technique.

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En quelques lignes, voici quelques orientations techniques pour adapter un logiciel collaboratif ici interprété comme une variante de forum :

- invisibilité des contenus vis-à-vis des moteurs de recherche universels, sauf les pages explicitement ouvertes par l’administrateur (entre autres certaines synthèses, voir plus loin)

- indexation automatique de chaque contribution (projet, phase de projet ou phase d’audit, auteur, fonction de l’auteur dans le projet, date, type du produit / contrat /documentation concerné, nature de la contribution…) pour classement par un moteur local de requêtes internes (requêtes pré paramétrées)

- possibilité par le contributeur ou un administrateur de compléter ou modifier l’indexation de contributions individuelles ou groupées

- facilité d’écriture de synthèses (localement indexées) par un administrateur (ou un contributeur spécialisé) à partir de contenus d’un fil d’échanges, en remplacement, reprise ou complément de ces contenus ou à partir d’informations externes sur des événements extérieurs, réunions à distance, etc.

Une adaptation convenable d’un logiciel collaboratif fonctionnant sur des serveurs semble se situer dans le champ du possible, d’autant plus que toute l’instrumentation informatique existe déjà probablement quelque part en logiciel libre. Cette adaptation n’est cependant pas triviale ni au plan de la technique informatique ni surtout dans la mise en œuvre. Comme témoins de cette difficulté, on peut observer les forums de support aux utilisateurs de certains logiciels ou systèmes d’exploitation : la décomposition en sous forums par thème prédéfini ne compense pas l’absence d’un moteur local de requêtes à partir d’une indexation systématique fonctionnelle des contributions; de plus, la présentation des contributions successives par date à l’intérieur de chaque fil de discussion manifeste l’absence d’une synthèse finale rapidement accessible. Est-il admissible que, dans la vraie vie, pour un problème de bogue dans l’utilisation d’un logiciel ou d’un système d’exploitation, un moteur de recherche universel fournisse plus directement des réponses utiles que le parcours à l’intérieur d’un forum de support (quand il existe) ? On aura compris, sur cet exemple, que la réponse au besoin n’est pas seulement du domaine de la technique informatique, mais que cette dernière est décidément perfectible.

Pour ce grand progrès,
Pas de nouvelle technologie,
Aucune extension de bande passante,
Zéro levée de capitaux,
Un tout petit peu de génie,
Quelques pincées d’enthousiasme contagieux,

Le scandale est ailleurs

Ce n’est pas un paradoxe que nos sociétés modernes prétendument en réseaux, où l’information circule à toute vitesse – et pourtant il paraît que les besoins de circulation des informations augmentent indéfiniment - soient superficielles, avides de virtualités, comme si à présent tout le monde voulait courir plus vite que la mort, en répétition accélérée des élans historiques de démence collective qui ont produit les monuments d’éternité, les empires conquérants.… Rien dans ce début de siècle ne nous annonce une grande époque, ni en regard des époques historiques, encore moins après le siècle des guerres mondiales, de l’industrialisation généralisée, des grandes avancées scientifiques… et d’Internet et du Web. L’être humain social demeure un primitif. Une urgence de notre époque est de dépasser cette évidence, alors la recréation du lien social de transmission des compétences sera comprise comme une priorité.



Alertindirection.jpg Annexe technique : impasses de la capitalisation industrielle

Le standard HTML comprend un méta élément « robots », que l’on peut déclarer en tête de chaque page. Ce paramètre permet un réglage élémentaire du comportement théorique des moteurs de recherche pour chaque page publiée sur le Web. Les 6 valeurs possibles vont de l’invisibilité à l’indexation intégrale, en passant par l’autorisation donnée aux moteurs de suivre les liens inclus dans la page.

La gestion des liens, en tant que relations porteuses de sens entre des contenus, dans un super réseau social structuré en sous-réseaux d’étendues et durées de vie variables exigerait d’autres possibilités. Ces possibilités devraient être développées à plusieurs niveaux : choix explicites des utilisateurs (sans qu’ils aient obligation d’apprendre le HTML), actes d’administration des liens et des contenus à divers niveaux des sous-ensembles de contenus et selon les besoins des évolutions de ces contenus (y compris leurs coagulations en synthèses), automatismes d’une centrale de gestion des liens spécifique au super réseau social.

De toute évidence, il serait irréaliste d’envisager une extension de la conception originelle du Web, comme une révélation divine qui s’imposerait d’un seul coup. En revanche, le travail de conception et de réalisation de l’instrumentation adaptée à de tels super réseaux sociaux de collaboration et de capitalisation reste à peine esquissée alors qu’il existe un abîme ENTRE l’existant sur le Web (dont les actuels réseaux sociaux et les outils collaboratifs) et les logiciels spécialisés de gestion des projets, de maintenance des infrastructures, de conception assistée, de gestion des configurations, de gestion documentaire, etc. Cet abîme intermédiaire est celui de la capitalisation systématique de l’expérience, qui doit concerner une large population, pas seulement celle des participants directs à la réalisation de projets, mais aussi celle de leurs successeurs en charge de l’entretien des réalisations, celle des auditeurs en cours de projet et pendant l’exploitation des produits du projet, enfin surtout celle des utilisateurs.

Il est douteux qu’un effort de conception originale d’une gestion des liens adaptée à cette capitalisation sur le Web puisse aboutir dans un temps court s’il était confié à des spécialistes informaticiens, même avec l’assistance de consultants expérimentés et de groupes d’évaluation des prototypes successifs, d’autant plus que la créativité des informaticiens compétents pour ce genre d’ouvrage est absorbée par la stratégie informatique des puissances du Web dans une course artificielle aux innovations dans les piliers de l’informatique, notamment les plates formes de développement et les quasi standards associés, en versions multiples plus ou moins finies et performantes…

Le jour viendra-t-il où l’on s’apercevra que les logiciels, les réseaux, le Web lui-même, relèvent de l’industrie lourde, et que la négation de cette évidence contribue à cantonner l’utilité sociale du Web à celle d’un parc à jeux illuminé par des automates - jouets en rénovation perpétuelle ? Qui pourrait lancer une grande revue de projet du Web, une grande revue de projet des canaux et procédures de télécommunications, autrement dit et a minima une grande confrontation entre les objectifs et les réalisations technologiques dans une perspective anti-gaspillage ?

Pour ce qui concerne notre sujet, la conclusion s’impose : pas de grand développement informatique original, seulement des adaptations de logiciels libres. On y perdra en gloriole, on y gagnera sur tous les autres plans.

dimanche 27 octobre 2019

Pour une société en ordre de rupture

Rupture de quoi pour quoi faire

La transformation physique en cours de notre monde habitable n'est pas humainement maîtrisable, ni demain ni après. Le "dérèglement" climatique n'en est que l'une des manifestations, la plus propice aux prises de conscience (de quoi ?), du fait de ses effets localement discontinus et répétés, et de l'augmentation de quelques conséquences indélébiles bien apparentes.

Nous savons que toute réaction de notre part sur les principales causes supposées de cette transformation planétaire dans le but d'en atténuer les effets défavorables n'aura aucun effet immédiat, n'aura d'effet que dans des dizaines d'années, très progressivement et probablement très partiellement, du fait de l'accumulation séculaire des facteurs générateurs des phénomènes naturels de cette transformation en cours.

Nous sommes donc collectivement, c'est-à-dire a minima à l'intérieur de chaque nation, au prélude d'une rupture de nos civilisations humaines sous des pressions physiques non négociables, en diverses combinaisons locales.

Que cette rupture soit maîtrisée au cours d'une évolution choisie de nos civilisations, chacune vers un but déterminé, ou que cette rupture soit la résultante aléatoire d'effets subis, cela seul dépend de nous.

Une évolution non maîtrisée sans but bien défini, ou une évolution maîtrisée vers un but intenable ou flou (par exemple celui d'une utopie sociale) provoqueront des catastrophes équivalentes déjà historiquement trop bien connues : multiplication des conflits de diverses natures, puis cristallisation en guerres, avec leurs conséquences en famines, épidémies, régressions sociales par la perte des capacités de transmission culturelle, etc. En effet, que s'est-il passé dans l'Histoire chaque fois qu'une Grande Crise s'est produite sur fond de Grand Destin ou de Grande Revanche ?

Le spectacle quotidien de nos sociétés manifeste, pour le moment, notre incapacité collective à nous préparer à une évolution d'ampleur, à l'imaginer, à en réaliser les toutes premières étapes.

Où sont les grands projets de transformation raisonnée de nos sociétés en profondeur, autrement dit les grands projets de rupture ?

Comment pourrions-nous créer de tels projets, organisés et structurés ?

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Dans les pays en régime de "démocratie" représentative, la réalité observable est celle de l'auto inhibition décisionnaire au-delà de quelques mois. Les débats succèdent aux débats, les ministres se remplacent et se multiplient, tandis que s'accumulent les législations, réglementations et jurisprudences en fonction des événements hebdomadaires, des sondages de popularité et des pressions exercées par des groupes d'intérêts. L'actualité de fin 2019 en Europe occidentale devrait être considérée comme exemplaire. En particulier, on pourrait observer l'étalement des péripéties hystériques du Brexit comme la démonstration des automatismes d'opposition des institutions et organes des "démocraties" représentatives à tout grand projet supposé "de rupture", notamment par l'incapacité, après une décision de principe, de fonder une structure unique de projet disposant d'une délégation au niveau adéquat. Il apparaîtrait que les organes existants alourdis d'escouades de juristes et de consultants costumés - les parlementaires "représentants du peuple" comme les organes "communautaires" bureaucratiques - ne sont pas en mesure d'aborder les aspects concrets des projets de changement (certains de ces aspects ne se révèleront évidemment qu'en cours de réalisation, sinon où serait le changement ?). Au contraire, ces personnes d'élite ont déployé leur ardeur à détecter les innombrables détails des obstacles a priori les plus valorisants de leurs points de vue bornés. En particulier, dans les cadres institutionnels et conventionnels qui les enferment, les "représentants" du peuple ne peuvent que nuire à la réalisation des grands projets, par le poids de leur incompétence naturelle non assumée (fuite devant le risque de se tromper) et par la peur panique de perdre un pouvoir sur les réalités quotidiennes qu'ils ont pourtant usé plus en paroles qu'en décisions impactantes - alors qu'ils délèguent couramment des éléments arbitraires de leur pouvoir à des entreprises privées, soit par inconscience soit "sous le voile de l'ignorance" pour leur propre bénéfice individuel.

Dans un environnement planétaire disruptif, personne ne pourra plus vivre dans l'illusion d'une société stable, encore moins dans la continuité d'une progression vers plus de confort. Nos univers mentaux tardent à s'adapter, car ils sont fondés sur des valeurs sacralisées et des façons de penser théorisées qui ne peuvent évoluer qu'avec lenteur, au rythme des générations et des capitalisations des expériences historiques collectives. Cependant, dès à présent, seuls des esprits attardés pourraient encore soutenir, dans un environnement physique de plus en plus nettement inamical, que les idéaux d'équilibre entre les pouvoirs constitutionnels sont parfaitement incarnés dans nos institutions héritées des siècles conquérants, en ignorant la croissance de leurs signaux d'inadaptation. Il serait plus qu'urgent d'envisager l'équilibre des pouvoirs - hérité de théories politiques formulées au 18ème siècle - non plus comme un idéal "toutes choses égales par ailleurs dans un univers tout à nous" mais dans un monde physique brutal de catastrophes d'intensités variables, en introduisant des flexibilités non seulement dans l'interprétation commune des grands pouvoirs à équilibrer, mais aussi dans l'extension des instances et organes où devront se définir différents équilibres entre ces pouvoirs.

Il n'est simplement plus faisable de refaire le monde aux mesures de nos rêves historiques, ni pour la plus grande gloire de quelques élites, encore moins pour les autres. A présent, il nous faut inventer comment devenir polis vis à vis de notre planète Terre. En totale négation de cette évidence, les divagations prétentieuses et les inhibitions vociférantes continuent de faire le spectacle. Nos Lumières contemporaines, scientifiques, philosophes ou grands dirigeants, semblent se satisfaire de rétro projections savantes, y compris dans la littérature émergente des discours prémonitoires les plus radicaux. Ce sont des illustrations involontaires d'un mythe de Sisyphe transposé aux productions intellectuelles et aux principes de management, tandis que la charge pesant sur nous tous - c'est à dire la réalité physique planétaire qui définit notre humanité écocide - s'alourdit pour nous repousser aux abîmes de notre animalité.

Dans ces conditions, comment provoquer l'invention de notre survie, dans l'humilité juste à temps plutôt que dans l'humiliation trop tard ?

Ce qui demeure pratiquement faisable, en bousculant un peu nos structures intangibles et en déplaçant à peine l'interprétation de certains rêves séculaires, c'est de transiter dans l'ordre vers une société de projets publics. Des projets initiateurs de changements profonds de nos sociétés en commençant par nos vies quotidiennes. Des projets d'intégration originale des pouvoirs et des compétences. Des exercices de liberté. Des "machineries" à produire des citoyens responsables.

On trouvera dans ce blog quelques propositions. Ces propositions relèvent de la basse technique, et même très précisément de la basse technique la plus immédiatement faisable. Au fait, n'est-ce pas ainsi, par de basses techniques immédiatement faisables, que s'est faite la fameuse "révolution néolithique" et n'est-ce pas une "révolution" de cette ampleur qui nous est à présent imposée ? Nous avons juste quelques années pour la réaliser avec nos moyens actuels, dont le Web, et avec nos connaissances, dont l'immense expérience de nos échecs historiques. Les valeurs, les grandes idées, les institutions, la finance, le "système"... devront suivre. C'est l'ordre naturel des ruptures.

Ce billet-ci se consacre à l'approfondissement de quelques aspects spécifiques aux projets publics "de rupture"... maîtrisée. Il fait suite aux billets précédents de ce blog.

Références et contre références de projets

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Les illustrations d'images de couvertures d'ouvrages sur la conduite des grands projets sont ici à comprendre au premier degré. En effet, rien n'est à jeter dans les méthodes classiques de conduite des grands projets novateurs, connues depuis l'antiquité (expéditions d'exploration, constructions de monuments, ouvrages civils, engins spatiaux, systèmes de "défense", etc.), et d'ailleurs on ne saurait pas le faire sauf en rêve - dans ce domaine, un loisir indécent. La conduite des projets est une discipline codifiée, au sens où les métiers et les compétences y sont spécifiques et spécifiquement intégrés dans la réalisation d'étapes d'avancement bien définies. Toutefois, dans la suite de ce billet, nous éviterons les termes "gestion de projet" et "management de projet", à notre avis dangereusement restrictifs : la conduite des projets n'est pas que financière (bien entendu, la gestion de trésorerie en est une composante importante, à tous les niveaux y compris les sous-traitants), la conduite des projets n'est pas que la chose d'un super manager et de son équipe rapprochée (sauf dans un contexte esclavagiste), c'est un effort collectif.

Insistons : particulièrement pour des projets de rupture, les références classiques de la conduite des projets sont pertinentes. En particulier, le phasage du projet doit être respecté et notamment la phase de "définition" devrait, particulièrement dans tout projet innovant, s'appuyer sur des prototypages et identifier non seulement les montants d'appels de fonds prévisionnels, mais surtout les incertitudes de tous types et les compétences nécessaires à leur reconnaissance et à la maîtrise de ce qui pourra être maîtrisé. Certains projets classiques se contentent de lister des risques pour en faire des excuses en réserve ou se limiter à la réduction a priori de quelques facteurs de risques considérés comme les plus menaçants, ce serait fatal à tout projet de rupture.

Le meilleur contre exemple, celui du projet innovant complètement raté, est certainement à trouver parmi les grands projets informatiques récents. En effet, c'est un défaut typique de beaucoup de projets informatiques que de se placer à la remorque des dernières technologies émergentes. Cela devient évident dès le début de ces projets, par l'escamotage de la phase dite de "définition", pourtant destinée à anticiper une conciliation entre la technique et les besoins, mais certainement pas en calmant les inquiétudes des futurs utilisateurs par des artifices. Les flous des "nouvelles technologies" sont des prétextes commodes aux approximations dans les réalisations, aux dépassements budgétaires, et aux retards - sans oublier la multiplication des opportunités de corruption à tous niveaux de décision ou d'exécution. Les clients de ces projets n'étant pas les utilisateurs (ces derniers étant de fait assimilés à des parasites stupides), les empilages d'irresponsabilités contractuelles s'exercent dans l'entre soi de réunions directoriales. Il existe pourtant de bons ouvrages de référence spécialement consacrés aux projets informatiques, écrits à partir du vécu, illustrant notamment comment "la qualité" peut être intégrée aux pratiques courantes des équipes de développement informatique pour capitaliser l'expérience des développeurs - il resterait à élargir le champ pour y inclure les utilisateurs.

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Ne confondons pas les méthodes de conduite de projets de rupture avec les méthodes du "management de rupture" à la mode des années 90 finissantes. Ce prétendu "management de la rupture", nous y sommes déjà immergés, avec tambours et trompettes, dans les projets publics comme dans le privé ! L'outillage du manageur, grand ou petit, étatique ou mercenaire, ne se conçoit plus sans "La Communication", au point que les nécessités de cette super Communication définissent de fait les priorités d'action du projet, jusqu'à déplacer le sens des objectifs, y compris ceux de "pure" gestion. Certains grands projets ne sont plus que des séries d'annonces publicitaires auto manipulatoires en justification de saccages de l'existant et d'opérations chaotiques de rafistolages successifs. Cet outillage intellectuel n'est "de rupture" que parce qu'il est celui de la guerre, depuis longtemps cultivé dans les sectes et les groupes de conspirateurs, plus récemment à grande échelle au cours de plusieurs conflits mondiaux, généralisés, toujours dans les mêmes enchaînements. Dans cette continuité, on pourrait assez précisément anticiper comment seront relevés les "défis" planétaires dans les prochaines décennies et les "solutions" qui seront mises en oeuvre. Dans l'état du monde, le pseudo "management de la rupture" associé à des innovations prétendument "disruptives" déjà toutes prêtes dans les plans industriels, ne peut être par nature qu'un facteur d'accélération du pire, dans le meilleur des cas un argument publicitaire à l'intention des masses de consommateurs tenus en attente de la bonne parole.

Ce que nous proposons est tout autre.

Quelques spécificités des projets publics de rupture

Plusieurs billets précédents de ce blog proposent un domaine préférentiel de développement des projets publics initiateurs de changement, à savoir les grands projets régionaux d'aménagement de nos vies quotidiennes. Il s'agit bien de projets comportant une part de réalisations matérielles par l'aménagement de systèmes de "logistique collective", impliquant au passage la levée de contraintes artificielles obsolètes et de tabous paralysants et s'appuyant sur une forme de contribution citoyenne.

La spécificité numéro 1 de ces projets est la délégation de la puissance publique. Délégation ne signifie pas aveuglement. La relation entre le projet et le détenteur suprême de la puissance publique doit être formalisée a priori. Notamment, l'approbation de la phase de définition du projet par ce détenteur suprême est requise - y compris éventuellement les "plates bandes officielles" à piétiner et les (petits) tabous à enterrer.

La phase de définition du projet doit donc être exhaustive, autant que faire se peut, justement parce qu'il s'agit d'un projet "de rupture". Notamment, le prototypage doit être détaillé, en particulier tout ce qui concerne l'utilisation. Il ne s'agit pas seulement de valider des technologies, des modalités d'emploi, des logiciels, des "interfaces homme -machine", il est indispensable d'étudier concrètement toute l'utilisation courante ou exceptionnelle, donc y compris les cas de panne totale, de perte de clé, d'accident, d'acte de malveillance - et ceci toujours du point de vue de l'utilisateur, y compris l'utilisateur "non standard" s'il le faut, considéré comme un être intelligent que l'on peut informer et former.

Ce n'est pas cher payé pour un peu de liberté nouvelle et un espoir de donner sens à nos vies.

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La spécificité numéro 2 est que les utilisateurs sont les clients. Quel que soit leur domaine préférentiel, la principale spécificité des projets publics de rupture, c'est que la contribution citoyenne n'y est pas un décor créé pour satisfaire de vagues exigences à la mode. Au contraire, cette contribution est centrale dans la vie du projet. La création des conditions de cette contribution est constitutive du projet à chaque étape.

Dans une conduite de projet classique, la contribution citoyenne serait intégrée comme une contrainte que l'on apprivoiserait, par exemple, par des opérations médiatisées de prototypage et par l'arsenal habituel de la "communication", dont des consultations populaires sous diverses formes et l'entretien d'un panel de futurs utilisateurs. Et, au besoin, on saurait épuiser les volontés d'expression trop encombrantes dans les répétitions de procédures formelles de "Qualité Totale", en décourageant les talents non sollicités.

A l'opposé, dans un projet de rupture, la contribution citoyenne est à la fois une source de pouvoir et l'expression d'une compétence collective d'absolue nécessité dans tout le déroulement du projet, depuis le début. Ces deux dimensions sont à cultiver dans leurs originalités, autrement dit à organiser et adapter selon les phases du projet et selon la nature du projet.

Dans un projet de rupture, l'institution d'une contribution citoyenne est indispensable non seulement en soi mais comme contre pouvoir aux autres pouvoirs susceptibles de bloquer le projet ou d'influencer sa réalisation : industriels, groupes d'intérêt, financiers publics, autorités locales et même vis à vis de l'autorité étatique délégataire suprême...

Dans un projet de rupture, l'institution d'une contribution citoyenne interne ne peut être figée dans un seul modèle ni circonscrite dans un seul cadre, même pas celui d'une assemblée citoyenne dynamisée par des renouvellements (pas trop) fréquents. Son périmètre et son extension doivent évoluer selon les phases du projet, en fonction des tâches allouées, en favorisant le "volontariat citoyen". Toute l'allocation classique des tâches de projet est à interpréter en vue de bénéficier, autant que faire se peut, de cette contribution citoyenne, des compétences qu'elle peut rassembler, des capacités d'entraînement qu'elle peut mobiliser, etc.

Un projet de rupture est par nature un projet de création de nouvelles libertés (ou de rééquilibrage de libertés existantes). Il ne peut donc se couler dans un moule contractuel en entonnoir inversé, même à l'issue d'une phase de définition bien conduite, qui pourrait directement ou indirectement oblitérer la réalisation de ces libertés.

Il en découle quelques spécificités secondaires, dont quelques obligations originales.

Le projet est indépendant des autorités, institutions, organes existants, publics ou privés exerçant des fonctions de service public, nationaux ou locaux. Il pourra en recueillir des avis, des retours d'expérience, en solliciter éventuellement la mise à disposition de personnes compétentes. Mais en aucun cas, le projet ne pourra leur être soumis, ni dans sa définition ni dans son avancement.

Le projet s'oblige à la continuité des services publics, notamment sans dégradation (de son fait) des lieux d'accès à ces services - sauf évidemment exception justifiée.

L'architecture contractuelle du projet ne comprend que des sous-traitants et des fournisseurs, autrement dit c'est une architecture en râteau. Il n'est pas interdit de faire appel à une société spécialisée, comme sous-traitant, pour certaines prestations relevant du bureau de projet, par exemple la planification. Mais il est hors de question de confier à une entreprise privée une maîtrise d'ouvrage déléguée, pas plus qu'une maîtrise d'oeuvre d'ensemble. La relation cruciale entre le projet et ses clients s'en trouverait faussée - plus exactement : fatalement contournée et très probablement dévoyée.

En fonction de leur devis approuvé, les sous-traitants reçoivent des avances sur fournitures et sont systématiquement payés sur forfait mensuel.

Les sous-traitants acceptent l'obligation de transparence et d'anticipation sur le planning du projet, concernant notamment leurs propres attentes de fournisseurs, partenaires, etc.

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En exception éventuelle aux règles des marchés publics, le projet dispose d'une possibilité de révocation contractuelle "arbitraire" à effet immédiat, notamment en cas d'incompétence avérée du sous-traitant ou de désaccord bloquant (autrement dit en cas de "mauvais jeu").

Le bureau de projet, du fait de l'intégration d'une contribution citoyenne active, se trouve en partie éclaté et en configuration variable. Dans ces conditions, l'autorité du chef de projet ne peut reposer sur sa seule personnalité, ni sur sa seule compétence personnelle (qui ne pourrait être que très partielle). Le bon vieux truc de la concentration physique pour souder une équipe de projet classique "en noyau dur contre le reste du monde" serait une faute. Le rôle premier du chef de projet est d'intégrer les compétences et d'équilibrer les pouvoirs dans la durée du projet et pour ses objectifs, en adaptation constante. Il incarne l'"esprit du projet citoyen", et on jugera de sa réussite par le niveau de diffusion de cet "esprit" à tous les contributeurs, jusqu'aux sous-traitants. Le profil idéal (?) du chef de projet est à rechercher parmi des personnes ayant exercé divers métiers de terrain dans plusieurs milieux. Surtout, ce sera une personne indépendante de toute hiérarchie civile ou politique. Si ce genre de profil n'existe pas, peut-être serait-il urgent de favoriser son apparition, ne nous étonnons pas sinon que nos sociétés "complexes" restent bloquées de toute part. A défaut, dans les pays munis d'un corps de fonctionnaires de l'éducation, on pourra sélectionner des enseignants désireux de réaliser leur vocation plutôt que d'exercer à vie une fonction cadrée par des doctrines officielles, afin de les former spécifiquement aux disciplines de la conduite des projets - après tout, l'analogie (partielle) des projets publics de rupture à des actions de pédagogie participative ne serait pas la moins prometteuse en regard des objectifs. Selon la personnalité du chef de projet, selon les circonstances et les ressources locales, le projet public de rupture, d'un point de vue de sociologue classique des entreprises, aura les caractères d'une association militante, d'une centrale de renseignement, d'une expérimentation sociale, d'une entreprise en réseau....

samedi 12 janvier 2019

Pour une transition libératrice

Nous avons peu de temps pour nous bouger.

Voici donc une proposition de réponse à une question d’actualité dans le contexte des grandes agglomérations : la mobilité individuelle en milieu urbain et le remplacement des véhicules techniquement périmés (ou qui le seront prochainement).

Cette proposition est présentée en réduction à l’essentiel, sans aucun chiffre, en l’état des compétences de son auteur dans une démarche de logisticien urbaniste telle que décrite en conclusion d’un billet précédent.

Encore plus que dans le billet précédent, le contexte implicite est celui d’une mégalopole européenne, donc sans prétention à la généralité, sauf la méthode.

Critique orientée de ce qui va se faire sans que rien ne change sauf que tout va empirer

La superposition des nouvelles technologies à l’automobile individuelle est annoncée : véhicules semi autonomes sur les grands axes, petits véhicules urbains divers en location à l’heure, base de données des disponibilités en temps réel de places de parkings urbains, traçage individuel des trajets par GPS, aides à la conduite, bornes de guidage automatisé des véhicules en cours de déplacement, etc.

Concrètement :

  • de grands travaux d’adaptation ou de création d’infrastructures seront réalisés aux frais de la collectivité sur les grands axes routiers, leurs accès et autour, pour permettre le fonctionnement des nouvelles technologies, plus tard pour leur mise aux nouveaux standards ; en fonction de la disponibilité des financements et en conséquence des lourdeurs administratives, ces travaux seront effectués en vagues successives sur plusieurs années
  • de multiples travaux d’adaptation ou de création d’infrastructures locales sur les espaces urbains seront réalisés par des filiales d’entreprises géantes, en exploitant diverses formes de concessions négociées localement, parfois en exploitant quelques zones grises du droit, heureusement toujours à la demande des collectivités locales pressées de rester dans le train de la modernité
  • des petits travaux d’adaptation aux nouvelles technologies s’imposeront sur les emplacements de stationnements privés, en prolongements compatibles des installations publiques rénovées sous concessions locales
  • la concurrence commerciale entre les constructeurs de véhicules automobiles continuera de vanter des innovations originales, mais les 4x4 massifs et les engins péteux continueront de parader dans les centres villes en manifestation de la puissance de leurs occupants (ou de leur besoin d’amour), et les grandes voies d’accès des villes seront encore quotidiennement bloquées par les files d’attente des véhicules familiaux des travailleurs habitant les périphéries, toujours pas convaincus d’emprunter les transports en commun (tiens, pourquoi donc)
  • l’espace public urbain sera de plus en plus encombré par de petits engins bien propres en attente de location pour des déplacements à courte distance, puis, de plus en plus, par leurs déchets
  • les aides informatiques aux véhicules automobiles en recherche d’un stationnement en ville ne résoudront pas la saturation du stationnement ; les accidents aux abords et à l’intérieur des grandes aires de parking se multiplieront suite aux décisions des conducteurs prises en contradiction des suggestions optimales des intelligences artificielles
  • les bogues informatiques, les pannes d’alimentation électrique, les défaillances de matériels nouveaux, les absences et les hésitations humaines dans la mise en œuvre des modes de secours, créeront des pagailles géantes amplifiées par les dépendances à des technologies diverses, avec des conséquences débordant largement la seule circulation automobile, plusieurs fois par mois tant qu’on n’aura pas débranché quelques services innovants fragiles et vulnérables
  • les citoyens contribuables usagers coincés dans les embarras pendant des heures par un dysfonctionnement seront toujours soumis aux répétitions de messages conçus pour le maintien en sommeil de robots martiens
  • le secteur privé de l'industrie et des services refusera d’assumer toute forme de maîtrise d’ouvrage en délégation d’une puissance publique maintenue dans la dispersion de ses innombrables émanations coûteuses et pléthoriques (en France : établissements publics, agences étatiques, directions d’agglomérations, conseils régionaux, sociétés nationales, régies autonomes, directions régionales, secrétariats d’Etat, délégations ministérielles, instituts de normalisation, services communaux…), dont la concurrence rend la puissance publique incapable d’imaginer l’ampleur d’un programme de fixation des procédures, pas plus l’élaboration des contraintes de compatibilité entre les intervenants et les objectifs de résultat, encore moins la définition des organes du contrôle permanent par des tiers de diverses compétences (donc pas seulement sur la perception de la qualité du service au client) et vraiment pas la contractualisation d’un processus d’améliorations continues, d’adaptation et d’entretien après la réalisation initiale
  • d’ailleurs, la puissance publique perdra tous les nombreux procès financièrement importants avec les entreprises

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Bien entendu, en parallèle, la possession personnelle d’un smartphone sera exigée. Son modèle librement choisi sera capable d’abriter les logiciels indispensables à la conduite d’un véhicule, dont il devra pouvoir charger les mises à jour automatiquement et instantanément de manière que tous les objets connectés soient constamment totalement compatibles entre eux. Car le smartphone personnel devra communiquer constamment non seulement avec le véhicule mais aussi avec les autres objets informatiques proches des réseaux urbains, dans les espaces publics et privés, en utilisant les derniers protocoles de télécommunication les plus performants et sécurisés.

Ne parlons pas du coût global de tout cela (qui ne formera jamais un tout), pas non plus de l’évolution des prix, et laissons les programmes gouvernementaux traiter spécifiquement les « questions sociales » et l’Administration…. Soyons modernes, tout va s’arranger et regardez, les nouveaux arbustes donnent déjà de l'ombre après 3 ans !

Diagnostic d’orientation

D’un point de vue d’urbaniste logisticien, en résultat d’examen des accumulations, étranglements et sous performances, les défauts primaires peuvent se résumer ainsi :

  • l’inadaptation permanente du véhicule au besoin individuel du moment, sauf cas particulier de la location de véhicule en courte durée (et encore…), alors que le véhicule devrait être différent selon, par exemple, que l’on va rendre visite à des parents en maison de retraite, ou que l’on va faire des courses ou que l’on se rend sur son lieu de travail de bureau
  • l’impossibilité pour les constructeurs d’adapter rentablement leur industrie de production au-delà de rénovations décennales et des bricolages de personnalisation des véhicules, faute de prévision de l’évolution du marché, et dans la crainte justifiée de devoir financer à répétition les frais de réparation des défauts ou décalages d’adaptation des véhicules à de nouvelles normes, dont des standards informatiques volatiles ou des protocoles de télécommunications éphémères déclinés en variantes régionales
  • la croissance incontrôlée de l’espace consacré aux véhicules automobiles en plus de leurs empreintes mobiles en circulation ; dans le cas extrême, pour chaque conducteur d’un véhicule, on doit additionner la place de stationnement départ et celle du stationnement arrivée, potentiellement un ou plusieurs stationnements temporaires ou en atelier d’entretien, et encore une part en plus pour chacun des éventuels véhicules occasionnellement loués sur place ; du point de vue du conducteur en recherche d’une place de stationnement, l’impression de manque d’espace est une réalité (principalement due aux congestions produites par les déplacements en masse), mais la réalité physique globale est au contraire la sur mobilisation de l’espace par les véhicules automobiles, c’est d’ailleurs ce que l’on ressent immédiatement dès que l’on quitte un véhicule

Le diagnostic est donc celui d’un système bloqué, qui ne peut évoluer « toutes choses égales par ailleurs » que par la dévoration supplémentaire de ressources libres ou libérées pour la satisfaction de ses exigences boulimiques.

Dans ces conditions, la méthode d’analyse et de recherche de solutions par l’urbaniste logisticien est adéquate, parce qu’elle ignore les frontières artificielles du « toutes choses égales par ailleurs » dans son exploration intégrale du champ du possible.

Ebauche de solution

La chaîne logistique à considérer est celle de la mise à disposition du véhicule répondant au besoin du moment de chacun. Il existe un modèle de cette chaîne qui peut servir de référence : le modèle des grandes entreprises de location de véhicules, depuis la procédure de réservation jusqu’à la remise au retour, sans oublier l’arrière-plan d’entretien, ni le remplacement des véhicules usagés par des véhicules neufs.

En effet, la généralisation d’un modèle de mise à disposition de véhicules à la demande dégage le degré de liberté nécessaire à une évolution technique maîtrisée du parc des véhicules, en plusieurs vagues. Ce sont les meilleures conditions pour que les grands industriels de l’automobile puissent définir des stratégies originales d’adaptation de leurs gammes et de leurs systèmes de production.

Mais deux tabous du « toutes choses égales par ailleurs » doivent sauter :

  • le tabou de la possession individuelle du véhicule ; la propriété individuelle devient inutile si le véhicule est fourni à la demande ; la coexistence entre possession et location est possible mais l’un des deux modèles devient forcément le gadget de l’autre et celui de la propriété individuelle est une entrave dans le processus de modernisation du parc des véhicules
  • le tabou de l’usage privé des grands parkings (pour fixer les idées : au-delà de 20 places); en effet, une gestion spécifique de grands espaces de parking est indispensable au fonctionnement d’une logistique à grande échelle de fourniture de véhicules à la demande ; en grande banlieue (ou dans les campagnes), on pourra intégrer des emplacements privés et publics de stationnement unitaire à une gestion spécifique de « parkings périphériques d’abonnés », plutôt que d’obliger les habitants à se rendre chaque jour (ou chaque semaine) dans une boutique de location pour renouveler leur contrat et obtenir le véhicule indispensable à leur trajet quotidien.

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Ces deux tabous peuvent disparaître sans douleur, progressivement localement après expérience pilote. On pourra envisager diverses formules de compensation aux propriétaires de grands parkings existants sur la base de leurs états comptables des années précédentes ou sur des bases équivalentes.

Quelques aspects du fonctionnement méritent attention. Ils sont présentés ici sans détail.

Concernant chaque parking de stockage et remise (« parking de transition ») :

  • Accès à l’intérieur du parking exclusivement réservé au personnel en charge (choix crucial, voir plus loin)
  • Gestion locale simple des emplacements de parking, par analogie inverse avec un tableau des clés dans un hôtel (cette gestion est facilement informatisable sans pose préalable de capteur à chaque place de parking ; toutefois, ce ne sera pas la clé du véhicule au parking qui sera au tableau, mais l’étiquette informatique d’identification du véhicule portant notamment des informations sur son état technique ; à terme, il existera un seul modèle de clé universelle que l’on activera en programmant son association à un véhicule et au contrat au moment de la mise à disposition)
  • Fourniture d'information volontairement minimale aux clients potentiels et clients cherchant à remiser un véhicule : nombre de véhicules disponibles par type, nombre d’emplacements libres par type, c’est tout !

Concernant les boutiques de location / retour (pas forcément toutes situées en sortie d’un parking de transition) :

  • Fonctionnement 24/7
  • Possibilité de réservation de véhicule par Internet
  • Avant location, vérification sur place de l’identité et du permis du conducteur (on peut envisager plus de vérifications selon le niveau requis de sécurité…)
  • Mise au point du contrat (location, assurance…)
  • Fourniture du véhicule
  • A la remise d’un véhicule (qui peut provenir de n’importe quel autre point de location) : vérification technique du véhicule, etc.

Le cas des clients nomades en caravanes pourra être résolu de diverses manières, par exemple selon des modalités similaires à celles qui seront définies pour les habitants des campagnes « éloignées » des grandes agglomérations et les banlieues très périphériques. Concernant en particulier les nomades qui louent de manière saisonnière leur force de travail à des exploitants (exemple : les vendanges de grands crus), le niveau localement important de leur contribution discrète à l’économie du luxe préservera leur cas de l’oubli. Quelques beaux esprits installés dans nos institutions y trouveront matière à briller sans risque. Peut-être condescendront-ils alors à traiter les conditions de circulation des véhicules provenant de l'étranger, camions compris, actuellement librement polluants.

Encore quelques points importants :

  • des expériences pilotes locales de « parking de transition » peuvent être lancées sans gros investissement préalable, en vue de leur extension progressive, sous divers cadres juridiques
  • l’usage de l’informatique est à concentrer sur les fonctions génériques de réservation / traitement des dossiers de location / tenue du carnet d’entretien individuel de chaque véhicule ; des logiciels équivalents sont utilisés depuis des dizaines d’années par les professionnels de la location automobile
  • tout le personnel des boutiques, parkings de transition et ateliers associés est à former spécifiquement aux procédures de gestion logistique en plus, pour certains, des formations spécialisées aux divers métiers techniques de l’entretien et des contrôles techniques, éventuellement à certaines phases de modernisation des véhicules en ateliers spécifiques à l’intérieur ou à côté des grands parkings de transition en relation avec les constructeurs concepteurs
  • évidemment, le système informatique de gestion ouvre des possibilités de connaissance des déplacements individuels des clients (ne serait-ce qu’au travers des réservations passant par Internet !), et cependant il demeurera incapable de répondre à des afflux anormaux des demandes (ce qui sera au total moins catastrophique que la non organisation actuelle produisant des embouteillages monstres) de fait forcément avec moins de conséquences en pollutions et dépenses inutiles
  • la base de valorisation de la « mise au pot commun » d’un véhicule individuel par un particulier est facile à trouver, la fixation du coût d’abonnement au service de mise à disposition l’est un peu moins…

Quelques gains collatéraux

Les conséquences bénéfiques par rapport au statu quo sont nombreuses, même sans faire référence à l’évitement de la catastrophe très coûteuse décrite au début du billet. A elles seules, elles justifieraient « quelque chose de grand » :

  • amélioration de la sécurité routière (véhicules bien entretenus, régulièrement utilisés),
  • libération d’espaces urbains centraux actuellement occupés par des stationnements en surface de véhicules en longue durée
  • revitalisation de l’industrie automobile par la création de gammes de véhicules optimisés pour chaque type de besoin (les constructeurs ne seront pas les seuls intéressés)
  • fluidité du trafic (par effet d’adaptation des véhicules au besoin)
  • possibilité de services différenciés aux personnes en besoin de mobilité autonome non couverts actuellement par des artisans
  • créations d’emplois, exigeants, variés, évolutifs, notamment en périphéries des grandes agglomérations

En réalité, la collectivité gagne bien plus que des créations d’emplois et les bénéfices d’une amélioration des transports individuels : un peu de liberté.

De la nécessité d'inventer des libertés nouvelles

Ce qui est présenté dans ce billet, ce sont seulement quelques orientations d’un programme initial de mise en transition, à partir de l’existant, sans révolution brutale, sans hypothèse sur les véhicules du futur.

Ce programme initial est fondateur parce qu’il ouvre deux espaces de liberté : la liberté d’étudier vers quoi se fera la transition (vers quels types de véhicules, sous quelles conditions d’utilisation) et la liberté de maîtriser le déroulement de cette transition.

Même si cette ouverture ne s’accompagnait d’aucun bénéfice collatéral pour la société, son coût global serait faible en comparaison du coût global subi en l’absence de cette ouverture.

Au fait, quel prix donnons-nous actuellement à nos libertés collectives ? Combien sommes-nous prêts à payer pour que nos sociétés puissent évoluer vers plus d’humanité au lieu de les laisser encore s’alourdir en matière et en esprit au prétexte des nouvelles technologies dans la crispation de nos droits et de nos lois ?

Les rapports d’expertises ciblées sur des grands problèmes d’actualité, comme les études prospectives au grand large, n’expriment que des suggestions ponctuelles dans le vocabulaire mythico publicitaire à la mode. Ils parviennent à peine à intéresser des décideurs gestionnaires du court terme, même dans les grandes occasions ou ces décideurs sont appelés à surmonter le découragement et les tentations parasitaires.

Les protestations populaires massives, les discours passionnés dans nos assemblées, sont vite réduits à la répétition de mots d’ordre dans le décor, même s’ils émanent de besoins profonds.

Le carnaval, jeu d’inversion des règles sociales, a muté en attraction touristique dans les régions où il existe encore.

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Par l’effet des moyens modernes de communication, les événements historiques récents et les actualités nous montrent comment l’agrégation naturelle des méchancetés individuelles produit une monstruosité de méchanceté collective. De plus, nous savons à présent, notamment par l’expérience des pseudo réseaux sociaux, que l’agrégation naturelle des innocences individuelles produit elle aussi un monstre, au point que certains penseurs suggèrent de confier à une intelligence artificielle la direction de l’humanité – une Grande Cage pour la folle Humanité.

Notre époque est donc particulière, mais pas du fait que tout y semble bloqué ou contraint – ce sentiment-là n’est pas nouveau, l’authenticité historique de la rage des révolutionnaires et des découvreurs de toutes sortes en témoigne. C’est plutôt que, pour de multiples raisons (pas toutes citées dans ce blog), nous ne pouvons plus nous offrir le luxe des longues périodes d’incubation chaotique en préalable aux innovations sociales libératrices, ni attendre l’émergence d’une dynamique massive consciente de sa vocation, ni supposer que la victoire de ses meneurs sur les attentistes changera quoi que ce soit dans le sens du bien commun.

A présent, de l’intérieur et en l’état de nos sociétés, l’invention de nouveaux espaces de liberté collective nécessite une discipline de création et l’apport de compétences multiples (d’abord dans les domaines techniques), comme un grand projet de recherche scientifique sauf qu’il s’agit de nos vies quotidiennes pour demain.

Nous affirmons ici qu’en l’état de nos civilisations urbaines modernes, l’invention de nouveaux espaces de liberté collective à l’intérieur des cadres physiques existants est le préalable à tout grand projet de changement concret dans nos vies quotidiennes et que cette invention peut se faire naturellement par la mise en œuvre d’une discipline technique telle que celle de l’urbaniste logisticien.

Comment s'organiser pour y arriver

L’évidente impossibilité factuelle de réaliser un projet tel que celui de ce billet ne doit pas être recherchée dans telle ou telle difficulté technique, financière ou juridique, facile à détecter dans notre résumé.

Cette impossibilité réside dans l’absence d’organe spécifique de conduite des programmes civils par délégation de la puissance publique, des études de conception jusqu’aux étapes d’amélioration continue, à l’échelle de très grandes régions et au-delà. Cette absence est la cause des dérives et inepties dénoncées au début de ce billet, imputables aux superpositions successives de réalisations conçues au bénéfice d’intérêts privés et particuliers agissant en relation directe avec des institutions inadaptées, soit parce qu’elles ont été créées par la puissance publique en vue de projets réalisés dans le cadre d’une définition figée de compétence administrative, soit à l’inverse parce qu’elles sont destinées aux prises de décisions politiques de haut niveau - chacune avec son essaim d’assistants et de conseillers, ses réserves de contrats types, ses représentations du pouvoir.

Il serait donc vain de créer une structure étatique supplémentaire simplement destinée à coordonner ces structures existantes pléthoriques et concurrentes, comme il serait illusoire de privilégier l’une des structures existantes pour en créer une excroissance adhoc.

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Il faut donc créer à neuf un organe spécifique, a minima dans un premier temps à titre temporaire pour un seul programme. Au-delà, pour son fonctionnement, il n’y a rien à inventer au plan de la sélection des personnes ni au plan des méthodes. En effet, la conduite des grands projets est une discipline parfaitement codifiée. Ses métiers sont spécifiques et diversifiés. En conséquence, la pratique de ces métiers ne s’improvise pas, encore moins la coopération entre eux, et si on s’appuie seulement sur le capital des expériences personnelles acquises par ailleurs, cette coopération entre les métiers s’établira trop progressivement, au prix d’erreurs impactant tout un projet. Au cœur de cette pratique, le « contract management » (ne pas confondre avec la seule gestion juridique et financière, donc ne pas traduire par « gestion des contrats ») exige les contributions de tous les métiers sur la durée de vie d’un ouvrage.

Insistons encore : cette conduite de grands programmes civils doit s’exercer par délégation de la puissance publique au plus haut niveau.

Alors seulement, des espaces de liberté collective pourront être trouvés et cette découverte pourra se traduire concrètement par des améliorations de nos vies quotidiennes.

En conséquence de cette spécificité, il faudra satisfaire une exigence naturelle de transparence aux citoyens contribuables futurs usagers et savoir la faire vivre plutôt que de la subir en marge. En effet, dans une maîtrise d’ouvrage en délégation de la puissance publique, le niveau de cette exigence déborde le cadre classique d’un « accompagnement du changement » par information, consultation, communication en relation aux futurs usagers (et plus largement en relation avec toutes les personnes et organismes concernés). La maîtrise d’ouvrage en délégation de la puissance publique devra pratiquer une forme d’association contributive des futurs usagers à ses travaux, a minima dans les études de définition des besoins puis le contrôle de la satisfaction de ces besoins, ainsi que dans tout ce qui concerne la maîtrise des risques et la sûreté de fonctionnement. Ce sera l’occasion d’une expérience démocratique moderne dans le quotidien et le réel, et dans le cadre défini pour chaque programme.

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vendredi 22 juin 2018

Reprise et respiration

Ce billet contient, plutôt en vrac malgré une tentative d’organisation (sans espoir car tout se tient), quelques développements de précédents billets de ce blog et quelques tentatives de réponses à de grandes questions selon les points de vue de ce blog.

Des nouveaux pouvoirs

De nombreuses œuvres contemporaines de fiction traitent de pouvoirs sur nos esprits exercés par des êtres humains exceptionnels.

Ces êtres exceptionnels de fiction sont le plus souvent des monstres qui utilisent leurs dons au cours de lutttes pour le pouvoir, soit pour leur propre compte personnel, soit au service de leurs créateurs lorsqu’il s’agit d’êtres améliorés.

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A l’inverse, l’Homme Nu (Dan Simmons, 1992, The Hollow Man) nous fait ressentir la souffrance de personnages envahis par les pensées (confuses et trop souvent mauvaises) de leur entourage, sans que leur don de télépathie passive ne leur procure aucune supériorité sur cet entourage, sauf dans les rares circonstances où ils peuvent échanger directement avec des personnes disposant du même don calamiteux. Les services dont nous disposons sur Internet, télécommunications, réseaux sociaux, bases de données, etc. devraient nous faire sentir proches de ces télépathes-là. Quelques détails déterminants s’y opposent : ce sont tous les connectés au réseau qui deviennent également doués d’une capacité quasi télépathique, de plus avec la liberté (théorique pour certains) de se déconnecter. Néanmoins, comment se fait-il que nous échappions à l’intolérable souffrance des télépathes passifs devant les bêtises et les méchancetés proférées par tant de nos semblables sur le Web, comment se fait-il que nous supportions l’énorme pression médiatique des faiseurs d’opinion et des offres commerciales ? Il existe de nombreuses réponses possibles. En voici quelques-unes. Une première : ce n’est pas directement la pensée, mais une expression élaborée qui en est diffusée sur le Web, dans une immense comédie où tout le monde ment aux autres et se ment à soi-même, ce n’est donc pas pire que la vie courante. Une deuxième : les services du canal d’inter communication ne sont pas neutres, ils nous piègent dans un rêve de bonheur et nous imprègnent des bonnes valeurs de paix sociale, dont celles du commerce dans l’abondance, ce qui nous fait avaler tout le reste. Une troisième : nous nous auto hypnotisons, notre conscience est accaparée par les procédures informatisées et noyée sous les vagues visuelles et sonores, dont les contenus ne pourraient être soumis à l’analyse que par des comparaisons attentives, ce qui semble au-delà de nos capacités sous hypnose…

Par excès de langage, certains commentateurs ont traité de grands criminels les dirigeants des entreprises du Net qui font métier de distraire et nourrir nos esprits, à grande échelle, par les techniques les plus élaborées, sous couvert de services gratuits prétendument financés par des recettes publicitaires - car nul ne doit mettre en doute la légende des origines de ces entreprises privées, selon laquelle leurs gigantesques moyens matériels, techniques, intellectuels ont surgi spontanément en quelques mois par le libre jeu de la Concurrence entre des startups fondées par quelques génies de la Science à leur sortie de l’Université. En réalité, la grande innovation qui fait la fortune de ces entrepreneurs géniaux n’est pas de nature technique, c’est la construction de façades brillantes en intermédiation d’un nouveau pouvoir monstrueux servi par ces façades sans qu’elles aient à en connaître ni les intentions ni les rouages. Il n’est pas étonnant que ces intermédiaires paraissent dénués d’âme en comparaison de personnages de romans et de films, lorsqu’ils se présentent à l’invitation d’assemblées de notables pour répondre par quelques déclarations falotes à des questions de détail ou à des accusations outrancières.

Carcon.jpg Néanmoins, si on considère l’intégralité de la grande boucle informatique incluant l’arrière-plan du Web (autrement dit les fabricants de la bonne pensée en réaction aux bons événements, sans oublier leurs guerriers de l’ombre) ainsi que presque tous les médias (ceux qui n’existeraient plus sans Internet), le pouvoir exercé sur nos esprits connectés est plus proche de celui des monstres des fictions fantastiques que de celui des organes d’influence historiques traditionnels à base de grands discours reproduits par des orateurs locaux, à base d’articles de journaux et d’affichages, etc.

Cependant, ce sont ces éléments historiques traditionnels d’influence qui semblent encore constituer dans leur domaine les seules références culturelles des grands personnages créateurs de nos lois et des experts qui les conseillent. Ces grands personnages de haute culture n’ont probablement lu aucun ouvrage sur la manipulation des esprits (en tous cas, surtout pas Propaganda d’Edward Bernays, le classique du genre publié en 1928) – une littérature considérée par eux comme mineure, trop bassement technique. Et s’ils l’ont fait en surmontant leurs préjugés, leurs présupposés culturels les ont probablement empêchés d’en assimiler les techniques d’influence « en démocratie » au-delà des détails historiques, et ils n’ont pas perçu le mépris de toute humanité que suppose leur mise en œuvre massive par des mercenaires au profit de n’importe quels clients. Quelqu’un pourrait-il leur faire sérieusement considérer le poids de ces techniques d’influence dans les développements de la deuxième guerre mondiale et de bien d’autres abus médiatiques aux conséquences meurtrières dans nos actualités ? Quelqu’un d’autre pourrait-il les aider à reconnaître la mise en oeuvre sur le Web de ces techniques d’influence, de manière permanente et massive en temps réel, au-delà de la dénonciation de manipulations à destination publicitaire et de minuscules mais bien réelles failles dans la pseudo confidentialité des données personnelles, rendues bien apparentes pour faire braire des ânes (en ignorant les vrais techniciens qui se débrouillent pour éviter de plus grandes catastrophes et ne cherchent pas à se faire connaître du grand public) ? Quelqu’un d’autre encore pourrait-il leur démontrer qu’aucune mesure réglementaire de « protection du troupeau » ne pourra réduire la réalité de la manipulation des masses par de telles techniques, ne serait-ce qu’à cause du délai de mise en place et d’imposition du respect de ce type de mesure, et d’ailleurs à partir de quelles preuves, pour quelles sanctions sur qui exercées par qui au nom de qui ? Mais que des solutions existent, déjà expérimentées dans l’Histoire avec des moyens très limités à l’époque, dont il serait facile de s’inspirer avec un peu d’audace et quelques innovations techniques en prolongement du projet originel du Web, afin de reconnaître aux « connectés du troupeau » un élémentaire pouvoir d’être, de telle sorte qu’ils ne se comportent plus en cobayes tatoués selon leur lot d'appartenance mais en personnes capables d'autonomie, cherchant à enrichir leurs propres compétences, par l’éducation permanente interactive, par l’exercice de responsabilités sur des finalités d’intérêt commun sur le Web ?

Ah bon, nos grandes personnes n’ont pas compris qu’elles aussi font partie du troupeau ! Ou bien, elles l’ont compris et sont juste satisfaites d’être en tête du troupeau, bien contentes que l’actuel système d’emprise générale sur les esprits ait rendu définitivement obsolète l’arsenal traditionnel d’oppression corporelle des manants par les privilégiés ? Déjà dans le passé, de manière épisodique, la supériorité de cette forme d’emprise sur les esprits s’était manifestée, au cours de quelques expériences religieuses de masse, puis au passage de plusieurs élans révolutionnaires. Mais, à présent, cette emprise, on a su la rendre permanente, créatrice de dépendances multiples et changeantes. Pour contribuer au maintien de l’illusion d’innocence et de fragilité de ce nouvel empire, on l’anime continuellement de jeux innovants et pervers, sur des thèmes d’actualité.

A ce régime-là, notre obésité mentale se porte bien.

Brèves critiques de valeurs et opinions communes de grande diffusion

Il devrait être inadmissible que nos parents et nos anciens aient tant peiné au nom d’idioties historiques qui nous les font considérer rétrospectivement à juste titre comme des demeurés, encore plus inadmissible si nos anciens ont versé leur sueur, leur sang et leurs larmes pour qu’aujourd’hui nos vitrines culturelles médiatisées soient encore illuminées d’enthousiasmes épidermiques et de rages dénonciatrices en propagation massive des mêmes élans historiques.

Dans l’état du monde, le projet de transformer l’être humain en être supérieur est un rêve de société infantile. Le projet prioritaire urgent, c’est de créer une société humaine, autrement dit de faire passer nos diverses sociétés infantiles (nos « civilisations ») à l’âge adulte. Ce projet-là suppose de reconnaître en préalable les limites de nos capacités humaines individuelles. C’est cela qui semble le plus difficile, cette reconnaissance de notre humble nature. Encore plus pénible : la perte de nos certitudes tranquilles et de nos illusions supérieures. Alors, il apparaît que nous ne saurons jamais faire évoluer nos sociétés traditionnelles (autrement que par des affrontements en série) vers une convergence qui fasse elle-même société, mais que nous pouvons inventer une super société, par exemple en reprenant le projet originel d’Internet.

Considérée comme un bien commun, notre Science est automatiquement frappée du même infantilisme que nos sociétés. Les mathématiques ont pris, dans les manuels scolaires et universitaires, en quelques années, une apparence de discipline juridique. La découverte de multiples univers de raisonnement, l’acquisition d’une compétence mentale par divers types d’exercices, ont disparu au profit d'une logique unitaire assommante et d'un pseudo savoir prétentieux, à l’opposé de la démarche scientifique.

Notre prétendue Révolution Numérique est une preuve expérimentale supplémentaire que chacun de nous aspire à la machine.

La logique binaire est une simplification techniquement équivalente à une conception de la Terre plate : localement et temporairement opératoire, mais ridiculisée par un zoom inverse ou par une réflexion historique. C’est pourtant l’univers des « zygolâtres », adorateurs de la machine parfaite, pour certains au point de réduire l’humain ordinaire à ses affects animaux. Ils ont leurs poètes, leurs philosophes, leurs grands auteurs, leurs savants réputés, leurs entrepreneurs vedettes, leurs juristes pointus, leurs politologues bavards. Nombreux. Il serait intéressant de déterminer à partir de quelle époque le mortel Socrate est devenu universellement éternel. Car on pourrait considérer que ce fut un grand moment de régression mentale, en légitimant la création de multiples théories logiquement cohérentes néanmoins tout aussi absurdes que les légendes dont elles reprenaient les prémisses.

Nous savons depuis la moitié du 20ème siècle, qu'une machine "intelligente" très simple, qui ne sait faire que trois opérations (reconnaître un modèle, le recopier, y substituer un autre modèle), permet de réaliser toutes les opérations concevables par toute machine « intelligente ». En observant notre propre comportement courant, il est difficile d'échapper à cette évidence humiliante. C’est que la machine « intelligente » qui nous fera croire qu'elle est humaine existe partout, c'est chacun de nous, dans nos comportements courants... Et ceci tout simplement par construction de l'être humain. Comment pourrait-il en être autrement, voilà une question inconcevable de l’intérieur de toute logique intellectuelle fondée sur une distinction théorique entre individu et société.

Minsk.jpg A la fin de « The Society of Mind » de Marvin Minsky, un ouvrage à relire au-delà des intentions de l’auteur, les derniers chapitres mettent en doute l’existence d’un libre arbitre individuel au sens traditionnel de la maîtrise de son propre destin. Pouvait-on imaginer une autre conclusion à la fin d’une démarche visant à modéliser l’esprit humain supposé individuel ? Quelle autre conclusion aurait pu être tirée d’une autre démarche visant à modéliser la société à partir des échanges entre les personnes ? Concrètement à notre époque soumise par nos propres « décisions » individuelles à des menaces planétaires que seules des décisions collectives pourraient alléger, ne serait-il par urgent de reconnaître les limites de notre libre arbitre individuel pour créer une société de « libre arbitre » sur notre destin collectif planétaire ?

On pourrait réécrire l'Histoire comme un combat entre les grands projets de réalisations matérielles ou intellectuelles, les grandes causes abstraites auxquelles on consacre sa vie, et toutes les formes sociales d'accomplissement personnel.

"Aucune bête ne l'aurait fait" répètent tant de héros avec leurs admirateurs, après ce qu’ils considèrent comme un grand exploit. La preuve que si. Et, dans ce cas, même pas un animal, une pauvre machine détraquée.

Les films fantastiques où des machines prennent le pouvoir sur l’Humanité ne font que transposer notre réalité peuplée de machines avides de pouvoir sur les autres. La différence entre notre réalité ordinaire et les œuvres d’imagination est de nature esthétique. Dans notre réalité, les machines ambitieuses sont d’apparence très banale dans leurs costumes et leurs mimiques, en comparaison des engins cauchemardesques de nos productions cinématographiques. Nos rues en sont remplies.

Assimiler le rêve au luxe, le bonheur au bien-être, c'est réduire l'être humain en dessous de l’animal, à une machine logique simpliste. En milieu urbain, avec un smartphone comme appendice directeur.

La relation première entre charbon, pétrole et progrès, la relation seconde entre progrès et pollution, fondent respectivement le moteur et la fatalité des grandes révolutions des 19ème et 20ème siècle, sur fonds de religions conquérantes. Ces relations feront aussi notre 21ème siècle, la deuxième avant la première, face à la brutalité des lois physiques à l'échelle planétaire. Plus rien à conquérir, sauf une humanité.

Il serait naïf de fonder la supériorité de l'être humain sur sa seule capacité à communiquer ses émotions. Tous les autres êtres vivants animaux et végétaux, par définition, possèdent cette capacité, d'une manière qu'il nous serait certainement profitable de comprendre - alors nous ressentirions ce que signifie leur mise en esclavage pour exploitation illimitée, pour notre seul confort.

Le grand enjeu humanitaire du 21ème siècle, avant que l’espoir de toute société humaine ne disparaisse dans l’effondrement de nos pseudo civilisations, c’est de construire un logiciel social commun (au sens d’une étiquette commune configurable selon besoins). On peut être optimiste en se souvenant de notre première jeunesse et en observant les cours de récréation des écoles primaires. Mais, pour le moment, il ne faut pas regarder ailleurs.

Chacun de nous, y compris si on a beaucoup voyagé ou beaucoup vécu, ne peut disposer que d'un capital intellectuel personnel infime en regard de l'univers de l'expérience humaine, lui-même insignifiant en regard de l'univers des possibles. La révolution numérique, par la création de colossales bases de données des connaissances, ne peut compenser la faiblesse naturelle de notre compréhension personnelle, ni sa précipitation à tout interpréter en fonction de son acquis pour ménager notre énergie mentale. Il faudrait, pour dépasser cette limite, inventer de nouvelles formes sociales de coopération mentale - et pour cela il faudrait nous rendre capables de remettre en cause des comportements, des lois imprescriptibles, des valeurs, probablement tous hérités de l'ère néolithique, car ce n'est pas faute de technologie que nos capacités collectives demeurent endormies mais par défaut de méthode dans la mise en commun de nos capacités mentales. En attendant, nous pouvons constater à quel point nos productions médiatiques, y compris les plus savantes, trahissent la petitesse de nos intelligences personnelles même cultivées en groupes - comme de misérables biquettes qui "font le tour de la question", au bout d'une laisse fixée à un fer jaillissant du béton.

arbois2.jpg Sur une planète de moins en moins habitable à la suite des dévastations parasitaires que nous commettons tous individuellement et collectivement avec une fausse mauvaise conscience, au milieu des contraintes meurtrières qui vont bientôt nous être imposées en retour, notre vieux fond commun de spiritualité animiste pourra-t-il préserver notre capacité à l’humanité ?

Ne demandez plus le chemin pour le Grand Musée de l'Homme. Il est partout autour et même à l’intérieur de nous. Nous sommes tous englués jusqu’à la moelle dans les mailles de nos réseaux de « communication » qui pompent notre énergie, accaparent notre temps ! Ce n’est pas l’entrée, c’est la sortie du Musée qu’il faut chercher.

Jamais la parabole de l’imbécile raisonnable qui cherche ses clés au pied du lampadaire « parce que là c’est éclairé » ne fut aussi actuelle. L’équivalent contemporain de cet imbécile raisonnable est persuadé qu’il peut tout savoir en questionnant son smartphone, et donc qu’il lui suffit d’une seule compétence, celle de savoir utiliser cet engin. Il est devenu tellement prétentieux qu’il trouverait indigne de se mettre à quatre pattes pour chercher ses clés (quelles clés ?) dans le noir à tâtons. De plus, si c’est un dirigeant soucieux de son image, c’est au nom de l’efficacité qu’il reste dans la lumière, en faisant de beaux discours sur l’innovation. Ces comportements stériles se conforment à l’idée générale que toute innovation relèverait d’une sorte de miracle, ce qui est une totale stupidité, parfaitement dénoncée par la parabole du lampadaire. A contrario, cette parabole exprime une autre vérité d’expérience : toute découverte impose à ses inventeurs un passage par une sorte d’étape animale. Les mystiques et les créateurs savent que ce passage nécessaire vers le sublime peut aussi souvent conduire au néant. Les entrepreneurs et leurs actionnaires se contentent de « prendre des risques ». Autrement dit, eux restent sous le lampadaire.

Confondre savoir et compétence, assimiler l’expérience personnelle à la seule relation du passé de chacun, c'est croire que, le grand jour venu, il nous suffira d'écouter une bande de super perroquets pour refaire le monde. Nous ne serons même plus capables de comprendre de quoi nous parlent ces super perroquets, mais de nouveau les parures à plumes inspireront le respect. Actuellement, en étape préliminaire de ce brillant avenir, un petit appareil plat nous permet de manifester la compétence qui va remplacer toutes les autres, celle de « savoir consulter » une immense base de données des connaissances.

Nos sociétés "modernes" nous démontrent que l'amour-propre et la honte vont ensemble, à la fois comme sentiment personnel et collectif : les deux disparaissent ensemble. En parallèle, l’égoïsme individuel et l’orgueil de groupe y sont encouragés sous toutes leurs formes, au bénéfice de la quasi parfaite prévisibilité des comportements qu’ils induisent. L’amour-propre pourrait-il être ressuscité comme ferment d’une nouvelle création sociale ?

dollh.jpg L’Enfer serait, selon des personnes d’expérience, pavé de bonnes intentions. D’autres personnes ont sérieusement prétendu pouvoir en déduire qu’un Paradis de l’Humanité ici-bas se trouverait donc au bout de n’importe quel cheminement individuel suffisamment long, pourvu que ce chemin soit pavé de mauvaises intentions. C’est la logique souterraine de beaucoup d’économistes, de nombreux penseurs profonds et d’une foule de politiques bavards, dont les prêtres du faux principe de subsidiarité et en général tous les ignorants volontaires des fondements de toute démocratie authentique. Malgré la pression du nombre et de la qualité des gens qui préconisent cette méthode d’accès individuel à un Paradis collectif, il ne peut échapper à personne que son application demeure défaillante dans les faits, notamment à cause de la confusion entretenue entre nos mauvaises intentions individuelles (une difficulté première étant de s’accorder précisément sur ce qu’il faut comprendre par « mauvaise intention ») et nos médiocres penchants les plus naturels et les plus partagés. De cette confusion vient que leur belle entreprise philanthropique de faux bon sens tend à dériver en foire de bestialité, sans discontinuité de comportement avec les fanatismes les plus obtus ni avec les errements d’esprits égarés, pourvu qu’ils restent dans les limites où personne ne leur fera de procès ici-bas. Conclusion : pour avoir voulu circonvenir la nature inépuisable des ressources infernales au lieu d’en reconnaître les réalités, cette méthode de cheminement vers le Paradis fait clairement partie des imprégnations culturelles qui nous font progresser vers l’Enfer, dans l’infinité de ses variantes légales et dans les innombrables variétés de leurs marginalités.

Au début du 21ème siècle, les manuels de référence de gestion économique ne sont encore que les bréviaires de la théologie du Progrès de l’Humanité, avatar contemporain des théologies qui parlent de l’Homme en opposition aux théologies qui parlent du Divin. La plupart des critiques de ces manuels demeurent dans le cadre de cette théologie contemporaine. C'est pourquoi leur cible demeure intacte.

On dit que l'on possède des savoirs. En pratique, c'est exactement l'inverse, chacun de nous est possédé par ses savoirs. Il faut être un peu savant, donc déjà bien possédé, pour en prendre conscience, et commencer à discerner entre croyance et savoir.

On étudie la transmission des savoirs. Et la transmission des croyances, on l'abandonne aux manipulateurs ?

En quoi l’attachement conscient à une croyance obsolète diffère-t-il d'un mensonge à soi-même ? Par un niveau de présence d'esprit ? Ce serait plutôt l’inverse : c’est pour ne pas devenir fou que chacun de nous finit par croire ce qui l’arrange. Il existe une expression pour exprimer cela en langue française pour le domaine matériel : on se sent bien dans ses meubles.

Comment peut-on prétendre faire « vivre ensemble » des gens qui n’ont pas les mêmes « valeurs » ? Les solutions historiques font encore de nos jours la preuve de leur « efficacité » : terreur généralisée, éradication des déviants, persécution des minorités identifiées, réduction de l’humain à l’animalité par diverses techniques dont récemment celles portées par les « nouvelles technologies »…. Il existe pourtant une infinité de solutions logiques pour structurer la vie commune en société au dessus de morales différentes : la création et l’entretien d’une étiquette sociale commune centrée sur les relations entre les personnes et sur les comportements en public, assumée comme moyen de respect mutuel et d’ouverture aux autres. A la différence d’une étiquette de cour royale ou de tout autre code de comportement de caste, ce type de solution suppose une capacité d’évolution de l’étiquette sociale en fonction de la population et de son environnement. En effet, à la différence d’un code immuable et indiscutable, une étiquette doit demeurer la production d’une communauté vivante, consciemment par nature soumise aux imperfections. L’entretien raisonné d’une étiquette sociale de vie commune suppose une forme authentique de démocratie, afin de préserver la reconnaissance intériorisée de l’artificiel dans l’étiquette en cours (et de sa part d’absurde), et cependant son acceptation par tous. Cette authenticité démocratique est incompatible avec l’enfermement dans les codes de castes, incompatible avec les prétentions universelles des vérités révélées, dans la mesure ou ces codes et ces vérités prétendent imposer leur propre étiquette, leurs valeurs et leur manière de penser, visant à produire l’isolement de pseudo élites ou revendiquant au contraire l’empire sur tous et sur toutes choses. Et l’Histoire nous apprend comment ces deux formes de blocage se combinent ! Si nous reconnaissons que le niveau d’emprise des instances étouffoirs correspond au niveau d’infantilisme social, il est possible d’affirmer que beaucoup de nos sociétés modernes sont encore très éloignées d'un état adulte.

L’association systématique entre « démocratie » et « débat » révèle la profondeur de la dénaturation de la démocratie. En effet, la finalité d’une institution démocratique n’est pas de débattre, surtout pas de débattre de propositions de détail établies en vue de satisfaire des priorités définies par ailleurs, c’est de construire le projet d’avenir du peuple souverain (d’une ville, d’une région, d’un état, de la planète) à grands traits, afin de pouvoir confier sa réalisation à des dirigeants compétents, ensuite contrôler et adapter autant que nécessaire. A l’inverse, ce que l’on appelle couramment (souvent avec un sous-entendu ironique) un « débat démocratique », pour dire que divers points de vue se sont exprimés dans une assemblée et qu’un vote a permis de trancher, n’a tel quel rien à voir avec la démocratie. Ce « débat démocratique » est une singerie pompeuse parmi tant d’autres dans nos sociétés infantiles.

« Les bonnes décisions sont souvent prises pour de mauvaises raisons » nous rappellent les malins défenseurs de régimes politiques traditionnels. Cette affirmation n’est pas innocente sous une apparence de sagesse éternelle et d’appel à la modestie. Elle est à l’opposé du processus de décision démocratique. En effet, dans un processus vraiment démocratique, on doit conserver les raisons des décisions prises, justement parce qu’il est normal que ces raisons apparaissent mauvaises après quelques temps, et qu’il faut pouvoir décider du maintien ou non des anciennes décisions en fonction de raisons actualisées. Dans une vraie démocratie, il n’existe pas de « bonnes » décisions, il n’y a que des décisions faites dans le temps présent pour le futur tel qu’on l’appréhende à partir du temps présent. Le jugement dans l’absolu d’un hypothétique tribunal de l’Histoire n’a aucune légitimité.

Le renouvellement de la démocratie, c’est-à-dire l’exercice direct du pouvoir par le peuple, suppose la reconnaissance des compétences individuelles des gens de ce peuple, leur valorisation au cours de processus de décision adaptés, leur développement dans la réalisation des décisions prises. Cette relation entre cette institution du pouvoir suprême et les individus qui la composent est cruciale. Le « miracle » de l’Antiquité grecque est le produit de ce fondement, il est futile d’en rechercher des causes mécaniques parmi des facteurs historiques économiques ou culturels. En effet, sans cette relation, on ne crée qu’un espace supplémentaire de singeries, d’autant plus lorsque l’institution pseudo démocratique est peuplée de supposées élites qui consacrent la plus grande partie de leur temps à discuter du bon habillage de l’actualité.

Cronscan.jpg A notre époque « moderne », on pourrait enfin s’intéresser aux mécanismes de manipulation dans leur ensemble et pas seulement à leurs détails et à leurs effets d’actualité. Toute manipulation pourrait être considérée comme une auto manipulation et on pourrait identifier les « fake logics » collectives imprimées dans nos raisonnements individuels – dont il nous est impossible de nous extraire tant que nous nous complaisons dans la paresse d’un « bon sens » majoritaire confortable, qu’il soit ou non le résultat de déductions « robustes » à partir d’hypothèses dont on a commodément oublié l’artificialité puisque tant d’autres semblent aussi l’avoir oubliée. Cessons de nous considérer systématiquement comme des « victimes » de manipulations et de nous exonérer de notre paresse mentale avec des arguments psy. Considérons plutôt qu’il n’y a que des agents de manipulation, en premier nous-mêmes, plus ou moins conscients, plus ou moins volontaires, mais toujours assez vicieux pour diluer toute idée de responsabilité personnelle dans un noble et vague sentiment de culpabilité - une culpabilité partagée avec d’autres…. En effet, comment pourrions-nous être coupables des "mécanismes sociaux" ? Alors que cette pesanteur paralysante de la culpabilité (devant qui, pour quoi) de nos propres imperfections (en comparaison d’imaginaires machines infaillibles) est un facteur d’inertie face aux besoins d'innovation sociale, elle pourrait être reconnue dans ses diverses variantes, non pas pour la surmonter (au prix de nouvelles illusions) mais afin de la convertir en conscience commune de nos limites individuelles pour rendre possibles les efforts collectifs de créations sociales dans l'intérêt commun.

Si, dans notre monde des humains, tout se tient pour que rien ne change, alors on doit admettre aussi que, justement du fait que tout se tient, tout doit pouvoir changer d’un seul coup. Il suffit pour cela de considérer que notre « tout » n’est pas le « tout » du monde, même en réduisant le champ à notre seule planète Terre.

De toute façon, nous ne pouvons plus « penser le changement », même le plus violent, comme une destruction préalable à une reconstruction, alors que nous avons déjà presque tout détruit autour de nous et que nous dépendons entièrement de ce qui reste. D'accord que c’est tellement plus chouette de penser comme si nous étions des dieux tout puissants et de vivre comme des singes, sauf que même les bébés ne s'y trompent pas.

Il est urgent de faire comprendre pourquoi il est physiquement impossible de « réparer la planète », et de faire réaliser à quel point les gens qui le prétendent sont des criminels contre l’humanité. En l’état de la Science, on peut tout au plus imaginer qu’un jour on saura comment retarder quelques effets indésirables… en provoquant quelques dégradations supplémentaires pour fabriquer des outils adaptés et les mettre en oeuvre par la consommation d’encore plus de ressources énergétiques. Schématiquement et par analogie, ce type d’opération sera pire que de creuser un trou pour récupérer de la matière afin de combler un autre trou, car dans ce cas, le trou creusé devra être plus important que le trou comblé : on devra donc vraiment s’assurer que l’opération se justifie pour la partie de population terrestre qui pourra en bénéficier… Rassurons-nous, nous sommes encore loin, en ce début du 21ème siècle, de pouvoir imaginer ce genre de sauvetage de quelques privilégiés ! Pour le moment, on « raisonne » encore séparément sur les réserves en ressources énergétiques, sur le changement climatique, sur la pollution, etc., alors qu’on ne sait encore pas grand chose sur les capacités autonomes de régénération de la planète (par exemple sur le plancton des océans, tandis que par ailleurs les satellites d’observation ne sont opérationnels que depuis une ou deux décennies). Les capacités planétaires autonomes qui nous importent, ce sont très précisément celles qui nous rendent cette planète humainement habitable. Car le seul grand projet d’avenir planétaire, c’est de se débrouiller pour exploiter la planète en dessous de ces capacités autonomes de régénération. Quelqu’un y travaille ? Quelqu’un est en charge de ce projet ?

jeudi 30 novembre 2017

INFOX

Pour contrer la propagation de "fake news" sur un réseaux social à prétention universelle, il serait actuellement envisagé de créer une cellule de "fact checking" actionnée par les signalements émis par les usagers.

Sur le modèle de certaines séquences d'émissions télévisées ou de certains articles consacrés à la désintoxication et au décryptage, cette cellule permettrait au moins de redresser des erreurs de calcul ou d'interprétation statistique, de révéler des falsifications grossières (vidéo truquée, reprise d'image hors contexte, etc.), peut-être même aussi de repérer les variantes de racontars déjà répertoriés comme haineux ou stupides...

A temps pour effectivement stopper la propagation d'informations manipulatoires ?

Avec quelle pertinence de jugement dans un réseau mondial multiculturel ?

Par quels moyens de signalisation aux usagers ?

Volko.jpg A l'évidence, cette cellule de "fact checking" ne pourrait, au mieux, que répondre partiellement au problème de la propagation de fausses nouvelles. Par ailleurs, dans l'esprit des usagers, et dès le premier soupçon, la cellule des experts "fact checkers" pourrait représenter l'élément visible d'une grande boucle d'asservissement des esprits sous contrainte bien-pensante, par exemple dès lors que la cellule laisserait se propager des informations douteuses mais pour de "bonnes" causes aux bonnes couleurs, ou tarderait à se prononcer sur elles. Alors, comme dans les spectacles de débats dans nos médias, les éventuelles expressions d'opinions divergentes à l'intérieur de la cellule seraient considérées comme du théâtre de bavardage de haute culture, une exhibition hors sol.

De toute façon, toute solution par la création d'un nouvel organe est typique des opérations d'externalisation réalisées par des organisations figées pour évacuer des problèmes qu'elles ne peuvent pas traiter en interne ("traiter" peut signifier "étouffer"). Elle est aussi typique des solutions d'annonce en réaction d'apparence positive à des urgences médiatisées, de sorte que les critiques vont s'exprimer sur les détails de la solution, pas sur sa nature improvisée dans l'air du temps afin de soulager les inquiétudes bien exprimées sans rien changer par ailleurs, d'autant plus facilement que l'on usera d'un vocabulaire faussement innovant permettant d'ignorer l'histoire et la réalité du monde.

Car le phénomène de propagation des "fake news" n'est qu'un cas particulier du phénomène de rumeur ! Et on sait bien que les rumeurs nuisibles ne sont pas seulement celles qui se propagent par l'émotion et visent un effet de masse immédiat par l'exploitation des pulsions de panique, fureur, enthousiasme, etc. Il existe mille manières d'emballer un germe de rumeur délicieusement potentiellement "sauvage", et dix mille manières de le faire diffuser afin qu'il soit repris par chaque destinataire, à multiples détentes en variantes personnalisées, en vue du déclenchement explosif par des génies manipulateurs en fonction des événements ou par de simples témoins de ces événements provoqués ou fortuits, et même s'il n'existait pas d'intention malveillante au départ !

Canette.jpg Une rumeur produit des intermédiaires auto manipulés. Le destinataire final en vue de l'action, c'est la masse constituée de l'ensemble des intermédiaires acteurs de la rumeur. Peu importe que le germe de la rumeur soit vrai ou faux, faussement vrai ou vraiment faux, sa propagation réussie crée un potentiel d'action massive par un effet de possession mentale (faussement) individuellement librement consentie, la nature humaine faisant le reste... Bref, les intermédiaires sont les seuls à pouvoir contrôler cette propagation en se contrôlant eux-mêmes.

Dans un réseau social maîtrisé par quelques concepteurs, on devrait donc poser le problème dans sa généralité : comment donner un pouvoir aux usagers eux-mêmes pour qu'ils puissent se prémunir contre toute forme de rumeur en propagation rapide ?

Alors peut-être, on découvrirait que toute solution passe par une forme de "User Empowerment". Et qu'il existe là un espace pour l'innovation. Par exemple, en premier lieu, le réseau pourrait rendre publique une signalisation des éléments porteurs d'une rumeur en phase exponentielle - si possible déjà en phase germinale bien que la détection soit plus difficile. Cette signalisation serait directement associée aux liens proposés aux utilisateurs destinataires et potentiels propagateurs de la rumeur, à partir d'analyses automatiques en temps réel effectuées par des automates du réseau. En complément, il deviendrait opportun de proposer une échelle étendue des qualifications à disposition de chaque utilisateur pour qu'il puisse "noter" les informations qu'il rediffuse et qui ont été repérées comme des rumeurs, par exemple a minima par son niveau d'accord personnel "intuitif" et son niveau de doute "raisonnable" (le second n'étant pas le complément à 100% du premier).

Une cellule de professionnels reconnus dans chaque grand espace culturel pourrait se consacrer à la "User Assistance" contre la rumeur, a minima par la publication des conséquences possibles des rumeurs détectées (y compris par l'effet d'étouffement d'informations importantes mais gênantes pour certains intérêts). Cette cellule devrait refuser le piège du jugement Vrai/Faux (sauf cas grossiers cités ci-dessus), ainsi que la recherche des sources des rumeurs et des sanctions adaptées aux divers types de propagateurs. La référence éthique de la cellule devrait être explicitée, par exemple à partir d'une charte onusienne - en revanche, une affirmation d'"indépendance" ne convaincra personne au contraire d'une obligation de transparence des biais d'opinions internes à la cellule, même si elle paraît difficile à mettre en oeuvre dans les faits.

Quelle superbe opportunité, pour les actuels réseaux sociaux, d'investir dans quelques avancées technologiques, par la reprogrammation et l'extension de capacités souterraines existantes, pour créer de nouveaux services aux utilisateurs, conformément à leurs valeurs affichées, et sans rien changer de leur statut juridique !

Si l'on voulait innover dans un sens vraiment "démocratique", on pourrait associer à la cellule de professionnels, ou à terme carrément lui substituer, une cellule d'utilisateurs sélectionnés par tirage au sort parmi des volontaires et régulièrement renouvelée, afin de créer dans ce domaine un processus d'auto éducation collective, qui pourrait prendre une place centrale naturelle dans tout réseau social digne de ce nom.

Bondemain.jpg Sinon, c'est notre enfermement dans la préparation d'un scénario cousin du film "Demain ne meurt jamais" qui se continuera, dans une version à peine plus subtile que le délire de puissance exprimé par le dirigeant d'un immense groupe médiatique fabricant de buzz, et sans James Bond pour sauver le monde des guerres déclenchées pour faire les gros titres.

A l'époque de la sortie du film, la représentation caricaturale d'un grand patron d'une puissance mondiale semblait grotesque et son projet criminel suicidaire relevait de la liberté de création artistique. Comment ne pas en reconnaître les contours de plus en plus précis dans le présent, çà et là ?

Note. Le titre du billet, INFOX, est le mot proposé par une commission d'enrichissement de la langue française pour remplacer l'expression anglaise "fake news".

lundi 14 mars 2016

Des servitudes de la décision

Encore un bouquin à lire

Le livre de Daniel Kahneman, Système 1 Système 2, les deux systèmes de la pensée, Flammarion 2012, est assez riche pour être lu de diverses manières, assez vrai pour ne pas inspirer qu'optimisme et sympathie, assez intelligent pour ouvrir l'esprit de chacun à la conscience de ses propres limites sans en perdre la raison.

DKahn.jpg C'est un ouvrage de psycho sociologie, bien qu'on le trouve en vente souvent dans les rayons "économie", car son auteur fait partie des récents "prix Nobel" d'économie. Mais non, le titre n'est pas une trahison.

L'ouvrage comprend cinq parties :
- deux systèmes de pensée
- les grands biais cognitifs
- l'excès de confiance en soi
- faire le bon choix
- les deux facettes du moi

Intéressant, non ? Cependant, on reconnaît là le type de découpage attractif des bouquins promoteurs de régimes alimentaires miraculeux ou d'un développement des pouvoirs mentaux, voire d'une nouvelle religion. La crainte d'une possible méprise est renforcée par la présence de commentaires à la fin de chaque chapitre, qui reformulent le contenu du chapitre en langage courant.

Dans ces cas-là, un bon moyen de décider de lire ou non le bouquin, c'est de se précipiter sur la conclusion. Celle du livre de Kahneman calme les inquiétudes. Elle est bien écrite, synthétique et plusieurs paragraphes de son contenu méritent d'être médités, en particulier ces quelques phrases à la fin :
"Il y a beaucoup à faire pour améliorer la prise de décision. L'absence remarquable de formation systématique à cette compétence essentielle qui consiste à savoir gérer des réunions efficaces en est un exemple parmi tant d'autres."
"Les décideurs feront de meilleurs choix... quand ils s'attendront à ce que leurs décisions soient jugées en fonction de la façon dont elles ont été prises, non en fonction de leurs conséquences."

On peut avoir des réserves sur le vocabulaire employé et les formulations alambiquées, on doit cependant discerner une allusion claire à plusieurs maux de nos démocraties.

Manipulations passagères, soumissions légères

Le sujet de l'ouvrage de Kahneman est difficile à traiter puisqu'il s'agit de notre fonctionnement mental, plus précisément de ses défaillances en régime normal dans le domaine de la prise de décision. On ne doit donc pas s'attendre à une lecture facile et apaisante. La lecture de ce bouquin d'environ 500 pages peut lasser pour une autre raison : la forme d'exposition. En effet, presque tous les chapitres sont centrés sur la relation d'une ou plusieurs expérimentations de paris plutôt stupides en apparence, puis sur l'analyse des erreurs commises par les participants cobayes. Est-ce pour épargner le lecteur qu'aucun détail n'est fourni qui permettrait d'apprécier la pertinence de ces expérimentations et la validité des résultats ? Notamment, rien n'est dit pour exclure la possibilité d'une influence de l'expérimentateur sur les participants (ne serait-ce qu'au travers de la présentation du jeu aux participants), ou la possibilité d'influences réciproques entre les participants. On a l'impression d'expérimentations isolées, alors on peut craindre que s'en dégage une théorie du genre Terre plate... D'autre part, les allusions aux épisodes de la vie professionnelle et personnelle de l'auteur n'attireront pas la sympathie universelle par leur contenu ni par la manière. Alors, on se surprend à lire avec plaisir la courte reformulation de la substance du contenu, dans le style de la conversation urbaine, à la fin de chaque chapitre.

Sur le fond, l'ouvrage n'aborde pas ou vraiment trop peu plusieurs questions importantes, dont certaines sont pourtant évoquées dans la conclusion (en questions ouvertes) telles que :
- comment élaborer une réponse collective concertée plutôt qu'individuelle aux problèmes de décision (le chapitre 24 est le seul à mentionner un exemple de débat collectif, en heureuse contradiction avec la dernière phrase du chapitre 30 constatant notre manque individuel de ressource mentale face aux événements rares) ?
- comment construisons-nous notre capital personnel d'expérience de la vie, selon quelle répartition (?) entre le système 1, le système de l'intuition, et le système 2, le système du raisonnement, avec quelle capacité d'évolution avec l'âge (le chapitre 22 est le seul à traiter de l'expertise construite en contraste avec la fausse expertise) ?
- peut-on identifier les facteurs d'amélioration de la ressource mentale individuelle en vue de la pertinence des décisions, notamment à la suite d'expérimentations révélant les défauts naturels, en vue d'une forme d'éducation personnelle de la relation entre système 1 et système 2 ?
- comment prendre en compte les influences exercées par les interactions entre participants sur leurs décisions individuelles (observez des joueurs de Monopoly, certains gagnent presque toujours malgré les facéties du hasard) ?
- quelle peut être l'influence d'une culture occidentale (?) commune implicite des décideurs (ou inversement, l'effet de l'absence d'une culture commune de référence dans un milieu multi culturel) sur l'interprétation de la décision à prendre, sur la teneur de la décision prise, sa précision, son délai et sa méthode d'élaboration ?
- peut-on assimiler le système 1 intuitif à une réserve d'automatismes d'usage instantané, avec un pouvoir d''asservissement partiel du système 2 (par exemple par sélection / obstruction du contexte), pour constituer au total une mécanique d’auto-manipulation partiellement reprogrammable (à quelle dose, comment ) ?

En résumé positif, l'ouvrage de Kahneman abonde en exemples d'erreurs de nos jugements individuels spontanés ou réfléchis, et démontre leur caractère inévitable, par nature et par construction.

Rien que pour ce rappel à l'humilité de notre condition humaine : merci !

Mais il est dommage que ce livre n'ait pas été écrit à la fin du 19ème siècle, car alors peut-être nos sciences humaines n'auraient pas un siècle de retard sur notre époque. Peut-être même que les manipulateurs d'opinion seraient poursuivis comme des malfaiteurs.

Tourments et logiques volatiles

A titre de curiosité, l'ouvrage de Kahneman peut être lu comme un manuel du tortionnaire. Commencez par le chapitre 35, celui des expérimentations sur la manière d'infliger dans le temps des douleurs dont les victimes conservent un souvenir insupportable. Ne manquez pas l'intermède romantique au chapitre 36, avec l'écoute du délectable duo d'opéra jusqu'au dernier soupir de la Traviata. Maintenant, dans cet esprit, regardez attentivement et assimilez le diagramme du "Fourfold Pattern" à l'intérieur du chapitre 29 (figure 13), il vous permettra d'anticiper les réactions de vos victimes, de fabriquer les conditions de leur choix entre un pari très risqué et l'acceptation d'un contrat défavorable pour eux. A présent, vous pouvez prendre les chapitres du livre à peu près dans l'ordre depuis le début, pour imaginer comment vous allez pouvoir humilier, abaisser, corrompre, détruire mentalement les gens soumis à votre volonté !

Il y a plus inquiétant. L'ignorance des bases de la statistique mathématique semble assez commune dans les sciences humaines à l'époque des activités professionnelles de l'auteur. Ceci n'implique pas l'incompétence, car les méthodes statistiques semblent mises en oeuvre correctement (autant que l'on puisse en juger) mais l'ignorance des bases mathématiques entraîne un manque de profondeur dans l'interprétation des résultats chiffrés, avec pour conséquence une multiplication d'expérimentations inutiles et l'invention de concepts superflus.

Par exemple, au chapitre 16, on nous présente un problème du taxi bleu de manière telle que le jugement biaisé des participants cobayes nous paraît plus naturel que la prétendue bonne réponse, dont l'explication mathématique fournie en note du chapitre est plus que contestable.

De quoi s'agit-il ? Une personne a été témoin d'un accident corporel sur un piéton, provoqué par un taxi qui a pris la fuite. Le témoin affirme que c'était un taxi bieu. A l'heure et au lieu de l'accident, dans une ruelle traversière entre deux avenues fourmillant de taxis, on sait pourtant qu'il y avait dans le secteur seulement 15% de taxis bleus contre 85% de taxis verts - la ville n'ayant que deux compagnies de taxis. En répétant des expériences systématiques dans des conditions similaires à celles de l'accident, on découvre que le jugement du témoin pour distinguer une couleur bleue d'une couleur verte de taxi n'est fiable qu'à 80%. Après cette introduction, si on vous pose la question "à combien estimez-vous la probabilité que le taxi de l'accident était vraiment bleu ?", vous allez vous méfier, et vous n'allez pas répondre spontanément "80%" comme la majorité des participants cobayes de l'expérience de Kahneman, n''est-ce pas ? Vous aurez bien raison.

Fellwill.jpg

Notons B pour "le vrai taxi de l'accident était bleu". Notons V pour "le vrai taxi de l'accident était vert". Par commodité, notons b pour "le témoin a dit bleu". On peut évaluer rétrospectivement la probabilité de la déclaration du témoin, que nous notons "P(b)", en raisonnant comme si la présence d'un taxi d'une couleur verte ou bleue puis le choix de la couleur par le témoin étaient les résultats de 2 tirages aléatoires successifs de type "tirage au hasard d'une boule dans un lot de boules de couleurs réparties à proportion des probabilités théoriques". Dans cette convention, P(b) = P(le taxi était bleu et le témoin ne s'est pas trompé) + P(le taxi était vert mais le témoin s'est trompé en le voyant bleu) = 0,15x0,80 + 0,85x0,20 = 0,12+0,17 = 0,29. Alors, on peut évaluer ce que nous cherchons, la probabilité relative que le taxi était vraiment bleu par P(B/b) = 0,12/0,29 = 0,41. On remarquera que la probabilité relative que le vrai taxi était vert malgré la déclaration du témoin P(V/b) = 0,17/0,29 = 0,59 est plus élevée. A présent, si on met en doute l'évaluation de la fiabilité du témoin en la réduisant à 70 %, la probabilité P(B/b) tombe à 0,29. Au contraire, si on réévalue la fiabilité du témoin à 90%, P(B/b) ne monte qu'à 0,64, encore loin d'une certitude, tandis que P(b)=0,22 c'est-à-dire qu'un témoin plus fiable a moins de chances de choisir l'hypothèse de plus faible probabilité, en moyenne dans une série infinie d'expériences, ce qui est évident statistiquement... Bref, l'estimation de P(B/b) dépend fortement de l'évaluation de la fiabilité du témoin, mais laisse de toute façon une large place au doute. Raisonnablement, une réponse correcte à la question posée sur la probabilité du taxi bleu serait donc : "autour de 50%".

En langage littéraire. Un niveau ressenti de sincérité du témoin ne doit pas être assimilé à un niveau de justesse de ses affirmations - et pour passer de cette justesse à la vérité, c'est encore autre chose, surtout quand on ne dispose pas d'une évaluation "scientifique" factuelle de la fiabilité d'un témoin. Beaucoup de menteurs sont sincères et propagent leurs erreurs en toute honnêteté. Certains le font avec talent, ardeur et persévérance. Chaque fois que c'est possible, on doit soumettre les témoignages à l'épreuve d'une modélisation mathématique simplifiée de la réalité, pour faire varier les paramètres et constater leur influence sur la force de la conviction - au risque de perdre la nôtre.

A la fin de l'ouvrage de Kahneman, c'est seulement "la" bonne réponse à 41% qui est justifiée en note 1 du chapitre 16, de plus en passant par un calcul bayésien hautement impénétrable. Concernant cette méthode de calcul, le statisticien William Feller cité par ailleurs au chapitre 10 du livre de Kahneman, expédie la Bayes's Rule aux oubliettes dans un paragraphe de son ouvrage An Introduction to Probability Theory and its Applications, Wiley International Edition, 1968 (page 124 de la 3ème édition). Concernant l'exemple du taxi bleu, il est fallacieux de laisser croire qu'il existe "une" bonne réponse. Ce qui est vrai, c'est que l'on obtient rapidement une estimation de P(B/b) en se fondant sur une modélisation probabiliste simplifiée; mais, même dans ce cadre simpliste d'interprétation de la réalité, on constate que l'estimation est très sensible à l'incertitude sur la fiabilité du témoin, et que même dans l'hypothèse d'une fiabilité élevée de ce témoin, on demeure dans l'indécision. Encore une fois, une réponse raisonnable serait "autour de 50%". Cette réponse argumentée est d'ailleurs en accord avec l'intuition brute en face des données du problème tel qu'il a été posé. La vraie "bonne" conclusion, c'est qu'il y a doute. C'est bien ce que Kahneman nous dit finalement.

Gaumef.jpg Le lecteur critique de l'ouvrage de Kahneman pourra y découvrir d'autres pièges du jugement que ceux proposés par l'auteur, par exemple en faisant un parallèle avec l'un des nombreux ouvrages dénonçant les interprétations abusives des raisonnements probabilistes et les artifices de présentation d'études statistiques. Par exemple, Statistiques méfiez-vous ! de Nicolas Gauvrit, Ellipses 2007.

En regard des enseignements du livre de Kahneman sur les faiblesses innées de nos facultés de jugement, en regard de la quasi permanence des menaces de tromperie qui pèsent sur nous par notre soumission prolongée à divers types d'annonces insidieuses ou mal conçues dans les médias, particulièrement sur Internet, il semble urgent de fournir une éducation universelle aux bases de la statistique et de la logique dès les classes primaires. Certes, il faudra 30 ans pour en voir le résultat, pas forcément bon, c'est long. Et il n'est pas du tout certain que l'universalité d'une nouvelle capacité individuelle puisse améliorer les décisions des organisations qui dirigent notre monde. Cependant, cet effort d'éducation est certainement nécessaire, même s'il n'est pas suffisant, dans la perspective de nouveaux processus participatifs de débat démocratique et de prise de décision. Personne ne devrait plus considérer le raisonnement probabiliste comme une technique chargée de mystère, comme actuellement associée aux plus immoraux jeux de hasard et aux manipulations des sondages. On pourra enfin réintroduire le tirage au sort parmi les techniques ordinaires de sélection dans une population pour des objectifs plus concrets que la récolte des opinions.

Comment le pire pourrait être évité

Comment surmonter nos défauts naturels dans la prise de décision individuelle ?

Comment adapter et prolonger les conclusions du livre de Kahneman aux conditions nouvelles créées par la révolution numérique ?

La révolution numérique nous soumet individuellement à des avalanches d'informations, partout, tout le temps, dans tous les médias désormais alimentés par des canaux informatiques. Dans ces conditions, nous sommes particulièrement vulnérables à toute nouvelle sorte de tromperie ainsi véhiculée. Mais, sous les avalanches informatiques, comment faire pour prendre le recul nécessaire ? Renoncer à résister, laisser couler, se préserver par l'indifférence ? Comment se préparer dans un tel contexte à l'éventualité d'un choix dans l'urgence ? Par le refuge derrière un rempart doctrinaire ? Par le soutien aux actions d'épuration de l'avalanche ? Par l'entretien d'une faculté personnelle d'analyse rapide ? Par la formation de notre système 1 d'intuition réflexe à une discipline de méfiance, insensible aux effets de saturation ?

Le logiciel peut-il nous apporter une solution, au moins pour filtrer l'avalanche des informations ? Autrement dit, pouvons-nous constituer un rempart à nos machines par d'autres machines ? On peut en douter car toutes les machines sont nos machines, nous leur avons transmis nos défauts, au moins partiellement mais significativement, de sorte que nos machines fonctionnent implicitement selon nos représentations et nos tendances naturelles. Tout rempart machinal sera donc par construction fait pour être franchi. On ne peut même pas affirmer qu'un logiciel sera par nature insensible aux effets d'influence qui faussent le jugement humain, encore moins à tous les effets d'influences combinées imaginables. Le logiciel n'a pas d'imagination. Tenez-vous au courant des actualités du monde informatique dans le domaine de la lutte perpétuelle contre les spams, les virus, les intrusions des hackers, etc.; observez l'infiltration des messages publicitaires personnalisés parmi vos courriers électroniques, sur les pages Web que vous regardez; vous constaterez que votre logiciel protecteur ne peut être que l'équivalent d'un esclave hyper rapide, infatigable, utile (à condition de savoir l'employer), mais idiot et certainement chaque jour de moins en moins efficace. L'intelligence artificielle n'est qu'un terme désignant un type de logiciel spécialisé. Même quand l'ordinateur bat les meilleurs maîtres d'échec et de go, ce n'est que du logiciel, de la mécanique humainement conçue pour ou contre des humains. Les jeux vidéos, les musiques aléatoires répétitives... apportent les témoignages accessibles à tous de cette "intelligence" artificielle, il n'y a vraiment pas de quoi gamberger là-dessus.

Puisque chacun de nous, pour échapper aux pièges du jugement et prendre les bonnes décisions, ne peut compter ni sur lui-même individuellement, ni sur des machines, cherchons ailleurs !

Observons nos maîtres en décision. La discipline de nos dirigeants, malins ou bornés, c'est de ne pas décider sur le long terme, ou alors d'user pour cela de stratagèmes et de camouflages. C'est une pratique qui présente l'avantage pour eux de ne pas verrouiller l'avenir, qu'ils anticipent par continuité du présent, notamment en leur permettant de postuler indéfiniment à des postes prestigieux et rémunérateurs. On peut les comprendre sur un autre plan : il est d'usage de mettre en accusation d'incompétence un dirigeant qui aura du prendre le risque d'une décision dont les conséquences s'avèrent catastrophiques (voir la fin de la conclusion du livre de Kahneman). Cette culpabilisation stérilisante est centrale dans notre réalité du "pouvoir", nous en recevons la preuve dans les journaux presque chaque jour.

Alors, vite la Révolution ? L’ouvrage de Kahneman nous enlève toute illusion. A égalité de contexte, personne, même saine d'esprit, ne saura prendre de meilleures décisions que n'importe lequel de nos dirigeants malins actuels. Les leçons de l'Histoire nous disent le reste : Il y a d'autres raisons de faire une révolution que l'espoir d'améliorer la pertinence décisionnelle des dirigeants...

Cependant, nous savons qu'un processus de décision collective peut permettre de dépasser les défauts innés du jugement individuel, même si, en conséquence de nos héritages d'humanisation tardive, nous ne savons pas bien comment faire pour réaliser ce dépassement.

Par chance, notre processus historique de référence en matière de décision collective s'est figé dans une enflure caricaturale qui révèle sa dangereuse inadaptation à notre époque. Ce processus décisionnel de référence est celui des "démocraties" représentatives, tel qu'il existe au niveau des états comme dans les entreprises et dans toutes les grandes organisations. Il se caractérise fondamentalement par la théâtralité des débats, l'âpreté des confrontations oratoires, une résolution par vote majoritaire - un net progrès d'organisation par rapport aux affrontements aléatoires de hordes familiales, mais pas un si grand progrès de civilisation ! Dans ce contexte fondateur, il est terriblement difficile d'envisager le potentiel d'une révolution numérique pour élargir le champ du débat démocratique et récolter la contribution aux grandes décisions de toute la population concernée. Constatons que, pour la plupart des citoyens ordinaires des populations éduquées du globe terrestre, ce processus décisionnel "démocratique" de référence est devenu carrément anti-convivial et déresponsabilisant, au point qu'on ne s'en satisfait plus que par défaut. De plus, depuis la révolution numérique, ce processus décisionnel de référence est évidemment obsolète techniquement, car il fut forgé sous des contraintes depuis disparues, dont celle de l'analphabétisme de la population et celle de la lenteur des transports et communications.

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Serions nous collectivement capables de meilleures décisions si nous pouvions nous impliquer tous dans les prises de décisions difficiles à grande échelle sur nos modes de vie et notre projet social à 30 - 50 ans ? Peut-être pas, mais au moins nous pourrions nous donner les moyens de conjurer le chaos du chacun pour soi, avec en plus la faculté de convenir des ajustements nécessaires aux décisions antérieures, de détail ou d'ensemble, en exploitant la totalité de notre capital humain de connaissances, compétences, expériences de la vie. Et nous serions tous responsables collectivement de la réalisation des décisions prises. Au fond, le "problème de la bonne décision" est une question théorique pour expérimentations de laboratoire : "bonne décision" par rapport à quels totems ou quels critères donnés par qui ? C'est un bagage mental qui empêche de s'élever à la hauteur du changement des modes de vie et du changement de civilisation qui vont nous être imposés d'une façon ou d'une autre.

En effet, la certitude d'une tragédie planétaire à venir s'affirme au fur et à mesure de l'accumulation des effets destructeurs pour la planète de nos activités au-delà des capacités de régénération naturelle. Dans la continuité de nos processus décisionnels sclérosés, nous allons subir individuellement l'irruption progressive des conséquences inattendues, imméritées, injustes des discontinuités et des inversions de tendances qui apparaîtront dans les 50 ans. On trouvera des coupables, beaucoup.

Face à cette perspective, malgré toute notre science et notre sagesse, nous n'avons su jusqu'ici poser qu'une alternative, au niveau des nations du globe : ignorer la fatalité des changements ou combattre cette fatalité pour tenter de la reporter. Comme c'est prometteur !

Nous ne sommes pas en état de décider de conduire un changement de civilisation : vers quoi, pour quelles finalités... Pourtant, nous ne pourrions pas, actuellement, être mieux préparés et mieux équipés pour le faire. Sauf que nous manquent les processus de décisions à responsabilité collective.

vendredi 19 juin 2015

Pour une science humaine du monde futur

Ce billet est consacré à diverses directions de recherche utiles à l'élaboration d'un monde futur, concernant la communication entre les personnes, afin de favoriser la création d'une humanité plus responsable et conviviale. En particulier, via le Web, la nature de la communication manquante concerne aussi bien la transmission directe des compétences que des formes nouvelles de démocratie directe.

Il reste beaucoup à faire pour l'ouverture de la communication entre les personnes, mais tout est possible techniquement.

Il reste beaucoup à faire : en dehors des échanges dans un cadre étroit (par exemple, au cours de l'exécution d'un projet - et encore...), on ne sait encore "communiquer" que dans le but de s'imposer, on ne sait "débattre" qu'en brandissant ses propres valeurs et ses propres totems et en accusant les autres de les piétiner ou d'en être indignes, on ne sait transmettre des compétences que par une relation entre dominé(s) et dominant… La prise de conscience généralisée de cette inefficience ne relève pas d'une seule science humaine, mais de "la" science humaine, une science qui s'attacherait concrètement à la recherche d'un projet permettant à l'humanité de dépasser l'échéance du prochain siècle - toute autre « science » n'étant que du divertissement, au mieux une aide à vivre. En effet, la situation présente de l'humanité sur terre nous accorde tout au plus une cinquantaine d'années avant que la dégradation des conditions de vie, du fait de notre pillage irrémédiable de la planète, nous impose des solutions radicales de survie en opposition aux principes fondateurs des droits de l'Homme - malheur à nous si nous n'avons collectivement rien appris depuis l'ère néolithique !

Tout est possible techniquement : les prémisses des sciences utiles et les instruments d'extension de la communication sont à disposition.

Cependant, il existe des obstacles considérables. Parmi ces obstacles, les plus lancinants sont la saturation de la pensée par des sciences futiles, et l'asservissement des esprits par le dévoiement du Web en miroir hypnotique géant.

Les sciences futiles font partie du business as usual, elles s’attachent à traiter les questions embarrassantes pour leur donner des réponses fallacieuses ou grotesques selon le contexte. Elles entretiennent la stérilisation de la pensée contemporaine, toujours imprégnée d’idéaux héroïques et bercée par la présupposition d'une Humanité dont le destin propre dépasserait celui de son environnement, dans toutes les variantes pseudo religieuses et pseudo politiques.

Dans ces conditions, des « révolutions » se feront peut-être çà et là dans le monde des humains, mais elles n'engendreront aucun changement dans les idées ni dans les comportements. Et le jour prochain où « on » sera contraint d'affronter concrètement l'évidence qu'il y a trop d'humains sur notre planète bousillée, non seulement trop de consommateurs mais trop de générateurs de déchets ravageurs, le jour où « on « se dira qu’après tout c’est très simple, c’est notre prochain qui nous pompe notre air, alors adieu l'humanité ! La réalité brute de la compétition planétaire écrasera toutes nos « vérités » humanistes.

Le Web est devenu l'agent principal de concentration et de diffusion des sciences futiles, un agent de leur production. Le Web a été détourné de sa conception originelle pour devenir le vecteur de services fournis "gratuitement" par de grandes entreprises très rentables, un foyer de manipulation à grande échelle, une machine à bonheur par auto hypnose, dans l'illusion d'une communauté exhaustive des savoirs et d'une immédiateté des compétences. C'est l'instrument de la stagnation par excellence, l'analogue d'un Versailles du Roi Soleil dans le royaume de France, mais sans les caravanes de l'Orient lointain, sans le Nouveau Monde, sans les contrées vierges à découvrir, sans les peuples « sauvages » à subjuguer.

En d'autres termes, dans le prolongement des tendances actuelles, notre équilibre personnel entre la vie et la stupidité va se réduire demain, par force, à un choix entre la mort et l'animalité. Car nos humanistes, nos savants, nos gens de pouvoir, qu’ont-ils fait pratiquement, après deux terribles guerres mondiales, pour éviter l’élection « démocratique » de dirigeants sur la base de programmes indignes, pour rectifier les lignes d’actions des mauvais gouvernements, pour écarter du pouvoir les fous, les accapareurs… ? C’est commode de brandir « nos valeurs » en prenant des airs importants, de pontifier sur l’existence des « contre pouvoirs » institutionnels et sur ceux de la « société civile ». C’est beau de « débattre » de pures croyances entre gens du monde en balançant quelques chiffres pour éblouir les naïfs. C’est confortable de se réfugier derrière des slogans dénaturants du genre « démocratie Internet » pour faire croire que l’on est en phase avec « le monde qui change ». C’est grisant de faire comme si « l’économie » se réduisait à la finance et représentait ainsi la fonction essentielle de l’humanité. Ces discours et ces postures sont permanents dans nos médias. Pourtant, presque tout le monde les ressent comme illogiques, dangereux, ennuyeux, mortels. Mais, pour en sortir, il faudrait une imagination pratique qui ne semble plus à la portée des spécialistes, et nécessiterait donc une collaboration constructive en équipes multi disciplinaires (constituées de citoyens porteurs d'expériences diverses de la vie). Exemple : alors que la mode au sommet de l'Etat est de singer « l’entreprise », pourquoi personne ne propose d’appliquer une démarche de « Qualité » au fonctionnement de nos démocraties, obligeant à préciser les finalités politiques au-delà d’un horizon de gestion courante, à créer un ensemble de mesures pratiques de la qualité des actes gouvernementaux et des lois en regard de ces finalités, avec une qualification des erreurs et des succès… ? On devrait évidemment s’inspirer des méthodes de maîtrise de la qualité des logiciels, plutôt que des produits industriels, bien que la démocratie soit un « produit » de masse par excellence. En se fondant simplement sur l’observation de l’expérience historique des démocraties, on pourrait affirmer qu’un système de « qualité démocratique » ne pourra s’appuyer sur le seul autocontrôle par les dirigeants eux-mêmes (même temporaires), mais devra faire appel à des assemblées de citoyens (à créer), en relation avec des institutions internationales (à créer). De toute façon, c’était pour hier…

Dans ce billet, nous présentons sommairement trois axes de recherche, à l'occasion de parutions récentes qui témoignent de la persistance de sciences véritables ou tout au moins, font ressortir l'intérêt de leur développement en tant que sciences humaines. Sans prétention à l'exhaustivité. Sans même revendiquer une originalité ni une profondeur spéciale dans l'analyse. Mais non sans peine, de l’intérieur de l’immobilisme mental régnant…

1/ Pour une science de la transmission des valeurs pratiques

Notre vie quotidienne est fondée sur des valeurs sociales pratiques que nous avons absorbées dès l'enfance et que nous pratiquons constamment. Ces valeurs-là ne sont pas des abstractions savantes. Elles encadrent bien concrètement et pesamment nos façons de nous conduire, de penser, de raisonner, en privé, en famille, en public... D'ailleurs, pour commencer, elles fondent notre conception du champ du public, de la famille, du privé... Comme notre interprétation spontanée de l'espace et du temps dans nos vies courantes.

Ce sont des credos intimes, que nous ne remettons jamais en cause sauf choc mental ou changement d'âge de la vie, comme on dit.

Il est évident, il devrait être évident... que tout le monde n'a pas les mêmes valeurs pratiques, pas les mêmes fondations ni les mêmes limites dans l'élaboration des construits mentaux. Et que des gens mentalement différents de nous, très différents de nous, vivent avec nous, dans nos organisations, dans nos familles parfois, et d'autant plus avec le brassage des peuples dans le courant de la "mondialisation". Pas besoin d'aller déranger des "primitifs" au fin fond d'une vallée perdue pour "rencontrer" des gens bizarres (tout est déjà dit dans le terme "rencontrer", hélas), rechercher les détails croustillants de leurs étrangetés, ni que certains en fassent des livres, nostalgiques ou sensationnels, mais véritablement futiles en regard du besoin urgent de constituer une humanité planétaire.

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Dans la perspective d'une mondialisation plus fortement contrainte, sous la force de l'urgence imposée par le rapetissement de l'espace terrestre vivable, il serait opportun de commencer d'imaginer comment nous pourrions nous entendre, voire nous supporter, voire coopérer de manière solidaire, entre sociétés humaines différentes. En effet, les alternatives ne sont guère compatibles avec la déclaration universelle des « droits » de l'être humain.

Rares sont les ouvrages susceptibles de nous éclairer a minima sur la réalité des obstacles à une telle coexistence des sociétés fondées sur des valeurs pratiques différentes. Rarissimes sont ceux qui parlent des possibilités de surmonter ces obstacles pour constituer une forme de collectivité responsable.

Dans la série des oeuvres d'Emmanuel Todd, l'ouvrage "Qui est Charlie" (Editions du Seuil, mai 2015) en est un, malgré son sous-titre "Sociologie d'une crise religieuse" qui pourrait être plutôt "Sociologie de la transmission des valeurs".

Car le sujet de fond, à travers l'analyse géographique des différences de comportements collectifs à la suite d'un événement dramatique local hyper médiatisé, c'est la permanence de certaines différences de valeurs dans les régions de France (pourtant un petit pays en surface). Ces valeurs-là, l'auteur a décrit dans d'autres ouvrages leurs principaux vecteurs de reproduction sociale, parmi lesquels : les modalités de transmission des héritages, la structure de vie familiale de référence, les niveaux et principes d'autorité dans les familles, l'idéal de réussite sociale, etc. Dans "Qui est Charlie", il aborde le sujet de l'assimilation progressive aux valeurs locales des populations nouvellement installées et culturellement isolées. La mixité des mariages est un facteur évident d'infusion culturelle dans les valeurs locales, mais son effet est d'autant plus lent que cette mixité peut commencer seulement après plusieurs générations de coexistence entre les populations nouvelles minoritaires et les populations installées. L'auteur dénonce la résurgence de comportements intolérants dans la société française, notamment sous couvert de discours identitaires, au niveau étatique comme à l'intérieur de divers segments de populations, avec un pessimisme noir mêlé d'ironie.

Ce qui est important, c'est que cette démarche d'analyse nous fait prendre du recul par rapport au "principe" de légitimité démocratique majoritaire, par rapport au bon sens commun, par rapport au ressenti primaire qui est censé s'exprimer uniformément en manifestation de masse, par rapport à l'idéologie du progrès monodimensionnel... Malheureusement, la violence des critiques contre l'ouvrage "Qui est Charlie" témoigne, au contraire, de l'asservissement mental (ou intéressé) d'une large proportion de hauts personnages, en tous cas ceux dont on nous diffuse les opinions. Alors qu'il y avait là une bonne occasion d'élever le niveau de notre pensée sociale et politique.

Bref, les grands officiers de la doctrine ont senti le danger, et l’auteur fut contraint, comme un Galilée de la science humaine, à plusieurs reprises sur les ondes, de se prosterner devant divers totems de la pensée canonique, ou alternativement de batailler avec des moulins à vent.

Plus que l'interprétation des analyses, plus que tel détail des opinions exprimées par l'auteur, ce qui vaut dans cet ouvrage, c'est l'audace d'examiner nos valeurs pratiques comme sujets d'études et d'imaginer comment elles pourraient évoluer. Le problème, s'il faut en trouver un, c'est que l'auteur a mélangé, dans son ouvrage, l'interprétation d'une analyse méthodique avec une argumentation de nature politique sur l'avenir de la société française. On ne peut pas le lui reprocher, que l'on soit d'accord avec cette argumentation ou pas. L'auteur termine par une citation à propos d'un trait de caractère qui serait spécifique à l'intellectuel français : celui de ne pas prendre ses théories trop au sérieux. C’est un trait commun à tout scientifique.

Notes de méthode

La rigueur scientifique des analyses présentées dans "Qui est Charlie" a été mise en cause. C'est, à notre avis, encore une mauvaise manière de critiquer l'ouvrage.

En effet, ce que l'on peut mettre en cause dans une analyse multifactorielle, c'est d'abord la technique de présentation des résultats en regard de l'échantillon de population et des facteurs analysés, et ensuite surtout l'interprétation qui en est faite, parce que cette interprétation est toujours subjective. Cette critique-là n'a rien à voir avec une illusoire "rigueur" scientifique mais tout à voir avec la démarche scientifique, telle qu'on la retrouve dans n'importe quelle discipline des sciences (la mathématique et ses variantes mises à part si on les considère comme de purs jeux de l'esprit).

Au passage, je me permets de signaler que dans un certain ouvrage de Pierre Bourdieu, on trouve un exemple de présentation totalement foireuse d'une analyse multifactorielle, mais pour une interprétation parfaitement acceptable - qui oserait taxer Bourdieu de malhonnêteté intellectuelle ?

La démarche d'analyse, de présentation et d'interprétation de "Qui est Charlie" nous semble bien conduite au plan de la démarche scientifique, même si on peut critiquer l'étroitesse de la liberté concédée au lecteur face à l'interprétation qui lui est fournie. Toute personne ayant pratiqué ce genre d'analyse à facteurs multiples sait à quoi s'en tenir. Même si le niveau de signification statistique des axes principaux qui ressortent de l'analyse est "bon" (c'est-à-dire relativement à ce qu'on obtiendrait par une répartition au hasard des facteurs analysés dans la population), l'interprétation de ces axes n'est pas donnée. Sauf quand la décomposition analytique des éléments de la population analysée induit d'elle-même les combinaisons de facteurs principaux qui vont alors immanquablement se dégager. C'est pourquoi, il faut se méfier des évidences qui ressortent "en confirmation" et rester ouvert à la révélation de l'inattendu. Preuve a contrario : la fausseté de récentes prévisions de résultats d'élections.

Nous avons connu, dans les pays de l'OCDE, une époque de prévisions certaines et d'analyses rigoureuses, mais ce n'était pas de la science. C'était la période des années 60-80 de croissance économique, où beaucoup de variables économiques (de fait, presque toutes les variables économiques) pouvaient être corrélées au PIB avec un bon niveau de confiance statistique. Et ce niveau de confiance augmentait encore lorsqu'on osait corréler les variations d'une année sur l'autre. Mais on a su très tôt que ces fortes corrélations ne démontraient pas une relation de cause à effet, que d'autres interprétations expliquaient tout aussi bien, voire mieux, les corrélations : diffusion générale du climat saisonnier de croissance des affaires (effet Panurge), artificialité de convenance des chiffres constitutifs des séries économiques (en résultat de la commune tambouille des statisticiens économistes unanimes et cohérents). Déjà, dans cette période 60-80, on savait qu'il était inepte de titiller la deuxième décimale du PIB, et que la première loi physique explicative de la croissance du PIB de nos sociétés évoluées se réduisait brutalement à celle-ci : "plus on consomme de pétrole (ou d'équivalent pétrole), plus cela pousse" !

Plus tard, on s'est rendu compte que « plus cela pousse », plus cela produit de déchets qui se déversent dans les mers, et plus cela crée des émanations qui polluent l'atmosphère - bref plus nous pillons la planète sans possibilité de retour.

On le savait déjà : la vérité des performances de l’espèce humaine est "ailleurs". Sur cette planète, la performance physique de l’espèce demeure du niveau le plus bestial, la technologie ne fait qu’amplifier et accélérer la dévastation. Dans la continuité, l'espèce humaine sera donc mécaniquement effacée par la force de cette vérité-là, par un anéantissement progressif entièrement subi ou « agrémenté » de jeux de sélection cruelle. Un autre destin physique ne s’ouvrira que si nous prenons du recul sur les valeurs pratiques qui dissimulent notre prédation ou l’ignorent, en tous cas nous empêchent de changer de comportement. Il est donc urgent de prendre le pouvoir sur nos valeurs si nous voulons maîtriser collectivement et solidairement notre destin. Ou alors abdiquons carrément notre humanité - il existe tant de manières de le faire, simplement agréables ou divines, hélas toutes bien « naturelles », et tant pis pour les générations suivantes...

2/ Pour une science du changement de comportement des gens ordinaires

Beaucoup d'oeuvres et d'ouvrages récents nous parlent de héros et de hauts faits du présent et du passé, réels ou imaginaires. Ils témoignent surtout de nos mythes et de nos valeurs du moment. Dans ce domaine, l'abondance contemporaine n'est nullement médiocre. Son seul défaut est de rendre plus difficile l'appréciation des changements de ces mythes et valeurs dans l'histoire de l'humanité et de décourager la recherche des raisons de ces changements au profit d'une illusion de convergence vers des valeurs communes, un mode de vie commun, une façon de penser commune et de fait vers une forme de religion commune. C’est que, pour être publié, il faut bien vendre sa production au plus large public possible, n'est-ce pas ?

Sous la saturation massive des courants intellectuels dominants, on ne peut retrouver une liberté de penser qu'aux marges de nos sociétés modernes, et seulement dans la mesure où ces marges sont connectées aux courants dominants au travers de filtres suffisamment grossiers, car on ne peut espérer échapper aux courants dominants dans la finesse. C'est pourquoi, probablement, certains savants ont étudié les fous et la folie au cours des âges, les prisonniers et les prisons au cours des siècles, les moeurs des dernières peuplades sauvages, etc.

Cependant, nous disposons d'autres sources d'expériences de remise en cause individuelle des valeurs pratiques, spectaculaires et de l'espèce la plus traumatisante. Il suffit pour cela d'entrer dans le "monde de l'entreprise" ou de la grande organisation « moderne » ! Mais un observateur non impliqué dans sa survie propre pour y « gagner sa vie » n'en apercevra pas grand chose, encore moins s'il se contente de quelques séjours aménagés de l'extérieur, comme un explorateur en terre inconnue. Non, c'est comme la guerre, la prison ou l'esclavage, il faut l'avoir vécu avec ses semblables dans sa chair et son âme et y avoir réfléchi avec d’autres qui l'ont vécu ailleurs différemment…

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Tiens, justement, le retour à la maison des prisonniers de guerre après une longue période de soumission dégradante, est un nouveau thème de série télévisée, bien plus spectaculaire potentiellement que le récit individuel d'une plongée dans le vide après une mise à la porte ou à la retraite d’une entreprise ou d’une organisation. Le développement scénaristique du thème des ex prisonniers de guerre s’avère facile à développer en croisant des sous thèmes et des situations analogues aux poncifs bien rodés par ailleurs dans d'autres séries.

Personnellement, j'ai été favorablement surpris par la série Hatufim. Dans l'interprétation des prisonniers de retour après des années de captivité, j'ai revécu certaines manières de mes oncles qui avaient "fait la guerre" de 39-45 en grande partie en séjour forcé dans le pays vainqueur.

Hatufim est une série déstabilisante parce que le mélange des genres y rend banals les actes et situations exceptionnels, sans que l'intérêt faiblisse. La série parvient à nous décrire tous les personnages comme des gens ordinaires, même ceux des forces spéciales surentraînées. La série mélange la comédie familiale (les premiers rôles sont féminins), les drames personnels et quelques épisodes tragiques. C'est au point que les machinations et les errements des contre espions demeurent en arrière plan tout au long de la série, et que même les plus horribles scènes d'avilissement dans la captivité des prisonniers ne prennent réalité qu'à la fin. Tout le reste, à la fois lumineux et bien pire, c’est la vie tout simplement.

Autre caractéristique rare : dans Hatufim, on voit des adolescents qui (se) font peur et (se) font rire sans faire pitié.

Ce qui est frappant concernant les ex prisonniers de guerre, c'est que personne, jamais, ne s'intéresse en profondeur à leur expérience personnelle vécue en tant que prisonniers. Pas seulement parce que cette expérience personnelle serait difficile à communiquer, exigerait une coopération méthodique pour être recueillie, assumée, comprise, intégrée éventuellement au bénéfice de tous. C'est simplement que seuls les écarts gênants aux comportements normaux du temps présent, les écarts aux façons de penser habituelles, intéressent les autres, la famille, la société en général. Les comportements divergents des ex prisonniers, on les catégorise comme des séquelles et tout est dit ! Pourtant, dans ces divergences, il n'y a pas que les crises nocturnes, les cauchemars et les flashs…. Même les contre espions ne s'intéressent aux personnes que ponctuellement, pour se renseigner sur le camp d'en face et afin de s'assurer que les ex prisonniers n'ont pas été retournés en ennemis de l'Etat. Ils ne font rien de plus que leur boulot au sens le plus étroit.

Or, il apparaîtra peu à peu que le syndrome de Stockholm, celui du prisonnier mentalement retourné par l’ennemi, n’explique pas grand-chose – jusqu’à rien du tout - et en tous cas, ne pèse pas lourd face à la haine pure nourrie de bêtise et d’esprit de revanche.

A la fin de la série, après diverses péripéties familiales et guerrières, on conclut sur une forme d'échec : le choix de réinsertion des ex prisonniers se réduit à l'alternative entre la réintégration dans la famille ou la fuite vers une existence asociale, dans les deux cas après la douloureuse découverte que les ex prisonniers sont devenus d'autres personnes.

Bien entendu, malgré la publicité faite au retour des ex prisonniers par la société civile au grand large, cette société perpétuera la normalité des haines et des peurs comme s'il ne s'était rien passé, plutôt que de capitaliser sur un signe d’ouverture et de paix. Bon, on constate bien quelques bizarreries du comportement personnel des ex prisonniers, mais cela ne peut être que l'effet des mauvais traitements, donc surtout on oublie, cela va disparaître tout seul ! Tout le monde est bien d’accord, que ceux que l'on doit respecter et admirer, ce sont les guerriers. Que les plus valeureux soient dévorés par le poison de la vengeance ou par la terreur de l'autre, n'aspirent qu'à tuer un maximum de méchants ou à les maintenir dans la souffrance et l'humiliation, c'est normal, c’est la guerre…. Oui, cela ne peut pas s’arrêter, c’est devenu constitutif de cette société-là. Et certainement il faudra un événement exogène pour extirper cette guerre.

Au-delà, la série Hatufim nous offre le constat de l'adolescence de nos sociétés "modernes", incapables d'évoluer au-delà d'un modèle constitué au néolithique. C’est aussi l’évidence que les expériences isolées qui se déroulent hors des valeurs pratiques reconnues dans une société n'ont, au sens propre, pas de sens pour cette société.

Et alors, c'est bien comme cela ?

Car ce n’est pas un cas si particulier, le prisonnier de guerre soumis à une conversion ! La brutalité de la conversion peut-être, mais pas ce qui suit la conversion, même pas l'obligation de la conversion elle-même. En effet, qu'on ne me dise pas que la vie "normale" dans une entreprise, une grande organisation, même dans une famille ou un groupe social quelconque (y compris les gens du voyage), n'a rien à voir avec une vie sous contrainte. Pour un employé qui change d’entreprise (c’est aussi violent mais différent pour un cadre dirigeant), par exemple, il existe une obligation de conversion mentale qui se traduit dans les comportements quotidiens, même s’il n’y a pas de reconversion professionnelle au passage. Ce qui caractérise le cas du prisonnier, c'est banalement l'unicité forcée du lieu, des gestes, des types d'échanges avec des supérieurs robotisés, et de facto la mise hors circuit des projets en cours avant l'emprisonnement - l'ensemble constituant ce qu'on appelle la privation de liberté, par ailleurs considérée comme normale dans certaines groupes sociaux particuliers (cas extrême : les moines cloîtrés). Bref, l'être mental social ordinaire pourrait être assimilé à un prisonnier ambulant, dont la prison se reconfigure à chaque entrée dans un groupe social ou chaque sortie d'un groupe, sachant qu'à un instant donné, plusieurs groupes sociaux définissent sa prison à géométrie variable.

Revenons à l'urgence : imaginer comment on pourrait concrètement faire converger toute l'humanité dans toute sa variété, pas seulement quelques individus influençables ou déficients, vers des comportements responsables pour l'avenir de la vie humaine sur notre planète. Evidemment, pour un tel dessein, on ne peut pas compter sur l'artisanat de la conversion individuelle, ni sur la "duplicité" résultant du trop fameux syndrome de Stockholm, même si cette duplicité est relative à son anomalie. Cependant, observons que, pour de grandes causes communes, on sait très bien violer mentalement les gens en foule et sans douleur, en s'appuyant sur le mimétisme compétitif et sur un autre credo primaire, celui du "groupie social", autrement dit sur la pression du groupe, en soi inexistante mais bien agissante dans l’esprit du pressionné qui en redemande en ajustant l'idée qu'il s'en fait - non, ce n’est pas le réflexe moutonnier, c’est quelque chose de profondément humain, avec une intention bien consciente de participer... Ce syndrome-là ne porte pas de nom, nous l'avons tous vécu et nous le revivrons, et il serait urgent d'en extraire une méthode communément acceptable plutôt que d'en refouler l'étude au prétexte de la confusion avec des valeurs ineptes, en l'associant systématiquement aux rassemblements patriotiques, congrès politiques, et autres dynamiques pseudo religieuses.... En tous cas, presque tout ce qui a été dit ci-dessus peut être reproduit à propos de ce "nouveau syndrome", propension caractéristique de la "nature humaine".

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Note sur la série Homeland. A part le thème général repris de Hatufim, celui du retour du prisonnier de guerre, c'est une série télévisée américaine typique à grand spectacle. Redistribution des personnages de Hatufim par agglomération et exagération paroxysmique de leurs caractères pour en faire des personnages exceptionnels (interprétables seulement par de formidables acteurs). En contraste, abondance des poncifs des séries américaines : petits événements habituels de la vie de famille en pavillon sur jardin sans clôture, grandes réceptions organisées par de puissants personnages, escapades sexuelles des protagonistes, idem pour leur progéniture adolescente. L'attentat sanglant à la fin de la première saison en plein centre de Washington DC fait partie des rebondissements rebattus des séries d'espionnage, sur fond de complot contre un ou plusieurs hauts personnages de l'Etat (Arlington Road). Plusieurs détails importants transposés de la série originale Hatufim, sont caricaturés. Notamment, la nécessaire duplicité de certains personnages pour leur propre survie est ici présentée comme une spécificité culturelle d'un pays hostile; la frontière entre les bons et les méchants n'est jamais floue, l'héroïsme n’existe que dans le camp des bons. On notera cependant que Brody, l'ex prisonnier aux allégeances vacillantes, pourtant soumis à un syndrome de Stockholm renforcé, aura finalement personnellement exécuté deux grands responsables de guerre sale, celle où on tue des enfants, un dans chacun des camps. Quelle invraisemblable morale cet équilibre est-il censé représenter ?

Note. Conjecture sur le niveau maximal de duplicité d’un être humain normal en situation dangereuse. On peut utiliser le modèle CHOP, dans la mesure ou c'est la communication du personnage avec les autres qui prime pour lui au point qu'il y joue son existence. On a déjà insisté, dans la présentation de ce modèle d’interaction, sur la normalité de l'absence de contrainte logique entre les couches mentales participantes et sur l'existence de constructions pas finalisées, d'essais en cours dans certaines couches mentales. Comment sinon expliquer la duplicité apparemment tout à fait extraordinaire du prisonnier de guerre Amiel dans Hatufim ? C’est plus qu’une victime du syndrome de Stockholm, c’est un acteur du syndrome. Sa conversion est réelle, rien n’est feint dans son comportement nouveau dans la société qui le détient. Tout se passe comme si ses anciens credos, valeurs, comportements étaient simplement remisés. On peut modéliser une telle duplicité par la création de nouveaux credos intimes, mais aussi par l'encapsulation des nouvelles valeurs à l’intérieur de projets ou de comportements de court terme, afin que les conséquences de ces projets et comportements n’entrent pas en conflit direct avec des credos ou des valeurs précédemment implantés. Autrement dit, la logique de la duplicité consiste, dans ce cas, à répartir sur des échelles de temps différentes les traductions des valeurs et credos potentiellement en conflit, de manière qu’il n’existe aucune hésitation dans l’activité courante. Cela explique la rapidité des décisions prises par Amiel aux moments critiques de son évasion. En attendant, Amiel est en permanence un homme de projets, car ses projets, y compris celui de son évasion, remplacent sa prison. On voit bien dans Hatufim par quelle brisure s'est introduite la soumission d'Amiel à l'apprentissage volontaire de nouveaux comportements, ainsi que son ouverture à de nouvelles valeurs et de nouveaux credos (ce qu'on appelle couramment une conversion) : l’acte criminel commis contre lui par ses codétenus l'oblige à se recroqueviller mentalement sur son credo primaire de survie personnelle, en attente d’une offre de renaissance. C’est d'ailleurs un acte criminel symétrique, commis plus tard par Amiel sous la contrainte, qui va précipiter son détachement de sa nouvelle communauté, mais peut-être c'est seulement un artifice du scénario.

3/ Pour une science des racines et des credos intimes

Encore une fois, il ne s’agit pas ici des croyances élaborées, ni des mythes construits dans notre nuit des temps, ni des valeurs éternelles enseignées par nos grands prêtres ou équivalents, mais des valeurs pratiques de la vie quotidienne et des credos intimes de l’être banal social ordinaire. Donc pas besoin d’une analyse profonde des psychismes, mais d’une simple observation méthodique.

Dans une société « moderne », ce sont des questions comme celles-ci : Qu’est-ce que la réussite sociale pour vous ? Qu’est-ce que vous souhaitez pour vos enfants ? Qui a l’autorité dans la famille, sur quoi ? Comment répartissez-vous les héritages dans votre famille ? Pourquoi avez-vous des enfants ? Elever des enfants, qu'est-ce que cela veut dire pour vous dans votre vie quotidienne ? Où placez-vous la limite entre privé et collectif ? Etc.

Evidemment, ce sont des ouvrages d’anthropologie qui s’approchent le plus de ce type d’observation systématique. Malheureusement, pour diverses raisons compréhensibles, beaucoup de ces ouvrages sont ennuyeux, soit par l’abondance des détails sur une société donnée dont les mérites particuliers au bénéfice de l’humanité en général paraissent forcément plutôt minces, soit par l'approfondissement sensationnel de certaines "monstruosités" des sociétés « primitives » en regard de nos sociétés « modernes », soit par l'intention de dynamiter nos sociétés dominantes au fil des observations "objectives" de gens supposés plus authentiques.

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Autrement dit, rares sont les ouvrages accessibles au commun des mortels et qui tentent de nous apporter quelque chose dans notre existence présente, à partir de cette existence telle qu'elle est dans sa variété actuelle ou (pré) historique, sachant que nous allons tous, d’une manière ou d’une autre, être contraints d’abandonner nos comportements contraires à la survie de l’humanité sur la planète.

Citons un livre de Jared Diamond, Le monde jusqu’à hier (Folio, Gallimard 2013) en version de poche. Cet ouvrage n’apprend certainement rien aux spécialistes, mais beaucoup à tous les autres. Le sous-titre « ce que nous apprennent les sociétés traditionnelles » traduit bien l’intention, mais il ne faut pas espérer des solutions complètes, seulement quelques trucs oubliés qui pourraient nous simplifier la vie, quelques possibilités d’amélioration de nos institutions, quelques prises de recul sur notre humanité, avec le rappel de certaines contraintes naturelles gommées artificiellement par la vie moderne. Il s’agit des enfants, de la vie de famille, de l’étiquette en société, de la survie dans la nature, du traitement des personnes âgées, des diverses façons de faire justice, de l’autorité, des fonctions de la religion et des institutions, de la diversité linguistique, des voyages, de l’évitement des risques, de la frontière entre commun et privé, du commerce et de tout ce qui s'échange en dehors du commerce, de la santé, etc. Tout cela au travers d’observations de sociétés traditionnelles contemporaines ou récemment éteintes.

Il faudrait commencer par se les dire entre nous et à nous-mêmes, nos racines et nos credos intimes, pour que le mot fraternité puisse avoir un sens et qu’une forme de convivialité puisse se créer et que nous puissions construire un avenir. N’est-ce pas évident ?

mardi 14 avril 2015

Entre l'apprentissage et l'oubli, entre l'attention et l'automatisme

Ce billet relève de la littérature de gare en comparaison des ouvrages de référence en sociologie, philosophie, psychologie. Il est donc facile à lire, bien qu'il traite de sujets importants dans notre vie pratique. Notez bien une fois pour toutes que le titre du billet n'est PAS "Entre apprentissage et automatisme, entre attention et oubli" - parce que que là-dessus, tout a déjà été dit et écrit, quasiment sans aucun intérêt pour notre sujet. En revanche, les deux ouvrages dont les couvertures illustrent ce billet posent à notre avis les bonnes questions, nous les reprenons dans la perspective des propositions de réponses déjà apportées dans ce blog.

Si vous avez moins de 50 ans (à peu près un demi-siècle), que vous avez toujours vécu dans un pays "moderne", et que la "révolution numérique" vous semble une évidence quotidienne, vous allez probablement découvrir que ce billet vous parle de facultés mentales bien à vous mais dont vous n'avez nulle part entendu parler. Dites-vous que c'est peut-être gravement dommage parce que vous valez mieux que cela (pour paraphraser un message publicitaire bien connu). Je vais tenter de vous le prouver : pourquoi c'est grave et comment vous pouvez échapper à l'emprise de l'instant et des vérités que l'on vous injecte pour vous imposer l'interprétation de cet instant.

Dit autrement, en trois lignes. Actuellement, dans notre monde de civilisations humaines en explosion et sur notre planète qui se ratatine, on ne peut plus inventer l'avenir à partir du passé. On ne peut pas l’inventer non plus contre le passé : on ne saura pas faire. Face à ce constat brut, nous étouffons sous les vagues de baratins communicatifs et de daubes poétiques (il en faut mais pas que). Donc, c'est foutu et l’espèce humaine aura disparu dans 100 ans ? Pas forcément si on fait appel à nos facultés innées de création sociale en vue d'une solidarité citoyenne responsable. Ces facultés, il est plus que temps d'aller les trouver là où elles existent afin de les développer. Voir le titre du billet, merci.

Témoignages d'oubli

Moi dinosaure de l'informatique, j'ai connu les ordinateurs à bandes magnétiques, le chargement du système par ruban perforé, les logiciels en bacs de cartes, les panneaux d'affichage de l'instruction en cours d'exécution, etc. Je n'ajouterai rien aux nombreux témoignages d'autres dinosaures. Vrais ou faux. Quelle importance d'ailleurs, puisque toute cette technologie ancienne a disparu à jamais !

C'est évident en effet : les souvenirs et les expériences du passé ne nous servent à rien s'ils ne sont pas traduisibles, transposables pour notre avenir.

C'est bien pour cela que les commémorations, les livres de souvenirs, les évocations et romans historiques, les poésies nostalgiques, c'est zéro ou pas loin. Pire que zéro, s'ils prétendent ressusciter des souvenirs d'affects : amertumes ou joies obsolètes dans un monde qui change sans retour, emballant dans sa course notre environnement, nos façons de vivre et de penser. Pire encore, si ces reconstitutions édulcorées mutent en potions dopantes de nos affects du présent...

Cependant, il existe une faculté du cerveau humain qui est faite pour rendre notre passé utile à l'avenir : l'oubli.

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Il s'agit de l'oubli organisé, dont une variante bien connue nous permet d'enterrer les mauvaises choses et les accidents de la vie sous une forme symbolique, d'abord pour nous permettre de surmonter un passage difficile, ensuite pour garder en réserve un moyen de recréer ce qui aura été oublié, utilement (au sens le plus large) dans de nouvelles circonstances. Rassurez-vous, je ne vais pas vous bassiner avec une nouvelle discipline mentale et vous proposer des séances d'initiation dispensées par le nouvel institut dont je serais le directeur et l'ami intéressé des âmes de bonne volonté : il s'agit d'automatismes innés de l'espèce humaine. Mais, ces automatismes, on peut en être conscient ou pas, et cela peut faire toute la différence dans la vie sociale. Ne pas confondre automatique et inconscient, ce sera déjà un début.

Donc, mes témoignages sont des expériences d'oubli. Je ne doute pas qu'ils vous en évoqueront d'autres.

Témoignage 1. J'avais un peu plus de 20 ans dans les années 1970 quand j'ai décidé d'apprendre à taper à la machine à écrire. C'était l'époque des machines à écrire à chariot et frappe mécanique. On ne trouvait des machines à écrire électriques que dans les grandes organisations.

L'apprentissage m'a pris environ un mois, à raison de quelques dizaines de minutes par jour. J'ai suivi une méthode similaire à celles que l'on trouve actuellement pour apprendre à taper au clavier avec ses 10 doigts, sauf qu'il fallait vraiment frapper sec sur chaque touche pour que le marteau imprimeur fasse reporter un peu d'encre du ruban sur le papier... Et les fautes de frappe, il fallait soit les barrer en surcharge après retour en arrière soit utiliser un moyen physique de gommage pour pouvoir retaper par dessus et cela se voyait aussi.

Bref, à la fin, je tapais n'importe quel texte avec ponctuations et accentuations, avec ou sans chiffres, et je savais reconstituer mentalement la disposition des touches du clavier le soir avant de m'endormir.

Plus tard, j'ai du réapprendre à taper sur un clavier d'ordinateur. Non, le mot réapprendre n'est pas excessif : le toucher est complètement différent d'une machine mécanique, la clavier est plat, on n'a plus à régler la puissance de frappe selon la touche, c'est immensément perturbant au début, il faut réétudier chaque geste. Une semaine ou deux pour m'adapter et que cessent les courbatures...

Point à mettre de côté pour l'histoire des mentalités. A l'époque de mon apprentissage, une secrétaire de direction qui tapait une lettre ou un rapport pour le patron et qui faisait (rarement) une faute trouvait plus rapide de déchirer la page et de recommencer la frappe de mémoire jusqu'à l'emplacement de la faute. Question d'honneur, réflexe d'intransigeance ? Pas seulement, il y avait une justification pratique évidente à ce recommencement, dès lors qu'on se soumettait à un impératif de perfection de l'ouvrage. De nos jours, l'intolérance à l'imperfection du geste, la transformation d'un apprentissage pratique en capacité intégrée, existent certainement dans certains métiers d'artiste ou d'artisan et chez certains professionnels indépendants. Des boulots pas bien considérés en termes de rémunération, en tous cas, à part quelques vedettes.

Et voici enfin mon témoignage d'oubli (évidemment, pour oublier, il fallait d'abord quelque chose à oublier, d'où l'exposé préalable d'une longueur complaisante). Je tape toujours avec mes dix doigts, mais je suis devenu incapable de reconstituer mentalement la disposition des touches du clavier. Pire : si je tente de réfléchir à cette disposition, je deviens maladroit ! Je dois donc admettre que mon apprentissage s'est transformé en une capacité pratique qui ne fait plus appel à la raison, peut-être même plus à ce qu'on appelle la conscience, mais à un niveau d'attention certainement, bien que je puisse en même temps entretenir une conversation banale.

Témoignage 2. Tout au long des années de mes carrières dans diverses professions, organisations, environnements, statuts, je retournais assez régulièrement vers mes livres de cours de matières scientifiques des classes dites terminales (juste avant le baccalauréat). En ouvrant n'importe quelle page, je comprenais le contenu instantanément, même si je ne retrouvais pas dans quels termes précis je les avais autrefois étudiés. Et je me disais que ce n'était pas la peine de m'y remettre, c'était toujours là en mémoire. De toute façon, cette culture générale ne me servait à rien dans mes diverses existences professionnelles ni ailleurs (ceci dit sans jugement de valeur absolue sur la pertinence de cette culture générale, sans doute très utile dans d'autres professions que les miennes).

Et puis, il s'est fait que je n"ai plus ouvert ces livres pendant quelque temps, une bonne dizaine d'années.

Et, un jour, j'ai constaté que ces livres ne me disaient plus rien, comme s'ils m'étaient devenus complètement étrangers, à part vaguement leur aspect physique, la disposition des contenus dans les pages, la typographie, quelques images, et encore, sans lien entre tout cela.

Pire, ces bouquins me rebutent à présent, au point qu'ils sont devenus des sources de douleur, rejetées dans un tiroir musée personnel. Leur destin est tout tracé vers la poubelle au premier grand nettoyage ou déménagement à venir. Frustration et dépit. Mon niveau instantané de détresse lorsque je rouvre un ancien manuel est sans doute équivalent à celui des gens constatant qu'ils ne savent plus lire, après avoir vécu pendant des années sans aucune lecture à part celle des questionnaires officiels et des publicités au bord des routes.

Cependant, je me crois encore capable de réétudier les matières dont traitent ces vieux manuels scientifiques, à condition de repartir d'autres bases. J'ai fait l'essai de plusieurs cours sur MOOC (Massive Open On Line Courses). Avec une impression bizarre : les détails techniques m’ennuient; en revanche, la logique de progression du cours en ligne et la démarche qui justifie les recommandations d'usage de telle ou telle technique me sont curieusement familières. Bien que cette "philosophie" autour du savoir technique ne m’ait jamais été consciente auparavant et bien que toute cette matière ne m'ait jamais servi à rien dans mon existence professionnelle...

Troisième point à mettre de côté pour caractériser un phénomène d'oubli. L'oubli de ce qu'on a appris peut être massif et brutal si on ne le met pas en oeuvre pendant un temps (plusieurs années).

Quatrième point à mettre de côté pour caractériser une faculté de réveil. La matière oubliée peut disparaître intégralement dans la forme où elle a été apprise. Conjecture : elle est cependant remplacée (temporairement ?) par une capacité à réapprendre une matière équivalente ou similaire selon une démarche logique conforme à l'esprit du temps présent. Prolongement de la conjecture : la persistance d'une faculté de réveil "dans la logique du temps présent" dépend de la continuité d'emploi de disciplines "similaires" à celles qui sont oubliées. Il s’agit d’un réveil, pas d’une récupération telle quelle.

Cela nous dit quoi maintenant ?

Bon, mes témoignages de vieux petit bonhomme vous énervent ? Ils sont pourtant faciles à transposer dans un contexte contemporain. Le contraire serait étonnant, non ? Apprentissage de la circulation en ville sur une planche à roulettes, apprentissage de la frappe des SMS sur un smartphone avec les deux pouces, disparition du calcul numérique à l'école - maintenant, la multiplication et la division, la racine carrée a disparu depuis longtemps - au profit de quoi au fait ?

Qu'est-ce qui définit nos capacités d'apprentissage dans nos vies après l'école ? Comment pourrait-on imaginer un progrès de ces capacités ?

Ah bon, ce n'est pas une question importante, l’apprentissage après l’école ? Qu'est-ce que c'est un être humain, alors, et comment expliquer l’évolution des sociétés humaines depuis le début de l’humanité ?...

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J'en remets une couche par une anecdote. Au début des années 1970, la marque HP a fait un tabac auprès des ingénieurs et scientifiques en vendant des calculettes en notation polonaise inversée. Cela voulait dire qu'il fallait pour une addition, d'abord taper le signe + puis les nombres à additionner - en langage savant : l'opérateur avant les opérandes. A la même époque, les étudiants qui prolongeaient leurs études par une spécialisation en informatique échappaient rarement à l'exercice de création d'un algorithme de conversion de toute expression numérique parenthèsée vers une expression équivalente en notation polonaise inversée. Parce que cette transformation se fait à l'intérieur de tout ordinateur, notamment par les logiciels tels que les interpréteurs et compilateurs. Autrement dit, les heureux possesseurs de calculettes HP du début des années 1970 apprenaient volontairement à calculer directement comme l'exécuteur basique à l'intérieur d'un ordinateur... Pauvres victimes enthousiastes d'une arnaque ? Non, pour eux, c'était un jeu stimulant par l'apprentissage d'une méthode différente, fascinante forcément parce qu'elle avait l'efficacité d'un automate universel...

Vous voyez où je veux en venir ? La société des singes intelligents qui jouent à se prendre pour des automates, c'est bon pour le marketing et pour garantir l'exercice tranquille du pouvoir par des castes de dominants. Mais, sur une planète qui s'auto bousille à grande vitesse du fait de nos activités amusantes et contraintes indistinctement, il est dramatiquement dangereux d'en rester à ce niveau d'invention sociale. Il est tragique d'avoir oublié la capacité de création sociale au profit de quelques doctrines millénaristes. Dans notre scénario d'actualité courante, quelqu'un, un jour prochain, enfin, fera une thèse pour déterminer la date de cet oubli dans l’histoire de l’humanité, et il y aura un grand débat à propos de cette date. Ce sera un net progrès, n'est-ce pas ? Et il faudra encore un siècle avant que l'on passe à la pratique en réinventant le Web comme espace de création sociale ?

C'est à partir de l'ensemble de nos facultés sociales et de nos possibilités techniques qu'il faut inventer l'avenir, pas sur les facultés à la mode du monde d'hier, encore moins sur les mirages d'aujourd’hui, inspirés de doctrines figées, alimentés par des enthousiasmes séculaires.

In memoriam de l'avenir à inventer

Il y aurait tant à écrire sur les potentialités humaines à valoriser dans le domaine de la création sociale. Il est plus que temps, a minima pour dégager le Web des emprises de la démagogie et des propagandes.

Les quelques points cités dans ce billet font partie (avec d'autres) des clés de notre avenir individuel en tant que citoyens planétaires, par l’activation de facultés conscientes d'apprentissage social.

Car la mémoire collective, autre nom du conditionnement social, n'est pas seulement une communauté de mémoire des contenus, des sensations, des contextes, c'est la faculté de mémorisation commune dont dispose chacun de nous. La capacité de mémorisation collective est une commune faculté humaine qui nous fabrique à chacun notre mémoire collective, au travers d'un apprentissage commun des signes et des cadences, d'un dressage commun aux conventions du dialogue et de l'expression dans une langue, dans les communautés sociales qui nous abritent et que nous entretenons. Cette faculté de mémorisation collective est à peine reconnue, pas théorisée, pas identifiée comme facteur historique d'inertie grégaire alors qu'il est urgent, à notre époque, de la réveiller et d'en user comme faculté vivante. En vue d'une citoyenneté planétaire et d'une forme de convivialité responsable.

Dans le billet chronologiquement précédent, il est question d'arrivistes qui se jouent des cadres sociaux. Il est bien évident que la plus grande partie de nos interactions sociales relève des automatismes appris. Considérons cela comme une opportunité plutôt que comme une tare. Utilisons l'arriviste comme révélateur, ni repoussoir ni magicien. Devenons tous des arrivistes de la convivialité.

D'ici là, libre à nous d'éprouver la délectation de la madeleine de Proust, l'envoûtement des "Je me souviens", l'excitation du dernier ouvrage "scientifique" sur la découverte des immensités galactiques ou des capacités mirifiques du cerveau humain. Mais maintenant comme jamais, avec le rétrécissement de la planète fertile et habitable, l'emportement de nos civilisations qui changent à toute allure, le conditionnel passé n'est d'aucun présent, encore moins d'avenir. Les affects et sensations de nos enfances ne peuvent définitivement plus être reproduits, pas même en imagination. La Grande Culture littérale est une pure distraction spéculative, un luxe de faussaires pour faux sages qui veulent ignorer que la vie s'en va.

L'héritage de nos anciens, c'est bien plus que cette culture-là, ou alors on est très mal et ils ont vécu vraiment pour rien.

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