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lundi 22 décembre 2014

Magie presse - bouton

Autrefois, mais il n'y a pas si longtemps, les cabines des ascenseurs dans les immeubles portaient une affiche prévenant que l'accès était interdit aux enfants de moins de 15 ans non accompagnés.

Aujourd'hui, on peine à imaginer de quoi ces époques révolues voulaient se protéger.

Un enfant de 3 ans (ou moins), accompagné de ses (grands) parents en extase devant les capacités extraordinaires du petit, appuiera sur le bouton de l'étage, après avoir été si nécessaire soulevé à bonne hauteur par l'un des adultes. Pourtant, les ascenseurs ne tombent pas en panne plus qu'autrefois et les erreurs d'étage ne sont pas plus fréquentes.

Ce qui a changé dans nos sociétés "évoluées" (c'est-à-dire avec immeubles et ascenseurs), en quelques dizaines d'années, est donc plus subtil et plus profond que l'interdiction d'interdire.

Ce qui a changé, ce n'est certainement pas non plus l'émancipation enfantine. L'enfant-roi se vit comme la projection en bas âge de l'adulte farci d'une puissance imaginaire. L'enfant-roi, doublement instrumentalisé, sait dire à ses parents quels jouets il veut, et aussi précisément comment les acheter. Car la question d'argent, c'est un truc d'adulte, avec le fric au distributeur presse - bouton des banques. "Ah non, là attention, ce n'est pas un jeu" dit l'adulte, "OK ?". Trop tard ! Pour l'enfant - roi élevé dans la vie comme un jeu, les petites histoires font la religion du réseau des copins, et les anciennes religions sont des thèmes de jeux de rôles.

EnfantPill.jpg Une variante extrême de l'enfant - roi, celle de l'enfant - soldat - gosse - de - riche - high - tech, fait l'actualité, révèlant au passage combien la durée de l'enfance mentale s'est récemment plus vite allongée que la durée totale de la vie (en moyenne, bien entendu) dans certains pays. Ce qui différencie ce nouveau type d'enfant - soldat par rapport au standard historique né dans la guerre et la misère, ce ne sont pas les ressorts mentaux de sa dérive mais l'environnement physique du processus d'embrigadement mental, par le truchement de ce qu'on appelle communément les NTIC (Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication). Ce constat technique devrait jeter un doute sur le caractère intrinsèquement bienfaisant des NTIC. Bien entendu, on ne devrait pas généraliser cette interrogation sur les NTIC à partir de tels cas pervers, mais plutôt à partir des innombrables preuves éclatantes des effets auto hypnotiques des engins "high tech" : regardons-nous dans les rues des grandes villes, dans les transports en commun, au bureau, en privé... Imaginons un instant que ces engins projettent leurs utilisateurs dans un espace parallèle, avec nos faces d'émoticones en touches d'humanité, ce serait de la science-fiction ou une interprétation à peine romancée de la réalité ?

Voici donc enfin ce qui a vraiment changé pour nous tous : c'est le choc de l'abstraction du presse - bouton sur notre cerveau d'homo sapiens.

Avant la "révolution numérique", avec les machines et jusqu'aux appareils à transistors, chaque bouton ne commandait qu'une seule chose, comme l'étage dans l'ascenseur.

Le chaînon intermédiaire dans la chaîne évolutive informatique des machines presse boutons, il existe encore, c'est le distributeur de boissons et de friandises ! Les possibilités de choix sont devenues tellement multiples et variables qu'il faut recourir au codage des produits, cependant toujours avec les vrais produits en vue directe au moins au stade final. Faible niveau d'angoisse, repos immédiat de l'esprit à l'obtension du produit, sauf quand on s'est trompé ou quand la machine déraille - remarquons alors l'universalité des mimiques humaines envers la machine.

Avec la "révolution numérique", nous avons franchi un grand pas dans l'abstraction. Le grand nombre des possibilités de combinaisons presse - boutons, par exemple en parcourant les menus d'une tablette tactile, et le remplacement des objets par des images ou des idées, nous imposent des pointes de saturation intellectuelle - non, ne me dites pas que votre puissant esprit vous permet de penser à autre chose en même temps, je sais bien que vous ne faites pas attention à moi et encore moins à ce que je dis pendant que vous tapotez sur votre engin... Face à cette surcharge répétée, par renoncement simplificateur et compensation analogique (une mécanique mentale de la conceptualisation), jaillit l'idée théorique d'un pouvoir infini à notre disposition, merveilleux, immersif, irrésistible, d'autant plus que nous ne savons en utiliser qu'une toute petite partie. En termes simples, nous concilions le dérisoire et l'enchantement, c'est magique !

Vous trouvez étrange ce rapprochement entre notre relation individuelle à la révolution numérique et la pensée magique ? N'est-ce pas au contraire franchement banal, en réalité ? N'est-ce pas plutôt que le raisonnement magique est (re)devenu la norme, en parallèle de la "révolution numérique" presse - bouton ?

Regardez donc avec une attention critique les clips publicitaires des derniers bidules informatiques ou, mieux, écoutez vraiment pour une fois n'importe quelle déclaration ou discours de savant ou de politique ! Vous constaterez que ce discours suppose qu'il suffit d'appuyer sur quelques boutons (ou, en variante plus virile, d'actionner les bons leviers) pour que l'Humanité devienne sage, pour que la Croîssance revienne avec deux chiffres précis après la virgule, pour que l'Univers se plie aux théories de la Physique, etc. Non, cette résurgence de la mentalité magique n'est pas seulement imputable aux simplifications des prises de parole dans les médias, ce sont les manifestations brutes d'une très antique façon de penser, au tout premier degré et sans nuance, qui nous imprègne tous - ou alors nous faisons vraiment bien semblant.

Résumons.

Face aux décisions civilisatrices à prendre dans les 20 ans pour l'avenir de la planète, n'est-il pas indigne de nous laisser abrutir par une pseudo "révolution numérique", simple évolution du presse - boutons, vecteur d'une pensée magique passivante ?

Alors qu'une vraie révolution numérique, construite et ouverte, nous donnerait les moyens d'une citoyenneté responsable, les moyens du partage d'intelligence à valeur ajoutée pour tous... Il n'existe aucune difficulté technique, mais les puissants qui ont peur de perdre leurs privilèges, les parasites et les suivistes, les tenants de certitudes fatalistes de diverses obédiences... sont tous contre, ce qui fait du monde, mais pas du meilleur. En revanche, quelques formes nouvelles de construction sociale adaptées aux sociétés virtuelles sont à inventer. Voir par ailleurs dans ce blog, merci.

lundi 26 mai 2014

Police trinitaire du débat en assemblée

Billet en style télégraphique, afin d'éviter autant que possible les mots minés, les concepts chargés, les associations pesantes...

Contexte d'assemblée délibérante dans le cadre de ce billet :
- préexistence d'un ordre du jour cadrant les débats
- obligation d'un ensemble minimal de décisions à produire
- égalité des participants en "droit" à débattre
- objectif de consensus (indépendamment de la méthode de résolution terminale si l'unanimité n'est pas atteinte)

Ob08.jpg Exemples réels ou potentiels d'assemblées délibérantes :
- jury
- assemblée générale de syndicat de copropriété,
- assemblée générale d'actionnaires,
- commission d'étude
- assemblée citoyenne démocratique
- stage de formation d'adultes

Dans le dernier cas, il s'agit des stages où l'accent peut être mis, par l'animateur, sur les échanges entre les participants plutôt que sur le seul déroulement d'un exposé magistral. Dans un stage de formation d'adultes, il est courant, en effet, que certains participants, au moins sur des points particuliers, soient plus savants que l'animateur. A lui de détecter ces participants-là et les sujets où ils pourront faire partager leur expérience. A lui de les faire s'exprimer afin que tout le monde en apprenne quelque chose. Alors les "décisions" prennent un effet immédiat sur les participants eux-mêmes : à commencer par les transmissions de savoir faire entre les participants.

Contre exemples notoires d'assemblées non délibérantes, ou inégalitaires, ou sans production consensuelle :
- cours magistraux
- débats télévisés (et notamment les débats préélectoraux)
- débats d'assemblées représentatives (comité d'entreprise, chambre des députés, comité directeur d'association, etc.)
- rencontres de compétition sportive

Chef_vrai1.jpg Rappel de limitations naturelles dans la conduite des assemblées. Il existe une différence de style de conduite de réunion, selon la taille de l'assemblée :
- en dessous de 10 personnes environ, l'animateur peut choisir de parler en amitié sans avoir à spécifier dans le détail les règles du jeu qu'il fera progressivement accepter par l'exemple et par osmose, chacun des participants pouvant être considéré isolément par l'animateur ou même invité à dialoguer directement avec d'autres participants sans que cela porte tort au déroulement des débats; l'animateur reste directement ou virtuellement au centre des interactions sans effort particulier dans son rôle d'équilibrage, tout le monde peut se sentir sur un pied d'égalité entre soi et avec l'animateur;
- au dessus, l'animateur doit imposer les règles du jeu sans hésiter à recourir à l'argument d'autorité; de plus, il doit demeurer au centre des interactions, sinon des sous-groupes se forment et s'isolent et alors, ce qui se passe dans chaque sous-groupe n'est plus connu du groupe !
- c'est par ailleurs un constat d'expérience que, pour une personne qui s'adresse à 20 personnes physiques ou à 200, les techniques pour demander l'attention, la conserver, se faire comprendre... sont les mêmes; d'où l'impasse historique de la rhétorique classique, à l'origine destinée à l'expression en public face à une foule physique, et qui n'est jamais sortie de ce contexte, même pas au prétexte de la révolution des medias, et notamment de la révolution numérique, qui donne la possibilité de ramener les interactions au niveau d'assemblées réduites alors que l'on peut avoir des milliers de participants en ligne...

Sur ce constat du seuil physique de passage à la foule, il n'y a pas de théorie à construire, ce seuil étant la conséquence d'une limitation des capacités humaines d'attention et de perception. Je ne peux pas percevoir consciemment le contenu des interactions entre des personnes au-delà d'un groupe d'une dizaine de personnes, et encore, c'est probablement par l'extrapolation de bribes à partir de modèles... Un ordinateur fait beaucoup mieux... On remarquera que le seuil de basculement à la foule se situe autour de 12, chiffre sacré, et que c'est aussi la quantité nécessaire à la "bonne" convergence en distribution vers une courbe en cloche de la moyenne de la plupart des lois statistiques "naturelles".

Chef_vrai2.jpg Voici donc les trois rôles nécessaires à la conduite d'une assemblée délibérante :
1./ faire respecter les règles d'étiquette dans l'expression individuelle, recadrer selon l'ordre du jour, contrôler la progression d'ensemble du débat,
2./ élargir ou déplacer le contexte explicite ou implicite des interventions et des contributions, susciter les différences de points de vue, appeler à s'inspirer d'exemples extérieurs, questionner les conclusions provisoires, les propositions individuelles ou collectives en gestation, etc.,
3./ aider chaque participant à s'exprimer en tant que personne apporteuse d'expérience, faciliter les synthèses provisoires, susciter l'élaboration des propositions.

L'analogie aux trinités divines de diverses religions peut traduire notre propre imprégnation culturelle, mais au-delà, elle prend sa source dans l'expérience (pré)historique du besoin simultané d'une référence formelle, d'une poussée dynamique et d'une assistance bienveillante, dans tout groupe coopératif.

Les rôles dans la conduite d'une assemblée délibérante, il est préférable de les partager entre 3 personnes physiques plutôt que de les concentrer sur une seule, et sans les répartir d'une manière figée entre les 3 personnes. L'idéal c'est que les 3 personnes maîtrisent les 3 rôles de conduite d'assemblée (ou, en tous cas, aient conscience de la complémentarité des 3 rôles), chacune ayant son rôle préférentiel "en dernière instance", mais ne se privant pas de soutenir les autres au besoin dans l'esprit de son propre rôle préférentiel (car dans l'action, les frontières des rôles ne sont pas toujours évidentes et, en plus, les interruptions des interventions individuelles et interactions ayant leur propre signification, on ne peut en user qu'à bon escient, absolument pas comme des robots).

Remarque. La conduite trinitaire, on peut aussi l'observer sur les chantiers, auprès de tous les conducteurs de travaux qui respectent leurs équipes. Il est probable que les surveillants des masses qui ont bâti les pyramides n'usaient pas du fouet tout le temps avec tous les travailleurs.

Sonate_bee.jpg Attention aux analogies trompeuses. En particulier l'analogie entre une assemblée délibérante et un orchestre symphonique : le dialogue entre les groupes d'instruments, la symbiose entre le chef et son orchestre, la transcendance collective pendant l'exécution publique, c'est du romantisme de quatre sous; dans une performance orchestrale, on n'assiste pas à la recréation d'une oeuvre en transmission directe du compositeur au chef d'orchestre mais à l'exécution d'une partition, dans un contexte et avec des moyens plus ou moins influents sur l'interprétation; en amont, la réalité des répétitions, c'est la constitution de l'orchestre par des exécutants professionnels qui ont passé des heures auparavant à réviser leur partie, de sorte qu'il s'agit "seulement" d'ajuster les équilibres des ensembles (volumiques, temporels, etc.) et de compenser les défauts permanents; il n'empêche qu'on retrouve, dans le travail de la plupart des chefs d'orchestres pendant les répétitions, les rôles de la trinité de conduite des assemblées, bien que l'"ordre du jour" se réduise à une forme d'asservissement collectif volontaire pour exécuter un logiciel.

Ce qui est exposé ici en quelques lignes s'oppose aux techniques de la "prise de parole performante", de l'"argumentation pour convaincre", de la "conduite de réunion pour atteindre vos objectifs", de l'"exposé qui captive l'auditoire", de "la négociation pour gagner"... Les exposés de ces techniques remplissent des bibliothèques à destination des gros malins en quête de développement personnel (sous-entendu aux dépens des ignorants et des bonnes pâtes, qui vont se faire rouler dans la farine...) ; ce n'est pas de ce genre d'enfantillage que l'on parle ici - d'ailleurs justement, tout le monde devrait apprendre à reconnaître ces techniques manipulatoires dès l'école primaire; à l'opposé, dans une assemblée bien conduite, on doit couper court immédiatement aux tentatives de manipulation (volontaires ou pas), et, en revanche, développer la pratique individuelle d'une discipline rhétorique et d'une étiquette dans le cadre des débats.

Remarque savante. La fine critique selon laquelle on n'échappera jamais, dans une assemblée délibérante et même si cette assemblée est "bien" conduite, à une forme d'auto manipulation collective, cette critique repose sur un constat tautologique. De fait, un débat en assemblée dépendra toujours, par exemple, des concepts et des modes de raisonnement du moment dans la société ambiante. Et alors ? Même les théorèmes de mathématiques "pures" sont des productions de la société. La question de fond, c'est : quelle société ou, si on préfère, quelle humanité demain ?

vendredi 16 mai 2014

Démocratie en TIC

TIC : Technologies de l'Information et de la Communication.


1. Pour quoi faire ?

Voici le contexte et l'idée générale de ce billet :

  • La finalité : la survie de l'humanité (excusez du peu...) et plus précisément, au-delà de la survie physique, la survie des humanités diverses dans leurs dignités propres.
  • Le constat : l'incapacité des régimes politiques actuels et des institutions internationales à proposer les programmes de décisions concrètes qui permettraient cette survie (notamment, face à l'épuisement de la planète du fait d'une suractivité industrielle entretenue par la promotion des mécanismes innés d'imitation et de compétition en miroir).
  • Le projet : créer un renouveau politique à l'échelle d'une communauté urbaine, d'une région, d'un pays, d'un continent, de la planète, afin d'étendre la participation aux prises de décisions difficiles qui engagent notre avenir et notre mode de vie quotidienne, et afin que chaque citoyen agisse dans son comportement autonome dans le sens des choix de la communauté.


Ce billet tente d'élaborer les principes d'une nouvelle forme de démocratie utilisant le Web afin de faire participer un maximum de citoyens aux décisions vitales qui les concernent et afin d'engager ainsi la réalisation de ces décisions, non seulement au niveau de la société ou de la communauté dans son ensemble, mais aussi pour ce qui relève de l'action individuelle de chacun dans son comportement et dans son utilisation personnelle des services communs. Le lecteur voudra bien se reporter aux billets précédents en suivant le tag démocratie; il y trouvera nos critiques de la "démocratie Internet" et des pseudo démocraties représentatives. Ces critiques orientent fortement notre analyse des caractéristiques démocratiques recherchées dans le présent billet. Rappelons que nous considérons comme caduques les raisons des révolutionnaires du 18ème siècle qui ont explicitement choisi d'instaurer la "république" par des assemblées de représentants élus plutôt que par des assemblées citoyennes : le niveau actuel d'instruction générale des citoyens et la disponibilité des télécommunications changent la donne par rapport à ces temps historiques. Nous ne reprenons pas non plus en détail nos propositions précédentes concernant certaines conditions préalables au fonctionnement d'une démocratie authentique, par exemple, la création d'une rhétorique moderne, la reconnaissance des compétences personnelles, etc.

Nous demandons l'indulgence du lecteur face aux foisonnements ponctuels et aux évidents défauts du texte qui suit. Nous sortons des sentiers battus... mais jamais au-delà de l'horizon du faisable.

2. Pour quelle démocratie ?

En nous fondant sur les expérimentations récentes d'assemblées citoyennes (qui en redémontrent la pertinence dans un large champ décisionnel) et en dépit de certaines tentatives de théorisation, notre modèle démocratique de référence (ce n'est pas celui que nous préconisons tel quel évidemment) demeure celui de la démocratie athénienne antique, fondée quelques siècles avant l'ère chrétienne, celle que l'on trouve souvent dénommée "démocratie directe" dans les ouvrages de politique savante. Notre ambition est de contribuer à l'instauration de ce modèle à l'intérieur de nos régimes politiques actuels, non pas de s'y substituer, bien que la nature de ces régimes s'en trouvera forcément modifiée, a minima par un resourcement et une revitalisation, au travers d'une modernisation instrumentée via le Web. Evidemment, il faudra un peu adapter le modèle antique. Le Web ne serait-il pas l'instrument rêvé pour faire participer directement les citoyens à la vie commune de la cité et du pays ?

Drachme.jpg

Précisons notre définition de la démocratie authentique. C'est un régime d'assemblée(s) citoyenne(s), constituée(s) par une méthode de sélection automatique des citoyens en regard des décisions à prendre. Dans la version modernisée webisée que nous en proposons, ce régime est compatible avec d'autres régimes, dont celui de la (fausse) démocratie représentative, à condition que le pouvoir des assemblées citoyennes s'y exerce "au sommet" - s'il s'agit du sommet national, ce sera au niveau du "président de la république", du "chancelier" ou du chef de gouvernement des démocraties représentatives, mais le sommet peut être local au niveau du responsable régional ou communal - et soit prioritairement consacré à la définition des politiques de long terme, autrement dit au grand dessein ; "quelle société voulons-nous dans 20/30 ans et par quels programmes cohérents allons-nous y parvenir ?".

Pour simplifier le langage, à la place de "assemblée citoyenne", nous écrirons dans la suite "Zénie", terme inventé pour l'occasion par sympathie acronymique avec les mouvements de "citizens' assemblies".

Résumons les fondamentaux d'une démocratie fondée sur les Zénies, au moins ceux qu'il faut conserver en perspective dans une démarche de webisation totale ou partielle :

  • Automatisme de la sélection des citoyens dans les Zénies de manière que tout citoyen soit appelé au moins une fois dans sa vie à contribuer à une Zénie de chaque niveau local, régional,... et que, en gros, les principaux types d'expérience humaine de la vie soient présents dans chaque Zénie en regard des domaines et types de décisions à prendre (attention, ce dernier point n'est pas une simple figure de style)
  • Formalisme des débats des Zénies (contrôle des temps de parole et plus généralement contrôle du volume d'expression en nombre de lignes par exemple, et aussi contrôle des modes et types d'argumentation)
  • Recherche permanente d'un consensus, mais sans masquer les conflits
  • Publicité des motifs d'évolution de l'avis des participants et archivage au bénéfice des futurs participants aux Zénies (dans un objectif de compréhension mutuelle entre les participants actuels et futurs, et d'assurance de la qualité des débats)
  • Présentation en Zénies, par des experts professionnels commis d'office, d'argumentations en faveur des "sans voix" (par exemple les minorités culturelles, les plantes et animaux, les éléments naturels) mis en danger ou déplacés dans leurs équilibres vitaux par un projet de décision
  • Construction collective des décisions, en principe en évitant la sanction d'un vote terminal (un tel vote majoritaire entraînerait théoriquement la déchéance de citoyenneté des personnes en désaccord, si on prenait au pied de la lettre le principe démocratique, d'où l'importance des rôles de présidents-animateurs de Zénies, avec une autorité bien plus forte au plan formel que celle d'actuels présidents d'assemblées représentatives)
  • Légitimité des décisions par la validité des processus d'élaboration plutôt que par la représentativité a priori des assemblées (d'où l'importance d'une mesure formalisée, multidimensionnelle et pas forcément chiffrée, de la progression des débats et de leur qualité, pour alimenter un processus d'amélioration continue du fonctionnement des Zénies)

Répétons que le domaine décisionnel préférentiel des Zénies, celui qui est adapté à notre monde moderne, c'est évidemment l'ensemble des décisions impactant la vie des citoyens sur le long terme, à savoir les orientations de politique générale, la définition des finalités et objectifs communautaire à 20/30 ans, les objectifs des schémas directeurs et des programmes sectoriels, les grands traités et grands contrats gouvernementaux (y compris leurs évolutions et leur gestion dans la durée), mais aussi, dans le court terme, le contrôle et la sanction des gouvernants en regard des décisions prises. Sinon, ce n'est pas la peine de déranger des citoyens ordinaires, les assemblées représentatives font très bien le reste du travail et les autres institutions "gèrent"...

Ecole.jpg Note à propos de "bah, les Athéniens avaient des esclaves".'
Dans la démocratie athénienne antique, la sélection de l'ensemble des citoyens éligibles en rapport aux décisions à prendre ne posait aucun problème compte tenu de la taille relativement réduite des assemblées (tout de même plusieurs centaines ou milliers de personnes), compte tenu du nombre relativement faible des "paramètres à gérer" en comparaison d'un état ou même d'une grande ville moderne et, surtout, dans l'évidence prégnante de la communauté des citoyens capables de porter les armes et d'en faire usage pour défendre la cité ou contribuer à ses expéditions - communauté physiquement formée sur les champs de batailles terrestres ou navales. On notera cependant que ce mode antique de sélection implicite écartait les fous furieux, les débiles, les déprimés et les paresseux (mais, on en a la preuve historique, pas les truqueurs ni les ambitieux ni les traîtres). Au fait, combien y a-t-il d'handicapés dans nos assemblées "démocratiques" représentatives et comment peut-on considérer qu'ils y sont bien "représentés" dans toute leur variété ? Les arguments pour disqualifier la démocratie athénienne antique, au prétexte que les esclaves et les femmes n'y étaient pas "représentés", manifestent une incompréhension totale de la démocratie, encore plus qu'un anachronisme délirant ou, dans d'autres registres, une soumission à un modèle d'explication monodimensionnelle économique, dans lequel la démocratie directe ne pourrait être qu'une distraction de riches machos dominants, ou encore, à la limite, une parodie de gouvernement pour une bande de pirates, ou à l'inverse une forme de gouvernement idéal dans un monde de pureté.... Ces arguments sont des leurres dont l'effet est de minimiser la singularité historique du "miracle" grec antique (l'invention quasi simultanée de la démocratie directe, des arts, des sciences et de la philosophie...) dans une population athénienne et dans un état du monde très "imparfaits". Ce type d'argument sert de justification pour écarter l'analyse de cette singularité "miraculeuse" dans sa globalité au profit de recherches hyperspécialisées, alors qu'une urgence pour nous maintenant serait de recréer les conditions d'un "miracle" de même ampleur afin de surmonter les dégâts des révolutions industrielles et les risques encore mal identifiés de la révolution numérique, sans renoncer à leurs bienfaits... Précisons tout de même pour terminer que, dans la démocratie athénienne antique, le problème de la sélection des citoyens en regard des décisions à prendre n'était pas complètement ignoré. Il en existe une preuve a contrario : on excluait les citoyens propriétaires frontaliers dans les cas où il fallait décider de la guerre avec des voisins. Comme quoi, la discussion d'un mauvais argument peut servir à la redécouverte d'un fondement de la démocratie.

3. Quelques changements à prévoir...

Résumons ce qui change, dans un régime de Zénies, par rapport à une pure pseudo démocratie représentative, dans l'esprit et le fonctionnement :

  • abolition de toute discontinuité entre l'Etat et l'ensemble des citoyens : l'Etat, c'est nous !
  • expression de la politique du long terme, à 20/30 ans, sous une forme compréhensible par tous et compacte avec primauté sur la gestion gouvernementale;
  • discussion, publication, évaluation régulière de la politique du long terme, qui n'est plus noyée dans les programmes politiques, et n'est plus soumise aux aléas des majorités partisanes successives ni aux événements de basculement de ces majorités;
  • abandon du décorum solennel et de la sacralisation associés à l'illusion de perfection des décisions coulées dans le bronze "pour l'éternité";
  • recherche approfondie de la validité des décisions par le dépassement personnel en Zénies de chaque participant à la définition de l'intérêt commun, et par la publicité des motifs personnels (ce qui est important, ce n'est pas tellement l'avis de chacun en soi, mais comment et pourquoi cet avis a changé, pas dans le détail des affects personnels, mais selon une typologie formelle de l'expérience de chacun, il ne s'agit pas de faire son autocritique, mais de léguer la trace d'une contribution personnelle, qu'elle soit ou non "convergente" par ailleurs);
  • mise en valeur, implication, enrichissement des compétences personnelles des participants aux Zénies; pour leur formation politique : préformation et tutorat (pas un bourrage de crâne idéologique sur le quoi penser mais une instruction purement fonctionnelle, sur le comment exprimer sa propre pensée ou comment dire ses propres interrogations, à la fois sans complexe et sans abuser des autres), exploitation des archives décisionnelles des anciens, etc;
  • repositionnement critique mais plus nettement contributif des medias, des experts; le champ des luttes partisanes et des conflits de personnes disparaît de la vie politique (mais pas forcément des medias), le champ des conflits d'intérêts demeure mais se concentre dans le cadre d'une politique définie, en vue de ses évolutions possibles et dans sa réalisation;
  • repositionnement des partis politiques sur les priorités et techniques de gouvernement; et concernant la politique proprement dite : sur les propositions d'orientations à débattre par les Zénies;
  • élimination des institutions gouvernementales consultatives permanentes destinées à "éclairer" le pouvoir;
  • remplacement des textes constitutionnels par une déclaration de principe enseignée dans les écoles primaires, et sans caractère d'immuabilité (pourquoi pas une adaptation de la déclaration universelle des droits de l'homme ?);
  • instrumentalisation du Web (ou d'un réseau équivalent), avec les logiciels adaptés, pour une (re)socialisation citoyenne (évidemment pas incompatible avec d'autres activités en ligne, faut-il le préciser...).

Bati049.jpg

4. Et quelques difficultés...

Les problèmes et difficultés suivants sont à moitié résolus s'ils sont identifiés a priori :

  • - l'instauration d'une vraie démocratie nécessite une réouverture de la pensée politique actuelle, notamment pour dépasser les associations mentales telles que citoyenneté-nationalité, représentativité-légitimité, débat-affrontement, démocratie-élections, vote-majorité, décision-loi-décrets, constitution-fondation, etc, ainsi que les antinomies correspondantes..., qui sont étrangères à l'esprit et encore plus à la pratique des Zénies;
  • - la Zénie est une création sociale nouvelle mais héritée d'un modèle historique, celui des collectivités provisoires spontanées d'intérêt commun (au sens concret et pratique d'une vie en étroite communauté, partiellement ou en totalité pendant une période) entre des personnes se reconnaissant simplement mais pleinement comme telles dans le cadre de ces collectivités; c'est un modèle relativement peu pratiqué dans l'histoire moderne en conséquence des effets combinés de diverses causes globalement liées aux révolutions industrielles, ce qui a certainement créé un déséquilibre des sociétés soumises à ces révolutions, que ne peuvent compenser les rassemblements fabriqués depuis lors, par exemple ceux de la "civilisation des loisirs"...
  • - les politiques, les professionnels de la pensée, les medias, les lobbies... seront probablement, au moins dans un premier temps, opposés à la démocratie de Zénies; parmi ces opposants, les politiques devraient cependant distinguer leur intérêt dans cette forme de démocratie renouvelée, ne serait-ce que pour échapper au train train des luttes partisanes épuisantes, pour compenser leur perte de pouvoir face aux lobbies de diverses natures, s'évader de leurs exercices oratoires pour tenter de surmonter ou détourner les reproches des populations et faire bonne figure dans leurs relations aux medias; en s'appuyant sur les Zénies, voire même en y remplissant l'un des rôles professionnels de président-animateur ou en contribuant au tutorat de citoyens sélectionnés ou à l'information experte ou à la défense des "sans voix", ils pourraient même enfin se trouver en mesure d'exercer leurs vrais talents;
  • - la vraie démocratie est incompatible avec toute idéologie mentalement paralysante (au sens d'une idéologie qui définit toute vérité et condamne a priori tout ce qui tenterait d'y échapper, au sens d'une idéologie qui impose comment penser la vérité, au sens d'une idéologie qui dirige la pensée et les actes individuels en toutes circonstances de la vie, etc - hélas, l'idéologue n'est pas forcément un religieux fanatique, un scientifique arrogant ou un philosophe borné, c'est une personne qui ramène tout à ses propres conceptions du monde en restant imperméable à celles des autres, afin de ne jamais avoir à changer d'avis, une prédisposition antidémocratique indétectable a priori, trop souvent amplifiée par des soucis personnels et des accidents de la vie...); rappelons que la philosophie socratique (celle qui met tout en question) est apparue en même temps que la démocratie directe, ce n'est pas une coincidence !
  • - la démocratie est un "jeu tragique" au sens où le pouvoir de décision y est théoriquement sans limite, le risque existe que les Zénies soient gagnées par l'ivresse de la puissance (cette folie collective serait la cause principale de la chute de l'Athènes antique après 2 siècles environ d'expansion en régime de démocratie directe); une composante modératrice puissante est donc nécessaire; dans l'hypothèse d'une démocratie représentative classique évoluant vers un régime composite avec des Zénies, la conservation d'assemblées de politiciens professionnels en parallèle des Zénies pourrait remplir de fait cette fonction d'équilibre (en plus de ses fonctions propres), l'inaptitude de ces assemblées professionnelles à traiter les grands problèmes planétaires de l'humanité attestant leur pouvoir modérateur...
  • - la compatibilité des Zénies avec tout autre régime politique assurant les fonctions gouvernementales (au sens de la gestion de court et moyen terme), sachant que les décisions prises par les Zénies priment et que toutes les instances, ministres et agents gestionnaires peuvent à tout moment avoir à répondre de leur conformité à ces décisions, nécessite a minima une répartition de principe des pouvoirs entre les Zénies et les instances professionnelles ou électives; l'élaboration de cette répartition sera naturellement conflictuelle, non seulement dans un premier temps mais toujours; c'est pourquoi il ne faudra pas entrer dans les détails ni jamais discuter cette répartition de principe en profondeur en vue de la figer, mais au contraire conserver l'ambiguité d'une répartition fondée sur quelques principes généraux, comme facteur de dynamisme et de modération réciproque entre les Zénies et les autres instances, au contraire d'une systématisation mécanique qui serait un facteur de régression de fait vers un régime non démocratique, de même que le serait une "constitution" détaillée.
  • - ... !!

5. Au programme ce soir

La discipline d'une Zénie en activité, en particulier au cours des débats, relève d'une rhétorique moderne à inventer, adaptée aux assemblées formelles travaillant en grande partie à distance via le Web. Cette rhétorique formelle, la définition et la distribution des rôles qui rendront possible son exercice, les règles de prise de parole pour s'adresser à qui pour dire quoi dans quelles circonstances, sont à inventer, à partir de l'expérience des débats publics et notamment des débats télévisés, à partir des expériences des forums de discussion sur le Web (forums libres, forums communautaires, forums de projet) mais aussi à partir de l'expérience des débats de négociation à objectif dans l'industrie et le commerce, car il ne suffira pas d'avoir bien débattu, il faudra produire un accord collectif exprimant l'intérêt général et savoir le défendre après avoir reconnu les intérêts particuliers; le mode de constitution automatique d'une Zénie extraira les participants de leurs grégarités quotidiennes mais le risque demeurera permanent du repli individuel à l'intérieur des mécanismes mentaux de défense égoïste frontale ou subtile encore plus négative; on ne pourra pas compter sur un effet de groupe constitué physiquement, même s'il sera certainement nécessaire d'alterner les travaux à distance et les réunions physiques, et on ne devra pas rechercher la création d'un quelconque esprit "commando", une Zénie n'ayant rien d'une réunion militante sous la conduite de commissaires politiques; on connaît parfaitement les risques des débats sans fin, des arguties de façade, des pseudo décisions genre "lettre au Père Noël", des pseudo décisions irresponsables étalées sur des dizaines de pages de casuistique, des pseudo décisions de principes qui n'imposent rien à personne, des déclarations d'alignement doctrinaire, et aussi les risques liés à l'intimidation des personnes moins portées que les autres à l'expression directe, etc; peut-être la fonction de président-animateur de Zénies devra être physiquement répartie entre au moins trois professionnels différents afin d'équilibrer trois types de rôles : philosophe socratique, arbitre sportif, sage femme; et cette répartition de principe orientera la définition des rôles de préparation de la création de chaque Zénie (délimitation du champ de décision, rassemblement de la documentation, identification des experts et des avocats des sans voix, définition des éventuelles règles spécifiques de fonctionnement et de la logistique, etc); enfin, on n'oubliera pas le rôle du "juge ambulant", ultime recours des Zénies en perdition (pour dissolution éventuelle) et ultime décideur formel de la qualité d'une production en regard des attendus.

Voir par ailleurs nos billets sur le tag étiquette...

6. Etendue de la webisation citoyenne

Premièrement, notons que la webisation des Zénies n'est pas un préalable à l'instauration d'une démocratie authentique. On peut rêver, par exemple, au basculement qu'aurait pu connaître notre histoire contemporaine si certaines "révolutions" récentes, médiatisées par des rassemblements concentrés sur des lieux symboliques nationaux, s'étaient incarnées aussitôt en assemblées citoyennes par tirage au sort parmi les manifestants ou dans une population plus large, neutralisant ainsi les agitateurs et les fanatiques, plutôt que de déboucher sur de nouvelles élections après de nombreux sacrifices, avec le retour aux affrontements traditionnels entre les partis et les longues périodes d'incertitude dues aux délais incompressibles de procédures électorales, jamais automatiquement génératrices des ouvertures espérées... En revanche, la webisation est certainement nécessaire à la continuité dans la durée d'une démocratie adaptée à notre époque (c'est-à-dire capable de prendre des décisions à la hauteur des problèmes posés à notre humanité "moderne" et de les faire réaliser par chaque citoyen, dans son propre domaine et son comportement personnel en contexte).

Visite.jpg Note. Ce n'est évidemment pas en distribuant des tablettes à tout le monde et en se contentant de créer un grand réseau social national dérivé d'un réseau social existant, que l'on pourra enclencher une transition démocratique webisée. Il s'agit d'un programme multidisciplinaire cohérent et de grande ampleur, où l'usage de la technique est plus qu'instrumental : révolutionnaire - ce qui fait justement la spécificité du programme, et fonde l'obligation de multidisciplinarité. Ce programme demeurera d'autant plus aisément dans le champ du possible, techniquement et financièrement, qu'il ne bénéficiera d'aucun soutien des puissances dominantes du Web, ni d'aucun recours à des spécialistes à prétentions universelles, au prétexte de bénéficier de la meilleure expertise : cette expertise est inexistante en la matière, sauf pour quelques aspects spécifiques que l'on trouvera chez des indépendants. Même si cette expertise existait, elle devrait être prise en considération seulement comme un apport d'expérience extérieure à la culture et aux pratiques locales. De plus, le projet doit demeurer, autant que possible, indemne de toute dépendance de techniques ou de moyens propriétaires, indemne de toute forme d'appropriation directe ou indirecte au travers de brevets, indemne d'orientations partisanes ou doctrinaires, etc.

Voici donc, en quelques lignes diversement commentées, l'étendue prioritaire du projet de webisation :

  • Publication des décisions de politique générale des Zénies
  • Support à l'apprentissage de la vie publique à l'école primaire, support approfondi pour les nouveaux citoyens sélectionnés aux Zénies
  • Support à l'assimilation des règles de l'expression publique dans le cadre de débats en Zénies, à l'oral et à l'écrit
  • Support du tutorat (à têtes multiples pour chaque citoyen et tirés au sort parmi les ex participants !) des nouveaux sélectionnés dans les Zénies, afin notamment de permettre une rotation à bonne fréquence dans les Zénies (2 ans ?)
  • Constitution des Zénies : tirage au sort dans l'ensemble des citoyens sélectionnables (en tenant compte des tirages antérieurs afin de renouveler au maximum), assignation des présidents-animateurs, etc.
  • Archives des Zénies (alimentées en continu pour les Zénies actives) : composition, règles spécifiques, débats, décisions
  • Archives des participants aux Zénies (alimentées en continu pour les participations aux Zénies actives) : contributions aux Zénies, rapports d'expérience
  • Annuaire des citoyens sélectionnables : compétences personnelles exposées au travers d'une présentation formelle de l'expérience vécue (afin notamment de permettre une délimitation de l'ensemble des citoyens sélectionnables au tirage au sort pour une Zénie, tenant compte de l'obligation de diversité des expériences mais aussi de l'obligation d'un ressenti d'égalité a priori entre tous les participants en regard des décisions à prendre, sans quoi aucun débat ne pourra se construire), preuves des conditions requises pour être sélectionnable (niveau minimale d'éducation, contribution même minime au financement des dépenses publiques, cotisation volontaire, etc) - noter ici qu'une transparence du citoyen vis à vis de la communauté est indispensable, afin de constituer correctement les Zénies, mais surtout pour faciliter la compréhension entre les citoyens participants ou futurs participants ou ex participants, et l'enrichissement réciproque des expériences
  • Support de la participation à distance de chaque citoyen sélectionné (éventuellement à plusieurs Zénies), avec la publication de ce qui doit être rendu public au cours des travaux, l'archivage de ce qui doit être archivé pour un participant ou pour l'ensemble des participants ou pour le public pendant les travaux - bien entendu sans viser l'élimination de toute réunion physique
  • Annuaire professionnel des présidents-animateurs, des juges ambulants, etc


En conclusion, nous sommes ramenés au thème central de ce blog, à savoir le partage et la transmission des compétences personnelles : la démocratie nécessite la démophanie ! Pour que le peuple citoyen se mette en mouvement vers un avenir responsable, il doit d'abord se rendre visible à lui-même dans la totalité de ses compétences. Et alors chacun aura son histoire.

lundi 3 mars 2014

Tant d’idiomes à tuer

Des idiomes d'humanité ont muté en idiomes tueurs d'humanité, et de nouveau le sort de l’humanité pourrait dépendre de notre capacité à refuser ces mutations.

En effet, pas plus aujourd’hui qu’hier, il n’existe une limite à la monstruosité des souffrances volontairement infligées par des êtres manipulés à d’autres êtres manipulés, souvent par les mêmes mots. On a voulu croire un temps, juste après la première guerre mondiale de 14-18, qu’un renouveau de la pensée, la proclamation de principes humanistes, la création d’institutions à vocation universelle, permettraient d’exclure les montées aux extrêmes et de fonder un socle des humanités. Ces initiatives ont, au contraire, favorisé la généralisation des conflagrations mondiales suivantes et laissé le champ libre à l’intensification et à la multiplication des horreurs, globalement planifiées, localement exécutées. Le seul facteur de paix raisonnée demeure l’équilibre de la terreur, toujours fragile, en multiples variantes techniques, politiques, économiques.

Certains dirigeants de ce monde se sont-ils aperçu que l’humanité ne pourrait jamais, par nature, maîtriser l’irrationnel, et qu’il fallait donc, pour prolonger les périodes de paix, faire évoluer l’équilibre constitutif de l’être humain par une canalisation de ses composants mentaux irrationnels ? Si tel est le cas, il serait préférable de le proclamer, en tant que projet de pacification universelle ; cela donnerait un sens aux bricolages d’arrière plan qui semblent avoir pour but de déplacer la répartition des activités de l’être humain afin de l’asservir à une forme d’auto hypnose collective. Internet, serait-il ce projet-là ?

En tous cas, il serait dangereux d’oublier que l’être humain naît d’une société, mais peut aussi la créer, et que c’est cela même, ce pouvoir de création sociale, qui caractérise l’humain par rapport à la machine ou à l’animal, et donc qu’à vouloir assimiler l’être humain à une super machine dispensée de création sociale dans un monde de machines ou pire, en lui faisant croire que ses créations sociales présentes sont rationnelles pour l’éternité (en s’appuyant par exemple sur de pseudo théories « économiques » ou de prétendues contraintes techniques) ou en lui faisant croire que ses conceptions sociales lui sont inspirées par une révélation imprescriptible, on dénature l’être humain en l’enfermant dans des divagations étroites à l’intérieur de modèles sociaux périmés. Histoire connue, et les sorties des époques de clôture furent toujours violentes....

Pour illustrer ces propos introductifs sur la déshumanisation en cours dans notre monde contemporain à partir des bonnes intentions du passé par agglutinations idiomatiques débilitantes, voici deux exemples de mutations criminelles en relation avec le thème premier de notre blog - la transmission des compétences personnelles sur le Web - mais il existe bien d'autres exemples de détournements.

Compétence

La définition originelle d’une compétence, celle des compagnons artisans, est la suivante : c’est une capacité personnelle pratique à mettre en œuvre un savoir faire dans des circonstances variées. Une compétence - même une « petite » compétence comme celle qui fait réussir la confection d’un gâteau -, va donc bien au-delà de la répétition d’un savoir faire appris, c'est la capacité d’adaptation de ce savoir faire aux situations diverses et aux hasards de la vie. Dans l’exemple du gâteau : comment le réussir alors qu’on manque de farine, ou de sucre, ou que le four ne peut pas monter à la température requise, ou qu'une allergie d'un des convives oblige à proscrire certains composants… Précisons que les compétences dans les disciplines intellectuelles se manifestent elles aussi par leur mise en pratique dans la réalité de la vie ; sinon, un automate intelligent sera nettement plus « compétent » !

La grande aventure humaine de la transmission des compétences à l’ère numérique reste à inventer. L’ouvrage de référence que vous pouvez télécharger ici n'invente rien par rapport aux traditions des compagnons artisans et doit beaucoup à certains ouvrages de sciences sociales ; son originalité réside dans la projection à l'ère numérique, en vue d'une révolution numérique digne de ce nom.

Car « compétence » est devenu un mot dénaturé, une idée massacrée.

Prenons deux expressions en exemple de cette dérive criminelle : « Livret de compétences » et « délégation de compétence ». Il s’agit là d’assimilations par voisinage : dans le premier cas on confond compétence et connaissance dans un contexte éducatif, dans le deuxième cas on lui attribue un contour d'objet juridique attribué à une institution. Les ficelles sont grossières ; dans les deux cas, on isole le terme « compétence » du contexte originel impliquant une relation humaine spécifique, afin d'en faire un concept directement informatisable ou un élément d'articulation dans une organisation.

Dans la première expression, celle du « livret des compétences » acquises par un élève au cours ou à la fin d’une scolarité, on induit la conception totalitaire d’un système en dehors duquel un « élève » ne saurait apprendre quoi que ce soit de valable. Il coule de source qu'un tel système, fondé sur un axiome d'exclusivité, est inapte à transmettre les bases de la culture nécessaire aux citoyens d’une démocratie authentique, une démocratie qui soit autre chose qu'une pantalonnade. Le paradoxe est que les maîtres à penser du monde de l'éducation, si chèrement formés et si cultivés, ne perçoivent pas la prison mentale dans laquelle ils sont isolés et dans laquelle ils enferment les futurs citoyens. Ce n’est pas l’acquisition d’une pseudo « compétence Internet » qui les en fera sortir, ce serait plutôt d’apprendre aux élèves à se servir d’Internet avec intelligence afin que ces élèves puissent développer leur esprit critique. Il sera pour cela nécessaire de revenir à la distinction entre connaissances et compétences, en même temps que de réintroduire la mission d’éducation (qui ne se mesure pas) à côté de l’enseignement (de connaissances).

Dans la deuxième expression, celle de la « délégation de compétences » par un organisme institutionnel vers un autre organisme institutionnel, il s’agit trop souvent de distribuer des insignes et d'imprimer des cartes de visite pour masquer un vide, le vide des finalités communes et des responsabilités assumées. Superbe cérémonial à effets de manches que la « délégation de compétences » à une institution existante ou créée adhoc ! Exemplaire mise en application du « principe de subsidiarité », alors que tout est préparé en perspective des futures batailles juridico – administratives sans fin qui auront lieu inévitablement dès lors qu’une décision « déléguée » débordera forcément du champ assigné si elle a quelque importance. Car, en multipliant astucieusement les « délégations de compétences », on se crée une pseudo structure d’institutions figées, forcément demain complètement inadaptées au « monde qui change », et on peut alors professer l’irresponsabilité devant la « complexité » du monde actuel, en fait une complexité artificielle de confort pour le déroulement de carrières convenablement animées par des effets de bord insignifiants entre les diverses branches d'institutions, d'autant plus vite traduits en imposantes piles de dossiers.

Malgré tout, voici une preuve que les mots ont un sens et une puissance qui permettrait de s’affranchir des paresses mentales de la médiocrité agglutinante... Remplaçons « délégation de compétences » par « attribution de responsabilités », ajoutons « devant qui », et « en regard de quelles finalités ou en rapport à quels objectifs définis », et nous éliminerons la plupart de nos institutions pesantes irresponsables inutiles, et nous éviterons pas mal de conflits pusillanimes « de compétences » et autant de discours fédérateurs creux…. Evidemment, pour effectuer un tel nettoyage, il faut d'abord s’accorder sur les finalités prioritaires et les objectifs qui les traduisent pour les quelques années à venir, et ensuite créer les institutions provisoires nécessaires ou trouver, parmi les institutions existantes, celles à qui confier la réalisation des objectifs, et non l'inverse !

Bovines.jpg Expérience personnelle

Votre expérience personnelle nous intéresse, nous dit le marketing d'une nouvelle plate forme du Web 2 plus, écrivez-nous votre récit de vie, et dialoguez avec vos semblables qui ont le souci des autres, car c'est la base de la démocratie, n'est-il pas ?

Ce type de projet risque fort de nous engager vers une déshumanisation monstrueuse.

Voici pourquoi en quelques mots.

1/ Ma vie n'est pas un roman et pour autant que je sache, celle des autres non plus. Les gens qui aiment se raconter, les gens qui brodent sur et autour de leurs plus belles expériences, je m'en méfie. Pourquoi font-ils cela, en effet ? Pour m'impressionner en me prouvant leur supériorité, me vendre leur doctrine sur le bonheur ou me faire acheter leur truc pour faire fortune, gagner un concours du meilleur récit réécrit par un professionnel de l’émotion littéraire, faire du buzz pour la gloriole ou pour servir d'illustration dans le cadre d'une opération de propagande... ?

2/ La valeur sociale de mon expérience ne peut exister que pour les autres. C'est à dire que j'ai besoin des autres pour me la révéler à moi-même. Cela ne pourra se faire que par un dialogue, un vrai dialogue en vue d’un échange d’expérience et pas dans un autre but, donc pas n'importe comment mais selon une étiquette précise. Certainement pas au travers des réseaux sociaux habituels, ni dans le cadre d’une compétition, ni même d’une « saine émulation »...

3/ En préalable aux dialogues sur le Web dans le but d’échanger des expériences, les présentations personnelles doivent évidemment se réduire à un parcours de vie normalisé, sans référence au statut social des contributeurs potentiels, afin que chacun puisse imaginer ce qui peut l'intéresser chez l'autre, prendre contact et engager éventuellement un échange centré sur les quelques points d'accrochage réciproque. Sinon, ce sera l’étiquette de la société réelle, avec ses pesanteurs, qui s’imposera, et alors… la suite est connue, c’est la société réelle, on n’aura donc rien inventé.

4/ Dans un univers d'échange d'expériences personnelles sur le Web, tout engrenage de type émulation-compétition-classement, même s'il n'y a pas d'argent à la clé, est à proscrire totalement. D'ailleurs, comment évaluer la valeur d'un échange d'expériences personnelles, sur quels critères, au moment de l'échange ou juste après ou dans 10 ans... ?

5/ Dans un contexte adapté de partage des compétences, la référence à la démocratie est naturelle, mais il y a des conditions pour cela. D'abord, on ne peut prétendre construire une démocratie qu'entre égaux qui se respectent dans leurs différences. Ensuite, une démocratie n'existe pas spontanément en miroir des individus, mais dans l'acceptation commune de projets communs concrets et de règles communes qui en permettront la réalisation. Enfin, une démocratie ne peut fonctionner comme un concours de beaux discours, mais dans la réalisation ordonnée et continue de finalités communes dans le cadre d'une entité sociale. Notamment, pour que se réalisent des partages d'expériences personnelles à potentiel cumulatif, les modalités d'interaction sur le Web doivent être conçues spécifiquement, sinon d'autres finalités pollueront les relations, comme dans les publicités qui nous montrent en exemple le bonheur, l’amour, la joie de vivre, en nous incitant à nous comporter comme des imbéciles insouciants, vautrés dans la frénésie de la consommation.

6/ Tout projet d’échange d’expériences sur le Web qui confond « expérience personnelle » et « récit des meilleurs moments de votre vie », tout projet qui incite les participants à l'affirmation de leur identité sociale dans la vraie vie ou qui les incite à une forme de compétition à l'intérieur de catégories ou de thématiques, tout projet qui n'impose aucune étiquette de dialogue permettant de se respecter entre soi... ne fera que compléter la gigantesque machinerie manipulatoire déjà à l'oeuvre au travers de certains grands services "gratuits" d'Internet.

Dit autrement, l'expérience personnelle ne doit pas être traitée comme une marchandise sur le Web ni comme un instrument de propagande, pas plus que la personne ne peut se confondre avec son identité sur telle ou telle plate forme du Web. Autrement, on s’abrutit dans la fascination pour les machines, et on se réduit de fait à son animalité.

mardi 12 novembre 2013

Pour une rhétorique de l'ère numérique

RhetAnt.jpg Pourquoi la rhétorique, discipline reine de la formation des esprits cultivés dans l'Antiquité, n'est-elle plus enseignée actuellement dans la continuité des abondants manuels et méthodes élaborés à l'époque ?

Comment cette discipline de la parole en public dans un débat, une plaidoierie, un discours, pourrait-elle être adaptée au monde moderne des communications ?

Tchako.jpg Comment, en particulier, une nouvelle rhétorique pourrait-elle intégrer les "leçons de l'Histoire", et notamment comment pourrait-elle nous protéger des emballements massifs causés par certains orateurs usant de techniques sonores d'amplification et de diffusion à distance, qui ont soulevé des foules, des personnes cultivées, éduquées, humaines, jusqu'à leur faire exécuter méthodiquement des actes criminels ?

HiddPers.jpg Comment ne pas s'alarmer de l'état dégradé de l'art professionnel de la parole : manipulation des masses lorsque la parole s'adresse à une foule, persuasion par influence infantilisante lorsqu'elle s'adresse à une personne individuelle ?

Comment classifier, selon les catégories traditionnelles de la rhétorique, le discours en avalanche des commentateurs et des experts médiatisés, en proférations de contenus quasi-quelconques, à rebonds sur les émotions de l'instant, les mots d'ordre à promouvoir, les déclics à la mode ?

PiedPorte.jpg Ne faudrait-il pas rapprocher l'étude de l'art de la parole avec l'étude de la musique, dans leurs analogies formelles et notamment les relations entre le fond et la forme, et par leurs modes d'action sur l'auditoire ?

InfluArt.jpg Pourquoi ignorer que le seuil de l'auditoire en foule se situe autour de 12 personnes, et qu'en dessous de ce seuil, un animateur, un leader, un maître, dans le contexte d'un projet préalablement admis, peut s'il le veut faire participer chacun à la construction d'une conviction commune, au lieu d'avoir à faire adhérer d'abord l'auditoire dans son ensemble à ses vues puis de diriger autoritairement les échanges pour les faire converger ?

Comment, à l'époque du Web, ne pas apercevoir le terrain vierge, dans le domaine couvert par l'art de la parole, entre le "commerce" interindividuel (au sens classique le plus large du terme, du cadre familial au cadre contractuel) et le discours public ?

Comment ignorer, à l'époque du "dialogue des cultures", qu'une parole ne peut être comprise que dans un cadre communément admis, qu'un échange suppose l'acceptation d'une étiquette commune, et que l'imposition du cadre et de l'étiquette du plus fort ne peut être qu'un pis aller et la garantie d'un gaspillage considérable ?

Pouvons-nous abandonner le terrain d'expérimentation que peut-être le Web à un état de l'art inadapté, incomplet, potentiellement calamiteux ?

Merci de trouver quelques propositions de réponse dans ce blog, relatives aux sociétés virtuelles à objectif, en suivant dans ce blog le tag "étiquette" puis les autres tags car tout se tient, et c'est pourquoi on peut refaire le monde sans le détruire...

lundi 21 octobre 2013

A quand la grande école de tous ?

Ce billet est consacré à la discussion de l'impact des nouvelles technologies dans le monde de l'éducation et dans le monde tout court.

Nous partons d'un ouvrage, celui de Loriane Lafont aux éditions Jean-Claude Gawsewitch (octobre 2013), Misère et décadence des grandes écoles.

Sous un titre vendeur, ce livre est d'abord celui d'une petite poucette en révolte.

MidecGE.jpg Les premiers deux tiers du livre décrivent les méfaits de l'informatique chez les jeunes, lorsqu'elle est mal utilisée dans et hors des salles de cours. Le dernier tiers analyse la compromission des grandes écoles littéraires (mais l'auteur de ce billet pourrait surenchérir pour les écoles scientifiques) avec les écoles de management et de commerce : passerelles tentatrices vers des métiers à hautes rémunérations, cours communs de business et de finance, partage de sources de financement.

La population est celle des élèves en classes préparatoires et dans les grandes écoles des filières littéraires.

Voici un résumé de quelques phénomènes observés parmi les "branchés" :

  • prises de notes en texte intégral pendant les cours, en auto hypnose, au point que l'élève doit ensuite tout remettre en forme pour que le texte soit utilisable (où est le temps gagné au total, car n'a-t-on pas reconstitué a posteriori le filtre personnel de la prise de notes synthétiques ?)
  • différenciation affichée de la classe sociale de chaque élève selon la marque ou la nature de son engin informatique, indépendamment de l'utilisation première (traitement de texte) qui ne requiert ni puissance ni luxe ni blason chic
  • amateurisme et dispersion mentale "multi tâche" des élèves, pendant les cours à petit enjeu ou dispensés par des professeurs de moindre réputation : traitement des courriers électroniques, activités sur les réseaux sociaux, visites des sites de soldes, visualisation de vidéos...
  • remplacement du chahut par la manifestation d'un complet désintérêt, la classe se reportant sur diverses occupations et distractions par ordinateurs.

Il y a d'autres effets de la généralisation des ordinateurs portables :

  • le cours idéal, c'est un cours linéaire numérisé ou numérisable sur place, dont les détails sont parfaitement en accord avec les encyclopédies en ligne,
  • les cours magistraux sont assimilés à des produits numérisés de consommation,
  • l'ignorance (au sens d'une négation volontaire) de la valeur d'une transmission originale et vivante entre un professeur et des élèves est "normale" (avec en illustration, la terrible anecdote de l'élève qui exige du professeur qu'il accélére son débit de parole, afin de correspondre à une vitesse normale de saisie)
  • there is no alternative aux salles de cours presque vides ou remplies d'élèves derrière leurs écrans !

Il est apparent que l'amertume du constat résulte en grande partie d'un fossé de compétence informatique entre la génération des professeurs et celle des élèves, d'où la trop longue conspiration du silence du corps enseignant et son manque d'imagination constructive face à ce qu'il est convenu d'appeler la révolution numérique. Cependant, l'auteur fait porter le poids de la faute sur les élèves, en parlant d'une "stupidité" induite par le mauvais usage de l'informatique et considère qu'il faudrait créer une formation au bon usage de l'informatique.

Commentaire à propos de la phrase finale du chapitre 4 Le petit lycée sur la montagne

"S'il est un argument à avancer contre les classes préparatoires, quelles qu'elles soient, c'est bien celui-là qui est à mettre en tête de liste : le fait qu'elles produisent des jeunes gens précocement imbus d'eux-mêmes".

Cette phrase mérite d'être discutée, bien qu'elle se place en conclusion logique d'un chapitre consacré principalement à des anecdotes de déviations élitistes.

Dans les classes préparatoires à des concours hyper sélectifs, le repli sur soi de chaque élève résulte du simple effet de la concentration. mais il existe néanmoins une camaraderie entre les élèves partageant une commune souffrance. Par ailleurs, la communauté de participation à une tradition ancienne de grands anciens prestigieux (ceux dont les bustes ornent des lieux majestueux) est censée donner un zeste de solennité à cette collègialité, tout en créant une source supplémentaire de terreur, par l'évidence que l'on ne sera jamais l'égal des grands noms du passé. Dans ces conditions, un sentiment de supériorité des élèves sur le reste du monde ne pourra que résulter d'une convention factice, et même si ce sentiment existe nativement chez quelques personnalités spécialement ambitieuses, il leur faudra réguiièrement sacrifier une part de la réalité de leur condition à ce totem... à moins que ce sentiment de supériorité ne repose sur d'autres facteurs bien concrets comme l'appartenance à une catégorie sociale favorisée - c'est ce que l'on peut comprendre en lisant le livre au fil des observations d'arrière plan sur la "montagne" surplombant le monde. Il est inutile de développer : tout a déjà été écrit sur la reproduction des classes sociales dans les grandes écoles, en particulier par des rédacteurs qui n'ont jamais fréquenté ces grandes écoles, ou par des agents acharnés à la liquidation de ces héritages témoins d'une république de l'égalité des chances, en oubliant d'ailleurs à quel point tous les pays d'excellence universitaire développent des systèmes de sélection brutalement fondés sur la capacité financière des parents.

Notre commentaire est le suivant : si des jeunes gens paraîssent précocement imbus d'eux-mêmes, ce n'est pas une spécificité des classes préparatoires ni même d'un système éducatif quelconque, mais plutôt le résultat d'autres facteurs sélectifs et la conséquence d'évolutions de la société dévalorisant l'expérience humaine, dont les impacts combinés dans un milieu étudiant seront mécaniquement amplifiés par un décalage de maîtrise informatique entre les jeunes et leurs professeurs.

Propositions pour une formation des jeunes à l'informatique ET à l'esprit critique

Le livre de L. Lafont identifie un besoin de formation des jeunes au bon usage de l'informatique mais ne propose rien de précis.

Il est nécessaire d'affronter un ensemble de questions : a partir de quel niveau préalable des élèves, selon quel programme, pour quel résultat attendu ? Voici quelques propositions.

Une partie de la formation scolaire à l'informatique pourrait être conçue comme un enseignement classique "à la dure" : apprendre à utiliser un clavier sans regarder les touches, apprendre les rudiments du fonctionnement des engins informatiques et du réseau Internet. Le résultat à viser serait en premier lieu de libérer l'élève de la pensée magique qui envelopperait autrement son inconnu mécanique et logiciel, et avant que l'élève ne soit définitivement submergé par des réponses marchandes univoques à ses interrogations éventuelles.

L'enjeu est énorme : cette pensée magique face aux instruments informatiques et la soumission de fait aux tourbillons marchands caractérisent actuellement encore (début du 21ème siècle) la génération des enseignants aux postes d'autorité ou d'influence. On ne peut pas dire que ce soit une population de crétins, pas plus que la population étudiante décrite par le livre de L. Lafont. Ce constat prouve qu'il est indispensable de créer les réflexes des élèves nécessaires au maniement des engins informatiques mais qu'il est encore plus indispensable d'éduquer leurs esprits afin qu'ils sachent comment échapper au potentiel hallucinatoire de ces engins et surtout aux influences des "informations" et messages qu'ils véhiculent.

A la suite immédiate de l'enseignement basique des rudiments de l'informatique, s'imposerait donc celui de son bon usage. Pour ce faire, on devrait sortir du cadre d'un enseignement classique, sans toutefois s'évader de la salle de cours en petits groupes, afin de permettre une assistance rapprochée et une aide individualisée instantanée par le professeur-tuteur. Avec un équipement simple des élèves, on suivrait plusieurs scénarios de découverte tutorisée et partagée des richesses culturelles et des possibilités techniques de l'informatique et des réseaux, mais aussi des limites de ces richesses et possibilités, des risques de falsifications et de manipulations, des méthodes pour les détecter. Bref, ce serait une formation destinée à favoriser l'émergence de l'esprit critique chez les élèves , et à fortifier leur propre autonomie de pensée - ce qui par ailleurs introduirait naturellement l'instruction civique, car évidemment, il s'agit ici de l'école primaire... L'auteur de ces lignes se souvient de son premier "choc critique" en cours moyen, lorsque l'instituteur (c'était à la fin des années 50), après avoir exposé l'histoire napoléonienne, en présenta un bilan faisant état des critiques de la "légende" - scandale et refus sur le moment, mais le vaccin avait pris ! Ajoutons qu'à l'évidence, on ne peut pas mesurer l'esprit civique ni un niveau d'autonomie mentale, c'est à l'élève de se faire par lui-même, dans le temps et plus tard...

Pour un programme d'ouverture à l'autonomie de pensée, il serait difficile d'imaginer un meilleur outil qu'Internet ! Une question de fond en passant : est-ce que cette ouverture-là ne devrait pas être une priorité de l'école ?

E-learning, société sans école, société école

Citons la dernière phrase du chapitre 1.Ecrans de fumée du livre de Loriane Lafont : "Si l'enseignement du XXIème siècle revient à exclure l'humain de l'endroit où il a le plus sa place, l'école, il est à craindre que le système scolaire ne devienne progressivement un continent de marchandises qu'échangeront, sans mot dire, une cohorte d'anonymes avec une foule étrangère".

En contradiction de cette affirmation prospective, on doit observer que l'enseignement à distance par informatique est un domaine de vrai progrès de la "révolution numérique" depuis plusieurs années. Mais pas pour tous les programmes ni pour toutes les populations, et sans exclure la combinaison avec des séminaires permettant les échanges directs avec des professeurs. D'ailleurs, à l'origine des outils logiciels de référence (par exemple Moodle), il s'agissait d'améliorer l'enseignement universitaire d'abord en qualité plutôt qu'en termes d'élargissement de la population étudiante. Avant de se jeter sur de prétendues innovations dans l'e-learning, ou à l'inverse, avant de déclarer péremptoirement que seule l'école à l'ancienne préserve l'humain, on fera donc bien d'abord d'élaborer un retour d'expérience des réalisations. Car il est manifeste dans ce domaine qu'il existe des expériences "en vraie grandeur" donc des compétences (jamais universelles) mais aussi des illuminés, des requins avec leurs poissons pilotes, et probablement encore quelques sirènes. Surtout, il est évident que toute tentative d'empire culturel s'appuiera sur les techniques et les méthodes d'enseignement portées par des moyens numériques, et que ce déploiement a commencé, pour le moment concentré sur quelques disciplines....

Illlsans.jpg Tout ce qui précède nous améne à ceci : on ne pourra plus demain techniquement isoler l'école de la société. Il serait donc urgent que soit faite une critique actualisée du livre-culte d'Ivan Illich "Une société sans école" (Editions du Seuil, 1971), livre d'idées par dizaines, bourré de phrases percutantes (certaines sont absurdes si on les extrait de leur contexte) et nourri de plaidoyers contre les empires de l'époque, évidemment à ne pas lire comme un pamphlet révolutionnaire contre toute forme scolaire mais à l'inverse comme la proposition d'une société-école, une grande école permanente de tous pour tous - l'un des seuls livres qui comprend le facteur humain de la transmission de l'expérience individuelle. Ce livre décrivait une utopie, nous avons maintenant les moyens de réaliser cette utopie transposée à l'ère numérique. Mais, pour imaginer comment ce serait possible, il faut plus qu'un travail de recherche critique ordinaire. On pourra se délecter des passages décrivant l'avenir du monde de l'éducation par continuité et inertie, écrits par Illich alors qu'Internet n'existait pas; on y retrouvera ce que nous raconte l'ouvrage de L.Lafont.

En conclusion : presque tout reste à faire pour une révolution numérique humaine et responsable dans l'éducation avec son prolongement pour la transmission des compétences individuelles. Ce n'est pas un simple problème d'utilisation des nouvelles technologies à l'école qu'il faut affronter mais celui d'une construction sociologique cohérente : formation du citoyen dans la société réelle et constitution de vraies sociétés de partage en réseaux. Merci de voir les autres billets de ce blog pour orientations et propositions, mais ce ne sont certainement pas les seules possibles.

dimanche 1 septembre 2013

Révolution numérique, temps mort avant renaissance ?

La révolution numérique devient-elle un mythe contemporain ? La littérature à son propos tend à se répartir entre deux courants principaux de nature quasi-religieuse :

  • les annonciateurs visionnaires d'une humanité nouvelle,
  • les dénonciateurs de périls mortels pour nos valeurs et croyances.

Nous reportons après la fin du billet un bref commentaire sur ces deux courants contemplatifs.

Posons plutôt la question d'une manière plus pratique : la "révolution" numérique se limiterait-elle finalement aux effets de la miniaturisation et aux conséquences du développement des télécommunications sur nos modes de vie ?
Ce serait déjà beaucoup. Mais souvenons-nous qu'à l'origine, la révolution numérique promettait une nouvelle société : c'était une révolution en vrai, pas seulement un progrès du bien-être individuel en prise directe sur les sources dématérialisées d'une forme de bonheur.

Essayons, comme on dit, de faire le point, afin de caractériser la relative panne actuelle et d'imaginer une suite, au travers d'oeuvres significatives.

NNponte_0.jpg Being Digital de Nicholas Negroponte fut publié en 1995. (Une traduction française n'eut guère de succès, à l'époque où fut lancée la mode des romans de complaisance à fabulation historique). Pourtant, le bouquin n'a presque pas vieilli, la plupart de ses idées prospectives demeurent actuelles, ainsi que ses notes historiques. C'est que la vision optimiste d'une amélioration de l'humanité et de la société humaine par la vertu de la révolution numérique, presque 20 ans en arrière, ne correspond toujours pas à notre monde d'aujourd'hui malgré la croïssance des débits, des volumes, du nombres de foyers connectés... Par continuité, en laissant les choses suivre leur cours, nous pouvons même craindre d'aller à l'opposé de cette vision optimiste et humaniste.

Exemple de prédiction non réalisée de "Being Digital", au dernier paragraphe de 16. Street smarts on the SuperHighway, nous lisons, en traduisant librement : "l'évolution d’Internet vers un réseau d'’intelligence et d'entraide collective fera disparaître le fossé entre les générations ; l'expérience de nos anciens, actuellement inexploitée, sera mise à la disposition des jeunes en quelques clics."

Que l'expérience des anciens soit encore "actuellement inexploitée", c'est peu dire : elle est systématiquement piétinée, en particulier à l'intérieur des grandes organisations et entreprises, dans la frénésie de la course au fric, avec la croyance en l'innovation par génie spontané, et sous la contrainte du renouvellement des gammes de produits pour maintenir le niveau de la Consommation, etc. Constatons que le réseau qui fera disparaître le fossé entre les générations pour mettre l'expérience des anciens "à disposition en quelques clics" reste à inventer. Les réseaux sociaux ? Vous voulez rire, ce serait un scoop. De quelle "expérience" s'agirait-t-il, d'ailleurs, celle qui sert à vivre en être humain, en animal socialisé ou en machine fonctionnelle ? Pourquoi pas les trois à la fois, et d'abord les trucs pour arnaquer son prochain et lui extorquer vite vite un maximum de pognon ou pour lui passer par dessus dans la compétition pour les bonnes places de la hiérarchie ? A plus long terme et en plus vaste perspective, si on pense à un immense gisement encyclopédique de tout le savoir humain, un genre de Wikipedia élargie par exemple, reconnaissons par avance les limites de l'exercice, maladroitement décrites dans les mythes anciens de plusieurs cultures humaines, néanmoins logiquement insurmontables même si on s'affranchissait des lois physiques. Les fous, les ignorants et les faussaires de toutes les générations se satisferont toujours de trouver dans les recueils du savoir les confirmations de leurs petites raisons. Mais le bon usage de ces recueils, en dehors des recherches ponctuelles par exemple pour vérifier une orthographe, suppose la capacité de se poser des questions créatives et de ne pas se satisfaire des réponses, et ce bon usage ne simprovise pas, il nécessite un apprentissage personnalisé par des "anciens" et en fonction des expériences à transmettre...

Deuxième exemple prolongeant le premier, en actualisant juste un peu la pensée positive de "Being Digital" : les nouveaux objets "intelligents" peuplant progressivement nos domiciles et nos espaces sociaux pourraient nous amener à évoluer en humanité, si nous acceptons de nous soumettre volontairement à leurs logiques programmées afin de limiter les gaspillages causés par nos oublis et nos erreurs ou pour compenser l'imperfection de nos sens ou les limites de nos automatismes et les égarements de nos instincts. Ces nano-robots s'ajouteraient naturellement aux traditionnelles statuettes et symboles protecteurs de nos émotions moralisées et aux témoins de nos valeurs domestiques issues de notre histoire, grigris et photos souvenirs, mais ces nouveaux objets-là seraient des acteurs qui pourraient influencer nos comportements, par la force de l'exemple et à force de conseils persévérants, simplement en exécutant leurs logiciels en permanence... Regrettons qu'un scénario optimiste de ce type ne s'impose plus avec le niveau de certitude des années 90. Il semble actuelllement plus plausible d'imaginer par exemple, la pénurie mondiale des éléments nécessaires à l'élaboration des objets intelligents, ou la production erratique de ces types d'objets dans un contexte de concurrence ciblée sur nos instincts basiques selon les tendances afriolantes des modes du moment et le vent des affaires.

Autrement dit, et en philosophant, nous aurions à réaliser un choix de priorité, du genre liberté collectivement encadrée contre bonheur individuel sans entrave, car nous ne pourrions les poursuivre simultanément ? Mais dans le premier cas, celui du choix d'une société de liberté collective : pour quoi faire en l'absence de finalités communes ?
A l'évidence, si nous imaginons le futur par l'extrapolation du passé et du présent sur des bases purement matérielles mécaniques et comptables, nous ne créerons rien de nouveau sous le soleil. Si nous assimilons (faussement) l'intelligence humaine à un logiciel complexe et le savoir à une base de données, nous pourrons dire que nous avons créé de nouveaux objets de pouvoir. Oui, et alors ? Nos capacités créatives sur notre destin vont-elles se fondre dans la vacuité mécanique et la fonctionnalité animale, allons-nous décider par un sondage sur Internet de la priorité à donner entre l'exploration de la planète Mars et la généralisation des robots intelligents ?

Donc, il peut sembler utile de compléter "Being Digital" par des ouvrages consacrés au conditions d'équilibre de la société humaine, et à ses évolutions. Nous allons présenter deux ouvrages, dont l'actualité nous a paru flagrante en regard de "Being Digital" et des constats du début de ce billet. Avertissement : ce sont deux ouvrages "sérieux", mais directement accessibles à toute personne sachant lire, à condition de sauter leurs préfaces.

JSMill_liber.jpg De la Liberté de John Stuart Mill, penseur moraliste du 19ème siècle, l'un des esprits les plus ouverts d'un siècle de feu, de fer et de révolutions à grande échelle, tout sauf un doctrinaire borné, tout sauf un penseur obscur et prétentieux. Les titres des chapitres résonnent comme des appels à notre réflexion en prolongement de notre actualité, et en particulier concernant le Web, les médias et leur impact sur notre société : De la liberté de pensée et de discussion, De l'individualité comme un élément du bien être, Des limites de l'autorité de la société sur l'individu... Il s'agit bien ici de la recherche, dans la vie pratique de tous les jours, d'un équilibre des pouvoirs et des savoirs dans la société. Et les pages à la défense de la religion principale des pays où vivait l'auteur, exercice obligé dans l'ambiance du 19ème siècle occidental, sont à lire au deuxième degré, en tant que critiques subtiles (ce qu'elles sont évidemment dans l'esprit de l'auteur), bien plus dérangeantes que des attaques frontales contre les vérités éternelles révélées de l'époque, et par avance exclusives de "solutions" modernes péremptoires qui remplaceraient ces vérités éternelles et révélées d'autrefois. On trouvera dans cet ouvrage une dénonciation de la tyrannie des opinions "majoritaires" et une discussion des moyens d'en réduire les effets, qui gagnerait à être reprise de nos jours en évitant l'opposition stérile entre élitisme et populisme. D'ailleurs, il n'y a pas de mot savant en -isme dans De la Liberté.

Casto_citelois.jpg La cité et les lois, ce qui fait la Grèce (La création humaine III, Editions du Seuil, avril 2008), de Cornelius Castoriadis, philosophe sociologue économiste et psychanalyste de la fin du 20ème siècle, de culture grecque native. Cet ouvrage est une bombe. Découvrez ce que fut le miracle grec des 4ème-5ème siècle avant l'ère chrétienne et l'immensité de notre héritage. Comprenez pourquoi furent inventées à Athènes presque simultanément sur cette courte période historique : une forme de démocratie, les mathématiques, la philosophie, la logique, la médecine "moderne"... Découvrez l'originalité de la tragédie grecque à travers son rôle dans le débat démocratique et pourquoi elle doit être placée parmi les inventions qui définissaient et assuraient la cohésion de la société athénienne de l'époque, en rappel des risques monstrueux du pouvoir créateur de l'homme, quelle que soit par ailleurs la puissance des dieux. Comprenez pourquoi les tragédiens et les historiens athéniens s'intéressaient en profondeur aux autres peuples, en particulier mais pas seulement aux ennemis tutélaires avec lesquels ils étaient en guerre, pas seulement aux souverains voisins et à leurs exploits, mais à leurs conditions et modes de vie, leurs techniques, leurs façons de penser et leur société - fondant ainsi la géographie et l'histoire "modernes". Découvrez que la démocratie directe, c'est possible, complètement à l'opposé d'un accaparement de la parole par des discoureurs, à l'opposé des interpellations dans les assemblées à tout propos, à l'opposé de la manipulation de l'opinion, à l'opposé du recours systématique au vote majoritaire, à l'opposé de la délégation organisée dans l'urgence à des représentants du peuple, à l'opposé du chaos de la révolution permanente, à l'opposé de la tyrannie d'experts sans contrôle... Découvrez comment on peut éviter la confusion entre la politique et le gouvernement...

Il est dommage que la reconnaissance des dispositions mentales et des formations spécifiques qui ont rendu possible ce miracle athénien semble peu répandue de nos jours. Il est alors fatal que l'expérience athénienne antique de démocratie n'inspire pas plus la réflexion politique contemporaine que n'importe quelle autre (il est vrai que cette expérience antique s'est mal terminée, nos révolutions modernes aussi). Néanmoins, on peut trouver affligeant que "la" démocratie pratiquée dans notre monde n'ait plus grand chose en commun avec ses origines athéniennes de démocratie directe entre citoyens égaux éduqués volontaires. En effet, les possibilités inexploitées d'Internet nous permettraient une renaissance de cette démocratie, par exemple, en instrumentant le partage des expériences, indispensable à tout "citoyen" pour qu'il soit capable d'exercer une responsabilité publique plusieurs fois dans sa vie sur de courtes périodes, à divers niveaux locaux, régionaux, nationaux, comme dans la cité athénienne antique (en actualisant, évidemment...). Alors, plutôt que de déclarer a priori que la démocratie directe serait une utopie compte tenu de nos grandes populations, et plutôt que de laisser la "révolution" numérique en friche ou de la confiner à des améliorations de détail, on pourrait oser prendre sérieusement la question de la démocratie directe à l'envers : imaginer une refondation sociale sur ce type de démocratie, définir qui peut être un citoyen éligible à quoi et pour quels types de décisions, replacer les finalités au centre de la politique, concevoir la société démocratique comme une oeuvre commune jamais figée...

Conclusion
Par définition, la révolution, ce n'est pas la continuité. La révolution numérique de nos sociétés se fera si nous savons produire un miracle contemporain d'une ampleur équivalente à celle du miracle grec antique. Pour le moment, ce miracle contemporain semble franchement improbable, mais notre modèle antique l'était aussi. Tout se passe comme si nous avions choisi les illusions du bonheur plutôt que la liberté. Les conditions d'autonomie de la pensée ne sont pas réunies, les conditions des débats responsables concernant les finalités de nos sociétés non plus, et les capacités créatives de nos élites ne brillent guère que dans les domaines accessoires. L'idée que les citoyens puissent participer concrètement au choix et à la construction de l'avenir parmi plusieurs avenirs possibles, cette idée-là semble étrangère, alors que sa réalisation serait un objectif possible d'une vraie révolution numérique, parmi d'autres objectifs révolutionnaires. Il reste beaucoup à faire et d'abord à imaginer !

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A propos des prêcheurs du futur, voir notre billet sur Petite Poucette, un bien joli nom pour une élégante pirouette en plongée vers le néant.

A propos des militants alerteurs, voir notre billet Emprise numérique, méprise démiurgique.

Mais ce sont là, au moins, des oeuvres de la pensée.

En contraste, remarquons l'effondrement de l'esprit critique - son enterrement sous les discours en avalanche dans le style du commentaire sportif -, notamment dans le développement de la Grande Peur concernant le vol de nos données personnelles (avec des risques bien réels dont évidemment rien sauf notre propre prudence ne peut nous protéger), tandis qu'un monstrueux système de viol et stérilisation des esprits, centré et rebouclé sur Internet, se dissimule en arrière plan, techniquement insensible aux cryptages usuels (et même aux astuces banalisées de floutage d'identité). Voir notre billet Révélations en questions.

mardi 5 mars 2013

L'apprentissage du singe peut-il faire un homme ?

Miracle. Un auteur phénomène de l'édition, grand savant de l'informatique théorique, en février 2013 au cours d'une interview radiophonique sur une chaîne française nationale, reconnaît l'importance du raisonnement analogique. Les enfants apprendraient principalement par analogie (ou induction) plutôt que par déduction logique. Les animaux intelligents comme le chien auraient un mode de pensée analogique. Merci, Docteur Douglas Hofstadter, d'avoir à cette occasion déclaré que votre premier bouquin de 800 pages était un amusement de jeunesse, je peux maintenant avouer qu'il m'est tombé des mains directement à la poubelle.

Mais voici un bon sujet à développer tout autrement que cet auteur : l'analogie comme méthode naturelle d'apprentissage, comment et jusqu'où ?

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Moi aussi, je vais en profiter pour raconter un peu ma vie, avec l'excuse que mon récit contient des aspects universels relatifs au sujet.

Les instituteurs d'école primaire du milieu du siècle précédent ne parlaient pas du raisonnement par analogie. Ils usaient de la répétition, avec l'autorité qui parvenait à forcer l'imprégnation. Je ne peux donc pas témoigner personnellement de la validité de la thèse concernant l'antériorité de mes capacités de raisonnement analogique sur mes capacités déductives. Mais je peux témoigner que le raisonnement déductif m'est apparu comme une évidence de la même force, mais sans plus, que les autres formes de raisonnement apprises à l'époque. Autrement dit, j'ai probablement assimilé le raisonnement logique par analogie. Plus tard, au cours de ma brève existence, j'ai constaté, suite à quelques déconvenues, que ma capacité de déduction logique souffrait de son origine en tant que forme apprise, car il fallait la reconstituer péniblement en fonction de chaque contexte d'emploi. C'est que, dans une vie professionnelle de scientifique ou plus modestement de technicien, donc au niveau de l'application pratique des méthodes, on perçoit nettement les contradictions entre les diverses théories en cours et même parfois les contradictions internes à chaque théorie de référence. Si "contradiction" vous paraît brutal, vous pouvez dire "décalage des domaines expliqués" ou "différence des prémisses" ou "divergence d'orientation du raisonnement", mais cela ne change rien : le raisonnement déductif ne fonctionne que très partiellement et localement, parfois même sous forte restriction mentale. En résumé, ma réalité professionnelle vécue est que nous ne vivons pas dans un monde de cohérence logique, même pas dans les domaines techniques.

A cet instant, j'entends déjà les trompettes et les tambours des défenseurs de la Raison et du Progrès, annonçant leur charge victorieuse contre mon relativisme destructeur - car il est bien connu que ce relativisme-là mène à la régression et au chaos, alors que seule la Raison peut nous protéger de la folie. De nombreux penseurs de notre temps et d'autrefois leur ont pourtant fait observer, à ces raisonneurs fanatiques, qu'ériger la Raison en absolu est un acte de foi peu compatible avec l'observation courante de leur propre pratique de la raison, que l'on peut admirer comme une institution comportementale, une étiquette de l'esprit en bonne société, mais sans rien de transcendant. De fait, les oeuvres de la raison restent conçues par des êtres sociaux dont les mentalités ont été élevées dans et imprégnées par les constructions de leur imaginaire social de naissance - cela n'a pas changé depuis les sociétés les plus anciennes connues - à tel point que certaines de ces oeuvres de la raison n'ont aucune conséquence pratique et qu'à l'inverse, d'autres exercent une telle emprise sur nos vies qu'elles peuvent nous conduire au suicide collectif. Dans le domaine des "sciences", les théories cosmologiques et les théorie économiques en sont des manifestations particulièrement illustratives. Mais abrégeons, car tout a déjà été dit sur la réalité de la raison (voir Feyerabend comme le plus flamboyant en épistémologie, mais aussi pas mal d'ouvrages d'anthropologues de terrain, peut-être même de certains philosophes et sociologues, en tous cas ne pas oublier Cornelius Castoriadis qui, à mon avis, les a tous dépassés). Et passons aux choses concrètes.

Il existe mille exemples de la vie courante pour témoigner à la fois de l'étroitesse du champ d'application du raisonnement strictement déductif et de sa dépendance de présupposés "toutes choses égales à vitesse constante par ailleurs". Par exemple : le remplissage annuel des feuilles de déclarations de revenus, la contitution de dossiers justificatifs d'investissements productifs ou d'aide sociale, l'élaboration d'une thèse universitaire, etc. La "raison" de chacun de nous se révèle alors comme un exercice d'intelligence consistant à satisfaire la "raison" supposée de l'autre, en vue d'un résultat supposé convenable dans l'harmonie des pouvoirs et des intérêts en jeu, telle qu'elle a été imprimée sur nos corps et dans nos esprits pendant notre éducation.

Donc, nos savants ont bien raison de s'interroger sur notre pratique de la raison humaine et sur son apprentissage, et spécialement dans un "monde moderne" sans équivalent historique, sur une planète toute petite en cours de rétrécissement.

Cependant, cette interrogation ne peut manifestement représenter qu'une minuscule avancée dans le désert qui sépare les découvertes d'après guerre (celle de 40-45) en informatique et les avancées des sciences humaines depuis lors. Ces disciplines ne se sont jamais rencontrées, alors que cette rencontre aurait certainement pu engendrer une liberté d'esprit bien utile pour surmonter notre temps de "crise". Tentons un tel rapprochement, en quelques lignes.

Photo_165.jpg Concernant l'informatique théorique, ce n'est pas en peinant sur les livres récents édités dans des collections savantes par des mathématiciens ou des logiciens, que l'on peut extraire une base de réflexion à caractère social. Je résume donc outrageusement deux des principales découvertes, pour faire comprendre de quoi il s'agit au-delà des formalismes :

  • tout ce qui est "computable" (autrement dit tout ce qu'on peut déduire logiquement ou calculer numériquement) peut l'être au moyen d'une machine de Turing (du nom d'Alan Turing, mathématicien anglais), en équivalence avec des créations mathématiques théoriques appelées fonctions récursives,
  • une machine de Turing ne peut effectuer que 3 actions : reconnaître un modèle (une suite de signes), recopier un modèle, y substituer un autre modèle.

La machine de Turing, présentée ainsi, est évidemment un engin de "raisonnement" analogique. Mais alors, quel pavé dans la mare des penseurs de quatre sous qui prétendent ergoter sur différents modes de "raisonnement" !

(Note. Ma machine de Turing de référence n'est pas "la" machine de Turing mais une machine équivalente, j'en laisse la démonstration aux matheux, sachant que cette démonstration existe depuis longtemps, environ depuis l'époque où l'on créa le lambda calcul et même un langage informatique au nom amusant, le Snobol, qui pouvait être considéré comme une incarnation conviviale de ladite machine).

Evitons les inepties d'assimilation abusive : une machine de Turing n'a pas d'autonomie, elle ne fait qu'exécuter un programme, on ne peut donc rien inférer de ce qui précède sur le fonctionnement interne de l'intelligence humaine. En revanche, osons la question inverse : en quoi certains êtres humains diffèrent-ils extérieurement d'une machine de Turing (convenablement maquillée) exécutant un programme de... singe évolué ?... Alors, MM. les penseurs installés, plutôt que de discourir indéfiniment sur la nature humaine, la récursion et l'infini, la pensée analogique et la raison déductive, etc peut-être devriez-vous envisager enfin de reconnaître en l'homme l'animal, en l'animal la machine, et d'en approfondir les conséquences pratiques. Au physique et au mental. C'est ce que font la médecine et d'autres disciplines pratiques depuis toujours dans leurs domaines.

En définitive, ce qui est propre à l'être humain, si on en reste aux évidences terre à terre, c'est sa capacité de création sociale : création d'imaginaires communs, de règles de répartition et de comportement, etc. A l'opposé des affirmations niaises ou très concrètement égoïstes des touristes de passage "tous les gens sont partout pareils", la réalité serait bien plutôt que la diversité des sociétés humaines est considérable, au point que le passage de l'une à l'autre équivaut à une renaissance individuelle. Lisez par exemple "Les non-dits de l'anthropologie" par Sophie Caratini (Editions Thierry Marchaisse, réédité en 2012); ce livre relate avec humour et dérision comment se construit un destin d'anthropologue; le livre devient poignant dans sa description des affres de l'auto transformation à réaliser par l'anthropologue sur le terrain, comme une initiation à rebours pour se défaire de ses schémas personnels de pensée et y substituer ceux de la population étudiée en vue de pouvoir ensuite nous les rendre accessibles par un processus littéraire de restitution - traduction. Si vous hésitez devant ce genre de livre "parce c'est des histoires de sauvages", lisez donc le délicieux "Cultural Misunderstandings, the French American Experience" de Raymonde Carroll (The University of Chicago Press, 1988, mais le bouquin doit exister quelque part en français, sa langue originale). Dans la lancée, profitez-en pour (re)parcourir les ouvrages de démographie d'Emmanuel Todd, par exemple "l'Invention de l'Europe" (Editions du Seuil, 1996), où l'auteur réussit à expliquer une partie des différences régionales de mentalité au début du 20ème siècle par les différences des structures familiales, et trouvez sur le Web les résumés de ses écrits plus récents où il constate la persistence des mentalités locales malgré la quasi-disparition des systèmes familiaux (pour cause d'urbanisation), preuve que l'imaginaire social se transmet très tôt dans l'enfance, sans doute en partie avant le langage, et dans les multiples plans des interactions sociales...
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Alors, puisque nous devenons si savants de nous-mêmes, où en est la médecine des sociétés humaines ? Malheureusement, on ne peut répondre que par une autre question : qui oserait encore appeler sociologie cette médecine à créer, alors que c'est son nom et sa vocation d'origine ? Autre manière plus malicieuse de poser la même question : peut-on tout ramener à la lumière (plus crûment, doit-on tout étudier dans le cadre d'un affrontement militant) de constructions intellectuelles modernisées du 19ème - début 20ème siècle réputées universelles - genre lutte des classes contre libéralisme ?

L'absence d'une médecine des sociétés humaines ou, si on préfère, le manque de reconnaissance pratique des tentatives de réponses proposées, devient gravissime dans notre univers clos. Le besoin d'une capacité de diagnostic et surtout de traitement à l'échelle des mentalités sociales devrait paraître chaque jour plus urgent à mesure que s'épuisent nos illusions dorées de pillards marginalistes et à mesure que les dialogues culturels entre les "civilisations" se théâtralisent vainement faute de projets autonomes et d'un maillage pertinent desdites "civilisations". Il devrait être évident qu'un préalable serait d'induire un degré suffisant de libération mentale des individus pour les rendre capables de mettre leur propre imaginaire social en cause, au moins partiellement, en face d'un autre imaginaire reconnu comme tel. Il y eut une époque où des gens ont créé la philosophie justement pour cela. Qu'en faisons-nous ?

La grande entreprise humaine des quelques dizaines d'années à venir, devrait être la création d'un imaginaire social universel consacré au dialogue entre les personnes de diverses mentalités, autrement dit aux interactions sociales entre individus de sociétés différentes - précisons puisqu'il le faut peut-être pour prévenir une objection bien pensante : universel est à prendre au sens de commun à tous, non totalitaire, donc sans visée d'anéantissement ni de substitution de l'existant, mais sachant qu'il y aura tout de même un effet en retour sur cet existant. Dès le départ, sans se perdre dans la théorie, sans viser une perfection inatteignable, il sera indispensable de mettre ce nouvel imaginaire commun en musique. Pas à cause de l'urgence, mais afin d'apprendre des uns et des autres, et de pouvoir peu à peu améliorer une invention commune à la mesure de l'humanité, sans refaire l'expérience de la tour de Babel (en cours par ailleurs).

Constatons, en effet, que les seuls éléments actuels d'une société universelle concrète sont quelques institutions et organismes internationaux de finalités conflictuelles, des projets humanistes en développement indéfini ou en déshérence comme l'esperanto, et par dessus tout, le business mondial démultiplié par la grâce de sa langue véhiculaire, et par un système médiatique d'asservissement mental nourri par le Web. Peut-on "raisonnablement" se satisfaire de cette situation et de ses perspectives ? Comment ne pas voir qu'il faut inventer "autre chose", maintenant ou jamais ?

Conclusion : appel, pour commencer et à titre d'exercice, à la création de véritables sociétés virtuelles sur le Web - voir billets antérieurs, y compris ceux concernant la création d'une étiquette universelle, merci.

jeudi 27 décembre 2012

Une société de tueurs

A l'intérieur de notre grande civilisation chargée d'Histoire démocratique et de Culture humaniste, l'amoralité grandissante des "jeunes" serait évidente dans de nombreux domaines par rapport à leurs "anciens". Cette amoralité se manifesterait de manière extrême au cours des massacres récemment exécutés par de jeunes criminels, notamment en milieu scolaire.

Ce décalage de comportement a-t-il une réalité, quelles seraient les manifestations de cette réalité et pourquoi seraient-elles si fortement ressenties... Par dessus tout, que pourraient faire les "jeunes" et les "anciens" pour réduire ce décalage ?

Examinons quelques éléments d'illustration et quelques facteurs d'intensification de supposées nouvelles tendances criminelles. En préliminaire, observons que la généralisation de tendances nouvelles quelconques s'opère naturellement chez les jeunes du simple fait qu'ils n'ont pas à franchir d'étapes intermédiaires; ils sont exposés aux résultats des évolutions, pas aux évolutions elles-mêmes.

Illustration numéro 1 : popularisation des références au meurtre de sang froid

Depuis quand, dans certains milieux, l'expression "C'est un tueur", n'est-elle plus comprise comme un avertissement destiné à un novice, mais comme l'expression toute faite d'une admiration purement professionnelle, vidée de l'association originelle à une tendance dangereuse pour l'entourage ?

Depuis quand la phrase grotesque "cela n'a rien de personnel", consacrée par tant de dialogues de films juste avant une exécution ou un affrontement mortel, est-elle acceptée dans le langage courant comme une première excuse d'un tort causé à quelqu'un ?

Illustration numéro 2 : émergence des héros enfants - ados tueurs dans les oeuvres contemporaines de fiction

Voici quelques oeuvres où des enfants - ados jouent les tueurs à répétition de premier plan :

  • Orange Mécanique - film -1971
  • Battle Royale - film - 2001
  • American Psycho 2 - film- 2002
  • Azumi - film - 2003
  • Gomorra - livre et film - 2006
  • Afro Samurai - manga et anime -2008

AfroSam.jpg La fréquence récente des enfants-ados tueurs dans les productions cinématographiques et dans les bandes dessinées est en grande partie liée aux conventions des mangas et des films d'animation inspirés des mangas. Certes, les cyberhéroïnes, les robots-miquettes et les vampirettes y sont à la mode avec leurs fascinantes armes naturelles, mais il existe aussi une tendance de fond depuis l'origine des mangas, de la violence pratiquée par des enfants ou ados "ordinaires" : Iria (1994), Dagger of Kamui (1996), Now Then Here There (L'Autre Monde) (1999), Blue Gender (1999), Akira (2001), Noir (2001), Evangelion (2002), X (2004), Berserk (2008), etc.

Peut-on dire que, dans ces oeuvres, l'enfant-ado tueur de ces fictions représente à la fois un prototype inavoué et une parfaite excuse en reflet imaginaire de notre vraie société de "gentils tueurs" banals à la petite semaine ?

Apportons immédiatement quelques éléments à décharge, car les justifications des crimes spectaculaires de l'enfant ado - tueur abondent dans les fictions citées :

  • issu d'une lignée extraordinaire ou maudite, il est précocement appelé à réaliser son destin, même quelquefois afin de sauver l'humanité ou ses déchets apeurés
  • spécialement éduqué et entraîné par une équipe de scientifiques ou dans un milieu disciplinaire, il exécute une mission spéciale ou se trouve pris dans un engrenage meurtrier
  • survivant d'un massacre, il survit et s'entraîne pour se venger sur des comparses avant de liquider l'ignoble responsable du massacre initial

Plus souvent que pour la parité des genres, c'est "elle".

Au moins, peut-on discerner dans ces oeuvres héroïques, à côté d'une forme de défoulement artistique, l'indication d'une banalisation des comportements criminels ? Oui, certainement. Au travers d'un scénario pesant, par les images de fascination meutrière et de délire sanglant, se diffuse la certitude qu'il n'y a pas d'autre voie, que la fin justifie les moyens, et qu'en plus, si on s'y prend bien, cela peut être très chouette au plan esthétique. A condition de gagner, évidemment....

AmPsycho.jpg Sur ce point, la mèche est vendue par le très sous-estimé American Psycho 2, qui nous raconte à la première personne et avec ironie, la série des meurtres commis par une jeune étudiante afin de réaliser son projet ambitieux : entrer à l'université du FBI pour devenir la meilleure profiler spécialisée dans les serial killers. Cette étudiante d'exception nous fait la démonstration de sa maîtrise dans tous les genres meurtriers, de l'assassinat prémédité pour éliminer ses concurrents, à la pose de pièges fatals contre les gêneurs, jusqu'à la tuerie spontanée pour ne pas laisser de témoin ou sanctionner une vulgarité. C'est vraiment cool ! A la fin, l'artiste surmonte joliment un problème d'orgueil personnel potentiellement fatal : "à quoi servirait d'avoir fait tout cela, si personne ne le savait ?".

Mentionnons, dans le même esprit moqueur mais dans une autre scénarisation, la fin de La Baie Sanglante de Mario Bava (1971), où le couple survivant est assassiné par des enfants - il s'agit là d'une forme de justice divine dans le ton malicieux du film.

Note. Ce qui est nouveau, c'est que l'enfant-tueur devient un héros individuel, alors que dans l'histoire, les enfants tueurs ont probablement toujours existé, et d'une manière institutionnelle au moins depuis Sparte, mais au second plan et en masse, comme les épidémies et les sauterelles. Régulièrement dans l'actualité même toute récente, la misère nue, la guerre civile, mais aussi les enthousiasmes de toutes sortes y compris les plus artificielles, font surgir les bandes d'enfants armés.

Facteur d'intensification numéro 1 : inadaptation de la philosophie ambiante de la vie sociale

Passons sur les plaidoyers d'experts pour un réalisme de l'excellence collective au jour le jour, où rien ne se fait sans argent et où celui qui tire le premier est toujours gagnant, donc il faut gagner de l'argent, penser "business" et s'armer. Pour consoler nos âmes sensibles, il nous reste la littérature de développement personnel, une arnaque à 95% d'excellent rendement financier pour les auteurs à succès et leurs éditeurs.

Au niveau supérieur de la pensée, les ouvrages contemporains des moralistes de l'économie et de la justice sociale découragent l'amateur après quelques pages. On peut leur préférer la concision des auteurs fondateurs, même des auteurs antiques, car au moins on peut connaître le contexte de création et l'histoire pitoyable des réalisations désastreuses de leurs doctrines. Malheureusement, toute cette intelligence nous est peu secourable car notre époque singulière ne ressemble plus à aucune autre, comme tout individu civilisé s'en rend compte après quelques années d'école primaire et de vie adulte : globalisation, informatisation, augmentation de la population mondiale, revendications des nations émergentes, dévoration irréversible de la planète, croîssance des oscillations climatiques, condamnation de territoires en décharges à déchets, faiblesse ou inexistence d'autorités de niveau mondial,.... L'incompétence des penseurs et des directeurs de conscience face aux "défis de notre temps" nous pousse au relativisme moral et nous abandonne aux illusions de la propagande.

Pour couronner le tout, si on peut dire, deux thèmes d'une propagande particulièrement dévastatrice des anciennes valeurs morales se proposent d'alimenter notre bon sens à longueur de medias :

  • la science et la technique assimilables "par le plus grand nombre" au travers de traductions en tableaux comptables, nuages statistiques, images chocs et boniments explicatifs
  • la libération individuelle par les produits de la technologie, admirable effet de la "compétition économique mondiale libre et non faussée".

Bien entendu, sous cette forme vous reconnaissez la facture : ces thèmes sont évidemment des productions de la fabrique millénaire des vérités qui font marcher les foules - la même fabrique en plus moderne que la dictature trou-du-cul d'à côté.

Ainsi donc, notre univers moderne nous est présenté comme un système technique, justifié par ses bienfaits sur notre confort individuel, mais neutre par rapport à nos règles sociales qui suivraient leur propre logique. Cependant, on perçoit assez nettement que nos fondamentaux sociaux communs s'estompent et disparaîssent au fil des nouvelles technologies.

Exemple : la pratique de la langue n'a plus rien de comparable avec celle de nos grands parents. Combien de fautes d'orthographe par ligne, combien de manifestations de mépris de la syntaxe, combien de piétinements de la pensée logique (notion antique), un professeur contemporain doit-il considérer comme la norme actuelle ? Osons dire que le verbe a disparu, que le déclic le remplace. Et que nous l'avons voulu : vive l'intelligence automatique à la portée de tous ! Pour satisfaire les nostalgiques, constatons que nos meilleurs étudiants dans les humanités et les sciences théoriques n'ont jamais été aussi bons, les résultats des examens scolaires le prouvent... Dit d'une autre manière : notre système éducatif forme quelques monstres de foire qui parlent et écrivent comme autrefois. N'y aurait-il pas mieux à faire ?

Il paraît que dans 30 ans, rien ne sera plus comme avant. Alors attendons-nous à un miracle, car les prospectives à 10 ans sur l'évolution des sociétés humaines ne se bousculent pas et notre avenir ne se décrit plus que par des chiffres dans la continuité de catégories historiques. Les dernières peuplades tribales isolées dans des vallées impénétrables ne perdraient pas grand chose, finalement et au total.

Facteur d'intensification numéro 2 : négation de la valeur de l'expérience

Nos "anciens" sont-ils considérés comme porteurs d'une valeur personnelle quelconque par les "jeunes", du fait de leurs expériences successives dans diverses fonctions, postes, pays, organisations, en tant que professionnels, habitants, consommateurs, patients, etc ?

Réduisons notre champ d'observation au domaine du travail actif dans les entreprises et organisations. On pourrait attendre un écho positif à la question ci-dessus, dans une logique de capitalisation pour l'optimisation des performances dans ces milieux concurrentiels.

Or, si la réponse était oui, cela se saurait dans les chaumières ! La réalité pratique est complètement à l'opposé. Les anciens ne représentent aucune valeur pour des jeunes ou de nouveaux arrivants à part quelques trucs immédiatement assimilables, et les liens que ces anciens ont constitués dans leurs groupes d'appartenance et qui justifient la considération qu'ils se portent entre eux, constituent pour les jeunes un défi à relever plus qu'une possibilité d'ouverture. C'est encore plus caricatural lorsque le "jeune" est un nouvel arrrivant plus âgé que ses "anciens".

En particulier sur Internet, rien ou très peu est fait pour développer l'expression de l'expérience personnelle, encore moins pour respecter son caractère inestimable. Si on affecte de prendre la personne humaine en considération, c'est pour la cadrer, la mettre en boîte, l'assimiler à un modèle.

Ah, si chacun savait détailler utilement et spontanément les aspects spécifiques de sa propre expérience et spécialement ceux qui sont intéressants pour ses contemporains actuels et leurs descendants à venir, et si on savait les coter en bourse, alors depuis longtemps, on aurait fait tourner la machine. Le problème, justement, c'est que par nature l'expression de l'expérience personnelle et encore moins sa transmission ne ressortent de la machine, et qu'aucun listage encyclopédique ne pourrait les contenir.

Abandonner la transmission des compétences personnelles au business, c'est à l'évidence la condamner à l'écrémage pour consommation instantanée. L'abandonner à l'univers de l'enseignement, c'est la noyer à jamais dans les disputes d'archivistes. De fait, cette transmission des compétences personnelles est ignorée de tous les savants et des éducateurs. Les questions ne sont même pas posées, nulle part, par personne, à l'heure actuelle, sauf ponctuellement et à l'intérieur de quelques cercles très restreints. Pourquoi continuer de nous illusionner sur la valeur de la vie humaine ?

Conclusion

Ainsi, plusieurs caractéres originaux de notre époque expliquent le sentiment d'amoralité sans douleur des "jeunes" tels qu'ils sont vus par les "anciens". Plutôt que d'amoralité en référence à des valeurs disparues, il serait plus exact de parler d'indifférence.

Nous avons écrit de nombreux billets décrivant le système d'asservissement mental qui réduit chaque être humain à une machine (intelligente et humaine, néanmoins pure machine) et le rôle central du Web dans ce système, en particulier par l'exploitation en temps réel de l'observation des comportements.

Synthétisons dans le contexte du présent billet. L'effacement progressif des règles et projets communs de "la" société abandonne l'individu à l'emprise des règles particulières et projets spécifiques aux groupes sociaux auxquels il appartient. L'incohérence naturelle entre les règles étroites et projets spécifiques des divers groupes sociaux renforce en retour le criblage de toute règle commune et de tout principe de bien commun, provoquant leur désuétude. La progression de la "personne dotée de sens moral pour le bien commun" vers un être machinal indifférent s'entretient d'elle-même, par la jouissance du passage d'une étiquette de groupe social à une autre au cours d'une existence passionnante comme un jeu, encore plus par la pseudo liberté d'adhésion aux nouvelles étiquettes imposées par les nouvelles technologies. Par l'effet d'avalanche des nouvelles technologies (réelles ou imaginaires), cette progression s'accélère, les étiquettes deviennent constitutives de leurs propres projets par mutation en codes de programmation, acquèrant leur autosuffisance au passage. A ce stade, de nouveaux groupes sociaux se forment par l'agglutination d'abonnés dans la seule soumission aux codes arbitraires de ces groupes. Les adhérents jouent entre eux à se dire qu'ils sont les maîtres du monde ou à s'en moquer totalement, c'est tout pareil pour la forme et le fun; de chaque parole, de chaque pseudo échange, rien ne restera dans une semaine.

Note. L'indifférence de chacun à chacun, plus exactement l'indifférence pour l'être de chacun, n'impose pas l'indifférenciation des êtres humains. Au contraire, la société de l'indifférence vers laquelle nous nous précipitons joyeusement est une société d'êtres nettement différenciés selon des standards codifiés; la diversité des individus est définie par des croisements analogues à ceux des types constitutifs, variantes et options des véhicules automobiles personnalisés. Après l'humanisme des Lumières, qui n'a pu éviter l'abjection des guerres mondiales et des massacres organisés, notre époque invente l'humanité de l'indifférence. La combinaison de notre passé avec ce présent irrigué d'un flot continu de promesses, c'est manifestement le bonheur !

Finalement :

  • on a voulu une société de tueurs, nous l'avons,
  • la première victime, c'est la société humaine des règles et projets communs, en voie de remplacement par une population de machines humaines maintenues médiatiquement sous autohypnose par une propagande en miroir de cette population
  • la société binaire de décantation s'impose comme un modèle stable pour éviter le chaos des affrontements dérégulés entre groupes sociaux, en l'absence de règles et de projets sociaux communs
  • rassurons les "anciens" : il est normal que des "jeunes", pas spécialement déviants, éliminent (de leur route professionnelle, pour commencer) tous ceux qui les gênent dans la réalisation de leurs objectifs, et que de ce fait ils en tirent gloire et rémunération,
  • de toute façon, on perdrait son temps à s'inquiéter des ravages provoqués localement par quelques détraqués, dès lors qu'ils demeurent en proportion statistiquement raisonnable.

Pour organiser votre évasion de cet ordre nouveau, vous trouverez sur ce blog plusieurs billets sur les sociétés virtuelles, l'étiquette universelle, la société binaire, la révolution sociale quantique.

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