Enfin un ouvrage à la hauteur de la révolution numérique !

Poucette.jpg

Petite Poucette est à lire et à relire, d'autant plus que la prose est délicieuse, que les 80 pages de gros caractères n'abiment pas les yeux et que leur contenu libère l'esprit. En cas d'allergie à la poésie, on peut sauter les deux derniers paragraphes, de toute façon non conclusifs.

C'est un livre d'apparence gentillette, en vérité dérangeant, révolutionnaire. Les gouvernants, les décideurs, les directeurs de conscience, les savants, les enseignants, les parents, tous les diseurs de notre humanité, en prennent pour leur grade face à Petite Poucette.

Petite Poucette est aussi un livre de sagesse, on peut poursuivre la lecture sans jamais se sentir contraint d'être d'accord sur tout.

Le plaidoyer pour une nouvelle démocratie libérée du carcan mental de la page (raccourci osé, pardon) pourrait trouver quelques échos dans le présent blog, notamment dans nos propositions sur les sociétés virtuelles.

Quelques critiques de l'ouvrage, tout de même.

Première critique mineure. La sortie du cadre de la page dans la forme et dans l'organisation du savoir, c'est un sujet de recherche en informatique qui date des années 70, et d'où sont issus notamment Smalltalk et le concept fondateur du Web (le lien URL, d'ailleurs techniquement très imparfait, cette imperfection n'étant que partiellement compensée par les moteurs de recherche, mais c'est une autre histoire). Dans Petite Poucette, la libération mentale du format livresque de la page est étendue à l'architecture urbaine, ensuite encore plus généralement aux modes de pensée et aux façons d'être en société. L'entreprise a belle allure, pouquoi oublier ses fondateurs ?

Deuxième critique. S'affranchir de la page sans s'affranchir du langage qui permet de remplir la page, c'est faire la moitié du chemin, et c'est carrément se tromper de chemin que d'espérer atteindre l'universalité par le truchement des traductions automatiques. Pour nous libérer des formalismes caducs de l'oral et de l'écrit, il nous faudra faire appel à notre capacité humaine de création langagière. Le langage dont nous avons besoin existe déjà. Dans toutes les cultures, avant, par dessus, ou à côté de l'expression orale ou écrite, la codification des échanges et des comportements dans les relations humaines repose sur une "étiquette", c'est-à-dire sur un langage des attitudes, des mimiques d'états mentaux, des façons de dire ou de ne pas dire, de faire ou de ne pas faire, etc (l'ignorance de l'étiquette est l'une des raisons de l'incomplétude des traductions automatiques). Mais le domaine privilégié naturel de l'étiquette, c'est la relation humaine en vue d'objectifs communs précis. La pratique de l'étiquette est donc diversifiée et spécialisée, comme les sociétés virtuelles à créer et comme nos identités codifiées dans ces sociétés virtuelles. Et, précisément du fait de cette spécialisation qui la fait échapper aux prétentions totalitaires et aux mythes de l'absolu, et parce qu'elle naît de la constitution commune à tout être humain dans la nature qu'il habite, une étiquette particulière peut facilement devenir universelle. Les signes du code de la route en sont un exemple. Les emoticones de Petite Poucette annoncent-elles maladroitement les langages d'étiquettes du futur ?

Troisième critique. La distinction fondamentale entre savoir et compétence mériterait un développement. Le "renversement de la présomption d'incompétence" est une belle formule, c'est le titre d'un chapitre qui ouvre une réflexion bouleversante sur une nouvelle forme de démocratie, tandis que la question de la transmission des compétences reste hors champ, alors qu'elle appartient pourtant aussi bien aux thèmes centraux de la révolution numérique. Car Petite Poucette peut tout savoir sur tout (à partir de ce qui est disponible sur le Web), mais comment sait-elle quoi faire de son immense savoir potentiel et atomisé, et qui peut lui indiquer les chemins vers son destin multiple ? Euh oui, justement, elle cherche un boulot... Ou, plus exactement, une reconnaissance autre que celle d'un hyper miroir ?

On peut tirer de Petite Poucette (le livre) un message euphorique sur l'avenir, on peut y lire aussi un avertissement : nous pouvons souhaiter, préparer une révolution, aussi importante dans l'histoire humaine que celle du néolithique, mais rien n'assure qu'elle se fera.