Le Web comme conteneur des compétences humaines, c'est l'une des plus dangereuses fadaises de notre temps.

En voici les raisons en 3 points.

Point 1. De la relativité des connaissances

Tout savoir humain est exprimé dans une culture, à une époque, en référence à un contexte, etc.

Du point de vue de l'imprégnation par la propagande décennnale, les contenus du Web ne sont pas pires que les encyclopédies en plusieurs volumes (ou DVD) d'antan.

Mais il est minable que ce contexte de création de chaque élément de savoir ne soit pas systématiquement restitué sur le Web. On se satisfait de singer les encyclopédies "les plus complètes à la poursuite de la vérité absolue" ou de nous fourguer une liste de réponses à nos questions, classées en fonction d'algorithmes fondés sur des fréquences d'utilisation. On pourrait faire beaucoup mieux.

Voir plus loin ce qui serait nécessaire pour conserver ledit contexte et la possibilité d'un jugement autonome de pertinence des contenus du Web.

Point 2. De la volatilité de l'expression des connaissances

Regardez notre chère Wikipedia. Essayez les liens externes de référence en bas des articles et constatez combien ne mènent plus nulle part. C'est que le Web évolue constamment disent les enthousiastes. Oui, mais si nous voulons conserver un savoir cohérent, il faut une stabilité, y compris des références externes, sinon autant y renoncer dès le départ.

Ce n'est pas facile. Les développeurs de logiciels connaissent la difficulté des changements d'environnement de création de leurs logiciels : pour maintenir pendant plusieurs années les logiciels développés, il est obligatoire non seulement de sauvegarder des "états cohérents" de ces logiciels et de leur environnement de développement, mais de savoir repérer régulièrement les variations d'environnement moins immédiat dont celles dans les appels aux entrailles du système d'exploitation. Il est criminellement naïf d'espérer qu'une référence à quelque chose dont on n'est pas maître sera encore valable dans 6 mois - voir la vitesse d'évolution de logiciels piliers du Web tels que Apache, PHP, sans parler des compilateurs !

Ce qui aurait posé les bases d'une gestion du savoir sur le Web, c'est une conception bidirectionnelle du lien URL. On est bien obligé de se contenter du lien monodirectionnel tel qu'il existe, mais, du fait de ce loupé originel, actuellement personne ne se soucie vraiment du problème de pertinence des liens dans le temps. Les destinataires de ces liens ne sont pas conscients de l'existence des références vers eux; on ne voit pas comment ils pourraient se sentir engagés à prévenir leurs "abonnés" des changements de contenus. Du côté des poseurs de liens, la création d'un lien externe est encore considérée comme une sorte de faveur gratuite (?) au destinataire, alors de quoi peut-on se plaindre si le lien se perd ou pointe vers un contenu qui a changé ?

Au-delà de la continuité de la pertinence des références externes, il faudrait également se poser la question de la pérennité sémantique d'un contenu après 10-20-30 ans. Par exemple, un article d'encyclopédie se réfère souvent implicitement à des expressions, à des façons de présenter, propres à une époque voire à une corporation. Tous les liens idéalement souhaitables (10-20-30 ans plus tard...) vers d'autres articles de l'encyclopédie et encore moins tous les liens externes ne peuvent être explicités à la création. On pourrait dans beaucoup de cas se prémunir des conséquences de ces imperfections inévitables en créant des liens systèmatiques à des collections de journaux et dictionnaires, archivés en parallèle des états-versions historiques des contenus à vocation pérenne.

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Point 3. De la distinction vitale entre connaissance et compétence

Une compétence est un savoir faire qui s'exprime par la mise en oeuvre de connaissances en vue d'un objectif pratique, dans un contexte qui peut être variable et imposer des adaptations. On parle trop couramment de "contrôle des compétences" dans certaines institutions d'enseignement, alors qu'il s'agit simplement de contrôle de connaissances.

L'expression écrite d'une compétence prend normalement la forme d'une procédure, et si cette procédure est complète, elle précise ce qui est immuable et ce qui est susceptible de tolérances ou de variantes dans la réalisation, dans quelles conditions, dans quelles limites, etc. Dans les cas complexes, il est rare que l'on sache décrire complètement une telle procédure à cause du nombre des interactions possibles entre les divers paramètres (et parfois aussi, faute d'accord entre les experts); si l'enjeu est important (chirurgie, centrale nucléaire,...), on évacue la complexité en définissant des limites de certains paramètres réputés critiques dont le franchissement est interdit ou nécessite de "faire appel à l'expert". On a revu récemment les résultats catastrophiques de l'application de telles procédures. Il faut se rendre compte que, même pour transmettre une recette de cuisine, une rédaction exhaustive est pas si facile, dès lors qu'on doit souvent se débrouiller avec les ingrédients et les ustensiles qu'on a sous la main.

Une compétence n'est pas assimilable à une catégorie de super-connaissance procédurale, car, comme les connaissances sur lesquelles elle s'appuie, elle est soumise à un contexte implicite dont les variations dans le temps peuvent entraîner sa désuétude ou nécessiter sa refonte. Autrement dit, une compétence possède une vie propre, par dessus les connaissances. En outre, dans la vie sociale, on doit couramment mettre en oeuvre plusieurs compétences de manière coordonnée, ce qui peut en soi constituer une compétence spécifique.

A titre d'illustration, voici quelques exemples d'évolutions forcées ou de disparition de compétences : l'influence des changements de technologies et la révolution numérique dans la mise en oeuvre des compétences techniques d'ingénieur, la disparition des soudures en plomberie, les changements d'ingrédients et des ustensiles pour la cuisine en parallèle des évolutions du goût dans la remise en cause des compétences à réaliser des recettes savoureuses, etc.

La reconnaissance des compétences n'est malheureusement pas dans le vent de notre histoire contemporaine. En effet, cette reconnaissance représente un obstacle à la robotisation des tâches sous prétexte de "qualité" dans l'industrie et les services. De plus, pour les individus dans leurs groupes sociaux, la reconnaissance des compétences constitue une structure naturelle de résistance aux propagandes destinées à réduire les individus à des catégories planifiées de comportements, d'opinions et de goûts, L'idéologie économiste ambiante qui justifie l'égoÏsme au prétexte que l'intérêt général serait la résultante des intérêts particuliers dans ses modèles mathématiques simplistes se traduit par un comportement individuel de pillard et de profiteur; la dimension de reconnaissance sociale par la compétence y est carrément écrabouillée. Ce n'est pas mieux dans les théories dites progressistes à partir de la lutte des classes.

Le partage, la transmission, l'échange de compétences est un acte social privé, qui suppose une reconnaissance croisée du donateur et du bénéficiaire. Une utilisation très basique du Web en faveur de ces objectifs peut se limiter au rôle d'entremetteur (RERS) dans une zone géographique. Mais, pour la transmission des compétences avec une visée mondiale, on est conduit à envisager la création d'une société virtuelle spécifique d'individus anonymes (pour s'affranchir des pesanteurs sociales régionales et culturelles), avec des règles de comportement universelles et minimales, adaptées au strict besoin d'échange de compétences. Alors, clairement, il faut imaginer un autre Web que celui des "réseaux sociaux" généralistes et des monopoles centralisés.

Le Web est-il au service de l'humanité ou de ses idéologies dominantes du moment ?