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samedi 24 décembre 2022

De l’échec du lien social informatisé

Le sujet de ce billet, c’est le lien informatique du Web. (Sujet déjà abordé dans ce blog, mais repris ici dans une autre présentation)

La thèse est que toute informatique fondée sur un type de lien à sens unique est inefficace, de plus totalement en contradiction avec toute vertu « sociale » qu’on pourrait lui attribuer.

Qui parle ici ?

Mes compétences en informatique sont celles d’un citoyen ordinaire d’un pays occidental qui a terminé vers 2010 sa carrière d’informaticien. Cette carrière m’a toujours forcé à « réfléchir ». D’abord parce qu’elle s’est trouvée toujours soumise à des enjeux de projets pour de vrais utilisateurs – des usagers concernés. Ensuite, du fait d’une évolution naturelle : après les premières années 1990, j'ai du décrocher totalement de l’univers de la recherche, c'est-à-dire que j'ai perdu mes contacts et que je n'ai plus renouvelé mes cotisations aux sociétés savantes dont je parvenais jusqu'alors à comprendre voire anticiper les activités, au moins dans quelques domaines spécifiques, notamment l'ingéniérie logicielle, l'informatique graphique, la mise en parallèle des processeurs, la cohérence de l'information répartie dans les réseaux d'ordinateurs, l'intelligence artificielle...

J’ai pris en pleine figure l’évolution mercantile et manipulatoire du Web. J’ai pris en pleine figure les évolutions de la « recherche » en informatique (devinez pourquoi je mets des guillemets : dans les années 70, on parlait déjà de l’informatique quantique, le domaine de l’intelligence artificielle s’étendait à tous les algorithmes, et l’ »informatique des objets » se pratiquait naturellement dans les langages de simulation). J’ai surtout pris en pleine figure la transformation de l’ingéniérie informatique, heureusement pour moi au travers de relations avec des sous-traitants… Les gentils questionneurs dans mes proches à propos des meilleurs langages informatiques témoignent pour moi de deux réalités crues : premièrement l’ignorance du caractère absolument minuscule au plan fonctionnel de l’évolution des langages informatiques disons depuis le début des années 90, deuxièmement, l’aveuglement sur les conséquences d’une créativité langagière très apparente voire agressive, faite pour justifier des recueils de subsides, bénéficier d’un avantage compétitif, et assurer l’obsolescence rapide de chaque génération d’informaticiens – ouvriers attachés à chaque plate forme de développement et soumis quotidiennement à des procédures avilissantes au nom de nobles motifs.

C’est pour dire que mon avis vaut bien tous les autres avis, quelles que soient les prétentions de leurs auteurs ou des organismes qu'ils représentent, car ce mien avis se fonde sur un long vécu diversifié autant que sur une expérience « scientifique ».

Critique du lien URL comme lien social

Voici à présent, concernant le lien….

Dans un numéro spécial d'une revue du monde du business en 1999, Tim Berners-Lee, en tant qu'inventeur du Web, voisine avec Einstein, les inventeurs du transistor.... Ce n'était pas mal vu à l’époque, sauf que le Web déjà n’avait pas évolué comme ses inventeurs l’avaient pensé. Les génies et les ingénieurs créent les technologies, et ensuite le monde des affaires s'en sert comme instruments de pouvoir, fatalement, au sens le plus étroit d’un jeu de compétition.

Le lien url du Web est un lien en sens unique. Ce n’est pas neutre, le destinataire du lien ne sait même pas qu’un lien vient de se créer vers lui. Un lien bidirectionnel aurait autorisé une forme d’accord avec le destinataire, par exemple en associant au lien une possibilité d’emport d’une qualification intentionnelle, a minima et pour fixer les idées : une liste de mots-clés à faire agréer par le destinataire. Au contraire, le lien en sens unique est une simplification radicale à zéro dialogue, inspirée du cadre fermé et stable d’un index d’ouvrage. Cette simplification est contraire à tout principe de sociabilité, elle n’est pas adaptée à un Web vivant comme vecteur social. Cela devrait être évident depuis l’origine.

Note. Ne pas confondre le lien url simple avec le « lien de mise en relation » avec un destinataire, qui peut être porteur d’une information destinée à être interprétée automatiquement par un logiciel chez le destinataire. Par exemple, le pseudo lien de vote à distance (ou le like) nécessitent un casier de réception du côté du destinataire, autrement dit un morceau de logiciel spécifique de son côté. Le lien url, au contraire, est muet par nature, même les plus enthousiastes des informaticiens et des vulgarisateurs n’y peuvent rien.

C’est le principe du lien à sens unique qui nécessite le recours aux moteurs de recherche à partir d’une scrutation très coûteuse de tous les contenus du Web. Pour l’utilisateur de ces moteurs, l’illusion de toute puissance dissimule-t-elle encore à présent le risque d’incomplétude (par conception, car tout n’est pas sur le Web) et le risque de falsification parfaitement calculée dans la présentation des résultats de recherche ?

Est-ce que quelqu’un quelque part rêve d’autre chose, par exemple un Web sans méga moteur de recherche ?

Delikat.jpg

Critique du lien URL comme vecteur de transmission

Bon, malgré toute la conviction que j’y mets, je peux encore comprendre que ce n’est pas tout à fait clair… Il est vrai qu’il est difficile d’échapper aux charmes verbeux des vulgarisateurs mercenaires et des « scientifiques » intéressés, qui nous représentent les grands sujets prétendument décisifs pour le progrès de nos sociétés humaines, comme l’informatique quantique, ou plus concrètement les réseaux neuronaux. L’évidence de la misérable stagnation de l’intelligence sociale humaine, à notre époque de crises traitées de fait à l’identique du passé, devrait pourtant amener à revoir les bases techniques de nos sociétés faussement modernes afin que puisse s’ouvrir une modernité du progrès humain fondée sur des capacités humaines sociales actives plutôt que sur la paresse et les appétits personnels.

Prenons l’exemple du professionnel qui constitue une documentation spécifique en fonction de ses domaines préférentiels. Si ces domaines sont évolutifs (même les collections de restes préhistoriques le sont devenues plus que les doctrines politiques), il prend naturellement la précaution d'établir un catalogue des éléments qu’il recueille.

Autrement dit, il crée un réceptacle décomposé en arborescence complexe (une base de données), dans lequel il stocke des éléments recopiés ou téléchargés.

Sur le moyen terme, cette pratique est d’une naïveté confondante : comment cette accumulation de trésors selon mon classement à moi du moment peut-il conserver une valeur quelconque dans le futur pour qui que ce soit.... En effet, on reconnaît la stratégie de l'écureuil archiviste qui nourrit ses trésors bien classés dans son armoire personnelle, puis constate avec le temps qu'il peine de plus en plus à les retrouver, puis se trouve embarqué dans l’obligation de dupliquer (en informatique, on peut se contenter de refaire les étiquettes c’est-à-dire ré - indexer) chaque document afin de le classer dans plusieurs dossiers (virtuellement en informatique)... Pour avoir plusieurs fois hérité d’une telle armoire informatique bien rangée d'un collègue, je témoigne que cet héritage ne m'a été que de peu d'utilité par la suite... L'expérience la plus convaincante, on la fait lorsqu'on est soi-même le collègue qui a rangé, 20 ans plus tôt, une collection de dossiers.

A l’expérience, on (re)découvre que la logique de classement d’éléments documentaires se révèle toujours un jour comme un boulet, parce que cette logique s’exprime selon les idées à la mode et les concepts communs d'un moment. Le seul classement « pérenne » d’utilité pratique est celui fondé sur un critère technique de conservation (parchemin, produit bureautique, photocopie à effacement quinquennal,...). Et on découvre qu’un simple journal détaillé des créations et modifications peut à l’usage s’avérer très pertinent comme point d’entrée de recherches futures - un peu motorisées ou pas du tout.

C’est aussi que la transmission d’une connaissance dans le temps supposerait la transmission du contexte de création de cette connaissance, la transmission ce qui était inconnu au moment de la création initiale (et ne l’est plus actuellement, ou s’exprime différemment), la transmission de ce qu’il ne fallait pas dire ni faire au moment du recueil, etc.

Bref, nos « trésors de mémoire » sont de fait irrécupérables sur le long terme – sauf ponctuellement et après une réinterprétation pénible. Et pour cette opération de récupération ponctuelle, l’indexage classique n’est pas la solution, quels que soient son niveau de croisement et de détail, quelle que soit la finesse d’une éventuelle scrutation automatique intégrale prétendant produire cet index. Il se pourrait même que cet indexage agisse comme un nuage de lucioles, en déviant toute recherche actuelle vers la masse des modes et obsessions d’une époque révolue, sans aucune chance de combler le gouffre qui peut exister entre la signification d’un texte pour nous maintenant et les automatismes de caractérisation établis dans le passé.

Revenons au Web. Si le lien que je viens de créer sur le Web vers un autre contenu n'existe plus demain, ce défaut ne changera pratiquement rien pour personne.... Heureusement car je n'ai pas confiance dans la pertinence réelle de ce qui est au bout de ce lien en regard de mes propres publications (ou à l’encontre de ces publications), et de toute façon, je vais les modifier dans les semaines à venir, et probablement le contenu en destination sera lui aussi modifié, par une officine gardienne de « la vérité », d’autant plus certainement si c’est un contenu de référence généreusement pointé par de nombreux liens. C'est la vie...

Sortir de nulle part pour aller n'importe où, venir de n'importe où pour se précipiter nulle part ou s’accrocher à des piliers en déformation, c'est le seul manifeste d'intention que peut porter le lien URL à sens unique sur Internet.

D’où une informatique d’agitation parasitique en réseau. Et la popularisation du smartphone y ajoute l’asservissement mental volontaire.

Quel témoignage de notre humanité contemporaine sur terre !

Note : pourquoi illustrer ce billet d’une page de couverture du roman de John Le Carré une vérité si délicate ?

Parce que presque tout dans ce billet est à l’opposé du roman !

Ce billet traite d’un assassinat de masse (mais par intermittence et concentré sur les seules capacités autonomes de pensée) sans doute même pas planifié, au lieu d’une bavure sanglante commise par des mercenaires en opérations secrètes suivie plus tard d’actions de neutralisation de témoins.

Cet assassinat de masse, tout le monde le constate ou le ressent, pas seulement quelques initiés, et d’autant plus en contraste des optimistes qui l’ont espéré comme un progrès, une évolution majeure de l’humanité

Les causes de cet assassinat de masse sont d’abord purement techniques avant l’apparition d’intérêts « économiques », d’ailleurs ce ne sont pas les seuls et ils sont bien plus élevés que ceux du roman.

Tout de même, on peut trouver quelques points communs entre le roman et ce billet :

  • un contexte de collusion secrète mais très évidente entre de grands états et des entreprises destinées à dominer le monde dans leur secteur d’activité
  • l’absence d’alternative à un ordre établi ultra dominant, les dénonciations morales, les campagnes émotionnelles et les actions juridiques ponctuelles se déroulent à l’intérieur de cet ordre établi
  • et à la fin, c’est tout l’esprit qui s'embrouille et peine à discerner la nature des ambulances

mardi 23 février 2016

Le pouvoir par les références

Un gourou de la fin du 20ème a prédit un basculement du "Pouvoir", du pouvoir des armes vers celui de l'information (Powershift, Alvin Toffler, 1990). La thèse futuriste était exprimée de manière assez confuse, mais il en ressortait qu'une nouvelle forme de "Pouvoir" résiderait dans la seule capacité à savoir où se trouve la bonne information plutôt que dans l'information elle-même.

Atouflair.jpg

C'était tout de même une belle anticipation de la manifestation publique du grand pouvoir des moteurs de recherche universelle et des navigateurs Web (vers 1995). Une anticipation de 5 années à peine, mais de quelles innovations !

Cette anticipation, portée par un souffle enthousiaste, préfigurait la conception magique d'une révolution numérique à venir. Cette magie, d'autres auteurs ont tenté de l'apprivoiser (par exemple Being Digital de Nicholas Negroponte, 1995). A l'inverse, d'autres auteurs l'ont sublimée en torturant les théories de l'informatique pour leur faire prendre forme de révélations ésotériques. D'autres tentent d'imaginer une nouvelle ère numérique à la suite de l'écriture et de l'imprimerie (Petite Poucette, Michel Serres, Editions Le Pommier, 2012). Alors qu'il y a tellement de raisons urgentes de la réaliser tout de suite, cette révolution numérique, par exemple afin de nous impliquer concrètement dans les énormes efforts à réaliser pour éviter l'extinction de la planète !

Rétrospectivement, le plus étonnant, c'est l'exactitude technique de l'anticipation - peut-être l'auteur était-il tout simplement bien renseigné. Car c'est bien l'invention du lien pointeur d'information, vers la fin des années 80, qui est à la base du Web : cette invention nous donne la faculté d'appeler l'information référencée par un lien signalé sur une page du navigateur, par un clic sur le lien. Ce lien remplit automatiquement une fonction analogue aux renvois de pages dans les index à la fin des gros bouquins, sauf qu'il peut pointer n'importe où, sur n'importe quoi dans le Web, et qu'on peut l'insérer à n'importe quel endroit (ou presque) dans une page. Cependant, l'actuel protocole technique de réalisation du lien URL, celui qui a prévalu à la fin des années 80 et demeure seul en vigueur, est devenu inadapté aux réalités présentes du Web. En effet, par conception, ce lien reproduit les limites fonctionnelles d'un index : il suppose la stabilité de la destination pointée et sa pertinence. De fait, son usage suppose donc un univers informatique complaisant, figé ou en développement permanent par accumulation. Il suffit de consulter, par exemple, une page de l'encyclopédie Wikipedia, pour constater l'optimisme de cette supposition. Une forte proportion des liens dans les références en fins d'articles pointe dans le vide. D'autre part, pour illustrer d'un exemple simple l'abus potentiel du pointage via lien URL, si vous placez sur le Web une oeuvre reconnue par vos pairs afin de la diffuser gratuitement, vous ne souhaitez probablement pas que tel ou tel paragraphe en soit pointé par ailleurs dans un article inconnu de vous et qui éventuellement contiendrait des accusations déloyales ou des interprétations fausses; de plus, vous souhaitez certainement que tous les liens pointant sur votre oeuvre puissent être mis à jour si vous la déplacez sur un autre site du Web et dans le cas où son site actuel d'hébergement serait réorganisé; et vous souhaitez aussi que ces liens vers votre œuvre puissent être adaptés si vous mettez en ligne une version plus complète ou, au contraire pour d'autres raisons, seulement une version réduite... En résumé, le lien fondateur du Web est un lien de pur pointage, dénué d'attribut, péremptoire, idéal pour une photographie instantanée d'un monde du savoir parfait. Mais, dans un monde imparfait où les vies ne sont pas éternelles, et où le commerce et le mensonge occupent une grande partie de nos existences agitées, ce lien-là est l'arme idéale du pirate et du manipulateur, autant que le jouet du débile et le doudou de l'ignorant. Il a rendu indispensables les moteurs de recherche universels en tant que révélateurs des liens existants vers un contenu; il a fait leur fortune après l'invention lucrative du Pagerank ou d'un autre critère simpliste équivalent destiné à réduire la monstruosité de leur fonction... L'universalité totalitaire du lien URL, l'exclusion d'alternative plus élaborée, c'est pour quel brillant avenir convivial ?

Rétrospectivement, ce qui est peut-être encore plus frappant dans le livre du gourou, c'est l'éblouissante confusion entre connaissance et compétence, encore balbutiante à l'époque de la parution du livre, à présent généralisée pour le plus grand profit des prestataires de savoirs consommables. Cette confusion est clairement exprimée dans la définition du nouveau pouvoir futur, explicitement fondé sur les liens vers les informations plutôt que sur les informations elles-mêmes. Pour l'acquisition du nouveau "Pouvoir", une connaissance, un savoir, c'est un paquet de références. Par extension, automatiquement - cela n'était pas anticipé -, on arrive à ce que nous constatons à présent : chacun de nous sur le Web, se résume à un paquet de références, à l'enveloppe normalisée et translucide d'une sorte de credo éclaté, dont les pointeurs vont progressivement tomber dans le vide à chacune de nos pertes d'assiduité, définitivement au terme de notre existence physique. Quel poète a dit que seuls nous survivent les rêves que nous transmettons aux autres ? Certainement pas sur le Web actuel.

Finalement, le seul détail où cette anticipation peut paraître à présent trompeuse et naïve, c'est paradoxalement son ignorance de la nature du nouveau "Pouvoir". En effet, l'anticipation de 1990 n'imaginait pas l'exploitation statistique géante en arrière plan des comportements des utilisateurs du Web ni la variété des influences que cette exploitation allait instrumenter dans tous les medias enchaînés. Rien qu'à partir des références. Mais, à la décharge du gourou prévisionniste, peu de gens semblent encore conscients de ce Nouveau Pouvoir.

mardi 25 février 2014

Menaces sur notre humanité intermittente

TimBer.jpg Le Web est menacé ! C’est l’un des concepteurs du Web, Tim Berners-Lee, qui l’affirme dans un article de la revue Wired UK edition (special web 25 issue, 03.14). Pour lui, la menace vient de certains gouvernements s’ils font un usage abusif de leurs pouvoirs, d’entreprises lorsqu’elles sabotent les conditions du libre marché, enfin d’activités criminelles… C’est la même liste de « menaces » que l’on trouve par ailleurs dans les journaux branchés de l’économie financière. Les détails sont dans l’article de référence si vous lisez l’anglais, sinon vous attendrez quelques semaines, car il n’est sans doute pas facile de traduire un article apparemment issu de plusieurs filtres de censure, dont le contenu résiduel aurait aussi bien pu être publié 10 ans plus tôt à l'identique alors que la proclamation de grands principes (?) d'« universalité » et de « décentralisation » du Web pouvait encore faire illusion… A noter cependant, dans cet article, un paragraphe alambiqué sur les réseaux sociaux qui contrairement au principe d’ouverture universelle du Web, créeraient des regroupements par tranches – comme c’est gentiment exprimé ! Le décalage entre l’annonce fracassante de la page de couverture (« menace sur le Web ») et la platitude de l'article finit par susciter l'idée que si le Web est menacé, il pourrait bien lui-même représenter une vraie menace pour nous, d'un tout autre niveau et dont « on » se garde de nous parler. Pour s’en convaincre, il suffit de parcourir les autres articles de ce numéro spécial de Wired. Témoignages commémoratifs, anticipations enthousiastes et, comme il se doit, un mini article de prévision ultra négative délirante avec photo de l’auteur au format à découper en médaillon pour collage sur un Mur du Souvenir. Au total, ces articles ne font que recenser ou extrapoler des techniques et des modes d'utilisation consacrés depuis longtemps sans imaginer ni l’ampleur des dérèglements ni les possibilités réalistes d’évolutions (ou de régressions) à l’échelle des sociétés humaines de la planète dans leur ensemble. Et ces articles se confortent entre eux comme si nous avions tout l’avenir devant nous : « business as usual », comme disent les anglo-saxons.

Or, on peut estimer qu’un autre niveau de préoccupation mérite une considération prioritaire, s’agissant d’un réseau à vocation planétaire. Cela fait tout de même un siècle qu’un changement majeur est apparu dans la nature des menaces qui pèsent sur l’humanité : ces menaces ne sont plus seulement d’origines inhumaines (éruptions de volcans, tremblements de terre…). On peut même affirmer que les menaces les plus pressantes ont des causes humaines, avec pour principale conséquence le déséquilibre écologique et climatique de la planète – et le coupable est notre mode de vie, et pas seulement nos structures sociales de gouvernement même dans un sens élargi aux institutions culturelles. Il paraîtrait donc raisonnable et opportun, concernant le Web, de s’attacher prioritairement à la prise de conscience planétaire de cette menace-là et à la facilitation des recherches collectives de solutions. A quoi bon, sinon ?

InDum.jpg Commençons par un exercice de critique constructive en hommage au créateur du lien http://, et en souvenir d’un autre esprit innovant moins connu. Le lien http:// actuel est unidirectionnel d’une origine vers une cible ; cette conception unidirectionnelle est probablement inspirée des « liens » de référence que l’on trouve dans une bibliographie d’ouvrage vers d’autres ouvrages, elle est facile à réaliser mais ceci n’induit pas son universalité… Sans chambouler la conception actuelle du Web, ne pourrait-on envisager d’introduire une version bidirectionnelle de lien, pour répondre au moins aux types suivants de besoins :

  • La relation établie par le lien dépend des variations des contenus reliés, origine et cible, au cours des mois et années ; a minima, il est alors souhaitable qu'un mécanisme avertisse les deux tenants du lien en cas de modification des contenus de l’origine ou de la destination et que ce mécanisme commente automatiquement les liens douteux ou invalides (pour illustrer le problème, essayez les liens unidirectionnels de référence en bas d’un article pas trop récent de Wikipedia… il existe des logiciels de contrôle de validité des liens, mais peut-on faire semblant de considérer qu’ils répondent au problème ?)
  • Avant d’établir un lien vers un élément ciblé, pour obtenir une clarification avec l’auteur de l’élément ciblé, le demandeur associe un commentaire à sa demande d’établissement de lien et son éventuel dialogue avec le récepteur peut être conservé « sur le lien », qui devient ainsi lui-même porteur d’information (d’où changement dans la mécanique et l’utilisation des moteurs de recherche - et alors ?)

Pour prolonger cet intermède critique, voici quelques questions portant sur la conception du Web :

  • comment la création de liens unidirectionnels pourrait-elle être un acte responsable dans un réseau à vocation universelle ?
  • plus généralement, quelle pertinence globale peut-on accorder dans le temps à l’ensemble des contenus du Web actuel reliés par des liens unidirectionnels, au-delà des témoignages instantanés d’opinions, d’états d’âmes et de croyances ? on n'a rien pour mesurer cela ?
  • dans quelle mesure la conception unidirectionnelle du lien induit-elle, en l’absence d’alternative à cette unidirectionnalité, non seulement la simultanéité des informations reliées mais encore l’instantanéité des contenus (en termes psychosociologiques : l’esprit de fuite en avant, la mentalité de pillard) ?
  • quel niveau d’autorité pourrait imposer le respect de conditions d’usage d’un réseau à vocation universelle, tout en introduisant les évolutions nécessaires de conception (et en vue de quels objectifs définis par qui) ?
  • en prolongement de la question précédente, l’introduction d’une centrale intrusive de régulation des débits ne sera-t-elle pas indispensable au maintien d’un web interactif, un jour de toute façon ?
  • à côté des technologies de l’instantané et de la synchronie passive, ne faudrait-il pas s’intéresser aux technologies de l’isochronie active des abonnés, celles du dialogue, de la prise de recul, du débat en progression vers un objectif, de la transmission des compétences, en repartant des services à l’origine du Web ?

Fin de l’exercice critique, retour au sujet initial, à savoir : les menaces pesant sur l’humanité et la recherche de solutions au moyen du Web. Ce qui suit est un résumé des argumentaires et propositions du blog.

1/ Le Web est manifestement devenu lui-même une menace : celle de notre soumission volontaire à une manipulation hypnotique en miroir. La dissolution de nos données personnelles est un maigre risque, d’ailleurs difficile à formaliser, en comparaison de l'anesthésie de l'esprit, par le remplacement de toute création par les jeux du couper / coller selon notre bon plaisir statistiquement défini en fonction de notre profil, des concepts et des rêves qui en sont les paramètres.

Do Androids Dream of Electric Sheep (titre d’une célèbre nouvelle de Ph.K. Dick) ? La réponse, c’est nous ?

2/ Les algorithmes statistiques d'exploitation en temps réel de la masse des informations de comportement des individus connectés, sont les cousins germains des algorithmes des moteurs de recherche.

L’évidence de cette collusion d’intérêts peut-elle se dissoudre dans les discours sur la neutralité de la technique et dans les récits héroïques de startups devenues des géants d’Internet par les seules vertus du marché et de la compétition ?

3/ Les "réseaux sociaux" : jouets de séduction mais aussi pièges de recueil de nos comportements et pensées du jour, et en même temps, amplificateurs des rumeurs et propagandes.

Comment pourrait-on inventer un meilleur outil de manipulation ?

4/ La centralisation physique des grands services du Web n'est aucunement gratuite, à aucun sens du terme. En conséquence de cette concentration, les dépenses énergétiques sont gigantesques notamment du fait que les besoins induits en débits informatiques sont colossaux. Les investissements techniques et financiers sont titanesques. Un terminal évolué de type smartphone développe une puissance supérieure de plusieurs ordres de grandeur à celle d’un serveur de l’époque du début du Web.

Pour le plus grand bien de l'humanité ?

5/ Le Web actuel fondé sur des services centralisés n'est pas le Web. A l'origine, le Web est d'abord un espace de conversation entre des abonnés égaux en pouvoirs techniques. La structure technique du Web actuel permet toujours cette conversation originelle, malgré le détournement de son architecture au profit des services centralisés.

Pourquoi ce silence ?

6/ La centralisation des serveurs des grands services du Web (moteurs de recherche, réseaux sociaux, diffusions de vidéos,…) est la réponse technique courante (elle n’est pas la seule possible) aux besoins de diffusion instantanée en masse en même temps qu’aux nécessités d’exploitation instantanée de la masse des données de comportement recueillies par ces mêmes « services ». Par ailleurs, l'authenticité de l'instantané, et une certaine notion passive de la « vérité » nous sont inculquées par l'usage constamment adapté des vocabulaires et concepts attendus par nous en fonction des caractéristiques personnalisées de nos profils segmentés. Dans l’emprise de cette sous culture, les contenus du Web ne peuvent pas vieillir. Ils disparaissent en devenant inaccessibles ou "illisibles", comme les oeuvres des penseurs oubliés, les tombes des soldats morts pour des valeurs caduques... et bientôt comme nous-mêmes, remplacés par nos paramètres de profils.

Tout cela pour çà ?

7/ Les possibilités théoriques des "machines intelligentes" en regard de l'humain sont grandement sous-évaluées dans la littérature, y compris dans les productions de grands médaillés du savoir scientifique comme dans les volumes des charlatans de toutes sortes. Cette sous-évaluation est entretenue paradoxalement par notre paresse mentale naturelle : fascination pour la "machine", et notamment pour les théories et systèmes confortables d'explication de tout ce que nous considérons comme important ou simplement sympathique. Ce défaut d'évaluation nous empêche de nous comprendre en tant que machine et en tant qu'animal, d'où notre manque de discernement dans les constituants de notre humanité, et à la fin, notre difficulté à user de notre pouvoir de création sociale.

Et pourtant, quel peut-être le propre de l’homme par rapport aux autres espèces, sinon sa capacité de création sociale ?

8/ Le Web actuel nous invite personnellement à une forme de tétanie romantique, alors qu'il pourrait nous servir à l’innovation sociale, non pas en simple prolongement de nos sociétés réelles (pour des activités ludiques, marchandes, culturelles…) mais pour des créations capables de faire évoluer nos sociétés réelles en profondeur dans la durée, bien au-delà d’événements temporaires de surface revendiqués comme déclencheurs de « révolutions ». La création sociale par le Web devrait être perçue comme une urgence existentielle. C’est une erreur fatale que de traiter le développement du Web comme un simple défi culturel posé par les nouvelles technologies, alors que le Web a muté vers une méga machine d'absorption des esprits, l’équivalent spirituel d’un trou noir derrière un miroir aux alouettes.

On attend qu’un comité consultatif d’experts (ou Petite Poucette au cours du prochaine millénaire) nous montre le chemin ?

9/ Pour créer de nouvelles formes sociales potentiellement universelles sur le Web, on devra repartir des racines de l'interaction humaine, avant le langage : l'étiquette du dialogue. Et du fait de la radicalité de cette fondation d’un Web d’innovations sociales, on ne pourra pas prétendre faire « bon » du premier coup pour tout le monde et pour toujours, mais au contraire on devra chercher un accord limité pour des finalités précises d'échange. (Le blog contient plusieurs propositions pour l’instauration et le déroulement de dialogues constructifs : suivre le tag étiquette).

Sinon, comment échapper au grand vide entre la déclaration universelle des droits de l’homme et la (pseudo) netiquette, textes figés, sacralisés, datés… trahis ?

10/ Si l'on considère le Web comme un potentiel instrument de conversation et de débat, le parallèle est évident avec le renouveau de la démocratie, car les facteurs d’opposition sont les mêmes : certitudes tranquillisantes, raisonnements figés, prestiges écrasants, distractions compensatrices, peurs sacralisées…

Est-ce encourageant ou désespérant ?

11/ Qu'à une époque de l'histoire, en quelques dizaines d’années, des gens aient pu inventer une forme de démocratie directe (c’est-à-dire l’exercice du pouvoir par les citoyens eux-mêmes), la philosophie, la rhétorique (technique pour s'exprimer en public), la tragédie (représentation théâtrale de la réalisation des risques fatals), le raisonnement logique formel, les sciences et les arts... ce n'est pas une coïncidence. Il est évident qu’à la base, il y eut une explosion des compétences individuelles canalisée par une dynamique collective entre des citoyens qui se considéraient comme égaux entre eux – c’est pourquoi la démocratie n’est pas l’intrus de la liste. Que ces gens n’aient pas réellement inventé tout ce qu’on leur prête mais qu’ils aient hérité ou repris beaucoup d’éléments des peuples voisins pour fonder un ensemble socio-culturel évolutif et cohérent, cela ne fait que conforter l’évidence de ce que nous appelons une « explosion des compétences », et devrait logiquement souligner l’importance qu’il y aurait pour nous maintenant à rechercher une recette adaptée pour notre époque, à partir de cette expérience en l’étudiant en profondeur comme un tout, et précisément en analysant les facteurs qui ont rendu possible cette éclosion quasiment simultanée de créations sociales, au lieu de développer des monographies sur les transformations historiques de tel élément particulier de ces créations, d’ailleurs pour constater que nous n’avons guère progressé. Car c’est bien une forme d’« explosion des compétences » à notre époque et à l’échelle planétaire, que nous avons à susciter pour inventer un Web des sociétés virtuelles. (Attention. Le mot compétence est ici à comprendre au sens d’une capacité à mettre en œuvre un savoir ou un savoir faire dans des circonstances quelconques, pas au sens d’un savoir théorique ni d’une répétition en décalque de leçons apprises).

La compétition libre et non faussée y pourvoira ? A l'intérieur de nos sociétés contemporaines stratifiées ?

PenCri.jpg 12/ La grande fatuité de nous autres les "intellectuels", y compris la plupart des critiques radicaux, c'est de construire des théories pour expliquer l'histoire du monde et de nous y enfermer en nous référant à des théories plus anciennes de réputation établie, tout en nous souciant de nos (mes)estimés collègues contemporains, donc fatalement en restant collés à ce que nous héritons du passé au travers de nos ratiocinations mondaines - à moins que nous ayons nous-mêmes l'expérience vivante de certains sujets pratiques pour nous forcer à entretenir une dynamique de pensée autonome qui nous oblige à faire évoluer nos théories, mais alors il nous est difficile en même temps de tenir fermement notre rang dans le concert des experts reconnus...

Pourtant, à l’origine, philosophie et certitude sont incompatibles ; et la sagesse ne fut-elle pas enseignée comme une discipline collective de la dignité humaine ?

13/ Preuve puissante de l'existence d’une spécificité humaine en regard de l’animal et de la machine : la bêtise est toujours humaine par définition. En effet, pour la ressentir, il faut user de la capacité à s'interroger, user de la capacité à mettre en rapport un acte, une pensée avec une règle de conduite ou une méthode de raisonnement. Une preuve ultime d'humanité, c'est la capacité à considérer plusieurs de nos règles de conduite et de pensée ensemble pour réaliser leurs bêtises les unes par rapport aux autres, mais aussi la capacité à les envisager comme des productions d'une disposition mentale (ou d’une paresse raisonnable) nécessaire afin de pouvoir faire société. Autrement dit, il faut l’intelligence d’être bête pour se comporter en humain social, et la « pure » humanité ne peut être qu’intermittente.

Dans le domaine de l’innovation sociale, cette intermittence peut être considérée comme une tare ou comme une protection entropique : on peut en discuter à l’infini, mais n’est-ce pas affaire de décision ?

Conclusion. La priorité des priorités humaines de notre temps, c’est d’inventer comment mettre fin définitivement au pillage de notre planète par nous-mêmes en conséquence de notre agitation parasitaire, comment réaliser cet acte radical de renoncement et d’autolimitation sans passer par une « solution définitive », puis comment vivre après cela, dans un environnement qui ne produit déjà plus assez de chocolat pour tout le monde. Ou bien on croit en l’humanité, et alors on doit chercher à constituer une forte majorité d’adhésion raisonnée à une convivialité compatible avec un avenir digne pour tous – ce qui signifie : authentique démocratie pour assumer des décisions difficiles engageant l’avenir commun - et aussi : développement humain par le partage des compétences de chacun dans une grande transition évolutive pour une fois assumée dans l’histoire par ses acteurs. Ou bien on considère que l’on ne peut faire autrement que d’accélérer l’abrutissement des humains excédentaires (c’est-à-dire les autres) en vue de leur éradication progressive au rythme de l’épuisement planétaire (par exemple en laissant faire "le marché"), pour finalement instaurer un genre de régime élitiste fondé sur une forme d’esclavage pacificateur, destiné non pas à domestiquer une force de travail depuis longtemps superflue mais à maintenir des êtres déchus dans leur instantanéité sans recul régie par un imaginaire sous contrôle, après avoir sauvegardé l’essentiel (?) de l’expérience et du savoir humain dans de grands silos informatiques.

Pour le moment, le Web est devenu l'agent de la deuxième voie.

jeudi 10 mai 2012

Petite Poucette en chemin

Enfin un ouvrage à la hauteur de la révolution numérique !

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Petite Poucette est à lire et à relire, d'autant plus que la prose est délicieuse, que les 80 pages de gros caractères n'abiment pas les yeux et que leur contenu libère l'esprit. En cas d'allergie à la poésie, on peut sauter les deux derniers paragraphes, de toute façon non conclusifs.

C'est un livre d'apparence gentillette, en vérité dérangeant, révolutionnaire. Les gouvernants, les décideurs, les directeurs de conscience, les savants, les enseignants, les parents, tous les diseurs de notre humanité, en prennent pour leur grade face à Petite Poucette.

Petite Poucette est aussi un livre de sagesse, on peut poursuivre la lecture sans jamais se sentir contraint d'être d'accord sur tout.

Le plaidoyer pour une nouvelle démocratie libérée du carcan mental de la page (raccourci osé, pardon) pourrait trouver quelques échos dans le présent blog, notamment dans nos propositions sur les sociétés virtuelles.

Quelques critiques de l'ouvrage, tout de même.

Première critique mineure. La sortie du cadre de la page dans la forme et dans l'organisation du savoir, c'est un sujet de recherche en informatique qui date des années 70, et d'où sont issus notamment Smalltalk et le concept fondateur du Web (le lien URL, d'ailleurs techniquement très imparfait, cette imperfection n'étant que partiellement compensée par les moteurs de recherche, mais c'est une autre histoire). Dans Petite Poucette, la libération mentale du format livresque de la page est étendue à l'architecture urbaine, ensuite encore plus généralement aux modes de pensée et aux façons d'être en société. L'entreprise a belle allure, pouquoi oublier ses fondateurs ?

Deuxième critique. S'affranchir de la page sans s'affranchir du langage qui permet de remplir la page, c'est faire la moitié du chemin, et c'est carrément se tromper de chemin que d'espérer atteindre l'universalité par le truchement des traductions automatiques. Pour nous libérer des formalismes caducs de l'oral et de l'écrit, il nous faudra faire appel à notre capacité humaine de création langagière. Le langage dont nous avons besoin existe déjà. Dans toutes les cultures, avant, par dessus, ou à côté de l'expression orale ou écrite, la codification des échanges et des comportements dans les relations humaines repose sur une "étiquette", c'est-à-dire sur un langage des attitudes, des mimiques d'états mentaux, des façons de dire ou de ne pas dire, de faire ou de ne pas faire, etc (l'ignorance de l'étiquette est l'une des raisons de l'incomplétude des traductions automatiques). Mais le domaine privilégié naturel de l'étiquette, c'est la relation humaine en vue d'objectifs communs précis. La pratique de l'étiquette est donc diversifiée et spécialisée, comme les sociétés virtuelles à créer et comme nos identités codifiées dans ces sociétés virtuelles. Et, précisément du fait de cette spécialisation qui la fait échapper aux prétentions totalitaires et aux mythes de l'absolu, et parce qu'elle naît de la constitution commune à tout être humain dans la nature qu'il habite, une étiquette particulière peut facilement devenir universelle. Les signes du code de la route en sont un exemple. Les emoticones de Petite Poucette annoncent-elles maladroitement les langages d'étiquettes du futur ?

Troisième critique. La distinction fondamentale entre savoir et compétence mériterait un développement. Le "renversement de la présomption d'incompétence" est une belle formule, c'est le titre d'un chapitre qui ouvre une réflexion bouleversante sur une nouvelle forme de démocratie, tandis que la question de la transmission des compétences reste hors champ, alors qu'elle appartient pourtant aussi bien aux thèmes centraux de la révolution numérique. Car Petite Poucette peut tout savoir sur tout (à partir de ce qui est disponible sur le Web), mais comment sait-elle quoi faire de son immense savoir potentiel et atomisé, et qui peut lui indiquer les chemins vers son destin multiple ? Euh oui, justement, elle cherche un boulot... Ou, plus exactement, une reconnaissance autre que celle d'un hyper miroir ?

On peut tirer de Petite Poucette (le livre) un message euphorique sur l'avenir, on peut y lire aussi un avertissement : nous pouvons souhaiter, préparer une révolution, aussi importante dans l'histoire humaine que celle du néolithique, mais rien n'assure qu'elle se fera.

mercredi 9 mai 2012

Entonnoir du savoir, déchiqueteur des compétences

Le Web comme conteneur des compétences humaines, c'est l'une des plus dangereuses fadaises de notre temps.

En voici les raisons en 3 points.

Point 1. De la relativité des connaissances

Tout savoir humain est exprimé dans une culture, à une époque, en référence à un contexte, etc.

Du point de vue de l'imprégnation par la propagande décennnale, les contenus du Web ne sont pas pires que les encyclopédies en plusieurs volumes (ou DVD) d'antan.

Mais il est minable que ce contexte de création de chaque élément de savoir ne soit pas systématiquement restitué sur le Web. On se satisfait de singer les encyclopédies "les plus complètes à la poursuite de la vérité absolue" ou de nous fourguer une liste de réponses à nos questions, classées en fonction d'algorithmes fondés sur des fréquences d'utilisation. On pourrait faire beaucoup mieux.

Voir plus loin ce qui serait nécessaire pour conserver ledit contexte et la possibilité d'un jugement autonome de pertinence des contenus du Web.

Point 2. De la volatilité de l'expression des connaissances

Regardez notre chère Wikipedia. Essayez les liens externes de référence en bas des articles et constatez combien ne mènent plus nulle part. C'est que le Web évolue constamment disent les enthousiastes. Oui, mais si nous voulons conserver un savoir cohérent, il faut une stabilité, y compris des références externes, sinon autant y renoncer dès le départ.

Ce n'est pas facile. Les développeurs de logiciels connaissent la difficulté des changements d'environnement de création de leurs logiciels : pour maintenir pendant plusieurs années les logiciels développés, il est obligatoire non seulement de sauvegarder des "états cohérents" de ces logiciels et de leur environnement de développement, mais de savoir repérer régulièrement les variations d'environnement moins immédiat dont celles dans les appels aux entrailles du système d'exploitation. Il est criminellement naïf d'espérer qu'une référence à quelque chose dont on n'est pas maître sera encore valable dans 6 mois - voir la vitesse d'évolution de logiciels piliers du Web tels que Apache, PHP, sans parler des compilateurs !

Ce qui aurait posé les bases d'une gestion du savoir sur le Web, c'est une conception bidirectionnelle du lien URL. On est bien obligé de se contenter du lien monodirectionnel tel qu'il existe, mais, du fait de ce loupé originel, actuellement personne ne se soucie vraiment du problème de pertinence des liens dans le temps. Les destinataires de ces liens ne sont pas conscients de l'existence des références vers eux; on ne voit pas comment ils pourraient se sentir engagés à prévenir leurs "abonnés" des changements de contenus. Du côté des poseurs de liens, la création d'un lien externe est encore considérée comme une sorte de faveur gratuite (?) au destinataire, alors de quoi peut-on se plaindre si le lien se perd ou pointe vers un contenu qui a changé ?

Au-delà de la continuité de la pertinence des références externes, il faudrait également se poser la question de la pérennité sémantique d'un contenu après 10-20-30 ans. Par exemple, un article d'encyclopédie se réfère souvent implicitement à des expressions, à des façons de présenter, propres à une époque voire à une corporation. Tous les liens idéalement souhaitables (10-20-30 ans plus tard...) vers d'autres articles de l'encyclopédie et encore moins tous les liens externes ne peuvent être explicités à la création. On pourrait dans beaucoup de cas se prémunir des conséquences de ces imperfections inévitables en créant des liens systèmatiques à des collections de journaux et dictionnaires, archivés en parallèle des états-versions historiques des contenus à vocation pérenne.

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Point 3. De la distinction vitale entre connaissance et compétence

Une compétence est un savoir faire qui s'exprime par la mise en oeuvre de connaissances en vue d'un objectif pratique, dans un contexte qui peut être variable et imposer des adaptations. On parle trop couramment de "contrôle des compétences" dans certaines institutions d'enseignement, alors qu'il s'agit simplement de contrôle de connaissances.

L'expression écrite d'une compétence prend normalement la forme d'une procédure, et si cette procédure est complète, elle précise ce qui est immuable et ce qui est susceptible de tolérances ou de variantes dans la réalisation, dans quelles conditions, dans quelles limites, etc. Dans les cas complexes, il est rare que l'on sache décrire complètement une telle procédure à cause du nombre des interactions possibles entre les divers paramètres (et parfois aussi, faute d'accord entre les experts); si l'enjeu est important (chirurgie, centrale nucléaire,...), on évacue la complexité en définissant des limites de certains paramètres réputés critiques dont le franchissement est interdit ou nécessite de "faire appel à l'expert". On a revu récemment les résultats catastrophiques de l'application de telles procédures. Il faut se rendre compte que, même pour transmettre une recette de cuisine, une rédaction exhaustive est pas si facile, dès lors qu'on doit souvent se débrouiller avec les ingrédients et les ustensiles qu'on a sous la main.

Une compétence n'est pas assimilable à une catégorie de super-connaissance procédurale, car, comme les connaissances sur lesquelles elle s'appuie, elle est soumise à un contexte implicite dont les variations dans le temps peuvent entraîner sa désuétude ou nécessiter sa refonte. Autrement dit, une compétence possède une vie propre, par dessus les connaissances. En outre, dans la vie sociale, on doit couramment mettre en oeuvre plusieurs compétences de manière coordonnée, ce qui peut en soi constituer une compétence spécifique.

A titre d'illustration, voici quelques exemples d'évolutions forcées ou de disparition de compétences : l'influence des changements de technologies et la révolution numérique dans la mise en oeuvre des compétences techniques d'ingénieur, la disparition des soudures en plomberie, les changements d'ingrédients et des ustensiles pour la cuisine en parallèle des évolutions du goût dans la remise en cause des compétences à réaliser des recettes savoureuses, etc.

La reconnaissance des compétences n'est malheureusement pas dans le vent de notre histoire contemporaine. En effet, cette reconnaissance représente un obstacle à la robotisation des tâches sous prétexte de "qualité" dans l'industrie et les services. De plus, pour les individus dans leurs groupes sociaux, la reconnaissance des compétences constitue une structure naturelle de résistance aux propagandes destinées à réduire les individus à des catégories planifiées de comportements, d'opinions et de goûts, L'idéologie économiste ambiante qui justifie l'égoÏsme au prétexte que l'intérêt général serait la résultante des intérêts particuliers dans ses modèles mathématiques simplistes se traduit par un comportement individuel de pillard et de profiteur; la dimension de reconnaissance sociale par la compétence y est carrément écrabouillée. Ce n'est pas mieux dans les théories dites progressistes à partir de la lutte des classes.

Le partage, la transmission, l'échange de compétences est un acte social privé, qui suppose une reconnaissance croisée du donateur et du bénéficiaire. Une utilisation très basique du Web en faveur de ces objectifs peut se limiter au rôle d'entremetteur (RERS) dans une zone géographique. Mais, pour la transmission des compétences avec une visée mondiale, on est conduit à envisager la création d'une société virtuelle spécifique d'individus anonymes (pour s'affranchir des pesanteurs sociales régionales et culturelles), avec des règles de comportement universelles et minimales, adaptées au strict besoin d'échange de compétences. Alors, clairement, il faut imaginer un autre Web que celui des "réseaux sociaux" généralistes et des monopoles centralisés.

Le Web est-il au service de l'humanité ou de ses idéologies dominantes du moment ?