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Tag - Révolution numérique

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samedi 24 décembre 2022

De l’échec du lien social informatisé

Le sujet de ce billet, c’est le lien informatique du Web. (Sujet déjà abordé dans ce blog, mais repris ici dans une autre présentation)

La thèse est que toute informatique fondée sur un type de lien à sens unique est inefficace, de plus totalement en contradiction avec toute vertu « sociale » qu’on pourrait lui attribuer.

Qui parle ici ?

Mes compétences en informatique sont celles d’un citoyen ordinaire d’un pays occidental qui a terminé vers 2010 sa carrière d’informaticien. Cette carrière m’a toujours forcé à « réfléchir ». D’abord parce qu’elle s’est trouvée toujours soumise à des enjeux de projets pour de vrais utilisateurs – des usagers concernés. Ensuite, du fait d’une évolution naturelle : après les premières années 1990, j'ai du décrocher totalement de l’univers de la recherche, c'est-à-dire que j'ai perdu mes contacts et que je n'ai plus renouvelé mes cotisations aux sociétés savantes dont je parvenais jusqu'alors à comprendre voire anticiper les activités, au moins dans quelques domaines spécifiques, notamment l'ingéniérie logicielle, l'informatique graphique, la mise en parallèle des processeurs, la cohérence de l'information répartie dans les réseaux d'ordinateurs, l'intelligence artificielle...

J’ai pris en pleine figure l’évolution mercantile et manipulatoire du Web. J’ai pris en pleine figure les évolutions de la « recherche » en informatique (devinez pourquoi je mets des guillemets : dans les années 70, on parlait déjà de l’informatique quantique, le domaine de l’intelligence artificielle s’étendait à tous les algorithmes, et l’ »informatique des objets » se pratiquait naturellement dans les langages de simulation). J’ai surtout pris en pleine figure la transformation de l’ingéniérie informatique, heureusement pour moi au travers de relations avec des sous-traitants… Les gentils questionneurs dans mes proches à propos des meilleurs langages informatiques témoignent pour moi de deux réalités crues : premièrement l’ignorance du caractère absolument minuscule au plan fonctionnel de l’évolution des langages informatiques disons depuis le début des années 90, deuxièmement, l’aveuglement sur les conséquences d’une créativité langagière très apparente voire agressive, faite pour justifier des recueils de subsides, bénéficier d’un avantage compétitif, et assurer l’obsolescence rapide de chaque génération d’informaticiens – ouvriers attachés à chaque plate forme de développement et soumis quotidiennement à des procédures avilissantes au nom de nobles motifs.

C’est pour dire que mon avis vaut bien tous les autres avis, quelles que soient les prétentions de leurs auteurs ou des organismes qu'ils représentent, car ce mien avis se fonde sur un long vécu diversifié autant que sur une expérience « scientifique ».

Critique du lien URL comme lien social

Voici à présent, concernant le lien….

Dans un numéro spécial d'une revue du monde du business en 1999, Tim Berners-Lee, en tant qu'inventeur du Web, voisine avec Einstein, les inventeurs du transistor.... Ce n'était pas mal vu à l’époque, sauf que le Web déjà n’avait pas évolué comme ses inventeurs l’avaient pensé. Les génies et les ingénieurs créent les technologies, et ensuite le monde des affaires s'en sert comme instruments de pouvoir, fatalement, au sens le plus étroit d’un jeu de compétition.

Le lien url du Web est un lien en sens unique. Ce n’est pas neutre, le destinataire du lien ne sait même pas qu’un lien vient de se créer vers lui. Un lien bidirectionnel aurait autorisé une forme d’accord avec le destinataire, par exemple en associant au lien une possibilité d’emport d’une qualification intentionnelle, a minima et pour fixer les idées : une liste de mots-clés à faire agréer par le destinataire. Au contraire, le lien en sens unique est une simplification radicale à zéro dialogue, inspirée du cadre fermé et stable d’un index d’ouvrage. Cette simplification est contraire à tout principe de sociabilité, elle n’est pas adaptée à un Web vivant comme vecteur social. Cela devrait être évident depuis l’origine.

Note. Ne pas confondre le lien url simple avec le « lien de mise en relation » avec un destinataire, qui peut être porteur d’une information destinée à être interprétée automatiquement par un logiciel chez le destinataire. Par exemple, le pseudo lien de vote à distance (ou le like) nécessitent un casier de réception du côté du destinataire, autrement dit un morceau de logiciel spécifique de son côté. Le lien url, au contraire, est muet par nature, même les plus enthousiastes des informaticiens et des vulgarisateurs n’y peuvent rien.

C’est le principe du lien à sens unique qui nécessite le recours aux moteurs de recherche à partir d’une scrutation très coûteuse de tous les contenus du Web. Pour l’utilisateur de ces moteurs, l’illusion de toute puissance dissimule-t-elle encore à présent le risque d’incomplétude (par conception, car tout n’est pas sur le Web) et le risque de falsification parfaitement calculée dans la présentation des résultats de recherche ?

Est-ce que quelqu’un quelque part rêve d’autre chose, par exemple un Web sans méga moteur de recherche ?

Delikat.jpg

Critique du lien URL comme vecteur de transmission

Bon, malgré toute la conviction que j’y mets, je peux encore comprendre que ce n’est pas tout à fait clair… Il est vrai qu’il est difficile d’échapper aux charmes verbeux des vulgarisateurs mercenaires et des « scientifiques » intéressés, qui nous représentent les grands sujets prétendument décisifs pour le progrès de nos sociétés humaines, comme l’informatique quantique, ou plus concrètement les réseaux neuronaux. L’évidence de la misérable stagnation de l’intelligence sociale humaine, à notre époque de crises traitées de fait à l’identique du passé, devrait pourtant amener à revoir les bases techniques de nos sociétés faussement modernes afin que puisse s’ouvrir une modernité du progrès humain fondée sur des capacités humaines sociales actives plutôt que sur la paresse et les appétits personnels.

Prenons l’exemple du professionnel qui constitue une documentation spécifique en fonction de ses domaines préférentiels. Si ces domaines sont évolutifs (même les collections de restes préhistoriques le sont devenues plus que les doctrines politiques), il prend naturellement la précaution d'établir un catalogue des éléments qu’il recueille.

Autrement dit, il crée un réceptacle décomposé en arborescence complexe (une base de données), dans lequel il stocke des éléments recopiés ou téléchargés.

Sur le moyen terme, cette pratique est d’une naïveté confondante : comment cette accumulation de trésors selon mon classement à moi du moment peut-il conserver une valeur quelconque dans le futur pour qui que ce soit.... En effet, on reconnaît la stratégie de l'écureuil archiviste qui nourrit ses trésors bien classés dans son armoire personnelle, puis constate avec le temps qu'il peine de plus en plus à les retrouver, puis se trouve embarqué dans l’obligation de dupliquer (en informatique, on peut se contenter de refaire les étiquettes c’est-à-dire ré - indexer) chaque document afin de le classer dans plusieurs dossiers (virtuellement en informatique)... Pour avoir plusieurs fois hérité d’une telle armoire informatique bien rangée d'un collègue, je témoigne que cet héritage ne m'a été que de peu d'utilité par la suite... L'expérience la plus convaincante, on la fait lorsqu'on est soi-même le collègue qui a rangé, 20 ans plus tôt, une collection de dossiers.

A l’expérience, on (re)découvre que la logique de classement d’éléments documentaires se révèle toujours un jour comme un boulet, parce que cette logique s’exprime selon les idées à la mode et les concepts communs d'un moment. Le seul classement « pérenne » d’utilité pratique est celui fondé sur un critère technique de conservation (parchemin, produit bureautique, photocopie à effacement quinquennal,...). Et on découvre qu’un simple journal détaillé des créations et modifications peut à l’usage s’avérer très pertinent comme point d’entrée de recherches futures - un peu motorisées ou pas du tout.

C’est aussi que la transmission d’une connaissance dans le temps supposerait la transmission du contexte de création de cette connaissance, la transmission ce qui était inconnu au moment de la création initiale (et ne l’est plus actuellement, ou s’exprime différemment), la transmission de ce qu’il ne fallait pas dire ni faire au moment du recueil, etc.

Bref, nos « trésors de mémoire » sont de fait irrécupérables sur le long terme – sauf ponctuellement et après une réinterprétation pénible. Et pour cette opération de récupération ponctuelle, l’indexage classique n’est pas la solution, quels que soient son niveau de croisement et de détail, quelle que soit la finesse d’une éventuelle scrutation automatique intégrale prétendant produire cet index. Il se pourrait même que cet indexage agisse comme un nuage de lucioles, en déviant toute recherche actuelle vers la masse des modes et obsessions d’une époque révolue, sans aucune chance de combler le gouffre qui peut exister entre la signification d’un texte pour nous maintenant et les automatismes de caractérisation établis dans le passé.

Revenons au Web. Si le lien que je viens de créer sur le Web vers un autre contenu n'existe plus demain, ce défaut ne changera pratiquement rien pour personne.... Heureusement car je n'ai pas confiance dans la pertinence réelle de ce qui est au bout de ce lien en regard de mes propres publications (ou à l’encontre de ces publications), et de toute façon, je vais les modifier dans les semaines à venir, et probablement le contenu en destination sera lui aussi modifié, par une officine gardienne de « la vérité », d’autant plus certainement si c’est un contenu de référence généreusement pointé par de nombreux liens. C'est la vie...

Sortir de nulle part pour aller n'importe où, venir de n'importe où pour se précipiter nulle part ou s’accrocher à des piliers en déformation, c'est le seul manifeste d'intention que peut porter le lien URL à sens unique sur Internet.

D’où une informatique d’agitation parasitique en réseau. Et la popularisation du smartphone y ajoute l’asservissement mental volontaire.

Quel témoignage de notre humanité contemporaine sur terre !

Note : pourquoi illustrer ce billet d’une page de couverture du roman de John Le Carré une vérité si délicate ?

Parce que presque tout dans ce billet est à l’opposé du roman !

Ce billet traite d’un assassinat de masse (mais par intermittence et concentré sur les seules capacités autonomes de pensée) sans doute même pas planifié, au lieu d’une bavure sanglante commise par des mercenaires en opérations secrètes suivie plus tard d’actions de neutralisation de témoins.

Cet assassinat de masse, tout le monde le constate ou le ressent, pas seulement quelques initiés, et d’autant plus en contraste des optimistes qui l’ont espéré comme un progrès, une évolution majeure de l’humanité

Les causes de cet assassinat de masse sont d’abord purement techniques avant l’apparition d’intérêts « économiques », d’ailleurs ce ne sont pas les seuls et ils sont bien plus élevés que ceux du roman.

Tout de même, on peut trouver quelques points communs entre le roman et ce billet :

  • un contexte de collusion secrète mais très évidente entre de grands états et des entreprises destinées à dominer le monde dans leur secteur d’activité
  • l’absence d’alternative à un ordre établi ultra dominant, les dénonciations morales, les campagnes émotionnelles et les actions juridiques ponctuelles se déroulent à l’intérieur de cet ordre établi
  • et à la fin, c’est tout l’esprit qui s'embrouille et peine à discerner la nature des ambulances

lundi 28 juin 2021

Le bogue miracle

Lui, c’est un dinosaure de l’informatique. Il a connu l’initialisation de l’ordinateur par ruban perforé, le stockage en bandes magnétiques, les logiciels en bacs de cartes perforées. Son jeune esprit fut nourri des théories et recherches à propos de ce qui était calculable ou pas, de ce qui était logiquement démontrable ou pas, de ce qui pouvait être vérifié en regard de normes de qualité ou pas. Il a atteint la fin du jeu Wizardy, assis en tailleur devant son Apple II après des semaines de séances nocturnes et seulement après cet exploit, il a rejoué en trichant. Dans sa carrière professionnelle, il a vécu beaucoup de projets, comme programmeur, auteur de logiciels, responsable informatique en entreprise, consultant spécialisé… animateur de groupes d’utilisateurs pilotes.

Aujourd’hui, le dinosaure dit qu’il a peur.

Pas du tout de sa propre obsolescence.

Ce qui le terrifie, ce sont les mauvais usages des techniques informatiques en grand public, l’obligation d’inconscience subie par ses successeurs informaticiens. Le résultat : une forme d’esclavage mental de tout le monde.

Il exagère.

A côté de cela, il rigole quand il entend parler d’intelligence artificielle, de big data, d’ordinateurs quantiques, de ville cybernétique.

C’est son côté ringard, sans imagination ! Pour lui, le facteur humain est plus qu’une contrainte, c’est la loi de la nature, et plus dure sera la chute si on l’ignore - comme dans une morale de fable.

Voici donc l’un des récits destinés à l’édification des générations futures qu’il nous rabâche régulièrement. Dans cette version écrite, il enjolive les détails, et la chute s’étale comme une anecdote pourrie qui rebondit mal en digressions philosophiques, je le dis juste comme une excuse pour le découpage et les titres que j’ai ajoutés..

Récit d’une Intime sommation

Deux jours avant mon départ à la retraite, je rejoue l’intégralité des jeux d’essai d’une grande suite logicielle, une intégration de progiciels et de logiciels préexistants. Les fonctions sont des grands classiques en gestion d’entreprise : comptabilité, comptabilité analytique par affaire, gestion des stocks et approvisionnements, gestion des matériels et de leur entretien, planification des activités par affaire, gestion du personnel, etc. Les logiciels sont répartis entre plusieurs ordinateurs mais c’est invisible pour les utilisateurs, tout se fait par navigateur Internet. C’est un système complexe à l’échelle d’une entreprise répartie géographiquement en plusieurs unités exerçant dans divers domaines techniques pour diverses clientèles, toutes spécialisées dans les expertises, études, prototypages, essais.

Pour simplifier, j’appellerai ce gros bidule le système Tirex, en référence au Tyrannosaurus Rex, vous verrez pourquoi. Dans la réalité, il portait un nom fait pour évoquer l’harmonie et la liberté.

La cérémonie de test final, en prélude d’une réception formelle du Tirex, se déroule sous les regards attentifs des chefs de projet des maîtres d’œuvre industriels, ceux qui ont piloté la réalisation des logiciels principaux. Je suis l’unique testeur, en tant que représentant du client désigné pour un parcours complet des jeux d’essai sans perturbation. L’enjeu est grand, le projet ayant accumulé des mois de retard. Mais cette fois-ci, après des dizaines de séances de test par les groupes d’utilisateurs, et plusieurs tentatives de recette terminale, il paraît que tout est bon.

Pourtant, l’incroyable se produit.

Après l’introduction de plusieurs rapports d’activité sur une affaire, je découvre que la somme dans le tableau de synthèse est fausse. Je répète le test et je confirme…. L’ingénieur spécialisé des industriels est appelé en urgence… Oui, c’est bien dans la communication entre les ordinateurs que quelque chose foire, entre l’enregistrement des rapports d’activité et la production du tableau de synthèse.

Le lendemain, je ne réponds pas au téléphone ni aux emails de mon chef de projet, qui veut me convoquer pour une « explication » devant les maîtres d’œuvre. Expliquer quoi, comment, pour quoi faire ? Le puissant Tirex ne sait pas faire une addition ! Je suis tétanisé, effondré sur mon bureau, quelques heures avant la fin de ma vie professionnelle, quelques heures avant de me traîner pour rendre mes badges et disparaître – sans pot de départ.

La réaction des industriels maîtres d’œuvre s’est manifestée au plus haut niveau par un message direct de Big Boss à Big Boss. J’en ai reçu une copie par mon grand chef de projet « M. X a cru trouver un bogue qu’il a qualifié de critique bloquant, et bla bla et bla bla… ».

Nos grands industriels maîtres d’œuvre trouvaient donc qu’ils étaient victimes d’une malchance tellement improbable qu’elle était réfutable par une frappe des foudres hiérarchiques. Il est exact que la séance de test réunissait plusieurs circonstances exceptionnelles. Comme testeur, j’étais peut-être la seule personne dans un rayon de milliers de kilomètres à pouvoir détecter ce type de bogue-là - dans un état de totale abnégation quelques heures avant de partir à la retraite, en régression 40 ans en arrière, comme ingénieur système débutant mais déjà expérimenté dans la détection des bogues de communication entre plusieurs ordinateurs. Pas de chance pour nos vaillants industriels convaincus de leur infaillibilité…

Plutôt que de réagir de manière enfantine dans la perspective désagréable d’un nouveau délai avant le paiement des montants associés à la livraison du Tirex, les industriels auraient plutôt du considérer qu’ils avaient bénéficié d’un quasi miracle. Car sinon, si le bogue n’avait pas été détecté ce jour-là, le ciel leur serait tombé sur la tête quelques mois ou semaines après la mise en service ! Combien de journées d’experts et de procédures aurait-il fallu alors pour découvrir le défaut et le corriger ?

Intsys.jpg

Pourquoi ce bogue élémentaire n’avait-il pas été détecté auparavant ? Les ingénieurs et techniciens qui avaient créé l’architecture matérielle interne et paramétré les relations entre les logiciels répartis entre plusieurs machines s’étaient probablement contentés de tests du bon fonctionnement apparent, « si cela ne plante pas, c’est forcément bon ». Mais par la suite, comment avait-on pu laisser passer un tel défaut monstrueux au cours de dizaines de séances de tests par des groupes d’utilisateurs de diverses unités de l'entreprise ? En réalité, le bogue avait été certainement détecté confusément, c’est-à-dire pas dans des conditions autorisant une identification formelle. En effet, dans une séance de test en groupe, plusieurs utilisateurs suivent leurs propres jeux d’essai en parallèle, et il leur devient alors difficile de repérer une erreur dans un tableau de synthèse, d’autant plus en repartant des données créées au cours de séances précédentes, et d’autant moins que les résultats erronés demeurent vraisemblables (ce qui est le cas si la cause est par exemple un décalage entre tampons à additionner). De plus, un utilisateur pilote se concentre naturellement sur les imperfections et les difficultés en anticipation de son propre usage, pas sur la mise en cause de fonctions élémentaires, et est souvent interrompu dans ses activités de testeur par des appels urgents pour la poursuite de ses activités courantes, d’où une attention intermittente.

Il m’a fallu plusieurs semaines pour parvenir à m’expliquer tout cela, la fureur du grand maître d’œuvre d’ensemble, la sidération du grand chef de projet, la possibilité de la découverte extrèmement tardive d’un bogue des profondeurs. C’était finalement par une logique naturelle que la découverte d’un défaut permanent aussi grossier ne pouvait plus être que tardive et par accident, à partir du moment où il n’avait pas été repéré par les procédures de tests de son niveau basique.

Beaucoup plus tard (après 2010), j’ai appris par d’ex collègues que le système Tirex avait finalement été mis au point, y compris la correction de « mes » bogues, et que les applications étaient en service dans l’entreprise sans incident notable.

Fatalité du bricolage numérique

Mon histoire de bogue s’arrête là, pas les conclusions qu’on devrait en tirer ! Si pour vous, tout est bien qui finit bien comme dans les histoires banales de tous ces gens qui racontent comment ils ont sauvé le monde, vous n’avez rien compris !

Le message premier est que la mise en application accélérée de progrès technologiques nous rend vulnérables, dans des proportions inconnues, à des risques inimaginables. C’est à comprendre au niveau de notre société numérisée toute entière, comprenant chaque service public, chaque entreprise, chaque citoyen.

Les nouvelles technologies peuvent reposer sur des normes élaborées par de grands universitaires, leurs réalisations peuvent avoir été élaborées et contrôlées selon des processus rigoureux, c’est mieux que rien, mais ne croyons pas que la sécurité absolue soit atteignable ailleurs que dans un univers conceptuel idéal – et stable toutes choses par ailleurs.

A l’époque de mon histoire vers 2010, les nouvelles technologies informatiques dans les domaines applicatifs se concentraient dans les plates formes de « webisation » et ce qu’on appelait le middleware, en gros les équivalents fonctionnels de serveurs d’emails entre ordinateurs. A présent, on nous parle de technologies informatiques dont on sait à peine expliquer le fonctionnement, et on envisage de nous brancher sur les générations technologiques successives de ces merveilles potentielles… Par pitié pour nous-mêmes et nos infrastructures communes, limitons leurs usages à des applications ludiques ou à des armes de prestige !

J’insiste sur un autre point : si toutes ces prétendues innovations étaient conçues au bénéfice de l’humanité, ou simplement en support de notre humanité poétique, on pourrait en accepter quelques inconvénients. Mais ce n’est pas le cas, les innovations informatiques conçues comme telles, c’est-à-dire quasi expérimentales, sont introduites à jet continu partout dans les infrastructures numériques de nos sociétés.

En plus, ces innovations servent des objectifs de court terme, en gains financier apparents ou pour une gloire publicitaire, ce qui ne devrait logiquement jamais être le cas pour des innovations, si on les prenait au sérieux.

Par exemple, le projet de système d’entreprise Tirex s’était substitué, à la suite d’intrigues internes, à un projet précédent moins imposant, dont le coeur était un groupware interne destiné au partage de l’expérience et au développement des compétences. Ce projet abandonné correspondait pourtant bien aux cultures techniques de l’entreprise. Mais dans une logique purement gestionnaire et dans le respect absolu de l’organigramme des fonctions, on avait préféré la normalisation d’applications classiques à la capitalisation des atouts spécifiques de l’entreprise, à l’innovation dans le progrès humain.

Autrement dit, les nouvelles technologies de Tirex n’ont servi qu’à instrumenter un (faux) gain de gestion courante au lieu d’ouvrir un champ nouveau dans le développement de l’entreprise. D’aimables conférenciers avaient pourtant exposé aux cadres privilégiés les concepts à la mode de la saison. A l’époque : l’urbanisation des systèmes d’information et la gouvernance (de quoi ?). C’était évident sans ce vocabulaire savant, Tirex était le produit d’un schéma directeur de centralisation informatique à l’ancienne, pas d’une conception de système d’information ouvert sur le monde et pour les gens.

Est-ce encore le point de vue gestionnaire et la vantardise technologique qui priment dans les motivations et justifications des projets informatiques que vous connaissez ? N’est-ce pas encore pire dans l’informatique grand public, en remplaçant « gestion courante » par « exploitation des masses » ?

Pour en revenir à la vulnérabilité technique de notre société numérisée, plutôt que nous ébahir devant les exploits de pirates et les promesses de faiseurs de vent ne serait-il pas urgent d’examiner en profondeur comment notre société numérisée pourrait survivre, au minimum en prolongeant ses fonctions critiques en cas de catastrophe accidentelle ?

En réalité, la société numérisée est déjà victime d’une catastrophe permanente, par défaut de conception d’ensemble et absence de maîtrise. Les petites et grosses pannes sont les manifestations ponctuelles de ce défaut sui generis.

Induss.jpg En effet, l'analogie avec des infrastructures industrielles matérielles est trompeuse. Notre société numérisée, fondée sur des systèmes informatiques en réseaux, est le résultat de créations composites réalisées (finalisées ?) chacune selon sa logique propre, selon l’état de la technologie du moment, et au moins partiellement en superposition d’autres créations plus anciennes, sans vision globale – heureusement, quelques normes (elles-mêmes évolutives) permettent les interactivités entre systèmes et avec leur périphérie. Autrement dit, l’informatique et les réseaux de notre société numérisée n’ont pas été conçus globalement comme une création durable cohérente mais sont les produits de pulsions. Notre société numérique est assimilable à un méga bricolage, en analogie à un navire en pleine mer, avec un équipage suractif qui enchaînerait séparément et simultanément les projets de modernisation de la navigation, de la propulsion, des aménagements, des manutentions, de la sécurité incendie, de la cuisine, des transmissions, etc. en utilisant une merveilleuse boîte à outils magiques toujours renouvelée, sans s’occuper du maintien de la flottabilité ni de la résistance aux vagues géantes à venir dans la prochaine zone de navigation. La croissance folle de la complexité et des incohérences techniques de notre société numérisée va provoquer son effondrement, de multiples manières que nous ne pouvons pas imaginer, vicieuses, progressives, pas du tout comme une brutale panne d’électricité temporaire ou alors seulement tout à la fin….

La réalité présente est que ce danger technique n’est absolument pas compris. Combien de défaillances grossières faudra-t-il pour cela ?

Tout récemment vers mi 2021, une longue panne des numéros d’urgence (pompiers, police, urgences médicales) a surélevé le niveau hebdomadaire des informations déprimantes sur le fonctionnement des services publics en France. Le prestataire responsable, après enquête et consultation de ses spécialistes en communication, a déclaré que l’origine était une opération de mise à jour d’un logiciel. On peut considérer cette déclaration comme une preuve supplémentaire qu’il demeure plus convenable de faire porter le poids d’une faute sur un logiciel – comme un genre de production artistique en perpétuelle amélioration et dont il faudrait bien admettre les risques de défauts provisoires - plutôt que sur les dysfonctionnements d’un système qu’à l’évidence on ne maîtrise pas en tant qu’ensemble fonctionnel. Dans la même ambiance de clip publicitaire, on nous vante l’intelligence artificielle et les réseaux en nouvelle technologie 5G, vive le progrès !

Qui peut sérieusement faire semblant de croire que ce genre de panne est un accident isolé ?

Pour une reconstruction modulaire de la société numérisée

On n’affronte pas la menace de réalités fatales en se vautrant dans les rêves, ni par des opérations mentales de suremballage conceptuel. Les méthodes les plus raffinées d’assurance du bon fonctionnement des systèmes informatiques ne garantissent rien quand elles sont appliquées sans l’intelligence du contexte, sans la compréhension du métier des utilisateurs, sans le respect des niveaux des services dus aux citoyens. Les ressources financières, la puissance des moyens, les algorithmes… ne sont rien sans les personnes capables de reconnaître les limites de leurs compétences personnelles, capables de se réaliser dans une vaste construction collaborative.

Destruct.jpg

Au début de ma carrière dans les années 70, il était naturel qu’un « ingénieur système » soit présent à chaque étape d’un développement informatique complexe en réseau d’ordinateurs, de terminaux, de capteurs et d’automates, pas seulement jusqu’à la livraison, mais au-delà, pour la maintenance. C’était indispensable parce que les composants des systèmes souffraient d’une fiabilité réduite, et l’une des tâches courantes de l’ingénieur système était le diagnostic des pannes, en particulier le discernement entre les défaillances matérielles et les défauts des logiciels. Pour résister au moins partiellement à de telles conditions de soumission à des pannes diverses et imprévisibles, la conception des architectures des systèmes de l’époque devait être modulaire selon des principes simples, et cette modularité faisait que la logique architecturale d’ensemble était comprise par chaque contributeur spécialiste. Et alors, tout naturellement, l’intégration d’un système complexe avait un sens concret, comme ouvrage à réaliser, comme processus en cours, comme support de motivation collective. C’était l’époque des informaticiens artisans, dans la tradition modernisée des constructeurs des aqueducs (et des égouts) de l’antiquité.

Blackor.jpg En comparaison, l’informaticien du temps présent serait l’équivalent d’un ouvrier spécialisé des années les plus sombres de la révolution industrielle, et peut-être pire dans certains cas, un esclave doublement enchaîné, physiquement et mentalement. Les dentellières à domicile des temps anciens conservaient leur liberté mentale durant leurs travaux et pouvaient partager leurs astuces de fabrication avec leur voisinage, ce n’est plus le cas pour le travailleur intellectuel à distance, orphelin social d'utilité provisoire constamment remis en concurrence avec ses clones. Pour faire comprendre une autre singularité de notre époque et les risques qu’elle crée, je caricature encore plus lourdement, en référence à mon histoire de bogue d’additions fausses : nos informaticiens concepteurs savent-ils encore faire une addition autrement que sur leurs smartphones, et les conditions d’exécution des procédures de test des systèmes sont-elles adaptées aux contraintes d’un environnement mental de multiples activités parallèles de messagerie, d’écoute de musique en continu, de visualisation de vidéos, d’interruptions urgentes ?

La question de la discipline de métier et de la dignité individuelle du technicien dans la société doit être posée. On ne peut pas empiler les projets informatiques comme si on voulait confier le fonctionnement numérisé de la société à des automates toujours plus puissants et plus clinquants. Sinon, toutes nos fondations sociales vont continuer de s’écrouler dans les illusions de progrès et dans le confort apparent du temps présent, n’est-ce pas déjà évident ?

Reprendre le contrôle sur la pagaille technologique que sont devenues les infrastructures de nos sociétés, ce sera une révolution – ou plutôt une reconstruction.

Ce qui me fait peur, c’est l’ignorance de l’urgence technique et de son immense potentiel de régénération de nos sociétés, y compris au plan humain et même au plan économique. En niveau d’urgence, de gravité, de développement humain, c’est équivalent à l’écologie.

Qui est en responsabilité au niveau de la société numérisée dans sa globalité ? Qui est en charge ? Qui saurait faire ?

Menaces réelles et défauts conceptuels

La menace d’effondrement de la société numérisée est, comme la menace écologique, une menace déterministe au sens où aucune régulation naturelle ne pourra tout arranger, au contraire, la certitude est que par continuité, tout sera toujours tendanciellement pire. Les manifestations de la menace peuvent être en apparence locales et aléatoires, plus ou moins maîtrisables en ampleur et durée, la croissance de la fatalité des impacts est certaine.

La menace technique sur la société numérisée n’est pas moins fatale que la menace écologique sur la société dans son ensemble, toutes choses égales par ailleurs. Elle le sera d’autant moins si nous laissons les deux fatalités, société (mal) numérisée et écologie, se combiner !

De toute façon, la reconstruction d’une société numérisée ne peut plus s’envisager indépendamment de la menace écologique. Cette reconstruction devra contribuer à réduire les effets de la menace écologique. La révolution numérique devra reprendre son sens originel, pour le développement humain.

Je risque une critique de deux façons de penser qui me semblent dangereuses en tant que leviers de décision, pour ce que j’en comprends.

Ideff.jpg D’abord, la rétro utopie, autrement dit la projection de l’avenir au conditionnel passé. Je prends comme exemple du genre un rapport d’étude intitulé « Biorégion 2050 L’ile-de-France après l’Effondrement « (Institut Momentum 2019). Je lis ce rapport comme une extrapolation à partir de l’état de l’Ile-de-France vers 1850, où Paris contenait au total environ 2 millions d’habitants, principalement des artisans et des ouvriers d’ateliers artisanaux, avec des champs maraîchers autour de la capitale et plus loin une campagne nourricière peuplée de villages agricoles. La rétro utopie consiste à décrire l’état de la société qui aurait pu émerger si, au lieu d’une révolution industrielle massive à partir de 1850, la société avait évolué tranquillement, en limitant les avancées technologiques à celles qui n’impliquent pas la multiplication des centrales d’énergie et en plafonnant les éléments de confort individuel à ceux qui n’impliquent pas une production en usines ni l’emploi massif du pétrole et de ses dérivés. Alors jamais la concentration actuelle d'une douzaine de millions d’habitants n’aurait pu se former, du fait de l’impossiblité physique de fournir l’alimentation suffisante d’une telle population : pas de pétrole, donc pas de camions ni de routes faute de bitume… C’est un roman, car on ne voit pas comment on pourrait passer de notre état présent vers un tel état rétro utopique dès 2050 à moins que l’effondrement cité en titre ne soit le produit de la déflagration d’une bombe à neutrons. Cependant, le message politique à l’intention des dirigeants actuels est évident, concernant notamment les projets susceptibles de favoriser l’urbanisation extensive, les opérations de prestige consommatrices de ressources, les usages destructeurs de la nature, et surtout en contraste à leur absence de vision d’avenir à 20 ans. Mais en quoi le procédé de rétro utopie pourrait-il provoquer une remise en cause de décisions politiques toutes fondées sur le court terme, toutes choses égales par ailleurs ou n’évoluant qu’à la marge par de lentes dérives prévisibles par simple extrapolation ? Devant la certitude d’un effondrement, la réaction raisonnable serait celle de l’autruche, en attendant que le monde change pour nous offrir un habitat rénové et sécurisé ?

Catas.jpg Ensuite et en synergie potentielle, le Grand Pari, que je reformule en libre adaptation du Pari de Pascal : la probabilité inconnue même infime d’un événement ayant des conséquences possiblement très favorables (ou très défavorables), nous devons la traduire immédiatement dans nos vies par des actes ou changements de comportement spécifiques en prévision de ces conséquences. Cette formulation intègre un principe d’ultra précaution face à la possibilité d’un événement très défavorable, même de probabilité infime. Cette formulation intègre un principe de projection ultra optimiste dans la perspective d’une issue très favorable, même de probabilité infime. Il est malheureux que des formulations analogues forgées dans l’urgence des actualités puissent être considérées en justification de grandes décisions politiques comme de nos petites décisions individuelles. En effet, l’emploi d’un langage probabiliste est ici abusif, ce sont de véritables inconnues qui sont artificiellement mises en comparaison pour énoncer un pseudo critère en vue d’actions immédiates. Comment ne pas reconnaître un ressort favori de l’argumentation fallacieuse du manipulateur, ou de la prétendue justification d’un comportement qui s’est fermé à la réflexion ? Une démarche proprement scientifique commencerait par s’intéresser aux inconnues dans l’énoncé du principe, et le levier du principe serait un sujet de controverse. Au contraire, l’application pratique du principe du Grand Pari suppose la persistance des inconnues dans leur état d’inconnues, avec un investissement dans leur élaboration sous une forme de plus en plus confuse afin de préserver quoi qu’il en coûte la validité forcée des décisions prises et le renoncement mental des assujettis… Ce Grand Pari est une grotesque singerie intellectuelle, un simulacre de raisonnement. Malgré cela, le principe du Grand Pari a fait abondamment la preuve de sa nuisance dans l’Histoire et dans l’actualité, spécialement dans les phénomènes d’épidémies psychiques. A quoi nous servent nos médias modernes et la puissance des nouvelles technologies face à de telles armes de manipulations grossières ?

Comprev.jpg Méfions-nous des arguments des prétendus faiseurs de science qui servent des pouvoirs, des idéologies, des croyances, des ambitions, des positions acquises - encore plus quand ils prétendent se justifier par des statistiques en pourcentages. Leurs méthodes de manipulation s’appuient sur des abus de langage autour du mot « scientifique » qu’ils brandissent comme un bâton de commandement. Bien entendu, des vérités scientifiques existent à un instant donné, mais elles peuvent changer dans le temps et se contredire, et même leurs fondements logiques et mathématiques ne sont pas éternels. Dès lors, l’expression journalistique « la vérité scientifique » (implicitement immuable) ne peut être qu’un oxymore, un collage grossier en vue d’induire une obligation d’adhésion aux affirmations introduites par cette expression de référence. De manière analogue, on peut parler d’une autorité de la science en référence aux vérités, méthodes, incertitudes et inconnues de la science du moment, mais on ne devrait jamais utiliser le terme « autorités scientifiques » pour des organismes ou des personnes. Quant à l’ »innovation scientifique », elle semble occuper l’antique fonction d’évocation du miracle. D'ailleurs, pourquoi vouloir associer systématiquement le miracle au domaine scientifique, comme si la science avait un pouvoir créateur de société, en plus en admettant de fait que l'on puisse fonder un programme de société sur une espérance miraculeuse ? En quoi serions-nous plus réceptifs aux miracles que nos ancêtres dans les cas où les conséquences de ces miracles nous obligent à modifier des habitudes de vie, des façons de penser – ou alors faudra-t-il d'autres miracles d'une dimension supérieure pour que les conséquences des petits miracles "de la science" soient acceptées ? Passons...

Très simplement, je préfère considérer la démarche scientifique comme une esthétique d’apprivoisement de l’inconnu. C’est une forme de discipline mentale indifférente aux certitudes, joueuse avec les incertitudes, en interaction avec l’expérience des techniques réalisatrices.

Au niveau de la pratique, l’expérience technique sous toutes ses formes doit être valorisée, pas seulement le savoir technique enregistré, l’expérience de chacun dans son humanité. Il y a tant à faire et à comprendre. Notre époque est inédite, c’est à partir de cette réalité que nous devons exploiter les héritages de nos anciens.

mardi 22 décembre 2020

Rapport de campagne

Ce billet d'actualité est rédigé par un citadin d'une métropole de l'Ouest européen, dans l'espoir que notre "crise Covid" provoque la prise de conscience de nouvelles vulnérabilités de nos sociétés du fait des nouvelles technologies de l’information et des télécommunications.

Et que s'ouvrent les projets en préparation de crises plus graves.

Une guerre dans la guerre

Dans mon petit pays d'Europe de l'Ouest, un vocabulaire guerrier fut employé au début de la reconnaissance de l'épidémie.

S’il s'agit bien d'une guerre, les victimes ne sont pas seulement les individus gravement atteints par le virus. Quelques fondations techniques et mentales de nos sociétés sont endommagées. Car nos sociétés modernes se sont montrées vulnérables aux manipulations de l'information portées par les nouvelles technologies des communications. La généralisation et l'accélération des mécanismes de propagation d'infox et de leurs processus génératifs ont produit, en quelques semaines, une infection massive de la pensée commune, une forme de régression maladive des esprits bien connue dans l'histoire humaine.

Une possible victoire technique à venir sur le virus ne devra rien à nos capacités d'intelligence collective sur Internet, et très peu aux capacités d'adaptation de nos organisations, privées comme étatiques. A la fin de l'année 2020, après plus de 6 mois de « guerre » à l'initiative des virus en assauts successifs, les directives de précaution préventive qui nous sont imposées seraient-elles différentes à l’hôpital dans la salle d'attente des urgences pendant une épidémie de peste ?

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Nos moyens modernes de communication et de partage à distance, nos chaînes d'informations continues, nos médias interactifs... nous aurions gagné à les remplacer, pour l'occasion, par le télégraphe-téléphone-fax des temps anciens, si nous avions voulu préserver la possibilité d'une construction réfléchie de tactiques différenciées contre l'épidémie. Au contraire, les communications à la vitesse de la lumière, les diffusions en canaux multiples à large bande, ont servi l'amplification des terreurs et de faux espoirs, ont entretenu l'absence de socle décisionnel, jusqu'à la tétanie de la raison des penseurs professionnels et des décideurs.

En parallèle, pour réduire les contacts entre les personnes, nos sociétés ont favorisé le développement du travail à distance par Internet. Au passage, cette modernité de façade a révélé sa pesante parenté avec le modèle historique de l'artisanat à domicile rémunéré à la tâche. Il suffisait pourtant de recueillir l'expérience de dizaines d'années de pratique du télétravail, en réalité d'externalisation d'activités et d'exploitation d'une sous-traitance esclave, par des groupes industriels exemplaires.

Et enfin, à l'expérience répétée d’épuisantes réunions à distance par Internet, peut-être on comprendra que l'absence de discipline adaptée de conduite des réunions, dans les cas où l'on veut s'accorder sur des décisions importantes, est bien plus handicapante que les limites techniques des débits et des surfaces d'écrans, bien plus pesante que les pannes de matériels ou leur mauvaise utilisation par les participants. Les limites techniques à distance rendent encore plus évidentes nos failles dans la reconnaissance et l'exploitation des compétences humaines, dans les méthodes de recherche de consensus. Ce n’est pas l’absence du contact physique qui est en soi la cause du défaut, mais le décalage entre une civilisation fondée sur des techniques « modernes » et des pratiques sociales historiques normalisant la soumission et la manipulation.

Après ces expériences, qui prétendra encore nous faire rêver à une coopération fraternelle entre les pays du monde grâce aux technologies de l'information et des télécommunications ?

Après ces expériences, qui osera encore nous vanter les bienfaits du travail à distance dans toutes les activités de "services", y compris celles que l'on force à se vendre comme tels ?

Après ces expériences, qui pourra encore rêver d'une "démocratie Internet" par la seule vertu des techniques informatiques ?

Nous disposons des technologies performantes des communications à la pointe du Progrès, mais la mise en relation des machines et des objets ne concerne pour le moment que nos cerveaux reptiliens et nos appétits primaires. Dans la guerre contre le virus, le caractère asocial de nos médias "modernes" les a révélés comme facteurs de régression sociale.

L'analogie militaire de notre actuelle stratégie anti-Covid traduit son obsolescence. C’est la stratégie du repli dans la ville fortifiée, avec au centre le donjon des puissants et de leurs serviteurs, hérissé de hauts parleurs prétentieux.

L'Histoire nous dit la lenteur et les douleurs des rebonds de conscience collective après de telles régressions. Nos sociétés n'ont plus la liberté du rythme de cette Histoire-là en vue d’une possible Renaissance. La puissance d’égarement et de destruction par la vivacité et l'ubiquité des vecteurs modernes de la trahison impose un changement de stratégie.

Une trahison high tech

Un processus de manipulation à grande échelle commence par l’inoculation d’un credo initial dans un noyau cible de population. Il progresse ensuite par un labeur d’imprégnation des esprits d’une population plus vaste agissant comme répétiteur, plus tard comme témoin d’appropriation des vérités inoculées. Enfin, la manipulation réussit par les éclats de sa puissance révélée dans le monde physique réel.

Dans cette description brute d’un processus, le parallélisme technique est total entre la propagation d’une vérité scientifique et, par exemple, celui d’une conspiration criminelle. Ce qui distingue l’esprit scientifique, ce sont deux exigences à surmonter avant qu’une affirmation soit prise collectivement comme une vérité : l’exigence d’une filiation prouvable à partir de vérités reconnues et l’exigence du doute de la preuve. La démarche scientifique se caractérise donc par une restriction du champ des vérités possibles à celles qui sont prouvables et par la lenteur du processus d’accréditation du fait d’une relative lourdeur dans l’acquisition des convictions par des esprits réfléchis, d’autant plus lorsqu’une vérité nouvelle exige l’abandon de convictions antérieures ou la redéfinition de leur champ de validité.

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Avec les nouvelles technologies, tout est à reconsidérer car les étapes de propagation ci-dessus décrites sont obsolètes. Une manipulation portée par les vecteurs high tech exécute les étapes de sa propagation en quasi simultanéité, en parallèle via plusieurs canaux de diffusion et d’échanges. Les canaux « interactifs », notamment via les sondages d’opinion en temps réel au profit d’organismes manipulateurs, sont le bouillon de culture des processus d'auto régénération et d’agglutination d’éléments constamment adaptés à l’élargissement et l’entretien de l’infection des populations ciblées. Très vite, on obtient un effet de tétanie de la raison commune, soumise à des influences saturantes à haute fréquence. Alors, la raison « scientifique », au travers des canaux high tech, devient une discipline spirituelle de résistance, un héroïsme de l’ombre - même ses procédures d’accréditation des vérités peuvent être infectées !

Dans un tel univers mental noyé dans un poison high tech, en régression vers les origines des sociétés humaines, le réel n'existe plus ni comme sujet d'étude ni comme hypothèse. Le futur est contenu dans la terreur de l’instant présent, seule la magie ou un miracle représentent l’espoir (de quoi ?).

Résumons comment, dans notre « crise Covid », les croyances magiques se sont avérées parfaitement compatibles avec la société « moderne », y compris parmi nos « grands dirigeants », y compris parmi nos « autorités scientifiques ».

Dès les premières semaines d’apparition officielle de l’épidémie, nous (le grand public) avons été soumis sans modération à diverses influences brutes, de la publicité mensongère à la désinformation, au travers de plusieurs canaux, par les opérations de mercenaires disposant de ressources considérables fournies par des groupes industriels. Leurs obligés, jusqu'aux plus hauts niveaux des institutions, se sont précipités pour accréditer publiquement les messages d'influence, d'autant plus activement lorsque ces messages contribuaient à excuser leur incurie ou leur incompétence. A la suite, les messages ont été synthétisés en vidéos et graphiques de terreur débilitante, en parallèle d'affirmations de croyance au Salut par La Recherche Scientifique, répétés et commentés à haute fréquence, au point de représenter la normalité, au point de bloquer toute possibilité de prise de recul dans les processus de décision de nos dirigeants, les plus honnêtes comme les plus corrompus, abandonnant des espaces à la jouissance de dominateurs pathologiques.

Encore à ce jour de fin décembre 2020, nulle part (sauf exceptions), la crise ne semble affrontée par les armes de la raison collective et de l'expérimentation construite, comme si des siècles d'élaboration des sciences et des techniques étaient subitement oubliés, comme si des siècles d'expérimentation des organisations se résumaient aux diverses formes brutes du pouvoir et aux arguments d’autorité fondés sur la terreur et la culpabilisation. Partout (sauf exceptions), les décisions gouvernementales mimétiques prétendent se justifier par des séries de données chiffrées recueillies sans définition précise des mesures, sans investissement dans la recherche d'indicateurs d'anticipation, sans évaluation d’efficacité des actes réalisés par les divers acteurs de la santé publique, dans la frénésie des vaticinations de néo devins équipés de pseudo modèles à base de paramètres non observables - autrement dit des boîtes noires qui auraient été dénoncées en temps normal comme des tromperies obscènes. Seuls les intérêts particuliers de quelques soutiens isolés proches du pouvoir peuvent amener à la modération des directives, à défaut de sagesse.

Quels niveaux de décomposition de nos sociétés aurions-nous vécus si une épidémie de plus grande ampleur avait tué sur place partout chaque semestre 5 pourcents des populations, implacablement au hasard des contaminations ?

A quels niveaux d’inconfort ou de déchéance physique personnelle serions-nous tombés sans nos machines - esclaves durant les périodes confinées de cette "crise Covid" - les fidèles machines qui nous assurent les services élémentaires de nos vies ordinaires, eau, gaz, électricité, boutons ou claviers de commandes pour le reste ?

Quel degré d’uniformité dans l’abrutissement général aurions-nous atteint sans l’acharnement de quelques professionnels à trouver et publier des traitements immédiatement efficaces pour réduire la gravité de la maladie, à promouvoir des mesures de la propagation des virus dans l’environnement afin de prévoir le sens des évolutions du nombre de malades, malgré les multiples formes d’agression par des propagandistes d’une rigueur « scientifique » de laboratoire hors sol ?

A ce jour de fin d’année 2020, les rabâcheurs de croyances miraculeuses et de directives terrorisantes se rendent-ils compte de la profondeur de niaiserie qu’ils imposent à leur public lorsqu’ils présentent « le » vaccin comme un miracle de la Science, comme un substitut de potion magique ou de sacrement, selon le degré de solennité invoquée ? L’enthousiasme dispenserait-il à présent nos autorités de publier enfin des informations correctes, après la période qui a réduit l’information courante du public à quelques pauvres séries de données, laissant se développer les interprétations hystériques ?

Résumons nos faiblesses spécifiques face à la trahison high tech :

  • la vulnérabilité grossière de nos sociétés (y compris les processus de recherche des vérités scientifiques) aux influences régressives transportées par les réseaux de communication et de diffusion,
  • l’absence de discipline adaptée à la prise de décision collective, à l’exploitation des retours d’expérience et des compétences,
  • le défaut de reconnaissance et de culture de l’esprit scientifique comme élément de garantie du bien commun dans la vie quotidienne de nos sociétés, a minima comme discipline d’abnégation personnelle, de préservation de la raison et de l’imagination de sang froid, et l'organisation d'une collaboration compétitive

Autrement dit : la croissance du décalage entre notre modernité technique et l’antiquité de nos pratiques sociales augmente le risque d’effondrement de nos sociétés à la suite d’un déséquilibre. C’était déjà évident pendant la « Révolution industrielle », c’est encore plus évident avec la « Révolution numérique ». Les nouvelles frontières de l’humanité ne sont plus dans les rêves et les ailleurs, elles sont à l’intérieur de notre humanité telle qu’elle est.

Pour une nouvelle stratégie

La stratégie du repli en forteresse ne peut être victorieuse que par l’abandon de l’agresseur, par exemple s’il est attaqué par une armée de secours ou pour une autre cause d’affaiblissement de ses troupes. Sans l’espoir d’une intervention favorable par un facteur externe, l’efficacité de la stratégie de la forteresse ne peut être que temporaire. Un assiégeant malin trouvera une faille ou se la créera. Par ailleurs, la forteresse est soumise aux dangers d’effondrement interne, par les effets de l’ennui et de la disette mentale et physique, par exemple par implosion de la population en casemates réparties selon divers critères d’affinité ou projets de substitution.

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Pour le moment, dans la « crise Covid » à l’échelle de mon petit pays, l’impression s’impose de la répétition d’une défaite historique, celle de 39-40, puis d’un sauvetage éventuel par des interventions extérieures. La similarité des causes du désastre initial est frappante, dont la présomption de supériorité derrière une fortification infranchissable, l’incapacité à coordonner les unités, l’infatuation théorique de dirigeants. En face, la force envahissante reposait sur une détermination mentale absolue, une organisation logistique planifiée pour le mouvement, la mise en compétition entre unités mobiles en éclaireurs puis en pénétration.

Quels auraient été les équivalents d’une stratégie victorieuse ? De toute façon, la condition principale de sa mise en œuvre a manqué et manque encore : l’acceptation de la guerre et la détermination mentale à vaincre. Tout à l’opposé, depuis le début de notre « guerre », nos mots d’ordre officiels sont « sauver les vies » et « quoi qu’il en coûte » ! L’analogie historique nous suggère que les victimes de cette nouvelle drôle de guerre seront nos valeurs communes, déjà autrement bien atteintes, avec autant de morts et de mutilés que si nous avions vraiment fait la guerre. Combien de temps pourrons-nous encore nourrir nos rêves de bonheur universel sans douleur, dissimuler l'absence de finalité partagée dans la société, l'absence d'obligation de citoyenneté active, pour la prolongation sous hypnose de nos activités économiques et la succession de projets baudruches ?

Combien de temps notre société se donnera-t-elle le luxe de former nos « élites » aux théories à la mode, aux algorithmes et mimiques pour automates précieux, en laissant dans le décor l’esprit scientifique, ses disciplines d’abnégation et d’imagination sous contrôle, ses tâtonnements dans la recherche des vérités ? La pauvreté de la culture scientifique en comparaison de la culture brillante nous cantonne dans la mentalité de cigales qui auraient mis leur poésie au service de leur voracité. Notre époque moderne est trompeuse : la quasi certitude du quotidien n’autorise pas à négliger les incertitudes du futur proche, pourtant déjà bien apparentes, d’autant que personne ne peut prétendre maîtriser l’évolution des processus nécessaires à la vie humaine sur Terre.

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Concernant la guerre contre les attaques par infection mentale massive propagées par les canaux des nouvelles technologies, nos forteresses législatives et juridiques, nos forteresses de pratiques démocratiques, sont encore plus illusoires que des forteresses physiques. Dans la phase généralisante de telles attaques, "ouvrir le débat" sur des chaînes d’information sans volonté de démasquer les intérêts dans les points de vue exprimés, sans discipline éthique de vérité pour relever les affirmations sans preuve, les incohérences logiques, les généralisations abusives, les allusions ultra amplificatrices, c'est comme de forcer l’ouverture des portes de nos maisons à des malfaiteurs ! Et, dans le cadre de nos "états de droit", d’hypothétiques actions juridiques ou administratives ne pourraient traiter qu'a posteriori les effets constatés (par qui ?) d'atteinte aux institutions, au droit ou aux personnes, en admettant que l'on puisse traduire en justice (de quel pays ?) les assaillants et leurs commanditaires. Même nos professionnels les plus déterminés sont dépassés par avance : les révélations de scandales, des années après les faits, par des journalistes d'investigation, peuvent initier quelques procès, mais rien pour la neutralisation d’attaques propagées à la vitesse des réseaux et des ordinateurs !

Insistons : c'est le vocabulaire guerrier qui convient. Les attaques d’intoxication massive via les réseaux de diffusion et de communication sont à considérer comme des formes modernes d'agressions armées contre la société civile, dans le but d'égarer nos capacités mentales pour nous réduire à des pensées réflexes conditionnées.

A priori et sous réserve de recueils d’expérience, la menace d’une attaque d’intoxication massive pourrait s’évaluer selon :

  • le potentiel d’infox (accroche sensationnelle, affirmations en simple répercussion ou citation, annexes d’ »accréditation » purement formelles, généralisations abusives, citations hors contexte, tronquées ou déformées, etc.)
  • le niveau de simultanéité et de similitude d’apparition d’infox similaires potentielles dans les canaux de diffusion et d’échanges, le niveau de possibilité d’un plan organisé
  • le noyau initial de population cible (explicitement visée ou non, du fait de la nature et du contenu des infox), le niveau d’ »autorité morale » de cette population cible sur la population générale, la capacité de cette cible à servir de relais des infox
  • la perméabilité de la population cible aux nouveaux messages ou informations d’intoxication
  • la population potentiellement atteinte par généralisation de l’attaque
  • l’effet potentiel sur cette population, sur sa capacité à réfléchir, à se prendre en charge
  • l’effet potentiel, direct ou par rebond, sur les fonctions vitales de la société, sur des actions en cours d’intérêt général, sur des projets d’intérêt général

NB. Une intoxication peut se développer à partir d’une information vraie – mais pas seulement. Durant les deux « crises Covid », il était superflu d’observer les réseaux sociaux pour détecter les infox en cours. Il suffisait d’un regard sur les titres des articles de journaux sur le Web, sur les titres des chaînes d’information en continu, et par contraste, sur les bandeaux « à charge » censés résumer en temps réel les idées à retenir pendant les quelques interviews de personnalités scientifiques de caractère. La confusion entretenue par certains « journalistes », encore 10 mois après le début de l’épidémie, entre les « cas » positifs à un test, les malades, les personnes contaminantes, est une forme d’infox en prélude et résonance d’autres infox.

Face à de telles attaques, en connexion aux réseaux de communication dont nous croyons être les maîtres, nous ne sommes plus seulement des cibles de propagandes, nous devenons des sujets, puis des victimes inconscientes ou passivées.

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Contre des agressions organisées à visée débilitante de la population, on ne devrait pas attendre qu'elles atteignent un niveau d’intensité saturante sur plusieurs canaux. Si la seule réaction possible est la coupure des réseaux après détection d’une menace grave par un organe institutionnel ou une « autorité » quelconque, on ne fait qu’appliquer dans l’univers virtuel la stratégie de la forteresse.

Au contraire, une stratégie guerrière devrait s’appuyer sur une veille permanente réalisée par des groupes de personnes ordinaires sélectionnées au hasard pour une durée définie, afin d’assurer une variété des expériences de la vie que l’on mettrait à contribution et afin d’éviter les cloisonnements et dérives des collectifs professionnels ou institutionnels – en application directe d’une stratégie d’unités mobiles capables d’explorations multidimensionnelles en profondeur. Les structures de veille échangeraient leurs observations et diffuseraient leurs alertes sur des sites ad hoc - pour enquête approfondie, exploitation, rediffusion par les canaux les plus appropriés… L’outillage informatique de ces structures est entièrement à construire…

D’autres types de contre-mesures sont imaginables, nous suggérons ici un choix conforme aux traditions démocratiques.

mercredi 30 septembre 2020

Tous les fils ne sont pas des liens

Ce billet reprend une partie des billets antérieurs en un seul tenant, toujours en langage simple pour actions tout de suite ou presque. Vous êtes prévenu.

Le moteur des civilisations

D'un point de vue pratique, le moteur d'une civilisation humaine en tant qu’objet technique, celui qui fournit la puissance pour la faire évoluer, ce sont les relations des gens entre eux.

Serait-il trop banal de s'intéresser à ce moteur-là en tant que tel, plutôt qu'à ses productions matérielles, techniques et morales ? Au contraire, dans l'évolution accélérée de notre monde moderne, ne serait-il pas urgent de savoir activer ce moteur du pouvoir humain ? Et pour cela, ne faut-il pas cesser de confondre ce moteur relationnel avec ses canaux d'action les plus apparents : des liens sociaux institutionnalisés supposés universels ?

Des civilisations passées, nous retrouvons des témoins de leurs productions : objets, habitations, fondations urbaines, espaces organisés, murailles, champs cultivés, monuments, décors, et même des écrits pour quelques civilisations relativement récentes. De plus, nous pouvons reconstituer les cadres de ces civilisations disparues ou dissoutes, à savoir les environnements et contraintes physiques dans lesquelles elles ont vécu. Ces éléments pris ensemble permettent d'imaginer les modes de vie de ces civilisations, leurs univers mentaux, leurs institutions et nous suggèrent leurs évolutions historiques selon nos propres critères et nos propres constructions sociales actuelles. Mais la banalité profonde des relations entre les gens, de leur naissance à leur disparition, nous échappe à jamais. Pour les civilisations sans trace d'écriture, les indices matériels des liens sociaux et en particulier des canaux de transmission entre les générations ou entre égaux, quand ils existent, provoquent l'assimilation à nos pratiques présentes. Ce qui est nouveau, notamment grâce aux perfectionnements techniques récents des recherches archéologiques, c'est la découverte d'un nombre et d'une variété de civilisations passées, géographiquement étendues ou locales, très loin dans les temps anciens, y compris dans des régions a priori défavorisées par l'environnement naturel. En parallèle, l'observation directe des civilisations actuelles fait constater, dans le domaine des relations entre les personnes, la variété des mentalités et des comportements, des valeurs communes de référence, des cadres de pensée et de rêve, la relativité de l'exceptionnel par rapport au banal... Face à ces découvertes de divers univers relationnels dans les civilisations, comment ne pas percevoir l'évidence que le moteur d'une civilisation humaine vivante n'est pas identifiable aux liens sociaux que ce moteur active, encore moins aux productions de ces liens ?

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Comment caractériser le moteur relationnel des civilisations humaines par rapport à celui des sociétés non humaines - par exemple celui des abeilles ? En première hypothèse, dans notre nécessité présente d'évolutions sociales de grande ampleur, la spécificité du moteur humain n'est-elle pas à trouver dans la capacité à créer de nouveaux liens sociaux, plus simplement dans la capacité à mettre en sommeil ou réactiver certains liens sociaux préexistants ? Serait-il aventureux d'expliquer l'effondrement de civilisations historiques, plus ou moins confrontées à de nouvelles contraintes externes, par la spécialisation étroite de leurs moteurs relationnels dans l'alimentation de certains liens sociaux privilégiés ? La suralimentation d'un lien social peut-elle éviter le renforcement caricatural de ses fonctions instrumentales comme dans un langage d'insectes ? La relative soudaineté historique de l'effondrement d'anciennes civilisations humaines ne ferait-elle que révéler des incapacités d'évolution acquises de longue date par sclérose autonome, avant les changements d'environnement, avant l'arrivée des envahisseurs, avant l’obsolescence des institutions ?

Dans nos sociétés modernes en évolution forcée par les transformations industrielles en quelques dizaines d'années - puissance matérielle d'abord, puissance informationnelle ensuite - comment nier que notre moteur relationnel subit une surcharge permanente ? Serait-il exagéré de décrire son état présent par analogie avec un moteur générateur d'énergie électrique, en déséquilibre critique, noyé d'étincelles jusqu’à la perte de certains composants régulateurs, assurant à grande peine les exigences des nouveaux "liens sociaux" issus de la révolution numérique ?

D'où la question du jour : comment opérer une adaptation de ce moteur "aux défis du monde moderne" (et ses périls mortels), plutôt que de rechercher une réparation intégrale ou de rêver à une recréation miraculeuse à partir de rien ou de mirages théoriques ?

La possibilité de reconstitution du moteur dans un état historique est illusoire, notre monde des humains a changé en profondeur au cours de la révolution industrielle.

La possibilité d'inventer un moteur à neuf est illusoire, notre humanité n'a pas changé.

La révolution numérique comme suite de la révolution industrielle

L'étouffement présent du moteur relationnel de nos civilisations « modernes », on peut l'attribuer à la continuité entre la révolution industrielle et la révolution numérique : standardisation, massification, transfert d'activités humaines physiques et intellectuelles à des machines et à des logiciels, création progressive d'une "humanité augmentée" par les nouveaux pouvoirs mis à la disposition de chacun.

En abusant à peine : notre sentiment de libération personnelle et la mise à notre disposition de machines – esclaves se traduisent automatiquement en obsession de la libération et de la puissance : ivresse du pouvoir et simultanément angoisse du vide, aspiration à une forme d'esclavage dans le refuge de la pensée magique. Voir par exemple l’imposition de la « manie du héros » dans tous les domaines, la dénaturation des valeurs en mots d'ordre, l'idéalisation de la "machine intelligente", les glorifications de records absurdes et de comportements déviants, la banalisation du charlatanisme dans les sciences et les technologies… non pas en contraste mais en complète cohérence avec notre dépendance continuelle à notre smartphone.

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La révolution numérique est une suite naturelle de la révolution industrielle. C’est la révolution industrielle qui a créé les bases matérielles et les bases mentales de la révolution numérique. Les belles idées des débuts d'Internet, les idées de partage du savoir et de l'expérience entre individus égaux motivés par le progrès humain, ont été volatilisées au cours d'un processus d'industrialisation classique par centralisation des moyens, réduction de la concurrence, extension maximale de la cible des utilisateurs, création et entretien de l’addiction, maîtrise des normalisations et des rythmes d’avancées technologiques, etc.

Internet est devenu un super media dont dépendent tous les autres. En germe dès l'origine de son industrialisation, la mutation monstrueuse d'Internet en centrale d'observation instantanée des comportements et des pensées exprimées s'est opérée, alimentant en arrière plan toutes les possibilités organisées d'influence et de propagande. Dans les résultats de requêtes traitées par les moteurs universels de recherche, les encombrements de publicités personnalisées et parfois quelques lignes de réponses visiblement raccordées ne font que manifester à la marge les effets d’une boucle de rétroaction géante dont chacun de nous fait partie en tant qu’acteur et en tant que cible.

La première vague de la révolution industrielle, à partir de l'exploitation sans frein du charbon puis du pétrole et du gaz naturels, est "responsable" du pillage de la planète.

En prolongation de cette révolution industrielle, la révolution numérique est "responsable" de la surcharge du moteur relationnel de nos civilisations, de la mise hors circuit de certains liens sociaux au profit de liens portés par les nouvelles technologies – une autre forme de pillage, celui de nous-mêmes.

Que les nouveaux liens sociaux portés par les nouvelles technologies, produisent diverses formes d'asservissement mental individuel, ne serait-ce que par les effets du bombardement informationnel, et véhiculent principalement des "informations" diffusées par des médias influencés ou des individus manipulés, c'est une évidence par construction. Si nous ne faisons pas l'effort de prendre du recul pour tenter d’organiser notre propre réflexion, nous nous soumettons de fait à un processus de dressage (analogue à celui d'un centre de "redressement", version industrialisée du "village global" et des "réseaux sociaux" génériques). Les bons conseils des spécialistes du bien être par divers procédés de resourcement peuvent suffire à propager la nécessité d’une prise de recul, ils ne peuvent provoquer la réanimation d’une capacité de réflexion productive au-delà des réactions impulsives individuelles, en effet, les liens sociaux nécessaires à la réflexion productive ont disparu ou ont été dévoyés dans des cadres d’échanges instantanés. Est-ce un paradoxe que la pensée des humains de plus en plus "éduqués" se radicalise, que les records absurdes, les exploits monstrueux, les perspectives technologiques miraculeuses, se substituent aux représentations traditionnelles du progrès de l'humanité ?

La révolution numérique a caricaturé et encadré informatiquement ou carrément liquéfié les liens sociaux ordinaires dont l’entretien et les productions s’étalent dans la durée par des interactions temporaires entre des personnes choisies, avec des périodes intermédiaires de mûrissement dans le vécu – les liens qui font la capacité humaine à faire évoluer la société depuis les âges les plus anciens.

La révolution industrielle avait largement préparé cette évolution, par l'introduction des comptages ineptes dans les disciplines du développement humain, en préalable à la marchandisation des diplômes. Progressivement au cours de la révolution industrielle, s’est opérée l'industrialisation de l'acquisition massive des "connaissances" en substitution des compétences (dont l'acquisition progressive nécessite des expériences individuelles, des interactions dans la durée et dans la réalité de la vie), sauf dans quelques métiers « à vocation » sous protection d’institutions conservatrices. C'est ainsi que chaque pays met sa fierté dans la proportion des diplômés de l'Université dans sa population, sans s’alarmer que les "connaissances" si généreusement partagées et si précisément vérifiées ne peuvent en elles-mêmes nulle part être mises en oeuvre. Nos méthodes éducatives modernes persistent à ignorer la distinction entre ce qui relève de l'élevage initial (au sens noble) de l'enfance, ce qui relève des préalables à l’entrée dans un ensemble de métiers socialement reconnus, ce qui relève de l'entraînement et plus tard du perfectionnement dans un métier, enfin ce qui relève de la recherche et de l'ultime. Le modèle humaniste des Lumières a muté en modèle industriel de mandarinat de masse au nom d'un idéal de super humanité qui conduit à mépriser les sciences et techniques fondamentales réputées peu évolutives (par exemple la science des organisations, les techniques de la logistique, les techniques agricoles). Est-ce un paradoxe que nos sociétés "modernes" les plus évoluées, confites de savoirs et matériellement suréquipées, soient incapables de s'organiser face à des menaces nouvelles, au point de ne pas discerner les causes de leurs déficiences, mais que l'on y trouve des vedettes savantes sur tous les sujets ?

Choix de conception, grandes conséquences

Avec la révolution numérique, un cran supplémentaire de "modernité" est franchi par l'assimilation entre "connaissance" et "information", et de là automatiquement, par l'assimilation entre l'information elle-même et l’information de son existence. Ce cran supplémentaire est franchi par la combinaison entre un choix fondamental de conception du Web et l’usage des moteurs universels de recherche.

Le Web repose tout entier sur la capacité de créer, à l’intérieur des contenus, des « liens URL » vers d’autres contenus. Chaque « lien URL » est un pointeur unidirectionnel vers une information supposée immuable en contenu et en localisation, comme les renvois aux numéros de pages dans les index en fin d’ouvrage. On devrait plutôt dire « fil URL », mais l’usage a consacré le terme « lien URL »…. Quel que soit le bon terme, l’irréalité de l’hypothèse d’immuabilité des contenus et de leurs localisations aurait du restreindre l’usage du Web à des fonctions d’archivage à vocation de simple conservation comme dans un musée de collections figées. En effet, dans le monde vivant, des pages des ouvrages sont souvent réécrites, des pages disparaissent, les chapitres sont réorganisés, les ouvrages eux-mêmes se cannibalisent entre eux, s’éclatent et se multiplient…

En pratique, le défaut originel est plus que largement compensé par les possibilités offertes par les moteurs de recherche, très performants (surtout pour des requêtes simples comportant un, deux ou trois mots), au prix d'une centralisation des ressources, d'une consommation énergétique géante et d’investissements réguliers pour alimenter une croissance par nature illimitée. L'utilisateur d'un moteur de recherche s'assimile à un consommateur de pages de liens éphémères dont il aura négligé la plupart dans la minute, oublié les autres dans l'heure. A quelle fréquence, sur les pages d’un résultat de recherche, la seule information d'existence des contenus a-t-elle suffi à notre besoin de savoir ? A quelle fréquence, dans une contribution sur un réseau social, la citation d'un lien vers un contenu prétendument pertinent a-t-elle suffi à entretenir notre opinion pour ou contre cette contribution ? Dans nos vies urbaines pressées, la superficialité s’impose dans tous les domaines de notre pensée orientée par nos recours généralisés aux moteurs universels de recherche. Les résultats des recherches par des moteurs universels, interprétés dans une illusion encyclopédique, font vérité et raison. Quand ces résultats ne sont pas satisfaisants, c’est forcément que les questions ne sont pas pertinentes - hors jeu !

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Le moteur de recherche universel propose plus qu’une compensation de la primitivité du lien URL (unidirectionnel, instantané, sans possibilité de réplique ni de retour). Du point de vue de l’utilisateur d’un moteur de recherche universel, ce dernier, dans les apparences de son fonctionnement, ignore les liens URL du Web ! En effet, dans les apparences, tout se passe comme si le moteur universel exploitait un univers d’un seul tenant où tous les contenus seraient atteignables simultanément. Cependant, les faiblesses natives de la conception du Web ne pourraient être surmontées qu’imparfaitement et difficilement par les moteurs universels : par exemple, comment obtenir un résultat de recherche trié en fonction des dates de création ou dates de dernière modification de chaque contenu sélectionné ? Comment obtenir un tri des résultats de recherche en fonction des dates des liens URL existants qui pointent vers ces contenus ?

Au moins, pour la conservation du savoir et des oeuvres de la pensée humaine sous leurs formes matérielles, nos civilisations numériques ne font ni mieux ni pire que les civilisations anciennes. Sans avertissement, les livres (et plus généralement tous les contenus publiés) datant de quelques années en arrière disparaissent progressivement du Net. Cependant, quelques années après la disparition des contenus, un moteur universel de recherche retrouve leurs références et quelques citations et commentaires dans les cas d'ouvrages de grande diffusion ou de grande réputation. Seuls demeurent disponibles en leur état d’origine quelques ouvrages considérés comme historiques selon les critères de sélection du moteur de recherche. Par rapport aux époques des grandes bibliothèques et des centres de recopiage artisanal - époques où l'on brûlait régulièrement tous les livres, par accident ou délibérément -, la modernité se réduirait-elle à l'automatisme « intelligent » des moteurs de recherche ? A notre époque, pour les utilisateurs connectés, une panne d'Internet, la perte d'un de ses composants, une restriction d'usage des moteurs de recherche... ont le même effet qu’un incendie de bibliothèque.

Bref, nos sources de connaissance ne sont pas perdues, pas plus (mais pas moins) qu’aux époques historiques. Ce qui s’est perdu ou s’est dévoyé au cours de la révolution numérique en prolongement de la révolution industrielle est d’une autre nature : une partie de nos liens sociaux, justement ceux qui nous permettaient de nous adapter au réel de la vie plutôt que nous abandonner aux contraintes machinales des relations informatisées.

Pouvons-nous récréer des équivalents des liens sociaux perdus ou dévoyés, en nous servant des instruments créés au cours de la révolution numérique, et malgré les imperfections et pesanteurs de ces instruments ?

NB. Ce qui précède concerne le Web au sens strict, c’est-à-dire les mécaniques logicielles exploitant les liens URL entre des contenus du Web. Les super télécommunications et les plates formes des services aux utilisateurs connectés utilisent les canaux physiques d’Internet et passagèrement quelques interfaces Web - de plus, avec des protocoles spécifiques de connexion et de communication. Les super télécommunications comprennent notamment les conférences à distance et certaines messageries instantanées (voire certains « réseaux sociaux »). Ce sont clairement des exemples de « nets progrès » sociaux dans la mesure où ces instruments entretiennent des liens sociaux préexistants à la révolution numérique, par exemple en communautés de travail ou en groupes familiaux ou dans les relations avec des services gouvernementaux, et dans la mesure où ils évitent le gaspillage d’énergie et de ressources. En gros, ces divers services correspondent à ce qu’il est convenu d’appeler le Web 2.0, mais l’infrastructure Internet-Web demeure telle qu’à l’origine et les caractéristiques de cette infrastructure expliquent en grande partie les difficultés et lourdeurs de développement des interfaces d’utilisation des services à haut degré d’interactions (services bancaires aux clients, services gouvernementaux aux citoyens,..) en regard d’exigences minimales de convivialité, de fiabilité et de sécurité.

Petite discussion à fort potentiel

Le contexte est celui d’un groupe d’ »utilisateurs pilotes» dans un projet informatique d’entreprise, après une réunion (à distance) d’examen critique des spécifications du projet.

Voici un extrait d’une discussion privée devant une machine à café entre deux participants, quelques temps après la réunion du groupe au complet.

Alumy « Fred et Sylvie se sont encore bien joliment engueulés. A chaque fois, cela dure un quart d’heure, et cela fait au moins 3 fois qu’ils nous font le spectacle. Est-ce qu’il y aurait quelque chose entre eux ? »

Realy « Ta gueule, petit bonhomme. Prosterne-toi devant le noble combat pour la liberté dans la création des comptes de gestion. Fred veut une liste unique avec une latitude de choix dans chaque entité nationale. Sylvie refuse. «

Alumy « Dommage que leur discussion soit restée au niveau des grands principes et des règles de codification des comptes, je n’ai rien compris et je ne suis pas le seul « 

Realy « Ben oui, ils n’ont pas voulu étaler les petits arrangements locaux de leurs entités respectives. Ce sont deux experts reconnus dans leurs domaines. Ils n’allaient pas s’envoyer les torchons et les serviettes à la figure.»

Alumy « C’est torchons et serviettes, les adaptations de l’entreprise aux lois et règlements locaux, aux façons locales de gérer des affaires, le personnel, les sous-traitants ? Partout dans le monde, d’une manière ou d’une autre, tout se négocie et se paie, y compris la bonne image et le respect. Dans un pays, on peut avoir intérêt à perdre certains procès, dans un autre à les faire durer… »

Realy « D’accord, d’accord, d’accord ! La bagarre entre Fred et Sylvie, c’est un écran de fumée. Derrière, il y a la vraie question, celle de l’adaptation de l’entreprise à chaque réalité locale. Mais alors, il faudrait aussi tenir compte de l’adaptation locale des objectifs d’entreprise. Sinon, tout se résume aux frais de retranchement dans un bunker et à l’achat du désintérêt des nuisibles.»

Alumy « Moi, ce qui m’exaspère, c’est qu’il faut être hyper spécialiste pour imaginer concrètement les options, et pourtant Fred et Sylvie se sont bien énervés avec leurs arguties sur des micro détails de numérotation. Raison, Liberté, Chaos et allez donc, on se balance les grands mots comme des insultes… »

Realy « Ouais, heureusement que personne n’y comprend rien à part ces experts incapables d’expliquer leurs salades, cela évitera que la question remonte au comité de direction qui n’y comprendra rien non plus. »

Alumy « Et à la fin, on aura la solution imposée par l’informatique à zéro degré de liberté. »

Realy « Ou la décision par derrière d’un grand boss bien informé… Espérons qu’il aura voyagé dans sa carrière et compris ce qui se passe sur le terrain. »

Alumy « Tout cela, c’est de la littérature…»

….

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Cette discussion révèle plusieurs défauts de la conduite des réunions du groupe pilote :

  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon jamais une « engueulade polie » entre experts n’aurait pu se dérouler pour la nième fois dans le silence des autres participants enfermés dans leur propre incompréhension
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon les belles théories n’auraient pas pu servir de prétexte au maintien d’un pseudo débat écartelé entre « les grands principes » et des détails d’apparence mineure
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon la personnalisation des points de vue exprimés aurait été vite dépassée au cours d’une exploitation systématique de l’expérience et des compétences de tous les participants
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon les éléments d’une éventuelle prise de décision auraient été dégagés au lieu de laisser s’élever un mur infranchissable de pseudo expertise
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon, au pire, dans le cas probable où le problème initial aurait été mal posé, on aurait au moins identifié des questions en termes compréhensibles par tous
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon aucun participant ne cultiverait après coup la perspective de « solutions » imposées par la logique interne d’un développement informatique ou par l’arbitraire d’un grand chef
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon le groupe pilote se sentirait investi d’une responsabilité plus large que celle d’un groupe temporaire de figurants réunis pour cocher une case dans une liste de tâches aux produits formatés ; ce groupe se comporterait alors en tant que groupe responsable, publierait régulièrement des conclusions synthétiques et serait consulté pour les autres décisions à prendre dans la suite du projet

En prolongement de cette critique, d’autres questions peuvent surgir :

  • Quel peut-être le niveau réel d’utilisation des compétences et de l’intelligence des participants dans ce projet ? Entre 20 et 50 % ? Plus ou moins ?
  • Quelle est la probabilité que l’expérience des participants puisse servir à leurs successeurs dans la même entreprise dans 5 ans, quand il faudra changer de logiciel ou le refondre ?
  • Quelle est la probabilité que l’expérience des participants à ce projet puisse être connue de leurs homologues dans d’autres projets similaires, tout de suite ou plus tard ?
  • Comme il va, quelles sont les chances de « réussite » de ce projet ?

La « littérature », c’est notre nature humaine. Le petit exemple ci-dessus nous dit par contraste que nous ne sommes pas au bout des pouvoirs très ordinaires de cette « littérature ». Notamment, l’invention de nouvelles méthodes adaptées à la conduite des réunions à objectifs serait un progrès considérable dans beaucoup de domaines et de circonstances, et ce grand progrès ne serait pas bien difficile à concevoir. Sans fausse modestie, nous renvoyons aux billets de ce blog qui proposent un principe « trinitaire » de conduite des réunions à objectif et une étiquette des comportements, notamment afin d'échapper aux artifices de la rhétorique et aux fantômes de son contexte, tous deux hérités de la haute antiquité.

Pour un Web de liens sociaux fondateurs

Deux priorités et un avertissement se dégagent en synthèse :

  • un lien social est à reconstituer sur le Web : une forme de transmission artisanale des compétences.
  • un lien social est à créer : le débat organisé en vue de prises de décision (dans un sens très large) NB. Dans le cadre de projets, le lien du débat organisé peut contribuer très naturellement à la réalisation de transmissions artisanales de compétences.
  • un lien social n’est effectif que par une discipline consentie dans les interactions, soit une étiquette définie entre les personnes en fonction de leurs objectifs, qui ne peut être entièrement portée par un automatisme universel

En termes techniques, il s’agit de créer un Web des relations artisanales en sous-réseaux à multiples dimensions, à l’écart du Web industriel de la puissance et de l’addiction, en revenant aux bases d’Internet et au projet du Web originel.

Imaginons à l’échelle d’un pays ou d’un continent, les échanges entre des personnes contribuant à des transformations « écologiques » de leur logis et de leur environnement, par une multitude de projets régionaux apparentés entre eux dans leurs objectifs, avec des interconnexions entre les projets, des dépendances entre projets, des communautés de moyens et de personnes entre les projets. Imaginons ces échanges au-delà des transmissions de « bons trucs » ponctuels entre des directions des projets ou entre quelques spécialistes experts, par exemple pour le perfectionnement des personnes en charge de chaque fonction à l’intérieur des projets (pas forcément toutes mûries ni issues des mêmes écoles ou milieux) et le partage de leurs expériences. Imaginons les besoins spécifiques de recherche et de consultation des « informations » ainsi disponibles au bénéfice des participants de tous les projets, pour des questions dans l’instant et plus tard pour des capitalisations des expériences. Imaginons les besoins fréquents de restructuration des organisations de projets et les changements de thèmes prioritaires de chaque projet en fonction de leur avancement….

En regard de tels besoins de partages en réseaux étendus à géométries variables dans la durée, les actuels logiciels de collaboration sont des équivalents de jouets pour enfants en bas âge, des tableaux d’affichages et des dépotoirs animés qui, après chaque usage, sont détruits, oubliés, au mieux commémorés par des dessins en tant qu’événements ponctuels. En regard des besoins de capitalisation de l’expérience vécue dans un monde évolutif de personnes vivantes, les actuelles « gestions des contenus » sont des outils simplistes, inadaptés à la gestion des changements de ces contenus (sauf par ajout de blocs définitivement figés). Pour s’en persuader, il suffit d’observer la proportion des liens en « erreur 404 » dans les notes et renvois en bas des pages de l’encyclopédie Wikipedia, pour des articles de fond, d’histoire ancienne, et même à propos d’événements récents ou de célébrités contemporaines, alors que ces notes et renvois sont censés apporter des preuves de la pertinence des textes et images des articles. Dans un univers de relations vivantes en réseaux, en permanente restructuration, une gestion des liens relationnels serait un besoin premier, à ne pas confondre avec l’actuelle gestion des formes et des contenants. Cette gestion des liens n’existe pas dans le web actuel, dont les services demeurent entièrement fondés sur le lien URL unidirectionnel d’origine.

Pour répondre aux besoins de création de nouveaux liens sociaux au travers du Web, il ne peut être question de refonder le Web, par exemple à partir d’une hypothétique définition d’un lien URL étendu, il s’agit d’ailleurs sans fausse modestie d’encore bien plus que cela, car les enjeux « littéraires » importent ici plus que l’infrastructure technique. Il ne peut être question non plus de réaliser un sous univers du Web muni d’une gestion spécifique – cette réalisation (par qui au nom de qui) serait impossible dans un délai compatible avec les enjeux planétaires courants (ceux-là courent très vite) : voir l’annexe technique en fin de billet.

De manière réaliste, il faut donc nous débrouiller avec ce qui existe (notamment les moteurs universels de recherche), moyennant quelques adaptations de logiciels existants (les joujoux de la crèche collaborative), en misant par ailleurs sur l’instauration d’étiquettes de collaboration efficace sur le Web en vue de la capitalisation des expériences. C’est ce dernier point qui est crucial dans la création des liens sociaux, il est traité par ailleurs dans plusieurs billets de ce blog, nous n’abordons donc ici que le projet technique.

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En quelques lignes, voici quelques orientations techniques pour adapter un logiciel collaboratif ici interprété comme une variante de forum :

- invisibilité des contenus vis-à-vis des moteurs de recherche universels, sauf les pages explicitement ouvertes par l’administrateur (entre autres certaines synthèses, voir plus loin)

- indexation automatique de chaque contribution (projet, phase de projet ou phase d’audit, auteur, fonction de l’auteur dans le projet, date, type du produit / contrat /documentation concerné, nature de la contribution…) pour classement par un moteur local de requêtes internes (requêtes pré paramétrées)

- possibilité par le contributeur ou un administrateur de compléter ou modifier l’indexation de contributions individuelles ou groupées

- facilité d’écriture de synthèses (localement indexées) par un administrateur (ou un contributeur spécialisé) à partir de contenus d’un fil d’échanges, en remplacement, reprise ou complément de ces contenus ou à partir d’informations externes sur des événements extérieurs, réunions à distance, etc.

Une adaptation convenable d’un logiciel collaboratif fonctionnant sur des serveurs semble se situer dans le champ du possible, d’autant plus que toute l’instrumentation informatique existe déjà probablement quelque part en logiciel libre. Cette adaptation n’est cependant pas triviale ni au plan de la technique informatique ni surtout dans la mise en œuvre. Comme témoins de cette difficulté, on peut observer les forums de support aux utilisateurs de certains logiciels ou systèmes d’exploitation : la décomposition en sous forums par thème prédéfini ne compense pas l’absence d’un moteur local de requêtes à partir d’une indexation systématique fonctionnelle des contributions; de plus, la présentation des contributions successives par date à l’intérieur de chaque fil de discussion manifeste l’absence d’une synthèse finale rapidement accessible. Est-il admissible que, dans la vraie vie, pour un problème de bogue dans l’utilisation d’un logiciel ou d’un système d’exploitation, un moteur de recherche universel fournisse plus directement des réponses utiles que le parcours à l’intérieur d’un forum de support (quand il existe) ? On aura compris, sur cet exemple, que la réponse au besoin n’est pas seulement du domaine de la technique informatique, mais que cette dernière est décidément perfectible.

Pour ce grand progrès,
Pas de nouvelle technologie,
Aucune extension de bande passante,
Zéro levée de capitaux,
Un tout petit peu de génie,
Quelques pincées d’enthousiasme contagieux,

Le scandale est ailleurs

Ce n’est pas un paradoxe que nos sociétés modernes prétendument en réseaux, où l’information circule à toute vitesse – et pourtant il paraît que les besoins de circulation des informations augmentent indéfiniment - soient superficielles, avides de virtualités, comme si à présent tout le monde voulait courir plus vite que la mort, en répétition accélérée des élans historiques de démence collective qui ont produit les monuments d’éternité, les empires conquérants.… Rien dans ce début de siècle ne nous annonce une grande époque, ni en regard des époques historiques, encore moins après le siècle des guerres mondiales, de l’industrialisation généralisée, des grandes avancées scientifiques… et d’Internet et du Web. L’être humain social demeure un primitif. Une urgence de notre époque est de dépasser cette évidence, alors la recréation du lien social de transmission des compétences sera comprise comme une priorité.



Alertindirection.jpg Annexe technique : impasses de la capitalisation industrielle

Le standard HTML comprend un méta élément « robots », que l’on peut déclarer en tête de chaque page. Ce paramètre permet un réglage élémentaire du comportement théorique des moteurs de recherche pour chaque page publiée sur le Web. Les 6 valeurs possibles vont de l’invisibilité à l’indexation intégrale, en passant par l’autorisation donnée aux moteurs de suivre les liens inclus dans la page.

La gestion des liens, en tant que relations porteuses de sens entre des contenus, dans un super réseau social structuré en sous-réseaux d’étendues et durées de vie variables exigerait d’autres possibilités. Ces possibilités devraient être développées à plusieurs niveaux : choix explicites des utilisateurs (sans qu’ils aient obligation d’apprendre le HTML), actes d’administration des liens et des contenus à divers niveaux des sous-ensembles de contenus et selon les besoins des évolutions de ces contenus (y compris leurs coagulations en synthèses), automatismes d’une centrale de gestion des liens spécifique au super réseau social.

De toute évidence, il serait irréaliste d’envisager une extension de la conception originelle du Web, comme une révélation divine qui s’imposerait d’un seul coup. En revanche, le travail de conception et de réalisation de l’instrumentation adaptée à de tels super réseaux sociaux de collaboration et de capitalisation reste à peine esquissée alors qu’il existe un abîme ENTRE l’existant sur le Web (dont les actuels réseaux sociaux et les outils collaboratifs) et les logiciels spécialisés de gestion des projets, de maintenance des infrastructures, de conception assistée, de gestion des configurations, de gestion documentaire, etc. Cet abîme intermédiaire est celui de la capitalisation systématique de l’expérience, qui doit concerner une large population, pas seulement celle des participants directs à la réalisation de projets, mais aussi celle de leurs successeurs en charge de l’entretien des réalisations, celle des auditeurs en cours de projet et pendant l’exploitation des produits du projet, enfin surtout celle des utilisateurs.

Il est douteux qu’un effort de conception originale d’une gestion des liens adaptée à cette capitalisation sur le Web puisse aboutir dans un temps court s’il était confié à des spécialistes informaticiens, même avec l’assistance de consultants expérimentés et de groupes d’évaluation des prototypes successifs, d’autant plus que la créativité des informaticiens compétents pour ce genre d’ouvrage est absorbée par la stratégie informatique des puissances du Web dans une course artificielle aux innovations dans les piliers de l’informatique, notamment les plates formes de développement et les quasi standards associés, en versions multiples plus ou moins finies et performantes…

Le jour viendra-t-il où l’on s’apercevra que les logiciels, les réseaux, le Web lui-même, relèvent de l’industrie lourde, et que la négation de cette évidence contribue à cantonner l’utilité sociale du Web à celle d’un parc à jeux illuminé par des automates - jouets en rénovation perpétuelle ? Qui pourrait lancer une grande revue de projet du Web, une grande revue de projet des canaux et procédures de télécommunications, autrement dit et a minima une grande confrontation entre les objectifs et les réalisations technologiques dans une perspective anti-gaspillage ?

Pour ce qui concerne notre sujet, la conclusion s’impose : pas de grand développement informatique original, seulement des adaptations de logiciels libres. On y perdra en gloriole, on y gagnera sur tous les autres plans.

vendredi 19 juin 2020

Pour une recréation du réel

Ce billet est encore un billet d'actualité, pour une fois sous quelques apparences de haute pensée, bien qu'il ne soit, au fond du fond, qu'une actualisation de dits et réflexions de mes grands parents, qui vécurent les améliorations accélérées du confort matériel depuis le tout début du 20ème siècle jusqu'à la décennie des années 80. Au passage, si on peut dire, ils vécurent plusieurs événements destructeurs de leur monde et de leur être, de leurs familles, de leurs ressources, de leurs moyens de subsistance quotidienne - guerres, épidémies, crises économiques, révolutions - ce qui les obligeaient à s'inventer une forme de sagesse.

Présentation résumée

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L'hystérie autobloquante de nos sociétés industrielles en réaction aux menaces planétaires peut s'expliquer de multiples façons, il devient urgent d'en choisir une qui soit opératoire. L'explication ici proposée est une forme d'auto hypnose assez banale dans l'histoire de nombreux groupes sociaux, mais qui a pris une dimension universelle avec l'expansion démesurée des services des nouvelles technologies en informatique et télécommunication, simultanément agents d'addiction et témoins de propagande. Au départ, il n'y avait qu'une théorie enthousiaste du Progrès par la science et la technique, rejetant à l'arrière plan le pillage des sources d'énergie et des ressources naturelles, à l'arrière plan aussi les dégradations inévitablement associées à la "société de consommation". Dans tous les esprits et dans presque tous les domaines de la pensée politique, économique, sociale, cette croyance au progrès absolu s'est constituée à l'équivalence d'une vérité scientifique en fondation d'une civilisation moderne caractérisée par sa dynamique en réseau mondial, en contraste de l'immobilisme relatif et des cloisonnements des temps anciens. Le petit maître du feu domestique se sent chaque jour plus puissant, et s'imagine bientôt maître de l'Univers, exonéré des lois physiques gênantes. Cette croyance est particulièrement confortable, elle nous débarrasse de la responsabilité de nous-mêmes comme dans une réalité virtuelle où tout serait maîtrisable par construction. Actuellement, cette croyance faussement solaire, en combinaison avec des justifications de circonstance et la simple peur de perdre, empêche de concevoir l'avenir de l'humanité terrestre autrement que par continuation ou survitamination de son socle agro-industriel, et la vocation universelle de cette croyance trouve sa démonstration dans l'acceptation mondiale de ce blocage - une implication circulaire tragiquement inepte. Nos illusions se dissiperont dramatiquement sous la contrainte, avec l'apparition des premières conséquences vraiment brutales des déséquilibres et des épuisements naturels, qui seront naturellement fortement différenciées selon les régions du globe. Dans l'état présent du monde, seule la mise en oeuvre de stratégies régionales de rupture en coordination minimale (et sur mesure) entre les pays pourra éviter la plongée dans le chaos de la guerre de tous contre tous. Dans l'état présent du monde, chaque stratégie de rupture pourra réussir à condition de s'annoncer comme telle par des actions initiales plus que symboliques et à condition de traiter en parallèle, dans toutes ses expressions et ses réalisations, le mental et le matériel, l'ordre social et la subsistance, l'individuel et le collectif.

Le réel comme création sociale

Beaucoup a déjà été écrit sur l'invention du réel, en tant que découverte du monde et de l'univers par l'Homme, au travers des péripéties des avancées des techniques et des sciences.

L'Histoire se souvient des créateurs de Progrès et même des précurseurs. L'Histoire se souvient des étapes d'apparition des progrès, aussi des régressions, des cruautés et des crudités. L'Histoire se souvient aussi des opposants au Progrès, des grands criminels, des doctrines fausses. C'est l'Histoire construite par l'Homme pour l'Homme.

Par suite légèrement abusive, dans notre culture collective, notre conscience du réel et ce réel lui-même s'assimilent à des produits scientifiques de l'Histoire humaine. Par extension totalement abusive, certains esprits audacieux ou simplement opportunistes considèrent que leurs vérités, leurs valeurs, leurs normes sociales, en tant que produits de cette même Histoire humaine, en obtiennent confirmation. Certains d'entre eux savent dire, à propos de tout événement de l'actualité, ce qui est le Bien, ce qui est le Mal, et discuter savamment de leurs hésitations.

Le point de vue de ce billet est tout autre - pas à l'opposé, tout autre - les autres billets de ce blog en témoignent.

En effet, en vue des tourments à venir dans notre époque, l'Histoire à privilégier serait celle des ruptures des fondements techniques et mentaux des sociétés, de la maîtrise ou non de ces ruptures, des effets ressentis ou constatés, que ces ruptures puissent être jugées rétrospectivement comme des progrès (sous-entendu vers nos sociétés présentes) ou des régressions.

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Les quelques ouvrages dont les couvertures illustrent ce billet peuvent être lus en écart à la modélisation simpliste de l'Histoire comme Progrès de l'Homme. Ils peuvent être lus comme des analyses de ruptures historiques dans nos modes de pensée et nos mode de vie, à présent que l'on connaît les conséquences de ces ruptures. Ils peuvent être lus comme des arguments d'existence de la capacité humaine de création du réel, le réel social de la vie en société dans ses dimensions physiques et mentales, le réel de la vie humaine - création par définition toujours d'apparence relativement positive dans l'instant. Dans ce parti pris de lecture, ces ouvrages ne sont pas spécialement originaux sur les étagères des librairies. Ces ouvrages traitent de leurs propres domaines divers pour leurs propres objectifs. Ensemble, ils témoignent de l'universalité de la capacité humaine de création du réel, matériel et mental, et de la variété de cette création dans l'Histoire.

La folle modernité par la virtualisation du réel

Pourtant, dans l'actualité de notre monde en 2020, l'absence de capacité de création du réel est frappante, à moins de réduire le réel à certaines spécialités pointues des techniques et des sciences appliquées. Les grossières mimiques théâtrales médiatisées de quelques puissants personnages ne font qu'accentuer la sensation de répétition et de lourdeur, même en dehors des domaines politiques et économiques.

Avant l'industrialisation massive, dans toute société (ou groupe social) de traditions, chacun se conduisait selon une éthique censément représentative de valeurs communes, évolutives au rythme des générations. Cette éthique était produite par un processus d'adaptation générative plutôt chaotique. Dans ces sociétés de traditions, une élite sociale se caractérisait par la conscience des nécessités d'adaptation de l'éthique, par le rééquilibrage entre les valeurs héritées ou par la réinterprétation de ces valeurs. Cette élite-là ressentait spontanément, par exemple, que Machiavel, en écrivant Le Prince, faisait acte de dénonciation de la fausse élite des puissants parasitaires et des prédateurs sans limite, une fausse élite de caïds complètement absorbés dans les péripéties de leurs compétitions.

A présent, dans une société "moderne" qui confond science et connaissance, pouvoir et machine, l'éthique sociale se résume à quelques sous-ensembles interprétables par informatique, y compris le "corpus légal" et les "institutions". Les dirigeants, ceux des états comme ceux des grandes organisations, ne peuvent plus que perfectionner à la marge la programmation de leur Grande Machine, dont le fonctionnement dépasse depuis longtemps leurs capacités mentales, pour optimiser des indicateurs de "réalité objective" en référence à un équilibre théorique. La population se gère en masses catégorisées de sous machines dont le logiciel principal d'interaction sociale serait limité à la réclamation de "mes droits" et à la reproduction maladroite d'éléments de langage produits par la Grande Machine à partir des sondages d'imprégnation par la Communication. On ne sait plus vouloir "bien faire", mais on sait toujours "faire bien", il suffit pour cela de suivre le programme à la mode avec l'équipement obligatoire des derniers bidules en promotion publicitaire.

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La réalité de ce réel de la modernité, c'est que le rêve de dépassement de l'humanité faillible et vulnérable se réalise par une projection de l'humain hors de son propre réel, comme super automate commandeur de sous automates de plus en plus puissants. L'ancien monde obsolète des humains d'avant, les humains de l'Histoire, survit dans les modèles de comportements émotifs caricaturaux des reportages de faits divers, des publicités, des séries télé et des oeuvres archivées qui les inspirent.

L'humain d'avant, c'était une autre espèce qui vivait et pensait autrement dans un autre monde, une espèce disparue comme Neandertal. Bienvenue dans le monde moderne des rêves en boîtes de conserve, bienvenue dans la société de l'être bidon.

Quelle rupture ?

Que la planète Terre ne supporte plus nos industries dévorantes et polluantes, que l'illusion de la toute puissance de l'Homme s'évapore subitement face à un élément perturbateur inconnu comme un nouveau virus covid, c'est un constat commun. Une autre évidence est la nullité des conventions mondiales successives sur le climat : imperturbablement, la progression des émissions mondiales de gaz à effet de serre se poursuit sur la même pente, sur une droite complètement corrélée à celle de la croissance du PIB mondial. Les conventions mondiales presse boutons ne seraient-elles pas l'une des plus tragiques manifestations de la virtualisation du réel dans notre modernité ? De plus, comment ignorer l'empoisonnement des océans et de la plupart des réserves terrestres d'eau douce, l'extinction des espèces animales et végétales... ? L'inertie des phénomènes planétaires naturels engendrés par les activités humaines est telle que la seule accumulation de nos négligences passées entretiendra la poursuite des dégradations de l'"environnement" pendant 10 ou 20 ans même si l'humanité cessait complètement toute activité industrielle. En conséquence, personne ni rien ne pourra raccourcir le délai naturel entre une éventuelle décision radicale "pour le climat" et l'apparition d'effets positifs dans l'horizon de nos décideurs. Alors, comment agir et sur quoi ?

L'espérance de solution par la technologie et l'innovation est un leurre grossier. Les véhicules à moteurs électriques, les avions à propulsion par hydrogène, les centrales d'énergie "verte", les usines d'absorption des gaz à effet de serre, etc. ne changeront rien à nos perspectives d'avenir terrestre, pas plus que les expéditions scientifiques sur Mars. La moindre modélisation des filières industrielles prétendument innovantes, en termes d'émissions nocives et de déchets, en termes de dépendance à des ressources limitées (l'eau douce non polluée va devenir plus rare que le pétrole), montre que globalement ces prétendues innovations seront sans effet, même localement pire que la prolongation des industries actuelles sans changement. De plus, même si une transition vers une "économie innovante durable" était prometteuse, même si elle était réalisable techniquement demain matin, la mise en place de sa logistique industrielle (y compris les usines de fabrication en masse) prendrait 10 ans au minimum. Or, nous n'avons plus le luxe d'un délai de 10 ans pour constater un échec, d'autant moins que cet échec est grossièrement prévisible dès à présent sans attendre les développements merveilleux de l'intelligence artificielle, de l'informatique quantique et de l'analyse des big data.

Dans ces conditions, si on en reste là, il est très facile de prédire l'avenir : la guerre de tous contre tous, et avant 2050, l'extermination d'une grande partie de l'humanité, mécaniquement et automatiquement par le jeu des compétitions en miroir, comme processus "naturel" de rééquilibrage entre ce qui restera d'humanité et les capacités hôtelières résiduelles de la planète.

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Peut-on imaginer des avenirs alternatifs ? Les sondages d'opinions, les réflexions de groupes consultatifs, etc. produisent des combinaisons de formules pré inscrites dans le paysage médiatique financé par des intérêts contemporains. Fatalement, même si les propositions peuvent être bonnes en soi, elles se présenteront et seront comprises par les décideurs comme des listes d'aménagements techniques ou juridiques, des orientations de bonnes intentions, des dénonciations "plus jamais cela", voire des rabâchages de mots d'ordre publicitaires, faute d'un plan d'ensemble reconnaissable comme réaliste et acceptable. Le miroir de notre médiocrité, il ne sert à rien de le briser en morceaux, chaque morceau reflète la même réalité que nous ne voulons pas voir : nous n'avons pas le luxe d'un délai de 2 ans pour augmenter encore notre niveau de désespoir, au risque de nous précipiter vers des versions actualisées d'échappatoires traditionnelles - autrefois, on trouvait un chef pour envahir les voisins, propager une religion sacrificielle...

En revanche, l'exploitation systématique des rares retours d'expériences locales "écologiques" significatives, réussies ou non dans les domaines de l'agriculture, de l'urbanisme et des transports, serait une priorité. Mais cette exploitation d'expériences ponctuelles ne sera utile qu'en référence à un plan d'ensemble - à construire -, pas seulement un plan de conversion agricole et industrielle, un plan de recréation sociale. En effet, même si on pouvait généraliser les réussites par des programmes nationaux, il resterait à convaincre la population, nous tous, de changer non seulement notre mode de vie mais notre pensée de l'avenir, et de contribuer à ces programmes autrement que par force. Les conseils avisés des collapsologues, les discours conceptuels sur la complexité et la résilience de nos sociétés... ne suffiront pas.

Bref, compte tenu de l'urgence, comme une rupture sera indispensable, pourquoi attendre le chaos ?

Dans l'immédiat, on pourrait espérer que des pays exemplaires prennent enfin quelques initiatives préliminaires de rupture, d'abord pour leur propre sauvegarde. Par exemple, à titre d'illustration (en référence à un pays européen) et sans ordre : - développement des techniques de la permaculture (agriculture adaptée localement), extension des surfaces cultivées pour l'alimentation humaine - création d'un droit de type "salaire universel vital" à tout citoyen en retour de sa contribution à des projets de travaux d'intérêt local (salubrité urbaine, agriculture péri urbaine, etc.) - restriction des transports aériens aux urgences, aux voyages à longue distance pour séjour de durée minimale de x semaines ou mois - interdiction des ventes d'automobiles individuelles consommant plus de 3 litres au 100 km (pour commencer) - limitation du transport routier de longue distance aux urgences et premières nécessités - arrêt des avantages tarifaires et fiscaux accordés aux productions énergétiques réalisées par des investissements spéculatifs - arrêt de l'extension des métropoles nationales et régionales (suppression des attributions de permis de construire par des autorités locales) - interdiction de tous traitements (bio) chimiques des surfaces agricoles rendant les nappes phréatiques et cours d'eau impropres à la consommation humaine ou animale - fixation des prix minimaux des productions labellisées, agricoles et d'élevage en exploitations conformes - soumission des importations à justificatif d'usage ou de commerce (a minima pour les importations produites par une grosse dépense énergétique ou requèrant une forte consommation énergétique pour leur fonctionnement) - arrêt de la spéculation automatisée - etc.

Tant pis pour les traités et les accords de commerce, tant pis pour le pseudo marché mondial de pure concurrence, tant pis pour la monnaie et la Dette, tant pis s'il le faut pour les interprétations littérales des droits de l'Homme et tant pis pour quelques éléments de notre confort quotidien ! Il faut une rupture pour de bon.

Soyons philosophes. Nous ne serons jamais dans le meilleur des mondes, même pas dans un monde aimable, avant des siècles, à partir de l'état ravagé où nous l'avons mis. Alors, ce serait peu d'admettre qu'il devrait être possible, tout bien considéré à présent, d'envisager sérieusement notre survie dans les 20 ans à venir (sous-entendu pudique : pour une finalité de préservation d'une dignité humaine minimale) ! De toute façon, l'Histoire nous apprend qu'une rénovation institutionnelle et sociale devrait être systématique tous les 10 ans dans tout pays bien géré (à l'analogue des "entreprises dynamiques"), ne serait-ce que pour éviter la sclérose des instances décisionnelles, l'auto complaisance des dirigeants, l'établissement de relations statutaires de corruption, etc.

Interprétons l'Histoire. Dans l'état présent du monde, l'Homme est objectivement devenu son propre ennemi. En l'absence de projet crédible et structurant de la société et de ses valeurs, la pression d'événements naturels brutaux imposera la rupture de l'ordre "économique, politique et social" comme un objectif en soi sous des appellations diverses. Ce sera automatiquement le cas dans tous les pays qui n'auront élaboré que des stratégies partielles d'ordre technico juridico économique.

Rupture pour recréation

Résumons quelques conditions de réalisation d'une grande opération de rupture, en prolongation régionale de quelques mesures préliminaires prises dans quelques pays de pointe, dans l'état du monde en 2020.

Evidemment, un préalable est l'élaboration d'un Plan à 20 ans pour une mise en oeuvre cohérente des premières urgences : énergies, agriculture, urbanisme, transports, industries, communications, citoyenneté, niveaux régionaux de population d'équilibre, institutions, programmes nationaux, projets régionaux, réglementations. Rien que l'énoncé de telles têtes de chapitres révèle ce Plan comme un instrument de recréation du sens de la vie sociale à l'intérieur et en soutien d'une évolution de grande ampleur, ce que nous avons appelé une recréation du réel.

C'est prétentieux, la recréation du réel ? Tant mieux si on peut trouver d'autres termes, mais ce niveau d'ambition est indispensable afin que la réalisation se déroule comme une évolution naturelle, ce qu'elle doit être par principe "en démocratie" pour une réalisation en temps minimal en jouant des souplesses d'ajustements - seule une machine imbécile pourrait croire qu'un Plan pourra tout dire parfaitement dans le détail.

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La réalisation est possible si les pays de pointe prennent le temps de présenter leurs premières mesures provisoirement unilatérales devant les autres pays, avec leurs propres justifications de ces mesures, en encourageant ces autres pays à développer leurs propres programmes pour des objectifs similaires selon leurs propres cultures et environnements. La réalisation est possible si, à l'intérieur des pays de pointe, l'opération est conduite, dans son intégralité et dans toutes ses composantes, avec une honnêteté "scientifique" - tant pis pour l'addiction aux flashes de communication et tant pis pour le mythe de la perfection absolue dans les sciences et les techniques.

La réalisation implique l'explicitation du "nouveau" mental social, pas seulement l'explicitation des objectifs d'un Plan à partir de grandes finalités : les valeurs à privilégier, l'interprétation de ces valeurs dans une éthique de vie, dans l'étiquette des interactions entre les personnes, dans la nouvelle économie des contributions personnelles de chacun pour ses propres compétences à des projets publics.

La réalisation se fera d'elle-même en quelques mois si les orientations et les cadres forcément autoritaires de la recréation sociale sont traduits (à côté de programmes publics nationaux) en projets publics locaux ou régionaux impliquant un grand nombre de citoyens dans des réalisations concrètes - par roulement imposé, sinon les projets locaux seront automatiquement uniquement peuplés de "bons à rien" ou pire.

Les choix de réalisation et les corrections en cours de réalisation pourront se définir et se consolider par l'exercice de formes diverses de "démocratie directe" dans les projets locaux comme dans les prises des décisions difficiles au plus haut niveau - au travers de pratiques normalisées des "débats" et "prises de décisions collectives", notamment dans la conduite des réunions à distance.

A ce niveau d'ambition et dans la réalisation, il existe certainement beaucoup d'alternatives imaginables selon la culture et l'histoire, par exemple dans le dosage entre l'autoritaire et le participatif, entre l'action publique directe et l'aide (conditionnée) aux entreprises et aux exploitations agricoles, dans les évolutions du droit de propriété, etc. De toute façon, le meilleur usage de nos capacités d'imagination et d'organisation ne serait-il pas dans l'élaboration d'un Plan crédible ? Et le meilleur usage de l'informatique ne serait-il pas dans l'extension des partages d'expérience, dans les conduites de projets participatifs, dans les instanciations de "démocratie directe" ?

Plusieurs billets précédents de ce blog abordent ces derniers sujets secondaires, néanmoins cruciaux.

jeudi 27 juin 2019

Pour une analyse de la valeur en informatique

Le mot "nouveau" sert de miroir aux alouettes dans le domaine des techniques de pointe comme dans les industries de la mode. Le gaspillage y est devenu plus que la conséquence d'activités périphériques ou accidentelles : une nécessité existentielle.

Bien avant les modes actuelles de l'intelligence artificielle, des crypto machins et des web services, les logiciels et matériels informatiques étaient surdimensionnés en regard de leur utilité. A l'époque pionnière de l'informatique, il fallait conserver un niveau de compatibilité avec les logiciels et matériels des années précédentes, même si cette obligation impliquait quelques lourdeurs afin de préserver une compatibilité en principe temporaire. De plus, l'élagage des fonctionnalités inutiles aurait exigé, dans beaucoup de cas, une reconception intégrale peu compatible avec les délais prévus des projets; il était donc plus commode de procéder, disons, par suremballage.

A présent, on découvre que la consommation énergétique mondiale des matériels et logiciels informatiques représente une proportion importante (de l'ordre de 15%) du grand total. La diffusion en masse de l'informatique, notamment par les smartphones, soutient la croissance de cette consommation. On trouvera des informations utiles sur le site https://jancovici.com. Dans une vision planétaire, la dépense énergétique de fonctionnement n'est qu'une partie de la consommation totale d'énergie des "nouvelles technologies", il faut considérer tout le cycle de vie des matériels, logiciels et infrastructures, depuis leur fabrication jusqu'au traitement des déchets, depuis la formation jusqu'au financement des retraites des ingénieurs programmeurs et mainteneurs, des exploitants des fermes informatiques, etc..

Tout a déjà été dit par ailleurs sur la critique des usages informatiques les plus gaspilleurs, notamment les visionnages, échanges et téléchargements de vidéos. Dans d'autres billets de ce blog, on trouvera quelques réflexions sur l'évolution de nos sociétés, de nos modes de vie, sous les vagues successives des techniques toujours plus "modernes".

Revenons à l'évolution des ressorts du développement des nouvelles technologies informatiques.

Certaines justifications traditionnelles des "nouvelles" technologies informatiques sont très nobles, par exemple l'invention de nouvelles thérapies. Néanmoins, historiquement, leur développement a été tiré par la course aux armements sous toutes ses formes y compris récemment dans le domaine spatial, puis rentabilisé par la diffusion massive de ces technologies à l'intérieur d'applications ou de services disponibles à tous.

L'actuelle primauté de ce deuxième terme, celui de la diffusion massive, force désormais l'assimilation du domaine informatique aux industries de consommation, avec tout son attirail publicitaire et ses pratiques affairistes.

L'absence d'une logique des développements de l'informatique dans une évolution supposée naturelle à l'intérieur de nos mécanismes sociaux mercantiles pouvait sembler acceptable tant que ces développements ne contribuaient pas aux désastres planétaires et qu'ils étaient censés apporter un supplément culturel à nos vies. Dans une perspective actualisée, il devient nécessaire de contenir la croissance de la voracité énergétique et de la consommation de ressources rares, par exemple en réalisant une grande "analyse de la valeur" de l'informatique, par famille de services rendus aux utilisateurs, pour déterminer comment réaliser à moindre coût énergétique global les fonctions de ces services. Cette analyse oblige à définir les fonctions prioritaires d'utilisation, pour adapter les matériels et logiciels en conséquence, et pour concentrer les développements en conséquence.

Aujourd'hui, on pourrait encore mettre cette analyse de la valeur en balance avec "la modernité et le progrès". Pas pour longtemps.

Voici donc, par anticipation, quelques exemples de remises en cause qui devraient apparaître au cours d'une telle analyse de la valeur, forcément multidisciplinaire.

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La 5G. Pourquoi ne pas attendre la réalisation des expériences en cours en vraie grandeur dans plusieurs villes avant de se prononcer sur les avantages supposés de la 5G en regard des investissements et consommations supplémentaires pour son installation, son fonctionnement, son entretien ? Est-ce que les avantages vraiment utiles (?) de la 5G ne pourraient pas être obtenus à moindre dépense ? L'argument d'un plus haut débit et d'une réduction des temps de réponse au bénéfice des joueurs en ligne sur smartphones et d'intrépides chirurgiens à distance ne devrait-il pas inciter de toute façon à une telle prise de recul ? On pourra aussi découvrir dans un polar récent (Unité 8200 de Dov Alfon, Liana Levi 2019) la révélation de techniques existantes permettant d'espionner à grande distance les communications d'une personne ciblée et de coordonner les actions d'agents en opération sur plusieurs lieux éloignés - à quoi bon la 5G pour faire cela plus vite plus massivement ?

L'intelligence artificielle. Voir le livre en référence "Des intelligences très artificielles" de J-L Dessalles (Editions Odile Jacob, 2018), forcément technique, pourtant parfaitement compréhensible dans sa clarification du domaine et de ses espoirs. A l'inverse, dans trop de discours médiatisés, on dirait actuellement que tout progrès en informatique relève désormais de l'intelligence artificielle et que cette dernière va sauver l'humanité dès lors qu'elle disposera des puissances quantiques. Il serait urgent de se demander comment concrètement se réaliserait cette promesse dans le cours des décennies à venir, car au-delà de ces décennies critiques, ce sauvetage devra pouvoir prendre des proportions encore plus miraculeuses que tout ce que nous pouvons imaginer actuellement. Pour préparer des décisions importantes, préférons les vrais ouvrages de science-fiction et les écrits des vrais scientifiques, avec leurs hésitations et leurs zones d'ombre sur les évolutions sociales. Méfions-nous des prospectives bidons, des anticipations philosophiques sans fondement, des rêvasseries futuro nostalgiques, leurs effets paralysants sont devenus criminels.

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La blockchain. De quoi s'agit-il vraiment ? Est-ce bien une technique plus générale que celle de la gestion décentralisée de crypto monnaies, mais exigeant tout de même la réalisation de calculs complexes nécessitant de grosses dépenses d'énergie pour effectuer ces calculs en garantie de chaque opération ? D'ailleurs, pourquoi cette pseudo décentralisation ("pseudo" car on peut contester l'origine extra terrestre des algorithmes de calcul) serait-elle un objectif absolu ? Cette décentralisation sera-t-elle tenable au-delà des premières applications expérimentales, et comment pourrait-on alors éviter le recours aux services d'intermédiaires tampons, en retour à une forme de centralisation de fait ? Dans une perspective plus large de recherche de techniques nouvelles autres que la blockchain, pourquoi ne pourrait-on rien récupérer des procédés depuis longtemps mis en oeuvre pour les transactions financières à grande vitesse ou alors serait-ce que s'y opposent de fortes raisons aucunement techniques ? Surtout, pourquoi ne pas envisager la création d'un protocole universel de garantie transactionnelle sur le Web à partir des techniques de fiabilisation des opérations entre bases de données réparties conçues vers la fin des années 70 ? On pourrait par exemple mettre en oeuvre des techniques simplifiées de fiabilisation à partir du tamponnage des transactions et la conservation de ces empreintes uniques dans les enregistrements destinataires afin de préserver les possibilités de reprise instantanée à partir de pré et post journalisations, y compris dans les pires cas de pannes électriques intermittentes, de défauts matériels, de pertes de paquets. Le constat de l'enfouissement fragmentaire de ces techniques dans les profondeurs des actuels logiciels de gestion de bases de données locales au titre de la résolution des opérations concurrentes (ces techniques sont-elles vraiment à leur place à cet endroit ?), avec en parallèle le constat de la déprimante volatilité de nos dialogues d'interaction avec la plupart des services Web.... devraient faire réfléchir de toute façon.

L'identité numérique. Ce sujet mériterait à lui seul un volume, puisqu'il ne peut exister par nature aucune identité personnelle "dématérialisée", seulement des avatars selon les services web, à moins de recourir aux contrôles biométriques - une évidence transposée de celle de la vie réelle mais ceci dépasse le cadre de ce blog. Donnons deux exemples de procédures informatiques actuelles, le premier en vaine tentative de vérifier une identité "absolue", le deuxième en adaptation au seul besoin de fonctionnement du service rendu. Certains intermédiaires "de confiance" dans la distribution de courriers officiels prétendent reproduire la vérification de l'identité du destinataire à l'exemple des facteurs des temps anciens, à l'époque où ces fonctionnaires livraient les salaires et les retraites en argent liquide et percevaient certaines taxes; pourtant, l'exigence d'envoi d'un document d'état civil du destinataire par Internet vers une plate forme de statut privé ne peut être qu'une grotesque singerie de la vérification instantanée sur place en contact direct par le facteur des temps anciens; de plus, une prétendue vérification à distance à partir de la transmission dématérialisée de document d'identité est facilement contournable, et crée par ailleurs une vulnérabilité aux fuites de données de toutes sortes. Au contraire, le service Web de l'Administration fiscale française se contente des vérifications minimales strictement nécessaires en vue du recouvrement des impôts et taxes dus par chaque foyer contribuable, à partir de quelques informations personnalisées reprises de documents fiscaux antérieurs, plus bien entendu un numéro de compte bancaire. La simplicité de cette vérification minimale permet aux contribuables ignorants en informatique de déléguer par exemple à leurs enfants toutes les procédures informatisées d'interaction avec cette Administration, en toute imperméabilité, déclarations et paiements. Ceci montre bien en quoi la prétention à la vérification d'une identité "absolue" ne peut que faire barrière à la fonction à remplir.

Comment conclure ? La première idée de titre de ce billet était un jeu de mots : "encore plus 1G". C'était pour moquer l'agitation mimétique des annonceurs des "nouvelles" technologies informatiques, en ignorance du capital d'expérience, dans la poursuite de dépassements imaginaires toujours plus énergivores et toujours plus aguicheurs de nos "besoins" les plus bestiaux. Dans l'état de notre monde et des grandes évolutions à venir, il serait normal d'inverser la charge de la preuve face aux pseudo inventeurs et aux bavards illuminés qui nous gavent de leurs discours publicitaires. L'histoire du "progrès scientifique" n'a jamais fait l'économie de la contestation, c'est par une aberration provisoire, celle de la quasi gratuité de l'énergie, que le progrès technique a pu s’en affranchir.

samedi 12 janvier 2019

Du pourquoi au comment

Face aux évidences des catastrophes à venir dans le monde des humains, les questions « pourquoi ce monde ne peut pas continuer comme cela » et « que serait un monde meilleur » ayant été abondamment traitées par ailleurs en dehors de ce blog, ce billet se consacre à la question du « comment faire maintenant » à partir des bases suivantes :

  • on ne changera pas nos comportements humains profonds, façonnés au cours des millénaires
  • ce monde-ci est sans avenir pour nos civilisations industrielles humaines en l’état, dans le resserrement physique de la planète en tant qu’habitat vivable, mais nous ne renoncerons jamais dans l’instant au confort de ces civilisations (le mot important ici, c’est : jamais !)
  • compte tenu des deux points précédents, il est très peu probable que l’introduction d’innovations technologiques, même prétendument de rupture, puisse apporter un élément de solution, encore moins La Solution, tout au plus un répit ou son impression

Autrement dit : comment faire pour nous remettre en état d’inventer plusieurs avenirs dans la continuité de nos civilisations humaines industrielles, pour nous tels que nous sommes en héritage de nos ancêtres ?

Par avance, l’auteur réclame l’indulgence pour son manque de hauteur de vue dans la définition du problème et dans le niveau des solutions proposées par la suite. Ces temps-ci, le manque de hauteur est partagé par une masse grandissante de gens simples, vraiment lassés des émotions obligatoires et des leçons pompeuses. La morale des chiffres ne suffit plus à calmer l’angoisse du vide.

Ce billet est par ailleurs certainement représentatif de l’état d’exaspération du citoyen contribuable d’une mégalopole européenne, en conséquence de sa soumission au voile d’ignorance des élus et des porteurs de la pensée, face au constat quotidien de sa propre inadaptation. Pour l’habitant d’une mégalopole, la réalité vécue de la croissance, c’est celle des absurdités.

Trancher le nœud gordien ? Développer l’innovation du siècle ? A d’autres !

Recherche des potentialités à taille humaine

Entre les descriptions des possibles prochaines évolutions de nos sociétés humaines décrites par des graphiques d’indices socio économiques et les simulations des changements planétaires régis par des paramètres physiques, c’est le vide. Il existait autrefois, à la place de ce vide, quelques utopies d’architectes urbanistes et quelques chapitres d’études prospectives consacrés à quelques aspects de la vie quotidienne. A présent : champ libre aux charlatans de toutes sortes sur les prochaines décennies.

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Prenons ce vide-là comme l’aveu d’une évidence criante : celle de l’écroulement de nos civilisations modernes, avec lenteur pour l’instant, mais déjà sans majesté. Cette évidence est d’une totale banalité, si on considère le nombre des civilisations brillantes du passé qui se sont écroulées sur place après avoir largement dépassé leur niveau supportable d’impertinence, à la fois au monde et à l’être humain. Si notre monde contemporain est condamné à brève échéance comme il va, ce n’est pas faute d’intelligence ni par défaut de bonnes intentions, ni par absence de moyens…. Ni par manque d’agitation : la trépidation sur place fait partie du scénario catastrophique ! Aucune pseudo révolution ne permettra d’y échapper. Pas plus qu’autrefois l’édification de monuments d’éternité pour quelques élites.

Cette massification de nos civilisations ne peut être assimilée à une « augmentation de complexité » qui serait spécifique à notre monde moderne, et qui autoriserait la croyance en une possible maîtrise de ladite complexité par une super intelligence informatique ou par une meilleure sélection des meilleurs aux postes de pouvoir… Dans la mesure de notre humanité présente et face aux menaces de notre époque, cette « complexité » doit s’appeler « lourdeur». Les témoignages bruts, puants, écrasants de la démesure artificielle de nos civilisations industrielles abondent en regard de leurs environnements et de leurs populations.

Dans ces conditions, dans l’impossibilité évidente d’affronter l’immensité du vide d’avenir à l’échelle de nos civilisations, il nous reste à tenter de l’apprivoiser en l’assimilant à un assemblage de petits vides à échelle humaine, que nous trouverons moyen d’exploiter comme des potentialités.

Justement, nous allons découvrir une telle décomposition dans les spécificités modernes de l’alourdissement de nos civilisations industrielles.

L’introduction d’innovations technologiques successives à destination des masses (l’automobile, le courant électrique, le téléphone, la radio, la télévision, l’informatique…) s’est réalisée de fait par superpositions successives en imposant les règles, infrastructures et conditions nécessaires à leurs fonctionnements respectifs. Nos campagnes, nos villes, nos vies en ont été transformées sans prise de recul sur ce processus, alors que cette succession de superpositions a provoqué un recouvrement – progressivement et parfois jusqu’au blocage - de possibilités de décision sur nos choix de société, la contraction de biens et de services communs, en même temps qu’elle a produit des sentiments de liberté dans nos vies, tout en les soumettant à des offres de bien être massivement consenties sans réflexion.

De plus, la succession - révolution industrielle puis révolution numérique - sur deux ou trois générations, s’est déroulée trop rapidement pour être digérée par nos capacités humaines d’adaptation mentale en société. Le discours ambiant nous répète que nous sommes à l’époque du changement, de la flexibilité, de la souplesse. La réalité est plutôt la submersion de nos esprits par un Grand Rêve obligatoire et par l’émotion collective – un genre de saut dans le vide, ou dit autrement en termes plus sympathiques, une forme de déficience collective partiellement contrôlée, à reconnaître pour sa contribution à l’entretien des lourdeurs spécifiques de notre monde contemporain, aussi pour ses potentialités latentes.

Un examen méthodique des récentes successions d’innovations permettra de les considérer comme des projets non terminés ou dévoyés, imparfaitement réalisés ou incompris. On pourra en déduire des solutions partielles à la fois réalistes et radicales pour débloquer nos sociétés en vue de leur allègement. Une méthode d’examen méthodique de rétro conception existe déjà ou presque, en adoptant un point de vue d’urbaniste logisticien. Ce point est repris en conclusion du présent billet et sera développé dans un prochain billet.

Cependant, toute solution technique, surtout la mieux ancrée dans la rationalité, sera rejetée tant que nous resterons prisonniers des entraves mentales que nous avons en partie nous-mêmes créées pour surmonter les effets de la superposition de la révolution numérique à la révolution industrielle, en réaction rapide mais peu réfléchie au dépassement de nos facultés naturelles d’adaptation.

Décrassage avant départ

C’est évidemment pour les assumer que nous devons reconnaître nos entraves mentales d’apparition récente (ou de renforcement récent). En effet, même après une prise de conscience de ces entraves, nous ne pourrons pas nous en libérer facilement, sachant qu’il est vain d’espérer modifier les ornières mentales héritées de nos ancêtres des ères passées. A minima, comme il s’agit d’entraves neuves, nous pouvons les détendre un peu, juste ce qu’il faut pour dégager un espace indispensable au mouvement.

Faisons les présentations en 5 paragraphes schématiques.

1/ L’assimilation entre révolution industrielle et progrès

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La machine et son automate de régulation remplacent progressivement la force physique animale (parfois humaine) et la direction humaine de cette force. C’est la rupture d’un équilibre multimillénaire entre les humains et le règne animal et le règne végétal – un équilibre établi péniblement au cours des âges sur la base d’un apprentissage, d’une domestication réciproque, d’évolutions conjointes, de compétences cultivées diversement selon les environnements et les expériences. De nos jours, c’est plus qu’une rupture d’équilibre, c’est une perte sèche de compétences. Quelques expressions de regrets commencent tout juste à poindre.

Malgré un début de prise de conscience des risques de destructions irrécupérables, le Progrès sert toujours à justifier l’usage illimité de la force des machines. Par exemple, on lance encore, dans les communes pavillonnaires autour de nos grandes agglomérations, de grands travaux d’aménagement urbain en réalisation de projets des années 70-90 à peine actualisés. Ces chantiers monstrueux se terminent typiquement par la « création » d’espaces verts, ou par la « création » d’une « réserve naturelle » pour quelques espèces protégées ou réintroduites, ailleurs et loin, en compensation théorique de la disparition préalable d’une flore et d’une faune locales résiduelles. Les mesures d’accompagnement de ces brutalités manifestent le niveau piteux de notre générosité collective humaine face à la « Nature sauvage » mise en esclavage - et nous avec, évidemment.

2/ Notre dépendance individuelle à notre dose quotidienne de submersion mentale

Le dévoiement de la révolution numérique par les marchands et les apprentis sorciers a produit un instrument de manipulation mentale jusqu’au risque de quasi-démence temporaire de l’individu par le cumul d’effets de saturation faussement libérateurs – dans divers états aisément manipulables pour le meilleur comme le pire.

Alors que notre humaine animalité faisait notre être pensant, notamment par sa capacité sociale à cultiver ses rêves pour pouvoir les réaliser, et par sa capacité à « stocker » provisoirement ses rêves (on peut interpréter ainsi les croyances, les théories, les « idées », etc.), cette révolution numérique dévoyée se superpose à la révolution industrielle - qui déjà à elle seule suffisait à mettre en danger l’habitabilité de notre planète - en étouffant une partie fondatrice de notre nature pensante.

L’introduction massive d’objets informatiques connectés dans nos vies quotidiennes complète et encadre cette dépendance.

3/ La fascination devant la magie des institutions

Nos institutions pseudo démocratiques sont des produits de l’Histoire pas seulement récente, celle du fond des âges. Ces institutions ont à peine évolué en traversant la révolution industrielle, pas du tout en traversant la révolution numérique, alors que cette dernière offre des perspectives d’évolution vers des institutions authentiquement démocratiques.

Pour le moment, les traits d’autorité patriarcale demeurent centraux dans nos institutions, sous diverses formes selon les pays. Les pratiques magiques ne font pas qu’envelopper les rites d’apparat républicain, elles sont le quotidien des institutions, malgré l’assimilation « moderne » de la puissance publique à une direction d’entreprise, et du fait de cette assimilation trompeuse, d’autant plus sous une forme inconsciente, décalée.

La quotidienneté des pratiques magiques jusque dans les plus hautes sphères de nos sociétés, une exagération ? Il suffit d’observer « les actualités ». Pour nos dirigeants, la résolution d’un problème ou d’une crise, se traduit par la recherche de la bonne combinaison de boutons magiques sur leur tableau de commandes, afin qu’aussitôt en retour un algorithme leur présente des prévisions rassurantes des indicateurs habituels. C’est un jeu de déplacement de potentiels (des masses monétaires par exemple) pour une modification marginale des répartitions entre diverses catégories d’acteurs économiques ou politiques. Certains dirigeants osent qualifier leur jeu de « réforme ».

Mots d’autorité, formules d’invocation, discours de manipulation, c’est l’art moderne de la « communication », une composante de tout « management » moderne, une magie scolaire presse-bouton, qui devrait être réservée à des représentations théâtrales devant des populations étrangères.

Dans le discours politique moderne, les grands mots disent le pouvoir, mais les chiffres disent la fausseté, et les pourcentages la division, l’excuse, la tromperie. Trop de ministres gestionnaires ne savent plus dire le sens de l’Etat, alors ils font des discours explicatifs aux citoyens dans les mêmes termes que des dirigeants d’entreprise à leurs employés. Le résultat en est que l’incompétence personnelle du gestionnaire ressort des critères ordinaires de jugement, et que le citoyen, qui n’est ni un employé ni un client, ressent le mépris et perçoit la trahison. L’émergence de partis extrémistes et de personnalités politiques délirantes est un réflexe vital des peuples. Il existe pourtant d’autres possibilités de régénérer des institutions démocratiques croulantes, certainement pas dans la déshérence des anciennes magies.

GG.jpg Un événement récent a violemment fait ressortir, par effet de contraste, la banalité sommitale des pratiques magiques actuelles : le centenaire de la Grande Guerre 1914-1918. C’était une occasion unique de fonder le projet du prochain siècle pour un avenir planétaire, de revitaliser certaines organisations ou institutions internationales existantes, et de mener une offensive radicale d’élimination des pirates, parasites et mauvais joueurs – dont quelques états moralisateurs - qui exploitent à leur profit les zones grises et la diversité des législations. Il y avait dix mille manières de le faire à la hauteur de l’héritage de la Grande Guerre, après avoir recueilli cet héritage pour lui donner une signification pour nous maintenant dans ce monde-ci qui a tellement changé. Au lieu de cela, nos puissants dirigeants ont multiplié les cérémonies mémorielles et les discours d’émotion convenue jusqu’aux formes les plus ennuyeuses de contrition rétrospective. Et parmi les pauvres « idées » qui en ont finalement surgi pour l’avenir, il y eut celle que notre monde irait mieux si les vainqueurs de 14-18 faisaient des excuses aux vaincus ou, au moins, acceptaient de partager avec ces ex vaincus quelques avantages honorifiques acquis à la suite d’un autre conflit avec les mêmes… Quelqu’un avait appuyé sur un vieux bouton usagé que l’on croyait coincé à force d’avoir été enfoncé autrefois.

Mourante est la magie par laquelle se tiennent encore nos institutions étatiques dans la solennité de leur autodestruction. Le glacis dépenaillé de nos rêves inconsistants s’effiloche au-dessus de sinistres décharges de conserves périmées.

C’est donc bien naturel qu’elle nous émeuve, cette magie en danger.

4/ L’enthousiasme obligatoire pour des mirages technologiques

Les anticipations médiatisées à base de nouvelles technologies révolutionnaires et les découvertes scientifiques probables dans les 10 ans sont les avatars des prophéties religieuses et des antiques spéculations cosmologiques – à présent inspirées par nos divinités contemporaines.

Une grande voie balisée pour se construire une réputation, y compris dans les domaines dits scientifiques, demeure celle des grands prêtres des temps anciens. Elle passe par une association rigoureuse entre la gestion de la trésorerie alimentée par les subsides et l’ajustement de la dose de charlatanisme dans la communication.

L’un des piliers de la religion commune de la modernité est la croyance en l’infini potentiel de l’informatique, notamment par sa flexibilité d’adaptation, au prétexte qu’il s’agirait de logiciel au lieu de matériel. Cette croyance devrait pourtant s’évanouir au seul constat que le logiciel se fabrique aussi avec de la sueur humaine et qu’il est contenu dans du matériel. La conséquence logique en serait alors que les objets informatiques cumulent les défauts de pérennité du matériel et les imperfections de nos facultés mentales, d’autant plus que la fabrique du logiciel est soumise aux mouvements d’évolution des systèmes et plates formes de développement, eux-mêmes composés de matériels et de logiciels. Et que dire alors des objets informatiques en réseaux, qui doivent être conçus en cohérence entre eux (a minima leurs interfaces), et conserver cette cohérence malgré les évolutions des autres logiciels et matériels ! En réalité, en particulier pour ce qui concerne les « objets intelligents en réseau », la bonne analogie serait celle d’une industrie lourde à cycle de vie plutôt court, sachant que, sauf pour les matériels, on ne peut réparer un défaut par simple remplacement de pièce défectueuse… Bref, l'informatique n'est jamais La Solution, simplement une technique parmi d'autres; la sagesse recommanderait que l’informatique soit employée seulement sur des fonctions où ses avantages sont évidents en complémentarité de l’humain, et avec une extrême précaution lorsqu'il s'agit de fonction vitale pour la société.

5/ La dissolution de notre être fragile dans un idéal machinal

"T'en fais pas, je gère". Elle ou il replace son casque sur ses oreilles et reprend sa marche précipitée sur le fil directionnel de son smartphone. Après un échange de paroles programmées en fonction du mode choisi par chacun, on se quitte en reprenant le cours de son propre logiciel. Cela fait longtemps que je ne m'en fais plus sur ton « t’en fais pas ». D’ailleurs, je soupçonne que tu n’as jamais su l'écrire sans faute d’orthographe et que demain, à la place de « je gère », tu m’exhiberas un idéogramme du genre qui fait bien sentir le fossé entre les générations. Aucune importance : entre dinosaures, pourquoi s’en faire puisqu’on saura toujours comment faire, bien mieux et bien plus facilement qu’hier ?

Car, après des siècles obscurs, c’est à présent la Raison qui nous conduit scientifiquement. Nos droits et nos lois, nos façons de vivre en sont l’émanation évidente en démocratie apaisée. Dans notre course au Progrès, ces droits, ces lois, ces façons de vivre sont en continuelle évolution - c’est pour cela qu’il faut des poètes et des contestataires, et c’est pour cela que nous cultivons notre réceptivité collective à l’émotion, car toute émotion reconnue comme émotion légitime par la Raison donne naissance à une nouvelle loi.

Dans les organes institutionnels de décision, le dogme de l'infaillibilité « scientifique » sert à fortifier les légitimités vacillantes sous un masque de sérénité dans l’exercice de l’autorité. Après la publication d’un train de décisions, après un délai variable selon le domaine et les conditions, un autre dogme s’impose face aux remontées du « terrain », celui de l’obsolescence criante : pas le temps de reconnaître qu'on s'est trompé (un peu, beaucoup…, mais on sait la faute à qui), pas le temps de réfléchir pourquoi, pas le temps d’amender les imperfections (lesquelles ?) en douceur, et d’ailleurs ce serait trop « complexe », alors on publie d’abord quelques modifications marginales pour manifester la volonté de changer dans le sens du Progrès et des derniers sondages d’opinion, tandis que l’on commande un rapport à des experts en les abreuvant des idées qui résonnent dans les couloirs, et suite à la remise du rapport que personne n’a pris le temps de lire au-delà du résumé, on lance un autre train de décisions scientifiquement justifiées. Automatiquement, la Machine institutionnelle réalise ainsi la destruction progressive de tout ce qui est sans défense, sans statut, sans personnalité légale, par doses d’écrasement, au nom de sa propre Droiture universelle. La Machine institutionnelle du Progrès imprime, massicote, entasse et comprime. Elle a une imagination folle pour s’améliorer depuis qu’elle a découvert Internet - bientôt le smartphone !

Constatons que nos entraves mentales se renforcent mutuellement pour former un ensemble auto bloquant. Mais chacune est suffisamment neuve pour conserver une élasticité propre. Nous renvoyons aux nombreux billets de ce blog qui proposent des exploitations de cette élasticité au mieux de cette propriété temporaire.

Comment passer de la culture de l’émotion à la culture du déplacement

Voyons à présent « comment faire maintenant ».

Il nous faut un saut culturel, tout le monde le dit.

Et surtout, du concret, c’est urgent.

Un grand saut dans le vide, pour de vrai ? Cela semble difficile à organiser, les références historiques sont particulièrement désastreuses… Alors, laissons de côté les consolations de la poésie, les subtilités des philosophies, les vaticinations sur le futur, les explorations du psychisme humain et de ses processus de sublimation, et surtout les promesses de révolution pour de bon. Ce sont de vieux trucs de notre humanité millénaire, des jouets enfantins, à considérer pour ce qu’ils sont – certainement pas pour les jeter, on y revient toujours. Mais ils ne nous ouvrent aucun espace de liberté mentale, ils sont au contraire faits pour voiler la « vraie » nature (surtout la nôtre) que par construction de nous-mêmes nous ne pouvons ni percevoir ni comprendre, en aimable singerie du processus de naissance de nos idées en couverture du vide.

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Une « transition écologique » ? Il faudrait d’abord produire un programme cohérent, au-delà des réactions émotives. Où voyez-vous poindre une idée de projet concret d’une telle transition globale vers autre chose qu’un rafistolage à grand renfort de « nouvelles technologies » ? Cela vous rassure que nos premiers de cordée promoteurs de l’écologie dans nos institutions ou dans nos start-ups consultent régulièrement les actualités du jour et les cours de Bourse sur leur smartphone, exactement comme faisaient tous les profiteurs des bulles financières avant les crises ? Cela vous satisfait d’écouter ou de regarder des reportages sur l’émergence de nouvelles sources d’énergie « verte », prétendument réalisées par des installations industrielles dont la fabrication génère une pollution géante en consommant une énergie colossale, et dont le fonctionnement intermittent impose une surveillance à distance et une répartition fréquemment recalculée de la production par la mise en œuvre permanente de capteurs connectés, de réseaux informatiques, de logiciels spécifiques, complexes, vulnérables… ? Pouvez-vous concevoir par quelle logique, l’agriculture industrielle, la pêche industrielle, qui continuent de détruire les capacités planétaires de régénération naturelle jusqu’au fond des océans, vont demain pouvoir nourrir l’humanité, dont une partie souffre de malnutrition y compris dans des pays paisibles aux économies florissantes ? Comment supportez-vous la désespérance des derniers rapports d’étude sur l’évolution de l’environnement naturel, toujours soumis aux activités humaines productrices des déchets, émanations, dégradations encouragées par la promotion des formes les plus parasitaires de notre bien être ? Ce monument de ratage est une preuve supplémentaire que nos entraves mentales et nos systèmes institutionnels nous mènent à l’effondrement.

Il nous reste les ressources de notre culture innée d’être humain. Ce n’est pas rien. Si nous parvenons à en mobiliser une partie pour effet immédiat dans nos vies quotidiennes, nous pourrons assurer la cohérence de nos actions dans le monde réel sans préalable, à condition que nos machines institutionnelles ne serrent pas les freins.

Ce qui est proposé ici, c’est d’exploiter la « culture pratique du déplacement » commune à toute l’humanité depuis ses origines.

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Le développement de la culture du déplacement – la « logistique » selon son appellation technique moderne - remonte loin : organisation des déplacements en groupes de chasseurs cueilleurs entre les points de stationnement temporaires et leurs stockages, conception des villages, plus tard des villes avec leurs services communs d’acheminement ou de dégagement (voieries, canalisations, égouts…), adaptation de la répartition des tâches selon le contexte et l’environnement, approvisionnements et mouvements des armées, démultiplication et flexibilité des échanges par la monnaie et les instruments de mesure… Cette discipline logistique telle qu’elle fut pratiquée par nos ancêtres, dans diverses civilisations autour du globe, fournit l’un des fils conducteurs des enquêtes anthropologiques par des techniques de pointe, à la recherche des processus d’inventions et d’adaptations qui ont permis la construction progressive de grandes civilisations.

Dans notre monde contemporain, les technologies nouvelles trouvent souvent leur première application pratique en logistique, notamment dans le domaine des capteurs, des bases de données, de l’intelligence artificielle, des réseaux informatiques. Chacune de ces technologies nouvelles occupe une niche définie en fonction de son apport propre. Il n’est pas raisonnablement imaginable, compte tenu de l’imprévisibilité des aléas et des besoins, de confier à une super intelligence la direction d’ensemble. En effet, la pratique d’activités logistiques – pensons par exemple à la gestion quotidienne d’une cantine scolaire -, est soumise couramment à des aléas qui se combinent entre eux en situations inédites : accidents, pannes de matériels, coupures d’alimentations, absences de personnels, défauts d’approvisionnements, retards des financements, contextes épidémiques, changements des normes à respecter, etc. Il faut imaginer des réponses à l’imprévisible et faire contribuer des personnes compétentes.

En résumé, nous n’avons pas à développer une culture du déplacement puisqu’elle existe déjà en tant que discipline du monde réel, héritée du fond des âges, vivante, commune à toute l’humanité.

C’est pourquoi, une méthode d’urbaniste logisticien nous semble adaptée à l’examen critique de nos civilisations, au long de leurs canaux de circulations matérielles et immatérielles, après les superpositions subies des voieries, canalisations, stockages, sources d’énergie, etc. imposées par l’installation des moyens nécessaires à la diffusion massive des révolutions industrielles et numériques. En observant les circulations physiques et informatiques dans leur intégralité (y compris pour maintenance et entretien courant), cet examen révèle les inadaptations, congestions, blocages, gaspillages, d’abord en termes physiques et en termes de dépenses énergétiques, ensuite en termes de robustesse et de flexibilité dans l’obtention d’un résultat à l’heure et à l’endroit prévus – et tout cela pas seulement dans un objectif de « qualité du service au client » mais d’une amélioration continue de chaque élément d’une solidarité logistique. Clairement, le fil directeur d’un tel examen critique n’est pas le respect des « valeurs » morales et juridiques, encore moins l’intérêt de court terme d’un agent économique particulier ou d’une institution. En vue de réaliser des aménagements, on doit pouvoir considérer les lois et le droit comme des contraintes aménageables – dans une mesure raisonnable, car de même qu’on ne refait pas la société d’un coup de baguette magique, on doit cependant pouvoir envisager l’adaptation de quelques textes de référence, en leur évitant l’incohérence, l’inintelligibilité, la laideur….

Nous donnons dans un prochain billet un éclairage sur l’application d’une telle méthode dans un but d’aménagement de la mobilité individuelle, autrement dit le « problème de l’automobile ». C’est bien un problème de déplacement, non ?

vendredi 22 juin 2018

Reprise et respiration

Ce billet contient, plutôt en vrac malgré une tentative d’organisation (sans espoir car tout se tient), quelques développements de précédents billets de ce blog et quelques tentatives de réponses à de grandes questions selon les points de vue de ce blog.

Des nouveaux pouvoirs

De nombreuses œuvres contemporaines de fiction traitent de pouvoirs sur nos esprits exercés par des êtres humains exceptionnels.

Ces êtres exceptionnels de fiction sont le plus souvent des monstres qui utilisent leurs dons au cours de lutttes pour le pouvoir, soit pour leur propre compte personnel, soit au service de leurs créateurs lorsqu’il s’agit d’êtres améliorés.

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A l’inverse, l’Homme Nu (Dan Simmons, 1992, The Hollow Man) nous fait ressentir la souffrance de personnages envahis par les pensées (confuses et trop souvent mauvaises) de leur entourage, sans que leur don de télépathie passive ne leur procure aucune supériorité sur cet entourage, sauf dans les rares circonstances où ils peuvent échanger directement avec des personnes disposant du même don calamiteux. Les services dont nous disposons sur Internet, télécommunications, réseaux sociaux, bases de données, etc. devraient nous faire sentir proches de ces télépathes-là. Quelques détails déterminants s’y opposent : ce sont tous les connectés au réseau qui deviennent également doués d’une capacité quasi télépathique, de plus avec la liberté (théorique pour certains) de se déconnecter. Néanmoins, comment se fait-il que nous échappions à l’intolérable souffrance des télépathes passifs devant les bêtises et les méchancetés proférées par tant de nos semblables sur le Web, comment se fait-il que nous supportions l’énorme pression médiatique des faiseurs d’opinion et des offres commerciales ? Il existe de nombreuses réponses possibles. En voici quelques-unes. Une première : ce n’est pas directement la pensée, mais une expression élaborée qui en est diffusée sur le Web, dans une immense comédie où tout le monde ment aux autres et se ment à soi-même, ce n’est donc pas pire que la vie courante. Une deuxième : les services du canal d’inter communication ne sont pas neutres, ils nous piègent dans un rêve de bonheur et nous imprègnent des bonnes valeurs de paix sociale, dont celles du commerce dans l’abondance, ce qui nous fait avaler tout le reste. Une troisième : nous nous auto hypnotisons, notre conscience est accaparée par les procédures informatisées et noyée sous les vagues visuelles et sonores, dont les contenus ne pourraient être soumis à l’analyse que par des comparaisons attentives, ce qui semble au-delà de nos capacités sous hypnose…

Par excès de langage, certains commentateurs ont traité de grands criminels les dirigeants des entreprises du Net qui font métier de distraire et nourrir nos esprits, à grande échelle, par les techniques les plus élaborées, sous couvert de services gratuits prétendument financés par des recettes publicitaires - car nul ne doit mettre en doute la légende des origines de ces entreprises privées, selon laquelle leurs gigantesques moyens matériels, techniques, intellectuels ont surgi spontanément en quelques mois par le libre jeu de la Concurrence entre des startups fondées par quelques génies de la Science à leur sortie de l’Université. En réalité, la grande innovation qui fait la fortune de ces entrepreneurs géniaux n’est pas de nature technique, c’est la construction de façades brillantes en intermédiation d’un nouveau pouvoir monstrueux servi par ces façades sans qu’elles aient à en connaître ni les intentions ni les rouages. Il n’est pas étonnant que ces intermédiaires paraissent dénués d’âme en comparaison de personnages de romans et de films, lorsqu’ils se présentent à l’invitation d’assemblées de notables pour répondre par quelques déclarations falotes à des questions de détail ou à des accusations outrancières.

Carcon.jpg Néanmoins, si on considère l’intégralité de la grande boucle informatique incluant l’arrière-plan du Web (autrement dit les fabricants de la bonne pensée en réaction aux bons événements, sans oublier leurs guerriers de l’ombre) ainsi que presque tous les médias (ceux qui n’existeraient plus sans Internet), le pouvoir exercé sur nos esprits connectés est plus proche de celui des monstres des fictions fantastiques que de celui des organes d’influence historiques traditionnels à base de grands discours reproduits par des orateurs locaux, à base d’articles de journaux et d’affichages, etc.

Cependant, ce sont ces éléments historiques traditionnels d’influence qui semblent encore constituer dans leur domaine les seules références culturelles des grands personnages créateurs de nos lois et des experts qui les conseillent. Ces grands personnages de haute culture n’ont probablement lu aucun ouvrage sur la manipulation des esprits (en tous cas, surtout pas Propaganda d’Edward Bernays, le classique du genre publié en 1928) – une littérature considérée par eux comme mineure, trop bassement technique. Et s’ils l’ont fait en surmontant leurs préjugés, leurs présupposés culturels les ont probablement empêchés d’en assimiler les techniques d’influence « en démocratie » au-delà des détails historiques, et ils n’ont pas perçu le mépris de toute humanité que suppose leur mise en œuvre massive par des mercenaires au profit de n’importe quels clients. Quelqu’un pourrait-il leur faire sérieusement considérer le poids de ces techniques d’influence dans les développements de la deuxième guerre mondiale et de bien d’autres abus médiatiques aux conséquences meurtrières dans nos actualités ? Quelqu’un d’autre pourrait-il les aider à reconnaître la mise en oeuvre sur le Web de ces techniques d’influence, de manière permanente et massive en temps réel, au-delà de la dénonciation de manipulations à destination publicitaire et de minuscules mais bien réelles failles dans la pseudo confidentialité des données personnelles, rendues bien apparentes pour faire braire des ânes (en ignorant les vrais techniciens qui se débrouillent pour éviter de plus grandes catastrophes et ne cherchent pas à se faire connaître du grand public) ? Quelqu’un d’autre encore pourrait-il leur démontrer qu’aucune mesure réglementaire de « protection du troupeau » ne pourra réduire la réalité de la manipulation des masses par de telles techniques, ne serait-ce qu’à cause du délai de mise en place et d’imposition du respect de ce type de mesure, et d’ailleurs à partir de quelles preuves, pour quelles sanctions sur qui exercées par qui au nom de qui ? Mais que des solutions existent, déjà expérimentées dans l’Histoire avec des moyens très limités à l’époque, dont il serait facile de s’inspirer avec un peu d’audace et quelques innovations techniques en prolongement du projet originel du Web, afin de reconnaître aux « connectés du troupeau » un élémentaire pouvoir d’être, de telle sorte qu’ils ne se comportent plus en cobayes tatoués selon leur lot d'appartenance mais en personnes capables d'autonomie, cherchant à enrichir leurs propres compétences, par l’éducation permanente interactive, par l’exercice de responsabilités sur des finalités d’intérêt commun sur le Web ?

Ah bon, nos grandes personnes n’ont pas compris qu’elles aussi font partie du troupeau ! Ou bien, elles l’ont compris et sont juste satisfaites d’être en tête du troupeau, bien contentes que l’actuel système d’emprise générale sur les esprits ait rendu définitivement obsolète l’arsenal traditionnel d’oppression corporelle des manants par les privilégiés ? Déjà dans le passé, de manière épisodique, la supériorité de cette forme d’emprise sur les esprits s’était manifestée, au cours de quelques expériences religieuses de masse, puis au passage de plusieurs élans révolutionnaires. Mais, à présent, cette emprise, on a su la rendre permanente, créatrice de dépendances multiples et changeantes. Pour contribuer au maintien de l’illusion d’innocence et de fragilité de ce nouvel empire, on l’anime continuellement de jeux innovants et pervers, sur des thèmes d’actualité.

A ce régime-là, notre obésité mentale se porte bien.

Brèves critiques de valeurs et opinions communes de grande diffusion

Il devrait être inadmissible que nos parents et nos anciens aient tant peiné au nom d’idioties historiques qui nous les font considérer rétrospectivement à juste titre comme des demeurés, encore plus inadmissible si nos anciens ont versé leur sueur, leur sang et leurs larmes pour qu’aujourd’hui nos vitrines culturelles médiatisées soient encore illuminées d’enthousiasmes épidermiques et de rages dénonciatrices en propagation massive des mêmes élans historiques.

Dans l’état du monde, le projet de transformer l’être humain en être supérieur est un rêve de société infantile. Le projet prioritaire urgent, c’est de créer une société humaine, autrement dit de faire passer nos diverses sociétés infantiles (nos « civilisations ») à l’âge adulte. Ce projet-là suppose de reconnaître en préalable les limites de nos capacités humaines individuelles. C’est cela qui semble le plus difficile, cette reconnaissance de notre humble nature. Encore plus pénible : la perte de nos certitudes tranquilles et de nos illusions supérieures. Alors, il apparaît que nous ne saurons jamais faire évoluer nos sociétés traditionnelles (autrement que par des affrontements en série) vers une convergence qui fasse elle-même société, mais que nous pouvons inventer une super société, par exemple en reprenant le projet originel d’Internet.

Considérée comme un bien commun, notre Science est automatiquement frappée du même infantilisme que nos sociétés. Les mathématiques ont pris, dans les manuels scolaires et universitaires, en quelques années, une apparence de discipline juridique. La découverte de multiples univers de raisonnement, l’acquisition d’une compétence mentale par divers types d’exercices, ont disparu au profit d'une logique unitaire assommante et d'un pseudo savoir prétentieux, à l’opposé de la démarche scientifique.

Notre prétendue Révolution Numérique est une preuve expérimentale supplémentaire que chacun de nous aspire à la machine.

La logique binaire est une simplification techniquement équivalente à une conception de la Terre plate : localement et temporairement opératoire, mais ridiculisée par un zoom inverse ou par une réflexion historique. C’est pourtant l’univers des « zygolâtres », adorateurs de la machine parfaite, pour certains au point de réduire l’humain ordinaire à ses affects animaux. Ils ont leurs poètes, leurs philosophes, leurs grands auteurs, leurs savants réputés, leurs entrepreneurs vedettes, leurs juristes pointus, leurs politologues bavards. Nombreux. Il serait intéressant de déterminer à partir de quelle époque le mortel Socrate est devenu universellement éternel. Car on pourrait considérer que ce fut un grand moment de régression mentale, en légitimant la création de multiples théories logiquement cohérentes néanmoins tout aussi absurdes que les légendes dont elles reprenaient les prémisses.

Nous savons depuis la moitié du 20ème siècle, qu'une machine "intelligente" très simple, qui ne sait faire que trois opérations (reconnaître un modèle, le recopier, y substituer un autre modèle), permet de réaliser toutes les opérations concevables par toute machine « intelligente ». En observant notre propre comportement courant, il est difficile d'échapper à cette évidence humiliante. C’est que la machine « intelligente » qui nous fera croire qu'elle est humaine existe partout, c'est chacun de nous, dans nos comportements courants... Et ceci tout simplement par construction de l'être humain. Comment pourrait-il en être autrement, voilà une question inconcevable de l’intérieur de toute logique intellectuelle fondée sur une distinction théorique entre individu et société.

Minsk.jpg A la fin de « The Society of Mind » de Marvin Minsky, un ouvrage à relire au-delà des intentions de l’auteur, les derniers chapitres mettent en doute l’existence d’un libre arbitre individuel au sens traditionnel de la maîtrise de son propre destin. Pouvait-on imaginer une autre conclusion à la fin d’une démarche visant à modéliser l’esprit humain supposé individuel ? Quelle autre conclusion aurait pu être tirée d’une autre démarche visant à modéliser la société à partir des échanges entre les personnes ? Concrètement à notre époque soumise par nos propres « décisions » individuelles à des menaces planétaires que seules des décisions collectives pourraient alléger, ne serait-il par urgent de reconnaître les limites de notre libre arbitre individuel pour créer une société de « libre arbitre » sur notre destin collectif planétaire ?

On pourrait réécrire l'Histoire comme un combat entre les grands projets de réalisations matérielles ou intellectuelles, les grandes causes abstraites auxquelles on consacre sa vie, et toutes les formes sociales d'accomplissement personnel.

"Aucune bête ne l'aurait fait" répètent tant de héros avec leurs admirateurs, après ce qu’ils considèrent comme un grand exploit. La preuve que si. Et, dans ce cas, même pas un animal, une pauvre machine détraquée.

Les films fantastiques où des machines prennent le pouvoir sur l’Humanité ne font que transposer notre réalité peuplée de machines avides de pouvoir sur les autres. La différence entre notre réalité ordinaire et les œuvres d’imagination est de nature esthétique. Dans notre réalité, les machines ambitieuses sont d’apparence très banale dans leurs costumes et leurs mimiques, en comparaison des engins cauchemardesques de nos productions cinématographiques. Nos rues en sont remplies.

Assimiler le rêve au luxe, le bonheur au bien-être, c'est réduire l'être humain en dessous de l’animal, à une machine logique simpliste. En milieu urbain, avec un smartphone comme appendice directeur.

La relation première entre charbon, pétrole et progrès, la relation seconde entre progrès et pollution, fondent respectivement le moteur et la fatalité des grandes révolutions des 19ème et 20ème siècle, sur fonds de religions conquérantes. Ces relations feront aussi notre 21ème siècle, la deuxième avant la première, face à la brutalité des lois physiques à l'échelle planétaire. Plus rien à conquérir, sauf une humanité.

Il serait naïf de fonder la supériorité de l'être humain sur sa seule capacité à communiquer ses émotions. Tous les autres êtres vivants animaux et végétaux, par définition, possèdent cette capacité, d'une manière qu'il nous serait certainement profitable de comprendre - alors nous ressentirions ce que signifie leur mise en esclavage pour exploitation illimitée, pour notre seul confort.

Le grand enjeu humanitaire du 21ème siècle, avant que l’espoir de toute société humaine ne disparaisse dans l’effondrement de nos pseudo civilisations, c’est de construire un logiciel social commun (au sens d’une étiquette commune configurable selon besoins). On peut être optimiste en se souvenant de notre première jeunesse et en observant les cours de récréation des écoles primaires. Mais, pour le moment, il ne faut pas regarder ailleurs.

Chacun de nous, y compris si on a beaucoup voyagé ou beaucoup vécu, ne peut disposer que d'un capital intellectuel personnel infime en regard de l'univers de l'expérience humaine, lui-même insignifiant en regard de l'univers des possibles. La révolution numérique, par la création de colossales bases de données des connaissances, ne peut compenser la faiblesse naturelle de notre compréhension personnelle, ni sa précipitation à tout interpréter en fonction de son acquis pour ménager notre énergie mentale. Il faudrait, pour dépasser cette limite, inventer de nouvelles formes sociales de coopération mentale - et pour cela il faudrait nous rendre capables de remettre en cause des comportements, des lois imprescriptibles, des valeurs, probablement tous hérités de l'ère néolithique, car ce n'est pas faute de technologie que nos capacités collectives demeurent endormies mais par défaut de méthode dans la mise en commun de nos capacités mentales. En attendant, nous pouvons constater à quel point nos productions médiatiques, y compris les plus savantes, trahissent la petitesse de nos intelligences personnelles même cultivées en groupes - comme de misérables biquettes qui "font le tour de la question", au bout d'une laisse fixée à un fer jaillissant du béton.

arbois2.jpg Sur une planète de moins en moins habitable à la suite des dévastations parasitaires que nous commettons tous individuellement et collectivement avec une fausse mauvaise conscience, au milieu des contraintes meurtrières qui vont bientôt nous être imposées en retour, notre vieux fond commun de spiritualité animiste pourra-t-il préserver notre capacité à l’humanité ?

Ne demandez plus le chemin pour le Grand Musée de l'Homme. Il est partout autour et même à l’intérieur de nous. Nous sommes tous englués jusqu’à la moelle dans les mailles de nos réseaux de « communication » qui pompent notre énergie, accaparent notre temps ! Ce n’est pas l’entrée, c’est la sortie du Musée qu’il faut chercher.

Jamais la parabole de l’imbécile raisonnable qui cherche ses clés au pied du lampadaire « parce que là c’est éclairé » ne fut aussi actuelle. L’équivalent contemporain de cet imbécile raisonnable est persuadé qu’il peut tout savoir en questionnant son smartphone, et donc qu’il lui suffit d’une seule compétence, celle de savoir utiliser cet engin. Il est devenu tellement prétentieux qu’il trouverait indigne de se mettre à quatre pattes pour chercher ses clés (quelles clés ?) dans le noir à tâtons. De plus, si c’est un dirigeant soucieux de son image, c’est au nom de l’efficacité qu’il reste dans la lumière, en faisant de beaux discours sur l’innovation. Ces comportements stériles se conforment à l’idée générale que toute innovation relèverait d’une sorte de miracle, ce qui est une totale stupidité, parfaitement dénoncée par la parabole du lampadaire. A contrario, cette parabole exprime une autre vérité d’expérience : toute découverte impose à ses inventeurs un passage par une sorte d’étape animale. Les mystiques et les créateurs savent que ce passage nécessaire vers le sublime peut aussi souvent conduire au néant. Les entrepreneurs et leurs actionnaires se contentent de « prendre des risques ». Autrement dit, eux restent sous le lampadaire.

Confondre savoir et compétence, assimiler l’expérience personnelle à la seule relation du passé de chacun, c'est croire que, le grand jour venu, il nous suffira d'écouter une bande de super perroquets pour refaire le monde. Nous ne serons même plus capables de comprendre de quoi nous parlent ces super perroquets, mais de nouveau les parures à plumes inspireront le respect. Actuellement, en étape préliminaire de ce brillant avenir, un petit appareil plat nous permet de manifester la compétence qui va remplacer toutes les autres, celle de « savoir consulter » une immense base de données des connaissances.

Nos sociétés "modernes" nous démontrent que l'amour-propre et la honte vont ensemble, à la fois comme sentiment personnel et collectif : les deux disparaissent ensemble. En parallèle, l’égoïsme individuel et l’orgueil de groupe y sont encouragés sous toutes leurs formes, au bénéfice de la quasi parfaite prévisibilité des comportements qu’ils induisent. L’amour-propre pourrait-il être ressuscité comme ferment d’une nouvelle création sociale ?

dollh.jpg L’Enfer serait, selon des personnes d’expérience, pavé de bonnes intentions. D’autres personnes ont sérieusement prétendu pouvoir en déduire qu’un Paradis de l’Humanité ici-bas se trouverait donc au bout de n’importe quel cheminement individuel suffisamment long, pourvu que ce chemin soit pavé de mauvaises intentions. C’est la logique souterraine de beaucoup d’économistes, de nombreux penseurs profonds et d’une foule de politiques bavards, dont les prêtres du faux principe de subsidiarité et en général tous les ignorants volontaires des fondements de toute démocratie authentique. Malgré la pression du nombre et de la qualité des gens qui préconisent cette méthode d’accès individuel à un Paradis collectif, il ne peut échapper à personne que son application demeure défaillante dans les faits, notamment à cause de la confusion entretenue entre nos mauvaises intentions individuelles (une difficulté première étant de s’accorder précisément sur ce qu’il faut comprendre par « mauvaise intention ») et nos médiocres penchants les plus naturels et les plus partagés. De cette confusion vient que leur belle entreprise philanthropique de faux bon sens tend à dériver en foire de bestialité, sans discontinuité de comportement avec les fanatismes les plus obtus ni avec les errements d’esprits égarés, pourvu qu’ils restent dans les limites où personne ne leur fera de procès ici-bas. Conclusion : pour avoir voulu circonvenir la nature inépuisable des ressources infernales au lieu d’en reconnaître les réalités, cette méthode de cheminement vers le Paradis fait clairement partie des imprégnations culturelles qui nous font progresser vers l’Enfer, dans l’infinité de ses variantes légales et dans les innombrables variétés de leurs marginalités.

Au début du 21ème siècle, les manuels de référence de gestion économique ne sont encore que les bréviaires de la théologie du Progrès de l’Humanité, avatar contemporain des théologies qui parlent de l’Homme en opposition aux théologies qui parlent du Divin. La plupart des critiques de ces manuels demeurent dans le cadre de cette théologie contemporaine. C'est pourquoi leur cible demeure intacte.

On dit que l'on possède des savoirs. En pratique, c'est exactement l'inverse, chacun de nous est possédé par ses savoirs. Il faut être un peu savant, donc déjà bien possédé, pour en prendre conscience, et commencer à discerner entre croyance et savoir.

On étudie la transmission des savoirs. Et la transmission des croyances, on l'abandonne aux manipulateurs ?

En quoi l’attachement conscient à une croyance obsolète diffère-t-il d'un mensonge à soi-même ? Par un niveau de présence d'esprit ? Ce serait plutôt l’inverse : c’est pour ne pas devenir fou que chacun de nous finit par croire ce qui l’arrange. Il existe une expression pour exprimer cela en langue française pour le domaine matériel : on se sent bien dans ses meubles.

Comment peut-on prétendre faire « vivre ensemble » des gens qui n’ont pas les mêmes « valeurs » ? Les solutions historiques font encore de nos jours la preuve de leur « efficacité » : terreur généralisée, éradication des déviants, persécution des minorités identifiées, réduction de l’humain à l’animalité par diverses techniques dont récemment celles portées par les « nouvelles technologies »…. Il existe pourtant une infinité de solutions logiques pour structurer la vie commune en société au dessus de morales différentes : la création et l’entretien d’une étiquette sociale commune centrée sur les relations entre les personnes et sur les comportements en public, assumée comme moyen de respect mutuel et d’ouverture aux autres. A la différence d’une étiquette de cour royale ou de tout autre code de comportement de caste, ce type de solution suppose une capacité d’évolution de l’étiquette sociale en fonction de la population et de son environnement. En effet, à la différence d’un code immuable et indiscutable, une étiquette doit demeurer la production d’une communauté vivante, consciemment par nature soumise aux imperfections. L’entretien raisonné d’une étiquette sociale de vie commune suppose une forme authentique de démocratie, afin de préserver la reconnaissance intériorisée de l’artificiel dans l’étiquette en cours (et de sa part d’absurde), et cependant son acceptation par tous. Cette authenticité démocratique est incompatible avec l’enfermement dans les codes de castes, incompatible avec les prétentions universelles des vérités révélées, dans la mesure ou ces codes et ces vérités prétendent imposer leur propre étiquette, leurs valeurs et leur manière de penser, visant à produire l’isolement de pseudo élites ou revendiquant au contraire l’empire sur tous et sur toutes choses. Et l’Histoire nous apprend comment ces deux formes de blocage se combinent ! Si nous reconnaissons que le niveau d’emprise des instances étouffoirs correspond au niveau d’infantilisme social, il est possible d’affirmer que beaucoup de nos sociétés modernes sont encore très éloignées d'un état adulte.

L’association systématique entre « démocratie » et « débat » révèle la profondeur de la dénaturation de la démocratie. En effet, la finalité d’une institution démocratique n’est pas de débattre, surtout pas de débattre de propositions de détail établies en vue de satisfaire des priorités définies par ailleurs, c’est de construire le projet d’avenir du peuple souverain (d’une ville, d’une région, d’un état, de la planète) à grands traits, afin de pouvoir confier sa réalisation à des dirigeants compétents, ensuite contrôler et adapter autant que nécessaire. A l’inverse, ce que l’on appelle couramment (souvent avec un sous-entendu ironique) un « débat démocratique », pour dire que divers points de vue se sont exprimés dans une assemblée et qu’un vote a permis de trancher, n’a tel quel rien à voir avec la démocratie. Ce « débat démocratique » est une singerie pompeuse parmi tant d’autres dans nos sociétés infantiles.

« Les bonnes décisions sont souvent prises pour de mauvaises raisons » nous rappellent les malins défenseurs de régimes politiques traditionnels. Cette affirmation n’est pas innocente sous une apparence de sagesse éternelle et d’appel à la modestie. Elle est à l’opposé du processus de décision démocratique. En effet, dans un processus vraiment démocratique, on doit conserver les raisons des décisions prises, justement parce qu’il est normal que ces raisons apparaissent mauvaises après quelques temps, et qu’il faut pouvoir décider du maintien ou non des anciennes décisions en fonction de raisons actualisées. Dans une vraie démocratie, il n’existe pas de « bonnes » décisions, il n’y a que des décisions faites dans le temps présent pour le futur tel qu’on l’appréhende à partir du temps présent. Le jugement dans l’absolu d’un hypothétique tribunal de l’Histoire n’a aucune légitimité.

Le renouvellement de la démocratie, c’est-à-dire l’exercice direct du pouvoir par le peuple, suppose la reconnaissance des compétences individuelles des gens de ce peuple, leur valorisation au cours de processus de décision adaptés, leur développement dans la réalisation des décisions prises. Cette relation entre cette institution du pouvoir suprême et les individus qui la composent est cruciale. Le « miracle » de l’Antiquité grecque est le produit de ce fondement, il est futile d’en rechercher des causes mécaniques parmi des facteurs historiques économiques ou culturels. En effet, sans cette relation, on ne crée qu’un espace supplémentaire de singeries, d’autant plus lorsque l’institution pseudo démocratique est peuplée de supposées élites qui consacrent la plus grande partie de leur temps à discuter du bon habillage de l’actualité.

Cronscan.jpg A notre époque « moderne », on pourrait enfin s’intéresser aux mécanismes de manipulation dans leur ensemble et pas seulement à leurs détails et à leurs effets d’actualité. Toute manipulation pourrait être considérée comme une auto manipulation et on pourrait identifier les « fake logics » collectives imprimées dans nos raisonnements individuels – dont il nous est impossible de nous extraire tant que nous nous complaisons dans la paresse d’un « bon sens » majoritaire confortable, qu’il soit ou non le résultat de déductions « robustes » à partir d’hypothèses dont on a commodément oublié l’artificialité puisque tant d’autres semblent aussi l’avoir oubliée. Cessons de nous considérer systématiquement comme des « victimes » de manipulations et de nous exonérer de notre paresse mentale avec des arguments psy. Considérons plutôt qu’il n’y a que des agents de manipulation, en premier nous-mêmes, plus ou moins conscients, plus ou moins volontaires, mais toujours assez vicieux pour diluer toute idée de responsabilité personnelle dans un noble et vague sentiment de culpabilité - une culpabilité partagée avec d’autres…. En effet, comment pourrions-nous être coupables des "mécanismes sociaux" ? Alors que cette pesanteur paralysante de la culpabilité (devant qui, pour quoi) de nos propres imperfections (en comparaison d’imaginaires machines infaillibles) est un facteur d’inertie face aux besoins d'innovation sociale, elle pourrait être reconnue dans ses diverses variantes, non pas pour la surmonter (au prix de nouvelles illusions) mais afin de la convertir en conscience commune de nos limites individuelles pour rendre possibles les efforts collectifs de créations sociales dans l'intérêt commun.

Si, dans notre monde des humains, tout se tient pour que rien ne change, alors on doit admettre aussi que, justement du fait que tout se tient, tout doit pouvoir changer d’un seul coup. Il suffit pour cela de considérer que notre « tout » n’est pas le « tout » du monde, même en réduisant le champ à notre seule planète Terre.

De toute façon, nous ne pouvons plus « penser le changement », même le plus violent, comme une destruction préalable à une reconstruction, alors que nous avons déjà presque tout détruit autour de nous et que nous dépendons entièrement de ce qui reste. D'accord que c’est tellement plus chouette de penser comme si nous étions des dieux tout puissants et de vivre comme des singes, sauf que même les bébés ne s'y trompent pas.

Il est urgent de faire comprendre pourquoi il est physiquement impossible de « réparer la planète », et de faire réaliser à quel point les gens qui le prétendent sont des criminels contre l’humanité. En l’état de la Science, on peut tout au plus imaginer qu’un jour on saura comment retarder quelques effets indésirables… en provoquant quelques dégradations supplémentaires pour fabriquer des outils adaptés et les mettre en oeuvre par la consommation d’encore plus de ressources énergétiques. Schématiquement et par analogie, ce type d’opération sera pire que de creuser un trou pour récupérer de la matière afin de combler un autre trou, car dans ce cas, le trou creusé devra être plus important que le trou comblé : on devra donc vraiment s’assurer que l’opération se justifie pour la partie de population terrestre qui pourra en bénéficier… Rassurons-nous, nous sommes encore loin, en ce début du 21ème siècle, de pouvoir imaginer ce genre de sauvetage de quelques privilégiés ! Pour le moment, on « raisonne » encore séparément sur les réserves en ressources énergétiques, sur le changement climatique, sur la pollution, etc., alors qu’on ne sait encore pas grand chose sur les capacités autonomes de régénération de la planète (par exemple sur le plancton des océans, tandis que par ailleurs les satellites d’observation ne sont opérationnels que depuis une ou deux décennies). Les capacités planétaires autonomes qui nous importent, ce sont très précisément celles qui nous rendent cette planète humainement habitable. Car le seul grand projet d’avenir planétaire, c’est de se débrouiller pour exploiter la planète en dessous de ces capacités autonomes de régénération. Quelqu’un y travaille ? Quelqu’un est en charge de ce projet ?

dimanche 10 juin 2018

Parlez-moi de mon âme

L’Histoire de l’Humanité sur Terre s’achève. C’est une Histoire de l’Humanité tout court qui prend la suite, puisque cette Histoire là, toujours écrite par des humains, sera aussi celle de la planète Terre.

Il semble que beaucoup de gens ne saisissent pas encore ce que cela peut signifier, ni pourquoi l’Humanité dans son ensemble se trouverait devant le choix urgent d’assumer sa responsabilité planétaire ou d’abandonner chacun de nous aux jeux terriblement sérieux de ses activités et de ses rêves à l’intérieur de sociétés infantiles. Surtout, on se demande comment ce choix pourrait se faire, alors que « l’Humanité dans son ensemble » n’a pas d’adresse, malgré l’existence de réseaux planétaires de télécommunication, malgré quelques proclamations solennelles à prétention universelle.

Il y eut pourtant dans l’Histoire quelques décisions à vocation planétaire prises au nom de l’Humanité dans son ensemble. Comme la vocation planétaire de telles décisions historiques n’apparaît que rétrospectivement compte tenu de notre découverte tardive du monde physique et comme l’Humanité en tant qu’espèce n’a été reconnue qu’encore plus tardivement dans toutes ses variantes, rien n’empêche de rechercher des exemples dans un passé relativement lointain, d’autant plus que l’évidence de la pesanteur des convictions et des croyances communes de l’époque pourra nous amener à considérer certaines de nos convictions et croyances contemporaines comme les reprises directes ou modernisées des anciennes – découverte certainement utile en préalable à une prise de décision éclairée concernant notre avenir à tous.

La Controverse de Valladolid en 1550 opposa les thèses pour et contre la reconnaissance de l'humanité des indigènes du Nouveau Monde, non seulement l'âme mais un ensemble de droits naturels, les mêmes que ceux des Européens. Elle se conclut par la victoire du oui.

Au 16ème siècle, les états indigènes des Indes océanes, plus tard renommées Amériques, furent vaincus par les conquérants aventuriers venus d’Europe et leurs populations décimées furent soumises sans doute encore plus brutalement que ne le permettaient les lois bibliques de la guerre. A l’époque, on pensait qu’une telle victoire des conquérants sur les indigènes impies n’avait pu être acquise que par volonté divine. Rétrospectivement, on sait que certains conquérants en mauvaise posture avaient employé diverses formes d’armes bactériologiques dont ils connaissaient les effets mais pas le mécanisme, qui ne fut reconnu que beaucoup plus tard comme potentiellement décisif dans les guerres entre populations d’êtres diversement immunisés (la Guerre des Mondes H.G.Wells 1898). Bref, il était osé à l’époque d’affirmer, pour un européen confronté à l’étrangeté des civilisations du Nouveau Monde, que les indigènes possédaient naturellement une âme de pleine qualité humaine, qu’ils devaient donc être traités humainement, pas comme des bêtes, pas comme des esclaves et qu’ils avaient droit à leurs terres à cultiver pour eux-mêmes et que les colons devaient rémunérer le travail de leurs employés indigènes comme ils l’auraient fait en Europe pour n’importe quels serviteurs ou journaliers. Bartolomé de Las Casas osa le dire, l’écrire abondamment, et l’argumenter face à des contradicteurs de renom. Il était l’un des compagnons de la deuxième expédition de Christophe Colomb vers le nouveau continent et fut le premier prêtre ordonné sur place.

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Le scénario du film « La Controverse de Valladolid » compacte la substance de la controverse épistolaire historique et d'autres controverses antérieures dans un affrontement théâtral imaginaire centrè sur la reconnaissance de l'âme des indigènes d'Amérique. Les confrontations sont parfois très animées entre les avocats des thèses opposées afin de convaincre le légat du pape. Les témoins défilent en soutien de l’une ou l’autre thèse, quelques expérimentations croustillantes sont tentées sur des indigènes d'Amérique transportés sur place. A minima, on peut apprécier ce spectacle comme un genre de reconstitution historique, et trouver que certains arguments nous semblent vraiment poussiéreux à présent.

En réalité, cette grande Controverse de 1550 est telle quelle d’une actualité brûlante, mais ce n’est pas apparent tout de suite.

Comme les « indigènes » ont partout été assimilés par la civilisation « moderne », pas seulement les Indiens de toutes les Amériques, mais aussi beaucoup d’autres peuples sans épitaphe, la question d'une reconnaissance de la pleine humanité des indigènes peut sembler périmée, au sens où, quelle que soit la réponse qui fut apportée ou que l’on y apporterait encore à présent, elle n’a eu, elle n’aurait aucun impact économique. Ce sont les colons audacieux, les affairistes et leurs suiveurs qui ont tout gagné. D’ailleurs, dans le film, les arguments exprimés par les colons du Nouveau Monde sont ceux qui nous semblent les plus directs, les plus concrets et porteurs de projets. Ces arguments, on les retrouve exprimés dans les mêmes termes par nos actuels exploitants d’usines d’élevages monstrueux, par nos actuels industriels de l’agriculture hyper intensive, par les plus agressifs des dirigeants d’entreprises exemplaires. Ces arguments expriment les « valeurs » de l’entrepreneur, tellement enracinées dans nos civilisations modernes qu’ils sont implicites dans la plupart des exercices de prévision et se traduisent dans les droits locaux par des privilèges qui ne sont jamais mis en question.

Pourtant, l’Histoire a tranché : cette affaire d’âme universelle en 1550 représentait bien un enjeu planétaire pour l’Humanité.

Tout docteur en explication rétrospective nous dira qu’il était très important que l’Église catholique de l’époque reconnaisse une âme de plein droit aux indigènes d’Amérique, car cette reconnaissance permettait d’étendre aux Amériques tous les éléments de la civilisation européenne, au lieu de maintenir le Nouveau Monde comme une sorte d’appendice maudit. Cette reconnaissance était d’autant plus opportune pour l’Eglise catholique que la profondeur géographique européenne de son autorité se réduisait (en conséquence de la Réforme protestante). Par ailleurs, à la place d’esclaves locaux, les colons d’Amérique pouvaient utiliser la main d’oeuvre encore considérée comme animale, importée des côtes africaines.

Parmi les éléments de la civilisation européenne qui devenaient applicables aux Amériques après la Controverse, il y avait une règle de partage traditionnel des pouvoirs humains dans ce monde : à l’Eglise le soin des âmes et de la culture, au Roi le soin de l’ordre public et de l’extension du royaume, aux gens du peuple et en particulier aux colons entreprenants l’exploitation laborieuse des ressources matérielles et animales. Quelques siècles plus tard, plusieurs grands états, dont des républiques prétendument humanistes, ont exprimé cette structuration avec d’autres mots, tout en maintenant longtemps dans leurs terres lointaines des exploitations ouvertement esclavagistes – ce qui manifestait crûment le décalage de l’équilibre traditionnel en faveur des « entrepreneurs », au péril des âmes, tant que les empires disposaient d’une périphérie extensible. Au cours des derniers siècles et même peut-être depuis la création sociale au néolithique (donc dans toutes les populations actuelles), un principe de structuration simple des pouvoirs dans le monde des humains se serait-il maintenu, malgré les changements dans les croyances, malgré les variations dans la répartition pratique des pouvoirs, malgré l’apparition de prétendus nouveaux pouvoirs, malgré l’illusion unidimensionnelle économique moderne d’un pouvoir humain illimité sur l’univers ? Si ce principe existe en fondement de nos sociétés, n’est-il pas important, pour ce qu’on appelle parfois la cohésion sociale, de respecter ce principe et de savoir comment en adapter les structurations locales ?

Au-delà des banalités géopolitiques et en conscience de notre point de vue condescendant sur les croyances du passé, nous pouvons apercevoir en quoi la Controverse de Valladolid demeure d’actualité : cette Controverse anticipait (pour la première fois dans l’histoire ?) la reconnaissance d’une humanité commune et la responsabilité de cette humanité sur la gestion de sa planète. En d’autres termes, ce fut la première conférence humanitaire mondiale.

Quelles seraient les décisions à prendre par une Controverse de Valladolid actualisée ?

La Révolution Industrielle a domestiqué la puissance mécanique, permettant de remplacer les formes dégradantes d’exploitation de l’être humain par la mise en œuvre de machines. Ne pinaillons pas sur les imperfections de ce remplacement ni sur la signification précise à donner aux « formes dégradantes d’exploitation », car en quelques dizaines d’années, cette Révolution Industrielle entraîne de telles conséquences que nous sommes projetés dans une toute autre période de l’histoire humaine, celle du décalage croissant entre la population mondiale industrialisée et la capacité de la planète à en supporter les ravages, aussi celle d’une Révolution Numérique partiellement dévoyée en machinerie d’asservissement mental des personnes et d’aplatissement des cultures.

Pour une Controverse actualisée, n'essayons pas de généraliser telle ou telle de nos questions d’actualité, par nature insolubles du fait des grands écarts locaux entre les symboles, les déclarations et les pratiques, du fait aussi de l'entretien de la confusion entre leurs interprétations d'une civilisation à l'autre. Une Controverse de Valladolid actualisée devrait traiter globalement la question de la place de l’Humanité dans ce monde, la question d’une Humanité supportable dans ce monde, la question d’une communauté humaine responsable de ce monde.

Comment définir une Humanité commune supportable dans l’état de notre monde et de son évolution inéluctable ? (la déclaration universelle des droits de l’Homme resterait utopique même sur une planète capable de supporter éternellement une population illimitée)

Comment éradiquer l’actuelle imprégnation des esprits et des lois par des valeurs et des modèles de comportement contraires à l’intérêt général planétaire et par quoi remplacer cette imprégnation ? (suggestion : pour ce qui concerne nos esprits, par l’imposition d’une étiquette commune de comportement, adaptable localement)

Comment reprendre la délégation totalitaire de fait abandonnée aux « entrepreneurs », pour quel équilibre mondial entre quels pouvoirs, notamment dans la perspective d’une généralisation des risques de pénuries locales, empoisonnements massifs, épidémies, cataclysmes ? (les actions en justice contre les coupables seraient dérisoires, pour quelle justice quand tout le monde a contribué au massacre – ce sont les pouvoirs sur l’avenir de nos modes de vie qu’il faut en priorité définir et répartir au niveau mondial)

Comment créer la communauté humaine responsable de ce monde, qui serait l’âme de ce monde ? (sur les images de la Terre vue de l’espace, il manque quelque chose si c’est bien la Terre des humains… comme une adresse où se connecter pour lui parler…).

Pour rester dans le cadre d’une « Controverse » analogue à celle qui est proposée ici en référence, c’est probablement cette dernière question qui serait à poser en priorité, en l’exprimant simplement en termes modernes pseudo juridiques « Devons-nous reconnaître une personnalité à notre planète ? ».

Dans l’indifférence des immensités galactiques, osons inventer une âme commune.

La conclusion de cette Grande Controverse actualisée ouvrira la possibilité de placer une borne de l’Histoire humaine, et d’expliquer simplement comment on doit aller au-delà, certainement par différentes évolutions selon les zones géographiques et les civilisations. Ensuite rien ne pourra jamais être figé, ni le modèle de la borne, ni l'idée d’un au-delà (ou de plusieurs), ni les conditions pour que cette idée se réalise, parce qu'il y aura eu des erreurs au départ, parce qu'il y aura des échecs et des découvertes et qu'il faudra, à chaque fois, savoir réagir et s'adapter, en capitalisant les compétences durement acquises. Bienvenue dans un Nouveau Monde de la Révolution Numérique !

Pour un débat du niveau d’une Controverse de Valladolid, les participants devront eux-mêmes faire preuve d’âme, dépasser les paresses mentales qui les font « raisonner » comme des machines au prétexte d’urgences dérisoires, dépasser les préjugés réflexes qui leur servent à oublier leur humble nature, laisser leur smartphone de côté (à l’écart des questions toutes faites ainsi que des appels exigeant une réponse immédiate), ignorer les actualités financières et les pressions... Ces participants devront se débarrasser des bagages culturels de certitudes profondes et de prétentieux témoignages d’une humanité sans limite – ces héritages-là plombent notre intellect, comme autrefois les boulets reliés aux chaînes des bagnards, qu’il leur fallait prendre en mains pour se déplacer. C’est aussi pourquoi il serait imprudent d'attendre que nos plus grands intellectuels construisent un système de pensée adapté, établissent un recueil des citations pertinentes des « penseurs importants » qui l’auront anticipé, produisent une nième interprétation du péché originel dans les religions du Livre, au risque de se satisfaire de la délectation des comparaisons entre leurs exercices critiques respectifs. Certainement leurs productions seront précieuses, mais après la Controverse. En revanche, en l'absence d'une Controverse décisive, la continuation des activités absurdes de nos dirigeants gestionnaires, de nos grands affairistes et de nos conquérants aventuriers produira la résolution de l'antique question de la nature de l'âme par la brutale évidence de son artificialité en matière plastique, juste quelques années avant que se déroulent les ultimes épisodes de la grande compétition mondiale entre les derniers êtres vivants visibles sans microscope, probablement des scorpions du désert, pour quelques traces d'humidité.

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