Ce billet reprend une partie des billets antérieurs en un seul tenant, toujours en langage simple pour actions tout de suite ou presque. Vous êtes prévenu.

Le moteur des civilisations

D'un point de vue pratique, le moteur d'une civilisation humaine en tant qu’objet technique, celui qui fournit la puissance pour la faire évoluer, ce sont les relations des gens entre eux.

Serait-il trop banal de s'intéresser à ce moteur-là en tant que tel, plutôt qu'à ses productions matérielles, techniques et morales ? Au contraire, dans l'évolution accélérée de notre monde moderne, ne serait-il pas urgent de savoir activer ce moteur du pouvoir humain ? Et pour cela, ne faut-il pas cesser de confondre ce moteur relationnel avec ses canaux d'action les plus apparents : des liens sociaux institutionnalisés supposés universels ?

Des civilisations passées, nous retrouvons des témoins de leurs productions : objets, habitations, fondations urbaines, espaces organisés, murailles, champs cultivés, monuments, décors, et même des écrits pour quelques civilisations relativement récentes. De plus, nous pouvons reconstituer les cadres de ces civilisations disparues ou dissoutes, à savoir les environnements et contraintes physiques dans lesquelles elles ont vécu. Ces éléments pris ensemble permettent d'imaginer les modes de vie de ces civilisations, leurs univers mentaux, leurs institutions et nous suggèrent leurs évolutions historiques selon nos propres critères et nos propres constructions sociales actuelles. Mais la banalité profonde des relations entre les gens, de leur naissance à leur disparition, nous échappe à jamais. Pour les civilisations sans trace d'écriture, les indices matériels des liens sociaux et en particulier des canaux de transmission entre les générations ou entre égaux, quand ils existent, provoquent l'assimilation à nos pratiques présentes. Ce qui est nouveau, notamment grâce aux perfectionnements techniques récents des recherches archéologiques, c'est la découverte d'un nombre et d'une variété de civilisations passées, géographiquement étendues ou locales, très loin dans les temps anciens, y compris dans des régions a priori défavorisées par l'environnement naturel. En parallèle, l'observation directe des civilisations actuelles fait constater, dans le domaine des relations entre les personnes, la variété des mentalités et des comportements, des valeurs communes de référence, des cadres de pensée et de rêve, la relativité de l'exceptionnel par rapport au banal... Face à ces découvertes de divers univers relationnels dans les civilisations, comment ne pas percevoir l'évidence que le moteur d'une civilisation humaine vivante n'est pas identifiable aux liens sociaux que ce moteur active, encore moins aux productions de ces liens ?

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Comment caractériser le moteur relationnel des civilisations humaines par rapport à celui des sociétés non humaines - par exemple celui des abeilles ? En première hypothèse, dans notre nécessité présente d'évolutions sociales de grande ampleur, la spécificité du moteur humain n'est-elle pas à trouver dans la capacité à créer de nouveaux liens sociaux, plus simplement dans la capacité à mettre en sommeil ou réactiver certains liens sociaux préexistants ? Serait-il aventureux d'expliquer l'effondrement de civilisations historiques, plus ou moins confrontées à de nouvelles contraintes externes, par la spécialisation étroite de leurs moteurs relationnels dans l'alimentation de certains liens sociaux privilégiés ? La suralimentation d'un lien social peut-elle éviter le renforcement caricatural de ses fonctions instrumentales comme dans un langage d'insectes ? La relative soudaineté historique de l'effondrement d'anciennes civilisations humaines ne ferait-elle que révéler des incapacités d'évolution acquises de longue date par sclérose autonome, avant les changements d'environnement, avant l'arrivée des envahisseurs, avant l’obsolescence des institutions ?

Dans nos sociétés modernes en évolution forcée par les transformations industrielles en quelques dizaines d'années - puissance matérielle d'abord, puissance informationnelle ensuite - comment nier que notre moteur relationnel subit une surcharge permanente ? Serait-il exagéré de décrire son état présent par analogie avec un moteur générateur d'énergie électrique, en déséquilibre critique, noyé d'étincelles jusqu’à la perte de certains composants régulateurs, assurant à grande peine les exigences des nouveaux "liens sociaux" issus de la révolution numérique ?

D'où la question du jour : comment opérer une adaptation de ce moteur "aux défis du monde moderne" (et ses périls mortels), plutôt que de rechercher une réparation intégrale ou de rêver à une recréation miraculeuse à partir de rien ou de mirages théoriques ?

La possibilité de reconstitution du moteur dans un état historique est illusoire, notre monde des humains a changé en profondeur au cours de la révolution industrielle.

La possibilité d'inventer un moteur à neuf est illusoire, notre humanité n'a pas changé.

La révolution numérique comme suite de la révolution industrielle

L'étouffement présent du moteur relationnel de nos civilisations « modernes », on peut l'attribuer à la continuité entre la révolution industrielle et la révolution numérique : standardisation, massification, transfert d'activités humaines physiques et intellectuelles à des machines et à des logiciels, création progressive d'une "humanité augmentée" par les nouveaux pouvoirs mis à la disposition de chacun.

En abusant à peine : notre sentiment de libération personnelle et la mise à notre disposition de machines – esclaves se traduisent automatiquement en obsession de la libération et de la puissance : ivresse du pouvoir et simultanément angoisse du vide, aspiration à une forme d'esclavage dans le refuge de la pensée magique. Voir par exemple l’imposition de la « manie du héros » dans tous les domaines, la dénaturation des valeurs en mots d'ordre, l'idéalisation de la "machine intelligente", les glorifications de records absurdes et de comportements déviants, la banalisation du charlatanisme dans les sciences et les technologies… non pas en contraste mais en complète cohérence avec notre dépendance continuelle à notre smartphone.

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La révolution numérique est une suite naturelle de la révolution industrielle. C’est la révolution industrielle qui a créé les bases matérielles et les bases mentales de la révolution numérique. Les belles idées des débuts d'Internet, les idées de partage du savoir et de l'expérience entre individus égaux motivés par le progrès humain, ont été volatilisées au cours d'un processus d'industrialisation classique par centralisation des moyens, réduction de la concurrence, extension maximale de la cible des utilisateurs, création et entretien de l’addiction, maîtrise des normalisations et des rythmes d’avancées technologiques, etc.

Internet est devenu un super media dont dépendent tous les autres. En germe dès l'origine de son industrialisation, la mutation monstrueuse d'Internet en centrale d'observation instantanée des comportements et des pensées exprimées s'est opérée, alimentant en arrière plan toutes les possibilités organisées d'influence et de propagande. Dans les résultats de requêtes traitées par les moteurs universels de recherche, les encombrements de publicités personnalisées et parfois quelques lignes de réponses visiblement raccordées ne font que manifester à la marge les effets d’une boucle de rétroaction géante dont chacun de nous fait partie en tant qu’acteur et en tant que cible.

La première vague de la révolution industrielle, à partir de l'exploitation sans frein du charbon puis du pétrole et du gaz naturels, est "responsable" du pillage de la planète.

En prolongation de cette révolution industrielle, la révolution numérique est "responsable" de la surcharge du moteur relationnel de nos civilisations, de la mise hors circuit de certains liens sociaux au profit de liens portés par les nouvelles technologies – une autre forme de pillage, celui de nous-mêmes.

Que les nouveaux liens sociaux portés par les nouvelles technologies, produisent diverses formes d'asservissement mental individuel, ne serait-ce que par les effets du bombardement informationnel, et véhiculent principalement des "informations" diffusées par des médias influencés ou des individus manipulés, c'est une évidence par construction. Si nous ne faisons pas l'effort de prendre du recul pour tenter d’organiser notre propre réflexion, nous nous soumettons de fait à un processus de dressage (analogue à celui d'un centre de "redressement", version industrialisée du "village global" et des "réseaux sociaux" génériques). Les bons conseils des spécialistes du bien être par divers procédés de resourcement peuvent suffire à propager la nécessité d’une prise de recul, ils ne peuvent provoquer la réanimation d’une capacité de réflexion productive au-delà des réactions impulsives individuelles, en effet, les liens sociaux nécessaires à la réflexion productive ont disparu ou ont été dévoyés dans des cadres d’échanges instantanés. Est-ce un paradoxe que la pensée des humains de plus en plus "éduqués" se radicalise, que les records absurdes, les exploits monstrueux, les perspectives technologiques miraculeuses, se substituent aux représentations traditionnelles du progrès de l'humanité ?

La révolution numérique a caricaturé et encadré informatiquement ou carrément liquéfié les liens sociaux ordinaires dont l’entretien et les productions s’étalent dans la durée par des interactions temporaires entre des personnes choisies, avec des périodes intermédiaires de mûrissement dans le vécu – les liens qui font la capacité humaine à faire évoluer la société depuis les âges les plus anciens.

La révolution industrielle avait largement préparé cette évolution, par l'introduction des comptages ineptes dans les disciplines du développement humain, en préalable à la marchandisation des diplômes. Progressivement au cours de la révolution industrielle, s’est opérée l'industrialisation de l'acquisition massive des "connaissances" en substitution des compétences (dont l'acquisition progressive nécessite des expériences individuelles, des interactions dans la durée et dans la réalité de la vie), sauf dans quelques métiers « à vocation » sous protection d’institutions conservatrices. C'est ainsi que chaque pays met sa fierté dans la proportion des diplômés de l'Université dans sa population, sans s’alarmer que les "connaissances" si généreusement partagées et si précisément vérifiées ne peuvent en elles-mêmes nulle part être mises en oeuvre. Nos méthodes éducatives modernes persistent à ignorer la distinction entre ce qui relève de l'élevage initial (au sens noble) de l'enfance, ce qui relève des préalables à l’entrée dans un ensemble de métiers socialement reconnus, ce qui relève de l'entraînement et plus tard du perfectionnement dans un métier, enfin ce qui relève de la recherche et de l'ultime. Le modèle humaniste des Lumières a muté en modèle industriel de mandarinat de masse au nom d'un idéal de super humanité qui conduit à mépriser les sciences et techniques fondamentales réputées peu évolutives (par exemple la science des organisations, les techniques de la logistique, les techniques agricoles). Est-ce un paradoxe que nos sociétés "modernes" les plus évoluées, confites de savoirs et matériellement suréquipées, soient incapables de s'organiser face à des menaces nouvelles, au point de ne pas discerner les causes de leurs déficiences, mais que l'on y trouve des vedettes savantes sur tous les sujets ?

Choix de conception, grandes conséquences

Avec la révolution numérique, un cran supplémentaire de "modernité" est franchi par l'assimilation entre "connaissance" et "information", et de là automatiquement, par l'assimilation entre l'information elle-même et l’information de son existence. Ce cran supplémentaire est franchi par la combinaison entre un choix fondamental de conception du Web et l’usage des moteurs universels de recherche.

Le Web repose tout entier sur la capacité de créer, à l’intérieur des contenus, des « liens URL » vers d’autres contenus. Chaque « lien URL » est un pointeur unidirectionnel vers une information supposée immuable en contenu et en localisation, comme les renvois aux numéros de pages dans les index en fin d’ouvrage. On devrait plutôt dire « fil URL », mais l’usage a consacré le terme « lien URL »…. Quel que soit le bon terme, l’irréalité de l’hypothèse d’immuabilité des contenus et de leurs localisations aurait du restreindre l’usage du Web à des fonctions d’archivage à vocation de simple conservation comme dans un musée de collections figées. En effet, dans le monde vivant, des pages des ouvrages sont souvent réécrites, des pages disparaissent, les chapitres sont réorganisés, les ouvrages eux-mêmes se cannibalisent entre eux, s’éclatent et se multiplient…

En pratique, le défaut originel est plus que largement compensé par les possibilités offertes par les moteurs de recherche, très performants (surtout pour des requêtes simples comportant un, deux ou trois mots), au prix d'une centralisation des ressources, d'une consommation énergétique géante et d’investissements réguliers pour alimenter une croissance par nature illimitée. L'utilisateur d'un moteur de recherche s'assimile à un consommateur de pages de liens éphémères dont il aura négligé la plupart dans la minute, oublié les autres dans l'heure. A quelle fréquence, sur les pages d’un résultat de recherche, la seule information d'existence des contenus a-t-elle suffi à notre besoin de savoir ? A quelle fréquence, dans une contribution sur un réseau social, la citation d'un lien vers un contenu prétendument pertinent a-t-elle suffi à entretenir notre opinion pour ou contre cette contribution ? Dans nos vies urbaines pressées, la superficialité s’impose dans tous les domaines de notre pensée orientée par nos recours généralisés aux moteurs universels de recherche. Les résultats des recherches par des moteurs universels, interprétés dans une illusion encyclopédique, font vérité et raison. Quand ces résultats ne sont pas satisfaisants, c’est forcément que les questions ne sont pas pertinentes - hors jeu !

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Le moteur de recherche universel propose plus qu’une compensation de la primitivité du lien URL (unidirectionnel, instantané, sans possibilité de réplique ni de retour). Du point de vue de l’utilisateur d’un moteur de recherche universel, ce dernier, dans les apparences de son fonctionnement, ignore les liens URL du Web ! En effet, dans les apparences, tout se passe comme si le moteur universel exploitait un univers d’un seul tenant où tous les contenus seraient atteignables simultanément. Cependant, les faiblesses natives de la conception du Web ne pourraient être surmontées qu’imparfaitement et difficilement par les moteurs universels : par exemple, comment obtenir un résultat de recherche trié en fonction des dates de création ou dates de dernière modification de chaque contenu sélectionné ? Comment obtenir un tri des résultats de recherche en fonction des dates des liens URL existants qui pointent vers ces contenus ?

Au moins, pour la conservation du savoir et des oeuvres de la pensée humaine sous leurs formes matérielles, nos civilisations numériques ne font ni mieux ni pire que les civilisations anciennes. Sans avertissement, les livres (et plus généralement tous les contenus publiés) datant de quelques années en arrière disparaissent progressivement du Net. Cependant, quelques années après la disparition des contenus, un moteur universel de recherche retrouve leurs références et quelques citations et commentaires dans les cas d'ouvrages de grande diffusion ou de grande réputation. Seuls demeurent disponibles en leur état d’origine quelques ouvrages considérés comme historiques selon les critères de sélection du moteur de recherche. Par rapport aux époques des grandes bibliothèques et des centres de recopiage artisanal - époques où l'on brûlait régulièrement tous les livres, par accident ou délibérément -, la modernité se réduirait-elle à l'automatisme « intelligent » des moteurs de recherche ? A notre époque, pour les utilisateurs connectés, une panne d'Internet, la perte d'un de ses composants, une restriction d'usage des moteurs de recherche... ont le même effet qu’un incendie de bibliothèque.

Bref, nos sources de connaissance ne sont pas perdues, pas plus (mais pas moins) qu’aux époques historiques. Ce qui s’est perdu ou s’est dévoyé au cours de la révolution numérique en prolongement de la révolution industrielle est d’une autre nature : une partie de nos liens sociaux, justement ceux qui nous permettaient de nous adapter au réel de la vie plutôt que nous abandonner aux contraintes machinales des relations informatisées.

Pouvons-nous récréer des équivalents des liens sociaux perdus ou dévoyés, en nous servant des instruments créés au cours de la révolution numérique, et malgré les imperfections et pesanteurs de ces instruments ?

NB. Ce qui précède concerne le Web au sens strict, c’est-à-dire les mécaniques logicielles exploitant les liens URL entre des contenus du Web. Les super télécommunications et les plates formes des services aux utilisateurs connectés utilisent les canaux physiques d’Internet et passagèrement quelques interfaces Web - de plus, avec des protocoles spécifiques de connexion et de communication. Les super télécommunications comprennent notamment les conférences à distance et certaines messageries instantanées (voire certains « réseaux sociaux »). Ce sont clairement des exemples de « nets progrès » sociaux dans la mesure où ces instruments entretiennent des liens sociaux préexistants à la révolution numérique, par exemple en communautés de travail ou en groupes familiaux ou dans les relations avec des services gouvernementaux, et dans la mesure où ils évitent le gaspillage d’énergie et de ressources. En gros, ces divers services correspondent à ce qu’il est convenu d’appeler le Web 2.0, mais l’infrastructure Internet-Web demeure telle qu’à l’origine et les caractéristiques de cette infrastructure expliquent en grande partie les difficultés et lourdeurs de développement des interfaces d’utilisation des services à haut degré d’interactions (services bancaires aux clients, services gouvernementaux aux citoyens,..) en regard d’exigences minimales de convivialité, de fiabilité et de sécurité.

Petite discussion à fort potentiel

Le contexte est celui d’un groupe d’ »utilisateurs pilotes» dans un projet informatique d’entreprise, après une réunion (à distance) d’examen critique des spécifications du projet.

Voici un extrait d’une discussion privée devant une machine à café entre deux participants, quelques temps après la réunion du groupe au complet.

Alumy « Fred et Sylvie se sont encore bien joliment engueulés. A chaque fois, cela dure un quart d’heure, et cela fait au moins 3 fois qu’ils nous font le spectacle. Est-ce qu’il y aurait quelque chose entre eux ? »

Realy « Ta gueule, petit bonhomme. Prosterne-toi devant le noble combat pour la liberté dans la création des comptes de gestion. Fred veut une liste unique avec une latitude de choix dans chaque entité nationale. Sylvie refuse. «

Alumy « Dommage que leur discussion soit restée au niveau des grands principes et des règles de codification des comptes, je n’ai rien compris et je ne suis pas le seul « 

Realy « Ben oui, ils n’ont pas voulu étaler les petits arrangements locaux de leurs entités respectives. Ce sont deux experts reconnus dans leurs domaines. Ils n’allaient pas s’envoyer les torchons et les serviettes à la figure.»

Alumy « C’est torchons et serviettes, les adaptations de l’entreprise aux lois et règlements locaux, aux façons locales de gérer des affaires, le personnel, les sous-traitants ? Partout dans le monde, d’une manière ou d’une autre, tout se négocie et se paie, y compris la bonne image et le respect. Dans un pays, on peut avoir intérêt à perdre certains procès, dans un autre à les faire durer… »

Realy « D’accord, d’accord, d’accord ! La bagarre entre Fred et Sylvie, c’est un écran de fumée. Derrière, il y a la vraie question, celle de l’adaptation de l’entreprise à chaque réalité locale. Mais alors, il faudrait aussi tenir compte de l’adaptation locale des objectifs d’entreprise. Sinon, tout se résume aux frais de retranchement dans un bunker et à l’achat du désintérêt des nuisibles.»

Alumy « Moi, ce qui m’exaspère, c’est qu’il faut être hyper spécialiste pour imaginer concrètement les options, et pourtant Fred et Sylvie se sont bien énervés avec leurs arguties sur des micro détails de numérotation. Raison, Liberté, Chaos et allez donc, on se balance les grands mots comme des insultes… »

Realy « Ouais, heureusement que personne n’y comprend rien à part ces experts incapables d’expliquer leurs salades, cela évitera que la question remonte au comité de direction qui n’y comprendra rien non plus. »

Alumy « Et à la fin, on aura la solution imposée par l’informatique à zéro degré de liberté. »

Realy « Ou la décision par derrière d’un grand boss bien informé… Espérons qu’il aura voyagé dans sa carrière et compris ce qui se passe sur le terrain. »

Alumy « Tout cela, c’est de la littérature…»

….

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Cette discussion révèle plusieurs défauts de la conduite des réunions du groupe pilote :

  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon jamais une « engueulade polie » entre experts n’aurait pu se dérouler pour la nième fois dans le silence des autres participants enfermés dans leur propre incompréhension
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon les belles théories n’auraient pas pu servir de prétexte au maintien d’un pseudo débat écartelé entre « les grands principes » et des détails d’apparence mineure
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon la personnalisation des points de vue exprimés aurait été vite dépassée au cours d’une exploitation systématique de l’expérience et des compétences de tous les participants
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon les éléments d’une éventuelle prise de décision auraient été dégagés au lieu de laisser s’élever un mur infranchissable de pseudo expertise
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon, au pire, dans le cas probable où le problème initial aurait été mal posé, on aurait au moins identifié des questions en termes compréhensibles par tous
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon aucun participant ne cultiverait après coup la perspective de « solutions » imposées par la logique interne d’un développement informatique ou par l’arbitraire d’un grand chef
  • l’absence d’une conduite de réunion digne de ce nom, sinon le groupe pilote se sentirait investi d’une responsabilité plus large que celle d’un groupe temporaire de figurants réunis pour cocher une case dans une liste de tâches aux produits formatés ; ce groupe se comporterait alors en tant que groupe responsable, publierait régulièrement des conclusions synthétiques et serait consulté pour les autres décisions à prendre dans la suite du projet

En prolongement de cette critique, d’autres questions peuvent surgir :

  • Quel peut-être le niveau réel d’utilisation des compétences et de l’intelligence des participants dans ce projet ? Entre 20 et 50 % ? Plus ou moins ?
  • Quelle est la probabilité que l’expérience des participants puisse servir à leurs successeurs dans la même entreprise dans 5 ans, quand il faudra changer de logiciel ou le refondre ?
  • Quelle est la probabilité que l’expérience des participants à ce projet puisse être connue de leurs homologues dans d’autres projets similaires, tout de suite ou plus tard ?
  • Comme il va, quelles sont les chances de « réussite » de ce projet ?

La « littérature », c’est notre nature humaine. Le petit exemple ci-dessus nous dit par contraste que nous ne sommes pas au bout des pouvoirs très ordinaires de cette « littérature ». Notamment, l’invention de nouvelles méthodes adaptées à la conduite des réunions à objectifs serait un progrès considérable dans beaucoup de domaines et de circonstances, et ce grand progrès ne serait pas bien difficile à concevoir. Sans fausse modestie, nous renvoyons aux billets de ce blog qui proposent un principe « trinitaire » de conduite des réunions à objectif et une étiquette des comportements, notamment afin d'échapper aux artifices de la rhétorique et aux fantômes de son contexte, tous deux hérités de la haute antiquité.

Pour un Web de liens sociaux fondateurs

Deux priorités et un avertissement se dégagent en synthèse :

  • un lien social est à reconstituer sur le Web : une forme de transmission artisanale des compétences.
  • un lien social est à créer : le débat organisé en vue de prises de décision (dans un sens très large) NB. Dans le cadre de projets, le lien du débat organisé peut contribuer très naturellement à la réalisation de transmissions artisanales de compétences.
  • un lien social n’est effectif que par une discipline consentie dans les interactions, soit une étiquette définie entre les personnes en fonction de leurs objectifs, qui ne peut être entièrement portée par un automatisme universel

En termes techniques, il s’agit de créer un Web des relations artisanales en sous-réseaux à multiples dimensions, à l’écart du Web industriel de la puissance et de l’addiction, en revenant aux bases d’Internet et au projet du Web originel.

Imaginons à l’échelle d’un pays ou d’un continent, les échanges entre des personnes contribuant à des transformations « écologiques » de leur logis et de leur environnement, par une multitude de projets régionaux apparentés entre eux dans leurs objectifs, avec des interconnexions entre les projets, des dépendances entre projets, des communautés de moyens et de personnes entre les projets. Imaginons ces échanges au-delà des transmissions de « bons trucs » ponctuels entre des directions des projets ou entre quelques spécialistes experts, par exemple pour le perfectionnement des personnes en charge de chaque fonction à l’intérieur des projets (pas forcément toutes mûries ni issues des mêmes écoles ou milieux) et le partage de leurs expériences. Imaginons les besoins spécifiques de recherche et de consultation des « informations » ainsi disponibles au bénéfice des participants de tous les projets, pour des questions dans l’instant et plus tard pour des capitalisations des expériences. Imaginons les besoins fréquents de restructuration des organisations de projets et les changements de thèmes prioritaires de chaque projet en fonction de leur avancement….

En regard de tels besoins de partages en réseaux étendus à géométries variables dans la durée, les actuels logiciels de collaboration sont des équivalents de jouets pour enfants en bas âge, des tableaux d’affichages et des dépotoirs animés qui, après chaque usage, sont détruits, oubliés, au mieux commémorés par des dessins en tant qu’événements ponctuels. En regard des besoins de capitalisation de l’expérience vécue dans un monde évolutif de personnes vivantes, les actuelles « gestions des contenus » sont des outils simplistes, inadaptés à la gestion des changements de ces contenus (sauf par ajout de blocs définitivement figés). Pour s’en persuader, il suffit d’observer la proportion des liens en « erreur 404 » dans les notes et renvois en bas des pages de l’encyclopédie Wikipedia, pour des articles de fond, d’histoire ancienne, et même à propos d’événements récents ou de célébrités contemporaines, alors que ces notes et renvois sont censés apporter des preuves de la pertinence des textes et images des articles. Dans un univers de relations vivantes en réseaux, en permanente restructuration, une gestion des liens relationnels serait un besoin premier, à ne pas confondre avec l’actuelle gestion des formes et des contenants. Cette gestion des liens n’existe pas dans le web actuel, dont les services demeurent entièrement fondés sur le lien URL unidirectionnel d’origine.

Pour répondre aux besoins de création de nouveaux liens sociaux au travers du Web, il ne peut être question de refonder le Web, par exemple à partir d’une hypothétique définition d’un lien URL étendu, il s’agit d’ailleurs sans fausse modestie d’encore bien plus que cela, car les enjeux « littéraires » importent ici plus que l’infrastructure technique. Il ne peut être question non plus de réaliser un sous univers du Web muni d’une gestion spécifique – cette réalisation (par qui au nom de qui) serait impossible dans un délai compatible avec les enjeux planétaires courants (ceux-là courent très vite) : voir l’annexe technique en fin de billet.

De manière réaliste, il faut donc nous débrouiller avec ce qui existe (notamment les moteurs universels de recherche), moyennant quelques adaptations de logiciels existants (les joujoux de la crèche collaborative), en misant par ailleurs sur l’instauration d’étiquettes de collaboration efficace sur le Web en vue de la capitalisation des expériences. C’est ce dernier point qui est crucial dans la création des liens sociaux, il est traité par ailleurs dans plusieurs billets de ce blog, nous n’abordons donc ici que le projet technique.

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En quelques lignes, voici quelques orientations techniques pour adapter un logiciel collaboratif ici interprété comme une variante de forum :

- invisibilité des contenus vis-à-vis des moteurs de recherche universels, sauf les pages explicitement ouvertes par l’administrateur (entre autres certaines synthèses, voir plus loin)

- indexation automatique de chaque contribution (projet, phase de projet ou phase d’audit, auteur, fonction de l’auteur dans le projet, date, type du produit / contrat /documentation concerné, nature de la contribution…) pour classement par un moteur local de requêtes internes (requêtes pré paramétrées)

- possibilité par le contributeur ou un administrateur de compléter ou modifier l’indexation de contributions individuelles ou groupées

- facilité d’écriture de synthèses (localement indexées) par un administrateur (ou un contributeur spécialisé) à partir de contenus d’un fil d’échanges, en remplacement, reprise ou complément de ces contenus ou à partir d’informations externes sur des événements extérieurs, réunions à distance, etc.

Une adaptation convenable d’un logiciel collaboratif fonctionnant sur des serveurs semble se situer dans le champ du possible, d’autant plus que toute l’instrumentation informatique existe déjà probablement quelque part en logiciel libre. Cette adaptation n’est cependant pas triviale ni au plan de la technique informatique ni surtout dans la mise en œuvre. Comme témoins de cette difficulté, on peut observer les forums de support aux utilisateurs de certains logiciels ou systèmes d’exploitation : la décomposition en sous forums par thème prédéfini ne compense pas l’absence d’un moteur local de requêtes à partir d’une indexation systématique fonctionnelle des contributions; de plus, la présentation des contributions successives par date à l’intérieur de chaque fil de discussion manifeste l’absence d’une synthèse finale rapidement accessible. Est-il admissible que, dans la vraie vie, pour un problème de bogue dans l’utilisation d’un logiciel ou d’un système d’exploitation, un moteur de recherche universel fournisse plus directement des réponses utiles que le parcours à l’intérieur d’un forum de support (quand il existe) ? On aura compris, sur cet exemple, que la réponse au besoin n’est pas seulement du domaine de la technique informatique, mais que cette dernière est décidément perfectible.

Pour ce grand progrès,
Pas de nouvelle technologie,
Aucune extension de bande passante,
Zéro levée de capitaux,
Un tout petit peu de génie,
Quelques pincées d’enthousiasme contagieux,

Le scandale est ailleurs

Ce n’est pas un paradoxe que nos sociétés modernes prétendument en réseaux, où l’information circule à toute vitesse – et pourtant il paraît que les besoins de circulation des informations augmentent indéfiniment - soient superficielles, avides de virtualités, comme si à présent tout le monde voulait courir plus vite que la mort, en répétition accélérée des élans historiques de démence collective qui ont produit les monuments d’éternité, les empires conquérants.… Rien dans ce début de siècle ne nous annonce une grande époque, ni en regard des époques historiques, encore moins après le siècle des guerres mondiales, de l’industrialisation généralisée, des grandes avancées scientifiques… et d’Internet et du Web. L’être humain social demeure un primitif. Une urgence de notre époque est de dépasser cette évidence, alors la recréation du lien social de transmission des compétences sera comprise comme une priorité.



Alertindirection.jpg Annexe technique : impasses de la capitalisation industrielle

Le standard HTML comprend un méta élément « robots », que l’on peut déclarer en tête de chaque page. Ce paramètre permet un réglage élémentaire du comportement théorique des moteurs de recherche pour chaque page publiée sur le Web. Les 6 valeurs possibles vont de l’invisibilité à l’indexation intégrale, en passant par l’autorisation donnée aux moteurs de suivre les liens inclus dans la page.

La gestion des liens, en tant que relations porteuses de sens entre des contenus, dans un super réseau social structuré en sous-réseaux d’étendues et durées de vie variables exigerait d’autres possibilités. Ces possibilités devraient être développées à plusieurs niveaux : choix explicites des utilisateurs (sans qu’ils aient obligation d’apprendre le HTML), actes d’administration des liens et des contenus à divers niveaux des sous-ensembles de contenus et selon les besoins des évolutions de ces contenus (y compris leurs coagulations en synthèses), automatismes d’une centrale de gestion des liens spécifique au super réseau social.

De toute évidence, il serait irréaliste d’envisager une extension de la conception originelle du Web, comme une révélation divine qui s’imposerait d’un seul coup. En revanche, le travail de conception et de réalisation de l’instrumentation adaptée à de tels super réseaux sociaux de collaboration et de capitalisation reste à peine esquissée alors qu’il existe un abîme ENTRE l’existant sur le Web (dont les actuels réseaux sociaux et les outils collaboratifs) et les logiciels spécialisés de gestion des projets, de maintenance des infrastructures, de conception assistée, de gestion des configurations, de gestion documentaire, etc. Cet abîme intermédiaire est celui de la capitalisation systématique de l’expérience, qui doit concerner une large population, pas seulement celle des participants directs à la réalisation de projets, mais aussi celle de leurs successeurs en charge de l’entretien des réalisations, celle des auditeurs en cours de projet et pendant l’exploitation des produits du projet, enfin surtout celle des utilisateurs.

Il est douteux qu’un effort de conception originale d’une gestion des liens adaptée à cette capitalisation sur le Web puisse aboutir dans un temps court s’il était confié à des spécialistes informaticiens, même avec l’assistance de consultants expérimentés et de groupes d’évaluation des prototypes successifs, d’autant plus que la créativité des informaticiens compétents pour ce genre d’ouvrage est absorbée par la stratégie informatique des puissances du Web dans une course artificielle aux innovations dans les piliers de l’informatique, notamment les plates formes de développement et les quasi standards associés, en versions multiples plus ou moins finies et performantes…

Le jour viendra-t-il où l’on s’apercevra que les logiciels, les réseaux, le Web lui-même, relèvent de l’industrie lourde, et que la négation de cette évidence contribue à cantonner l’utilité sociale du Web à celle d’un parc à jeux illuminé par des automates - jouets en rénovation perpétuelle ? Qui pourrait lancer une grande revue de projet du Web, une grande revue de projet des canaux et procédures de télécommunications, autrement dit et a minima une grande confrontation entre les objectifs et les réalisations technologiques dans une perspective anti-gaspillage ?

Pour ce qui concerne notre sujet, la conclusion s’impose : pas de grand développement informatique original, seulement des adaptations de logiciels libres. On y perdra en gloriole, on y gagnera sur tous les autres plans.