Web A Version

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Tag - Reconnaissance sociale

Fil des billets

lundi 28 juin 2021

Le bogue miracle

Lui, c’est un dinosaure de l’informatique. Il a connu l’initialisation de l’ordinateur par ruban perforé, le stockage en bandes magnétiques, les logiciels en bacs de cartes perforées. Son jeune esprit fut nourri des théories et recherches à propos de ce qui était calculable ou pas, de ce qui était logiquement démontrable ou pas, de ce qui pouvait être vérifié en regard de normes de qualité ou pas. Il a atteint la fin du jeu Wizardy, assis en tailleur devant son Apple II après des semaines de séances nocturnes et seulement après cet exploit, il a rejoué en trichant. Dans sa carrière professionnelle, il a vécu beaucoup de projets, comme programmeur, auteur de logiciels, responsable informatique en entreprise, consultant spécialisé… animateur de groupes d’utilisateurs pilotes.

Aujourd’hui, le dinosaure dit qu’il a peur.

Pas du tout de sa propre obsolescence.

Ce qui le terrifie, ce sont les mauvais usages des techniques informatiques en grand public, l’obligation d’inconscience subie par ses successeurs informaticiens. Le résultat : une forme d’esclavage mental de tout le monde.

Il exagère.

A côté de cela, il rigole quand il entend parler d’intelligence artificielle, de big data, d’ordinateurs quantiques, de ville cybernétique.

C’est son côté ringard, sans imagination ! Pour lui, le facteur humain est plus qu’une contrainte, c’est la loi de la nature, et plus dure sera la chute si on l’ignore - comme dans une morale de fable.

Voici donc l’un des récits destinés à l’édification des générations futures qu’il nous rabâche régulièrement. Dans cette version écrite, il enjolive les détails, et la chute s’étale comme une anecdote pourrie qui rebondit mal en digressions philosophiques, je le dis juste comme une excuse pour le découpage et les titres que j’ai ajoutés..

Récit d’une Intime sommation

Deux jours avant mon départ à la retraite, je rejoue l’intégralité des jeux d’essai d’une grande suite logicielle, une intégration de progiciels et de logiciels préexistants. Les fonctions sont des grands classiques en gestion d’entreprise : comptabilité, comptabilité analytique par affaire, gestion des stocks et approvisionnements, gestion des matériels et de leur entretien, planification des activités par affaire, gestion du personnel, etc. Les logiciels sont répartis entre plusieurs ordinateurs mais c’est invisible pour les utilisateurs, tout se fait par navigateur Internet. C’est un système complexe à l’échelle d’une entreprise répartie géographiquement en plusieurs unités exerçant dans divers domaines techniques pour diverses clientèles, toutes spécialisées dans les expertises, études, prototypages, essais.

Pour simplifier, j’appellerai ce gros bidule le système Tirex, en référence au Tyrannosaurus Rex, vous verrez pourquoi. Dans la réalité, il portait un nom fait pour évoquer l’harmonie et la liberté.

La cérémonie de test final, en prélude d’une réception formelle du Tirex, se déroule sous les regards attentifs des chefs de projet des maîtres d’œuvre industriels, ceux qui ont piloté la réalisation des logiciels principaux. Je suis l’unique testeur, en tant que représentant du client désigné pour un parcours complet des jeux d’essai sans perturbation. L’enjeu est grand, le projet ayant accumulé des mois de retard. Mais cette fois-ci, après des dizaines de séances de test par les groupes d’utilisateurs, et plusieurs tentatives de recette terminale, il paraît que tout est bon.

Pourtant, l’incroyable se produit.

Après l’introduction de plusieurs rapports d’activité sur une affaire, je découvre que la somme dans le tableau de synthèse est fausse. Je répète le test et je confirme…. L’ingénieur spécialisé des industriels est appelé en urgence… Oui, c’est bien dans la communication entre les ordinateurs que quelque chose foire, entre l’enregistrement des rapports d’activité et la production du tableau de synthèse.

Le lendemain, je ne réponds pas au téléphone ni aux emails de mon chef de projet, qui veut me convoquer pour une « explication » devant les maîtres d’œuvre. Expliquer quoi, comment, pour quoi faire ? Le puissant Tirex ne sait pas faire une addition ! Je suis tétanisé, effondré sur mon bureau, quelques heures avant la fin de ma vie professionnelle, quelques heures avant de me traîner pour rendre mes badges et disparaître – sans pot de départ.

La réaction des industriels maîtres d’œuvre s’est manifestée au plus haut niveau par un message direct de Big Boss à Big Boss. J’en ai reçu une copie par mon grand chef de projet « M. X a cru trouver un bogue qu’il a qualifié de critique bloquant, et bla bla et bla bla… ».

Nos grands industriels maîtres d’œuvre trouvaient donc qu’ils étaient victimes d’une malchance tellement improbable qu’elle était réfutable par une frappe des foudres hiérarchiques. Il est exact que la séance de test réunissait plusieurs circonstances exceptionnelles. Comme testeur, j’étais peut-être la seule personne dans un rayon de milliers de kilomètres à pouvoir détecter ce type de bogue-là - dans un état de totale abnégation quelques heures avant de partir à la retraite, en régression 40 ans en arrière, comme ingénieur système débutant mais déjà expérimenté dans la détection des bogues de communication entre plusieurs ordinateurs. Pas de chance pour nos vaillants industriels convaincus de leur infaillibilité…

Plutôt que de réagir de manière enfantine dans la perspective désagréable d’un nouveau délai avant le paiement des montants associés à la livraison du Tirex, les industriels auraient plutôt du considérer qu’ils avaient bénéficié d’un quasi miracle. Car sinon, si le bogue n’avait pas été détecté ce jour-là, le ciel leur serait tombé sur la tête quelques mois ou semaines après la mise en service ! Combien de journées d’experts et de procédures aurait-il fallu alors pour découvrir le défaut et le corriger ?

Intsys.jpg

Pourquoi ce bogue élémentaire n’avait-il pas été détecté auparavant ? Les ingénieurs et techniciens qui avaient créé l’architecture matérielle interne et paramétré les relations entre les logiciels répartis entre plusieurs machines s’étaient probablement contentés de tests du bon fonctionnement apparent, « si cela ne plante pas, c’est forcément bon ». Mais par la suite, comment avait-on pu laisser passer un tel défaut monstrueux au cours de dizaines de séances de tests par des groupes d’utilisateurs de diverses unités de l'entreprise ? En réalité, le bogue avait été certainement détecté confusément, c’est-à-dire pas dans des conditions autorisant une identification formelle. En effet, dans une séance de test en groupe, plusieurs utilisateurs suivent leurs propres jeux d’essai en parallèle, et il leur devient alors difficile de repérer une erreur dans un tableau de synthèse, d’autant plus en repartant des données créées au cours de séances précédentes, et d’autant moins que les résultats erronés demeurent vraisemblables (ce qui est le cas si la cause est par exemple un décalage entre tampons à additionner). De plus, un utilisateur pilote se concentre naturellement sur les imperfections et les difficultés en anticipation de son propre usage, pas sur la mise en cause de fonctions élémentaires, et est souvent interrompu dans ses activités de testeur par des appels urgents pour la poursuite de ses activités courantes, d’où une attention intermittente.

Il m’a fallu plusieurs semaines pour parvenir à m’expliquer tout cela, la fureur du grand maître d’œuvre d’ensemble, la sidération du grand chef de projet, la possibilité de la découverte extrèmement tardive d’un bogue des profondeurs. C’était finalement par une logique naturelle que la découverte d’un défaut permanent aussi grossier ne pouvait plus être que tardive et par accident, à partir du moment où il n’avait pas été repéré par les procédures de tests de son niveau basique.

Beaucoup plus tard (après 2010), j’ai appris par d’ex collègues que le système Tirex avait finalement été mis au point, y compris la correction de « mes » bogues, et que les applications étaient en service dans l’entreprise sans incident notable.

Fatalité du bricolage numérique

Mon histoire de bogue s’arrête là, pas les conclusions qu’on devrait en tirer ! Si pour vous, tout est bien qui finit bien comme dans les histoires banales de tous ces gens qui racontent comment ils ont sauvé le monde, vous n’avez rien compris !

Le message premier est que la mise en application accélérée de progrès technologiques nous rend vulnérables, dans des proportions inconnues, à des risques inimaginables. C’est à comprendre au niveau de notre société numérisée toute entière, comprenant chaque service public, chaque entreprise, chaque citoyen.

Les nouvelles technologies peuvent reposer sur des normes élaborées par de grands universitaires, leurs réalisations peuvent avoir été élaborées et contrôlées selon des processus rigoureux, c’est mieux que rien, mais ne croyons pas que la sécurité absolue soit atteignable ailleurs que dans un univers conceptuel idéal – et stable toutes choses par ailleurs.

A l’époque de mon histoire vers 2010, les nouvelles technologies informatiques dans les domaines applicatifs se concentraient dans les plates formes de « webisation » et ce qu’on appelait le middleware, en gros les équivalents fonctionnels de serveurs d’emails entre ordinateurs. A présent, on nous parle de technologies informatiques dont on sait à peine expliquer le fonctionnement, et on envisage de nous brancher sur les générations technologiques successives de ces merveilles potentielles… Par pitié pour nous-mêmes et nos infrastructures communes, limitons leurs usages à des applications ludiques ou à des armes de prestige !

J’insiste sur un autre point : si toutes ces prétendues innovations étaient conçues au bénéfice de l’humanité, ou simplement en support de notre humanité poétique, on pourrait en accepter quelques inconvénients. Mais ce n’est pas le cas, les innovations informatiques conçues comme telles, c’est-à-dire quasi expérimentales, sont introduites à jet continu partout dans les infrastructures numériques de nos sociétés.

En plus, ces innovations servent des objectifs de court terme, en gains financier apparents ou pour une gloire publicitaire, ce qui ne devrait logiquement jamais être le cas pour des innovations, si on les prenait au sérieux.

Par exemple, le projet de système d’entreprise Tirex s’était substitué, à la suite d’intrigues internes, à un projet précédent moins imposant, dont le coeur était un groupware interne destiné au partage de l’expérience et au développement des compétences. Ce projet abandonné correspondait pourtant bien aux cultures techniques de l’entreprise. Mais dans une logique purement gestionnaire et dans le respect absolu de l’organigramme des fonctions, on avait préféré la normalisation d’applications classiques à la capitalisation des atouts spécifiques de l’entreprise, à l’innovation dans le progrès humain.

Autrement dit, les nouvelles technologies de Tirex n’ont servi qu’à instrumenter un (faux) gain de gestion courante au lieu d’ouvrir un champ nouveau dans le développement de l’entreprise. D’aimables conférenciers avaient pourtant exposé aux cadres privilégiés les concepts à la mode de la saison. A l’époque : l’urbanisation des systèmes d’information et la gouvernance (de quoi ?). C’était évident sans ce vocabulaire savant, Tirex était le produit d’un schéma directeur de centralisation informatique à l’ancienne, pas d’une conception de système d’information ouvert sur le monde et pour les gens.

Est-ce encore le point de vue gestionnaire et la vantardise technologique qui priment dans les motivations et justifications des projets informatiques que vous connaissez ? N’est-ce pas encore pire dans l’informatique grand public, en remplaçant « gestion courante » par « exploitation des masses » ?

Pour en revenir à la vulnérabilité technique de notre société numérisée, plutôt que nous ébahir devant les exploits de pirates et les promesses de faiseurs de vent ne serait-il pas urgent d’examiner en profondeur comment notre société numérisée pourrait survivre, au minimum en prolongeant ses fonctions critiques en cas de catastrophe accidentelle ?

En réalité, la société numérisée est déjà victime d’une catastrophe permanente, par défaut de conception d’ensemble et absence de maîtrise. Les petites et grosses pannes sont les manifestations ponctuelles de ce défaut sui generis.

Induss.jpg En effet, l'analogie avec des infrastructures industrielles matérielles est trompeuse. Notre société numérisée, fondée sur des systèmes informatiques en réseaux, est le résultat de créations composites réalisées (finalisées ?) chacune selon sa logique propre, selon l’état de la technologie du moment, et au moins partiellement en superposition d’autres créations plus anciennes, sans vision globale – heureusement, quelques normes (elles-mêmes évolutives) permettent les interactivités entre systèmes et avec leur périphérie. Autrement dit, l’informatique et les réseaux de notre société numérisée n’ont pas été conçus globalement comme une création durable cohérente mais sont les produits de pulsions. Notre société numérique est assimilable à un méga bricolage, en analogie à un navire en pleine mer, avec un équipage suractif qui enchaînerait séparément et simultanément les projets de modernisation de la navigation, de la propulsion, des aménagements, des manutentions, de la sécurité incendie, de la cuisine, des transmissions, etc. en utilisant une merveilleuse boîte à outils magiques toujours renouvelée, sans s’occuper du maintien de la flottabilité ni de la résistance aux vagues géantes à venir dans la prochaine zone de navigation. La croissance folle de la complexité et des incohérences techniques de notre société numérisée va provoquer son effondrement, de multiples manières que nous ne pouvons pas imaginer, vicieuses, progressives, pas du tout comme une brutale panne d’électricité temporaire ou alors seulement tout à la fin….

La réalité présente est que ce danger technique n’est absolument pas compris. Combien de défaillances grossières faudra-t-il pour cela ?

Tout récemment vers mi 2021, une longue panne des numéros d’urgence (pompiers, police, urgences médicales) a surélevé le niveau hebdomadaire des informations déprimantes sur le fonctionnement des services publics en France. Le prestataire responsable, après enquête et consultation de ses spécialistes en communication, a déclaré que l’origine était une opération de mise à jour d’un logiciel. On peut considérer cette déclaration comme une preuve supplémentaire qu’il demeure plus convenable de faire porter le poids d’une faute sur un logiciel – comme un genre de production artistique en perpétuelle amélioration et dont il faudrait bien admettre les risques de défauts provisoires - plutôt que sur les dysfonctionnements d’un système qu’à l’évidence on ne maîtrise pas en tant qu’ensemble fonctionnel. Dans la même ambiance de clip publicitaire, on nous vante l’intelligence artificielle et les réseaux en nouvelle technologie 5G, vive le progrès !

Qui peut sérieusement faire semblant de croire que ce genre de panne est un accident isolé ?

Pour une reconstruction modulaire de la société numérisée

On n’affronte pas la menace de réalités fatales en se vautrant dans les rêves, ni par des opérations mentales de suremballage conceptuel. Les méthodes les plus raffinées d’assurance du bon fonctionnement des systèmes informatiques ne garantissent rien quand elles sont appliquées sans l’intelligence du contexte, sans la compréhension du métier des utilisateurs, sans le respect des niveaux des services dus aux citoyens. Les ressources financières, la puissance des moyens, les algorithmes… ne sont rien sans les personnes capables de reconnaître les limites de leurs compétences personnelles, capables de se réaliser dans une vaste construction collaborative.

Destruct.jpg

Au début de ma carrière dans les années 70, il était naturel qu’un « ingénieur système » soit présent à chaque étape d’un développement informatique complexe en réseau d’ordinateurs, de terminaux, de capteurs et d’automates, pas seulement jusqu’à la livraison, mais au-delà, pour la maintenance. C’était indispensable parce que les composants des systèmes souffraient d’une fiabilité réduite, et l’une des tâches courantes de l’ingénieur système était le diagnostic des pannes, en particulier le discernement entre les défaillances matérielles et les défauts des logiciels. Pour résister au moins partiellement à de telles conditions de soumission à des pannes diverses et imprévisibles, la conception des architectures des systèmes de l’époque devait être modulaire selon des principes simples, et cette modularité faisait que la logique architecturale d’ensemble était comprise par chaque contributeur spécialiste. Et alors, tout naturellement, l’intégration d’un système complexe avait un sens concret, comme ouvrage à réaliser, comme processus en cours, comme support de motivation collective. C’était l’époque des informaticiens artisans, dans la tradition modernisée des constructeurs des aqueducs (et des égouts) de l’antiquité.

Blackor.jpg En comparaison, l’informaticien du temps présent serait l’équivalent d’un ouvrier spécialisé des années les plus sombres de la révolution industrielle, et peut-être pire dans certains cas, un esclave doublement enchaîné, physiquement et mentalement. Les dentellières à domicile des temps anciens conservaient leur liberté mentale durant leurs travaux et pouvaient partager leurs astuces de fabrication avec leur voisinage, ce n’est plus le cas pour le travailleur intellectuel à distance, orphelin social d'utilité provisoire constamment remis en concurrence avec ses clones. Pour faire comprendre une autre singularité de notre époque et les risques qu’elle crée, je caricature encore plus lourdement, en référence à mon histoire de bogue d’additions fausses : nos informaticiens concepteurs savent-ils encore faire une addition autrement que sur leurs smartphones, et les conditions d’exécution des procédures de test des systèmes sont-elles adaptées aux contraintes d’un environnement mental de multiples activités parallèles de messagerie, d’écoute de musique en continu, de visualisation de vidéos, d’interruptions urgentes ?

La question de la discipline de métier et de la dignité individuelle du technicien dans la société doit être posée. On ne peut pas empiler les projets informatiques comme si on voulait confier le fonctionnement numérisé de la société à des automates toujours plus puissants et plus clinquants. Sinon, toutes nos fondations sociales vont continuer de s’écrouler dans les illusions de progrès et dans le confort apparent du temps présent, n’est-ce pas déjà évident ?

Reprendre le contrôle sur la pagaille technologique que sont devenues les infrastructures de nos sociétés, ce sera une révolution – ou plutôt une reconstruction.

Ce qui me fait peur, c’est l’ignorance de l’urgence technique et de son immense potentiel de régénération de nos sociétés, y compris au plan humain et même au plan économique. En niveau d’urgence, de gravité, de développement humain, c’est équivalent à l’écologie.

Qui est en responsabilité au niveau de la société numérisée dans sa globalité ? Qui est en charge ? Qui saurait faire ?

Menaces réelles et défauts conceptuels

La menace d’effondrement de la société numérisée est, comme la menace écologique, une menace déterministe au sens où aucune régulation naturelle ne pourra tout arranger, au contraire, la certitude est que par continuité, tout sera toujours tendanciellement pire. Les manifestations de la menace peuvent être en apparence locales et aléatoires, plus ou moins maîtrisables en ampleur et durée, la croissance de la fatalité des impacts est certaine.

La menace technique sur la société numérisée n’est pas moins fatale que la menace écologique sur la société dans son ensemble, toutes choses égales par ailleurs. Elle le sera d’autant moins si nous laissons les deux fatalités, société (mal) numérisée et écologie, se combiner !

De toute façon, la reconstruction d’une société numérisée ne peut plus s’envisager indépendamment de la menace écologique. Cette reconstruction devra contribuer à réduire les effets de la menace écologique. La révolution numérique devra reprendre son sens originel, pour le développement humain.

Je risque une critique de deux façons de penser qui me semblent dangereuses en tant que leviers de décision, pour ce que j’en comprends.

Ideff.jpg D’abord, la rétro utopie, autrement dit la projection de l’avenir au conditionnel passé. Je prends comme exemple du genre un rapport d’étude intitulé « Biorégion 2050 L’ile-de-France après l’Effondrement « (Institut Momentum 2019). Je lis ce rapport comme une extrapolation à partir de l’état de l’Ile-de-France vers 1850, où Paris contenait au total environ 2 millions d’habitants, principalement des artisans et des ouvriers d’ateliers artisanaux, avec des champs maraîchers autour de la capitale et plus loin une campagne nourricière peuplée de villages agricoles. La rétro utopie consiste à décrire l’état de la société qui aurait pu émerger si, au lieu d’une révolution industrielle massive à partir de 1850, la société avait évolué tranquillement, en limitant les avancées technologiques à celles qui n’impliquent pas la multiplication des centrales d’énergie et en plafonnant les éléments de confort individuel à ceux qui n’impliquent pas une production en usines ni l’emploi massif du pétrole et de ses dérivés. Alors jamais la concentration actuelle d'une douzaine de millions d’habitants n’aurait pu se former, du fait de l’impossiblité physique de fournir l’alimentation suffisante d’une telle population : pas de pétrole, donc pas de camions ni de routes faute de bitume… C’est un roman, car on ne voit pas comment on pourrait passer de notre état présent vers un tel état rétro utopique dès 2050 à moins que l’effondrement cité en titre ne soit le produit de la déflagration d’une bombe à neutrons. Cependant, le message politique à l’intention des dirigeants actuels est évident, concernant notamment les projets susceptibles de favoriser l’urbanisation extensive, les opérations de prestige consommatrices de ressources, les usages destructeurs de la nature, et surtout en contraste à leur absence de vision d’avenir à 20 ans. Mais en quoi le procédé de rétro utopie pourrait-il provoquer une remise en cause de décisions politiques toutes fondées sur le court terme, toutes choses égales par ailleurs ou n’évoluant qu’à la marge par de lentes dérives prévisibles par simple extrapolation ? Devant la certitude d’un effondrement, la réaction raisonnable serait celle de l’autruche, en attendant que le monde change pour nous offrir un habitat rénové et sécurisé ?

Catas.jpg Ensuite et en synergie potentielle, le Grand Pari, que je reformule en libre adaptation du Pari de Pascal : la probabilité inconnue même infime d’un événement ayant des conséquences possiblement très favorables (ou très défavorables), nous devons la traduire immédiatement dans nos vies par des actes ou changements de comportement spécifiques en prévision de ces conséquences. Cette formulation intègre un principe d’ultra précaution face à la possibilité d’un événement très défavorable, même de probabilité infime. Cette formulation intègre un principe de projection ultra optimiste dans la perspective d’une issue très favorable, même de probabilité infime. Il est malheureux que des formulations analogues forgées dans l’urgence des actualités puissent être considérées en justification de grandes décisions politiques comme de nos petites décisions individuelles. En effet, l’emploi d’un langage probabiliste est ici abusif, ce sont de véritables inconnues qui sont artificiellement mises en comparaison pour énoncer un pseudo critère en vue d’actions immédiates. Comment ne pas reconnaître un ressort favori de l’argumentation fallacieuse du manipulateur, ou de la prétendue justification d’un comportement qui s’est fermé à la réflexion ? Une démarche proprement scientifique commencerait par s’intéresser aux inconnues dans l’énoncé du principe, et le levier du principe serait un sujet de controverse. Au contraire, l’application pratique du principe du Grand Pari suppose la persistance des inconnues dans leur état d’inconnues, avec un investissement dans leur élaboration sous une forme de plus en plus confuse afin de préserver quoi qu’il en coûte la validité forcée des décisions prises et le renoncement mental des assujettis… Ce Grand Pari est une grotesque singerie intellectuelle, un simulacre de raisonnement. Malgré cela, le principe du Grand Pari a fait abondamment la preuve de sa nuisance dans l’Histoire et dans l’actualité, spécialement dans les phénomènes d’épidémies psychiques. A quoi nous servent nos médias modernes et la puissance des nouvelles technologies face à de telles armes de manipulations grossières ?

Comprev.jpg Méfions-nous des arguments des prétendus faiseurs de science qui servent des pouvoirs, des idéologies, des croyances, des ambitions, des positions acquises - encore plus quand ils prétendent se justifier par des statistiques en pourcentages. Leurs méthodes de manipulation s’appuient sur des abus de langage autour du mot « scientifique » qu’ils brandissent comme un bâton de commandement. Bien entendu, des vérités scientifiques existent à un instant donné, mais elles peuvent changer dans le temps et se contredire, et même leurs fondements logiques et mathématiques ne sont pas éternels. Dès lors, l’expression journalistique « la vérité scientifique » (implicitement immuable) ne peut être qu’un oxymore, un collage grossier en vue d’induire une obligation d’adhésion aux affirmations introduites par cette expression de référence. De manière analogue, on peut parler d’une autorité de la science en référence aux vérités, méthodes, incertitudes et inconnues de la science du moment, mais on ne devrait jamais utiliser le terme « autorités scientifiques » pour des organismes ou des personnes. Quant à l’ »innovation scientifique », elle semble occuper l’antique fonction d’évocation du miracle. D'ailleurs, pourquoi vouloir associer systématiquement le miracle au domaine scientifique, comme si la science avait un pouvoir créateur de société, en plus en admettant de fait que l'on puisse fonder un programme de société sur une espérance miraculeuse ? En quoi serions-nous plus réceptifs aux miracles que nos ancêtres dans les cas où les conséquences de ces miracles nous obligent à modifier des habitudes de vie, des façons de penser – ou alors faudra-t-il d'autres miracles d'une dimension supérieure pour que les conséquences des petits miracles "de la science" soient acceptées ? Passons...

Très simplement, je préfère considérer la démarche scientifique comme une esthétique d’apprivoisement de l’inconnu. C’est une forme de discipline mentale indifférente aux certitudes, joueuse avec les incertitudes, en interaction avec l’expérience des techniques réalisatrices.

Au niveau de la pratique, l’expérience technique sous toutes ses formes doit être valorisée, pas seulement le savoir technique enregistré, l’expérience de chacun dans son humanité. Il y a tant à faire et à comprendre. Notre époque est inédite, c’est à partir de cette réalité que nous devons exploiter les héritages de nos anciens.

vendredi 19 juin 2020

Pour une recréation du réel

Ce billet est encore un billet d'actualité, pour une fois sous quelques apparences de haute pensée, bien qu'il ne soit, au fond du fond, qu'une actualisation de dits et réflexions de mes grands parents, qui vécurent les améliorations accélérées du confort matériel depuis le tout début du 20ème siècle jusqu'à la décennie des années 80. Au passage, si on peut dire, ils vécurent plusieurs événements destructeurs de leur monde et de leur être, de leurs familles, de leurs ressources, de leurs moyens de subsistance quotidienne - guerres, épidémies, crises économiques, révolutions - ce qui les obligeaient à s'inventer une forme de sagesse.

Présentation résumée

cjanco.jpg

L'hystérie autobloquante de nos sociétés industrielles en réaction aux menaces planétaires peut s'expliquer de multiples façons, il devient urgent d'en choisir une qui soit opératoire. L'explication ici proposée est une forme d'auto hypnose assez banale dans l'histoire de nombreux groupes sociaux, mais qui a pris une dimension universelle avec l'expansion démesurée des services des nouvelles technologies en informatique et télécommunication, simultanément agents d'addiction et témoins de propagande. Au départ, il n'y avait qu'une théorie enthousiaste du Progrès par la science et la technique, rejetant à l'arrière plan le pillage des sources d'énergie et des ressources naturelles, à l'arrière plan aussi les dégradations inévitablement associées à la "société de consommation". Dans tous les esprits et dans presque tous les domaines de la pensée politique, économique, sociale, cette croyance au progrès absolu s'est constituée à l'équivalence d'une vérité scientifique en fondation d'une civilisation moderne caractérisée par sa dynamique en réseau mondial, en contraste de l'immobilisme relatif et des cloisonnements des temps anciens. Le petit maître du feu domestique se sent chaque jour plus puissant, et s'imagine bientôt maître de l'Univers, exonéré des lois physiques gênantes. Cette croyance est particulièrement confortable, elle nous débarrasse de la responsabilité de nous-mêmes comme dans une réalité virtuelle où tout serait maîtrisable par construction. Actuellement, cette croyance faussement solaire, en combinaison avec des justifications de circonstance et la simple peur de perdre, empêche de concevoir l'avenir de l'humanité terrestre autrement que par continuation ou survitamination de son socle agro-industriel, et la vocation universelle de cette croyance trouve sa démonstration dans l'acceptation mondiale de ce blocage - une implication circulaire tragiquement inepte. Nos illusions se dissiperont dramatiquement sous la contrainte, avec l'apparition des premières conséquences vraiment brutales des déséquilibres et des épuisements naturels, qui seront naturellement fortement différenciées selon les régions du globe. Dans l'état présent du monde, seule la mise en oeuvre de stratégies régionales de rupture en coordination minimale (et sur mesure) entre les pays pourra éviter la plongée dans le chaos de la guerre de tous contre tous. Dans l'état présent du monde, chaque stratégie de rupture pourra réussir à condition de s'annoncer comme telle par des actions initiales plus que symboliques et à condition de traiter en parallèle, dans toutes ses expressions et ses réalisations, le mental et le matériel, l'ordre social et la subsistance, l'individuel et le collectif.

Le réel comme création sociale

Beaucoup a déjà été écrit sur l'invention du réel, en tant que découverte du monde et de l'univers par l'Homme, au travers des péripéties des avancées des techniques et des sciences.

L'Histoire se souvient des créateurs de Progrès et même des précurseurs. L'Histoire se souvient des étapes d'apparition des progrès, aussi des régressions, des cruautés et des crudités. L'Histoire se souvient aussi des opposants au Progrès, des grands criminels, des doctrines fausses. C'est l'Histoire construite par l'Homme pour l'Homme.

Par suite légèrement abusive, dans notre culture collective, notre conscience du réel et ce réel lui-même s'assimilent à des produits scientifiques de l'Histoire humaine. Par extension totalement abusive, certains esprits audacieux ou simplement opportunistes considèrent que leurs vérités, leurs valeurs, leurs normes sociales, en tant que produits de cette même Histoire humaine, en obtiennent confirmation. Certains d'entre eux savent dire, à propos de tout événement de l'actualité, ce qui est le Bien, ce qui est le Mal, et discuter savamment de leurs hésitations.

Le point de vue de ce billet est tout autre - pas à l'opposé, tout autre - les autres billets de ce blog en témoignent.

En effet, en vue des tourments à venir dans notre époque, l'Histoire à privilégier serait celle des ruptures des fondements techniques et mentaux des sociétés, de la maîtrise ou non de ces ruptures, des effets ressentis ou constatés, que ces ruptures puissent être jugées rétrospectivement comme des progrès (sous-entendu vers nos sociétés présentes) ou des régressions.

Alainsu.jpg

Les quelques ouvrages dont les couvertures illustrent ce billet peuvent être lus en écart à la modélisation simpliste de l'Histoire comme Progrès de l'Homme. Ils peuvent être lus comme des analyses de ruptures historiques dans nos modes de pensée et nos mode de vie, à présent que l'on connaît les conséquences de ces ruptures. Ils peuvent être lus comme des arguments d'existence de la capacité humaine de création du réel, le réel social de la vie en société dans ses dimensions physiques et mentales, le réel de la vie humaine - création par définition toujours d'apparence relativement positive dans l'instant. Dans ce parti pris de lecture, ces ouvrages ne sont pas spécialement originaux sur les étagères des librairies. Ces ouvrages traitent de leurs propres domaines divers pour leurs propres objectifs. Ensemble, ils témoignent de l'universalité de la capacité humaine de création du réel, matériel et mental, et de la variété de cette création dans l'Histoire.

La folle modernité par la virtualisation du réel

Pourtant, dans l'actualité de notre monde en 2020, l'absence de capacité de création du réel est frappante, à moins de réduire le réel à certaines spécialités pointues des techniques et des sciences appliquées. Les grossières mimiques théâtrales médiatisées de quelques puissants personnages ne font qu'accentuer la sensation de répétition et de lourdeur, même en dehors des domaines politiques et économiques.

Avant l'industrialisation massive, dans toute société (ou groupe social) de traditions, chacun se conduisait selon une éthique censément représentative de valeurs communes, évolutives au rythme des générations. Cette éthique était produite par un processus d'adaptation générative plutôt chaotique. Dans ces sociétés de traditions, une élite sociale se caractérisait par la conscience des nécessités d'adaptation de l'éthique, par le rééquilibrage entre les valeurs héritées ou par la réinterprétation de ces valeurs. Cette élite-là ressentait spontanément, par exemple, que Machiavel, en écrivant Le Prince, faisait acte de dénonciation de la fausse élite des puissants parasitaires et des prédateurs sans limite, une fausse élite de caïds complètement absorbés dans les péripéties de leurs compétitions.

A présent, dans une société "moderne" qui confond science et connaissance, pouvoir et machine, l'éthique sociale se résume à quelques sous-ensembles interprétables par informatique, y compris le "corpus légal" et les "institutions". Les dirigeants, ceux des états comme ceux des grandes organisations, ne peuvent plus que perfectionner à la marge la programmation de leur Grande Machine, dont le fonctionnement dépasse depuis longtemps leurs capacités mentales, pour optimiser des indicateurs de "réalité objective" en référence à un équilibre théorique. La population se gère en masses catégorisées de sous machines dont le logiciel principal d'interaction sociale serait limité à la réclamation de "mes droits" et à la reproduction maladroite d'éléments de langage produits par la Grande Machine à partir des sondages d'imprégnation par la Communication. On ne sait plus vouloir "bien faire", mais on sait toujours "faire bien", il suffit pour cela de suivre le programme à la mode avec l'équipement obligatoire des derniers bidules en promotion publicitaire.

Arisluk.jpg

La réalité de ce réel de la modernité, c'est que le rêve de dépassement de l'humanité faillible et vulnérable se réalise par une projection de l'humain hors de son propre réel, comme super automate commandeur de sous automates de plus en plus puissants. L'ancien monde obsolète des humains d'avant, les humains de l'Histoire, survit dans les modèles de comportements émotifs caricaturaux des reportages de faits divers, des publicités, des séries télé et des oeuvres archivées qui les inspirent.

L'humain d'avant, c'était une autre espèce qui vivait et pensait autrement dans un autre monde, une espèce disparue comme Neandertal. Bienvenue dans le monde moderne des rêves en boîtes de conserve, bienvenue dans la société de l'être bidon.

Quelle rupture ?

Que la planète Terre ne supporte plus nos industries dévorantes et polluantes, que l'illusion de la toute puissance de l'Homme s'évapore subitement face à un élément perturbateur inconnu comme un nouveau virus covid, c'est un constat commun. Une autre évidence est la nullité des conventions mondiales successives sur le climat : imperturbablement, la progression des émissions mondiales de gaz à effet de serre se poursuit sur la même pente, sur une droite complètement corrélée à celle de la croissance du PIB mondial. Les conventions mondiales presse boutons ne seraient-elles pas l'une des plus tragiques manifestations de la virtualisation du réel dans notre modernité ? De plus, comment ignorer l'empoisonnement des océans et de la plupart des réserves terrestres d'eau douce, l'extinction des espèces animales et végétales... ? L'inertie des phénomènes planétaires naturels engendrés par les activités humaines est telle que la seule accumulation de nos négligences passées entretiendra la poursuite des dégradations de l'"environnement" pendant 10 ou 20 ans même si l'humanité cessait complètement toute activité industrielle. En conséquence, personne ni rien ne pourra raccourcir le délai naturel entre une éventuelle décision radicale "pour le climat" et l'apparition d'effets positifs dans l'horizon de nos décideurs. Alors, comment agir et sur quoi ?

L'espérance de solution par la technologie et l'innovation est un leurre grossier. Les véhicules à moteurs électriques, les avions à propulsion par hydrogène, les centrales d'énergie "verte", les usines d'absorption des gaz à effet de serre, etc. ne changeront rien à nos perspectives d'avenir terrestre, pas plus que les expéditions scientifiques sur Mars. La moindre modélisation des filières industrielles prétendument innovantes, en termes d'émissions nocives et de déchets, en termes de dépendance à des ressources limitées (l'eau douce non polluée va devenir plus rare que le pétrole), montre que globalement ces prétendues innovations seront sans effet, même localement pire que la prolongation des industries actuelles sans changement. De plus, même si une transition vers une "économie innovante durable" était prometteuse, même si elle était réalisable techniquement demain matin, la mise en place de sa logistique industrielle (y compris les usines de fabrication en masse) prendrait 10 ans au minimum. Or, nous n'avons plus le luxe d'un délai de 10 ans pour constater un échec, d'autant moins que cet échec est grossièrement prévisible dès à présent sans attendre les développements merveilleux de l'intelligence artificielle, de l'informatique quantique et de l'analyse des big data.

Dans ces conditions, si on en reste là, il est très facile de prédire l'avenir : la guerre de tous contre tous, et avant 2050, l'extermination d'une grande partie de l'humanité, mécaniquement et automatiquement par le jeu des compétitions en miroir, comme processus "naturel" de rééquilibrage entre ce qui restera d'humanité et les capacités hôtelières résiduelles de la planète.

Bourpas.jpg

Peut-on imaginer des avenirs alternatifs ? Les sondages d'opinions, les réflexions de groupes consultatifs, etc. produisent des combinaisons de formules pré inscrites dans le paysage médiatique financé par des intérêts contemporains. Fatalement, même si les propositions peuvent être bonnes en soi, elles se présenteront et seront comprises par les décideurs comme des listes d'aménagements techniques ou juridiques, des orientations de bonnes intentions, des dénonciations "plus jamais cela", voire des rabâchages de mots d'ordre publicitaires, faute d'un plan d'ensemble reconnaissable comme réaliste et acceptable. Le miroir de notre médiocrité, il ne sert à rien de le briser en morceaux, chaque morceau reflète la même réalité que nous ne voulons pas voir : nous n'avons pas le luxe d'un délai de 2 ans pour augmenter encore notre niveau de désespoir, au risque de nous précipiter vers des versions actualisées d'échappatoires traditionnelles - autrefois, on trouvait un chef pour envahir les voisins, propager une religion sacrificielle...

En revanche, l'exploitation systématique des rares retours d'expériences locales "écologiques" significatives, réussies ou non dans les domaines de l'agriculture, de l'urbanisme et des transports, serait une priorité. Mais cette exploitation d'expériences ponctuelles ne sera utile qu'en référence à un plan d'ensemble - à construire -, pas seulement un plan de conversion agricole et industrielle, un plan de recréation sociale. En effet, même si on pouvait généraliser les réussites par des programmes nationaux, il resterait à convaincre la population, nous tous, de changer non seulement notre mode de vie mais notre pensée de l'avenir, et de contribuer à ces programmes autrement que par force. Les conseils avisés des collapsologues, les discours conceptuels sur la complexité et la résilience de nos sociétés... ne suffiront pas.

Bref, compte tenu de l'urgence, comme une rupture sera indispensable, pourquoi attendre le chaos ?

Dans l'immédiat, on pourrait espérer que des pays exemplaires prennent enfin quelques initiatives préliminaires de rupture, d'abord pour leur propre sauvegarde. Par exemple, à titre d'illustration (en référence à un pays européen) et sans ordre : - développement des techniques de la permaculture (agriculture adaptée localement), extension des surfaces cultivées pour l'alimentation humaine - création d'un droit de type "salaire universel vital" à tout citoyen en retour de sa contribution à des projets de travaux d'intérêt local (salubrité urbaine, agriculture péri urbaine, etc.) - restriction des transports aériens aux urgences, aux voyages à longue distance pour séjour de durée minimale de x semaines ou mois - interdiction des ventes d'automobiles individuelles consommant plus de 3 litres au 100 km (pour commencer) - limitation du transport routier de longue distance aux urgences et premières nécessités - arrêt des avantages tarifaires et fiscaux accordés aux productions énergétiques réalisées par des investissements spéculatifs - arrêt de l'extension des métropoles nationales et régionales (suppression des attributions de permis de construire par des autorités locales) - interdiction de tous traitements (bio) chimiques des surfaces agricoles rendant les nappes phréatiques et cours d'eau impropres à la consommation humaine ou animale - fixation des prix minimaux des productions labellisées, agricoles et d'élevage en exploitations conformes - soumission des importations à justificatif d'usage ou de commerce (a minima pour les importations produites par une grosse dépense énergétique ou requèrant une forte consommation énergétique pour leur fonctionnement) - arrêt de la spéculation automatisée - etc.

Tant pis pour les traités et les accords de commerce, tant pis pour le pseudo marché mondial de pure concurrence, tant pis pour la monnaie et la Dette, tant pis s'il le faut pour les interprétations littérales des droits de l'Homme et tant pis pour quelques éléments de notre confort quotidien ! Il faut une rupture pour de bon.

Soyons philosophes. Nous ne serons jamais dans le meilleur des mondes, même pas dans un monde aimable, avant des siècles, à partir de l'état ravagé où nous l'avons mis. Alors, ce serait peu d'admettre qu'il devrait être possible, tout bien considéré à présent, d'envisager sérieusement notre survie dans les 20 ans à venir (sous-entendu pudique : pour une finalité de préservation d'une dignité humaine minimale) ! De toute façon, l'Histoire nous apprend qu'une rénovation institutionnelle et sociale devrait être systématique tous les 10 ans dans tout pays bien géré (à l'analogue des "entreprises dynamiques"), ne serait-ce que pour éviter la sclérose des instances décisionnelles, l'auto complaisance des dirigeants, l'établissement de relations statutaires de corruption, etc.

Interprétons l'Histoire. Dans l'état présent du monde, l'Homme est objectivement devenu son propre ennemi. En l'absence de projet crédible et structurant de la société et de ses valeurs, la pression d'événements naturels brutaux imposera la rupture de l'ordre "économique, politique et social" comme un objectif en soi sous des appellations diverses. Ce sera automatiquement le cas dans tous les pays qui n'auront élaboré que des stratégies partielles d'ordre technico juridico économique.

Rupture pour recréation

Résumons quelques conditions de réalisation d'une grande opération de rupture, en prolongation régionale de quelques mesures préliminaires prises dans quelques pays de pointe, dans l'état du monde en 2020.

Evidemment, un préalable est l'élaboration d'un Plan à 20 ans pour une mise en oeuvre cohérente des premières urgences : énergies, agriculture, urbanisme, transports, industries, communications, citoyenneté, niveaux régionaux de population d'équilibre, institutions, programmes nationaux, projets régionaux, réglementations. Rien que l'énoncé de telles têtes de chapitres révèle ce Plan comme un instrument de recréation du sens de la vie sociale à l'intérieur et en soutien d'une évolution de grande ampleur, ce que nous avons appelé une recréation du réel.

C'est prétentieux, la recréation du réel ? Tant mieux si on peut trouver d'autres termes, mais ce niveau d'ambition est indispensable afin que la réalisation se déroule comme une évolution naturelle, ce qu'elle doit être par principe "en démocratie" pour une réalisation en temps minimal en jouant des souplesses d'ajustements - seule une machine imbécile pourrait croire qu'un Plan pourra tout dire parfaitement dans le détail.

Citemum.jpg

La réalisation est possible si les pays de pointe prennent le temps de présenter leurs premières mesures provisoirement unilatérales devant les autres pays, avec leurs propres justifications de ces mesures, en encourageant ces autres pays à développer leurs propres programmes pour des objectifs similaires selon leurs propres cultures et environnements. La réalisation est possible si, à l'intérieur des pays de pointe, l'opération est conduite, dans son intégralité et dans toutes ses composantes, avec une honnêteté "scientifique" - tant pis pour l'addiction aux flashes de communication et tant pis pour le mythe de la perfection absolue dans les sciences et les techniques.

La réalisation implique l'explicitation du "nouveau" mental social, pas seulement l'explicitation des objectifs d'un Plan à partir de grandes finalités : les valeurs à privilégier, l'interprétation de ces valeurs dans une éthique de vie, dans l'étiquette des interactions entre les personnes, dans la nouvelle économie des contributions personnelles de chacun pour ses propres compétences à des projets publics.

La réalisation se fera d'elle-même en quelques mois si les orientations et les cadres forcément autoritaires de la recréation sociale sont traduits (à côté de programmes publics nationaux) en projets publics locaux ou régionaux impliquant un grand nombre de citoyens dans des réalisations concrètes - par roulement imposé, sinon les projets locaux seront automatiquement uniquement peuplés de "bons à rien" ou pire.

Les choix de réalisation et les corrections en cours de réalisation pourront se définir et se consolider par l'exercice de formes diverses de "démocratie directe" dans les projets locaux comme dans les prises des décisions difficiles au plus haut niveau - au travers de pratiques normalisées des "débats" et "prises de décisions collectives", notamment dans la conduite des réunions à distance.

A ce niveau d'ambition et dans la réalisation, il existe certainement beaucoup d'alternatives imaginables selon la culture et l'histoire, par exemple dans le dosage entre l'autoritaire et le participatif, entre l'action publique directe et l'aide (conditionnée) aux entreprises et aux exploitations agricoles, dans les évolutions du droit de propriété, etc. De toute façon, le meilleur usage de nos capacités d'imagination et d'organisation ne serait-il pas dans l'élaboration d'un Plan crédible ? Et le meilleur usage de l'informatique ne serait-il pas dans l'extension des partages d'expérience, dans les conduites de projets participatifs, dans les instanciations de "démocratie directe" ?

Plusieurs billets précédents de ce blog abordent ces derniers sujets secondaires, néanmoins cruciaux.

dimanche 27 octobre 2019

Pour une société en ordre de rupture

Rupture de quoi pour quoi faire

La transformation physique en cours de notre monde habitable n'est pas humainement maîtrisable, ni demain ni après. Le "dérèglement" climatique n'en est que l'une des manifestations, la plus propice aux prises de conscience (de quoi ?), du fait de ses effets localement discontinus et répétés, et de l'augmentation de quelques conséquences indélébiles bien apparentes.

Nous savons que toute réaction de notre part sur les principales causes supposées de cette transformation planétaire dans le but d'en atténuer les effets défavorables n'aura aucun effet immédiat, n'aura d'effet que dans des dizaines d'années, très progressivement et probablement très partiellement, du fait de l'accumulation séculaire des facteurs générateurs des phénomènes naturels de cette transformation en cours.

Nous sommes donc collectivement, c'est-à-dire a minima à l'intérieur de chaque nation, au prélude d'une rupture de nos civilisations humaines sous des pressions physiques non négociables, en diverses combinaisons locales.

Que cette rupture soit maîtrisée au cours d'une évolution choisie de nos civilisations, chacune vers un but déterminé, ou que cette rupture soit la résultante aléatoire d'effets subis, cela seul dépend de nous.

Une évolution non maîtrisée sans but bien défini, ou une évolution maîtrisée vers un but intenable ou flou (par exemple celui d'une utopie sociale) provoqueront des catastrophes équivalentes déjà historiquement trop bien connues : multiplication des conflits de diverses natures, puis cristallisation en guerres, avec leurs conséquences en famines, épidémies, régressions sociales par la perte des capacités de transmission culturelle, etc. En effet, que s'est-il passé dans l'Histoire chaque fois qu'une Grande Crise s'est produite sur fond de Grand Destin ou de Grande Revanche ?

Le spectacle quotidien de nos sociétés manifeste, pour le moment, notre incapacité collective à nous préparer à une évolution d'ampleur, à l'imaginer, à en réaliser les toutes premières étapes.

Où sont les grands projets de transformation raisonnée de nos sociétés en profondeur, autrement dit les grands projets de rupture ?

Comment pourrions-nous créer de tels projets, organisés et structurés ?

Projmanpsy.jpg

Dans les pays en régime de "démocratie" représentative, la réalité observable est celle de l'auto inhibition décisionnaire au-delà de quelques mois. Les débats succèdent aux débats, les ministres se remplacent et se multiplient, tandis que s'accumulent les législations, réglementations et jurisprudences en fonction des événements hebdomadaires, des sondages de popularité et des pressions exercées par des groupes d'intérêts. L'actualité de fin 2019 en Europe occidentale devrait être considérée comme exemplaire. En particulier, on pourrait observer l'étalement des péripéties hystériques du Brexit comme la démonstration des automatismes d'opposition des institutions et organes des "démocraties" représentatives à tout grand projet supposé "de rupture", notamment par l'incapacité, après une décision de principe, de fonder une structure unique de projet disposant d'une délégation au niveau adéquat. Il apparaîtrait que les organes existants alourdis d'escouades de juristes et de consultants costumés - les parlementaires "représentants du peuple" comme les organes "communautaires" bureaucratiques - ne sont pas en mesure d'aborder les aspects concrets des projets de changement (certains de ces aspects ne se révèleront évidemment qu'en cours de réalisation, sinon où serait le changement ?). Au contraire, ces personnes d'élite ont déployé leur ardeur à détecter les innombrables détails des obstacles a priori les plus valorisants de leurs points de vue bornés. En particulier, dans les cadres institutionnels et conventionnels qui les enferment, les "représentants" du peuple ne peuvent que nuire à la réalisation des grands projets, par le poids de leur incompétence naturelle non assumée (fuite devant le risque de se tromper) et par la peur panique de perdre un pouvoir sur les réalités quotidiennes qu'ils ont pourtant usé plus en paroles qu'en décisions impactantes - alors qu'ils délèguent couramment des éléments arbitraires de leur pouvoir à des entreprises privées, soit par inconscience soit "sous le voile de l'ignorance" pour leur propre bénéfice individuel.

Dans un environnement planétaire disruptif, personne ne pourra plus vivre dans l'illusion d'une société stable, encore moins dans la continuité d'une progression vers plus de confort. Nos univers mentaux tardent à s'adapter, car ils sont fondés sur des valeurs sacralisées et des façons de penser théorisées qui ne peuvent évoluer qu'avec lenteur, au rythme des générations et des capitalisations des expériences historiques collectives. Cependant, dès à présent, seuls des esprits attardés pourraient encore soutenir, dans un environnement physique de plus en plus nettement inamical, que les idéaux d'équilibre entre les pouvoirs constitutionnels sont parfaitement incarnés dans nos institutions héritées des siècles conquérants, en ignorant la croissance de leurs signaux d'inadaptation. Il serait plus qu'urgent d'envisager l'équilibre des pouvoirs - hérité de théories politiques formulées au 18ème siècle - non plus comme un idéal "toutes choses égales par ailleurs dans un univers tout à nous" mais dans un monde physique brutal de catastrophes d'intensités variables, en introduisant des flexibilités non seulement dans l'interprétation commune des grands pouvoirs à équilibrer, mais aussi dans l'extension des instances et organes où devront se définir différents équilibres entre ces pouvoirs.

Il n'est simplement plus faisable de refaire le monde aux mesures de nos rêves historiques, ni pour la plus grande gloire de quelques élites, encore moins pour les autres. A présent, il nous faut inventer comment devenir polis vis à vis de notre planète Terre. En totale négation de cette évidence, les divagations prétentieuses et les inhibitions vociférantes continuent de faire le spectacle. Nos Lumières contemporaines, scientifiques, philosophes ou grands dirigeants, semblent se satisfaire de rétro projections savantes, y compris dans la littérature émergente des discours prémonitoires les plus radicaux. Ce sont des illustrations involontaires d'un mythe de Sisyphe transposé aux productions intellectuelles et aux principes de management, tandis que la charge pesant sur nous tous - c'est à dire la réalité physique planétaire qui définit notre humanité écocide - s'alourdit pour nous repousser aux abîmes de notre animalité.

Dans ces conditions, comment provoquer l'invention de notre survie, dans l'humilité juste à temps plutôt que dans l'humiliation trop tard ?

Ce qui demeure pratiquement faisable, en bousculant un peu nos structures intangibles et en déplaçant à peine l'interprétation de certains rêves séculaires, c'est de transiter dans l'ordre vers une société de projets publics. Des projets initiateurs de changements profonds de nos sociétés en commençant par nos vies quotidiennes. Des projets d'intégration originale des pouvoirs et des compétences. Des exercices de liberté. Des "machineries" à produire des citoyens responsables.

On trouvera dans ce blog quelques propositions. Ces propositions relèvent de la basse technique, et même très précisément de la basse technique la plus immédiatement faisable. Au fait, n'est-ce pas ainsi, par de basses techniques immédiatement faisables, que s'est faite la fameuse "révolution néolithique" et n'est-ce pas une "révolution" de cette ampleur qui nous est à présent imposée ? Nous avons juste quelques années pour la réaliser avec nos moyens actuels, dont le Web, et avec nos connaissances, dont l'immense expérience de nos échecs historiques. Les valeurs, les grandes idées, les institutions, la finance, le "système"... devront suivre. C'est l'ordre naturel des ruptures.

Ce billet-ci se consacre à l'approfondissement de quelques aspects spécifiques aux projets publics "de rupture"... maîtrisée. Il fait suite aux billets précédents de ce blog.

Références et contre références de projets

Projmanus.jpg

Les illustrations d'images de couvertures d'ouvrages sur la conduite des grands projets sont ici à comprendre au premier degré. En effet, rien n'est à jeter dans les méthodes classiques de conduite des grands projets novateurs, connues depuis l'antiquité (expéditions d'exploration, constructions de monuments, ouvrages civils, engins spatiaux, systèmes de "défense", etc.), et d'ailleurs on ne saurait pas le faire sauf en rêve - dans ce domaine, un loisir indécent. La conduite des projets est une discipline codifiée, au sens où les métiers et les compétences y sont spécifiques et spécifiquement intégrés dans la réalisation d'étapes d'avancement bien définies. Toutefois, dans la suite de ce billet, nous éviterons les termes "gestion de projet" et "management de projet", à notre avis dangereusement restrictifs : la conduite des projets n'est pas que financière (bien entendu, la gestion de trésorerie en est une composante importante, à tous les niveaux y compris les sous-traitants), la conduite des projets n'est pas que la chose d'un super manager et de son équipe rapprochée (sauf dans un contexte esclavagiste), c'est un effort collectif.

Insistons : particulièrement pour des projets de rupture, les références classiques de la conduite des projets sont pertinentes. En particulier, le phasage du projet doit être respecté et notamment la phase de "définition" devrait, particulièrement dans tout projet innovant, s'appuyer sur des prototypages et identifier non seulement les montants d'appels de fonds prévisionnels, mais surtout les incertitudes de tous types et les compétences nécessaires à leur reconnaissance et à la maîtrise de ce qui pourra être maîtrisé. Certains projets classiques se contentent de lister des risques pour en faire des excuses en réserve ou se limiter à la réduction a priori de quelques facteurs de risques considérés comme les plus menaçants, ce serait fatal à tout projet de rupture.

Le meilleur contre exemple, celui du projet innovant complètement raté, est certainement à trouver parmi les grands projets informatiques récents. En effet, c'est un défaut typique de beaucoup de projets informatiques que de se placer à la remorque des dernières technologies émergentes. Cela devient évident dès le début de ces projets, par l'escamotage de la phase dite de "définition", pourtant destinée à anticiper une conciliation entre la technique et les besoins, mais certainement pas en calmant les inquiétudes des futurs utilisateurs par des artifices. Les flous des "nouvelles technologies" sont des prétextes commodes aux approximations dans les réalisations, aux dépassements budgétaires, et aux retards - sans oublier la multiplication des opportunités de corruption à tous niveaux de décision ou d'exécution. Les clients de ces projets n'étant pas les utilisateurs (ces derniers étant de fait assimilés à des parasites stupides), les empilages d'irresponsabilités contractuelles s'exercent dans l'entre soi de réunions directoriales. Il existe pourtant de bons ouvrages de référence spécialement consacrés aux projets informatiques, écrits à partir du vécu, illustrant notamment comment "la qualité" peut être intégrée aux pratiques courantes des équipes de développement informatique pour capitaliser l'expérience des développeurs - il resterait à élargir le champ pour y inclure les utilisateurs.

ProjmanInf.jpg

Ne confondons pas les méthodes de conduite de projets de rupture avec les méthodes du "management de rupture" à la mode des années 90 finissantes. Ce prétendu "management de la rupture", nous y sommes déjà immergés, avec tambours et trompettes, dans les projets publics comme dans le privé ! L'outillage du manageur, grand ou petit, étatique ou mercenaire, ne se conçoit plus sans "La Communication", au point que les nécessités de cette super Communication définissent de fait les priorités d'action du projet, jusqu'à déplacer le sens des objectifs, y compris ceux de "pure" gestion. Certains grands projets ne sont plus que des séries d'annonces publicitaires auto manipulatoires en justification de saccages de l'existant et d'opérations chaotiques de rafistolages successifs. Cet outillage intellectuel n'est "de rupture" que parce qu'il est celui de la guerre, depuis longtemps cultivé dans les sectes et les groupes de conspirateurs, plus récemment à grande échelle au cours de plusieurs conflits mondiaux, généralisés, toujours dans les mêmes enchaînements. Dans cette continuité, on pourrait assez précisément anticiper comment seront relevés les "défis" planétaires dans les prochaines décennies et les "solutions" qui seront mises en oeuvre. Dans l'état du monde, le pseudo "management de la rupture" associé à des innovations prétendument "disruptives" déjà toutes prêtes dans les plans industriels, ne peut être par nature qu'un facteur d'accélération du pire, dans le meilleur des cas un argument publicitaire à l'intention des masses de consommateurs tenus en attente de la bonne parole.

Ce que nous proposons est tout autre.

Quelques spécificités des projets publics de rupture

Plusieurs billets précédents de ce blog proposent un domaine préférentiel de développement des projets publics initiateurs de changement, à savoir les grands projets régionaux d'aménagement de nos vies quotidiennes. Il s'agit bien de projets comportant une part de réalisations matérielles par l'aménagement de systèmes de "logistique collective", impliquant au passage la levée de contraintes artificielles obsolètes et de tabous paralysants et s'appuyant sur une forme de contribution citoyenne.

La spécificité numéro 1 de ces projets est la délégation de la puissance publique. Délégation ne signifie pas aveuglement. La relation entre le projet et le détenteur suprême de la puissance publique doit être formalisée a priori. Notamment, l'approbation de la phase de définition du projet par ce détenteur suprême est requise - y compris éventuellement les "plates bandes officielles" à piétiner et les (petits) tabous à enterrer.

La phase de définition du projet doit donc être exhaustive, autant que faire se peut, justement parce qu'il s'agit d'un projet "de rupture". Notamment, le prototypage doit être détaillé, en particulier tout ce qui concerne l'utilisation. Il ne s'agit pas seulement de valider des technologies, des modalités d'emploi, des logiciels, des "interfaces homme -machine", il est indispensable d'étudier concrètement toute l'utilisation courante ou exceptionnelle, donc y compris les cas de panne totale, de perte de clé, d'accident, d'acte de malveillance - et ceci toujours du point de vue de l'utilisateur, y compris l'utilisateur "non standard" s'il le faut, considéré comme un être intelligent que l'on peut informer et former.

Ce n'est pas cher payé pour un peu de liberté nouvelle et un espoir de donner sens à nos vies.

Projmanfr.jpg

La spécificité numéro 2 est que les utilisateurs sont les clients. Quel que soit leur domaine préférentiel, la principale spécificité des projets publics de rupture, c'est que la contribution citoyenne n'y est pas un décor créé pour satisfaire de vagues exigences à la mode. Au contraire, cette contribution est centrale dans la vie du projet. La création des conditions de cette contribution est constitutive du projet à chaque étape.

Dans une conduite de projet classique, la contribution citoyenne serait intégrée comme une contrainte que l'on apprivoiserait, par exemple, par des opérations médiatisées de prototypage et par l'arsenal habituel de la "communication", dont des consultations populaires sous diverses formes et l'entretien d'un panel de futurs utilisateurs. Et, au besoin, on saurait épuiser les volontés d'expression trop encombrantes dans les répétitions de procédures formelles de "Qualité Totale", en décourageant les talents non sollicités.

A l'opposé, dans un projet de rupture, la contribution citoyenne est à la fois une source de pouvoir et l'expression d'une compétence collective d'absolue nécessité dans tout le déroulement du projet, depuis le début. Ces deux dimensions sont à cultiver dans leurs originalités, autrement dit à organiser et adapter selon les phases du projet et selon la nature du projet.

Dans un projet de rupture, l'institution d'une contribution citoyenne est indispensable non seulement en soi mais comme contre pouvoir aux autres pouvoirs susceptibles de bloquer le projet ou d'influencer sa réalisation : industriels, groupes d'intérêt, financiers publics, autorités locales et même vis à vis de l'autorité étatique délégataire suprême...

Dans un projet de rupture, l'institution d'une contribution citoyenne interne ne peut être figée dans un seul modèle ni circonscrite dans un seul cadre, même pas celui d'une assemblée citoyenne dynamisée par des renouvellements (pas trop) fréquents. Son périmètre et son extension doivent évoluer selon les phases du projet, en fonction des tâches allouées, en favorisant le "volontariat citoyen". Toute l'allocation classique des tâches de projet est à interpréter en vue de bénéficier, autant que faire se peut, de cette contribution citoyenne, des compétences qu'elle peut rassembler, des capacités d'entraînement qu'elle peut mobiliser, etc.

Un projet de rupture est par nature un projet de création de nouvelles libertés (ou de rééquilibrage de libertés existantes). Il ne peut donc se couler dans un moule contractuel en entonnoir inversé, même à l'issue d'une phase de définition bien conduite, qui pourrait directement ou indirectement oblitérer la réalisation de ces libertés.

Il en découle quelques spécificités secondaires, dont quelques obligations originales.

Le projet est indépendant des autorités, institutions, organes existants, publics ou privés exerçant des fonctions de service public, nationaux ou locaux. Il pourra en recueillir des avis, des retours d'expérience, en solliciter éventuellement la mise à disposition de personnes compétentes. Mais en aucun cas, le projet ne pourra leur être soumis, ni dans sa définition ni dans son avancement.

Le projet s'oblige à la continuité des services publics, notamment sans dégradation (de son fait) des lieux d'accès à ces services - sauf évidemment exception justifiée.

L'architecture contractuelle du projet ne comprend que des sous-traitants et des fournisseurs, autrement dit c'est une architecture en râteau. Il n'est pas interdit de faire appel à une société spécialisée, comme sous-traitant, pour certaines prestations relevant du bureau de projet, par exemple la planification. Mais il est hors de question de confier à une entreprise privée une maîtrise d'ouvrage déléguée, pas plus qu'une maîtrise d'oeuvre d'ensemble. La relation cruciale entre le projet et ses clients s'en trouverait faussée - plus exactement : fatalement contournée et très probablement dévoyée.

En fonction de leur devis approuvé, les sous-traitants reçoivent des avances sur fournitures et sont systématiquement payés sur forfait mensuel.

Les sous-traitants acceptent l'obligation de transparence et d'anticipation sur le planning du projet, concernant notamment leurs propres attentes de fournisseurs, partenaires, etc.

Projmanqual.jpg

En exception éventuelle aux règles des marchés publics, le projet dispose d'une possibilité de révocation contractuelle "arbitraire" à effet immédiat, notamment en cas d'incompétence avérée du sous-traitant ou de désaccord bloquant (autrement dit en cas de "mauvais jeu").

Le bureau de projet, du fait de l'intégration d'une contribution citoyenne active, se trouve en partie éclaté et en configuration variable. Dans ces conditions, l'autorité du chef de projet ne peut reposer sur sa seule personnalité, ni sur sa seule compétence personnelle (qui ne pourrait être que très partielle). Le bon vieux truc de la concentration physique pour souder une équipe de projet classique "en noyau dur contre le reste du monde" serait une faute. Le rôle premier du chef de projet est d'intégrer les compétences et d'équilibrer les pouvoirs dans la durée du projet et pour ses objectifs, en adaptation constante. Il incarne l'"esprit du projet citoyen", et on jugera de sa réussite par le niveau de diffusion de cet "esprit" à tous les contributeurs, jusqu'aux sous-traitants. Le profil idéal (?) du chef de projet est à rechercher parmi des personnes ayant exercé divers métiers de terrain dans plusieurs milieux. Surtout, ce sera une personne indépendante de toute hiérarchie civile ou politique. Si ce genre de profil n'existe pas, peut-être serait-il urgent de favoriser son apparition, ne nous étonnons pas sinon que nos sociétés "complexes" restent bloquées de toute part. A défaut, dans les pays munis d'un corps de fonctionnaires de l'éducation, on pourra sélectionner des enseignants désireux de réaliser leur vocation plutôt que d'exercer à vie une fonction cadrée par des doctrines officielles, afin de les former spécifiquement aux disciplines de la conduite des projets - après tout, l'analogie (partielle) des projets publics de rupture à des actions de pédagogie participative ne serait pas la moins prometteuse en regard des objectifs. Selon la personnalité du chef de projet, selon les circonstances et les ressources locales, le projet public de rupture, d'un point de vue de sociologue classique des entreprises, aura les caractères d'une association militante, d'une centrale de renseignement, d'une expérimentation sociale, d'une entreprise en réseau....

dimanche 10 juin 2018

Parlez-moi de mon âme

L’Histoire de l’Humanité sur Terre s’achève. C’est une Histoire de l’Humanité tout court qui prend la suite, puisque cette Histoire là, toujours écrite par des humains, sera aussi celle de la planète Terre.

Il semble que beaucoup de gens ne saisissent pas encore ce que cela peut signifier, ni pourquoi l’Humanité dans son ensemble se trouverait devant le choix urgent d’assumer sa responsabilité planétaire ou d’abandonner chacun de nous aux jeux terriblement sérieux de ses activités et de ses rêves à l’intérieur de sociétés infantiles. Surtout, on se demande comment ce choix pourrait se faire, alors que « l’Humanité dans son ensemble » n’a pas d’adresse, malgré l’existence de réseaux planétaires de télécommunication, malgré quelques proclamations solennelles à prétention universelle.

Il y eut pourtant dans l’Histoire quelques décisions à vocation planétaire prises au nom de l’Humanité dans son ensemble. Comme la vocation planétaire de telles décisions historiques n’apparaît que rétrospectivement compte tenu de notre découverte tardive du monde physique et comme l’Humanité en tant qu’espèce n’a été reconnue qu’encore plus tardivement dans toutes ses variantes, rien n’empêche de rechercher des exemples dans un passé relativement lointain, d’autant plus que l’évidence de la pesanteur des convictions et des croyances communes de l’époque pourra nous amener à considérer certaines de nos convictions et croyances contemporaines comme les reprises directes ou modernisées des anciennes – découverte certainement utile en préalable à une prise de décision éclairée concernant notre avenir à tous.

La Controverse de Valladolid en 1550 opposa les thèses pour et contre la reconnaissance de l'humanité des indigènes du Nouveau Monde, non seulement l'âme mais un ensemble de droits naturels, les mêmes que ceux des Européens. Elle se conclut par la victoire du oui.

Au 16ème siècle, les états indigènes des Indes océanes, plus tard renommées Amériques, furent vaincus par les conquérants aventuriers venus d’Europe et leurs populations décimées furent soumises sans doute encore plus brutalement que ne le permettaient les lois bibliques de la guerre. A l’époque, on pensait qu’une telle victoire des conquérants sur les indigènes impies n’avait pu être acquise que par volonté divine. Rétrospectivement, on sait que certains conquérants en mauvaise posture avaient employé diverses formes d’armes bactériologiques dont ils connaissaient les effets mais pas le mécanisme, qui ne fut reconnu que beaucoup plus tard comme potentiellement décisif dans les guerres entre populations d’êtres diversement immunisés (la Guerre des Mondes H.G.Wells 1898). Bref, il était osé à l’époque d’affirmer, pour un européen confronté à l’étrangeté des civilisations du Nouveau Monde, que les indigènes possédaient naturellement une âme de pleine qualité humaine, qu’ils devaient donc être traités humainement, pas comme des bêtes, pas comme des esclaves et qu’ils avaient droit à leurs terres à cultiver pour eux-mêmes et que les colons devaient rémunérer le travail de leurs employés indigènes comme ils l’auraient fait en Europe pour n’importe quels serviteurs ou journaliers. Bartolomé de Las Casas osa le dire, l’écrire abondamment, et l’argumenter face à des contradicteurs de renom. Il était l’un des compagnons de la deuxième expédition de Christophe Colomb vers le nouveau continent et fut le premier prêtre ordonné sur place.

Controval.jpg

Le scénario du film « La Controverse de Valladolid » compacte la substance de la controverse épistolaire historique et d'autres controverses antérieures dans un affrontement théâtral imaginaire centrè sur la reconnaissance de l'âme des indigènes d'Amérique. Les confrontations sont parfois très animées entre les avocats des thèses opposées afin de convaincre le légat du pape. Les témoins défilent en soutien de l’une ou l’autre thèse, quelques expérimentations croustillantes sont tentées sur des indigènes d'Amérique transportés sur place. A minima, on peut apprécier ce spectacle comme un genre de reconstitution historique, et trouver que certains arguments nous semblent vraiment poussiéreux à présent.

En réalité, cette grande Controverse de 1550 est telle quelle d’une actualité brûlante, mais ce n’est pas apparent tout de suite.

Comme les « indigènes » ont partout été assimilés par la civilisation « moderne », pas seulement les Indiens de toutes les Amériques, mais aussi beaucoup d’autres peuples sans épitaphe, la question d'une reconnaissance de la pleine humanité des indigènes peut sembler périmée, au sens où, quelle que soit la réponse qui fut apportée ou que l’on y apporterait encore à présent, elle n’a eu, elle n’aurait aucun impact économique. Ce sont les colons audacieux, les affairistes et leurs suiveurs qui ont tout gagné. D’ailleurs, dans le film, les arguments exprimés par les colons du Nouveau Monde sont ceux qui nous semblent les plus directs, les plus concrets et porteurs de projets. Ces arguments, on les retrouve exprimés dans les mêmes termes par nos actuels exploitants d’usines d’élevages monstrueux, par nos actuels industriels de l’agriculture hyper intensive, par les plus agressifs des dirigeants d’entreprises exemplaires. Ces arguments expriment les « valeurs » de l’entrepreneur, tellement enracinées dans nos civilisations modernes qu’ils sont implicites dans la plupart des exercices de prévision et se traduisent dans les droits locaux par des privilèges qui ne sont jamais mis en question.

Pourtant, l’Histoire a tranché : cette affaire d’âme universelle en 1550 représentait bien un enjeu planétaire pour l’Humanité.

Tout docteur en explication rétrospective nous dira qu’il était très important que l’Église catholique de l’époque reconnaisse une âme de plein droit aux indigènes d’Amérique, car cette reconnaissance permettait d’étendre aux Amériques tous les éléments de la civilisation européenne, au lieu de maintenir le Nouveau Monde comme une sorte d’appendice maudit. Cette reconnaissance était d’autant plus opportune pour l’Eglise catholique que la profondeur géographique européenne de son autorité se réduisait (en conséquence de la Réforme protestante). Par ailleurs, à la place d’esclaves locaux, les colons d’Amérique pouvaient utiliser la main d’oeuvre encore considérée comme animale, importée des côtes africaines.

Parmi les éléments de la civilisation européenne qui devenaient applicables aux Amériques après la Controverse, il y avait une règle de partage traditionnel des pouvoirs humains dans ce monde : à l’Eglise le soin des âmes et de la culture, au Roi le soin de l’ordre public et de l’extension du royaume, aux gens du peuple et en particulier aux colons entreprenants l’exploitation laborieuse des ressources matérielles et animales. Quelques siècles plus tard, plusieurs grands états, dont des républiques prétendument humanistes, ont exprimé cette structuration avec d’autres mots, tout en maintenant longtemps dans leurs terres lointaines des exploitations ouvertement esclavagistes – ce qui manifestait crûment le décalage de l’équilibre traditionnel en faveur des « entrepreneurs », au péril des âmes, tant que les empires disposaient d’une périphérie extensible. Au cours des derniers siècles et même peut-être depuis la création sociale au néolithique (donc dans toutes les populations actuelles), un principe de structuration simple des pouvoirs dans le monde des humains se serait-il maintenu, malgré les changements dans les croyances, malgré les variations dans la répartition pratique des pouvoirs, malgré l’apparition de prétendus nouveaux pouvoirs, malgré l’illusion unidimensionnelle économique moderne d’un pouvoir humain illimité sur l’univers ? Si ce principe existe en fondement de nos sociétés, n’est-il pas important, pour ce qu’on appelle parfois la cohésion sociale, de respecter ce principe et de savoir comment en adapter les structurations locales ?

Au-delà des banalités géopolitiques et en conscience de notre point de vue condescendant sur les croyances du passé, nous pouvons apercevoir en quoi la Controverse de Valladolid demeure d’actualité : cette Controverse anticipait (pour la première fois dans l’histoire ?) la reconnaissance d’une humanité commune et la responsabilité de cette humanité sur la gestion de sa planète. En d’autres termes, ce fut la première conférence humanitaire mondiale.

Quelles seraient les décisions à prendre par une Controverse de Valladolid actualisée ?

La Révolution Industrielle a domestiqué la puissance mécanique, permettant de remplacer les formes dégradantes d’exploitation de l’être humain par la mise en œuvre de machines. Ne pinaillons pas sur les imperfections de ce remplacement ni sur la signification précise à donner aux « formes dégradantes d’exploitation », car en quelques dizaines d’années, cette Révolution Industrielle entraîne de telles conséquences que nous sommes projetés dans une toute autre période de l’histoire humaine, celle du décalage croissant entre la population mondiale industrialisée et la capacité de la planète à en supporter les ravages, aussi celle d’une Révolution Numérique partiellement dévoyée en machinerie d’asservissement mental des personnes et d’aplatissement des cultures.

Pour une Controverse actualisée, n'essayons pas de généraliser telle ou telle de nos questions d’actualité, par nature insolubles du fait des grands écarts locaux entre les symboles, les déclarations et les pratiques, du fait aussi de l'entretien de la confusion entre leurs interprétations d'une civilisation à l'autre. Une Controverse de Valladolid actualisée devrait traiter globalement la question de la place de l’Humanité dans ce monde, la question d’une Humanité supportable dans ce monde, la question d’une communauté humaine responsable de ce monde.

Comment définir une Humanité commune supportable dans l’état de notre monde et de son évolution inéluctable ? (la déclaration universelle des droits de l’Homme resterait utopique même sur une planète capable de supporter éternellement une population illimitée)

Comment éradiquer l’actuelle imprégnation des esprits et des lois par des valeurs et des modèles de comportement contraires à l’intérêt général planétaire et par quoi remplacer cette imprégnation ? (suggestion : pour ce qui concerne nos esprits, par l’imposition d’une étiquette commune de comportement, adaptable localement)

Comment reprendre la délégation totalitaire de fait abandonnée aux « entrepreneurs », pour quel équilibre mondial entre quels pouvoirs, notamment dans la perspective d’une généralisation des risques de pénuries locales, empoisonnements massifs, épidémies, cataclysmes ? (les actions en justice contre les coupables seraient dérisoires, pour quelle justice quand tout le monde a contribué au massacre – ce sont les pouvoirs sur l’avenir de nos modes de vie qu’il faut en priorité définir et répartir au niveau mondial)

Comment créer la communauté humaine responsable de ce monde, qui serait l’âme de ce monde ? (sur les images de la Terre vue de l’espace, il manque quelque chose si c’est bien la Terre des humains… comme une adresse où se connecter pour lui parler…).

Pour rester dans le cadre d’une « Controverse » analogue à celle qui est proposée ici en référence, c’est probablement cette dernière question qui serait à poser en priorité, en l’exprimant simplement en termes modernes pseudo juridiques « Devons-nous reconnaître une personnalité à notre planète ? ».

Dans l’indifférence des immensités galactiques, osons inventer une âme commune.

La conclusion de cette Grande Controverse actualisée ouvrira la possibilité de placer une borne de l’Histoire humaine, et d’expliquer simplement comment on doit aller au-delà, certainement par différentes évolutions selon les zones géographiques et les civilisations. Ensuite rien ne pourra jamais être figé, ni le modèle de la borne, ni l'idée d’un au-delà (ou de plusieurs), ni les conditions pour que cette idée se réalise, parce qu'il y aura eu des erreurs au départ, parce qu'il y aura des échecs et des découvertes et qu'il faudra, à chaque fois, savoir réagir et s'adapter, en capitalisant les compétences durement acquises. Bienvenue dans un Nouveau Monde de la Révolution Numérique !

Pour un débat du niveau d’une Controverse de Valladolid, les participants devront eux-mêmes faire preuve d’âme, dépasser les paresses mentales qui les font « raisonner » comme des machines au prétexte d’urgences dérisoires, dépasser les préjugés réflexes qui leur servent à oublier leur humble nature, laisser leur smartphone de côté (à l’écart des questions toutes faites ainsi que des appels exigeant une réponse immédiate), ignorer les actualités financières et les pressions... Ces participants devront se débarrasser des bagages culturels de certitudes profondes et de prétentieux témoignages d’une humanité sans limite – ces héritages-là plombent notre intellect, comme autrefois les boulets reliés aux chaînes des bagnards, qu’il leur fallait prendre en mains pour se déplacer. C’est aussi pourquoi il serait imprudent d'attendre que nos plus grands intellectuels construisent un système de pensée adapté, établissent un recueil des citations pertinentes des « penseurs importants » qui l’auront anticipé, produisent une nième interprétation du péché originel dans les religions du Livre, au risque de se satisfaire de la délectation des comparaisons entre leurs exercices critiques respectifs. Certainement leurs productions seront précieuses, mais après la Controverse. En revanche, en l'absence d'une Controverse décisive, la continuation des activités absurdes de nos dirigeants gestionnaires, de nos grands affairistes et de nos conquérants aventuriers produira la résolution de l'antique question de la nature de l'âme par la brutale évidence de son artificialité en matière plastique, juste quelques années avant que se déroulent les ultimes épisodes de la grande compétition mondiale entre les derniers êtres vivants visibles sans microscope, probablement des scorpions du désert, pour quelques traces d'humidité.

mardi 22 août 2017

Au pas de miracle

Actualité de la Grèce antique

En quoi notre monde moderne, dans ses structures économiques et géopolitiques mises à la bonne échelle, diffère-t-il de l'antiquité des cités grecques indépendantes, rivales, commerçantes dans un monde globalisé… ?

Enigrec.jpg

L’ouvrage « L’énigme grecque » de Josuah Ober (La Découverte, 2017, traduction française de « The Rise and Fall of Classical Greece », Princeton University Press, 2015) peut être lu comme le développement méthodique de cette analogie.

L’ouvrage s’appuie sur les études archéologiques et historiques récentes de la Grèce antique, pour tenter de comprendre pourquoi et comment les populations du monde grec antique ont pu développer tant d’éléments originaux de civilisation et les diffuser sous diverses formes d’abord dans leur monde méditerranéen puis au-delà, en les faisant vivre et rayonner bien après leurs quelques siècles de puissance politique.

L’une des thèses principales de l’ouvrage est que les cités du monde grec antique étaient amenées, pour diverses raisons culturelles et économiques, à se spécialiser dans le cadre d’un « Grand Marché » de l’époque, avec la mer comme canal principal d’échanges rapides (pour l’époque). D’où une « efflorescence » économique et culturelle du monde grec antique. Les recherches récentes confirment par ailleurs la prospérité d’une partie importante des familles grecques et même d’une population plus large d’étrangers résidents et de « non libres » – niveau de prospérité à comprendre dans l’absolu, à peine atteint de nouveau en Grèce moderne après plusieurs périodes historiques défavorables (sans parler de la période actuelle de régression).

Dans le domaine politique, l’ouvrage offre de nombreux sujets de réflexion et d’approfondissement à propos des fondements de la démocratie et de sa mise en œuvre, illustrés d’exemples historiques de l’antiquité grecque « efflorescente ».

On y retrouve quelques fondamentaux de toute démocratie authentique :

- équilibre entre les fonctions des instances citoyennes, celles des instances de « sages », et les tâches confiées à des experts - équilibre non figé définitivement, évoluant à l’expérience,

- instanciation directe du peuple en soi (c’est à dire de chacun soi-même) dans les instances citoyennes,

- automatisation de la sélection des citoyens appelés à contribuer aux instances citoyennes, de manière que chaque citoyen s’attende à être sélectionné plusieurs fois dans sa vie dans divers niveaux d’instances,

- régulation des débats, formation des citoyens à la parole publique,

- reconnaissance et encouragement au développement des compétences individuelles exercées par chaque citoyen au cours de sa vie professionnelle de cultivateur, artisan, commerçant, marin, artiste,...

- implication personnelle de chaque citoyen dans des tâches d’intérêt général dans le cours normal de sa vie sociale (dont l’entraînement militaire et son propre apprentissage de la démocratie),

etc.

Dans le monde grec antique, « la » démocratie idéale n’existe pas. Même lorsqu’une cité définit ses instances démocratiques à partir d’un modèle, il s’agit toujours d’une adaptation locale. D’autant plus lors des périodes critiques, ou à la suite d’une guerre civile. Athènes ne fut pas la seule cité démocratique. Ses institutions et leur pratique ont évolué dans le temps.

Dommage que ces gens n’aient pas inventé Internet ! Ou pas dommage, car peut-être alors, si leur Internet avait évolué comme l’actuel, il ne nous resterait rien de leur civilisation ?

Divers miroirs de la grande histoire

Dans son élan explicatif du rayonnement de l’antiquité grecque par un « Grand Marché » comme cadre d’une « destruction créatrice » et d’une « réduction des coûts de transaction » - comment ne pas reconnaître l’expression des doctrines de l’expansion économique par la libre concurrence – l’ouvrage de Josuah Ober repère les avantages relatifs d’un régime démocratique par rapport aux régimes élitistes dans la double capacité démocratique à préserver l’indépendance de chaque cité et à la développer économiquement, en favorisant un haut niveau de motivation des citoyens, à la fois en tant que contributeurs volontaires d’une force militaire offensive et défensive de leur cité, et individuellement en tant que contributeurs à son développement.

A l’opposé, l’univers de l’empire perse, bien que culturellement et économiquement très évolué, paraît statique, découpé en potentats locaux intermédiaires du pouvoir central.

Tout cela est bien beau, mais le processus de « destruction créatrice » à l’intérieur du monde grec antique tel qu’il nous est reconstitué se décrit par des guerres opportunistes et des conflits dont les ressorts paraissent plutôt minables déjà bien explicitement dans les récits des historiens antiques. Josuah Ober tente à chaque fois d’interpréter les actes de « destruction créatrice » comme les résultats de calculs locaux ou comme les résultantes de chocs géopolitiques – avec la Perse comme super puissance militaire et financière, alternativement envahissante au premier plan ou comme partenaire d’alliances variables en arrière plan en fonction de ses propres intérêts. L’ouvrage propose ainsi quelques définitions de mécanismes d’affrontement, et même une modélisation des paramètres et de la logique des décisions prises par les acteurs historiques dans leurs stratégies d’expansion et dans leurs tactiques militaires.

Au total, les diverses tentatives d’explication de l’énigme grecque développées par l’auteur sont éclairantes mais pas décisives même prises ensemble : analogie avec l’écologie de colonies de fourmis autour d’un étang, modélisation informatique des décisions locales, analogies à une économie de marché moderne y compris par certains éléments d’économie monétaire, mise en évidence du travail en profondeur des idées démocratiques et de leur supériorité tactique…

Ce qui est bien expliqué dans l’ouvrage de Josuah Ober, c’est que le « miracle grec antique » a bénéficié de la conjonction de processus politico économiques favorables. L’auteur n’oublie pas mais place de fait au second plan les singularités culturelles du monde grec athénien antique qui ont fondé et entretenu son « efflorescence » malgré les tentatives spartiates d’étouffement. Il reste qu’il est difficile d’expliquer pourquoi tant de productions du « miracle grec » nous apparaissent maintenant comme si elles avaient été conçues gratuitement pour la seule gloire de l’humanité. Illusion d’optique de notre part certainement. Mais aussi choc en retour par la révélation de certaines pauvretés de notre époque.

Le livre du Professeur Ober se concentre sur sa vision explicative globale de l’énigme grecque par le « Grand Marché », complétée par diverses modélisations et analogies. Sans doute l’auteur considère que ses lecteurs se tourneront naturellement vers d’autres ouvrages pour approfondir les singularités à la base du « miracle grec» que son approche ne peut qu’effleurer. Il est dommage qu’il n’y incite pas explicitement (sauf dans les notes et parcimonieusement). Au contraire, il soumet ponctuellement le lecteur à quelques excès d’enthousiasme explicatif par des théories récentes.

milovenu.jpg Par exemple, à propos du célèbre dialogue entre les Athéniens et les Méliens (habitants de l’île de Mélos, celle de la « Vénus de Milo ») pendant la guerre du Péloponnèse, l’ouvrage d’Ober prétend expliquer le résultat fatal pour les Méliens de cet affrontement oratoire par un défaut d’évaluation de leur situation, en faisant référence à la théorie des perspectives de l’économie comportementale….

Le lecteur normalement paresseux risque de manquer quelque chose d’important pour sa compréhension du « miracle grec » s’il se laisse éblouir par la modernité revendiquée d’une telle « explication » !

A l’origine, Thucydide, l’historien de l’époque, a consacré une bonne dizaine de pages de son chapitre sur la seizième année de la guerre du Péloponnèse, au détail de la tentative ratée de négociation entre les représentants du corps expéditionnaire athénien sur l’Île de Mélos et les notables locaux. Pour ces derniers, le contexte était menaçant mais pas forcément désespéré, sachant que l’île avait déjà été envahie et sa campagne saccagée dix ans plus tôt par une précédente expédition athénienne, qui s’était ensuite retirée en laissant la cité intacte, sans doute à la fois par manque de détermination, peut-être aussi faute de pouvoir maintenir sur place un effectif important. Rétrospectivement, l’« erreur » des Méliens face à une nouvelle invasion est d’avoir sous-estimé la capacité des Athéniens à tenir le siège de leur cité avec une troupe réduite pendant plusieurs mois jusqu’à ce qu’un traître leur ouvre une porte – d’autres cités insulaires ont gagné le même pari. En tous cas, le dialogue de la négociation tel qu’il nous est rapporté par Thucydide ne doit pas être considéré comme un morceau de bravoure d’opéra comique entre des représentants de la force brute face à des représentants d’un droit à la neutralité paisible (liberté revendiquée plutôt que droit ?), mais comme l’un des sommets d’une oeuvre consacrée à l’étude minutieuse des engrenages générateurs des guerres, comment s’augmente l’intensité des affrontements et comment s’étend leur champ d’action, en toute logique et en toute raison humaine.…

Castothu.jpg

On trouvera par ailleurs, par exemple dans un recueil de séminaires de Cornelius Castoriadis (Thucydide, la force et le droit, Editions du Seuil, 2011, vers le milieu du volume), une présentation de cet épisode célèbre entre Athéniens et Méliens. On comprendra pourquoi la négociation ratée a mérité l’attention de générations d’historiens (dont probablement Machiavel). Le texte de Thucydide reste d’actualité à travers les siècles. En plus, on trouvera, dans le recueil ci-dessus référencé, une réflexion sur les ressorts du « miracle grec » athénien tel qu’il fut analysé par ses contemporains. C’est un complément dans l’exploration de l’énigme grecque pour mieux apprécier la dimension et l’apport original de l’ouvrage de Josuah Ober.

Miracle ou pas miracle

Revenons au fond. Comment expliquer la simple possibilité d’apparition de Platon, d’Aristote et tant d’autres à la suite de Socrate ou contre Socrate ? Et comment expliquer les autres, moins connus ou ignorés, qui les ont précédés, puis ceux qui ont permis cette suite et l’ont prolongée ? Par quels canaux de transmission de l’époque ?

Mêmes questions, encore plus évidentes, pour les architectes, ingénieurs, mathématiciens, médecins, artistes, artisans de l’époque du « miracle grec »... N’avons-nous pas oublié quelque chose dans le domaine de la transmission et du développement des compétences, malgré les performances de nos systèmes éducatifs, malgré Internet, malgré la pertinence argumentée de nos diverses théories de la communication et de l’apprentissage ?

Concernant la création d’institutions démocratiques, ne serait-il pas opportun de vraiment expliquer comment des Solon et des Clisthène ont pu inventer et mettre en pratique les réformes qui ont fondé les institutions démocratiques dans certaines cités de la Grèce très antique, localement et des centaines de fois ? De quelles circonstances ont-ils bénéficié, sur quels soutiens se sont-ils appuyés, quelle expérience préalable leur a été utile, quelle progression ont-ils suivie dans la mise en oeuvre ? Car il est impossible d’imaginer qu’ils n’aient rencontré aucune opposition ! En plus, c’était à une époque où l’écriture était rare, certainement encore plus la capacité de lire… Justement, l’intelligence de l’écoute, le respect de la parole et des nuances, l’encouragement à la réflexion individuelle dans le concret, l’acceptation d’un devoir d’effort personnel, l’organisation du débat public pour qu’il soit productif ne seraient-ils pas des éléments fondateurs d’une démocratie authentique, à retrouver d’urgence ? Le coeur du « miracle grec » ne serait-ce pas la création d’un système de décision collective – si on préfère, une institution de l’exercice de la liberté collective - qui était aussi le principal incubateur des intelligences et des compétences individuelles ? Qu’est-ce que cela nous dit en retour sur nos sociétés prétendument avancées qui consacrent tant d’efforts à réguler (ou à étouffer sous diverses doctrines pesantes) leur conflit interne sui generis entre les libertés individuelles et la contrainte collective (ou leurs avatars) ?

Concernant le maintien de la paix dans le monde, ne serait-il pas utile d’approfondir les raisons historiques de la non destruction de la cité d'Athènes et de la non déportation de sa population, alors qu'Athènes était vaincue et occupée à la fin de la guerre du Péloponnèse, et alors qu'il n'existait à l'époque rien d'équivalent à notre ONU, mais sans doute "quelque chose" de plus fort et de plus spécifique que les concepts génériques abstraits de ce que nous appelons le droit international - un « quelque chose » que nous ferions bien, chacun de nous individuellement, de réinventer et de travailler pour notre survie un jour à venir ? Pourquoi, à l'inverse de quelques exceptions historiques, la tendance naturelle d'évolution des cités états indépendantes semble être soit leur intégration sanglante dans un empire soit leur anéantissement intégral par mise sous cocon ou destruction physique ? Les ruines des cités mayas témoignent pour nous d’un autre avertissement que celles des cités de l’antiquité grecque.

Poser ces questions de cette façon, c’est rechercher concrètement les possibilités de notre avenir en échappant provisoirement au confort mental de notre supériorité moderne factice et en sortant de notre cadre contemporain de « Grand Marché à bas coût de transaction » autour d’un Net dévoyé, où tout le monde tend à s’assimiler aux mêmes modèles en miroir, au point que l’on croit pouvoir faire l’économie de se comprendre, et que l'on s’entraîne à faire l’économie d’exister.

Ensembleplus.jpg

Car la plus grossière des « erreurs de perspective » nous est imposée par nos dirigeants politiques, nos grandes entreprises et tant d’institutions et d’organismes soucieux de notre bien-être par une saine gestion financière. Ils nous bombardent de slogans prétendument progressistes du genre « tous ensemble pour le développement », alors que notre planète se détruit chaque jour un peu plus, au point que des régions entières sont devenues inhabitables et que des espaces océaniques se stérilisent. Qu’importe, chacun doit s’activer à augmenter son poids sur une Terre qui se ratatine ! Grotesque provocation d’une « destruction créatrice » géante – un carnage définitif.

Donc, c’est bien un changement de civilisation du genre du « miracle grec » qu’il nous faut, ou son équivalent dans d’autres cultures, afin de recréer un système de décision collective responsable de notre destin planétaire, et pouvoir de nouveau développer notre humanité.

On a su faire.

Il est urgent de nous pencher sur les cendres historiques de ce « miracle grec », et d’activer notre cerveau d’humble hominidé pour en imaginer quelques étincelles dans le présent.

dimanche 11 décembre 2016

Transit

Depuis quelques années, dans les wagons du métro parisien, il existe un affichage de quelques lignes de poésie contemporaine ou de pensées profondes, tout en haut des parois avant et arrière, au-dessus des espaces publicitaires.

Combien de passagers les lisent ? Pour la plupart, nous mettons notre conscience en état de veille ou, au contraire, nous la concentrons sur notre smartphone - deux attitudes équivalentes du voyageur solitaire dans une foule de composition aléatoire - mais attention : tous les visages vides ne sont pas ceux de l'indifférence entre soi, l'aide spontanée au voyageur en difficulté en apporte une preuve ponctuelle.

Le fait est que, dans le métro, depuis l'apparition des smartphones et des casques à musique, rarissimes sont les lecteurs d'écrits non volatils, tels que journaux, bouquins.... Alors les affichages en bout de wagon, ce sont surtout les myopes porteurs de lunettes ou de lentilles correctives qui sont naturellement attirés par eux, pour tester leur bonne vue.

Contexte métropolitain

Le transport en commun dans le métro est un univers caractéristique de nos sociétés urbaines modernes, un univers évolutif au cours de la journée et de la nuit, selon les jours de la semaine, en fonction des périodes de congés scolaires, sur la longue durée au travers des modernisations et des changements de populations. Bref, c'est un univers de notre vie en société. Il n'est pas étonnant que son étude reste à faire en profondeur comme en surface, dans la mesure où cette étude nécessiterait l'invention de façons de penser et de concepts adaptés. Dans un premier temps, le présent billet ne pourra que suggérer quelques éléments importants de cette étude ignorée.

Il existe un facteur aggravant de la difficulté d'une telle étude : l'automatisme de suspension mentale à l'intérieur du domaine à étudier. En effet, dans un transport en commun sans réservation de place, avec une proportion rarement nulle de voyageurs debout (métro, autobus, tramway, train de banlieue, train régional,...), tout usager y accepte la suspension de sa pensée réfléchie. On se contient réciproquement, au sens physique aux heures de pointe, mais aussi dans un sens plus large, celui d'une étiquette implicite de cohabitation, assez souple pour s'adapter aux variations du contexte collectivement reconnu dans l'instant. Il serait faux de qualifier cette cohabitation par analogie avec un phénomène purement physique dans une belle expression du genre "chacun est le mur de l'autre".

D'ailleurs, quelle tromperie, cette autre expression courante : "il ou elle se fond dans la foule impersonnelle". La réalité est bien plus subtile, c'est celle de la transformation mentale de tout individu à l'instant de son entrée dans un groupe social à forte étiquette, phénomène courant de la vie urbaine vécu par chacun de nous des dizaines de fois par jour, jamais étudié, jamais reconnu par la "science" sociale ! Le métro nous en donne l'illustration frappante, massive, au travers de sa particularité, celle d'un univers de suspension dans une attente commune ou dans un déplacement commun pourtant individualisés, car à chacun sa destination. La foule du métro, au contraire des expressions consacrées, est totalement personnelle : c'est moi, c'est vous, nous tous qui en respectons l'étiquette implicite.

tunnela.jpg

Remarquons en passant que la monstruosité relative de l'univers social du métro réside dans le grand nombre des assujettis, mais pas dans le contexte physique ni dans son étiquette. En effet, il existe par ailleurs de nombreux exemples d'univers moins peuplés, où l'équilibre social repose sur une étiquette suspensive analogue à celle du métro, même et surtout lorsqu'elle est dissimulée sous un code relationnel très strict : les occupants de stations scientifiques isolées, les équipages de véhicules en mission longue, etc.

Si le contexte de transit en surpopulation réelle ou potentielle dans le métro est bien spécifique au transport en commun comme facteur suspensif de la pensée réfléchie, ce contexte spécifique ne fait cependant que rendre particulièrement évident le phénomène de suspension de notre pensée réfléchie dans tout groupe social porteur d'une étiquette forte, le type de groupe de loin le plus structurant dans nos sociétés - par définition de "la" société. Ce constat du peu de temps disponible à notre pensée individuelle réfléchie, ne serait-il pas pertinent de l'accepter dans notre conception de la "nature humaine" dans notre vie sociale, au lieu de l'imaginer dans un monde de philosophes solitaires oisifs ?

L'étiquette implicite du métro n'est pas un produit arbitraire du passé interprété pour l'occasion. C'est d'abord la traduction comportementale d'évidences physiques. Sans remonter jusqu'au cycle du carbone et aux déplacements relatifs des planètes autour du soleil, la première règle commune qui s'impose, dans ce contexte urbain particulier, est de faciliter le flux, potentiel ou en mouvement, du déplacement des personnes à l'entrée et en sortie des wagons, dans les couloirs, etc. A l'intérieur d'un wagon entre deux stations, le caractère à la fois potentiel et imprévisible des flux de mouvements à venir de passagers impose le suspens mental et physique, car le besoin exact futur de déplacement de chacun ne peut être que rarement partagé et seulement des voisins immédiats, alors que le facteur déclencheur, l'arrivée en station, est anticipé par tous. Une deuxième composante de la règle commune vise au respect de l'autre, à la fois physiquement proche temporairement et inconnu, compte tenu du niveau ressenti de surpopulation, c'est-à-dire que cette règle s'applique différemment dans un wagon bondé ou dans un couloir à forte circulation, que dans un wagon presque vide ou dans un couloir désert.

tunnelp.jpg

Les premiers contrevenants à l'étiquette, ce sont donc les anti-flux. Pas les quêteurs ni les musiciens ambulants, pas les gosses qui jouent à se poursuivre de wagon en wagon, pas les surfeurs sur planche à roulettes dans les couloirs et sur les quais (si tout le monde faisait comme eux, ceux-là iraient à pied), pas les mendiants statiques pourtant accapareurs d'espaces privilégiés, même pas les voleurs et non plus les personnes en rupture de domicile sauf par les conséquences de leurs activités et de leur digestion... Les anti-flux naturels, ce sont les groupes constitués en blocs à périmètre flou ou désynchronisés du courant principal, dont le comportement est franchement en rupture avec l'étiquette de fusion dans un flux : voyageurs encombrés de bagages de grande variété, familles nombreuses indisciplinées, touristes rêveurs, preneurs de vidéos ou de photos souvenirs, groupes scolaires mal encadrés, supporters sportifs ou manifestants, marionnettistes et musiciens outillés de meubles encombrants de sonorisation,... Cependant, les anti-flux les plus sournois, ce sont les individus subitement frappés d'inconscience de l'étiquette implicite, par exemple, ceux qui s'immobilisent pile au débouché d'un escalier ou d'un couloir, rompant ainsi brutalement la continuité de leur flot d'appartenance. Que cet acte anti-flux individuel se produise par réflexe égoïste ou afin de prendre le temps d'une décision personnelle sur la bonne direction à suivre, après examen et recherche, c'est un acte de mépris de l'intérêt collectif, localement très perturbant et susceptible de propagations. L'étiquette du flux impose, au contraire, un entre soi de fluidité physique, et l'abdication provisoire des formes d'intelligence personnelle qui pourraient la remettre en cause. On aperçoit, dans ce contexte particulier, l'étendue des possibilités de nuire à l'intérêt collectif par le mésusage de l'intelligence personnelle : ce n'est pas que le résultat des réflexions personnelles soit en lui-même redoutable, c'est ici la lenteur de son processus naturel de mise en oeuvre qui peut mettre la collectivité en péril ou gâcher son projet en cours.

Concernant le respect de l'autre, le deuxième type de contrevenants à l'étiquette est peuplé de ceux qui abusent de l'état de vulnérabilité des voyageurs en transit, pour leur propre profit, pour s'affirmer à bon compte, ou simplement par égoïsme. Ces contrevenants sont aussi parfois des anti-flux, mais leur caractéristique est, comme disent les panneaux d'affichage en termes modérés de "perturber la tranquillité des voyageurs" : mendiants professionnels et saltimbanques se produisant de wagon en wagon, groupes braillards ou devisant à forte voix, individus déclamant leur conversation téléphonique, personnes en mal d'hygiène, pique niqueurs dégoûtants, photographes compulsifs, capteurs de vidéos sur le vif, exhibitionnistes de toutes sortes imposant l'admiration de leur prestation, individus décervelés au comportement négligent de tout et de tous, etc. On distinguera facilement dans cette liste : les professionnels qui cherchent à tirer profit de leurs activités planifiées, les nuisibles occasionnels (dont des pauvres gens mentalement à la dérive), et enfin les sauvages. La catégorie des sauvages est la plus inquiétante, parce que son développement est certainement l'une des causes de l'intensification de la suspension mentale des voyageurs respectueux de l'étiquette, allant jusqu'au repli total encapuchonné sous un casque diffuseur de musique. Face à ce phénomène de sauvagerie, l'interdiction de "perturber la tranquillité des voyageurs" est inopérante, de même que les campagnes publicitaires contre les "incivilités" ou les "impolitesses" - surtout lorsque ces campagnes ciblent les resquilleurs en même temps que les fauteurs d'agressions directement subies par les voyageurs. La création ou l'allongement d'une liste d'interdictions serait inutile. Ne faudrait-il pas plutôt commencer par préciser les éléments d'une étiquette de contenance et de maintien, autrement dit décrire le comportement normal compatible avec la fonction du moyen de transport en commun, en mots simples faisant référence, par exemple, au comportement attendu d'un voisin que l'on abrite chez soi pendant quelques dizaines de minutes ? Et ensuite, ne faudrait-il pas dénoncer comme un délit tout comportement d'abus envers les voyageurs respectueux de cette étiquette et en donner des exemples sortis d'enquêtes ciblées et répétées auprès des voyageurs ? Et enfin, afficher cela partout ? Et alors, on aurait ainsi créé peu à peu une "police des moeurs" qui se propagerait d'elle-même partout, à partir du métro et en retour vers le métro, fondée sur des éléments d'étiquette et des exemples de délit reconnus.

Malgré tous ses efforts de suspension de ses facultés intellectuelles, l'usager du métro parisien de ces derniers temps ne peut ignorer la dégradation de son environnement. En effet, sur plusieurs lignes dudit métro, le passager doit supporter son exposition à diverses nouvelles formes violentes de provocations physiques et logiques : travaux à répétitions dans les stations notamment pour "faciliter l'accès" par les handicapés (projet évidemment impossible sauf pour les handicapés mentaux légers à moyens, indiscernables dans la foule du métro), fréquence des arrêts des escaliers mécaniques (avec déviations sportives obligatoires au travers d'un nuage de poussières), rareté et hyper lenteur des ascenseurs, excavations répétées, prolongées, des chaussées en surface afin d'améliorer tel ou tel paramètre technique des stations souterraines (au prix d'une gêne considérable des circulations et stationnements en surface), grossièreté du niveau de propreté dans les stations et les rames, perpétuation des modèles de rames toujours apparemment destinés en priorité aux seuls voyageurs assis, incompétence d'une forte proportion des conducteurs de rames à maîtriser les accélérations, etc.

direction.jpg

Comment un peuple libre peut-il supporter que les entreprises et organismes exerçant une fonction de service public, quel que soit le statut juridique de ces entreprises ou organismes, n'aient aucune obligation d'entretenir une relation organisée et permanente avec les usagers afin de déterminer les orientations à donner au service rendu, d'où doivent logiquement découler les stratégies d'exploitation, de maintenance et d'investissement ? Les enquêtes ponctuelles d'opinion, les mesures d'indicateurs abstraits de qualité ne peuvent avoir la pertinence et la portée nécessaires pour justifier des évolutions importantes du service public (autres que les améliorations de la gestion courante). Les propositions d'évolutions devraient émaner, par exemple, d'un ensemble d'usagers constitué en communauté de réflexion - un ensemble d'usagers à renouveler régulièrement, à former pour cette tâche et à faire bénéficier d'un historique des raisons et motifs des propositions ou décisions du passé.

Comment les dirigeants d'un peuple libre peuvent-ils ignorer le pouvoir que leur donnerait une relation directe organisée par eux avec le "peuple" ? Mépris de caste, incapacité à imaginer la réalisation de cette relation,... peur d'acquérir un vrai pouvoir ?

Il est donc bien approprié que, ces temps derniers, les affichages culturels dans les wagons du métro fassent appel à Oscar Wilde, un génie de la provocation mondaine élitiste, malgré sa misérable fin de vie écourtée (1854-1900).

Pourquoi les provocations historiques du regretté Oscar nous semblent-elles tellement plates, comme d'ailleurs la plupart des pensées et maximes de notre héritage culturel mondial, au point qu'elles mériteraient plus qu'une correction pour notre temps ? Certes, l'existence de ce décalage n'est pas surprenante, après tout ce qui nous sépare d'Oscar : deux guerres mondiales, la vague brutale des transformations industrielles, la montée de leurs affreux prolongements contemporains toujours innovants dans l'étendue et la profondeur des risques. Cependant, la conscience de ce décalage nous permet-elle de recevoir un héritage des penseurs du passé sans devoir fuir notre présent pour un artificiel retour en arrière ?

Voici deux illustrations d'une tentative d'actualisation.

Premier exemple : recalage ontologique

Maxime d'Oscar Wilde sur l'affiche (en traduction française) : "Vivre est la chose la plus rare au monde. La plupart des gens se contentent d'exister".

Première proposition d'actualisation : "Exister est la chose la plus difficile au monde. La plupart des gens se contentent de vivre".

C'est que, depuis l'époque du dandy jouisseur Wilde, "vivre" et "exister" se sont déplacés. "Vivez ! Éclatez-vous !" nous assomme pourtant la pub, tout à fait au sens d'Oscar. Mais la sagesse populaire a toujours dit "il a bien vécu", aussi bien d'un animal que d'une personne. Vivre est retombé dans la banalité malgré la poussée de fièvre vitaliste de quelques intellectuels durant une courte période historique. Personne ne se trompe sur la signification de ses propres moments de "grande vie".

A présent, exister, c'est bien plus que simplement vivre. A notre époque surpeuplée d'humains, le sentiment d'inexistence, d'insignifiance de chacun est devenu pesant, au point que beaucoup sacrifient tout, y compris ce qu'ils n'ont pas, pour un petit bout d'existence, ou pour l'illusion commode qu'un étourdissement de leur pensée leur fait prendre comme tel.

La réalité contemporaine des contrées paisibles est en effet que trop de gens se contentent de vivre pour eux-mêmes avec comme principe directeur "profiter de tout tant que ce n'est pas explicitement interdit, et même, si on le peut, tant qu'on n'est pas pris". Et qu'ils y sont encouragés par la persistance de conceptions héritées qui imprègnent l'imaginaire de nos sociétés, surexploitées dans les messages publicitaires. Certains d'entre nous, plus malins ou plus ambitieux, consacrent leur vie à cultiver leur aptitude à tirer profit de leurs semblables, incluant ainsi leurs contemporains dans le "tout" différencié, néanmoins instrumentalisé, dont ils s'autorisent à profiter.

Dans ce contexte, exister relève du projet, alors que vivre relève de l'ordinaire automatique, animal, publicitaire.

Dans l'univers du métro, on vit, on n'existe pas. Or, nos passages en transit dans le métro ne sont pas des exceptions dans le rapport entre nos vies et nos existences. Notre réalité personnelle, nous la vivons constamment, c'est que nous n'existons comme être humain idéal, réfléchi et responsable, que quelques instants dans nos vies quotidiennes (voire dans notre vie tout court...), et que le reste du temps, nous vivons par continuité, en répétant une multitude d'habitudes construites et intelligentes certes, néanmoins cataloguées et programmées. Cette continuité en mode automatique est encore plus évidente lorsque nous nous livrons, comme on dit, à nos passions ou pire à nos pulsions, en abdiquant une partie de nos capacités mentales déjà très limitées, et par ailleurs assez pénibles à mettre en oeuvre. Elle est encore plus évidente lorsque nous nous précipitons individuellement dans une forme d'auto annihilation sociale d'absence à l'entourage, en exposant nos esprits aux instruments de manipulation ludique véhiculés par les nouvelles technologies informatiques. La pseudo révolution numérique nous soumet au principal véhicule de diffusion et d'amplification d'une imprégnation mécanique. Tout y est procédural. Et logiquement, "mes droits" s'y insèrent dans une règle du jeu de la vie, dont le premier : le "droit" de vivre sa vie ! C'est nul, tout le monde le sait et pourtant tout le monde serine la même chanson en faisant semblant d'y croire...

animan.jpg

C'est que les positions respectives de l'existence et de la vie remontent loin. Notre Robespierre - par ailleurs célèbre coupeur de têtes - s'était fait l'avocat d'un "droit d'exister" en tant que "droit imprescriptible de l'être humain". C'est contre une société oppressive que les acteurs de révolutions violentes se sont élevés, par des formulations exacerbées, en opposition à un ordre social qu'il jugeaient inhumain en regard de leur conception d'une société idéale. Et partout, l'absolutisme de leur idéal révolutionnaire s'est violemment confronté à la réalité humaine. Alors, ces progressistes enthousiastes ont supprimé les vies des autres, des moins méritants ou des plus imparfaits, au nom de leur idéal d'existence supérieure, comme autrefois d'autres l'ont fait au nom de prétendues religions, aussi par l'usage systématique de mécanismes pseudo juridiques. Malgré les abondantes preuves expérimentales de leur ineptie, pourquoi conservons-nous comme des reliques sacrées les proclamations absolutistes de ces époques enflammées ?

Ne serait-il pas urgent, pour la survie de nos sociétés modernes d'êtres humains ordinaires, non seulement de réviser les belles formules des héritiers des "Lumières", mais aussi de rééquilibrer nos libertés, nos droits et nos interdits pour notre temps ? Ne serait-il pas normal que chaque citoyen soit en mesure de comprendre comment s'organisent ses libertés, ses droits et ses interdits, concrètement dans sa vie quotidienne ?

A commencer par le métro.

Proposition finale d'actualisation de la pensée d'Oscar Wilde dans l'esprit vache : "Trop de gens aspirent tellement à vivre qu'ils s'empêchent d'exister".

Deuxième exemple : refondation de l'économie

Maxime d'Oscar Wilde sur l'affiche (en traduction française) : "Aujourd'hui, les gens savent le prix de tout et ne connaissent la valeur de rien".

Première proposition d'actualisation : "Aujourd'hui, les gens savent la valeur de tout et ne connaissent le vrai prix de rien".

C'est que, à notre époque, on ne distingue plus prix et valeur dans le langage courant. par l'effet de la financiarisation généralisée et de notre imprégnation par les concepts étroits de l'"économie" réduite à la considération des seuls éléments mesurables monétairement.

On ignore une grande partie des coûts de production, d'usage, de recyclage éventuel puis de destruction finale des produits et des biens consommés. Une partie importante des vrais coûts, peut-être de l'ordre de 50% en moyenne, est "externalisée", c'est-à-dire non comprise dans les prix d'acquisition des produits et des biens. Il est vrai que nous payons une partie de ces coûts externalisés dans nos impôts, lorsque ces derniers servent à évacuer puis traiter les déchets, soigner les maladies causées par les dégradations de l'environnement, héberger des migrants climatiques, financer des aides contre la famine, réguler la pêche dans le monde, doter les projets de recherche sur l'agriculture du futur... Il reste qu'une autre partie de ces coûts nous demeure invisible, d'autant plus menaçante : c'est une dette qui s'accumule du fait du report "ailleurs très loin" des saletés, des dégradations et des mauvais traitements. Cette aberration contemporaine ne changera pas, elle est la conséquence de lois physiques éternelles, d'une croissance démographique non maîtrisée, et du retard dans le développement des sciences sociales.

Bref, il serait plus qu'urgent de nous faire payer les vrais prix des produits ! D'où la première actualisation proposée de la maxime d'Oscar.

Cependant, cette vérité des prix ne serait pas suffisante pour conjurer notre perte de conscience collective des fondements sociaux et notre ignorance de la nécessité vitale de leur rééquilibrage. Qui peut encore croire que l'"économie" humaine et sociale de notre ville, de l'entreprise ou des organisations où nous travaillons, de notre monde au sens physique, se résume aux seuls flux monétaires ?

Les fondements sociaux, ce sont évidemment les différents types de relations de réciprocité qui fondent toute société. Chaque individu entretient des relations de réciprocité avec sa propre personne, avec sa famille, avec les amis et collègues, avec la cité..., avec l'État, avec la nature au travers de diverses relations de réciprocité, de la réciprocité étroite immédiate à la réciprocité élargie retardée, par exemple pour cette dernière au travers de divers services étatiques régaliens dont bénéficie chacun sur toute la durée de sa vie. Une société donnée, partout dans le monde dans tous les modèles de sociétés, peut se définir par un équilibre entre les différentes relations de réciprocité qu'elle abrite et qui la constituent, un équilibre qui est aussi par définition celui des valeurs ressenties à l'intérieur de chaque relation circulaire de réciprocité.

La société "moderne" tend à dématérialiser toute relation de réciprocité autre que celle qui relie un travail personnel rémunéré avec l'entretien de son propre foyer, au travers de divers processus de monétarisation et de dépersonnalisation. En conséquence de cette dématérialisation, concernant la cité et l'intérêt général, on se demande pourquoi on paie des impôts, on en veut pour son argent, on se plaint que les fonctionnaires ne travaillent pas assez... La confusion est telle que beaucoup de citadins - gens sans terre - raisonnent comme si la rue en bas de leur immeuble était une propriété de l'État, ce dernier ayant la charge d'en assurer l'entretien et la permanence d'usage par la magie de son seul pouvoir alimenté par les impôts et taxes. Aucun citadin parisien n'ira chercher un balai chez lui afin de pousser dans le caniveau quelques ordures ou papiers encombrant le trottoir devant la porte de son immeuble, même pas s'il est lui-même à l'origine de ce désordre ponctuel et si l'entreprise chargée du ménage de l'immeuble ne repasse que dans une semaine. Dans les sociétés préindustrielles (même très urbanisées), au contraire, la cité et l'État (ou ce qui en tient lieu) s'ancrent dans la vie courante de chacun par une partie identifiable de l'activité concrète individuelle - activité distincte de l'entretien personnel et hors du cadre des relations avec les seuls proches, cependant parfois déléguée en partie à des artisans spécialistes. Dans nos sociétés "modernes", la perte des liens physiques individuels de la réciprocité élargie est une catastrophe anthropologique débilitante, qui ne peut pas être compensée par les efforts de quelques organisations caritatives - sauf partiellement dans les sociétés mono culturelles où subsiste une forme de code collectif préservant, au moins sous cette forme figée, la permanence de certains comportements d'intérêt général dans la vie quotidienne et son environnement (cf. par exemple, dans certains pays, la propreté naturelle des rues, les poubelles de diverses couleurs aux contenus bien rangés, l'absence de décharges ou de zones abandonnées dans les campagnes...).

aman.jpg

Cependant, cette perte des liens de réciprocité de niveau supérieur, ceux de l'intérêt général, n'est pas inéluctable, même dans une "économie" monétarisée. On peut imaginer, par un effort de réingénierie sociale, la création d'une société moderne où chacun (reconnu comme compétent pour cela) devrait consacrer un jour par semaine à des activités d'intérêt général définies par la collectivité, et où cette journée civique serait rémunérée au niveau d'un "salaire universel de base"... Alors enfin peut-être, nous aurions des métros propres et fonctionnels, le chômage disparaîtrait, de nouveaux matériels et systèmes informatiques seraient fabriqués pour faciliter et organiser les travaux des journées civiques, les cités seraient entourées de campagnes nourricières....

Proposition d'actualisation de la pensée d'Oscar Wilde, en grand écart de la lettre mais vaguement dans l'esprit : "Egarement des masses contemporaines. La liberté, c'est que les autres poursuivent des futilités au prix de grands sacrifices. La justice, c'est que j'obtiens à vil prix tout ce qui m'est de grande valeur".

Note pour les spécialistes. Le concept de "relation de réciprocité" peut être interprété comme une généralisation du concept du "don", bien connu dans certaines disciplines universitaires. Cette généralisation présente au moins trois avantages. Premièrement, sa présentation se dispense du passage par l'exemplarité de quelques pratiques spectaculaires de peuplades attardées (sur la longue route du Progrès et des Lumières passant par l'urbanisation massive et l'industrialisation). Deuxièmement, en partant des sociétés modernes et de la banalité quotidienne, on est obligé de prendre en considération les diverses circularités qui existent dans le temps et l'espace, correspondant aux divers types de relations de réciprocité, allant de la réciprocité la plus intime et immédiate à la réciprocité la plus élargie et diffuse dans le temps, sans tomber dans le piège de la focalisation sur l'analyse des intentions supposées des acteurs ni sur leurs incarnations par des organisations spécifiques consacrées aux actions caritatives ou au mécénat. Troisièmement, le caractère fondamental et globalement structurant des relations de réciprocité dans toute société peut être facilement rendu évident, y compris et surtout dans nos sociétés modernes où l'économie monétaire se trouve alors réduite à un détail logistique. Accessoirement, le problème de l'oeuf et de la poule (qui, de l'être humain et de la société a créé l'autre) est explicitement résolu; la relation de réciprocité reboucle toujours sur la personne. Plutôt que de rechercher une confirmation ou une contradiction du concept de relation de réciprocité dans les oeuvres de grands auteurs, il est donc suggéré de se servir du concept et de ses approfondissements afin de proposer les rééquilibrages concrets à réaliser dans nos vies sociales individuelles, afin de stabiliser nos sociétés fragilisées, et si possible leur redonner du sens. C'est l'économie, la vraie.

Bon, excusez-moi, je descends à la prochaine.

vendredi 22 juillet 2016

Disparition d'une débutante

Il m'a fallu du temps pour l'écrire cet email auquel tu ne répondras pas.

Tu as appris toute seule, il y a 5 ans, à te servir d'un ordinateur, d'un vrai PC, en commençant par un logiciel d'apprentissage de la frappe sur clavier.

Au début, ta main tremblait sur la souris trempée de sueur : concentration et peur de la faute.

Par la suite, la rédaction de quelques lignes de réponse à mes messages hebdomadaires était devenue pour toi une récréation.

Le plus difficile, c'était de trouver un moment libre pour t'installer devant ton PC, alors que tes journées étaient consacrées au service d'un mari dépendant à domicile, chaque mois de plus en plus exigeant.

Photo_fini.jpg

Pas le temps d'apprendre à naviguer correctement sur Internet, juste le temps de lire mon message et de rédiger une réponse.

Tu faisais tes courses plusieurs fois par semaine, surtout pour prendre l'air et pouvoir parler à des gens de toutes sortes, connus ou pas - des gens ordinaires sans préalable. Il falllait que tu prennes soin de ne pas t'absenter longtemps, te déplaçant aussi vite que tu le pouvais, frèle ombre courbée sous la charge des tâches journalières.

A presque 91 ans, on est largement en âge de mourir, tu le disais souvent.

Lucide jusqu'à la fin, de cette lucidité à l'ironie polie que les malins, les prétentieux, les agités prennent pour une forme de naïveté résignée, incapables qu'ils sont d'en imaginer la force, incapables d'en recevoir l'appel.

J'ai détruit sur ton PC mon dernier message bien arrivé. J'hérite de ta douleur de vivre.

mardi 1 mars 2016

Chers pirates et richesses collectives

Plusieurs billets de ce blog manifestent un manque de respect pour l'Entreprise et les Entrepreneurs.

Ce billet-ci en fournit les raisons, au-delà des doutes, largement exprimés dans d'autres billets, concernant l'authenticité "purement entrepreneuriale" des récits fondateurs de certains monopoles du Web.

Car, bien plus que d'un manque de respect de circonstance, il s'agit ici d'une haine de la pire espèce, une haine construite par l'expérience, imperméable aux discussions théoriques !

Précisons : cette haine est celle du mythe de l'Entreprise comme seul acteur dynamique de toute société moderne et comme unique créateur d'activités valorisantes.

Précisons : c'est, par extension, la haine du mythe de l'Entrepreneur comme équivalent moderne d'un capitaine découvreur de mondes nouveaux, d'un chevalier du Progrès. C'est la détestation de l'assimilation obligatoire de l'Entreprise et de l'Entrepreneur à des modèles reproduisant des définitions stéréotypées des motivations et des idéaux des chefs d'entreprises, soumis à des doctrines de management à prétention universelle.

Pour avoir vécu longuement dans des entreprises de toutes tailles, de la start-up à la multinationale, et dans divers secteurs d'activités (à l'exception notable des secteurs banques-assurances et pétrochimie), nous savons pourtant que les simplifications haïssables ne correspondent pas à la réalité, en dépit de l'obligation d'alignement mental sur des catégories normatives, notamment par le truchement de normes dites de management (dont l'implémentation se réalise trop souvent par un lavage des cerveaux) et en dépit de l'imposition de méthodes de comptabilité et de gestion censément rationnelles, alors qu'elles ne traduisent qu'une logique financière tout à fait spécifique.

Précisons que pour avoir travaillé longuement dans le secteur privé et autant dans l'Administration, nous avons mesuré la profondeur de la méconnaissance de l'abîme entre le Public à finalités d'intérêt général et le Privé à finalités d'intérêts particuliers. Le constat le plus désolant, c'est lorsque l'intérêt général devient un idéal désincarné sans déclinaison concrète, tellement vague que ses défenseurs passent pour des théoriciens attardés, tandis que les agents du service public sont submergés par les formations et les discours à la gloire des valeurs et de la dynamique d'un business management d'autant plus mythifié qu'ils n'ont eux-mêmes pas la moindre idée des réalités des entreprises et que leurs parents, amis, connaissances travaillant dans le secteur privé ne peuvent leur en fournir que des témoignages partiels. Dans les mentalités, le secteur public survit dans la honte de ne pas être dans le secteur privé.

Résumons en quelques phrases.
L'entrepreneur n'est pas forcément un ambitieux (au choix : un crétin, un cinglé...) avide de dominer ses semblables, pressé de faire du fric, audacieux exploiteur des libertés qui lui sont offertes, habile à transformer les contraintes en instruments de profit et en armes compétitives.
L'entreprise n'est pas forcément une machine à dépouiller les employés de tout sentiment de l'intérêt général, pas non plus forcément un organe médiatique de contradiction de l'intérêt général des états où elle développe ses activités.
D'ailleurs, le monde serait bien pire si c'était toujours le cas.

Cependant, l'intérêt général, les finalités communes et leurs déclinaisons, sont passés à la trappe dans les versions courantes des mythes de l'Entreprise et de l'Entrepreneur, et pas seulement dans le secteur de l’ingénierie financière numérisée. Dans la réalité pratique, cet oubli est plus ou moins assumé localement, selon les cultures et les coutumes, d'ailleurs indépendamment du régime politique.

Néanmoins, il s'agit d'un oubli fondamental, qui fait de l'Entreprise et de l'Entrepreneur de purs prédateurs par vocation. Cet oubli revient à reléguer l’État, plus exactement les états et plus généralement tout ce qui peut porter l'intérêt général, au mieux aux fonctions d'émetteurs de contraintes, au pire au rôle d'ennemis à combattre jusqu'à destruction. Face à un État déboussolé, même bien armé, l'Entreprise peut facilement ramener le conflit sur un terrain d'égalité factuelle en prenant l'initiative de l'attaque.

Voyons, dans le cas de la France - un État mondialement réputé comme soucieux de son Peuple voire comme état socialisant - un État fier de sa Grande Révolution démocratique en 1789, voyons donc ce que nous apprend une comparaison de trois rapports rédigés à l'intention de la Puissance Publique sur les mesures à prendre pour faciliter la création et le fonctionnement des entreprises - dans une période où les plus gros employeurs deviennent de moins en moins nationaux.

Comparons les couvertures, les volumes, et quelques extraits caractéristiques de trois rapports officiels destinés au gouvernement de la France, sur une période de 40 ans.

SudRibt.jpg 1975. La réforme de l'entreprise, Rapport du comité présidé par Pierre Sudreau, 250 pages
Extraits et termes caractéristiques :
''L'entreprise est l'instrument du progrès économique et technique (chapitre 1, l'entreprise et la société d'aujourd'hui, premier sous-titre)
C'est parce qu'il y a mutation rapide dans notre société qu'il faut accélérer la mutation dans l'entreprise. Celle-ci n'est en effet qu'un sous-ensemble du système économique et social (sous-chapitre Le sens d'une réforme)
Insérer les finalités de l'entreprise dans celles de la société (titre du chapitre X en tête du résumé des propositions)''

1987. Modernisation, mode d'emploi, Antoine Riboud, Rapport au Premier ministre, 210 pages
Extraits et termes caractéristiques :
''La mise en oeuvre des technologies nouvelles et toutes les adaptations sociales qu'elles suscitent ne sont pas à la portée d'entreprises isolées. (Début du 6. Inventer des solidarités d'entreprises, fin du rapport)
L’État n'est pas sollicité ici en tant que pourvoyeur d'aide, il est sollicité comme organisateur efficace des réseaux qu'il déploie lui-même... Il n'est qu'un acteur parmi d'autres de la densification du tissu industriel français. (Fin du 6. Inventer des solidarité d'entreprise)''

Gall.jpg

2012. Pacte pour la compétitivité de l'industrie française, Louis Gallois Commissaire Général à l'Investissement, Rapport au Premier ministre, 67 pages
Extraits et termes caractéristiques :
''La reconquête de la compétitivité demandera du temps et des efforts; elle remettra en cause des situations et des postures établies... mettre en valeur les compétences et redonner le goût du progrès technique, ouvrir de nouveaux espaces de dialogue et stimuler l'intelligence collective... (Conclusion)''

Ah, les braves gens !..

On notera que le rapport de 1975 n'est pas démodé ni obsolète, sauf qu'il considère toutes les entreprises comme des entités nationales et qu'il ignore le secteur agricole, comme les rapports suivants. Ce rapport de 1975 est le seul à ne pas employer de vocabulaire guerrier. La comparaison des trois rapports montre ce qui a été perdu en moins de 40 ans par l'imprégnation du Mythe de l'Entreprise, aussi rétrospectivement ce qui avait été négligé à l'origine, dans la perspective d'un État soucieux du bien de "ses" entreprises comme de sa population.

L'appel à l'intelligence collective (par Internet ?) provoquera-t-il un renouveau salvateur ?

Cervo.jpg L'"entreprise cerveau" (Dominique Mockly, Débats publics, 2015) peut-elle être autre chose qu'un nouveau jeu de management participatif pour ses contributeurs par ailleurs citoyens responsables, si leurs contributions personnelles, représentatives de leurs expériences, ne sont pas reprises dans l’intérêt de la société en général, confrontées à d'autres expériences, confortées par d'autres expériences ailleurs, partout ? L'entreprise cerveau ne doit-elle pas être d'abord une entreprise ouverte, sans naïveté évidemment dans la préservation des intérêts de l'entreprise, mais sans fausse innocence et sans paresse lorsqu'il s'agit de possibles bénéfices pour l'intérêt général ?

Disons le autrement : en tant que citoyens, si nous faisons le constat que nos entreprises sont décérébrées face à un État décérébré, où et comment devons-nous d'urgence réanimer l'intelligence collective ?

Car notre monde part à la dérive, comme un canard sans tête. Ne pas confondre normes de gouvernance et finalités d'intérêt général, et bien vouloir dissocier représentativité (des assemblées) et légitimité (des décisions), merci.

Croire que l'intérêt général et le bien public surgiront naturellement des activités d'intérêts privés, moyennant quelques règles de bonne compagnie entre les personnes et quelques règlements de domestication de la compétition, n'est-ce pas pure folie actuellement dans notre situation planétaire et dans l'état de la démographie humaine ? Pour préserver ses acquis de civilisation et sa paix de l'esprit, cette folie envisagera froidement les moyens d'une remise du monde dans les conditions physiques où les intérêts privés pourront se réaliser marginalement sans souci du pillage et de la destruction, pour un nouveau cycle...

Croire que des vérités et des objectifs communs surgissent de débats entre des menteurs, n'est-ce pas une manifestation de folie furieuse ? C'est pourtant celle du politique en fausse démocratie, celle du journaliste animateur de spectacles de confrontations...

Les richesses collectives ne se créent pas toutes seules, elles sont les produits d'organisations. Ni l'Etat dans ses incarnations actuelles, ni l'Entreprise dans l'étroite vocation qui lui est couramment assignée, ne sont des organisations adéquates. Les deux sont des obstacles à cette création.

Merci de vous reporter à nos billets de propositions sur les thèmes de référence !

lundi 9 mars 2015

Imposture sociale et débat démocratique

Encore une fois, nous utilisons l'arriviste, artiste de l’imposture sociale, comme révélateur.

Ce billet commence par quelques compléments à propos du personnage de l'arriviste carriériste, dont les deux premières saisons de la série House of Cards nous donnent des exemples brillants (mais regardez bien, il y a des gens pires que les Underwood dans cette série).

Il s’agit à la fin d’oser aborder sous un angle neuf la question de la socialité requise dans un débat démocratique, compte tenu des limites mentales que nous imposent nos groupes sociaux d'appartenance - ce que nous avons appelé l'imposture sociale.

Arrivistes et groupes sociaux

Approfondissons le fonctionnement intime de l'arriviste carriériste, quelles que soient les forces qui le motivent, de la revanche à la folie dionysiaque.

HofCards1.jpg D'abord, c'est un observateur. Il est crucial, dans son entreprise personnelle, de s'appuyer sur une représentation fidèle du personnage type de chaque groupe social avec lequel il est en contact, et surtout, de bien évaluer les variations autorisées autour de ce type. En effet, il est crucial a minima de ne pas se faire repérer d'emblée comme un prédateur.

Il est encore plus crucial, dans le plan de carrière, de ne pas se tromper dans sa progression. L'arriviste se représente une hiérarchie des groupes sociaux en termes d'ascension sociale, ou plutôt, il se représente un chemin à parcourir entre des groupes sociaux en vue de son ascension sociale, certains groupes sociaux étant neutres ou n'ayant pas de caractère de passage obligé pour son ambition.

Pour influencer les personnes d'un groupe social donné, il simule le personnage type d'un autre groupe social considéré comme supérieur. Ou, à défaut, il simule tellement bien la variation géniale attendue de tous dans le type du groupe social local qu'il en devient un leader. Il atteint la perfection de son art lorsque son passage dans un groupe social lui permet de se créer des obligés sans obligation formelle de retour, et, en même temps, lui permet de transiter vers des groupes supérieurs ou plus adaptés dans la perspective d'un rebond.

Ses capacités spécifiques d'acteur sont immensément développées :

  • la simulation sans en être
  • la souplesse d'adaptation en réaction aux signes émis par les autres lorsqu'il vient en décalage de l'attendu, et avant cela, la perception de ces signes
  • la désimprégnation rapide au passage d'un groupe social à l'autre (mais pas l'oubli)

Osons la question : l'arriviste est-il un être supérieur dans notre société, du fait de sa maîtrise en survol des groupes sociaux pour son propre bénéfice ? Ce serait non, au prétexte qu'il ne joue pas le jeu ? Argument risible dans la morale pratique du monde "moderne". Passons vite.

La vraie question qui émerge serait plutôt la finalité humaine de la société ou son absence et ce qu'on entend par l'"humanité" en périmètre et en qualité. Car, à l'évidence, l'arriviste égoïste, en tant qu'être social, est un pur parasite dans une société de finalités humaines. Sa personnalité profonde est toujours en décalage par rapport au groupe social qu'il habite à l'instant - du simple fait qu'il pense toujours à partir d'un autre groupe, en général un autre groupe mieux situé dans le sens de ses ambitions, mais pas toujours, c'est selon l'apparence qu'il veut donner. C'est un être de composition, à la fois tactiquement insincère et incapable de confiance envers les autres, spécialement lorsqu'il fait appel à la confiance des autres.

Reformulons la question de la définition de l'être social : pouvons-nous considérer que notre être social se définit complètement par les groupes sociaux auxquels nous appartenons et que nous entretenons ? Quelle que soit la "bonne" réponse, oui, non, partiellement, cela change quoi d'ailleurs dans le monde réel où nous vivons ? Hé bien vive l'arriviste, car son existence nous manifeste la fausseté de la conjecture de définition des personnes par les groupes sociaux et la bêtise du "cela change quoi ?" En chacun de nous, nos compétences personnelles forment un capital historique construit dans notre existence particulière à partir de nos relations au sens très large avec nos semblables et avec le monde (matière, animaux...) dans des circonstances multiples pour des objectifs divers. Autrement dit, nous ne nous réduisons pas à un ensemble de profils en variations autorisées autour de profils types. L'arriviste qui enrichit son propre capital au fil de son parcours dans le seul objectif de son ascension personnelle, c'est un cas particulier parasitaire mais en soi révélateur qu'il existe de multiples dimensions de la personne sociale au-delà des groupes sociaux.

Groupes sociaux et débat démocratique

Voyons à présent ce que cela nous dit en relation avec l'organisation du débat démocratique.

Concernant la puissance de pourrissement du débat démocratique, il est facile d'imaginer des assemblages de personnages collectivement bien pires que les cas isolés d'arrivistes carriéristes ou revanchards ! Ces derniers sont, en effet, assez faciles à repérer dans une assemblée dirigée selon un principe trinitaire et à faire contribuer autant que les autres pour ce qu'ils sont, avec leur expérience particulière et leur capacité à anticiper les pièges qui empoisonnent le débat ou le précipitent vers une fausse résolution. Ils peuvent être d'excellents présidents.

Imaginons une assemblée citoyenne homogène dans ses références culturelles de la vie courante : des fonctionnaires d'administration centrale, des cadres moyens de grandes entreprises... : on comprend tout de suite que l'assemblée souffrira d'un grave déficit relatif de l'ouverture d'esprit, le même genre de défaut que nos assemblées d'élus ! L'homogénéité sociale d'une assemblée condamne ses participants aux unanimités lumineuses et alternativement aux divisions internes artificielles pour compenser les facteurs unanimistes. En tous cas, les participants sont incapables de s'ouvrir à des modes de pensée qu'ils ne peuvent même pas imaginer.

Comment rassembler des gens qui aient quelque chose à dire à ceux qui ne sont pas comme eux, n'aient pas peur de le dire, mais sans prétendre qu'ils ont raison dans l'absolu ? Et sans perdre leur temps à discuter de pseudo préalables théoriques ?

Evidemment, le notable exemplaire, l'illuminé de la classe en lutte, le prédicateur d'une suffisante croyance, le vieillard gâteux, le jeune qui va tout casser, la personne en traitement psy.... ne seront pas a priori des contributeurs bien utiles. Cependant, sur certains sujets, il est certainement intéressant de pouvoir bénéficier de l'expérience d'un jeune sorti d'une crise de dépression ou d'une personne âgée qui a surmonté de nombreuses humiliations. Mais en tant qu'experts ou en tant que témoins, pas en tant que contributeurs.

Le citoyen idéal pour enrichir un débat démocratique, c'est celui qui a déjà vécu plusieurs métiers, plus largement plusieurs expériences de la vie, et qui a eu le loisir ou l'obligation de prendre du recul sur les uns par rapport aux autres. Il ou elle n'a pas tout réussi. Il ou elle s'est même fait rouler plusieurs fois. Il ou elle connaît le danger des emballements passionnels ou militants...

Ces super citoyens n'existent pas, évidemment, mais on peut en obtenir les équivalents en combinant les expériences diverses de citoyens ordinaires. Encore faut-il reconnaître que cette combinaison ne se fera pas spontanément dans un débat libre, qu'il faut au contraire que ce débat soit consciemment conduit selon une étiquette précise. A l'opposé, la tendance médiatique actuelle est celle du débat rythmé à coups de thèmes d'actualité dans une sélection de citoyens surdiplômés ou supposés experts. Alors que, clairement, les gens diplômés qui ont fait carrière en passant d'un poste à l'autre dans de grandes organisations ou sont restés à l'intérieur d'un milieu familial ou professionnel, sont a priori moins pertinents dans un débat démocratique à finalités pratiques que d'anciens élèves d'écoles communales primaires qui auront bourlingué dans plusieurs existences – ne serait-ce que pour identifier tous les aspects pratiques... Bref, le tirage au sort est la solution, mais pas n'importe comment dans n'importe quelle population. Les finalités, les produits attendus de l'assemblée doivent commander la définition du périmètre de population ayant les caractères requis.

- page 1 de 3