Encore une fois, nous utilisons l'arriviste, artiste de l’imposture sociale, comme révélateur.

Ce billet commence par quelques compléments à propos du personnage de l'arriviste carriériste, dont les deux premières saisons de la série House of Cards nous donnent des exemples brillants (mais regardez bien, il y a des gens pires que les Underwood dans cette série).

Il s’agit à la fin d’oser aborder sous un angle neuf la question de la socialité requise dans un débat démocratique, compte tenu des limites mentales que nous imposent nos groupes sociaux d'appartenance - ce que nous avons appelé l'imposture sociale.

Arrivistes et groupes sociaux

Approfondissons le fonctionnement intime de l'arriviste carriériste, quelles que soient les forces qui le motivent, de la revanche à la folie dionysiaque.

HofCards1.jpg D'abord, c'est un observateur. Il est crucial, dans son entreprise personnelle, de s'appuyer sur une représentation fidèle du personnage type de chaque groupe social avec lequel il est en contact, et surtout, de bien évaluer les variations autorisées autour de ce type. En effet, il est crucial a minima de ne pas se faire repérer d'emblée comme un prédateur.

Il est encore plus crucial, dans le plan de carrière, de ne pas se tromper dans sa progression. L'arriviste se représente une hiérarchie des groupes sociaux en termes d'ascension sociale, ou plutôt, il se représente un chemin à parcourir entre des groupes sociaux en vue de son ascension sociale, certains groupes sociaux étant neutres ou n'ayant pas de caractère de passage obligé pour son ambition.

Pour influencer les personnes d'un groupe social donné, il simule le personnage type d'un autre groupe social considéré comme supérieur. Ou, à défaut, il simule tellement bien la variation géniale attendue de tous dans le type du groupe social local qu'il en devient un leader. Il atteint la perfection de son art lorsque son passage dans un groupe social lui permet de se créer des obligés sans obligation formelle de retour, et, en même temps, lui permet de transiter vers des groupes supérieurs ou plus adaptés dans la perspective d'un rebond.

Ses capacités spécifiques d'acteur sont immensément développées :

  • la simulation sans en être
  • la souplesse d'adaptation en réaction aux signes émis par les autres lorsqu'il vient en décalage de l'attendu, et avant cela, la perception de ces signes
  • la désimprégnation rapide au passage d'un groupe social à l'autre (mais pas l'oubli)

Osons la question : l'arriviste est-il un être supérieur dans notre société, du fait de sa maîtrise en survol des groupes sociaux pour son propre bénéfice ? Ce serait non, au prétexte qu'il ne joue pas le jeu ? Argument risible dans la morale pratique du monde "moderne". Passons vite.

La vraie question qui émerge serait plutôt la finalité humaine de la société ou son absence et ce qu'on entend par l'"humanité" en périmètre et en qualité. Car, à l'évidence, l'arriviste égoïste, en tant qu'être social, est un pur parasite dans une société de finalités humaines. Sa personnalité profonde est toujours en décalage par rapport au groupe social qu'il habite à l'instant - du simple fait qu'il pense toujours à partir d'un autre groupe, en général un autre groupe mieux situé dans le sens de ses ambitions, mais pas toujours, c'est selon l'apparence qu'il veut donner. C'est un être de composition, à la fois tactiquement insincère et incapable de confiance envers les autres, spécialement lorsqu'il fait appel à la confiance des autres.

Reformulons la question de la définition de l'être social : pouvons-nous considérer que notre être social se définit complètement par les groupes sociaux auxquels nous appartenons et que nous entretenons ? Quelle que soit la "bonne" réponse, oui, non, partiellement, cela change quoi d'ailleurs dans le monde réel où nous vivons ? Hé bien vive l'arriviste, car son existence nous manifeste la fausseté de la conjecture de définition des personnes par les groupes sociaux et la bêtise du "cela change quoi ?" En chacun de nous, nos compétences personnelles forment un capital historique construit dans notre existence particulière à partir de nos relations au sens très large avec nos semblables et avec le monde (matière, animaux...) dans des circonstances multiples pour des objectifs divers. Autrement dit, nous ne nous réduisons pas à un ensemble de profils en variations autorisées autour de profils types. L'arriviste qui enrichit son propre capital au fil de son parcours dans le seul objectif de son ascension personnelle, c'est un cas particulier parasitaire mais en soi révélateur qu'il existe de multiples dimensions de la personne sociale au-delà des groupes sociaux.

Groupes sociaux et débat démocratique

Voyons à présent ce que cela nous dit en relation avec l'organisation du débat démocratique.

Concernant la puissance de pourrissement du débat démocratique, il est facile d'imaginer des assemblages de personnages collectivement bien pires que les cas isolés d'arrivistes carriéristes ou revanchards ! Ces derniers sont, en effet, assez faciles à repérer dans une assemblée dirigée selon un principe trinitaire et à faire contribuer autant que les autres pour ce qu'ils sont, avec leur expérience particulière et leur capacité à anticiper les pièges qui empoisonnent le débat ou le précipitent vers une fausse résolution. Ils peuvent être d'excellents présidents.

Imaginons une assemblée citoyenne homogène dans ses références culturelles de la vie courante : des fonctionnaires d'administration centrale, des cadres moyens de grandes entreprises... : on comprend tout de suite que l'assemblée souffrira d'un grave déficit relatif de l'ouverture d'esprit, le même genre de défaut que nos assemblées d'élus ! L'homogénéité sociale d'une assemblée condamne ses participants aux unanimités lumineuses et alternativement aux divisions internes artificielles pour compenser les facteurs unanimistes. En tous cas, les participants sont incapables de s'ouvrir à des modes de pensée qu'ils ne peuvent même pas imaginer.

Comment rassembler des gens qui aient quelque chose à dire à ceux qui ne sont pas comme eux, n'aient pas peur de le dire, mais sans prétendre qu'ils ont raison dans l'absolu ? Et sans perdre leur temps à discuter de pseudo préalables théoriques ?

Evidemment, le notable exemplaire, l'illuminé de la classe en lutte, le prédicateur d'une suffisante croyance, le vieillard gâteux, le jeune qui va tout casser, la personne en traitement psy.... ne seront pas a priori des contributeurs bien utiles. Cependant, sur certains sujets, il est certainement intéressant de pouvoir bénéficier de l'expérience d'un jeune sorti d'une crise de dépression ou d'une personne âgée qui a surmonté de nombreuses humiliations. Mais en tant qu'experts ou en tant que témoins, pas en tant que contributeurs.

Le citoyen idéal pour enrichir un débat démocratique, c'est celui qui a déjà vécu plusieurs métiers, plus largement plusieurs expériences de la vie, et qui a eu le loisir ou l'obligation de prendre du recul sur les uns par rapport aux autres. Il ou elle n'a pas tout réussi. Il ou elle s'est même fait rouler plusieurs fois. Il ou elle connaît le danger des emballements passionnels ou militants...

Ces super citoyens n'existent pas, évidemment, mais on peut en obtenir les équivalents en combinant les expériences diverses de citoyens ordinaires. Encore faut-il reconnaître que cette combinaison ne se fera pas spontanément dans un débat libre, qu'il faut au contraire que ce débat soit consciemment conduit selon une étiquette précise. A l'opposé, la tendance médiatique actuelle est celle du débat rythmé à coups de thèmes d'actualité dans une sélection de citoyens surdiplômés ou supposés experts. Alors que, clairement, les gens diplômés qui ont fait carrière en passant d'un poste à l'autre dans de grandes organisations ou sont restés à l'intérieur d'un milieu familial ou professionnel, sont a priori moins pertinents dans un débat démocratique à finalités pratiques que d'anciens élèves d'écoles communales primaires qui auront bourlingué dans plusieurs existences – ne serait-ce que pour identifier tous les aspects pratiques... Bref, le tirage au sort est la solution, mais pas n'importe comment dans n'importe quelle population. Les finalités, les produits attendus de l'assemblée doivent commander la définition du périmètre de population ayant les caractères requis.