Le sujet de ce billet, c’est le lien informatique du Web. (Sujet déjà abordé dans ce blog, mais repris ici dans une autre présentation)

La thèse est que toute informatique fondée sur un type de lien à sens unique est inefficace, de plus totalement en contradiction avec toute vertu « sociale » qu’on pourrait lui attribuer.

Qui parle ici ?

Mes compétences en informatique sont celles d’un citoyen ordinaire d’un pays occidental qui a terminé vers 2010 sa carrière d’informaticien. Cette carrière m’a toujours forcé à « réfléchir ». D’abord parce qu’elle s’est trouvée toujours soumise à des enjeux de projets pour de vrais utilisateurs – des usagers concernés. Ensuite, du fait d’une évolution naturelle : après les premières années 1990, j'ai du décrocher totalement de l’univers de la recherche, c'est-à-dire que j'ai perdu mes contacts et que je n'ai plus renouvelé mes cotisations aux sociétés savantes dont je parvenais jusqu'alors à comprendre voire anticiper les activités, au moins dans quelques domaines spécifiques, notamment l'ingéniérie logicielle, l'informatique graphique, la mise en parallèle des processeurs, la cohérence de l'information répartie dans les réseaux d'ordinateurs, l'intelligence artificielle...

J’ai pris en pleine figure l’évolution mercantile et manipulatoire du Web. J’ai pris en pleine figure les évolutions de la « recherche » en informatique (devinez pourquoi je mets des guillemets : dans les années 70, on parlait déjà de l’informatique quantique, le domaine de l’intelligence artificielle s’étendait à tous les algorithmes, et l’ »informatique des objets » se pratiquait naturellement dans les langages de simulation). J’ai surtout pris en pleine figure la transformation de l’ingéniérie informatique, heureusement pour moi au travers de relations avec des sous-traitants… Les gentils questionneurs dans mes proches à propos des meilleurs langages informatiques témoignent pour moi de deux réalités crues : premièrement l’ignorance du caractère absolument minuscule au plan fonctionnel de l’évolution des langages informatiques disons depuis le début des années 90, deuxièmement, l’aveuglement sur les conséquences d’une créativité langagière très apparente voire agressive, faite pour justifier des recueils de subsides, bénéficier d’un avantage compétitif, et assurer l’obsolescence rapide de chaque génération d’informaticiens – ouvriers attachés à chaque plate forme de développement et soumis quotidiennement à des procédures avilissantes au nom de nobles motifs.

C’est pour dire que mon avis vaut bien tous les autres avis, quelles que soient les prétentions de leurs auteurs ou des organismes qu'ils représentent, car ce mien avis se fonde sur un long vécu diversifié autant que sur une expérience « scientifique ».

Critique du lien URL comme lien social

Voici à présent, concernant le lien….

Dans un numéro spécial d'une revue du monde du business en 1999, Tim Berners-Lee, en tant qu'inventeur du Web, voisine avec Einstein, les inventeurs du transistor.... Ce n'était pas mal vu à l’époque, sauf que le Web déjà n’avait pas évolué comme ses inventeurs l’avaient pensé. Les génies et les ingénieurs créent les technologies, et ensuite le monde des affaires s'en sert comme instruments de pouvoir, fatalement, au sens le plus étroit d’un jeu de compétition.

Le lien url du Web est un lien en sens unique. Ce n’est pas neutre, le destinataire du lien ne sait même pas qu’un lien vient de se créer vers lui. Un lien bidirectionnel aurait autorisé une forme d’accord avec le destinataire, par exemple en associant au lien une possibilité d’emport d’une qualification intentionnelle, a minima et pour fixer les idées : une liste de mots-clés à faire agréer par le destinataire. Au contraire, le lien en sens unique est une simplification radicale à zéro dialogue, inspirée du cadre fermé et stable d’un index d’ouvrage. Cette simplification est contraire à tout principe de sociabilité, elle n’est pas adaptée à un Web vivant comme vecteur social. Cela devrait être évident depuis l’origine.

Note. Ne pas confondre le lien url simple avec le « lien de mise en relation » avec un destinataire, qui peut être porteur d’une information destinée à être interprétée automatiquement par un logiciel chez le destinataire. Par exemple, le pseudo lien de vote à distance (ou le like) nécessitent un casier de réception du côté du destinataire, autrement dit un morceau de logiciel spécifique de son côté. Le lien url, au contraire, est muet par nature, même les plus enthousiastes des informaticiens et des vulgarisateurs n’y peuvent rien.

C’est le principe du lien à sens unique qui nécessite le recours aux moteurs de recherche à partir d’une scrutation très coûteuse de tous les contenus du Web. Pour l’utilisateur de ces moteurs, l’illusion de toute puissance dissimule-t-elle encore à présent le risque d’incomplétude (par conception, car tout n’est pas sur le Web) et le risque de falsification parfaitement calculée dans la présentation des résultats de recherche ?

Est-ce que quelqu’un quelque part rêve d’autre chose, par exemple un Web sans méga moteur de recherche ?

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Critique du lien URL comme vecteur de transmission

Bon, malgré toute la conviction que j’y mets, je peux encore comprendre que ce n’est pas tout à fait clair… Il est vrai qu’il est difficile d’échapper aux charmes verbeux des vulgarisateurs mercenaires et des « scientifiques » intéressés, qui nous représentent les grands sujets prétendument décisifs pour le progrès de nos sociétés humaines, comme l’informatique quantique, ou plus concrètement les réseaux neuronaux. L’évidence de la misérable stagnation de l’intelligence sociale humaine, à notre époque de crises traitées de fait à l’identique du passé, devrait pourtant amener à revoir les bases techniques de nos sociétés faussement modernes afin que puisse s’ouvrir une modernité du progrès humain fondée sur des capacités humaines sociales actives plutôt que sur la paresse et les appétits personnels.

Prenons l’exemple du professionnel qui constitue une documentation spécifique en fonction de ses domaines préférentiels. Si ces domaines sont évolutifs (même les collections de restes préhistoriques le sont devenues plus que les doctrines politiques), il prend naturellement la précaution d'établir un catalogue des éléments qu’il recueille.

Autrement dit, il crée un réceptacle décomposé en arborescence complexe (une base de données), dans lequel il stocke des éléments recopiés ou téléchargés.

Sur le moyen terme, cette pratique est d’une naïveté confondante : comment cette accumulation de trésors selon mon classement à moi du moment peut-il conserver une valeur quelconque dans le futur pour qui que ce soit.... En effet, on reconnaît la stratégie de l'écureuil archiviste qui nourrit ses trésors bien classés dans son armoire personnelle, puis constate avec le temps qu'il peine de plus en plus à les retrouver, puis se trouve embarqué dans l’obligation de dupliquer (en informatique, on peut se contenter de refaire les étiquettes c’est-à-dire ré - indexer) chaque document afin de le classer dans plusieurs dossiers (virtuellement en informatique)... Pour avoir plusieurs fois hérité d’une telle armoire informatique bien rangée d'un collègue, je témoigne que cet héritage ne m'a été que de peu d'utilité par la suite... L'expérience la plus convaincante, on la fait lorsqu'on est soi-même le collègue qui a rangé, 20 ans plus tôt, une collection de dossiers.

A l’expérience, on (re)découvre que la logique de classement d’éléments documentaires se révèle toujours un jour comme un boulet, parce que cette logique s’exprime selon les idées à la mode et les concepts communs d'un moment. Le seul classement « pérenne » d’utilité pratique est celui fondé sur un critère technique de conservation (parchemin, produit bureautique, photocopie à effacement quinquennal,...). Et on découvre qu’un simple journal détaillé des créations et modifications peut à l’usage s’avérer très pertinent comme point d’entrée de recherches futures - un peu motorisées ou pas du tout.

C’est aussi que la transmission d’une connaissance dans le temps supposerait la transmission du contexte de création de cette connaissance, la transmission ce qui était inconnu au moment de la création initiale (et ne l’est plus actuellement, ou s’exprime différemment), la transmission de ce qu’il ne fallait pas dire ni faire au moment du recueil, etc.

Bref, nos « trésors de mémoire » sont de fait irrécupérables sur le long terme – sauf ponctuellement et après une réinterprétation pénible. Et pour cette opération de récupération ponctuelle, l’indexage classique n’est pas la solution, quels que soient son niveau de croisement et de détail, quelle que soit la finesse d’une éventuelle scrutation automatique intégrale prétendant produire cet index. Il se pourrait même que cet indexage agisse comme un nuage de lucioles, en déviant toute recherche actuelle vers la masse des modes et obsessions d’une époque révolue, sans aucune chance de combler le gouffre qui peut exister entre la signification d’un texte pour nous maintenant et les automatismes de caractérisation établis dans le passé.

Revenons au Web. Si le lien que je viens de créer sur le Web vers un autre contenu n'existe plus demain, ce défaut ne changera pratiquement rien pour personne.... Heureusement car je n'ai pas confiance dans la pertinence réelle de ce qui est au bout de ce lien en regard de mes propres publications (ou à l’encontre de ces publications), et de toute façon, je vais les modifier dans les semaines à venir, et probablement le contenu en destination sera lui aussi modifié, par une officine gardienne de « la vérité », d’autant plus certainement si c’est un contenu de référence généreusement pointé par de nombreux liens. C'est la vie...

Sortir de nulle part pour aller n'importe où, venir de n'importe où pour se précipiter nulle part ou s’accrocher à des piliers en déformation, c'est le seul manifeste d'intention que peut porter le lien URL à sens unique sur Internet.

D’où une informatique d’agitation parasitique en réseau. Et la popularisation du smartphone y ajoute l’asservissement mental volontaire.

Quel témoignage de notre humanité contemporaine sur terre !

Note : pourquoi illustrer ce billet d’une page de couverture du roman de John Le Carré une vérité si délicate ?

Parce que presque tout dans ce billet est à l’opposé du roman !

Ce billet traite d’un assassinat de masse (mais par intermittence et concentré sur les seules capacités autonomes de pensée) sans doute même pas planifié, au lieu d’une bavure sanglante commise par des mercenaires en opérations secrètes suivie plus tard d’actions de neutralisation de témoins.

Cet assassinat de masse, tout le monde le constate ou le ressent, pas seulement quelques initiés, et d’autant plus en contraste des optimistes qui l’ont espéré comme un progrès, une évolution majeure de l’humanité

Les causes de cet assassinat de masse sont d’abord purement techniques avant l’apparition d’intérêts « économiques », d’ailleurs ce ne sont pas les seuls et ils sont bien plus élevés que ceux du roman.

Tout de même, on peut trouver quelques points communs entre le roman et ce billet :

  • un contexte de collusion secrète mais très évidente entre de grands états et des entreprises destinées à dominer le monde dans leur secteur d’activité
  • l’absence d’alternative à un ordre établi ultra dominant, les dénonciations morales, les campagnes émotionnelles et les actions juridiques ponctuelles se déroulent à l’intérieur de cet ordre établi
  • et à la fin, c’est tout l’esprit qui s'embrouille et peine à discerner la nature des ambulances