La révolution numérique devient-elle un mythe contemporain ? La littérature à son propos tend à se répartir entre deux courants principaux de nature quasi-religieuse :

  • les annonciateurs visionnaires d'une humanité nouvelle,
  • les dénonciateurs de périls mortels pour nos valeurs et croyances.

Nous reportons après la fin du billet un bref commentaire sur ces deux courants contemplatifs.

Posons plutôt la question d'une manière plus pratique : la "révolution" numérique se limiterait-elle finalement aux effets de la miniaturisation et aux conséquences du développement des télécommunications sur nos modes de vie ?
Ce serait déjà beaucoup. Mais souvenons-nous qu'à l'origine, la révolution numérique promettait une nouvelle société : c'était une révolution en vrai, pas seulement un progrès du bien-être individuel en prise directe sur les sources dématérialisées d'une forme de bonheur.

Essayons, comme on dit, de faire le point, afin de caractériser la relative panne actuelle et d'imaginer une suite, au travers d'oeuvres significatives.

NNponte_0.jpg Being Digital de Nicholas Negroponte fut publié en 1995. (Une traduction française n'eut guère de succès, à l'époque où fut lancée la mode des romans de complaisance à fabulation historique). Pourtant, le bouquin n'a presque pas vieilli, la plupart de ses idées prospectives demeurent actuelles, ainsi que ses notes historiques. C'est que la vision optimiste d'une amélioration de l'humanité et de la société humaine par la vertu de la révolution numérique, presque 20 ans en arrière, ne correspond toujours pas à notre monde d'aujourd'hui malgré la croïssance des débits, des volumes, du nombres de foyers connectés... Par continuité, en laissant les choses suivre leur cours, nous pouvons même craindre d'aller à l'opposé de cette vision optimiste et humaniste.

Exemple de prédiction non réalisée de "Being Digital", au dernier paragraphe de 16. Street smarts on the SuperHighway, nous lisons, en traduisant librement : "l'évolution d’Internet vers un réseau d'’intelligence et d'entraide collective fera disparaître le fossé entre les générations ; l'expérience de nos anciens, actuellement inexploitée, sera mise à la disposition des jeunes en quelques clics."

Que l'expérience des anciens soit encore "actuellement inexploitée", c'est peu dire : elle est systématiquement piétinée, en particulier à l'intérieur des grandes organisations et entreprises, dans la frénésie de la course au fric, avec la croyance en l'innovation par génie spontané, et sous la contrainte du renouvellement des gammes de produits pour maintenir le niveau de la Consommation, etc. Constatons que le réseau qui fera disparaître le fossé entre les générations pour mettre l'expérience des anciens "à disposition en quelques clics" reste à inventer. Les réseaux sociaux ? Vous voulez rire, ce serait un scoop. De quelle "expérience" s'agirait-t-il, d'ailleurs, celle qui sert à vivre en être humain, en animal socialisé ou en machine fonctionnelle ? Pourquoi pas les trois à la fois, et d'abord les trucs pour arnaquer son prochain et lui extorquer vite vite un maximum de pognon ou pour lui passer par dessus dans la compétition pour les bonnes places de la hiérarchie ? A plus long terme et en plus vaste perspective, si on pense à un immense gisement encyclopédique de tout le savoir humain, un genre de Wikipedia élargie par exemple, reconnaissons par avance les limites de l'exercice, maladroitement décrites dans les mythes anciens de plusieurs cultures humaines, néanmoins logiquement insurmontables même si on s'affranchissait des lois physiques. Les fous, les ignorants et les faussaires de toutes les générations se satisferont toujours de trouver dans les recueils du savoir les confirmations de leurs petites raisons. Mais le bon usage de ces recueils, en dehors des recherches ponctuelles par exemple pour vérifier une orthographe, suppose la capacité de se poser des questions créatives et de ne pas se satisfaire des réponses, et ce bon usage ne simprovise pas, il nécessite un apprentissage personnalisé par des "anciens" et en fonction des expériences à transmettre...

Deuxième exemple prolongeant le premier, en actualisant juste un peu la pensée positive de "Being Digital" : les nouveaux objets "intelligents" peuplant progressivement nos domiciles et nos espaces sociaux pourraient nous amener à évoluer en humanité, si nous acceptons de nous soumettre volontairement à leurs logiques programmées afin de limiter les gaspillages causés par nos oublis et nos erreurs ou pour compenser l'imperfection de nos sens ou les limites de nos automatismes et les égarements de nos instincts. Ces nano-robots s'ajouteraient naturellement aux traditionnelles statuettes et symboles protecteurs de nos émotions moralisées et aux témoins de nos valeurs domestiques issues de notre histoire, grigris et photos souvenirs, mais ces nouveaux objets-là seraient des acteurs qui pourraient influencer nos comportements, par la force de l'exemple et à force de conseils persévérants, simplement en exécutant leurs logiciels en permanence... Regrettons qu'un scénario optimiste de ce type ne s'impose plus avec le niveau de certitude des années 90. Il semble actuelllement plus plausible d'imaginer par exemple, la pénurie mondiale des éléments nécessaires à l'élaboration des objets intelligents, ou la production erratique de ces types d'objets dans un contexte de concurrence ciblée sur nos instincts basiques selon les tendances afriolantes des modes du moment et le vent des affaires.

Autrement dit, et en philosophant, nous aurions à réaliser un choix de priorité, du genre liberté collectivement encadrée contre bonheur individuel sans entrave, car nous ne pourrions les poursuivre simultanément ? Mais dans le premier cas, celui du choix d'une société de liberté collective : pour quoi faire en l'absence de finalités communes ?
A l'évidence, si nous imaginons le futur par l'extrapolation du passé et du présent sur des bases purement matérielles mécaniques et comptables, nous ne créerons rien de nouveau sous le soleil. Si nous assimilons (faussement) l'intelligence humaine à un logiciel complexe et le savoir à une base de données, nous pourrons dire que nous avons créé de nouveaux objets de pouvoir. Oui, et alors ? Nos capacités créatives sur notre destin vont-elles se fondre dans la vacuité mécanique et la fonctionnalité animale, allons-nous décider par un sondage sur Internet de la priorité à donner entre l'exploration de la planète Mars et la généralisation des robots intelligents ?

Donc, il peut sembler utile de compléter "Being Digital" par des ouvrages consacrés au conditions d'équilibre de la société humaine, et à ses évolutions. Nous allons présenter deux ouvrages, dont l'actualité nous a paru flagrante en regard de "Being Digital" et des constats du début de ce billet. Avertissement : ce sont deux ouvrages "sérieux", mais directement accessibles à toute personne sachant lire, à condition de sauter leurs préfaces.

JSMill_liber.jpg De la Liberté de John Stuart Mill, penseur moraliste du 19ème siècle, l'un des esprits les plus ouverts d'un siècle de feu, de fer et de révolutions à grande échelle, tout sauf un doctrinaire borné, tout sauf un penseur obscur et prétentieux. Les titres des chapitres résonnent comme des appels à notre réflexion en prolongement de notre actualité, et en particulier concernant le Web, les médias et leur impact sur notre société : De la liberté de pensée et de discussion, De l'individualité comme un élément du bien être, Des limites de l'autorité de la société sur l'individu... Il s'agit bien ici de la recherche, dans la vie pratique de tous les jours, d'un équilibre des pouvoirs et des savoirs dans la société. Et les pages à la défense de la religion principale des pays où vivait l'auteur, exercice obligé dans l'ambiance du 19ème siècle occidental, sont à lire au deuxième degré, en tant que critiques subtiles (ce qu'elles sont évidemment dans l'esprit de l'auteur), bien plus dérangeantes que des attaques frontales contre les vérités éternelles révélées de l'époque, et par avance exclusives de "solutions" modernes péremptoires qui remplaceraient ces vérités éternelles et révélées d'autrefois. On trouvera dans cet ouvrage une dénonciation de la tyrannie des opinions "majoritaires" et une discussion des moyens d'en réduire les effets, qui gagnerait à être reprise de nos jours en évitant l'opposition stérile entre élitisme et populisme. D'ailleurs, il n'y a pas de mot savant en -isme dans De la Liberté.

Casto_citelois.jpg La cité et les lois, ce qui fait la Grèce (La création humaine III, Editions du Seuil, avril 2008), de Cornelius Castoriadis, philosophe sociologue économiste et psychanalyste de la fin du 20ème siècle, de culture grecque native. Cet ouvrage est une bombe. Découvrez ce que fut le miracle grec des 4ème-5ème siècle avant l'ère chrétienne et l'immensité de notre héritage. Comprenez pourquoi furent inventées à Athènes presque simultanément sur cette courte période historique : une forme de démocratie, les mathématiques, la philosophie, la logique, la médecine "moderne"... Découvrez l'originalité de la tragédie grecque à travers son rôle dans le débat démocratique et pourquoi elle doit être placée parmi les inventions qui définissaient et assuraient la cohésion de la société athénienne de l'époque, en rappel des risques monstrueux du pouvoir créateur de l'homme, quelle que soit par ailleurs la puissance des dieux. Comprenez pourquoi les tragédiens et les historiens athéniens s'intéressaient en profondeur aux autres peuples, en particulier mais pas seulement aux ennemis tutélaires avec lesquels ils étaient en guerre, pas seulement aux souverains voisins et à leurs exploits, mais à leurs conditions et modes de vie, leurs techniques, leurs façons de penser et leur société - fondant ainsi la géographie et l'histoire "modernes". Découvrez que la démocratie directe, c'est possible, complètement à l'opposé d'un accaparement de la parole par des discoureurs, à l'opposé des interpellations dans les assemblées à tout propos, à l'opposé de la manipulation de l'opinion, à l'opposé du recours systématique au vote majoritaire, à l'opposé de la délégation organisée dans l'urgence à des représentants du peuple, à l'opposé du chaos de la révolution permanente, à l'opposé de la tyrannie d'experts sans contrôle... Découvrez comment on peut éviter la confusion entre la politique et le gouvernement...

Il est dommage que la reconnaissance des dispositions mentales et des formations spécifiques qui ont rendu possible ce miracle athénien semble peu répandue de nos jours. Il est alors fatal que l'expérience athénienne antique de démocratie n'inspire pas plus la réflexion politique contemporaine que n'importe quelle autre (il est vrai que cette expérience antique s'est mal terminée, nos révolutions modernes aussi). Néanmoins, on peut trouver affligeant que "la" démocratie pratiquée dans notre monde n'ait plus grand chose en commun avec ses origines athéniennes de démocratie directe entre citoyens égaux éduqués volontaires. En effet, les possibilités inexploitées d'Internet nous permettraient une renaissance de cette démocratie, par exemple, en instrumentant le partage des expériences, indispensable à tout "citoyen" pour qu'il soit capable d'exercer une responsabilité publique plusieurs fois dans sa vie sur de courtes périodes, à divers niveaux locaux, régionaux, nationaux, comme dans la cité athénienne antique (en actualisant, évidemment...). Alors, plutôt que de déclarer a priori que la démocratie directe serait une utopie compte tenu de nos grandes populations, et plutôt que de laisser la "révolution" numérique en friche ou de la confiner à des améliorations de détail, on pourrait oser prendre sérieusement la question de la démocratie directe à l'envers : imaginer une refondation sociale sur ce type de démocratie, définir qui peut être un citoyen éligible à quoi et pour quels types de décisions, replacer les finalités au centre de la politique, concevoir la société démocratique comme une oeuvre commune jamais figée...

Conclusion
Par définition, la révolution, ce n'est pas la continuité. La révolution numérique de nos sociétés se fera si nous savons produire un miracle contemporain d'une ampleur équivalente à celle du miracle grec antique. Pour le moment, ce miracle contemporain semble franchement improbable, mais notre modèle antique l'était aussi. Tout se passe comme si nous avions choisi les illusions du bonheur plutôt que la liberté. Les conditions d'autonomie de la pensée ne sont pas réunies, les conditions des débats responsables concernant les finalités de nos sociétés non plus, et les capacités créatives de nos élites ne brillent guère que dans les domaines accessoires. L'idée que les citoyens puissent participer concrètement au choix et à la construction de l'avenir parmi plusieurs avenirs possibles, cette idée-là semble étrangère, alors que sa réalisation serait un objectif possible d'une vraie révolution numérique, parmi d'autres objectifs révolutionnaires. Il reste beaucoup à faire et d'abord à imaginer !

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A propos des prêcheurs du futur, voir notre billet sur Petite Poucette, un bien joli nom pour une élégante pirouette en plongée vers le néant.

A propos des militants alerteurs, voir notre billet Emprise numérique, méprise démiurgique.

Mais ce sont là, au moins, des oeuvres de la pensée.

En contraste, remarquons l'effondrement de l'esprit critique - son enterrement sous les discours en avalanche dans le style du commentaire sportif -, notamment dans le développement de la Grande Peur concernant le vol de nos données personnelles (avec des risques bien réels dont évidemment rien sauf notre propre prudence ne peut nous protéger), tandis qu'un monstrueux système de viol et stérilisation des esprits, centré et rebouclé sur Internet, se dissimule en arrière plan, techniquement insensible aux cryptages usuels (et même aux astuces banalisées de floutage d'identité). Voir notre billet Révélations en questions.