Dans ce billet, nous traitons de deux mondes immatériels de symboles et d'idées reçues, des tourments révolutionnaires de ces mondes et de leurs relations entre eux. Tout en quelques lignes, donc avec une immense prétention...

Dans le premier monde, l'archétype du révolutionnaire est un Lénine haranguant une foule populaire en plein air. Dans le second, c'est Steve Jobs présentant l'instrument d'une "révolution" sur un plateau illuminé de spots artificiels. Que cette dernière "révolution" n'ait jusqu'à présent rien produit au plan de l'innovation sociale malgré sa très pesante matérialité, son coût global et sa consommation énergétique, nous l'avons abondamment développé dans ce blog, en élaborant les principes d'un web alternatif. Redisons qu'une révolution Internet au sens de la création sociale reste possible techniquement en échappant au système de manipulation médiatique actuellement au centre du Web en contradiction avec ses principes d'architecture d'origine. Bref, pour l'instant, restons-en au constat de la différence entre les représentations et idéologies révolutionnaires des deux mondes, pourtant logiquement non exclusives.

Les oeuvres intellectuelles contemporaines de "sociologie Internet" nous semblent encore très en deçà de l'exploration de ce constat, notamment du fait des frontières disciplinaires encadrant les connaissances de leurs auteurs, et du fait des présupposés qui les animent à partir d'idéologies séculaires. Pour autant, ces oeuvres méritent un examen, ne serait-ce que pour soulever les questions ignorées des auteurs, et qui à notre avis leur autoriseraient enfin un dépassement novateur.

Par exemple : existe-t-il une fracture sociale sur Internet, comme dans nos sociétés réelles, entre riches et pauvres ?

Pour y répondre, il existe au moins deux types d'"opinions commodes" sur Internet en regard de nos fractures sociales du monde réel :

  • considérer Internet comme un media neutre par nature, donc en reflet inerte d'un existant social et trouver les preuves innombrables de la justesse de ce reflet, par exemple dans l'analyse des choix des couleurs des espaces personnels des internautes selon leur classe sociale ou à l'opposé, selon un autre critère transcendant franchement la classe sociale,
  • déclarer qu'Internet et en particulier les réseaux sociaux préfigurent une évolution de l'humanité tellement bouleversante qu'il s'agira d'une mutation planétaire à peine concevable, actuellement encore balbutiante, et affirmer sa foi dans la jeunesse et son évasion prochaine par delà les catégories conflictuelles actuelles.

Ce sont des alternatives fallacieuses, mais elles permettent de construire des réponses toutes faites selon le choix a priori d'une "opinion commode", à toutes questions imaginables même les plus retorses du domaine de la sociologie Internet. On peut ainsi disserter confortablement de questions cruciales telles que :

  • Pouvons-nous assimiler les trolls perturbateurs des échanges sur Internet au pauvres exclus de nos sociétés réelles ? Peut-on établir une équivalence entre leurs écrits et des graffitis urbains ?
  • Peut-on définir, dans la langue simplifiée de la plupart des échanges sur Internet, une évolution de l'orthographe et de la syntaxe ?
  • Comment faciliter la création sur Internet de nouveaux moyens d'expression sociale par des jeunes libérés des moules culturels ?
  • etc.

Ces jeux d'intellectuels avachis sont indignes de notre époque.

Violence_col.jpg Recommandons plutôt la lecture d'un ouvrage de facture classique où jamais le mot Internet n'est cité, tel que La Violence des Riches de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (Editions La Découverte, Zones 2013). C'est un livre sur la différenciation des classes sociales, principalement aux plans culturels et symboliques - différenciation en contradiction avec la tradition démocratique égalitaire du pays - au point qu'il nous décrit une société de castes dans une urbanité de Rome impériale. Cependant, ce livre n'existe que par la culture des riches, puisqu'il est rédigé en "français soutenu", la langue des riches, plutôt qu'en argot de pauvre, preuve que la légitimité des vecteurs structurant de la communication sociale et du jugement esthétique pencherait nettement du côté des "riches". L'ouvrage apporte par ailleurs une démonstration originale de l'importance de l'étiquette comportementale, avant le langage, dans toute relation humaine. Et alors, de ce point de vue extérieur, observons que la violence des pauvres répand une odeur aussi fétide que celle des riches. Autrement dit, il existe d'autres fractures sociales que celle entre riches et pauvres, d'autres révolutions à faire...

Elargissons le champ de réflexion : la violence que beaucoup d'entre nous subissent, dans le monde réel et sur Internet, ce n'est pas seulement la violence insultante de quelques personnages hyperfortunés à l'esprit ravagé ni la violence froide d'organisations hyperpuissantes, c'est la violence des unanimités falsifiées qui nous enferment dans des vérités exclusives, la violence des manipulateurs qui font de nous des robots satisfaits de remplir par n'importe quel moyen des objectifs assignés par infusion de désirs implantés... Cette violence, ce viol mental, Internet est devenu l'instrument privilégié de leur généralisation. Chacun de nous sur le Web y est soumis, d'autant plus que son réseau personnel est "riche".... La finalité objective : l'asphyxie de la pensée autonome.

Ah oui, n'oublions pas les moteurs de recherche, les encyclopédies en ligne, les communications instantanées et les autres apports d'Internet à "notre" culture ! Certainement. Mais alors, en même temps, osons examiner ce que notre dépendance de ces services produit sur chacun de nous et sur nos proches : pouvons-nous affirmer que nous sommes plus cultivés que les générations d'avant Internet et si oui, à quels coûts et moyennant quels abandons de la pensée critique ? Ignorons les fabricants de théories éternelles en mélanges savants, fuyons les répétiteurs de slogans au kilomètre : ils alimentent la tétanie mentale ambiante de telle sorte qu'il ne se passe rien. En revanche, faisons un petit effort pour distinguer les rouages de la manipulation médiatique permanente dans laquelle les automates des services Internet nous maintiennent - les "révélations" récentes dans le domaine de l'espionnage n'en dévoilent qu'une petite partie. Reconnaissons que cet Internet instrumentalisant et gaspilleur, aucun contrôle ne pourra le réduire, au contraire... C'est donc à côté de cet Internet existant (en nous appuyant sur son architecture originelle) que nous devons imaginer le Web alternatif des humains de pensée autonome, le Web des sociétés virtuelles : merci de voir nos autres billets, cela ne tient pas en trois lignes, mais c'est bien une révolution.