emprise_num_0.jpg Ce bouquin, "L'emprise numérique" par Cédric Biagini (Editions L'échappée, 2013), est un modèle d'appel à la conscience critique, en chapitres bien écrits, lisibles en lecture rapide. Pourquoi en France le sommaire est-il traditionnellement reporté à la fin des livres ? Ce type d'ouvrage gagnerait encore en lisibilité avec un sommaire en tête.

Le ressort principal de la dénonciation est la mise en opposition entre d'une part les déclarations publiques de représentants du nouveau monde des nouvelles technologies et à l'opposé, les réflexions de penseurs contemporains et certains résultats d'études scientifiques récentes.

Les sujets abordés sont d'actualité : réseaux sociaux, interactions et recherches sur Internet, téléphones portables intelligents (smartphones), liseuses électroniques, enseignement assisté par ordinateur, numérisation du savoir, augmentation des performances humaines, etc.

L'ouvrage contient une documentation à jour (début 2013) des études sur la dépendance aux modes high tech et sur les méfaits de l'addiction aux écrans, en particulier par la création de déficits mentaux chez les enfants. Plusieurs mythes sont démontés au passage, notamment par le rappel des énormes quantités d'énergie nécessaires à la construction puis au fonctionnement des matériels de nouvelles technologies en réseaux, et par l'évocation des situations meurtrières entretenues autour de l'extraction des ressources rares utilisées dans la construction de ces matériels.

Donc : bravo pour la synthèse ! Tout le monde devrait avoir lu ce bouquin !
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Risquons quelques observations.

Bizarrement, tout un pan de la critique habituelle d'Internet est absent. Par exemple : on ne trouve pas grand chose sur notre exposition individuelle croîssante à des influences mentales de mieux en mieux ciblées et de natures bien plus diverses que d'étroites incitations marchandes, et au plan des prospectives encore fumeuses, rien sur les tentatives et tentations de la démocratie en réseau.

Pas un mot sur le logiciel libre, que l'on ne peut pas confondre avec Anonymous ni avec les hacktivistes. Le logiciel libre est pourtant le succès spectaculaire d'un authentique mouvement contestataire et il représente, pour beaucoup d'entre nous, le pouvoir de réaliser des projets qui autrement les dépasseraient complètement.

Quel est donc le projet d'avenir qui nous est proposé par l'ouvrage, dans l'hypothèse favorable où sa lecture nous ouvre la conscience ? Voyons cela vers la fin du volume.

Page 398
"Il s'agit donc de formuler une critique sociale et politique des nouvelles technologies qui s'inscrive dans une contestation plus globale de la société industrielle."

Page 408
"Pour retrouver la plénitude de la présence au monde, à soi et aux autres, nous devons nous réapproprier nos conditions matérielles d'existence en exerçant nos capacités de sensation, de réflexion et d'action dans des activités qui font appel à des savoir-faire, qu'en tant que producteurs nous pouvons maîtriser - caractéristiques de ce que l'on appelle le métier. Le métier requiert de bien savoir faire un ensemble de tâches dans un domaine particulier, après une période d'apprentissage, dans la durée, en acquérant de l'expérience et en étant attaché à son activité."

Hé bien moi aussi, je trouve que la société humaine est mal faite et que personne sauf mon chien ne s'intéresse vraiment à moi ni à ce que je fais. Moi, robot humain de 7ème génération, j'adhère donc sans réserve aux déclarations extraites des pages 398 et 408, et j'attends l'avènement d'une nouvelle société certifiée ISO afin de pouvoir m'y réaliser pleinement....

Sérieusement, on peut trouver l'ouvrage faiblard en termes de solutions, mais on doit reconnaître que son titre n'annonce pas notre libération, seulement la dénonciation de nos liens de dépendance, ce qui est déjà beaucoup.

Néanmoins, on peut regretter l'absence d'un relevé des apports des techniques numériques, concernant par exemple les relations numérisées entre les individus et les administrations, les conférences à distance, le partage de projets et de savoirs à l'intérieur de communautés en réseau, la création et la diffusion du logiciel libre, etc. Ce relevé (pas si simple à établir) aurait apporté une illustration concrète de ce qui doit être encouragé, renforcé, et dans quelles directions, par opposition aux poisons déshumanisants, d'ailleurs sans forcément exclure le divertissement ni le commerce affichés comme tels. Certes, une telle sélection est porteuse d'un risque de connivence avec des technologies par ailleurs perverties. Cependant, on connaît assez bien les mécanismes d'avilissement des technologies - le bouquin en apporte la preuve - pour savoir s'en prémunir sans attendre la création d'un modèle renouvelé de "la" société en grand qui règlerait tout (par qui, pour quand, au nom de quoi) ? De plus, rien n'empêche de préciser le but recherché et les conditions d'emploi de chaque technique sélectionnée, retournant ainsi en notre faveur l'argument paralysant de la non neutralité des technologies.

Mais, évidemment, pour tenter cette entreprise, il faut pouvoir associer plusieurs compétences, dont des compétences d'architecte informatique et certainement aussi est-il nécessaire de pouvoir puiser dans plusieurs expériences de la vie au travers de diverses traditions de pensée, divers projets, divers modes d'existence. Au moins, et faute de mieux, des critères pratiques de sélection des techniques existantes ou réalisables, des objectifs fonctionnels d'usage de ces techniques, des conditions d'emploi des services fondés sur ces techniques, peuvent être tirés des principes originels du Web en architecture décentralisée, et d'une réflexion anthropo-sociologique sur le ratage de cette opportunité originelle. Car techniquement l'opportunité originelle de dialogue constructif entre les humains par delà les générations et les cultures existe plus que jamais, mais c'est le ferment créateur social qui manque. A l'évidence, ce générateur de lien social ne peut pas, par définition même de sa finalité universelle, être extrait tel quel d'un existant local actuel (langage, droit commercial, modèle économique,...) mais en revanche doit coexister avec tous les existants...

Ces analyses et cette fondation, nous les avons ébauchées à partir du problème permanent de la transmission des compétences personnelles entre des individus (d'où notre sensibilité particulière à la page 408)

Ensuite, pour imaginer à quoi pourrait ressembler un Web au service de l'humanité, lisez notre blog. Si vous croyez qu'Internet sans Gougueule ni Fessebouc, ce serait nul, détrompez-vous...