Des idiomes d'humanité ont muté en idiomes tueurs d'humanité, et de nouveau le sort de l’humanité pourrait dépendre de notre capacité à refuser ces mutations.

En effet, pas plus aujourd’hui qu’hier, il n’existe une limite à la monstruosité des souffrances volontairement infligées par des êtres manipulés à d’autres êtres manipulés, souvent par les mêmes mots. On a voulu croire un temps, juste après la première guerre mondiale de 14-18, qu’un renouveau de la pensée, la proclamation de principes humanistes, la création d’institutions à vocation universelle, permettraient d’exclure les montées aux extrêmes et de fonder un socle des humanités. Ces initiatives ont, au contraire, favorisé la généralisation des conflagrations mondiales suivantes et laissé le champ libre à l’intensification et à la multiplication des horreurs, globalement planifiées, localement exécutées. Le seul facteur de paix raisonnée demeure l’équilibre de la terreur, toujours fragile, en multiples variantes techniques, politiques, économiques.

Certains dirigeants de ce monde se sont-ils aperçu que l’humanité ne pourrait jamais, par nature, maîtriser l’irrationnel, et qu’il fallait donc, pour prolonger les périodes de paix, faire évoluer l’équilibre constitutif de l’être humain par une canalisation de ses composants mentaux irrationnels ? Si tel est le cas, il serait préférable de le proclamer, en tant que projet de pacification universelle ; cela donnerait un sens aux bricolages d’arrière plan qui semblent avoir pour but de déplacer la répartition des activités de l’être humain afin de l’asservir à une forme d’auto hypnose collective. Internet, serait-il ce projet-là ?

En tous cas, il serait dangereux d’oublier que l’être humain naît d’une société, mais peut aussi la créer, et que c’est cela même, ce pouvoir de création sociale, qui caractérise l’humain par rapport à la machine ou à l’animal, et donc qu’à vouloir assimiler l’être humain à une super machine dispensée de création sociale dans un monde de machines ou pire, en lui faisant croire que ses créations sociales présentes sont rationnelles pour l’éternité (en s’appuyant par exemple sur de pseudo théories « économiques » ou de prétendues contraintes techniques) ou en lui faisant croire que ses conceptions sociales lui sont inspirées par une révélation imprescriptible, on dénature l’être humain en l’enfermant dans des divagations étroites à l’intérieur de modèles sociaux périmés. Histoire connue, et les sorties des époques de clôture furent toujours violentes....

Pour illustrer ces propos introductifs sur la déshumanisation en cours dans notre monde contemporain à partir des bonnes intentions du passé par agglutinations idiomatiques débilitantes, voici deux exemples de mutations criminelles en relation avec le thème premier de notre blog - la transmission des compétences personnelles sur le Web - mais il existe bien d'autres exemples de détournements.

Compétence

La définition originelle d’une compétence, celle des compagnons artisans, est la suivante : c’est une capacité personnelle pratique à mettre en œuvre un savoir faire dans des circonstances variées. Une compétence - même une « petite » compétence comme celle qui fait réussir la confection d’un gâteau -, va donc bien au-delà de la répétition d’un savoir faire appris, c'est la capacité d’adaptation de ce savoir faire aux situations diverses et aux hasards de la vie. Dans l’exemple du gâteau : comment le réussir alors qu’on manque de farine, ou de sucre, ou que le four ne peut pas monter à la température requise, ou qu'une allergie d'un des convives oblige à proscrire certains composants… Précisons que les compétences dans les disciplines intellectuelles se manifestent elles aussi par leur mise en pratique dans la réalité de la vie ; sinon, un automate intelligent sera nettement plus « compétent » !

La grande aventure humaine de la transmission des compétences à l’ère numérique reste à inventer. L’ouvrage de référence que vous pouvez télécharger ici n'invente rien par rapport aux traditions des compagnons artisans et doit beaucoup à certains ouvrages de sciences sociales ; son originalité réside dans la projection à l'ère numérique, en vue d'une révolution numérique digne de ce nom.

Car « compétence » est devenu un mot dénaturé, une idée massacrée.

Prenons deux expressions en exemple de cette dérive criminelle : « Livret de compétences » et « délégation de compétence ». Il s’agit là d’assimilations par voisinage : dans le premier cas on confond compétence et connaissance dans un contexte éducatif, dans le deuxième cas on lui attribue un contour d'objet juridique attribué à une institution. Les ficelles sont grossières ; dans les deux cas, on isole le terme « compétence » du contexte originel impliquant une relation humaine spécifique, afin d'en faire un concept directement informatisable ou un élément d'articulation dans une organisation.

Dans la première expression, celle du « livret des compétences » acquises par un élève au cours ou à la fin d’une scolarité, on induit la conception totalitaire d’un système en dehors duquel un « élève » ne saurait apprendre quoi que ce soit de valable. Il coule de source qu'un tel système, fondé sur un axiome d'exclusivité, est inapte à transmettre les bases de la culture nécessaire aux citoyens d’une démocratie authentique, une démocratie qui soit autre chose qu'une pantalonnade. Le paradoxe est que les maîtres à penser du monde de l'éducation, si chèrement formés et si cultivés, ne perçoivent pas la prison mentale dans laquelle ils sont isolés et dans laquelle ils enferment les futurs citoyens. Ce n’est pas l’acquisition d’une pseudo « compétence Internet » qui les en fera sortir, ce serait plutôt d’apprendre aux élèves à se servir d’Internet avec intelligence afin que ces élèves puissent développer leur esprit critique. Il sera pour cela nécessaire de revenir à la distinction entre connaissances et compétences, en même temps que de réintroduire la mission d’éducation (qui ne se mesure pas) à côté de l’enseignement (de connaissances).

Dans la deuxième expression, celle de la « délégation de compétences » par un organisme institutionnel vers un autre organisme institutionnel, il s’agit trop souvent de distribuer des insignes et d'imprimer des cartes de visite pour masquer un vide, le vide des finalités communes et des responsabilités assumées. Superbe cérémonial à effets de manches que la « délégation de compétences » à une institution existante ou créée adhoc ! Exemplaire mise en application du « principe de subsidiarité », alors que tout est préparé en perspective des futures batailles juridico – administratives sans fin qui auront lieu inévitablement dès lors qu’une décision « déléguée » débordera forcément du champ assigné si elle a quelque importance. Car, en multipliant astucieusement les « délégations de compétences », on se crée une pseudo structure d’institutions figées, forcément demain complètement inadaptées au « monde qui change », et on peut alors professer l’irresponsabilité devant la « complexité » du monde actuel, en fait une complexité artificielle de confort pour le déroulement de carrières convenablement animées par des effets de bord insignifiants entre les diverses branches d'institutions, d'autant plus vite traduits en imposantes piles de dossiers.

Malgré tout, voici une preuve que les mots ont un sens et une puissance qui permettrait de s’affranchir des paresses mentales de la médiocrité agglutinante... Remplaçons « délégation de compétences » par « attribution de responsabilités », ajoutons « devant qui », et « en regard de quelles finalités ou en rapport à quels objectifs définis », et nous éliminerons la plupart de nos institutions pesantes irresponsables inutiles, et nous éviterons pas mal de conflits pusillanimes « de compétences » et autant de discours fédérateurs creux…. Evidemment, pour effectuer un tel nettoyage, il faut d'abord s’accorder sur les finalités prioritaires et les objectifs qui les traduisent pour les quelques années à venir, et ensuite créer les institutions provisoires nécessaires ou trouver, parmi les institutions existantes, celles à qui confier la réalisation des objectifs, et non l'inverse !

Bovines.jpg Expérience personnelle

Votre expérience personnelle nous intéresse, nous dit le marketing d'une nouvelle plate forme du Web 2 plus, écrivez-nous votre récit de vie, et dialoguez avec vos semblables qui ont le souci des autres, car c'est la base de la démocratie, n'est-il pas ?

Ce type de projet risque fort de nous engager vers une déshumanisation monstrueuse.

Voici pourquoi en quelques mots.

1/ Ma vie n'est pas un roman et pour autant que je sache, celle des autres non plus. Les gens qui aiment se raconter, les gens qui brodent sur et autour de leurs plus belles expériences, je m'en méfie. Pourquoi font-ils cela, en effet ? Pour m'impressionner en me prouvant leur supériorité, me vendre leur doctrine sur le bonheur ou me faire acheter leur truc pour faire fortune, gagner un concours du meilleur récit réécrit par un professionnel de l’émotion littéraire, faire du buzz pour la gloriole ou pour servir d'illustration dans le cadre d'une opération de propagande... ?

2/ La valeur sociale de mon expérience ne peut exister que pour les autres. C'est à dire que j'ai besoin des autres pour me la révéler à moi-même. Cela ne pourra se faire que par un dialogue, un vrai dialogue en vue d’un échange d’expérience et pas dans un autre but, donc pas n'importe comment mais selon une étiquette précise. Certainement pas au travers des réseaux sociaux habituels, ni dans le cadre d’une compétition, ni même d’une « saine émulation »...

3/ En préalable aux dialogues sur le Web dans le but d’échanger des expériences, les présentations personnelles doivent évidemment se réduire à un parcours de vie normalisé, sans référence au statut social des contributeurs potentiels, afin que chacun puisse imaginer ce qui peut l'intéresser chez l'autre, prendre contact et engager éventuellement un échange centré sur les quelques points d'accrochage réciproque. Sinon, ce sera l’étiquette de la société réelle, avec ses pesanteurs, qui s’imposera, et alors… la suite est connue, c’est la société réelle, on n’aura donc rien inventé.

4/ Dans un univers d'échange d'expériences personnelles sur le Web, tout engrenage de type émulation-compétition-classement, même s'il n'y a pas d'argent à la clé, est à proscrire totalement. D'ailleurs, comment évaluer la valeur d'un échange d'expériences personnelles, sur quels critères, au moment de l'échange ou juste après ou dans 10 ans... ?

5/ Dans un contexte adapté de partage des compétences, la référence à la démocratie est naturelle, mais il y a des conditions pour cela. D'abord, on ne peut prétendre construire une démocratie qu'entre égaux qui se respectent dans leurs différences. Ensuite, une démocratie n'existe pas spontanément en miroir des individus, mais dans l'acceptation commune de projets communs concrets et de règles communes qui en permettront la réalisation. Enfin, une démocratie ne peut fonctionner comme un concours de beaux discours, mais dans la réalisation ordonnée et continue de finalités communes dans le cadre d'une entité sociale. Notamment, pour que se réalisent des partages d'expériences personnelles à potentiel cumulatif, les modalités d'interaction sur le Web doivent être conçues spécifiquement, sinon d'autres finalités pollueront les relations, comme dans les publicités qui nous montrent en exemple le bonheur, l’amour, la joie de vivre, en nous incitant à nous comporter comme des imbéciles insouciants, vautrés dans la frénésie de la consommation.

6/ Tout projet d’échange d’expériences sur le Web qui confond « expérience personnelle » et « récit des meilleurs moments de votre vie », tout projet qui incite les participants à l'affirmation de leur identité sociale dans la vraie vie ou qui les incite à une forme de compétition à l'intérieur de catégories ou de thématiques, tout projet qui n'impose aucune étiquette de dialogue permettant de se respecter entre soi... ne fera que compléter la gigantesque machinerie manipulatoire déjà à l'oeuvre au travers de certains grands services "gratuits" d'Internet.

Dit autrement, l'expérience personnelle ne doit pas être traitée comme une marchandise sur le Web ni comme un instrument de propagande, pas plus que la personne ne peut se confondre avec son identité sur telle ou telle plate forme du Web. Autrement, on s’abrutit dans la fascination pour les machines, et on se réduit de fait à son animalité.