Autrefois, mais il n'y a pas si longtemps, les cabines des ascenseurs dans les immeubles portaient une affiche prévenant que l'accès était interdit aux enfants de moins de 15 ans non accompagnés.

Aujourd'hui, on peine à imaginer de quoi ces époques révolues voulaient se protéger.

Un enfant de 3 ans (ou moins), accompagné de ses (grands) parents en extase devant les capacités extraordinaires du petit, appuiera sur le bouton de l'étage, après avoir été si nécessaire soulevé à bonne hauteur par l'un des adultes. Pourtant, les ascenseurs ne tombent pas en panne plus qu'autrefois et les erreurs d'étage ne sont pas plus fréquentes.

Ce qui a changé dans nos sociétés "évoluées" (c'est-à-dire avec immeubles et ascenseurs), en quelques dizaines d'années, est donc plus subtil et plus profond que l'interdiction d'interdire.

Ce qui a changé, ce n'est certainement pas non plus l'émancipation enfantine. L'enfant-roi se vit comme la projection en bas âge de l'adulte farci d'une puissance imaginaire. L'enfant-roi, doublement instrumentalisé, sait dire à ses parents quels jouets il veut, et aussi précisément comment les acheter. Car la question d'argent, c'est un truc d'adulte, avec le fric au distributeur presse - bouton des banques. "Ah non, là attention, ce n'est pas un jeu" dit l'adulte, "OK ?". Trop tard ! Pour l'enfant - roi élevé dans la vie comme un jeu, les petites histoires font la religion du réseau des copins, et les anciennes religions sont des thèmes de jeux de rôles.

EnfantPill.jpg Une variante extrême de l'enfant - roi, celle de l'enfant - soldat - gosse - de - riche - high - tech, fait l'actualité, révèlant au passage combien la durée de l'enfance mentale s'est récemment plus vite allongée que la durée totale de la vie (en moyenne, bien entendu) dans certains pays. Ce qui différencie ce nouveau type d'enfant - soldat par rapport au standard historique né dans la guerre et la misère, ce ne sont pas les ressorts mentaux de sa dérive mais l'environnement physique du processus d'embrigadement mental, par le truchement de ce qu'on appelle communément les NTIC (Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication). Ce constat technique devrait jeter un doute sur le caractère intrinsèquement bienfaisant des NTIC. Bien entendu, on ne devrait pas généraliser cette interrogation sur les NTIC à partir de tels cas pervers, mais plutôt à partir des innombrables preuves éclatantes des effets auto hypnotiques des engins "high tech" : regardons-nous dans les rues des grandes villes, dans les transports en commun, au bureau, en privé... Imaginons un instant que ces engins projettent leurs utilisateurs dans un espace parallèle, avec nos faces d'émoticones en touches d'humanité, ce serait de la science-fiction ou une interprétation à peine romancée de la réalité ?

Voici donc enfin ce qui a vraiment changé pour nous tous : c'est le choc de l'abstraction du presse - bouton sur notre cerveau d'homo sapiens.

Avant la "révolution numérique", avec les machines et jusqu'aux appareils à transistors, chaque bouton ne commandait qu'une seule chose, comme l'étage dans l'ascenseur.

Le chaînon intermédiaire dans la chaîne évolutive informatique des machines presse boutons, il existe encore, c'est le distributeur de boissons et de friandises ! Les possibilités de choix sont devenues tellement multiples et variables qu'il faut recourir au codage des produits, cependant toujours avec les vrais produits en vue directe au moins au stade final. Faible niveau d'angoisse, repos immédiat de l'esprit à l'obtension du produit, sauf quand on s'est trompé ou quand la machine déraille - remarquons alors l'universalité des mimiques humaines envers la machine.

Avec la "révolution numérique", nous avons franchi un grand pas dans l'abstraction. Le grand nombre des possibilités de combinaisons presse - boutons, par exemple en parcourant les menus d'une tablette tactile, et le remplacement des objets par des images ou des idées, nous imposent des pointes de saturation intellectuelle - non, ne me dites pas que votre puissant esprit vous permet de penser à autre chose en même temps, je sais bien que vous ne faites pas attention à moi et encore moins à ce que je dis pendant que vous tapotez sur votre engin... Face à cette surcharge répétée, par renoncement simplificateur et compensation analogique (une mécanique mentale de la conceptualisation), jaillit l'idée théorique d'un pouvoir infini à notre disposition, merveilleux, immersif, irrésistible, d'autant plus que nous ne savons en utiliser qu'une toute petite partie. En termes simples, nous concilions le dérisoire et l'enchantement, c'est magique !

Vous trouvez étrange ce rapprochement entre notre relation individuelle à la révolution numérique et la pensée magique ? N'est-ce pas au contraire franchement banal, en réalité ? N'est-ce pas plutôt que le raisonnement magique est (re)devenu la norme, en parallèle de la "révolution numérique" presse - bouton ?

Regardez donc avec une attention critique les clips publicitaires des derniers bidules informatiques ou, mieux, écoutez vraiment pour une fois n'importe quelle déclaration ou discours de savant ou de politique ! Vous constaterez que ce discours suppose qu'il suffit d'appuyer sur quelques boutons (ou, en variante plus virile, d'actionner les bons leviers) pour que l'Humanité devienne sage, pour que la Croîssance revienne avec deux chiffres précis après la virgule, pour que l'Univers se plie aux théories de la Physique, etc. Non, cette résurgence de la mentalité magique n'est pas seulement imputable aux simplifications des prises de parole dans les médias, ce sont les manifestations brutes d'une très antique façon de penser, au tout premier degré et sans nuance, qui nous imprègne tous - ou alors nous faisons vraiment bien semblant.

Résumons.

Face aux décisions civilisatrices à prendre dans les 20 ans pour l'avenir de la planète, n'est-il pas indigne de nous laisser abrutir par une pseudo "révolution numérique", simple évolution du presse - boutons, vecteur d'une pensée magique passivante ?

Alors qu'une vraie révolution numérique, construite et ouverte, nous donnerait les moyens d'une citoyenneté responsable, les moyens du partage d'intelligence à valeur ajoutée pour tous... Il n'existe aucune difficulté technique, mais les puissants qui ont peur de perdre leurs privilèges, les parasites et les suivistes, les tenants de certitudes fatalistes de diverses obédiences... sont tous contre, ce qui fait du monde, mais pas du meilleur. En revanche, quelques formes nouvelles de construction sociale adaptées aux sociétés virtuelles sont à inventer. Voir par ailleurs dans ce blog, merci.