Miracle. Un auteur phénomène de l'édition, grand savant de l'informatique théorique, en février 2013 au cours d'une interview radiophonique sur une chaîne française nationale, reconnaît l'importance du raisonnement analogique. Les enfants apprendraient principalement par analogie (ou induction) plutôt que par déduction logique. Les animaux intelligents comme le chien auraient un mode de pensée analogique. Merci, Docteur Douglas Hofstadter, d'avoir à cette occasion déclaré que votre premier bouquin de 800 pages était un amusement de jeunesse, je peux maintenant avouer qu'il m'est tombé des mains directement à la poubelle.

Mais voici un bon sujet à développer tout autrement que cet auteur : l'analogie comme méthode naturelle d'apprentissage, comment et jusqu'où ?

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Moi aussi, je vais en profiter pour raconter un peu ma vie, avec l'excuse que mon récit contient des aspects universels relatifs au sujet.

Les instituteurs d'école primaire du milieu du siècle précédent ne parlaient pas du raisonnement par analogie. Ils usaient de la répétition, avec l'autorité qui parvenait à forcer l'imprégnation. Je ne peux donc pas témoigner personnellement de la validité de la thèse concernant l'antériorité de mes capacités de raisonnement analogique sur mes capacités déductives. Mais je peux témoigner que le raisonnement déductif m'est apparu comme une évidence de la même force, mais sans plus, que les autres formes de raisonnement apprises à l'époque. Autrement dit, j'ai probablement assimilé le raisonnement logique par analogie. Plus tard, au cours de ma brève existence, j'ai constaté, suite à quelques déconvenues, que ma capacité de déduction logique souffrait de son origine en tant que forme apprise, car il fallait la reconstituer péniblement en fonction de chaque contexte d'emploi. C'est que, dans une vie professionnelle de scientifique ou plus modestement de technicien, donc au niveau de l'application pratique des méthodes, on perçoit nettement les contradictions entre les diverses théories en cours et même parfois les contradictions internes à chaque théorie de référence. Si "contradiction" vous paraît brutal, vous pouvez dire "décalage des domaines expliqués" ou "différence des prémisses" ou "divergence d'orientation du raisonnement", mais cela ne change rien : le raisonnement déductif ne fonctionne que très partiellement et localement, parfois même sous forte restriction mentale. En résumé, ma réalité professionnelle vécue est que nous ne vivons pas dans un monde de cohérence logique, même pas dans les domaines techniques.

A cet instant, j'entends déjà les trompettes et les tambours des défenseurs de la Raison et du Progrès, annonçant leur charge victorieuse contre mon relativisme destructeur - car il est bien connu que ce relativisme-là mène à la régression et au chaos, alors que seule la Raison peut nous protéger de la folie. De nombreux penseurs de notre temps et d'autrefois leur ont pourtant fait observer, à ces raisonneurs fanatiques, qu'ériger la Raison en absolu est un acte de foi peu compatible avec l'observation courante de leur propre pratique de la raison, que l'on peut admirer comme une institution comportementale, une étiquette de l'esprit en bonne société, mais sans rien de transcendant. De fait, les oeuvres de la raison restent conçues par des êtres sociaux dont les mentalités ont été élevées dans et imprégnées par les constructions de leur imaginaire social de naissance - cela n'a pas changé depuis les sociétés les plus anciennes connues - à tel point que certaines de ces oeuvres de la raison n'ont aucune conséquence pratique et qu'à l'inverse, d'autres exercent une telle emprise sur nos vies qu'elles peuvent nous conduire au suicide collectif. Dans le domaine des "sciences", les théories cosmologiques et les théorie économiques en sont des manifestations particulièrement illustratives. Mais abrégeons, car tout a déjà été dit sur la réalité de la raison (voir Feyerabend comme le plus flamboyant en épistémologie, mais aussi pas mal d'ouvrages d'anthropologues de terrain, peut-être même de certains philosophes et sociologues, en tous cas ne pas oublier Cornelius Castoriadis qui, à mon avis, les a tous dépassés). Et passons aux choses concrètes.

Il existe mille exemples de la vie courante pour témoigner à la fois de l'étroitesse du champ d'application du raisonnement strictement déductif et de sa dépendance de présupposés "toutes choses égales à vitesse constante par ailleurs". Par exemple : le remplissage annuel des feuilles de déclarations de revenus, la contitution de dossiers justificatifs d'investissements productifs ou d'aide sociale, l'élaboration d'une thèse universitaire, etc. La "raison" de chacun de nous se révèle alors comme un exercice d'intelligence consistant à satisfaire la "raison" supposée de l'autre, en vue d'un résultat supposé convenable dans l'harmonie des pouvoirs et des intérêts en jeu, telle qu'elle a été imprimée sur nos corps et dans nos esprits pendant notre éducation.

Donc, nos savants ont bien raison de s'interroger sur notre pratique de la raison humaine et sur son apprentissage, et spécialement dans un "monde moderne" sans équivalent historique, sur une planète toute petite en cours de rétrécissement.

Cependant, cette interrogation ne peut manifestement représenter qu'une minuscule avancée dans le désert qui sépare les découvertes d'après guerre (celle de 40-45) en informatique et les avancées des sciences humaines depuis lors. Ces disciplines ne se sont jamais rencontrées, alors que cette rencontre aurait certainement pu engendrer une liberté d'esprit bien utile pour surmonter notre temps de "crise". Tentons un tel rapprochement, en quelques lignes.

Photo_165.jpg Concernant l'informatique théorique, ce n'est pas en peinant sur les livres récents édités dans des collections savantes par des mathématiciens ou des logiciens, que l'on peut extraire une base de réflexion à caractère social. Je résume donc outrageusement deux des principales découvertes, pour faire comprendre de quoi il s'agit au-delà des formalismes :

  • tout ce qui est "computable" (autrement dit tout ce qu'on peut déduire logiquement ou calculer numériquement) peut l'être au moyen d'une machine de Turing (du nom d'Alan Turing, mathématicien anglais), en équivalence avec des créations mathématiques théoriques appelées fonctions récursives,
  • une machine de Turing ne peut effectuer que 3 actions : reconnaître un modèle (une suite de signes), recopier un modèle, y substituer un autre modèle.

La machine de Turing, présentée ainsi, est évidemment un engin de "raisonnement" analogique. Mais alors, quel pavé dans la mare des penseurs de quatre sous qui prétendent ergoter sur différents modes de "raisonnement" !

(Note. Ma machine de Turing de référence n'est pas "la" machine de Turing mais une machine équivalente, j'en laisse la démonstration aux matheux, sachant que cette démonstration existe depuis longtemps, environ depuis l'époque où l'on créa le lambda calcul et même un langage informatique au nom amusant, le Snobol, qui pouvait être considéré comme une incarnation conviviale de ladite machine).

Evitons les inepties d'assimilation abusive : une machine de Turing n'a pas d'autonomie, elle ne fait qu'exécuter un programme, on ne peut donc rien inférer de ce qui précède sur le fonctionnement interne de l'intelligence humaine. En revanche, osons la question inverse : en quoi certains êtres humains diffèrent-ils extérieurement d'une machine de Turing (convenablement maquillée) exécutant un programme de... singe évolué ?... Alors, MM. les penseurs installés, plutôt que de discourir indéfiniment sur la nature humaine, la récursion et l'infini, la pensée analogique et la raison déductive, etc peut-être devriez-vous envisager enfin de reconnaître en l'homme l'animal, en l'animal la machine, et d'en approfondir les conséquences pratiques. Au physique et au mental. C'est ce que font la médecine et d'autres disciplines pratiques depuis toujours dans leurs domaines.

En définitive, ce qui est propre à l'être humain, si on en reste aux évidences terre à terre, c'est sa capacité de création sociale : création d'imaginaires communs, de règles de répartition et de comportement, etc. A l'opposé des affirmations niaises ou très concrètement égoïstes des touristes de passage "tous les gens sont partout pareils", la réalité serait bien plutôt que la diversité des sociétés humaines est considérable, au point que le passage de l'une à l'autre équivaut à une renaissance individuelle. Lisez par exemple "Les non-dits de l'anthropologie" par Sophie Caratini (Editions Thierry Marchaisse, réédité en 2012); ce livre relate avec humour et dérision comment se construit un destin d'anthropologue; le livre devient poignant dans sa description des affres de l'auto transformation à réaliser par l'anthropologue sur le terrain, comme une initiation à rebours pour se défaire de ses schémas personnels de pensée et y substituer ceux de la population étudiée en vue de pouvoir ensuite nous les rendre accessibles par un processus littéraire de restitution - traduction. Si vous hésitez devant ce genre de livre "parce c'est des histoires de sauvages", lisez donc le délicieux "Cultural Misunderstandings, the French American Experience" de Raymonde Carroll (The University of Chicago Press, 1988, mais le bouquin doit exister quelque part en français, sa langue originale). Dans la lancée, profitez-en pour (re)parcourir les ouvrages de démographie d'Emmanuel Todd, par exemple "l'Invention de l'Europe" (Editions du Seuil, 1996), où l'auteur réussit à expliquer une partie des différences régionales de mentalité au début du 20ème siècle par les différences des structures familiales, et trouvez sur le Web les résumés de ses écrits plus récents où il constate la persistence des mentalités locales malgré la quasi-disparition des systèmes familiaux (pour cause d'urbanisation), preuve que l'imaginaire social se transmet très tôt dans l'enfance, sans doute en partie avant le langage, et dans les multiples plans des interactions sociales...
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Alors, puisque nous devenons si savants de nous-mêmes, où en est la médecine des sociétés humaines ? Malheureusement, on ne peut répondre que par une autre question : qui oserait encore appeler sociologie cette médecine à créer, alors que c'est son nom et sa vocation d'origine ? Autre manière plus malicieuse de poser la même question : peut-on tout ramener à la lumière (plus crûment, doit-on tout étudier dans le cadre d'un affrontement militant) de constructions intellectuelles modernisées du 19ème - début 20ème siècle réputées universelles - genre lutte des classes contre libéralisme ?

L'absence d'une médecine des sociétés humaines ou, si on préfère, le manque de reconnaissance pratique des tentatives de réponses proposées, devient gravissime dans notre univers clos. Le besoin d'une capacité de diagnostic et surtout de traitement à l'échelle des mentalités sociales devrait paraître chaque jour plus urgent à mesure que s'épuisent nos illusions dorées de pillards marginalistes et à mesure que les dialogues culturels entre les "civilisations" se théâtralisent vainement faute de projets autonomes et d'un maillage pertinent desdites "civilisations". Il devrait être évident qu'un préalable serait d'induire un degré suffisant de libération mentale des individus pour les rendre capables de mettre leur propre imaginaire social en cause, au moins partiellement, en face d'un autre imaginaire reconnu comme tel. Il y eut une époque où des gens ont créé la philosophie justement pour cela. Qu'en faisons-nous ?

La grande entreprise humaine des quelques dizaines d'années à venir, devrait être la création d'un imaginaire social universel consacré au dialogue entre les personnes de diverses mentalités, autrement dit aux interactions sociales entre individus de sociétés différentes - précisons puisqu'il le faut peut-être pour prévenir une objection bien pensante : universel est à prendre au sens de commun à tous, non totalitaire, donc sans visée d'anéantissement ni de substitution de l'existant, mais sachant qu'il y aura tout de même un effet en retour sur cet existant. Dès le départ, sans se perdre dans la théorie, sans viser une perfection inatteignable, il sera indispensable de mettre ce nouvel imaginaire commun en musique. Pas à cause de l'urgence, mais afin d'apprendre des uns et des autres, et de pouvoir peu à peu améliorer une invention commune à la mesure de l'humanité, sans refaire l'expérience de la tour de Babel (en cours par ailleurs).

Constatons, en effet, que les seuls éléments actuels d'une société universelle concrète sont quelques institutions et organismes internationaux de finalités conflictuelles, des projets humanistes en développement indéfini ou en déshérence comme l'esperanto, et par dessus tout, le business mondial démultiplié par la grâce de sa langue véhiculaire, et par un système médiatique d'asservissement mental nourri par le Web. Peut-on "raisonnablement" se satisfaire de cette situation et de ses perspectives ? Comment ne pas voir qu'il faut inventer "autre chose", maintenant ou jamais ?

Conclusion : appel, pour commencer et à titre d'exercice, à la création de véritables sociétés virtuelles sur le Web - voir billets antérieurs, y compris ceux concernant la création d'une étiquette universelle, merci.