Subsidiarité

Dans un billet des débuts de ce blog, nous avons contesté un faux principe de subsidiarité, prétendument applicable dans la répartition des responsabilités et pouvoirs entre des instances régionales et une instance de noyau central, en généralisation édulcorée du brutal "ego Leo nominor".

En république de France, ce faux "principe de subsidiarité" était couramment proclamé par les politiques pour nous expliquer la répartition des pouvoirs entre les instances de la Communauté européenne et les gouvernements nationaux.

Le petit peuple était ainsi sommé de comprendre que les nations conservaient leur pouvoir de décision sur tout ce qui "pouvait" (ou "devait" selon nuance) être décidé localement - une évidence dans un modèle théorique sans épaisseur au mépris de la précision et du sens pratique.

Remarquablement, depuis des mois, on n'a plus entendu parler de ce grand "principe de subsidiarité" ! Pendant la campagne des élections "européennes" de mai 2019, sauf erreur, jamais ce principe n'a refait surface, sans doute parce que son apparition aurait assombri l'enjeu "démocratique" de ces élections - très mince en regard de l'enjeu financier pour quelques partis politiques. Pour combler le vide, certains commentateurs politiques ont tenté d'expliquer comment les instances de la Communauté étaient naturellement équilibrées entre des pouvoirs communautaires et des pouvoirs nationaux, sans se rendre compte à quel point la focalisation sur ces seules instances trahissait l'autosuffisance de ces instances pseudo communautaires.

Donc, elle est bien suspecte, cette disparition du principe de subsidiarité !

En effet, le faux "principe de subsidiarité", si on s'oblige à l'expliciter, décrit assez bien les ambiguïtés de l'actuelle Communauté européenne en relation avec les états nations. Mais, plutôt que de reconnaître la fausseté de ce principe et d'en rechercher des aménagements, on en fait une caricature qui alimente un débat artificiel entre "fédéralistes" et "nationalistes".

Pourtant, il existe une solution simple, éprouvée, pour redonner un sens fondateur à un "principe de subsidiarité". Il suffit d'inverser le sens d'application du principe, pour considérer le communautaire comme subsidiaire des nations - ce qui était le sens d'origine des premières entités "européennes" (CECA...).

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Au coeur de l'Europe géographique, la Confédération Helvétique pratique de fait cette inversion depuis plusieurs siècles, entre des instances fédérales minimales et des cantons très différents dans leurs intérêts économiques, leurs religions dominantes, leurs langues, leurs tailles, mais tous avec une forte culture "démocratique" locale. Néanmoins, ce système permet la réalisation de grands projets d'intérêt commun en quelques années de travaux continus (centrales électriques, tunnels ferroviaires et routiers,...) et un équilibrage des ressources financières entre les cantons.

Évidemment, dans une grande Communauté européenne, une telle inversion, même si elle ne faisait qu'un retour aux origines, impliquerait une dynamique de refondation partielle à intervalles réguliers, par la définition des projets d'intérêt communautaire des prochaines années, avec comme conséquence l'adaptation des instances communautaires à chaque fois.

Évidemment, à notre époque de l'informatique et des réseaux et surtout avec la richesse des expériences individuelles dans une grande diversité de professions, la définition des projets communautaires devrait être la décision au sens propre démocratique des peuples. De même, on devrait envisager naturellement l'association d'une instance citoyenne ad hoc à chaque projet communautaire.

Voir les autres billets de ce blog, merci.

Étiquettes fortes, étiquettes faibles

Deux ouvrages récents offrent une abondance d'éléments exemplaires d'étiquettes sociales, bien qu'aucun des deux ouvrages n'ait pour objet premier la description de ces étiquettes - heureusement pour les lecteurs.

Le Génie des Suisses de François Garçon (Tallandier, 2018)

Les Leçons du Japon, un pays très incorrect, de Jean-Marie Bouissou (Fayard, 2019)

La comparaison des ouvrages fait ressortir le caractère implicite de l'étiquette sociale suisse en regard de son caractère contraignant dans le détail des activités quotidiennes et des comportements au Japon. Cependant, ce sont des étiquettes fortes dans les deux cas.

Évidemment, l'histoire, la culture, la population, la géographie... expliquent non seulement les différences mais aussi, dans les deux pays, l'entretien de ces étiquettes, y compris par la coexistence de ceux "qui vivent en dehors" de ces étiquettes communes. Un exemple peu connu d'une telle survie est celui de la reprise en main de la population japonaise de Tokyo, complètement déboussolée après la défaite en 1945, par un clan yakusa qui était venu opportunément proposer ses services au grand chef américain.

Que serait la vie sociale des citoyens suisses sans le service militaire à vie, sans les puissantes institutions locales au niveau des communes ?

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Que serait la vie urbaine des Japonais sans la surveillance des comités de quartier et de leurs points d'appui répartis ?

A distance, n'étant ni suisse ni japonais et résidant dans un pays d'étiquette faible pour ce qui concerne le respect des biens publics et de l'intérêt commun, ces deux étiquettes fortes représentent pour moi deux cauchemars différents.

Si vous résidez dans une grande ville au Japon, si vous ne savez pas dans quelle poubelle et à quel moment de quel jour de la semaine vous pouvez jeter un déchet, ou si vous en avez "trop" de la même sorte à jeter, et que vous savez par avance que vous ne trouverez aucune aide pour votre cas hors norme, il ne vous reste qu'à opérer en catimini de nuit, en espérant que personne ne vous voit car vous seriez obligatoirement dénoncé.

En Suisse, sauf peut-être dans les très grandes agglomérations où résident beaucoup d'étrangers à titre provisoire, vous devez effectuer des démarches décisives auprès des institutions locales préalablement à votre installation, prendre contact avec vos futurs voisins non seulement pour obtenir leur accord (ou leur non refus) mais encore surtout en vue de fonder une relation avec eux, à maintenir régulièrement par la suite selon les coutumes locales.

Dans mon pays, je vis une autre sorte d'immersion sociale quand je circule à pied en ville au milieu de gens absorbés par leur smartphone, imprévisibles dans leur allure, susceptibles à tout instant de changer brutalement de direction. Ces derniers temps, certains amateurs de délire dionysiaque circulent sur des engins automoteurs, n'importe où, n'importe comment, dans l'isolement d'un casque à musique, en totale négligence de leurs contemporains. Dans mon pays, l'ignorance des autres peut aller jusqu'à l'excès de jouissance spectaculaire d'une "liberté" qui serait ailleurs immédiatement sanctionnée sous n'importe quel prétexte légal, en réalité en tant que manifestation de mépris de la collectivité. Alors, pour tenter d'encadrer les comportements sociaux irresponsables de la vie courante aux dépens des autres et du monde environnant, les autorités publiques éditent des listes d'interdits, résumées localement en quelques symboles graphiques. Ces interdits sont interprétés comme des conseils de modération tant que ne se produit aucune série d'accidents graves justifiant des fermetures ou des restrictions d'accès. Notre étiquette de vie en société est celle des enfants dans leur parc à jeux, bientôt sous surveillance vidéo permanente.

Au total, on peut lire les deux ouvrages cités ci-dessus comme des témoignages partiels de la rationalité (locale) des étiquettes sociales et de leur contribution aux processus de création de valeur collective, de leur compatibilité ou de leur inadaptation à une authenticité démocratique. Cependant, il est dommage que l'on y trouve si peu d'indications sur les éventuelles spécificités des comportements ni sur les souhaits éventuels (et les réalisations ?), de ces pays d'étiquettes fortes dans le domaine des sociétés virtuelles - tout resterait à faire ?

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Un prototype des descriptions de sociétés solidaires merveilleuses demeure l'étude des cités libres du Moyen Age européen (dans sa période brillante) que l'on peut lire ou relire dans L'entraide de P. Kropotkine, Les éditions écosociété (Canada), 2001. Dans cet ouvrage d'un penseur du 19ème siècle abusivement assimilé aux anarchistes radicaux (on pourrait actuellement plutôt le requalifier comme libéral autant qu'un Mill ou un Dewey), on trouvera l'explication d'un "âge d'or" par la force d'institutions locales, par la pratique d'usage et d'entretien des biens communs, par les partages du savoir à l'intérieur de communautés universelles de métiers, plutôt que par le seul génie des princes et de quelques personnes extraordinaires.

Dans les mouvements de la pensée moderne, quelle est l'importance donnée à l'étiquette sociale comme composante culturelle ? Peut-on la considérer comme un produit de l'histoire soumis à des forces non maîtrisables et rester passif devant ses évolutions ? Doit-on la piétiner en refus de toute norme sociale a priori, sans chercher à extraire de cette norme les humbles conventions de la vie en société (dont font partie les usages communs des langues, y compris les non dits) ?

Une caractéristique des populations barbares, c'est l'oubli qu'elles sont les propres maîtresses de leur étiquette sociale.

Choc en retour des fantaisies bureaucratiques modernes

Une caractéristique des populations modernes est leur confiance dans une logique binaire associée à une croyance à la supériorité de l'espèce humaine. Ce sont là deux absurdités, donc rien de bien grave en soi dans l'absolu, sinon que leur combinaison produit des conséquences fortement contributives aux "défis de notre temps". Autrement dit, leur combinaison est un boulet de civilisation.

En effet, une première conséquence est la destruction de la nature, puisqu'aucune zone de nature vierge ne peut subsister dans la durée sans la protection d'un cordon suffisamment épais de "zone grise" qui l'isole de la zone des cultures et des civilisations humaines - il ne s'agit pas seulement des jets de mégots ni des joggeurs en recherche de nouveaux sentiers. C'est évident en surface, lorsqu'on observe l'évolution de certaines forêts et grands parcs "naturels" en quelques dizaines d'années. Sous la surface des terres et des mers, et dans les airs, quels pourraient être les cordons de zones grises autour de quelles zones vierges ?

Une autre conséquence de la pseudo modernité est la généralisation des systèmes bureaucratiques, au point que certains de ces systèmes pourraient se passer de toute conduite spécifiquement humaine, quitte à conserver une représentation de puissance patriarcale, l'humanité des servants de ces systèmes ne pouvant se manifester que par des fonctions d'utilité parasite, pour eux-mêmes d'abord, parfois aussi au profit de ceux du dehors.

Ces systèmes d'organisation bureaucratique sont ceux du privé comme du public.

Dans tous les cas, malgré les discours de progrès flexibilité, dynamisme, les fondements fantaisistes de ces systèmes bureaucratiques condamnent à la stagnation (sauf catastrophe pour cause externe) :

- absence de hiérarchie des finalités (ou pire, création d'une hiérarchie de pseudo finalités modélisées chiffrées en substitution de finalités compréhensibles de tous), en parallèle d'une stricte hiérarchie fonctionnelle à l'intérieur de branches de "pouvoirs" très théoriquement indépendantes entre elles, définies dans le secteur public d'après les théories des penseurs du 18ème siècle,

- création et entretien d'un grand écart entre la personne et toute forme pérennisée de collectivité (bureaucratique par nature : société, association, organe de service public,..), les collectivités constituées aspirant les éventuels droits et pouvoirs spécifiques des personnes, ainsi marginalisées par l'obligation de soumission à une relation publique formelle avec une entité bureaucratique, au travers de diverses variantes de sollicitation par remplissage de formulaires puis attente aux guichets, informatisés ou pas.

NB. La fausse "subsidiarité", telle qu'évoquée plus haut, peut être considérée comme une invention naturelle en filiation (ou dérivation ?) des fantaisies fondatrices des systèmes bureaucratiques.

Il en découle la négation de toute forme d'intelligence collective comme pouvoir de définition des finalités et de leurs priorités, et notamment l'exclusion de toute forme de démocratie "directe" authentique.

Il en découle une complète indifférence de l'étiquette de vie des personnes, notamment par l'entretien de la confusion entre code et étiquette, particulièrement fatale à la cohésion sociale dans toute population "diversifiée".

Codes oppressifs, étiquettes relationnelles

Quitte à sortir encore plus franchement du cadre de ce blog, il est utile de mettre en évidence la convergence entre les codes d'oppression, les systèmes bureaucratiques et la logique binaire.

Plutôt qu'un développement théorique, voici trois images.

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La première image est la manifestation publicitaire d'un ravage de logique binaire. L'image montre une "perspective" d'un parc en région parisienne en reconstitution de l'époque du jardinier royal Le Nôtre au 17ème siècle. Ce que ne dit pas l'image, c'est la dépense somptuaire qui fut nécessaire à cette reconstitution à partir d'un jardin en bon état mais sans ambition spectaculaire, notamment parce qu'il a fallu recommencer plusieurs fois certaines étapes des travaux, remettre encore plus de "bonne terre" après avoir mieux évacué la "mauvaise", replanter de nouveaux végétaux après avoir arraché ceux que l'on avaient initialement plantés mais qui n'avaient pas survécu à la transplantation, etc. C'est sans aucun doute à la suite des mêmes difficultés que, entre l'époque du grand Le Nôtre et la nôtre, la superbe perspective d'origine au cordeau avait évolué en jardin d'ombres et de lumières, avec quelques étangs connus des migrateurs de passage et des enfants du voisinage, que nos ancêtres successifs avaient trouvé bien mieux adapté au terrain et à l'écologie locale. A présent, à la suite d'une si laborieuse reconstitution, faut-il préciser que l'entretien de la plate perspective artificielle nécessite l'intervention régulière d'une armée d'engins motorisés ? Et comment ignorer la perte de la variété de la faune alentour (en réalité sa quasi-disparition), la transformation des allées du parc en routes et des chemins en voies carrossables pour la circulation des engins, la destruction progressive des zones sauvages du parc par l'extension des espaces dégagés en dévoration de toutes les zones grises intermédiaires ? De telles restaurations brutales coûtent cher et tuent l'équilibre naturel issu d'une évolution de plusieurs siècles. Mais que c'est beau, cette affirmation de la maîtrise de notre espace par une manifestation ludique du oui / non en préfiguration des circuits imprimés, que c'est grand la maîtrise de l'univers par des algorithmes problème - solution... Ce sont les mêmes glorieuses croyances qui nous soumettent à des codes de conduite pseudo élitistes, absolus, prétendument universels, comme ceux des cours de Louis XIV et du roi de Prusse, plus tard leurs variantes révolutionnaires fondées sur la Raison et la Science.

Les deux images suivantes sont des couvertures de DVD. ll s'agit de deux films de révolte contre une société suicidaire à tous les sens du terme : Hara Kiri réalisé par Masaki Kobayashi en 1962, Corporate réalisé par Nicolas Silhol en 2017. Dans les deux films, au-delà des différences tellement évidentes qu'il devient d'autant plus facile de discerner les similitudes profondes, un code de classe à prétention exclusive s'impose à tous et la mort sale par suicide d'un innocent est le drame initial, en conséquence d'un abus de code, qui conduit les protagonistes principaux à se révolter contre ce code. C'est cependant de l'intérieur de ce code que ces protagonistes principaux vont devoir trouver le moyen d'exprimer leur révolte - à quel prix, sans aucune possibilité d'évasion !

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En effet, sur quels intermédiaires pourraient-ils compter, d'abord pour les écouter, ensuite éventuellement pour disposer d'une autorité d'appel au respect d'une hypothétique règle commune qui serait supérieure au code oppressif ?

Dans Hara Kiri, le sabreur du Japon ancien ne peut compter que sur lui-même au cours de son monologue mortuaire fébrile en face des hôtes assassins qu'il a convoqués, sachant par avance que, de ses paroles et de ses exploits, il ne restera qu'un faux compte rendu administratif.

Dans Corporate, le cadre moderne des ressources humaines trouve un appui sur une inspectrice du travail pour basculer vers l'antichambre de la justice républicaine, en sacrifiant sa carrière et des années de vie, dans l'espoir sans illusion que son témoignage coupable contribue à une évolution des lois communes, un jour plus tard.

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Entre l'ancien monde (reconstitué) de Hara Kiri et la modernité de Corporate, quel progrès pouvons-nous identifier à part la multiplication de façades bureaucratiques théoriquement indépendantes entre elles, et théoriquement toutes respectueuses "des valeurs et des grands principes" ? Et alors quelle pourrait bien être l'étiquette commune d'ouverture et d'entraide dans l'un et l'autre cas qui aurait permis de prévenir le drame initial - un suicide sciemment provoqué puis traité comme un "hors jeu" - par dessus les codes de comportement et de façons de penser localement imposés ?

Affronter de telles questions nous oblige à constater la persistance d'un vide, la sauvagerie de nos sociétés et de nos civilisations prétentieuses.

...

Si nous voulons retrouver une capacité à inventer les étiquettes relationnelles qui nous manquent - une invention relativement facile à l'intérieur d'espaces nouveaux comme ceux de sociétés virtuelles ou d'assemblées citoyennes - il est nécessaire d'apprendre à lire les codes qui nous encadrent afin de savoir y reconnaître les croyances premières dont ils sont les émanations lointaines, souvent par des filiations d'occasion. En effet, une étiquette relationnelle peut s'inspirer partiellement d'un code (ou de plusieurs), mais l'inverse redéfinit automatiquement cette étiquette comme l'excroissance d'un code d'oppression. La pire variante de cette trahison se produit lorsqu'une prétendue étiquette commune est proclamée non seulement comme un absolu, mais est exprimée en compétition frontale avec des codes à prétentions identitaires, sectaires et potentiellement meurtriers. La prétention illusoire à l'encadrement des relations sociales par un fatras pseudo juridique de règles de détail contraint de fait les personnes à se réfugier dans les codes de leurs groupes d'appartenance. C'est un modèle de société d'automates.