Une société virtuelle à finalité simple, conforme à la nature décentralisée du Web, ne peut être soumise au "principe de subsidiarité" ! Ce n'est pas une affirmation gratuite, ce refus est absolument vital pour échapper à l'un des plus encombrants boulets conceptuels de notre époque et à ses conséquences désastreuses.

En effet, un prétendu "principe de subsidiarité", considéré comme une évidence, est incrusté dans les réflexions convenues sur les organisations humaines. Il est au moins implicite dans le discours politique sur la démocratie occidentale.

On gagnerait pourtant beaucoup à remettre en cause ce faux principe, à commencer par les modalités de son application, car il sert trop souvent, dans nos sociétés réelles, à pérenniser une hiérarchie de classes sociales et de systèmes de pouvoir. Ce principe soutient la rhétorique floue des discours où n'importe quelles mesures, à l'inverse n'importe quelles indécisions, sont directement reliées à des valeurs fumeuses. De cette manière, le "principe de subsidiarité" s'emploie aussi commodément à justifier l'arbitraire que l'impuissance, à prêcher la responsabilité locale qu'à la paralyser sous des strates d'une complexité foisonnante. On peut en trouver des illustrations dans les publications et le fonctionnement de nos états contemporains, ainsi que dans beaucoup de grandes organisations publiques ou privées.

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Que nous dit ce "principe de subsidiarité" ? (NB. La définition et les développements ci-dessous sont issus de la pratique, on pourra utilement les comparer au verbiage bien pensant diffusé par ailleurs).

Que les actions "subsidiaires", c'est à dire les actions de mise en oeuvre détaillée des décisions prises par des autorités, doivent être conduites localement. C'est donc un principe de décentralisation d'apparence parfaitement raisonnable. Sa justification rigoureuse dérive d'une modélisation mathématique anodine, où l'on montre comment on peut répartir de manière optimale des objectifs locaux en vue de réaliser un objectif d'ensemble. C'est pourtant bien ce genre de modèle qui a si bien apporté la preuve de sa pertinence dans notre monde réel au temps de la planification soviétique. Mais il est facile de dire que cette planification a échoué pour des raisons externes ou parce qu'on n'a jamais pu obtenir les bonnes informations au bon moment pour l'alimenter correctement (il est pourtant évident que tout le monde avait intérêt à mentir...). Peu importe ! Pour refonder la réputation du principe de subsidiarité, il suffit de présenter d'autres exemples comme des réussites inconstestables ou, au moins, comme des progrès face à la menace du chaos : l'organisation militaire en cours d'opération, la grande entreprise conquérante à établissements multiples, la gestion scientifique de l'ordre économique mondial... En bref, on ne saurait concevoir une décentralisation efficace que sur la base du "principe de subsidiarité", ou alors il faudrait renoncer à mesurer quoi que ce soit !

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Or c'est précisément là que se trouve le point d'achoppement du "principe de subsidiarité" : son application oblige à la fusion entre finalités, objectifs et moyens, pour y substituer l'action brute mesurable, accompagnée d'un discours de justification par des "valeurs" ou des mots d'ordre. A cette confusion volontaire s'ajoute la croyance que des experts ou des délégués responsables (devant qui ?) prennent les bonnes décisions qu'au nom de l'intérêt (général ?) commun, on peut décomposer (selon quelle logique ?) en objectifs cohérents jusqu'à un niveau d'exécution adéquat (selon quels critères ?). C'est à ce point que la "subsidiarité" prend son sens : les subsidiaires sont des exécutants, consentants peut-être, mais de simples exécutants, autonomes automatisés en regard de l'objectif qui leur est assigné au nom des "valeurs". Le choix du niveau subsidiaire dans l'organisation est critique : c'est celui où pourront se développer la solidarité, l'entraide, l'imagination, l'optimisation dans l'allocation des moyens en vue de réaliser les objectifs assignés, avec une marge de tolérance en fonction des aléas. C'est aussi à ce niveau que se révèlent, dans la pratique, les contradictions marginales entre les objectifs assignés en résultat de diverses logiques de dérivation ou d'agrégation, sans parler des conflits de moyens, qui peuvent être carrément frontaux.

C'est bien pourquoi, dans certaines grandes organisations, on prétend négocier un objectif individuel par employé en prolongement de la subsidiarité des objectifs au niveau des départements. Par ailleurs, on instaure de ce fait la compétition de tous contre tous dans l'insignifiance de chacun, ce qui permet de masquer les véritables objectifs de l'organisation à ses employés, abusés par une communication abrutissante sur des valeurs décoratives et un projet d'entreprise consensuel de saison.

Il serait facile de multiplier les exemples à l'appui de la nullité pratique du prétendu principe autant que des excès de son instrumentalisation, il suffit de lire un journal quotidien, sans oublier la page des suicides sur le lieu de travail. Il est dommage que la pensée politique et sociale ne se soit guère penchée sur la question de la légitimité démocratique des finalités d'intérêt général, à commencer par l'expression de ces finalités d'une manière bien distincte des "valeurs éternelles", et tout aussi bien distincte des objectifs et des moyens. En tous cas, si cette pensée existe, elle mériterait une actualisation. Ce serait d'autant plus nécessaire que le faux principe de subsidiarité est associé, dans l'inculture profonde de nombreux personnages, à un pseudo théorème permettant d'assimiler (abusivement) l'intérêt général à l'agrégation des intérêts particuliers, d'où il ressort en pratique que chacun doit considérer son intérêt particulier avant l'intérêt général puisque c'est pour le bien de tous. Il s'agit là de croyances infondées, dangereuses à une époque où aucune société humaine ne devrait plus se comporter en parasite d'une planète inépuisable et infinie.

Oui, le "principe de subsidiarité" est un faux principe, absurde, inefficace, dégradant, criminel. Son domaine idéal d'application, c'est un univers de gaz parfait, proche du minimum d'entropie, bien prévisible, purement théorique, complètement inhumain. A la rigueur, on peut l'étendre aux sociétés d'insectes, aux bandes de pillards sur de nouvelles terres, aux nations en guerre de tranchées...

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Dans une organisation sociale humaine, c'est un principe de non subsidiarité des finalités qu'il faudrait respecter :

  • les finalités, en tant que grands objectifs à long terme, sont les mêmes partout pour tous en tous temps, à l'intérieur de l'organisation considérée,
  • la logique contingente qui permet de répartir les objectifs du moment dans le temps et entre les entités agissantes doit être reliée aux finalités, ainsi que l'allocation des moyens nécessaires pour réaliser ces objectifs, afin d'être comprise et acceptée par les destinataires,
  • cette logique contingente, à la fois stratégique et commune du fait de son association aux finalités, est révisable et fait partie du contrat commun à tous dans l'organisation,
  • etc


Certes, dans nos organisations du monde réel, ce "principe" de non subsidiarité des finalités pourrait sembler d'application difficile. L'une des raisons en est la complexité dudit monde réel, si brillamment surmontée par la magie délirante du "principe de subsidiarité". Il est en effet, évident que les finalités d'une grande organisation du monde réel peuvent être nombreuses, imbriquées, de diverses natures, positives et défensives, etc,, même en faisant abstraction des aberrations psychologiques des dirigeants ou des contraintes objectives, par exemple concernant la préservation de secrets stratégiques. Mais, n'est-ce pas justement parce que nous ne savons pas, ou nous n'osons pas exprimer nos finalités d'intérêt général ? Et enfin, avons-nous tellement d'autres solutions ouvertes pour sortir de nos impasses politiques et sociales actuelles ?

C'est pourquoi, sur le Web, il convient de développer d'abord la société virtuelle à finalité simple, car elle est relativement facile à libérer des principes d'organisation "efficace" et de leurs pesanteurs mentales. En tant que personnes humaines, à travers la multiplication de ce type de société virtuelle, ce choix nous ouvre un univers où beaucoup de finalités, jusqu'ici considérées comme lointaines, deviennent atteignables.

Sinon, le monde virtuel du Web restera une extension instrumentale du monde réel, et alors... est-ce que cela en vaut encore la peine ?

Une illustration de société virtuelle libre de subsidiarité se trouve dans l'ouvrage "La transmission des compétences personnelles à l'ère numérique" (http://cariljph.free.fr/) : la finalité est dans le titre, la construction de la société virtuelle pour s'en approcher reste un vrai défi, mais on montre que tout est faisable.