Web A Version

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

Tag - Finalité

Fil des billets

samedi 23 novembre 2013

Comment passer entre les fils du Web : discours de méthode

Quelle justesse dans la principale dénomination du réseau des réseaux : le Web ! Oui, une toile avec une bestiole à grandes pattes au milieu…

Le mot « Web » évoque un univers contrôlé par un être qui s’en alimente, tout en se tenant à la fois à l’intérieur et en dehors. C’est le Web des branchés, en même temps le Web du sondage universel instantané au profit de divers agents chargés d’ajuster les messages à diffuser par les medias (pour diverses finalités, par exemple la paix dans le monde, la primauté d’entreprises performantes, le rayonnement d’organisations bienfaitrices).

Et comment ne pas reconnaître la similarité entre ce Web et une image de la construction mentale du monde par le cerveau humain : un amas en treillis (ou un treillis d’amas ou les deux ?), où tout est relié à tout selon des logiques parfois oubliées, et où circule une singularité dont les branchements multiples fabriquent notre interprétation de l’instant présent, potentiellement à la fois étrangère et domestiquée, destructrice et ouvrière.

Cette parenté entre une description analogique du Web et celle du fonctionnement de notre cerveau décrit naïvement une réalité en profondeur. On pourrait en écrire un volume. Ce qui nous intéresse, c’est que ces analogies nous offrent des indices opératoires pour imaginer comment faire évoluer le Web sans forcer notre nature, sans imposer une révolution préalable, simplement par un mode d’emploi, une méthode, afin de nous ouvrir des dimensions latentes de la pensée et, à partir de là, des dimensions nouvelles dans les relations humaines.

Photo_121b.jpg

Cette ouverture vers de nouveaux espaces est urgente, car le Web actuel est l’équivalent d’un cerveau réduit aux réactions instantanées des sens primaires, et piloté, pour les idées générales, par injections en continu. L’être humain branché au Web n’est pas un être malheureux. Au contraire, il atteint un niveau de satisfaction mentale qu’il prend pour une libération, du fait qu’il s’approche d’un idéal du moindre effort pour son propre cerveau, un idéal qu’en termes modernes on pourrait assimiler à celui de la « maîtrise de la complexité » - complexité qu’autrement le cerveau humain doit constamment conjurer par l’élaboration de constructions mentales simplificatrices plus ou moins bancales, plus ou moins cohérentes entre elles, plus ou moins pérennes, d’où des efforts pénibles et souvent renouvelés, autant pour entretenir des relations avec un autre être animal ou humain que pour la compréhension de l’avenir de la planète.

Si dans ce blog, plusieurs fois, nous avons dénoncé la fascination mentale pour la "machine", c’est bien au sens de notre tendance normale à la soumission à des systèmes de pensée ou de comportement mécaniques. Cette soumission est spécialement apparente dans l'usage étendu du mot "gérer" dans le langage courant : on ne gère plus seulement une trésorerie mais un business, un problème, un risque, sa liberté, sa vie, et à l’échelle d’un pays, l’Etat ! L'individu branché se revendique autonome, en même temps qu'il s'immerge au milieu des automates physiques et se drogue de mécaniques mentales, s'émerveille d’une illusion de société universelle marchande et jouit d'une maîtrise absolue d’un univers réduit à ses éléments mesurables par des machines. Mais, la seule autonomie véritable dont l’individu branché peut se prévaloir, c'est une autonomie physique, provisoire et relative. En réalité, son autonomie d’être humain se réduit à celle d’un zombie prétentieux, grotesque, dépendant, suicidaire.

Et que le Web nous offre un paradis philosophique devrait nous inquiéter : ce ne sont plus seulement les réponses qui sont toutes faites mais aussi les questions !

Photo_131.jpg

Comment échapper à l’esclavage mental dont ce Web « rétronique » ne fait qu’augmenter l’emprise ?

En passant entre les fils, tout simplement. Ou plutôt, en tissant entre les fils pour démultiplier les possibilités de sens. Car il y a beaucoup d’espace, et même du vide entre les fils.

Pour concevoir un plan d’évasion, il peut être commode d’imaginer notre clôture mentale non pas comme une toile insaisissable agitée d’impulsions imprévisibles, mais comme un joli décor bien stable à 360 degrés en coquille – un décor support de toutes nos explications, représentations, conceptions de notre entourage et du monde – sans aucun vide apparent, ou alors des zones de vides-témoins bien étiquetés en témoignage d’une conception d’ensemble en cours de construction.

Dès lors, il apparaît évident qu’aucune forme d'analyse ne pourra nous faire traverser ce décor familier (non, « la » nature n’a pas « horreur du vide », mais c’est bien notre nature humaine d’habiller le vide), puisque le résultat d’une telle analyse, tous azimuts ou locale, ne pourra que surcharger le décor à l’intérieur de la coquille. Les méthodes d’innovation, toutes fondées sur une recherche d’associations ne pourront elles aussi, par nature, qu’augmenter localement la finesse du décor. Les jeux mémoriels comme la rétro histoire (ou la mauvaise science-fiction) nous permettront d’élaborer ponctuellement un décor imaginaire à partir d’un passé (ou d’un pseudo futur) réécrit selon les pesanteurs et avec les fils du présent, et ce décor imaginaire s’intègrera à l’ensemble existant… Rappelons-nous que nous cherchons de nouveaux espaces mentaux pour agir pratiquement sur notre présent et maîtriser notre destin ; ce n’est donc pas non plus par le délire ou par des invocations magiques que nous y parviendrons, car ces expériences brutales ne feront que brouiller temporairement le décor, nous le rendre étranger, hors de contrôle, nous jeter à la dérive en espérant un naufrage sur n’importe quel récif auquel nous nous empresserons d’attribuer une signification familièrement dérangeante.

IMG_3819.JPG

Cependant, nous ne sommes pas sans ressource dans notre projet d’évasion contrôlée. Nous avons à notre disposition toute la panoplie des méthodes de dissociation ponctuelle du décor par l’ironie ou la logique froide, la panoplie des méthodes de déchirure par dérision ou par déplacement de contexte ou par décalage dans la discipline de pensée comme la traduction dans une langue étrangère ou le réexamen actualisé d’options expérimentées mais peut-être faussement caduques - et surtout, pour chacun de nous, l’équation personnelle en révélateur critique d’un décor de convenance majoritaire, dont les approximations ressortent lorsqu’on les confronte à une expérience personnelle - bien évidemment les expériences amères sont plus favorables à ce genre de découverte. Ainsi et par d’autres méthodes, nous pouvons réaliser une évasion mentale de l’intérieur du décor, en le modifiant localement mais radicalement, sans rupture mais sans anesthésie donc pas sans douleur et même pire encore : avec humiliation - autrefois, on aurait dit avec pénitence !

Un exemple pour illustrer l’une des évasions proposée dans notre blog : la dissociation de citoyenneté et nationalité, deux termes habituellement conjoints au point de suggérer leur interchangeabilité, ouvre des possibilités quasiment infinies de réforme des régimes « démocratiques », à condition de s’affranchir des plates dissertations fondées sur de prétendues « leçons de l’Histoire » ou de prétendus principes intangibles. Il ne sert cependant à rien de multiplier les utopies à partir d’une telle dissociation, surtout dans la situation d’urgence que nous vivons. Il convient de sélectionner quelles possibilités seraient pertinentes en regard des réalités, et comment leur mise en œuvre pourrait s’envisager concrètement. Et d’imaginer comment en pratique, un citoyen acteur de la république et responsable devant ses égaux concitoyens, pourrait être, dans la vie sociale et pour la société dans son ensemble, une toute autre personne qu’un voisin dont la seule caractéristique est d’avoir la même nationalité au sens administratif du terme…

Autre exemple détonant : la dissociation entre compétence et connaissance, centrale dans ce blog.

Ici, introduisons un petit mot à l’intention des personnes cultivées qui pourraient s’offusquer de l’absence de référence à la caverne de Platon (La République). Pour nous, cette caverne de Platon fait partie du décor culturel des créations mentales. Contrairement à ce qui est exigé des philosophes par Platon, nous ne prétendons pas sortir de ce décor pour accéder à une forme de révélation. D’ailleurs, on ne peut qu’être dubitatif sur la possibilité d’une telle révélation et sur la possibilité de sa compréhension par de simples mortels, si on considère l’apport de la philosophie à l’humanité après Platon, et spécialement dans notre monde contemporain, mais ceci est une autre histoire…

Bref, plutôt que de nous agiter en tous sens à la poursuite de pseudo innovations lbrevetables, plutôt que d’empiler des arguments en faveur de révolutions impossibles, plutôt que d’aspirer indéfiniment à une quelconque transcendance, nous préférons une forme d’évasion par regonflage local et rénovation de notre coquille commune ! Avec l’objectif précis que nous nous sommes donnés (voir paragraphe suivant), cette méthode nous permet de récupérer du matériau mental « hors d’attente », mais aussi de rejeter le matériau inutilisable « hors d’atteinte ». Car pour nous, la liberté, c’est pour faire quelque chose, sinon elle n’est qu’un mot confortable collé sur un vide.

Rappelons que notre objectif est la création d’un Web alternatif, physiquement complémentaire du Web actuel, consacré aux sociétés virtuelles à objectif et plus spécialement au partage direct des compétences entre les personnes. Et que, avec l’apport d’innovations relevant de diverses disciplines, cet objectif de transmission des compétences à l’ère numérique nous semble faisable dans l’architecture originelle du Web, malgré qu’il soit actuellement grossièrement ignoré ou à peine esquissé à la marge. Et que la réalisation de cet objectif nous semble fondamentale pour la construction d’un avenir d’humanité conviviale et réconciliée.

Fin du discours de méthode.

Liens vers quelques billets du blog
Sur la fascination mentale pour la machine : Dick, l’homme, le robot
Sur nos questions toutes faites : Pensées d’un requêteur d’occasion
Sur la dissociation entre citoyenneté et nationalité (et différents niveaux de citoyenneté) : Pour une révolution quantique de la société binaire
Sur la dissociation entre connaissance et compétence : Entonnoir du savoir, déchiqueteur des compétences
Sur la convivialité : Lueur à suivre

dimanche 1 septembre 2013

Révolution numérique, temps mort avant renaissance ?

La révolution numérique devient-elle un mythe contemporain ? La littérature à son propos tend à se répartir entre deux courants principaux de nature quasi-religieuse :

  • les annonciateurs visionnaires d'une humanité nouvelle,
  • les dénonciateurs de périls mortels pour nos valeurs et croyances.

Nous reportons après la fin du billet un bref commentaire sur ces deux courants contemplatifs.

Posons plutôt la question d'une manière plus pratique : la "révolution" numérique se limiterait-elle finalement aux effets de la miniaturisation et aux conséquences du développement des télécommunications sur nos modes de vie ?
Ce serait déjà beaucoup. Mais souvenons-nous qu'à l'origine, la révolution numérique promettait une nouvelle société : c'était une révolution en vrai, pas seulement un progrès du bien-être individuel en prise directe sur les sources dématérialisées d'une forme de bonheur.

Essayons, comme on dit, de faire le point, afin de caractériser la relative panne actuelle et d'imaginer une suite, au travers d'oeuvres significatives.

NNponte_0.jpg Being Digital de Nicholas Negroponte fut publié en 1995. (Une traduction française n'eut guère de succès, à l'époque où fut lancée la mode des romans de complaisance à fabulation historique). Pourtant, le bouquin n'a presque pas vieilli, la plupart de ses idées prospectives demeurent actuelles, ainsi que ses notes historiques. C'est que la vision optimiste d'une amélioration de l'humanité et de la société humaine par la vertu de la révolution numérique, presque 20 ans en arrière, ne correspond toujours pas à notre monde d'aujourd'hui malgré la croïssance des débits, des volumes, du nombres de foyers connectés... Par continuité, en laissant les choses suivre leur cours, nous pouvons même craindre d'aller à l'opposé de cette vision optimiste et humaniste.

Exemple de prédiction non réalisée de "Being Digital", au dernier paragraphe de 16. Street smarts on the SuperHighway, nous lisons, en traduisant librement : "l'évolution d’Internet vers un réseau d'’intelligence et d'entraide collective fera disparaître le fossé entre les générations ; l'expérience de nos anciens, actuellement inexploitée, sera mise à la disposition des jeunes en quelques clics."

Que l'expérience des anciens soit encore "actuellement inexploitée", c'est peu dire : elle est systématiquement piétinée, en particulier à l'intérieur des grandes organisations et entreprises, dans la frénésie de la course au fric, avec la croyance en l'innovation par génie spontané, et sous la contrainte du renouvellement des gammes de produits pour maintenir le niveau de la Consommation, etc. Constatons que le réseau qui fera disparaître le fossé entre les générations pour mettre l'expérience des anciens "à disposition en quelques clics" reste à inventer. Les réseaux sociaux ? Vous voulez rire, ce serait un scoop. De quelle "expérience" s'agirait-t-il, d'ailleurs, celle qui sert à vivre en être humain, en animal socialisé ou en machine fonctionnelle ? Pourquoi pas les trois à la fois, et d'abord les trucs pour arnaquer son prochain et lui extorquer vite vite un maximum de pognon ou pour lui passer par dessus dans la compétition pour les bonnes places de la hiérarchie ? A plus long terme et en plus vaste perspective, si on pense à un immense gisement encyclopédique de tout le savoir humain, un genre de Wikipedia élargie par exemple, reconnaissons par avance les limites de l'exercice, maladroitement décrites dans les mythes anciens de plusieurs cultures humaines, néanmoins logiquement insurmontables même si on s'affranchissait des lois physiques. Les fous, les ignorants et les faussaires de toutes les générations se satisferont toujours de trouver dans les recueils du savoir les confirmations de leurs petites raisons. Mais le bon usage de ces recueils, en dehors des recherches ponctuelles par exemple pour vérifier une orthographe, suppose la capacité de se poser des questions créatives et de ne pas se satisfaire des réponses, et ce bon usage ne simprovise pas, il nécessite un apprentissage personnalisé par des "anciens" et en fonction des expériences à transmettre...

Deuxième exemple prolongeant le premier, en actualisant juste un peu la pensée positive de "Being Digital" : les nouveaux objets "intelligents" peuplant progressivement nos domiciles et nos espaces sociaux pourraient nous amener à évoluer en humanité, si nous acceptons de nous soumettre volontairement à leurs logiques programmées afin de limiter les gaspillages causés par nos oublis et nos erreurs ou pour compenser l'imperfection de nos sens ou les limites de nos automatismes et les égarements de nos instincts. Ces nano-robots s'ajouteraient naturellement aux traditionnelles statuettes et symboles protecteurs de nos émotions moralisées et aux témoins de nos valeurs domestiques issues de notre histoire, grigris et photos souvenirs, mais ces nouveaux objets-là seraient des acteurs qui pourraient influencer nos comportements, par la force de l'exemple et à force de conseils persévérants, simplement en exécutant leurs logiciels en permanence... Regrettons qu'un scénario optimiste de ce type ne s'impose plus avec le niveau de certitude des années 90. Il semble actuelllement plus plausible d'imaginer par exemple, la pénurie mondiale des éléments nécessaires à l'élaboration des objets intelligents, ou la production erratique de ces types d'objets dans un contexte de concurrence ciblée sur nos instincts basiques selon les tendances afriolantes des modes du moment et le vent des affaires.

Autrement dit, et en philosophant, nous aurions à réaliser un choix de priorité, du genre liberté collectivement encadrée contre bonheur individuel sans entrave, car nous ne pourrions les poursuivre simultanément ? Mais dans le premier cas, celui du choix d'une société de liberté collective : pour quoi faire en l'absence de finalités communes ?
A l'évidence, si nous imaginons le futur par l'extrapolation du passé et du présent sur des bases purement matérielles mécaniques et comptables, nous ne créerons rien de nouveau sous le soleil. Si nous assimilons (faussement) l'intelligence humaine à un logiciel complexe et le savoir à une base de données, nous pourrons dire que nous avons créé de nouveaux objets de pouvoir. Oui, et alors ? Nos capacités créatives sur notre destin vont-elles se fondre dans la vacuité mécanique et la fonctionnalité animale, allons-nous décider par un sondage sur Internet de la priorité à donner entre l'exploration de la planète Mars et la généralisation des robots intelligents ?

Donc, il peut sembler utile de compléter "Being Digital" par des ouvrages consacrés au conditions d'équilibre de la société humaine, et à ses évolutions. Nous allons présenter deux ouvrages, dont l'actualité nous a paru flagrante en regard de "Being Digital" et des constats du début de ce billet. Avertissement : ce sont deux ouvrages "sérieux", mais directement accessibles à toute personne sachant lire, à condition de sauter leurs préfaces.

JSMill_liber.jpg De la Liberté de John Stuart Mill, penseur moraliste du 19ème siècle, l'un des esprits les plus ouverts d'un siècle de feu, de fer et de révolutions à grande échelle, tout sauf un doctrinaire borné, tout sauf un penseur obscur et prétentieux. Les titres des chapitres résonnent comme des appels à notre réflexion en prolongement de notre actualité, et en particulier concernant le Web, les médias et leur impact sur notre société : De la liberté de pensée et de discussion, De l'individualité comme un élément du bien être, Des limites de l'autorité de la société sur l'individu... Il s'agit bien ici de la recherche, dans la vie pratique de tous les jours, d'un équilibre des pouvoirs et des savoirs dans la société. Et les pages à la défense de la religion principale des pays où vivait l'auteur, exercice obligé dans l'ambiance du 19ème siècle occidental, sont à lire au deuxième degré, en tant que critiques subtiles (ce qu'elles sont évidemment dans l'esprit de l'auteur), bien plus dérangeantes que des attaques frontales contre les vérités éternelles révélées de l'époque, et par avance exclusives de "solutions" modernes péremptoires qui remplaceraient ces vérités éternelles et révélées d'autrefois. On trouvera dans cet ouvrage une dénonciation de la tyrannie des opinions "majoritaires" et une discussion des moyens d'en réduire les effets, qui gagnerait à être reprise de nos jours en évitant l'opposition stérile entre élitisme et populisme. D'ailleurs, il n'y a pas de mot savant en -isme dans De la Liberté.

Casto_citelois.jpg La cité et les lois, ce qui fait la Grèce (La création humaine III, Editions du Seuil, avril 2008), de Cornelius Castoriadis, philosophe sociologue économiste et psychanalyste de la fin du 20ème siècle, de culture grecque native. Cet ouvrage est une bombe. Découvrez ce que fut le miracle grec des 4ème-5ème siècle avant l'ère chrétienne et l'immensité de notre héritage. Comprenez pourquoi furent inventées à Athènes presque simultanément sur cette courte période historique : une forme de démocratie, les mathématiques, la philosophie, la logique, la médecine "moderne"... Découvrez l'originalité de la tragédie grecque à travers son rôle dans le débat démocratique et pourquoi elle doit être placée parmi les inventions qui définissaient et assuraient la cohésion de la société athénienne de l'époque, en rappel des risques monstrueux du pouvoir créateur de l'homme, quelle que soit par ailleurs la puissance des dieux. Comprenez pourquoi les tragédiens et les historiens athéniens s'intéressaient en profondeur aux autres peuples, en particulier mais pas seulement aux ennemis tutélaires avec lesquels ils étaient en guerre, pas seulement aux souverains voisins et à leurs exploits, mais à leurs conditions et modes de vie, leurs techniques, leurs façons de penser et leur société - fondant ainsi la géographie et l'histoire "modernes". Découvrez que la démocratie directe, c'est possible, complètement à l'opposé d'un accaparement de la parole par des discoureurs, à l'opposé des interpellations dans les assemblées à tout propos, à l'opposé de la manipulation de l'opinion, à l'opposé du recours systématique au vote majoritaire, à l'opposé de la délégation organisée dans l'urgence à des représentants du peuple, à l'opposé du chaos de la révolution permanente, à l'opposé de la tyrannie d'experts sans contrôle... Découvrez comment on peut éviter la confusion entre la politique et le gouvernement...

Il est dommage que la reconnaissance des dispositions mentales et des formations spécifiques qui ont rendu possible ce miracle athénien semble peu répandue de nos jours. Il est alors fatal que l'expérience athénienne antique de démocratie n'inspire pas plus la réflexion politique contemporaine que n'importe quelle autre (il est vrai que cette expérience antique s'est mal terminée, nos révolutions modernes aussi). Néanmoins, on peut trouver affligeant que "la" démocratie pratiquée dans notre monde n'ait plus grand chose en commun avec ses origines athéniennes de démocratie directe entre citoyens égaux éduqués volontaires. En effet, les possibilités inexploitées d'Internet nous permettraient une renaissance de cette démocratie, par exemple, en instrumentant le partage des expériences, indispensable à tout "citoyen" pour qu'il soit capable d'exercer une responsabilité publique plusieurs fois dans sa vie sur de courtes périodes, à divers niveaux locaux, régionaux, nationaux, comme dans la cité athénienne antique (en actualisant, évidemment...). Alors, plutôt que de déclarer a priori que la démocratie directe serait une utopie compte tenu de nos grandes populations, et plutôt que de laisser la "révolution" numérique en friche ou de la confiner à des améliorations de détail, on pourrait oser prendre sérieusement la question de la démocratie directe à l'envers : imaginer une refondation sociale sur ce type de démocratie, définir qui peut être un citoyen éligible à quoi et pour quels types de décisions, replacer les finalités au centre de la politique, concevoir la société démocratique comme une oeuvre commune jamais figée...

Conclusion
Par définition, la révolution, ce n'est pas la continuité. La révolution numérique de nos sociétés se fera si nous savons produire un miracle contemporain d'une ampleur équivalente à celle du miracle grec antique. Pour le moment, ce miracle contemporain semble franchement improbable, mais notre modèle antique l'était aussi. Tout se passe comme si nous avions choisi les illusions du bonheur plutôt que la liberté. Les conditions d'autonomie de la pensée ne sont pas réunies, les conditions des débats responsables concernant les finalités de nos sociétés non plus, et les capacités créatives de nos élites ne brillent guère que dans les domaines accessoires. L'idée que les citoyens puissent participer concrètement au choix et à la construction de l'avenir parmi plusieurs avenirs possibles, cette idée-là semble étrangère, alors que sa réalisation serait un objectif possible d'une vraie révolution numérique, parmi d'autres objectifs révolutionnaires. Il reste beaucoup à faire et d'abord à imaginer !

=====================================================

A propos des prêcheurs du futur, voir notre billet sur Petite Poucette, un bien joli nom pour une élégante pirouette en plongée vers le néant.

A propos des militants alerteurs, voir notre billet Emprise numérique, méprise démiurgique.

Mais ce sont là, au moins, des oeuvres de la pensée.

En contraste, remarquons l'effondrement de l'esprit critique - son enterrement sous les discours en avalanche dans le style du commentaire sportif -, notamment dans le développement de la Grande Peur concernant le vol de nos données personnelles (avec des risques bien réels dont évidemment rien sauf notre propre prudence ne peut nous protéger), tandis qu'un monstrueux système de viol et stérilisation des esprits, centré et rebouclé sur Internet, se dissimule en arrière plan, techniquement insensible aux cryptages usuels (et même aux astuces banalisées de floutage d'identité). Voir notre billet Révélations en questions.

lundi 24 juin 2013

Web et Ting

La saga de Njal est un cadeau de l'histoire, à plus d'un titre, dont celui de sa surprenante actualité.

saga_book_f13r.jpg

C'est en volume la plus importante saga islandaise. Compilée au 13ème siècle du calendrier chrétien, elle nous décrit une vendetta déployée sur plusieurs générations autour de l'an 1000.

Quelles étaient les intentions de l'auteur ou des auteurs de la saga de Njal ? Il s'agit en tous cas d'un récit singulier car le personnage qui donne son nom à la saga n'est pas un héros au sens habituel. C'est un juriste (par ailleurs propriétaire laboureur). Il agit en tant que conciliateur, avec un succès certain et une bonne dose de rouerie... L'histoire se termine mal pour lui et pour sa famille, bien avant le terme du récit. Dans la longue période de temps couverte, plusieurs dizaines d'autres personnages, dont certains sont plus proches des héros habituels, nourrissent la saga de leurs faits et gestes, isolément ou en groupe, plus ou moins "bons" ou "méchants" ou simplement astucieux et chanceux selon les alliances et les circonstances.

Parmi les âneries sublimes proférées par des préfaciers modernes de la saga de Njal dans un élan de modestie, nous allons commenter celle-ci : "En ces temps reculés, l'assemblée annuelle de l'althing permettait tout juste d'éviter les massacres généralisés."

Dans la saga de Njal, en effet, il existe une assemblée, le ting ou althing, où se règlent les conflits par compensations financières; mais cette assemblée n'est pas qu'un tribunal, elle est l'assemblée des notables de l'ïle. Leurs décisions sont respectées, toutes choses restant égales par ailleurs (ce sont des changements marginaux après coup qui relancent la vendetta)... Dans la mesure où il n'existe pas de hiérarchie (entre les notables), et où tout le monde doit respecter des formes définies, le ting peut faire penser à une sorte de démocratie antique. Platon en aurait certainement dit du mal s'il avait été contemporain.

Voici quelques détails succulents des formes légales de ces "temps reculés" : vous avez occis ou blessé quelqu'un pour une raison quelconque, vous devez convoquer aussitôt des témoins de votre acte et leur faire prêter serment, afin de fixer leur témoignage de votre comment et de votre pourquoi, en vue de la négociation au ting de la compensation que vous verserez aux victimes. Sinon, en l'absence d'enregistrement formel par des témoins, si votre méfait devient public, vous êtes considéré comme hors-la-loi, et alors mieux vaut pour vous partir vous faire pendre ailleurs. Le cas est prévu : le ting décidera de la date limite à partir de laquelle vous devrez avoir disparu de la surface de l'île.

feuilles2.jpg Ce que nous décrit la saga en grand détail, au moins autant que les péripéties d'une vendetta et les étincelles des rivalités sans complexe, c'est la corruption du système de conciliation du ting. Les plaidoieries portent sur des contestations de procédures plus que sur le fond, les défenseurs spontanés des diverses causes sont parfois de malins chicaniers rémunérés (ce qui est évidemment interdit), les argumentaires s'articulent pour dissimuler les racines véritables des conflits. De plus, les parties ne se privent pas de rechercher activement le soutien des futurs juges avant la délibération de l'assemblée. Pire encore, une amélioration du système par la création d'une super assemblée, attribuée au héros Njal, s'avère en partie motivée par son projet personnel de procurer une chefferie à son fils adoptif...

Il est difficile de ne pas céder à l'analogie entre le ting de la saga et nos institutions internationales ! Car, à l'évidence dans ce domaine, nous sommes toujours dans les "temps reculés" de la société humaine au sens large, et nous gérons piteusement les relations entre sociétés humaines. Il serait pourtant urgent de dépasser la honte de cet état, et d'imaginer comment l'augmentation prévisible des tensions entre les peuples pourrait être surmontée par l'effet d'une "justice" qui permettrait à chacun de prendre sa part d'amertume, notamment du fait que le "progrès" par la dissipation des énergies fossiles, c'est déjà fini et que tous les peuples de la terre vont en souffrir.

Ah, si tout le monde pouvait s'accorder sur quelques valeurs... Hé bien non, la saga de Njal ne nous laisse aucune illusion sur l'influence des valeurs partagées sur nos comportements. Par exemple, la saga nous relate, en quelques lignes agrémentées de diversions quasi comiques, la conversion vers l'an 1000 de l'ïle au christianisme, par décision du ting. Cette décision importante n'empêche pourtant pas le développement ultérieur de la vendetta entre les personnages, individuellement convertis ou pas, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que deux protagonistes, qui ont objectivement épuisé les raisons de s'entretuer. Tout à la fin, la lourde mention répétée du coût financier des pélerinages parallèles des deux survivants à Rome et de leurs entrevues avec le pape renforce la perception de la transcendance que la saga nous communique. Par ailleurs, dans tout le texte, la symbolique demeure celle du fond païen mais, à part deux passages épiques sans doute recopiés d'autres sagas, les éléments de surnaturel ou de magie sont rares dans la saga de Njal, décoratifs, tout au plus malicieux ou prémonitoires, et l'influence de ces éléments sur les actes des uns et des autres est décrite comme imaginaire, quasiment comme l'aurait fait un observateur anthropologue de nos jours. S'il faut absolument y déceler des indices d'une fatalité d'arrière plan, c'est la fatalité de l'humain profond, pas celle des décrets de puissances occultes. Par sa forme et dans le contenu de son récit, cette saga ne ressemble pas à l'Illiade d'Homère ni aux oeuvres de J.R.R. Tolkien ni aux évocations de R. Howard, par exemple. Amateurs d'aventures épiques et de contes merveilleux, admirateurs de héros romantiques et de beaux sentiments, collectionneurs d'histoires édifiantes, passez votre chemin !

Pourtant, on se relève la nuit pour poursuivre la lecture de la saga de Njal... En plus de 300 pages, chacun peut trouver son compte.

feuilles1.jpg

Le message majeur de la Njal saga pour nous actuellement, c'est certainement celui du dangereux immobilisme de nos pauvres créations sociales, dont les pesanteurs rendent nos sociétés vulnérables aux affrontements à répétition. La saga des "temps reculés" nous expose pourquoi les pesanteurs responsables de cette misère criminelle ne peuvent pas être atténuées par un niveau de richesse matérielle ni par l'astuce des dirigeants ni, dans un autre registre, par aucun miracle fédérateur - et comment les pesanteurs peuvent s'en trouver même renforcées. Qu'il est illusoire de prétendre surmonter notre carence de création sociale en modifiant des règles du jeu dans un contexte d'organisation existante. Qu'on ne change rien non plus aux fondements pratiques d'une société ni à ses dérives en la plaçant telle quelle à l'ombre de grands principes ou de commandements transcendants. Que les époques paisibles sont rarement le résultat logique d'un accord raisonnable accepté par tous, mais plutôt l'effet d'une décision partagée, à caractère exploratoire ou carrément expérimental, pour éteindre provisoirement un conflit conventionnellement défini à un instant donné...

La saga de Njal nous offre un scénario parfaitement crédible de l'avenir d'une humanité quasi démocratique, dans des conditions insulaires meilleures que celles de notre planète, car l'Islande de l'époque n'est pas surpeuplée et à la voile on peut voyager vers d'autres terres d'accueil pour y projeter ses forfaits et ses rêves parmi des cousins culturels. La saga se termine bien... après que le pire se soit produit.

Interprétons encore autrement, dans notre actualité. La réalisation de nouvelles finalités concrètes dans une société humaine, ou encore de manière plus pressante, la préservation de finalités vitales dans des conditions nouvelles qui remettent brutalement en cause leur réalisation (exemple fournir aux particuliers l'énergie nécessaire à leur vie courante malgré l'arrêt des centrales à combustibles fossiles), imposent une innovation sociale "à la mesure des défis" en relation directe avec lesdites finalités. Et cette innovation sociale ne peut certainement pas s'implanter à partir de quelques discours officiels fondateurs, ni s'enraciner à partir de plans d'investissements assortis de dispositions réglementaires et fiscales. Même s'il ne s'agit jamais de changer toute la société alors qu'on vise des finalités limitées, ce ne sont là que des mesures techniques d'accompagnement de l'innovation. Dans le domaine social, le centre et le moteur de l'innovation sont situés dans la tête de chacun.

Dans cette optique, il est clair que le Web peut-être à la fois un facteur et un propagateur d'innovations sociales à condition de s'en servir spécifiquement en vue des seules finalités poursuivies (plutôt que l'inverse, à savoir par exemple interpréter les finalités par les fonctions d'une plate forme collaborative disponible ou pire encore, les assimiler à des thèmes de "communication"). Par le Web, on pourrait en particulier développer les relations directes entre particuliers dans le domaine du partage d'expérience et enrichir l'intelligence et la réactivité des relations entre particuliers et services publics, très au-delà des faux semblants à prétention universelle et bien mieux que les quelques sites précurseurs actuels. Il est pour cela indispensable de susciter et d'entretenir une forme adaptée de participation de chacun vers les finalités définies, d'où la nécessité pratique de communautés virtuelles constituées avec leurs propres conventions d'identité, d'expression, de partage, précisément en fonction de ces finalités.... Voir nos billets sur les tags identité, étiquette et société virtuelle notamment.

A l'opposé, tant qu'un marketing au ras des pâquerettes prétend nous imposer la vision d'Internet comme un réseau de diffusion de chaînes de télévision à haut débit, ou comme un distributeur de culture en débit instantané ou comme le canal magique des télécommunications étendues, nous restons bloqués dans des "temps très reculés" bien antérieurs à l'innovation du ting !

samedi 11 mai 2013

La tueuse troll, son génie hacker et leur quête d'identité

Ce billet puise son inspiration dans la série télé "Nikita", mais tout amateur de roman d'espionnage pourra s'y retrouver.

"Nikita" est une série télévisée dont les premiers épisodes ont été diffusés en 2010 sur le continent américain. C'est un remake de la série télévisée "La femme Nikita", elle-même inspirée du film "Nom de code : Nina", lui-même remake du film original "Nikita"...
Ce qui nous intéresse, c'est que "Nikita" est imprégnée de la philosophie de notre époque et en particulier de ses mythes concernant Internet et les hackers.

Niki1.jpg Résumons de quoi il s'agit. Nikita est le nom de guerre d'une fille perdue, condamnée à mort, officiellement exécutée et enterrée, discrètement récupérée par une organisation secrète, la Division, en vue de participer à des missions d'agent liquidateur. Nikita suit un entraînement à la dure dans une caserne souterraine pendant plusieurs mois, exécute des missions, gagne la confiance des dirigeants de la Division, accède au statut d'agent, sous identité bidon et vrai logement de surface. A la suite de diverses péripéties, dont l'élimination de son petit ami par la Division, Nikita prend le large et, bénéficiant d'une fortune détournée sur le butin d'une mission, elle entreprend sa vengeance et la destruction de la Division. Nikita gagne à sa cause d'autres agents ou employés de la Division. Elle parvient à faire échouer plusieurs missions, notamment grâce aux informations transmises par Alex, une fille qu'elle a sauvée de la drogue et de la prostitution et qui s'est infiltrée comme recrue dans la Division.

La série est visuellement superbe, le scénario de la première saison est explosif. Au cours de la deuxième saison, le personnage principal n'évolue presque plus, l'intérêt se déplace vers d'autres personnages récurrents, au cours de diverses aventures où l'on retrouve beaucoup de thèmes connus des séries d'espionnage et même de soap operas. Vers la fin de la saison 2, on ressent parfois la dérive congénitale des séries conçues par une équipe de scénaristes ou inspirées de romans rédigés en successions de "points de vue" (Game of Thrones) : les épisodes se chargent en émotions et en détails sensationnels alors que les conventions spécifiques au milieu décrit ne sont plus présentées comme des ressorts du drame mais comme des évidences métro-boulot-dodo imposées aux personnages et qui leur servent de prétextes à répétition. Le fil rouge de narration entre les épisodes devient inutile puisqu'on reste à l'intérieur d'un cadre figé (même si ce cadre demeure extraordinaire en regard de notre monde banal). Et, à l'intérieur de chaque épisode, l'intention vraie ou fausse des actes et des pensées n'est plus annoncée ni commentée par aucun artifice de repèrage à destination du spectateur. On assiste donc à une suite de reportages événementiels imaginaires où s'entremêlent la misère des destins individuels et l'opulence des folies humaines - ce qui peut être distrayant si on n'a rien de mieux à faire, comme par exemple sortir jouer à la balle avec le chien. Malgré cela, la qualité de la série "Nikita" est telle qu'elle mérite plusieurs visionnages.

Vers la fin de la saison 2 de Nikita, le tragique amoral de la saison 1 fait place aux idéaux de substitution les plus courus de notre époque : la violence et la manipulation comme ingrédients banals de l'action, le danger comme facteur d'excitation sexuelle, la domination de ses semblables comme objectif de réalisation personnelle, etc. Certes, on peut aussi trouver dans la saison 2 des manifestations de solidarité et de courage, mais elles semblent décalées au point que leurs protagonistes ne survivent que par une série de miracles, alors que, par contraste, le dernier épisode met en scène un Président marionnette, bien propre dans son costume impeccable, et pas vraiment dérangé par le rôle médiocre que les circonstances lui imposent.

Attention, les enfants... Le monde de Nikita est un monde de pantins et d'apparences, dirigé en sous main par des psychopathes persuadés de leur supériorité. Ces manipulateurs fous sont contrariés dans leurs combines par les activités des exclus regroupés autour de Nikita; leur orgueuil en prend un sacré coup et ils sont contraints d'arranger l'histoire pour surmonter l'affront. Lorsque nos héros en révolte se demandent comment un jour ils pourraient eux-mêmes "se ranger", on comprend pourquoi ils ne trouvent pas de réponse, ce n'est pas seulement pour que la série continue.

Niki2.jpg Heureusement, dans le monde de Nikita, le merveilleux occupe une grande place : c'est la magie d'Internet et le mystère du grand pouvoir du hacker !

Le hacker génial frappe à toute vitesse sur plusieurs claviers d'ordinateurs en parallèle. Il s'introduit à volonté dans n'importe quel réseau informatique de la planète, éventuellement via un canal satellite usurpé, en quelques minutes. Il fait apparaître sur son écran n'importe quel local, ville, réseau urbain.. du moment qu'il existe une caméra, une puce ou même un simple conducteur électrique dans le voisinage...Mieux encore, le hacker dirige les mouvements des équipes amies à l'intérieur d'un bâtiment ou sur le plan d'une ville, leur indique les positions des équipes adverses à leur poursuite, les oriente vers leur objectif ou vers la prochaine trappe d'évacuation... Bref, le hacker remplace avantageusement le sorcier qui voit tout dans sa boule de cristal. Et bien évidemment, nous avons un hacker blanc et un hacker noir.

Information pratique à destination des agences spécialisées : les téléphones mobiles s'avèrent presque aussi opérationnels que les puces de traçage incorporées dans la chair des opérateurs de terrain; de plus, ils sont plus faciles à mettre à niveau des dernières technologies.

De fait, Nikita est une tueuse troll. Pas du genre qui lance son attaque terminale comme un réflexe, sauf évidemment lorsqu'elle s'introduit directement dans le site central de la Division. Après une préparation minutieuse, elle apparaît auprès de sa cible sous une apparence fascinante, se donne le loisir d'examiner si elle peut la convertir au régime végétarien, sinon tant pis.

Dans la série Nikita, l'équivalent de l'Arme Suprême, ce sont des "boîtes noires", des mémoires portables d'accès protégé, dont le contenu crypté est censé révèler les commanditaires, les transations financières, la logistique préparatoire et même les vidéos du détail des opérations exécutées par la Division dans ses plus basses oeuvres. Le possesseur d'une boîte noire, à condition de parvenir à la décoder, dispose des informations pour compromettre ou faire chanter les puissants commanditaires des opérations secrètes exécutées au nom du plus grand Bien.

On peut faire semblant de croire au pouvoir des boîtes noires, mais nous savons pourtant que la puissance des "vérités qui tuent" est celle d'un pétard mouillé, que ces vérités soient dissimulées dans des boîtes noires ou disséminées dans le cloud ! Souvenons-nous des révélations de Wikileaks, sensationnelles sur le moment, mais dont les implications se sont réduites après quelques jours jusqu'au dérisoire. Non, dans un univers hypermédiatisé, les "vérités-événements" ne peuvent pas faire l'histoire. Tout ce que l'on peut espérer, si ces représentations événementielles bénéficient d'une mise en scène appropriée, c'est leur conservation en illustrations d'un article de portée générale sur notre époque et la manière d'y soulever les questions qui fâchent. Mais sur le fond, l'impact des révélations sera faible sur le moment, peut-être contraire à l'intention du dévoilement. Observons avec quel calme les actuels responsables de la fin de l'humanité, bien que toutes les prévisions à 30 ans annoncent cette fin et que beaucoup d'événements témoignent de la justesse de ces prévisions, persistent dans leurs orientations intéressées et leurs prétentions grotesques... Ce ne sont pas quelques hackers géniaux qui pourront nous sauver, non plus qu'une équipe de nettoyeurs Nikita, non plus d'ailleurs que des penseurs en chambre... Les questions de notre époque ne peuvent pas être abordées comme des problèmes de détail, elles requièrent l'instauration d'une nouvelle forme de solidarité humaine.

Au passage, commentons une réflexion mise dans la bouche de Nikita, citée de mémoire : "tout le monde porte un masque dans notre milieu et en change selon les circonstances, à tel point que l'on perd son identité". C'est une réflexion assez courante dans les séries d'espionnage. Elle paraît néanmoins stupide au premier abord quand on la comprend littéralement. En effet, l'identité d'un espion, n'est-ce pas justement son agilité à changer de masque selon les circonstances ? D'ailleurs, même le surfeur ordinaire sur Internet respecte un protocole différent selon le site qu'il visite et les interactions effectuées. En cela, il agit comme un espion, évidemment, sans risquer sa vie en cas d'erreur, mais il exerce à son niveau le même genre de souplesse. Et plus généralement, même si on n'est pas un espion, notre capacité à changer de masque selon les circonstances, n'est-ce pas la banalité de notre vie quotidienne, une condition de toute vie sociale ? On pourrait même dire que, pour les autres, la perception de notre identité personnelle se résume à la collection des masques que nous savons, bien ou mal, emprunter dans nos interactions avec eux.

Cependant, cependant, et en restant au niveau de ce qui peut être exprimé simplement... s'il existe un autre composant dans notre identité personnelle que l'identité faciale d'interaction en société, s'il existe un autre composant identitaire qui serait spécifiquement humain par rapport à l'animal ou par rapport à une hypothètique intelligence logicielle, ce serait peut-être notre capacité à changer de masque, non seulement pour nous conformer aux circonstances environnantes de l'instant, mais en vue d'une finalité. Alors, dans ce cas, la réflexion de Nikita n'est pas stupide, elle exprime son incertitude sur ses propres finalités ou la volonté de ne pas les révèler, ou son impuissance à l'exprimer, peut-être les trois. Dans tous les cas, sa déclaration traduit un déséquilibre profond. En effet, l'incertitude sur les finalités personnelles peut-être fatale si elle se maintient, et l'opacité du quant à soi peut s'ériger en prison mentale. Le roman "Un pur espion" de John Le Carré décrit précisément ce drame. Il se termine par un suicide.

Rassurons-nous : tout dans la série Nikita, le scénario, les personnages, leurs aventures, leurs compétences extraordinaires, tout est complètement invraisemblable. Mais les idéaux de ces personnages, leur imaginaire social, leur Web mythique, leurs illusions sur leur capacité à refaire le monde, les questions qu'ils se posent, c'est bien nous !

mardi 5 mars 2013

L'apprentissage du singe peut-il faire un homme ?

Miracle. Un auteur phénomène de l'édition, grand savant de l'informatique théorique, en février 2013 au cours d'une interview radiophonique sur une chaîne française nationale, reconnaît l'importance du raisonnement analogique. Les enfants apprendraient principalement par analogie (ou induction) plutôt que par déduction logique. Les animaux intelligents comme le chien auraient un mode de pensée analogique. Merci, Docteur Douglas Hofstadter, d'avoir à cette occasion déclaré que votre premier bouquin de 800 pages était un amusement de jeunesse, je peux maintenant avouer qu'il m'est tombé des mains directement à la poubelle.

Mais voici un bon sujet à développer tout autrement que cet auteur : l'analogie comme méthode naturelle d'apprentissage, comment et jusqu'où ?

Photo_099.jpg

Moi aussi, je vais en profiter pour raconter un peu ma vie, avec l'excuse que mon récit contient des aspects universels relatifs au sujet.

Les instituteurs d'école primaire du milieu du siècle précédent ne parlaient pas du raisonnement par analogie. Ils usaient de la répétition, avec l'autorité qui parvenait à forcer l'imprégnation. Je ne peux donc pas témoigner personnellement de la validité de la thèse concernant l'antériorité de mes capacités de raisonnement analogique sur mes capacités déductives. Mais je peux témoigner que le raisonnement déductif m'est apparu comme une évidence de la même force, mais sans plus, que les autres formes de raisonnement apprises à l'époque. Autrement dit, j'ai probablement assimilé le raisonnement logique par analogie. Plus tard, au cours de ma brève existence, j'ai constaté, suite à quelques déconvenues, que ma capacité de déduction logique souffrait de son origine en tant que forme apprise, car il fallait la reconstituer péniblement en fonction de chaque contexte d'emploi. C'est que, dans une vie professionnelle de scientifique ou plus modestement de technicien, donc au niveau de l'application pratique des méthodes, on perçoit nettement les contradictions entre les diverses théories en cours et même parfois les contradictions internes à chaque théorie de référence. Si "contradiction" vous paraît brutal, vous pouvez dire "décalage des domaines expliqués" ou "différence des prémisses" ou "divergence d'orientation du raisonnement", mais cela ne change rien : le raisonnement déductif ne fonctionne que très partiellement et localement, parfois même sous forte restriction mentale. En résumé, ma réalité professionnelle vécue est que nous ne vivons pas dans un monde de cohérence logique, même pas dans les domaines techniques.

A cet instant, j'entends déjà les trompettes et les tambours des défenseurs de la Raison et du Progrès, annonçant leur charge victorieuse contre mon relativisme destructeur - car il est bien connu que ce relativisme-là mène à la régression et au chaos, alors que seule la Raison peut nous protéger de la folie. De nombreux penseurs de notre temps et d'autrefois leur ont pourtant fait observer, à ces raisonneurs fanatiques, qu'ériger la Raison en absolu est un acte de foi peu compatible avec l'observation courante de leur propre pratique de la raison, que l'on peut admirer comme une institution comportementale, une étiquette de l'esprit en bonne société, mais sans rien de transcendant. De fait, les oeuvres de la raison restent conçues par des êtres sociaux dont les mentalités ont été élevées dans et imprégnées par les constructions de leur imaginaire social de naissance - cela n'a pas changé depuis les sociétés les plus anciennes connues - à tel point que certaines de ces oeuvres de la raison n'ont aucune conséquence pratique et qu'à l'inverse, d'autres exercent une telle emprise sur nos vies qu'elles peuvent nous conduire au suicide collectif. Dans le domaine des "sciences", les théories cosmologiques et les théorie économiques en sont des manifestations particulièrement illustratives. Mais abrégeons, car tout a déjà été dit sur la réalité de la raison (voir Feyerabend comme le plus flamboyant en épistémologie, mais aussi pas mal d'ouvrages d'anthropologues de terrain, peut-être même de certains philosophes et sociologues, en tous cas ne pas oublier Cornelius Castoriadis qui, à mon avis, les a tous dépassés). Et passons aux choses concrètes.

Il existe mille exemples de la vie courante pour témoigner à la fois de l'étroitesse du champ d'application du raisonnement strictement déductif et de sa dépendance de présupposés "toutes choses égales à vitesse constante par ailleurs". Par exemple : le remplissage annuel des feuilles de déclarations de revenus, la contitution de dossiers justificatifs d'investissements productifs ou d'aide sociale, l'élaboration d'une thèse universitaire, etc. La "raison" de chacun de nous se révèle alors comme un exercice d'intelligence consistant à satisfaire la "raison" supposée de l'autre, en vue d'un résultat supposé convenable dans l'harmonie des pouvoirs et des intérêts en jeu, telle qu'elle a été imprimée sur nos corps et dans nos esprits pendant notre éducation.

Donc, nos savants ont bien raison de s'interroger sur notre pratique de la raison humaine et sur son apprentissage, et spécialement dans un "monde moderne" sans équivalent historique, sur une planète toute petite en cours de rétrécissement.

Cependant, cette interrogation ne peut manifestement représenter qu'une minuscule avancée dans le désert qui sépare les découvertes d'après guerre (celle de 40-45) en informatique et les avancées des sciences humaines depuis lors. Ces disciplines ne se sont jamais rencontrées, alors que cette rencontre aurait certainement pu engendrer une liberté d'esprit bien utile pour surmonter notre temps de "crise". Tentons un tel rapprochement, en quelques lignes.

Photo_165.jpg Concernant l'informatique théorique, ce n'est pas en peinant sur les livres récents édités dans des collections savantes par des mathématiciens ou des logiciens, que l'on peut extraire une base de réflexion à caractère social. Je résume donc outrageusement deux des principales découvertes, pour faire comprendre de quoi il s'agit au-delà des formalismes :

  • tout ce qui est "computable" (autrement dit tout ce qu'on peut déduire logiquement ou calculer numériquement) peut l'être au moyen d'une machine de Turing (du nom d'Alan Turing, mathématicien anglais), en équivalence avec des créations mathématiques théoriques appelées fonctions récursives,
  • une machine de Turing ne peut effectuer que 3 actions : reconnaître un modèle (une suite de signes), recopier un modèle, y substituer un autre modèle.

La machine de Turing, présentée ainsi, est évidemment un engin de "raisonnement" analogique. Mais alors, quel pavé dans la mare des penseurs de quatre sous qui prétendent ergoter sur différents modes de "raisonnement" !

(Note. Ma machine de Turing de référence n'est pas "la" machine de Turing mais une machine équivalente, j'en laisse la démonstration aux matheux, sachant que cette démonstration existe depuis longtemps, environ depuis l'époque où l'on créa le lambda calcul et même un langage informatique au nom amusant, le Snobol, qui pouvait être considéré comme une incarnation conviviale de ladite machine).

Evitons les inepties d'assimilation abusive : une machine de Turing n'a pas d'autonomie, elle ne fait qu'exécuter un programme, on ne peut donc rien inférer de ce qui précède sur le fonctionnement interne de l'intelligence humaine. En revanche, osons la question inverse : en quoi certains êtres humains diffèrent-ils extérieurement d'une machine de Turing (convenablement maquillée) exécutant un programme de... singe évolué ?... Alors, MM. les penseurs installés, plutôt que de discourir indéfiniment sur la nature humaine, la récursion et l'infini, la pensée analogique et la raison déductive, etc peut-être devriez-vous envisager enfin de reconnaître en l'homme l'animal, en l'animal la machine, et d'en approfondir les conséquences pratiques. Au physique et au mental. C'est ce que font la médecine et d'autres disciplines pratiques depuis toujours dans leurs domaines.

En définitive, ce qui est propre à l'être humain, si on en reste aux évidences terre à terre, c'est sa capacité de création sociale : création d'imaginaires communs, de règles de répartition et de comportement, etc. A l'opposé des affirmations niaises ou très concrètement égoïstes des touristes de passage "tous les gens sont partout pareils", la réalité serait bien plutôt que la diversité des sociétés humaines est considérable, au point que le passage de l'une à l'autre équivaut à une renaissance individuelle. Lisez par exemple "Les non-dits de l'anthropologie" par Sophie Caratini (Editions Thierry Marchaisse, réédité en 2012); ce livre relate avec humour et dérision comment se construit un destin d'anthropologue; le livre devient poignant dans sa description des affres de l'auto transformation à réaliser par l'anthropologue sur le terrain, comme une initiation à rebours pour se défaire de ses schémas personnels de pensée et y substituer ceux de la population étudiée en vue de pouvoir ensuite nous les rendre accessibles par un processus littéraire de restitution - traduction. Si vous hésitez devant ce genre de livre "parce c'est des histoires de sauvages", lisez donc le délicieux "Cultural Misunderstandings, the French American Experience" de Raymonde Carroll (The University of Chicago Press, 1988, mais le bouquin doit exister quelque part en français, sa langue originale). Dans la lancée, profitez-en pour (re)parcourir les ouvrages de démographie d'Emmanuel Todd, par exemple "l'Invention de l'Europe" (Editions du Seuil, 1996), où l'auteur réussit à expliquer une partie des différences régionales de mentalité au début du 20ème siècle par les différences des structures familiales, et trouvez sur le Web les résumés de ses écrits plus récents où il constate la persistence des mentalités locales malgré la quasi-disparition des systèmes familiaux (pour cause d'urbanisation), preuve que l'imaginaire social se transmet très tôt dans l'enfance, sans doute en partie avant le langage, et dans les multiples plans des interactions sociales...
Photo_166.jpg

Alors, puisque nous devenons si savants de nous-mêmes, où en est la médecine des sociétés humaines ? Malheureusement, on ne peut répondre que par une autre question : qui oserait encore appeler sociologie cette médecine à créer, alors que c'est son nom et sa vocation d'origine ? Autre manière plus malicieuse de poser la même question : peut-on tout ramener à la lumière (plus crûment, doit-on tout étudier dans le cadre d'un affrontement militant) de constructions intellectuelles modernisées du 19ème - début 20ème siècle réputées universelles - genre lutte des classes contre libéralisme ?

L'absence d'une médecine des sociétés humaines ou, si on préfère, le manque de reconnaissance pratique des tentatives de réponses proposées, devient gravissime dans notre univers clos. Le besoin d'une capacité de diagnostic et surtout de traitement à l'échelle des mentalités sociales devrait paraître chaque jour plus urgent à mesure que s'épuisent nos illusions dorées de pillards marginalistes et à mesure que les dialogues culturels entre les "civilisations" se théâtralisent vainement faute de projets autonomes et d'un maillage pertinent desdites "civilisations". Il devrait être évident qu'un préalable serait d'induire un degré suffisant de libération mentale des individus pour les rendre capables de mettre leur propre imaginaire social en cause, au moins partiellement, en face d'un autre imaginaire reconnu comme tel. Il y eut une époque où des gens ont créé la philosophie justement pour cela. Qu'en faisons-nous ?

La grande entreprise humaine des quelques dizaines d'années à venir, devrait être la création d'un imaginaire social universel consacré au dialogue entre les personnes de diverses mentalités, autrement dit aux interactions sociales entre individus de sociétés différentes - précisons puisqu'il le faut peut-être pour prévenir une objection bien pensante : universel est à prendre au sens de commun à tous, non totalitaire, donc sans visée d'anéantissement ni de substitution de l'existant, mais sachant qu'il y aura tout de même un effet en retour sur cet existant. Dès le départ, sans se perdre dans la théorie, sans viser une perfection inatteignable, il sera indispensable de mettre ce nouvel imaginaire commun en musique. Pas à cause de l'urgence, mais afin d'apprendre des uns et des autres, et de pouvoir peu à peu améliorer une invention commune à la mesure de l'humanité, sans refaire l'expérience de la tour de Babel (en cours par ailleurs).

Constatons, en effet, que les seuls éléments actuels d'une société universelle concrète sont quelques institutions et organismes internationaux de finalités conflictuelles, des projets humanistes en développement indéfini ou en déshérence comme l'esperanto, et par dessus tout, le business mondial démultiplié par la grâce de sa langue véhiculaire, et par un système médiatique d'asservissement mental nourri par le Web. Peut-on "raisonnablement" se satisfaire de cette situation et de ses perspectives ? Comment ne pas voir qu'il faut inventer "autre chose", maintenant ou jamais ?

Conclusion : appel, pour commencer et à titre d'exercice, à la création de véritables sociétés virtuelles sur le Web - voir billets antérieurs, y compris ceux concernant la création d'une étiquette universelle, merci.

vendredi 30 novembre 2012

Pour une révolution quantique de la société binaire

1/ Spéculations scientistes contre vraies priorités

Des personnalités, astronautes, physiciens prix Nobel, etc. nous disent, en réponse aux questions des journalistes ou à cette occasion, que les découvertes scientifiques des 50 ans à venir nous ouvriront des possibilités actuellement impensables, mais dont ils savent pourtant nous donner un avant goût. Typiquement, il s'agit d'une colonisation de l'espace, de super calculateurs, de la prolongation de la vie en bonne santé ou d'autres merveilles.

La réalité demeure que les "grandes" découvertes scientifiques ont toujours eu pour effet de renforcer l'empreinte de l'espèce humaine sur la planète et encore auparavant, d'augmenter la variété et la puissance des arsenaux destinés aux guerres entre les humains. Il est donc à craindre que les spéculations enthousiastes à propos de découvertes futures ne relèvent, dans le meilleur des cas, de la mauvaise science-fiction, celle des rêveries ramollissantes.

Nous avons d'urgence besoin de découvertes dans deux domaines de recherche :

  • comment maîtriser la connerie, plus précisément celle des sociétés humaines
  • comment réduire la nuisance de l'espèce humaine sur notre planète.

Il existe dès maintenant des solutions. Elles sont soit plutôt désagréables à envisager (genre empire mondial, restriction autoritaire des naissances, affectation de chacun à un destin laborieux, etc.), soit très dépendantes d'un progrès préalable dans le premier domaine (par exemple, l'agroécologie ne se répandra pas sans un sursaut d'intelligence collective, ou après un cataclysme pédagogique).

Justement, dans ce blog, notre espoir est d'ouvrir un champ de solutions concernant le premier domaine...

2/ Contre sens de la société binaire démocratique moderne

Dans un billet antérieur, nous avons caractérisé sommairement la tendance binaire de notre société d'opulence.

Vic_b.jpg C'est une société de décantation au long d'une échelle de mesure unique, graduée en niveaux de pouvoir financier. En l'absence de tout apport extérieur, ce système serait animé seulement par des accidents ou du fait des imperfections de son mécanisme séparateur. La reproduction des "élites" fortunées de génération en génération n'est plus une thèse, mais un mode de gouvernance. Les fondations d'équité sociale minimale, péniblement établies dans plusieurs pays à la suite de souffrances et de révoltes (sécurité sociale, bourses aux étudiants, salaire minimum, assurance vieillesse,...), sont minées par le contre sens des complexités calculatoires selon les mérites de chaque cas individuel, et rognées dès lors qu'un modèle comptable faussement universel assimile leur besoin de financement à une charge de dépense comme les autres.

Concernant nos gouvernements, l'actualité nous montre à répétition le mensonge à nous-mêmes qu'est devenue la démocratie représentative et la vanité des processus électoraux dans nos sociétés stratifiées puisque nous élisons toujours les mêmes, leurs familles et leurs affidés. On constate partout dans les démocraties rondelettes, à l'échelle des nations comme à l'intérieur de groupes plus restreints, à quel point l'expression "élection démocratique" recouvre une trahison de la démocratie. En l'absence de débat sur les finalités, c'est évidemment toujours la force brute qui gagne - c'est à dire le pouvoir de l'argent et la violence de la tromperie -, surtout ces derniers temps par l'instrumentation des medias et le perfectionnement des techniques de communication - que l'on appelait autrefois réclame et propagande. La multiplication des enquêtes d'opinion destinées aux puissants, ou plutôt les sournoises manipulations qu'elles recouvrent, est le signe de l'isolement de la classe supérieure, mais aussi de la requalification des électeurs comme simples consommateurs de démocratie.

Dans nos vieux pays d'Europe, la contestation des politiques de soumission aveugle aux dogmes comptables est devenue inaudible à l'intérieur des instances représentatives; les manifestations bruyantes sur la place publique et les actes d'extrême démonstrativité sont les seuls à intéresser les employés intermittents du spectacle et leur clientèle excitée de zombies crétinisés. De toute façon, chacun ne pense qu'à s'en tirer au mieux pour son propre compte : "avec mon réseau de connaissances et comme je suis malin et sympa, j'aurai des trucs pour détourner le système à mon profit personnel"... Pauvre société démocratique, que celle du fric, des gueulards et des petits malins. En conséquence, il semble de moins en moins abusif que tant de régimes oligarchiques, mafieux, ou carrément dictatoriaux puissent se prétendre démocratiques, tandis que le niveau de gâchis intellectuel de nos instances et administrations centrales est devenu tel que l'on ferait une belle économie en les faisant remplacer toutes par un seul cabinet comptable de quelques dizaines de personnes, avec l'effet secondaire d'annuler la fréquence des changements de réglementations incohérentes subies par la population et d'arrêter les singeries de la gestion indicielle, comme s'il suffisait de bouger quelques leviers de commande au sommet pour "gérer" une nation. Le vide de finalités, mal dissimulé par l'abondance de discours creux bourrés de référence à nos "valeurs", deviendrait alors insupportable.

Moutonss.jpg Et quelle minable image de la société de la connaissance que celle de millions de moutons connectés à Internet, bénéficiant d'un libre accès à "tout le savoir du monde", mais tétanisés par d'incessantes incitations pusillanimes, maintenus dans l'incapacité de maîtriser collectivement un monde virtuel qui pourrait d'une quelconque manière représenter une alternative au "système".

Dans les 50 ans à venir, ce "système"' de la domination humaine est foutu, tout le monde le sait, du simple fait que son autonomie est une simplification obscène, que ce "système" dévore gratuitement les autres espèces et la planète, tout en prétendant un jour doctement valoriser l'irrécupérable et les disparitions qu'il aura provoquées. Nos modèle économiques de croIssance muteront peut-être en modèles économiques de rationnement. Peu importe. Tous ces modèles sont des modèles de guerre contre la planète et contre nous-mêmes; ils nous conduiront à une régression de civilisation, puis à une forme d'esclavage, immanquablement, mécaniquement, par le seul jeu de forces physiques et sociales qu'ils sont incapables de représenter. Vous préférez sans doute lire les discours humanistes étalés sur de belles pages par des professeurs bien rémunérés. Nous aussi. Mais trop souvent l'humanisme sert de justification au commerce criminel des destructeurs de la planète et décore le mépris de nos semblables que nous estimons indignes du progrès humain ou inaptes à l'appréciation des avantages que nous nous réservons.

Nous devons constater que dès à présent, nos "valeurs" ne valent déjà plus un clou. C'est donc en rapport au pire à venir qu'il faut raisonner maintenant, pour tenter d'y échapper.

Il n'est pourtant pas bien difficile d'imaginer comment nous extraire de l'actuel "système" mortifère et nécrosé ! Il suffit d'oublier les discussions de salon, les théories épuisées, les rêves publicitaires...

3/ Analogie quantique d'une révolution sociale

Par exemple, inspirons-nous d'une analogie quantique, par l'introduction volontaire et maîtrisée du hasard et l'acceptation de la non linéarité, dans au moins trois domaines cruciaux étroitement reliés :

  • le gouvernement "démocratique"
  • la carrière "professionnelle"
  • la formation de base et l'apprentissage

Comme finalités premières, prenons simplement l'insertion des gouvernants dans la société et la capitalisation continue des compétences individuelles et collectives. C'est tout de même ambitieux, car ce sont des finalités fondamentales d'une vraie démocratie, si l'on transpose à notre époque l'expérience d'origine (Solon, Grèce antique). Remarquez au passage l'absence des mots "valeur" et "gestion", merci. Et maintenant, nous allons bien sagement dynamiter par la pensée une grande partie de nos dogmes et institutions pour une vraie révolution - pas seulement pour un changement du personnel de direction et du discours majoritaire comme dans les révolutions traditionnelles.

Principes d'un gouvernement démocratique quantique

  • Election d'une partie significative (par exemple, au moins les 4/5ème) des gouvernants exécutifs et des corps législatifs par tirage au sort dans la population ayant réussi un examen probatoire de formation de base (équivalente au BEPC ou au certificat d'études d'autrefois, à savoir lire écrire compter et suivre un raisonnement)
  • Apprentissage préalable d'une année avec examen probatoire final pour chaque élu avant son entrée en fonction, possibilité de renonciation avant ou en cours de la période d'apprentissage
  • Tutorat de chaque élu par au moins 3 ex élus pendant son apprentissage puis pendant sa période en fonction, tutorat consacré exclusivement à la transmission de compétences concernant le mode de vie d'élu responsable et l'aide à la résolution de difficultés pratiques
  • Aucun mandat renouvelable et jamais de cumul de mandats dans diverses instances

NB. La mise en pratique de ces principes sera moins coûteuse et plus rationnelle que l'actuelle pseudo formation a priori et à n'importe quoi, par des écoles et universités élitistes, de la masse des adolescents issus de familles favorisées, prédestinés à se partager ensuite tous les postes dirigeants et carrières financièrement prestigieuses, partout et à vie, avec l'apport de quelques arrivistes tarés, pour finalement se mettre tous aux ordres rémunérés de lobbies de puissances financières obtuses, par veulerie ou par conviction mais surtout par incompétence crasse et par indifférence cultivée au monde des poussières d'âmes qui puent la sueur, qu'ils ont appris à traiter par des statistiques et des analyses factorielles, tandis que l'annuaire de leur propre petit monde tient dans un seul gros livre. Par ailleurs, on économisera évidemment toutes les dépenses des campagnes électorales, et on s'allègera des amas de mensonges et de sottises proférés dans ces occasions.

Principes de carrière professionnelle quantique

  • Formation de base suivie d'un examen probatoire
  • Pas plus de 5 ans dans une entreprise ou une organisation donnée, mais au moins 1 an
  • Tirage au sort de la destination suivante (parmi les postes libérables ou nouveaux offerts en entreprises ou organisations, dans l'administration, dans l'artisanat et les services, à tous niveaux hiérarchiques, dont les postes de gouvernants et des corps législatifs)
  • Apprentissage avant chaque poste, de durée adaptée selon la nature du poste à tenir et le bagage du postulant, tutorat avant et pendant chaque poste, possibilité limitée de désistement, possibilité d'affectation en tant qu'enseignant d'apprentissage pendant 1 an,...
  • Niveau de rémunération de base confortable et identique partout en mode quantique
  • Possibilité d'abandon du mode quantique, obligatoire en début de carrière, pour une carrière traditionnelle après 5 postes, par exemple en vue d'atteindre l'excellence dans un métier ou un art choisi

NB. Une carrière quantique se distinguera du type de carrière actuel dans une armée ou dans une congrégation religieuse par deux éléments importants : l'absence de "rationalisation" de carrière (dont on économise l'administration), et en conséquence une "progression" de carrière par l'accroissement personnel de compétences et la contribution à la capitalisation collective de ces compétences plutôt que par le niveau hiérarchique atteint à la fin d'une carrière individuelle. Il va de soi qu'il devra exister un instrument d'échange et de capitalisation des compétences entre les personnes en carrières quantiques (et les autres), en plus de diverses formules d'apprentissage et de tutorat à distance, ainsi qu'une logistique adaptée notamment pour le logement des "quantiques"... Les conséquences sur l'évolution, par rapport à l'état présent, du fonctionnement d'une entreprise ou d'une organisation peuplée d'une proportion importante de "quantiques" seront considérables, pas au plan de la discipline et la hiérarchie, mais par les possibilités de développement par projets en parallèle du fonctionnement traditionnel, en fonction des compétences disponibles. Evidemment, il faudra accepter qu'"être chef" peut être un métier provisoire qui s'apprend comme un autre, avec sa discipline et ses méthodes précises en fonction de tâches définies dans chaque contexte pratique.

4/ Et maintenant, que faire ?

Nos experts du court terme proclament : "compétitivité", "flexibilité", "dynamisme des carrières", "valorisation des compétences", "croîssance", "liberté individuelle", "développement personnel", "respect de la personne humaine", "utilité sociale", "société juste", "révolution citoyenne"... ? Notre esquisse "quantique" soustend évidemment d'autres définitions de ces termes que leurs belles définitions livresques, mais certainement pas moins précises en regard de nos finalités choisies.

De toute façon, avec ou sans vraie révolution de type quantique, les décisions à prendre pour arrêter la dégradation de la planète et la glissade vers une période d'extermination partielle obligeraient certainement à faire évoluer nos "valeurs" encore plus, et encore plus vite. Autrement dit, nous sommes mentalement accrochés à de mauvais points fixes, et de plus, ces points ne sont pas fixes. Nous pouvons donc jeter à la poubelle une masse de fadaises, et arrêter d'écouter ou de lire les productions carcérales générées par les automatismes ancrés sur ces points fixes. Autrement dit, il faut souhaiter que nos valeurs du futur naissent de nos finalités choisies, qui seront provisoires, et que nous ne resterons pas cramponnés à des valeurs historiques dont on peut constater la péremption et, pour certaines d'entre elles, l'égarement du sens et la nocivité depuis plusieurs décennies.

Mouette.JPG Terminons par quelques considérations sur la facilité d'une transition vers une révolution quantique. En effet, ce que nous décrivons comme une carrière quantique ressemble fortement, pour des jeunes, à un service civil obligatoire, que chacun pourrait choisir de continuer ou non, pour une carrière analogue à celle d'un consultant de terrain. Ce que nous décrivons très sommairement concernant les instances gouvernementales quantiques, pourrait se réaliser dans un premier temps par la création d'une chambre supplémentaire ou plutôt par la reconversion d'une des chambres des régimes bicaméristes, avec des conditions de réussite qui dépendraient alors largement du contexte et de l'histoire. Mais ce serait déjà un premier pas et peut-être un acte préliminaire indispensable que de fonder l'institutionnalisation et la publicité des sondages d'opinion, avec une délimitation du champ et de la nature des questions ainsi que la définition d'exigences sur les méthodes d'échantillonnage et d'estimation. L'emploi de réseaux numériques pour des consultations populaires serait en revanche purement instrumental.

Il demeure qu'aucun ferment de révolution sociale "quantique", aucun bouleversement majeur dans ce sens, n'aura d'effet en l'absence des finalités qui le porteront. Au contraire, une révolution chaotique ouvrirait comme d'habitude sur une forme d'oppression et de terreur.

Notez que les mots "responsabilité, "république" et "bonheur" n'ont jamais été cités dans ce billet. Il ne s'agissait pourtant que de cela, et, bien entendu, de notre dada, à savoir le projet d'un Web alternatif pour la transmission des compétences. Ce qui nécessite la création de sociétés virtuelles spécialement constituées pour nous affranchir de réflexes sociaux hérités du fond des âges et nous libérer d'une pseudo culture dominée par un romantisme animal de quatre sous (en monnaie locale), même et surtout lorsqu'elle est habillée de scientificité.

lundi 19 novembre 2012

Science-fiction, expérience d'avenir

La bonne science-fiction est celle qui explore des hypothèses, même peu crédibles, pour aborder nos questions fondamentales du moment. C'est un exercice d'influence sur l'avenir.
La mauvaise science-fiction est celle des réponses niaises à des questions mal posées, celle de la fuite dans les rêves féériques et les fantaisies délirantes, celle des destinées héroïques guidées par une puissance transcendante. C'est une pure exploitation du présent.

Il faut reconnaître le mérite particulier des auteurs, producteurs, scénaristes, acteurs de science-fiction... qui tentent de nous offrir plus qu'une distraction sensationnelle.

La série Battlestar Galactica (Universal Studios, 2003) est de ce point de vue remarquable, en dépit de son titre. L'oeuvre déborde largement le cadre de la relation d'un affrontement épique dans l'espace entre des humains en fuite devant la révolte de leurs créations artificielles, les cylons. L'un des principaux éléments d'originalité de cette série est la parfaite intégration de certains cylons à la communauté humaine, aspect et comportement, au point qu'ils ignorent eux-mêmes qu'ils sont des machines. Au-dela des ressorts scénaristiques que cette invention permet, les intentions originelles des concepteurs de la série Battlestar Galactica étaient bien de provoquer nos certitudes sur le propre de l'homme, sur le bien et le mal, de remettre en question nos structures sociales et individuelles, la démocratie, l'économie, l'amitié, la fidélité, l'amour.... C'est de la bonne science fiction. Rien n'empêche de la regarder avec des yeux d'enfant, rien n'empêche de n'y voir que les péripéties résumées dans les présentations encyclopédiques, rien n'empêche de ressentir les émotions des personnages de roman-photo et de s'intéresser à leurs éructations de poivrots galactiques en prolongation dérivante, mais cette série mérite bien plus que cela, malgré quelques défauts de détail dans la logique interne du scénario.

La comparaison de Battlestar Galactica 2003 avec la première série Galactica réalisée en 1978 sur le même scénario d'ensemble, où les cylons apparaissaient comme des robots intelligents mais lourdaux, manifeste l'émergence de notre grande peur existentielle de l'an 2000, à savoir la découverte que l'homme aspire à la machine, en conséquence de son incapacité à organiser collectivement ses finalités. Cette découverte est abondamment commentée par ailleurs dans notre blog. La série Battlestar Galactica peut être considérée comme une illustration de cette démission et de cette aspiration.

Battstar_4.jpg Dans Battlestar Galactica 2003, nous sommes évidemment placés du côté des humains (parmi lesquels sont dissimulés quelques cylons indétectables). Mais ce sont bien les défauts mécaniques et les imperfections animales des humains que l'on nous décrit, les comportements automatiques d'émulation et de rivalité, les réflexes naturels de meute dans les instances représentatives, les fonctionnements irrationnels (imprégnation par des songes prémonitoires, emprise d'intuitions transcendantes, folies compulsives) et l'immersion dans les affects. La série évite plusieurs pièges conclusifs de la mauvaise science-fiction, dont celui du voyage initiatique en vue d'une transfiguration. Dans le contexte, la suggestion d'un "deus ex machina", maître parcimonieux de paradoxes quantiques, peut être considérée comme une pirouette ironique. Il faut tout regarder au second degré, y compris les épisodes terminaux d'apparence spécialement pathétique... Bravo !

Et maintenant faisons un voeu... Que des experts constitutionnalistes veuillent bien se pencher sur cette série afin de nous proposer un nouveau type de gouvernement démocratique adapté aux temps à venir et à notre niveau de civilisation technique ! Car nous serons bientôt dans une situation similaire à celle du Battlestar Galactica, plutôt à l'étroit sur notre petite planète bien particulière dans notre système solaire, invités à partager des ressources en voie d'épuisement avec des semblables très différents au plan culturel et avec lesquels nous partageons des souvenirs sanglants et un héritage de mépris haineux les uns envers les autres. Il serait fou de rechercher notre avenir uniquement dans des relectures de l'histoire, notre époque est singulière. Il serait naïf d'ignorer les réalités humaines que nous renvoient les sciences. Nous sommes contraints à la science-fiction.

samedi 13 octobre 2012

Non à la société binaire, pour le développement du collectif

La société humaine du Web actuel, c'est une société binaire, celle de l'individu isolé dans un univers hypercomplexe et puissamment prescripteur, à la recherche perpétuelle de liens signifiants avec d'autres individus isolés. Dans ce type de société, les mouvements sociaux se réduisent aux effets de masse (voir Elias Canetti, Masse et puissance, Gallimard 1966). L'action individuelle tend à se réduire à la recopie / substitution.

Le modèle de la société ultralibérale est lui aussi une société binaire (explications plus loin).

Faut-il voir dans cette convergence générale vers la société binaire, une conséquence du monothéisme puis de la révolution scientifique, dans une vaste perspective historique qui en expliquerait les causes naturelles ? Non, cela ne tient pas. Les Grecs antiques, auxquels on attribue la création de la logique formelle, nous semblent imprégnés d'une culture notoirement polythéiste et superstitieuse. La démocratie fut créée de l'intérieur d'une économie fondée sur l'esclavage. La mécanique quantique a surgi en pleine période de foi dans la continuité du progrès scientifique, provoquant une rupture pour le moins étrange dans la science physique. Faute d'une explication historique évidente de notre société binaire actuelle, il faut prendre le risque de la création d'un imaginaire mental capable de nous en sortir. Ce n'est pas si difficile. De toute évidence, l'humanité n'a pas toujours vécu dans une société binaire. Et, même à l'intérieur d'une société binaire, des individus ont su localement y échapper et faire prévaloir leurs découvertes. Actuellement, la "révolution" numérique est un extrême gâchis social, alors qu'elle nous offre pourtant le potentiel pour nous extraire de la société binaire.

FB_HIST.jpg

Existe-t-il une thèse rapprochant les ouvrages de Fernand Braudel, historien architecte des trois temps (le temps géo-écologique des civilisations, le temps long de l'histoire, le temps de l'événement), avec par exemple l'essai révolutionnaire de Cornelius Castoriadis sur L'institution imaginaire de la société (Editions du Seuil, 1975, Collection Points Essais), et avec les écrits récents des anthropologues ? Si cette thèse existe, on peut malheureusement parier qu'elle reste empêtrée dans les disputes du siècle dernier, par exemple, pour déterminer en quoi le modèle marxiste serait meilleur dans le domaine prédictif que le modèle libéral, ou inversement. (NB. A l'inverse de cette démarche traditionnelle, la première partie de l'essai de Castoriadis est une critique du marxisme, mais peut aussi être lue comme une critique du capitalisme).

Voici donc, à titre gratuit et faute de mieux en quelques lignes (sinon il faudrait des centaines de pages), une proposition d'ouverture intellectuelle vers un dépassement de la société binaire par le renouvellement d'un imaginaire social universel.

Vision "qui nous sommes". Les temps de l'histoire sont imbriqués, en cercles concentriques plutôt qu'en strates poreuses. L'être humain est lui aussi une créature imbriquée dans sa structure et son fonctionnement; il inclut une machine et un animal plus autre chose qui fait son humanité, en liaison avec les composantes machinales et animales, par définition. Toute société humaine est elle aussi, par nature, une création imbriquée en cercles concentriques : chaque personne ou groupe humain y possède un espace d'autonomie (appelons-le "liberté"), à l'intérieur de collectivités porteuses de règles et de projets choisis, à l'intérieur d'un univers de contraintes (appelons-le "souveraineté").

Vision "que faire ?". Ce n'est pas l'expansion de notre "liberté" d'autonomie qui nous fera sortir de notre société binaire actuelle, c'est le redéveloppement en nombre de collectivités raisonnées, locales, provisoires mais cohérentes en finalités. Car le modèle ultralibéral tout économique, notre référence présente, tend à remplacer toute forme de collectivité par l'entreprise, ce qui isole chaque individu dans le jeu des forces souveraines, et provoque l'étouffement de tout intérêt collectif qui ne peut être mis dans le champ du business. Au niveau de la société globale, l'imaginaire MS, celui de la Massive Subsidiarity, modèle à 2 couches stratifiées, doit laisser place à l'imaginaire IC (Interactive Communities) modèle à 3 couches concentriques favorisant la couche du milieu, celle des collectivités d'intérêts collectifs à objectifs concrets. Qui osera nous dire que les défis de notre avenir humain, désormais barré à l'horizon de 50 ans, ne requièrent pas la refondation de l'intérêt collectif, et pas d'un intérêt collectif abstrait (genre "paix sur la terre") mais d'un intérêt collectif de la vie courante ? Sinon, nous allons tout droit vers des types de sociétés binaires frugales autoritaires sur le modèle de l'Egypte ancienne après une période préalable d'extermination de masse, très probablement sans que jamais Internet ne s'arrête ni les réseaux de téléphones portables, car ils accélèreront les processus et outilleront les pouvoirs dominants, comme ils font déjà.

En vue d'un approfondissement des orientations proposées et surtout en vue de leur mise en pratique sur le Web aux fins d'échange et de transmission de compétences individuelles entre des personnes contribuant à des objectifs partagés, on trouvera dans ce blog et dans l'ouvrage de référence (sur la transmission des compétences individuelles, sujet crucial de la survie sociale, voir lien Essai sur un Web alternatif) d'autres idées raisonnables, concernant notamment :

  • la constitution formelle de vraies sociétés virtuelles à finalités,
  • une étiquette universelle de dialogue coopératif entre des personnes,
  • des propositions de réponse aux questions "comment se raconter soi-même", "à quelle histoire commune se rattacher", etc


Notes et compléments ponctuels sur la modélisation sociale proposée

  • En simplifiant, on peut distinguer des collectivités de protection (elles maintiennent des barrières mentales pour résister aux effets de la puissance hypercomplexe de la "souveraineté") et des collectivités de projet (elles oeuvrent à la concrétisation de leurs objectifs). Il est clair que les unes et les autres sont des digues contre la "souveraineté", mais qu'à partir du moment où ces digues sont consolidées par habitude et que l'on estime ne plus avoir besoin de savoir pourquoi ni comment on les a construites, ces collectivités fossiles s'agglomérent de facto à la "souveraineté" et alors on revient à la société binaire.
  • La paresse, l'animalité, la virtuosité d'adaptation précipitent vers la société binaire.
  • La complexité non maîtrisée précipite vers la société binaire; encore plus son habillage par des croyances.
  • La société binaire est robuste, on ne peut nourrir aucune illusion sur la possibilité de son évolution naturelle.
  • La sous-estimation des capacités de la machine humaine, en tant que vraie machine informatique dotée seulement des capacités de recopie et de substitution, sert les politiques de mépris de l'être humain.
  • Notre temps exigerait que l'on puisse être collectiviste sans être marxiste; plus précisément, la création de nouvelles formes de propriété collective et de gestion collective devraient être les priorités des priorités de notre temps ! Ces entités sociales collectives et les questions associées ne sont pas des abstractions, en considération par exemple des biens communs de nos villes et régions, et des problèmes de cohérence dans le temps et l'espace que posent leur construction et leur évolution en rapport à des finalités communes locales et encore plus à grande échelle, par exemple pour la maîtrise des consommations d'énergie.
  • Le modèle CHOP que nous avons proposé par ailleurs pour représenter l'individu en interaction sociale est lui aussi, évidemment, un modèle imbriqué (le O est pour Oignon). On peut établir un parallèle entre les 4 niveaux de ce modèle CHOP et le modèle IC à 3 cercles de la société, par la mise en relation des niveaux "interfaces sociales" et "projets" avec les cercles "liberté" et "collectivités de projet". Tout se tient.

Espérons qu'il n'est pas trop tard.

lundi 1 octobre 2012

Comment peut-on ne pas aimer Facebook ?

L'ouvrage collectif "J'aime pas Facebook" vient de sortir en France (collection Manuels Payot). Honnêtement, au plan de la forme, nous préférons le premier ouvrage d'Ippolita publié en France, "Le côté obscur de Google", plus directement accessible. En effet, une partie de l'ouvrage sur Facebook ressemble à une thèse de sociologie. Espérons que pour beaucoup de lecteurs, ce sera un avantage.

Facippo.jpg

Voici les principaux points de convergence avec le contenu de notre modeste blog :

  • l'histoire de la gestation et du développement de Facebook est un maquillage en version universitaire - entrepreneuriale d'une réalité comprenant d'importantes contributions non comptabilisées,
  • la plate forme Facebook apporte zéro innovation technique, ce n'est qu'un emballage de composants existants,
  • le gaspillage énergétique de l'architecture centralisée est énorme en comparaison d'une architecture en noeuds fédérés (par exemple),
  • la gratuité n'est qu'apparente, l'utilisateur est soumis à un ciblage publicitaire; pour ce faire, ses données et son comportement sont recueillis, analysés pour améliorer ce ciblage,
  • le réseau social contraint ou incite chacun au maximum de transparence sur sa personne, ses goûts, ses choix, etc.
  • dans ces conditions, la contribution du réseau social aux mouvements révolutionnaires récents est évidemment surfaite, par rapport, par exemple, au simple téléphone portable
  • le réseau social n'est pas une nouvelle société, c'est un théâtre en agitation chronophage où chacun se donne à voir en conformité à son profil, et réciproquement.

En comparaison, notre blog diffère ou apporte des éléments supplémentaires sur les principaux points suivants :

  • l'utilisateur d'un réseau social ne doit pas être considéré comme la victime d'une tromperie qu'il suffirait de dénoncer pour qu'il se pose des questions et se révolte; non, l'utilisateur reste totalement volontaire, véritablement et humainement en pleine conscience; le scandale n'est pas que l'homme soit un animal, c'est qu'il aspire à la machine - et ceci, par construction;
  • le risque de manipulation de l'utilisateur d'un réseau social ne se manifeste pas seulement par une pression publicitaire ciblée, mais par l'asservissement mental à la propagande diffusée à travers l'ensemble des media d'une manière bien coordonnée par un gigantesque système d'observation et d'influence des comportements; les adhérents des réseaux sociaux sont les premiers à restituer naïvement l'impact des messages diffusés par diverses organisations clientes du système à partir des analyses en temps quasi réel des données (dès lors naturellement en architecture centralisée); cette grande boucle manipulatoire est permanente, ajustée heure par heure si nécessaire; elle nous projette dans un monde équivalent à celui du roman 1984 de G. Orwell;
  • ou bien les réseaux sociaux ne sont que des gadgets, une mode qui passera, ou bien c'est une monstruosité qui doit être détruite et remplacée par autre chose; dans ce dernier cas, c'est l'utilisateur qu'il faut changer, ce sera la révolution numérique pour de bon et cette révolution-là n'a aucun précédent historique; les bonnes intentions, les solutions informatiques libres et décentralisées ne suffiront pas, du simple fait qu'il s'agit d'abord de faire société dans un univers numérique, et que cette réalisation-là ne relève pas seulement de l'ingéniérie informatique mais aussi d'une ingéniérie sociale; il faut retrouver les ressources techniques du lien social communes à toute l'humanité, actuellement ignorées par les réseaux sociaux;
  • c'est pourquoi, nous proposons une étiquette universelle adaptée aux relations sociales numériques, un cadre pour la création de véritables sociétés virtuelles à finalités définies et formellement constituées... Voir ailleurs dans ce blog.

Au plan théorique, pour terminer la critique de l'ouvrage d'Ippolita, nous sommes en accord avec la dénonciation d'un modèle de société "libertarien" opposant la liberté individuelle à toute forme de contrainte, et faisant la promotion de l'entreprise business comme l'idéal de toute collectivité. En accord avec cette critique, pour nous, l'une des principales urgences de notre temps est de redonner vigueur aux collectivités à finalités d'intérêt général (plutôt qu'aux collectivités de protection), et spécialement dans l'espace numérique.

- page 4 de 5 -