La société humaine du Web actuel, c'est une société binaire, celle de l'individu isolé dans un univers hypercomplexe et puissamment prescripteur, à la recherche perpétuelle de liens signifiants avec d'autres individus isolés. Dans ce type de société, les mouvements sociaux se réduisent aux effets de masse (voir Elias Canetti, Masse et puissance, Gallimard 1966). L'action individuelle tend à se réduire à la recopie / substitution.

Le modèle de la société ultralibérale est lui aussi une société binaire (explications plus loin).

Faut-il voir dans cette convergence générale vers la société binaire, une conséquence du monothéisme puis de la révolution scientifique, dans une vaste perspective historique qui en expliquerait les causes naturelles ? Non, cela ne tient pas. Les Grecs antiques, auxquels on attribue la création de la logique formelle, nous semblent imprégnés d'une culture notoirement polythéiste et superstitieuse. La démocratie fut créée de l'intérieur d'une économie fondée sur l'esclavage. La mécanique quantique a surgi en pleine période de foi dans la continuité du progrès scientifique, provoquant une rupture pour le moins étrange dans la science physique. Faute d'une explication historique évidente de notre société binaire actuelle, il faut prendre le risque de la création d'un imaginaire mental capable de nous en sortir. Ce n'est pas si difficile. De toute évidence, l'humanité n'a pas toujours vécu dans une société binaire. Et, même à l'intérieur d'une société binaire, des individus ont su localement y échapper et faire prévaloir leurs découvertes. Actuellement, la "révolution" numérique est un extrême gâchis social, alors qu'elle nous offre pourtant le potentiel pour nous extraire de la société binaire.

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Existe-t-il une thèse rapprochant les ouvrages de Fernand Braudel, historien architecte des trois temps (le temps géo-écologique des civilisations, le temps long de l'histoire, le temps de l'événement), avec par exemple l'essai révolutionnaire de Cornelius Castoriadis sur L'institution imaginaire de la société (Editions du Seuil, 1975, Collection Points Essais), et avec les écrits récents des anthropologues ? Si cette thèse existe, on peut malheureusement parier qu'elle reste empêtrée dans les disputes du siècle dernier, par exemple, pour déterminer en quoi le modèle marxiste serait meilleur dans le domaine prédictif que le modèle libéral, ou inversement. (NB. A l'inverse de cette démarche traditionnelle, la première partie de l'essai de Castoriadis est une critique du marxisme, mais peut aussi être lue comme une critique du capitalisme).

Voici donc, à titre gratuit et faute de mieux en quelques lignes (sinon il faudrait des centaines de pages), une proposition d'ouverture intellectuelle vers un dépassement de la société binaire par le renouvellement d'un imaginaire social universel.

Vision "qui nous sommes". Les temps de l'histoire sont imbriqués, en cercles concentriques plutôt qu'en strates poreuses. L'être humain est lui aussi une créature imbriquée dans sa structure et son fonctionnement; il inclut une machine et un animal plus autre chose qui fait son humanité, en liaison avec les composantes machinales et animales, par définition. Toute société humaine est elle aussi, par nature, une création imbriquée en cercles concentriques : chaque personne ou groupe humain y possède un espace d'autonomie (appelons-le "liberté"), à l'intérieur de collectivités porteuses de règles et de projets choisis, à l'intérieur d'un univers de contraintes (appelons-le "souveraineté").

Vision "que faire ?". Ce n'est pas l'expansion de notre "liberté" d'autonomie qui nous fera sortir de notre société binaire actuelle, c'est le redéveloppement en nombre de collectivités raisonnées, locales, provisoires mais cohérentes en finalités. Car le modèle ultralibéral tout économique, notre référence présente, tend à remplacer toute forme de collectivité par l'entreprise, ce qui isole chaque individu dans le jeu des forces souveraines, et provoque l'étouffement de tout intérêt collectif qui ne peut être mis dans le champ du business. Au niveau de la société globale, l'imaginaire MS, celui de la Massive Subsidiarity, modèle à 2 couches stratifiées, doit laisser place à l'imaginaire IC (Interactive Communities) modèle à 3 couches concentriques favorisant la couche du milieu, celle des collectivités d'intérêts collectifs à objectifs concrets. Qui osera nous dire que les défis de notre avenir humain, désormais barré à l'horizon de 50 ans, ne requièrent pas la refondation de l'intérêt collectif, et pas d'un intérêt collectif abstrait (genre "paix sur la terre") mais d'un intérêt collectif de la vie courante ? Sinon, nous allons tout droit vers des types de sociétés binaires frugales autoritaires sur le modèle de l'Egypte ancienne après une période préalable d'extermination de masse, très probablement sans que jamais Internet ne s'arrête ni les réseaux de téléphones portables, car ils accélèreront les processus et outilleront les pouvoirs dominants, comme ils font déjà.

En vue d'un approfondissement des orientations proposées et surtout en vue de leur mise en pratique sur le Web aux fins d'échange et de transmission de compétences individuelles entre des personnes contribuant à des objectifs partagés, on trouvera dans ce blog et dans l'ouvrage de référence (sur la transmission des compétences individuelles, sujet crucial de la survie sociale, voir lien Essai sur un Web alternatif) d'autres idées raisonnables, concernant notamment :

  • la constitution formelle de vraies sociétés virtuelles à finalités,
  • une étiquette universelle de dialogue coopératif entre des personnes,
  • des propositions de réponse aux questions "comment se raconter soi-même", "à quelle histoire commune se rattacher", etc


Notes et compléments ponctuels sur la modélisation sociale proposée

  • En simplifiant, on peut distinguer des collectivités de protection (elles maintiennent des barrières mentales pour résister aux effets de la puissance hypercomplexe de la "souveraineté") et des collectivités de projet (elles oeuvrent à la concrétisation de leurs objectifs). Il est clair que les unes et les autres sont des digues contre la "souveraineté", mais qu'à partir du moment où ces digues sont consolidées par habitude et que l'on estime ne plus avoir besoin de savoir pourquoi ni comment on les a construites, ces collectivités fossiles s'agglomérent de facto à la "souveraineté" et alors on revient à la société binaire.
  • La paresse, l'animalité, la virtuosité d'adaptation précipitent vers la société binaire.
  • La complexité non maîtrisée précipite vers la société binaire; encore plus son habillage par des croyances.
  • La société binaire est robuste, on ne peut nourrir aucune illusion sur la possibilité de son évolution naturelle.
  • La sous-estimation des capacités de la machine humaine, en tant que vraie machine informatique dotée seulement des capacités de recopie et de substitution, sert les politiques de mépris de l'être humain.
  • Notre temps exigerait que l'on puisse être collectiviste sans être marxiste; plus précisément, la création de nouvelles formes de propriété collective et de gestion collective devraient être les priorités des priorités de notre temps ! Ces entités sociales collectives et les questions associées ne sont pas des abstractions, en considération par exemple des biens communs de nos villes et régions, et des problèmes de cohérence dans le temps et l'espace que posent leur construction et leur évolution en rapport à des finalités communes locales et encore plus à grande échelle, par exemple pour la maîtrise des consommations d'énergie.
  • Le modèle CHOP que nous avons proposé par ailleurs pour représenter l'individu en interaction sociale est lui aussi, évidemment, un modèle imbriqué (le O est pour Oignon). On peut établir un parallèle entre les 4 niveaux de ce modèle CHOP et le modèle IC à 3 cercles de la société, par la mise en relation des niveaux "interfaces sociales" et "projets" avec les cercles "liberté" et "collectivités de projet". Tout se tient.

Espérons qu'il n'est pas trop tard.