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vendredi 16 mai 2014

Démocratie en TIC

TIC : Technologies de l'Information et de la Communication.


1. Pour quoi faire ?

Voici le contexte et l'idée générale de ce billet :

  • La finalité : la survie de l'humanité (excusez du peu...) et plus précisément, au-delà de la survie physique, la survie des humanités diverses dans leurs dignités propres.
  • Le constat : l'incapacité des régimes politiques actuels et des institutions internationales à proposer les programmes de décisions concrètes qui permettraient cette survie (notamment, face à l'épuisement de la planète du fait d'une suractivité industrielle entretenue par la promotion des mécanismes innés d'imitation et de compétition en miroir).
  • Le projet : créer un renouveau politique à l'échelle d'une communauté urbaine, d'une région, d'un pays, d'un continent, de la planète, afin d'étendre la participation aux prises de décisions difficiles qui engagent notre avenir et notre mode de vie quotidienne, et afin que chaque citoyen agisse dans son comportement autonome dans le sens des choix de la communauté.


Ce billet tente d'élaborer les principes d'une nouvelle forme de démocratie utilisant le Web afin de faire participer un maximum de citoyens aux décisions vitales qui les concernent et afin d'engager ainsi la réalisation de ces décisions, non seulement au niveau de la société ou de la communauté dans son ensemble, mais aussi pour ce qui relève de l'action individuelle de chacun dans son comportement et dans son utilisation personnelle des services communs. Le lecteur voudra bien se reporter aux billets précédents en suivant le tag démocratie; il y trouvera nos critiques de la "démocratie Internet" et des pseudo démocraties représentatives. Ces critiques orientent fortement notre analyse des caractéristiques démocratiques recherchées dans le présent billet. Rappelons que nous considérons comme caduques les raisons des révolutionnaires du 18ème siècle qui ont explicitement choisi d'instaurer la "république" par des assemblées de représentants élus plutôt que par des assemblées citoyennes : le niveau actuel d'instruction générale des citoyens et la disponibilité des télécommunications changent la donne par rapport à ces temps historiques. Nous ne reprenons pas non plus en détail nos propositions précédentes concernant certaines conditions préalables au fonctionnement d'une démocratie authentique, par exemple, la création d'une rhétorique moderne, la reconnaissance des compétences personnelles, etc.

Nous demandons l'indulgence du lecteur face aux foisonnements ponctuels et aux évidents défauts du texte qui suit. Nous sortons des sentiers battus... mais jamais au-delà de l'horizon du faisable.

2. Pour quelle démocratie ?

En nous fondant sur les expérimentations récentes d'assemblées citoyennes (qui en redémontrent la pertinence dans un large champ décisionnel) et en dépit de certaines tentatives de théorisation, notre modèle démocratique de référence (ce n'est pas celui que nous préconisons tel quel évidemment) demeure celui de la démocratie athénienne antique, fondée quelques siècles avant l'ère chrétienne, celle que l'on trouve souvent dénommée "démocratie directe" dans les ouvrages de politique savante. Notre ambition est de contribuer à l'instauration de ce modèle à l'intérieur de nos régimes politiques actuels, non pas de s'y substituer, bien que la nature de ces régimes s'en trouvera forcément modifiée, a minima par un resourcement et une revitalisation, au travers d'une modernisation instrumentée via le Web. Evidemment, il faudra un peu adapter le modèle antique. Le Web ne serait-il pas l'instrument rêvé pour faire participer directement les citoyens à la vie commune de la cité et du pays ?

Drachme.jpg

Précisons notre définition de la démocratie authentique. C'est un régime d'assemblée(s) citoyenne(s), constituée(s) par une méthode de sélection automatique des citoyens en regard des décisions à prendre. Dans la version modernisée webisée que nous en proposons, ce régime est compatible avec d'autres régimes, dont celui de la (fausse) démocratie représentative, à condition que le pouvoir des assemblées citoyennes s'y exerce "au sommet" - s'il s'agit du sommet national, ce sera au niveau du "président de la république", du "chancelier" ou du chef de gouvernement des démocraties représentatives, mais le sommet peut être local au niveau du responsable régional ou communal - et soit prioritairement consacré à la définition des politiques de long terme, autrement dit au grand dessein ; "quelle société voulons-nous dans 20/30 ans et par quels programmes cohérents allons-nous y parvenir ?".

Pour simplifier le langage, à la place de "assemblée citoyenne", nous écrirons dans la suite "Zénie", terme inventé pour l'occasion par sympathie acronymique avec les mouvements de "citizens' assemblies".

Résumons les fondamentaux d'une démocratie fondée sur les Zénies, au moins ceux qu'il faut conserver en perspective dans une démarche de webisation totale ou partielle :

  • Automatisme de la sélection des citoyens dans les Zénies de manière que tout citoyen soit appelé au moins une fois dans sa vie à contribuer à une Zénie de chaque niveau local, régional,... et que, en gros, les principaux types d'expérience humaine de la vie soient présents dans chaque Zénie en regard des domaines et types de décisions à prendre (attention, ce dernier point n'est pas une simple figure de style)
  • Formalisme des débats des Zénies (contrôle des temps de parole et plus généralement contrôle du volume d'expression en nombre de lignes par exemple, et aussi contrôle des modes et types d'argumentation)
  • Recherche permanente d'un consensus, mais sans masquer les conflits
  • Publicité des motifs d'évolution de l'avis des participants et archivage au bénéfice des futurs participants aux Zénies (dans un objectif de compréhension mutuelle entre les participants actuels et futurs, et d'assurance de la qualité des débats)
  • Présentation en Zénies, par des experts professionnels commis d'office, d'argumentations en faveur des "sans voix" (par exemple les minorités culturelles, les plantes et animaux, les éléments naturels) mis en danger ou déplacés dans leurs équilibres vitaux par un projet de décision
  • Construction collective des décisions, en principe en évitant la sanction d'un vote terminal (un tel vote majoritaire entraînerait théoriquement la déchéance de citoyenneté des personnes en désaccord, si on prenait au pied de la lettre le principe démocratique, d'où l'importance des rôles de présidents-animateurs de Zénies, avec une autorité bien plus forte au plan formel que celle d'actuels présidents d'assemblées représentatives)
  • Légitimité des décisions par la validité des processus d'élaboration plutôt que par la représentativité a priori des assemblées (d'où l'importance d'une mesure formalisée, multidimensionnelle et pas forcément chiffrée, de la progression des débats et de leur qualité, pour alimenter un processus d'amélioration continue du fonctionnement des Zénies)

Répétons que le domaine décisionnel préférentiel des Zénies, celui qui est adapté à notre monde moderne, c'est évidemment l'ensemble des décisions impactant la vie des citoyens sur le long terme, à savoir les orientations de politique générale, la définition des finalités et objectifs communautaire à 20/30 ans, les objectifs des schémas directeurs et des programmes sectoriels, les grands traités et grands contrats gouvernementaux (y compris leurs évolutions et leur gestion dans la durée), mais aussi, dans le court terme, le contrôle et la sanction des gouvernants en regard des décisions prises. Sinon, ce n'est pas la peine de déranger des citoyens ordinaires, les assemblées représentatives font très bien le reste du travail et les autres institutions "gèrent"...

Ecole.jpg Note à propos de "bah, les Athéniens avaient des esclaves".'
Dans la démocratie athénienne antique, la sélection de l'ensemble des citoyens éligibles en rapport aux décisions à prendre ne posait aucun problème compte tenu de la taille relativement réduite des assemblées (tout de même plusieurs centaines ou milliers de personnes), compte tenu du nombre relativement faible des "paramètres à gérer" en comparaison d'un état ou même d'une grande ville moderne et, surtout, dans l'évidence prégnante de la communauté des citoyens capables de porter les armes et d'en faire usage pour défendre la cité ou contribuer à ses expéditions - communauté physiquement formée sur les champs de batailles terrestres ou navales. On notera cependant que ce mode antique de sélection implicite écartait les fous furieux, les débiles, les déprimés et les paresseux (mais, on en a la preuve historique, pas les truqueurs ni les ambitieux ni les traîtres). Au fait, combien y a-t-il d'handicapés dans nos assemblées "démocratiques" représentatives et comment peut-on considérer qu'ils y sont bien "représentés" dans toute leur variété ? Les arguments pour disqualifier la démocratie athénienne antique, au prétexte que les esclaves et les femmes n'y étaient pas "représentés", manifestent une incompréhension totale de la démocratie, encore plus qu'un anachronisme délirant ou, dans d'autres registres, une soumission à un modèle d'explication monodimensionnelle économique, dans lequel la démocratie directe ne pourrait être qu'une distraction de riches machos dominants, ou encore, à la limite, une parodie de gouvernement pour une bande de pirates, ou à l'inverse une forme de gouvernement idéal dans un monde de pureté.... Ces arguments sont des leurres dont l'effet est de minimiser la singularité historique du "miracle" grec antique (l'invention quasi simultanée de la démocratie directe, des arts, des sciences et de la philosophie...) dans une population athénienne et dans un état du monde très "imparfaits". Ce type d'argument sert de justification pour écarter l'analyse de cette singularité "miraculeuse" dans sa globalité au profit de recherches hyperspécialisées, alors qu'une urgence pour nous maintenant serait de recréer les conditions d'un "miracle" de même ampleur afin de surmonter les dégâts des révolutions industrielles et les risques encore mal identifiés de la révolution numérique, sans renoncer à leurs bienfaits... Précisons tout de même pour terminer que, dans la démocratie athénienne antique, le problème de la sélection des citoyens en regard des décisions à prendre n'était pas complètement ignoré. Il en existe une preuve a contrario : on excluait les citoyens propriétaires frontaliers dans les cas où il fallait décider de la guerre avec des voisins. Comme quoi, la discussion d'un mauvais argument peut servir à la redécouverte d'un fondement de la démocratie.

3. Quelques changements à prévoir...

Résumons ce qui change, dans un régime de Zénies, par rapport à une pure pseudo démocratie représentative, dans l'esprit et le fonctionnement :

  • abolition de toute discontinuité entre l'Etat et l'ensemble des citoyens : l'Etat, c'est nous !
  • expression de la politique du long terme, à 20/30 ans, sous une forme compréhensible par tous et compacte avec primauté sur la gestion gouvernementale;
  • discussion, publication, évaluation régulière de la politique du long terme, qui n'est plus noyée dans les programmes politiques, et n'est plus soumise aux aléas des majorités partisanes successives ni aux événements de basculement de ces majorités;
  • abandon du décorum solennel et de la sacralisation associés à l'illusion de perfection des décisions coulées dans le bronze "pour l'éternité";
  • recherche approfondie de la validité des décisions par le dépassement personnel en Zénies de chaque participant à la définition de l'intérêt commun, et par la publicité des motifs personnels (ce qui est important, ce n'est pas tellement l'avis de chacun en soi, mais comment et pourquoi cet avis a changé, pas dans le détail des affects personnels, mais selon une typologie formelle de l'expérience de chacun, il ne s'agit pas de faire son autocritique, mais de léguer la trace d'une contribution personnelle, qu'elle soit ou non "convergente" par ailleurs);
  • mise en valeur, implication, enrichissement des compétences personnelles des participants aux Zénies; pour leur formation politique : préformation et tutorat (pas un bourrage de crâne idéologique sur le quoi penser mais une instruction purement fonctionnelle, sur le comment exprimer sa propre pensée ou comment dire ses propres interrogations, à la fois sans complexe et sans abuser des autres), exploitation des archives décisionnelles des anciens, etc;
  • repositionnement critique mais plus nettement contributif des medias, des experts; le champ des luttes partisanes et des conflits de personnes disparaît de la vie politique (mais pas forcément des medias), le champ des conflits d'intérêts demeure mais se concentre dans le cadre d'une politique définie, en vue de ses évolutions possibles et dans sa réalisation;
  • repositionnement des partis politiques sur les priorités et techniques de gouvernement; et concernant la politique proprement dite : sur les propositions d'orientations à débattre par les Zénies;
  • élimination des institutions gouvernementales consultatives permanentes destinées à "éclairer" le pouvoir;
  • remplacement des textes constitutionnels par une déclaration de principe enseignée dans les écoles primaires, et sans caractère d'immuabilité (pourquoi pas une adaptation de la déclaration universelle des droits de l'homme ?);
  • instrumentalisation du Web (ou d'un réseau équivalent), avec les logiciels adaptés, pour une (re)socialisation citoyenne (évidemment pas incompatible avec d'autres activités en ligne, faut-il le préciser...).

Bati049.jpg

4. Et quelques difficultés...

Les problèmes et difficultés suivants sont à moitié résolus s'ils sont identifiés a priori :

  • - l'instauration d'une vraie démocratie nécessite une réouverture de la pensée politique actuelle, notamment pour dépasser les associations mentales telles que citoyenneté-nationalité, représentativité-légitimité, débat-affrontement, démocratie-élections, vote-majorité, décision-loi-décrets, constitution-fondation, etc, ainsi que les antinomies correspondantes..., qui sont étrangères à l'esprit et encore plus à la pratique des Zénies;
  • - la Zénie est une création sociale nouvelle mais héritée d'un modèle historique, celui des collectivités provisoires spontanées d'intérêt commun (au sens concret et pratique d'une vie en étroite communauté, partiellement ou en totalité pendant une période) entre des personnes se reconnaissant simplement mais pleinement comme telles dans le cadre de ces collectivités; c'est un modèle relativement peu pratiqué dans l'histoire moderne en conséquence des effets combinés de diverses causes globalement liées aux révolutions industrielles, ce qui a certainement créé un déséquilibre des sociétés soumises à ces révolutions, que ne peuvent compenser les rassemblements fabriqués depuis lors, par exemple ceux de la "civilisation des loisirs"...
  • - les politiques, les professionnels de la pensée, les medias, les lobbies... seront probablement, au moins dans un premier temps, opposés à la démocratie de Zénies; parmi ces opposants, les politiques devraient cependant distinguer leur intérêt dans cette forme de démocratie renouvelée, ne serait-ce que pour échapper au train train des luttes partisanes épuisantes, pour compenser leur perte de pouvoir face aux lobbies de diverses natures, s'évader de leurs exercices oratoires pour tenter de surmonter ou détourner les reproches des populations et faire bonne figure dans leurs relations aux medias; en s'appuyant sur les Zénies, voire même en y remplissant l'un des rôles professionnels de président-animateur ou en contribuant au tutorat de citoyens sélectionnés ou à l'information experte ou à la défense des "sans voix", ils pourraient même enfin se trouver en mesure d'exercer leurs vrais talents;
  • - la vraie démocratie est incompatible avec toute idéologie mentalement paralysante (au sens d'une idéologie qui définit toute vérité et condamne a priori tout ce qui tenterait d'y échapper, au sens d'une idéologie qui impose comment penser la vérité, au sens d'une idéologie qui dirige la pensée et les actes individuels en toutes circonstances de la vie, etc - hélas, l'idéologue n'est pas forcément un religieux fanatique, un scientifique arrogant ou un philosophe borné, c'est une personne qui ramène tout à ses propres conceptions du monde en restant imperméable à celles des autres, afin de ne jamais avoir à changer d'avis, une prédisposition antidémocratique indétectable a priori, trop souvent amplifiée par des soucis personnels et des accidents de la vie...); rappelons que la philosophie socratique (celle qui met tout en question) est apparue en même temps que la démocratie directe, ce n'est pas une coincidence !
  • - la démocratie est un "jeu tragique" au sens où le pouvoir de décision y est théoriquement sans limite, le risque existe que les Zénies soient gagnées par l'ivresse de la puissance (cette folie collective serait la cause principale de la chute de l'Athènes antique après 2 siècles environ d'expansion en régime de démocratie directe); une composante modératrice puissante est donc nécessaire; dans l'hypothèse d'une démocratie représentative classique évoluant vers un régime composite avec des Zénies, la conservation d'assemblées de politiciens professionnels en parallèle des Zénies pourrait remplir de fait cette fonction d'équilibre (en plus de ses fonctions propres), l'inaptitude de ces assemblées professionnelles à traiter les grands problèmes planétaires de l'humanité attestant leur pouvoir modérateur...
  • - la compatibilité des Zénies avec tout autre régime politique assurant les fonctions gouvernementales (au sens de la gestion de court et moyen terme), sachant que les décisions prises par les Zénies priment et que toutes les instances, ministres et agents gestionnaires peuvent à tout moment avoir à répondre de leur conformité à ces décisions, nécessite a minima une répartition de principe des pouvoirs entre les Zénies et les instances professionnelles ou électives; l'élaboration de cette répartition sera naturellement conflictuelle, non seulement dans un premier temps mais toujours; c'est pourquoi il ne faudra pas entrer dans les détails ni jamais discuter cette répartition de principe en profondeur en vue de la figer, mais au contraire conserver l'ambiguité d'une répartition fondée sur quelques principes généraux, comme facteur de dynamisme et de modération réciproque entre les Zénies et les autres instances, au contraire d'une systématisation mécanique qui serait un facteur de régression de fait vers un régime non démocratique, de même que le serait une "constitution" détaillée.
  • - ... !!

5. Au programme ce soir

La discipline d'une Zénie en activité, en particulier au cours des débats, relève d'une rhétorique moderne à inventer, adaptée aux assemblées formelles travaillant en grande partie à distance via le Web. Cette rhétorique formelle, la définition et la distribution des rôles qui rendront possible son exercice, les règles de prise de parole pour s'adresser à qui pour dire quoi dans quelles circonstances, sont à inventer, à partir de l'expérience des débats publics et notamment des débats télévisés, à partir des expériences des forums de discussion sur le Web (forums libres, forums communautaires, forums de projet) mais aussi à partir de l'expérience des débats de négociation à objectif dans l'industrie et le commerce, car il ne suffira pas d'avoir bien débattu, il faudra produire un accord collectif exprimant l'intérêt général et savoir le défendre après avoir reconnu les intérêts particuliers; le mode de constitution automatique d'une Zénie extraira les participants de leurs grégarités quotidiennes mais le risque demeurera permanent du repli individuel à l'intérieur des mécanismes mentaux de défense égoïste frontale ou subtile encore plus négative; on ne pourra pas compter sur un effet de groupe constitué physiquement, même s'il sera certainement nécessaire d'alterner les travaux à distance et les réunions physiques, et on ne devra pas rechercher la création d'un quelconque esprit "commando", une Zénie n'ayant rien d'une réunion militante sous la conduite de commissaires politiques; on connaît parfaitement les risques des débats sans fin, des arguties de façade, des pseudo décisions genre "lettre au Père Noël", des pseudo décisions irresponsables étalées sur des dizaines de pages de casuistique, des pseudo décisions de principes qui n'imposent rien à personne, des déclarations d'alignement doctrinaire, et aussi les risques liés à l'intimidation des personnes moins portées que les autres à l'expression directe, etc; peut-être la fonction de président-animateur de Zénies devra être physiquement répartie entre au moins trois professionnels différents afin d'équilibrer trois types de rôles : philosophe socratique, arbitre sportif, sage femme; et cette répartition de principe orientera la définition des rôles de préparation de la création de chaque Zénie (délimitation du champ de décision, rassemblement de la documentation, identification des experts et des avocats des sans voix, définition des éventuelles règles spécifiques de fonctionnement et de la logistique, etc); enfin, on n'oubliera pas le rôle du "juge ambulant", ultime recours des Zénies en perdition (pour dissolution éventuelle) et ultime décideur formel de la qualité d'une production en regard des attendus.

Voir par ailleurs nos billets sur le tag étiquette...

6. Etendue de la webisation citoyenne

Premièrement, notons que la webisation des Zénies n'est pas un préalable à l'instauration d'une démocratie authentique. On peut rêver, par exemple, au basculement qu'aurait pu connaître notre histoire contemporaine si certaines "révolutions" récentes, médiatisées par des rassemblements concentrés sur des lieux symboliques nationaux, s'étaient incarnées aussitôt en assemblées citoyennes par tirage au sort parmi les manifestants ou dans une population plus large, neutralisant ainsi les agitateurs et les fanatiques, plutôt que de déboucher sur de nouvelles élections après de nombreux sacrifices, avec le retour aux affrontements traditionnels entre les partis et les longues périodes d'incertitude dues aux délais incompressibles de procédures électorales, jamais automatiquement génératrices des ouvertures espérées... En revanche, la webisation est certainement nécessaire à la continuité dans la durée d'une démocratie adaptée à notre époque (c'est-à-dire capable de prendre des décisions à la hauteur des problèmes posés à notre humanité "moderne" et de les faire réaliser par chaque citoyen, dans son propre domaine et son comportement personnel en contexte).

Visite.jpg Note. Ce n'est évidemment pas en distribuant des tablettes à tout le monde et en se contentant de créer un grand réseau social national dérivé d'un réseau social existant, que l'on pourra enclencher une transition démocratique webisée. Il s'agit d'un programme multidisciplinaire cohérent et de grande ampleur, où l'usage de la technique est plus qu'instrumental : révolutionnaire - ce qui fait justement la spécificité du programme, et fonde l'obligation de multidisciplinarité. Ce programme demeurera d'autant plus aisément dans le champ du possible, techniquement et financièrement, qu'il ne bénéficiera d'aucun soutien des puissances dominantes du Web, ni d'aucun recours à des spécialistes à prétentions universelles, au prétexte de bénéficier de la meilleure expertise : cette expertise est inexistante en la matière, sauf pour quelques aspects spécifiques que l'on trouvera chez des indépendants. Même si cette expertise existait, elle devrait être prise en considération seulement comme un apport d'expérience extérieure à la culture et aux pratiques locales. De plus, le projet doit demeurer, autant que possible, indemne de toute dépendance de techniques ou de moyens propriétaires, indemne de toute forme d'appropriation directe ou indirecte au travers de brevets, indemne d'orientations partisanes ou doctrinaires, etc.

Voici donc, en quelques lignes diversement commentées, l'étendue prioritaire du projet de webisation :

  • Publication des décisions de politique générale des Zénies
  • Support à l'apprentissage de la vie publique à l'école primaire, support approfondi pour les nouveaux citoyens sélectionnés aux Zénies
  • Support à l'assimilation des règles de l'expression publique dans le cadre de débats en Zénies, à l'oral et à l'écrit
  • Support du tutorat (à têtes multiples pour chaque citoyen et tirés au sort parmi les ex participants !) des nouveaux sélectionnés dans les Zénies, afin notamment de permettre une rotation à bonne fréquence dans les Zénies (2 ans ?)
  • Constitution des Zénies : tirage au sort dans l'ensemble des citoyens sélectionnables (en tenant compte des tirages antérieurs afin de renouveler au maximum), assignation des présidents-animateurs, etc.
  • Archives des Zénies (alimentées en continu pour les Zénies actives) : composition, règles spécifiques, débats, décisions
  • Archives des participants aux Zénies (alimentées en continu pour les participations aux Zénies actives) : contributions aux Zénies, rapports d'expérience
  • Annuaire des citoyens sélectionnables : compétences personnelles exposées au travers d'une présentation formelle de l'expérience vécue (afin notamment de permettre une délimitation de l'ensemble des citoyens sélectionnables au tirage au sort pour une Zénie, tenant compte de l'obligation de diversité des expériences mais aussi de l'obligation d'un ressenti d'égalité a priori entre tous les participants en regard des décisions à prendre, sans quoi aucun débat ne pourra se construire), preuves des conditions requises pour être sélectionnable (niveau minimale d'éducation, contribution même minime au financement des dépenses publiques, cotisation volontaire, etc) - noter ici qu'une transparence du citoyen vis à vis de la communauté est indispensable, afin de constituer correctement les Zénies, mais surtout pour faciliter la compréhension entre les citoyens participants ou futurs participants ou ex participants, et l'enrichissement réciproque des expériences
  • Support de la participation à distance de chaque citoyen sélectionné (éventuellement à plusieurs Zénies), avec la publication de ce qui doit être rendu public au cours des travaux, l'archivage de ce qui doit être archivé pour un participant ou pour l'ensemble des participants ou pour le public pendant les travaux - bien entendu sans viser l'élimination de toute réunion physique
  • Annuaire professionnel des présidents-animateurs, des juges ambulants, etc


En conclusion, nous sommes ramenés au thème central de ce blog, à savoir le partage et la transmission des compétences personnelles : la démocratie nécessite la démophanie ! Pour que le peuple citoyen se mette en mouvement vers un avenir responsable, il doit d'abord se rendre visible à lui-même dans la totalité de ses compétences. Et alors chacun aura son histoire.

jeudi 17 avril 2014

Couloir technique (suite)

En 1961, dans un discours à la California Medical School de San Francisco, Aldous Huxley annonçait : « Il y aura dès la prochaine génération une méthode pharmaceutique pour faire aimer aux gens leur propre servitude, et créer une dictature sans larmes, pour ainsi dire, en réalisant des camps de concentration sans douleur pour des sociétés entières, de sorte que les gens se verront privés de leurs libertés, mais en ressentiront plutôt du plaisir." (Extrait d’un billet publié dans le blog de Paul Jorion le 08/04/2014). Pour un prolongement actualisé de cette prédiction, voir nos billets sur les moutons électriques et Révélations en questions.

En 2014, dans un pays émergent à peine électrifié, on installe des fibres optiques pour relier les écoles à Internet, et on envisage d’équiper chaque écolier d’un ordinateur dès l’âge de 3 ans. Pour le formatage des jeunes esprits, évidemment. On peut comprendre : dans ce pays, un massacre génocidaire géant s’est produit récemment entre les deux principales communautés tribales, à la suite d’une politique criminelle… Mais ce qui peut sembler bon là-bas pour imprégner les jeunes d’une identité commune, est-ce que cela justifie le lancement de programmes similaires partout ailleurs ?

La planète verte des moutons électriques,

C'est un jardin mignon nourri au goutte à goutte,
Derrière tout contre le parking de l’autoroute,

Où circulent, en files contrôlées, les autos magiques,

Tout est commandé par les ondes numériques,
Sous les yeux des drones libellules frénétiques…

Quelqu’un osera-t-il dire..., pour le seul fonctionnement d’Internet, y compris les grands services (moteurs de recherche, réseaux sociaux, etc.) et à l’autre bout les box domestiques, combien il faut de centrales électriques en permanence ?

La box Internet munie d’un mode automatique de veille profonde, c’est pour quand ?

La box Internet comme serveur à domicile des fichiers d’images, textes, films à destination de la famille et des proches à l’autre bout du pays ou du monde, sans transiter par un « cloud » vorace, c’est pour quand ?

La box Internet comme instrument autonome de dialogue à l’intérieur de communautés virtuelles, c’est pour quand ?

Quelqu’un osera-t-il dire..., pour la fabrication des éléments matériels reliés à Internet, combien d’êtres humains sont morts dans la région africaine des Grands Lacs (et dans les autres régions où l’on pratique l’extraction de certains métaux précieux) du fait de conditions épouvantables de travail, quelle surface de terre arable a été bousillée, quel volume d’eau a été définitivement consommé ou pollué au cours de tout le processus de fabrication (de l’extraction minière jusqu’à l’assemblage final et à la livraison), quelle quantité totale d’énergie a été utilisée avec quelle proportion dissipée en chaleur perdue, quels volumes de gaz polluants ont été émis dans l’atmosphère, quelles masses de résidus de matières dangereuses ont été produites et stockées avec quelles précautions ?

Et dans ce mélange, quelle est la part imputable aux services de vidéos de loisir en haute définition ?

Bien entendu, des experts "indépendants" nous expliqueront, chiffres à l’appui, que les économies dégagées dans les siècles à venir grâce au progrès de la technique compenseront « tout cela », en oubliant ce qui a été déjà irrémédiablement massacré ou rendu irrécupérable, ainsi que l’augmentation plus que sensible des risques et des contraintes pesant sur le futur de l’humanité par les effets collatéraux sur la planète. Les modèles des pseudo économistes prétendent transcender les lois de la physique et des sociétés humaines jusqu’à oser s’y substituer comme autrefois les ratiocinations théologiques, à moins de se réfugier dans un marginalisme qui devrait leur enlever toute crédibilité dans notre époque de grandes transformations. Même ainsi, ils continueront d'affirmer chacune de leurs élucubrations pseudo scientifiques un million de fois pour tenter de lui donner corps et à contester le deuxième chiffre après la virgule des mesures physiques qui démontrent leur erreur - pourquoi les écouter encore ? Exemple : le téléphone par Internet économise combien de voyages en train ou en avion ? Ne serait-ce même pas franchement l’inverse, à savoir que son usage incite aux déplacements plus fréquents ?

Fait rarissime, l’actualité des affaires en avril 2014 résonne en écho de notre récent billet Menaces sur notre humanité intermittente ! Dans ce billet, nous rappelons notamment la possibilité oubliée de création d’un nouveau lien URL bidirectionnel permettant l’établissement d’un accord explicite entre l’émetteur et le destinataire…. Alors que par ailleurs, en ce début 2014, les grandes compagnies détentrices de copyright semblent vouloir considérer le lien URL monodirectionnel actuel comme un instrument de piratage des contenus. Ce lien URL actuel sera-t-il de fait condamné au terme d’une bataille juridico financière, avec comme conséquence possible un encadrement de la liberté de navigation sur Internet dans un espace prédéfini, par exemple, par chaque fournisseur d’accès en fonction du type de terminal utilisateur – à moins de payer pour aller au-delà ? Est-ce que la perspective de cette bataille motivera enfin les grands concepteurs du Web à réagir ? Heureusement, dans un sens, que les solutions à inventer pour renouveler le projet Web d’origine ne relèvent pas que de la technique...

Roue.jpg Si vous pensez que nous sommes des pessimistes maladifs, des mécréants endurcis, vous vous trompez. C’est tout le contraire : nous ne croyons plus qu’au miracle.

La preuve : ce miracle du Web, nous ne nous contentons pas de l’espérer, nous le préparons, certes à notre manière forcément dérisoire, mais sans complexe, car, c’est bien connu, le propre d’un vrai miracle est d’écraser la médiocrité de ses précurseurs. C’est d’abord en rappelant la faisabilité de solutions ignorées pour de mauvaises raisons en regard des réalités et des risques monstrueux de notre époque que nous prétendons discerner la possibilité de ce miracle, en sachant bien qu’il pourra se produire tout autrement.

En tous cas, il faut le réclamer, ce miracle du Web, en vue d’en accélérer la réalisation, car s’il vient trop tard, il fera un flop – plus personne pour s’en réjouir : que des moutons électriques !

Ce miracle du Web ne nous viendra pas d’ailleurs mais devra surgir de nous-mêmes en conscience. Ce miracle-là sera forcément une sorte de fondation sociologique délibérée. D’où la relation avec le renouveau de la démocratie authentique, d’où la relation avec le renouveau de la transmission des compétences personnelles, d’où la relation avec l’invention d’étiquettes de dialogue à distance, d’où la relation avec la maîtrise des besoins domestiques en consommations de ressources rares ou polluantes…. Autrement dit, le miracle peut se déclencher à partir de plusieurs sources de finalités, et nous ne les avons certainement pas toutes identifiées, il y a donc « beaucoup » d’espoir !

D’où, enfin, le Web comme instrument d’un contrat social de notre époque...

samedi 22 mars 2014

Couloir technique

Le sujet de ce billet, c'est l'Internet des machines pour arrêter la dégradation de notre planète.

Car l'option reste ouverte que, dans un réflexe vital, nous choisissions d'utiliser le Web pour interconnecter nos machines dans le but de réduire la consommation des ressources de notre planète, plutôt que de l'utiliser pour nous abrutir nous-mêmes tout en consommant toujours plus.

Frime_3817.JPG Disons en passant que pour sauver la planète, il sera indispensable d'annuler nos consommations de ressources non renouvelables, pas seulement de les maîtriser et que le caractère renouvelable des ressources naturelles dites "renouvelables" dépend du degré d'exploitation de ces ressources (exemple : la terre agricole) ! Même dans les conditions les plus raisonnables, nous resterons soumis au principe de thermodynamique selon lequel toute dépense d'énergie produit une dégradation irréversible. Comme exemple matériel des effets actuels immodérés de ce principe, il suffit de considérer les masses de déchets de matières plastiques dans les océans, que certes on pourrait récupérer pour les brûler - aux frais de qui, avec quelles machines alimentées comment, pour produire quoi, avec quelles émissions et résidus "secondaires" dont on fera quoi... ? Heureusement - sinon nous aurions tous péri depuis longtemps - notre planète bénéficie d'un apport permanent d'énergie gratuite, via le soleil, la rotation terrestre, le vent, les marées, les phénomènes climatiques - ce sont les seules vraies sources "renouvelables", celles qui produisent et entretiennent "la nature", la croissance et la reproduction des plantes et animaux, et ces sources demeurent universelles à l'échelle de la planète tant que nous n'avons pas encore trouvé le moyen d'asservir directement ces sources renouvelables pour en modifier la distribution. Par ailleurs, l'énergie du noyau terrestre manifestée par les dérives des continents, éruptions volcaniques, tremblements de terre et tsunamis, plus la matière et l'énergie de quelques astéroïdes extraterrestres impactant notre planète, ne renouvellent le capital naturel des matériaux extractibles et la géographie des terres cultivables qu'à l'échelle des millénaires. Ce sont, en résumé, les bases de l'économie humaine. Le reste, c'est du décor, de plus en plus surchargé, prétentieux, bien moche par endroit.

Un récent pic de pollution atmosphérique par des poussières (mars 2014), pour une fois bien médiatisé dans plusieurs grandes villes européennes, est venu concrétiser notre dépendance personnelle d'une ressource commune vitale, à savoir l'air que nous respirons. Cet épisode vient aussi de mettre en évidence le conflit entre la disponibilité gratuite de ressources vitales et le libre pillage gratuit de ces mêmes ressources par les activités d'entreprises agricoles, industrielles, logistiques et par l'utilisation commune de leurs produits. Que des défenseurs des libertés individuelles aient pu argumenter contre les mesures pédagogiques de restriction destinées à limiter les effets de la pollution urbaine, cela nous révèle l'ignorance crasse des réalités de notre époque, laissant libre cours à la tyrannie des professions de foi meurtrières, à la folie des plaidoyers pour des droits imaginaires, à l'inconsistence des débats politico - philosophiques.

Au contraire des protestations intéressées à ce que rien ne change, il est urgent d'imaginer l'Internet de régulation des machines dévoreuses d'énergie, non pas du seul point de vue des dirigeants politiques et des producteurs distributeurs d'énergie qui fatalement raisonneront en termes de pérennité de leur organisation gratifiante dans la continuité de leur propre mode de pensée et de la préservation de leurs marges financières, mais d'abord du point de vue des consommateurs - contributeurs et directement dans la perspective d'une répartition de la pénurie.

En effet, il devrait être reconnu comme une évidence que la transition aux énergies renouvelables nécessite une collaboration responsable des consommateurs de tous types, pour surmonter l'impossibilité d'assurer en permanence la satisfaction de tous les besoins et demandes, du fait du caractère en partie aléatoire de certaines sources d'énergie (vent, soleil) et du caractère saisonnier d'autres sources renouvelables (chutes d'eau, biomasse,...).

Frime.jpg Imaginons, par exemple, que chacun de nous, en tant que consommateur individuel d'électricité, nous puissions admettre qu'un signal de couleur nous indique, pour chacun des appareils les plus gourmands de notre foyer, non seulement le tarif actuel, mais le tarif prévu dans les heures suivantes, à moins que nous n'utilisions notre propre générateur domestique ou celui que nous avons en copropriété avec des voisins. Nous pourrions admettre que certains de nos appareils d'utilisation non urgente ne puissent être alimentés qu'en différé selon des critères d'optimisation connus et d'application auditable. Nous pourrions par ailleurs imaginer de vivre dans une communauté locale élargie, avec son agriculture et son industrie "en régime d'efficacité logistique globale", visant l'autonomie de fourniture des besoins primaires de sa population, prioritairement à la fixité des horaires, à la fixité du plan des villes, à la fixité de l'équipement des quartiers urbains... Mais pour admettre ou simplement imaginer cela dans un fonctionnement pratique quotidien, il faudrait d'abord que nos dirigeants en concèdent le pouvoir aux citoyens. Tant que la démocratie restera un tabou, et tant que le pouvoir s'exercera comme s'il s'agissait seulement de gérer des budgets, garantir l'équilibre entre les forces sociales et faire des lois marginales, on ne sortira pas de "la crise".

Les péripéties et déconvenues du grand projet allemand Energiewende de transition énergétique démontrent l'ampleur de la planification à entreprendre pour réaliser les investissements d'intérêt général nécessaires dans les réseaux et les stockages d'équilibrage inter régionaux, pour ne parler que de l'énergie électrique et des grands réseaux. Ces péripéties démontrent aussi, une fois de plus, que les mesures tarifaires et fiscales d'apprentis sorciers technocrates ont toujours des effets pervers (exemple : il apparaît plus "économique" pour un particulier d'"investir" dans l'achat de panneaux solaires en vue de revendre leur production plutôt que d'acheter un chauffe eau solaire pour ses propres besoins). C'est une preuve supplémentaire que, même dans un pays de forte culture technique citoyenne et en structure fédérale, l'imagination de l'avenir ne devrait plus être le privilège des hautes sphères et que l'urgence demeure de libérer cette imagination à la base dans la population, non pas sur des arguments théoriques ou à partir d'incitations ponctuelles mais sur des projets d'évolutions pratiques de grande envergure. On gouverne le pays comme à l'époque du train à vapeur, de la radio et de la télé.

Voir par ailleurs le billet de ce blog sur le smartgrid. Et n'oublions pas que la plus forte consommation d'énergie dans beaucoup de pays, c'est le chauffage, donc à traiter en premier, mais pas indépendamment du reste.

L'Internet des machines que l'on nous montre dans les films, c'est le réseau qui relie les caméras d'observation, les satellites et les drones pour espionner des gens, préparer la guerre ou tuer des opposants à partir de centres de commandement souterrains. C'est une réalité, mais pas la seule possible. Ces technologies d'observation, et d'autres beaucoup plus simples (à inventer avec les moyens de commande aux divers niveaux de régionalisation et les moyens de contrôle locaux) dans nos lieux publics, domiciles, entreprises, moyens de transport, devraient servir à coordonner nos machines selon des stratégies choisies.

lundi 3 mars 2014

Tant d’idiomes à tuer

Des idiomes d'humanité ont muté en idiomes tueurs d'humanité, et de nouveau le sort de l’humanité pourrait dépendre de notre capacité à refuser ces mutations.

En effet, pas plus aujourd’hui qu’hier, il n’existe une limite à la monstruosité des souffrances volontairement infligées par des êtres manipulés à d’autres êtres manipulés, souvent par les mêmes mots. On a voulu croire un temps, juste après la première guerre mondiale de 14-18, qu’un renouveau de la pensée, la proclamation de principes humanistes, la création d’institutions à vocation universelle, permettraient d’exclure les montées aux extrêmes et de fonder un socle des humanités. Ces initiatives ont, au contraire, favorisé la généralisation des conflagrations mondiales suivantes et laissé le champ libre à l’intensification et à la multiplication des horreurs, globalement planifiées, localement exécutées. Le seul facteur de paix raisonnée demeure l’équilibre de la terreur, toujours fragile, en multiples variantes techniques, politiques, économiques.

Certains dirigeants de ce monde se sont-ils aperçu que l’humanité ne pourrait jamais, par nature, maîtriser l’irrationnel, et qu’il fallait donc, pour prolonger les périodes de paix, faire évoluer l’équilibre constitutif de l’être humain par une canalisation de ses composants mentaux irrationnels ? Si tel est le cas, il serait préférable de le proclamer, en tant que projet de pacification universelle ; cela donnerait un sens aux bricolages d’arrière plan qui semblent avoir pour but de déplacer la répartition des activités de l’être humain afin de l’asservir à une forme d’auto hypnose collective. Internet, serait-il ce projet-là ?

En tous cas, il serait dangereux d’oublier que l’être humain naît d’une société, mais peut aussi la créer, et que c’est cela même, ce pouvoir de création sociale, qui caractérise l’humain par rapport à la machine ou à l’animal, et donc qu’à vouloir assimiler l’être humain à une super machine dispensée de création sociale dans un monde de machines ou pire, en lui faisant croire que ses créations sociales présentes sont rationnelles pour l’éternité (en s’appuyant par exemple sur de pseudo théories « économiques » ou de prétendues contraintes techniques) ou en lui faisant croire que ses conceptions sociales lui sont inspirées par une révélation imprescriptible, on dénature l’être humain en l’enfermant dans des divagations étroites à l’intérieur de modèles sociaux périmés. Histoire connue, et les sorties des époques de clôture furent toujours violentes....

Pour illustrer ces propos introductifs sur la déshumanisation en cours dans notre monde contemporain à partir des bonnes intentions du passé par agglutinations idiomatiques débilitantes, voici deux exemples de mutations criminelles en relation avec le thème premier de notre blog - la transmission des compétences personnelles sur le Web - mais il existe bien d'autres exemples de détournements.

Compétence

La définition originelle d’une compétence, celle des compagnons artisans, est la suivante : c’est une capacité personnelle pratique à mettre en œuvre un savoir faire dans des circonstances variées. Une compétence - même une « petite » compétence comme celle qui fait réussir la confection d’un gâteau -, va donc bien au-delà de la répétition d’un savoir faire appris, c'est la capacité d’adaptation de ce savoir faire aux situations diverses et aux hasards de la vie. Dans l’exemple du gâteau : comment le réussir alors qu’on manque de farine, ou de sucre, ou que le four ne peut pas monter à la température requise, ou qu'une allergie d'un des convives oblige à proscrire certains composants… Précisons que les compétences dans les disciplines intellectuelles se manifestent elles aussi par leur mise en pratique dans la réalité de la vie ; sinon, un automate intelligent sera nettement plus « compétent » !

La grande aventure humaine de la transmission des compétences à l’ère numérique reste à inventer. L’ouvrage de référence que vous pouvez télécharger ici n'invente rien par rapport aux traditions des compagnons artisans et doit beaucoup à certains ouvrages de sciences sociales ; son originalité réside dans la projection à l'ère numérique, en vue d'une révolution numérique digne de ce nom.

Car « compétence » est devenu un mot dénaturé, une idée massacrée.

Prenons deux expressions en exemple de cette dérive criminelle : « Livret de compétences » et « délégation de compétence ». Il s’agit là d’assimilations par voisinage : dans le premier cas on confond compétence et connaissance dans un contexte éducatif, dans le deuxième cas on lui attribue un contour d'objet juridique attribué à une institution. Les ficelles sont grossières ; dans les deux cas, on isole le terme « compétence » du contexte originel impliquant une relation humaine spécifique, afin d'en faire un concept directement informatisable ou un élément d'articulation dans une organisation.

Dans la première expression, celle du « livret des compétences » acquises par un élève au cours ou à la fin d’une scolarité, on induit la conception totalitaire d’un système en dehors duquel un « élève » ne saurait apprendre quoi que ce soit de valable. Il coule de source qu'un tel système, fondé sur un axiome d'exclusivité, est inapte à transmettre les bases de la culture nécessaire aux citoyens d’une démocratie authentique, une démocratie qui soit autre chose qu'une pantalonnade. Le paradoxe est que les maîtres à penser du monde de l'éducation, si chèrement formés et si cultivés, ne perçoivent pas la prison mentale dans laquelle ils sont isolés et dans laquelle ils enferment les futurs citoyens. Ce n’est pas l’acquisition d’une pseudo « compétence Internet » qui les en fera sortir, ce serait plutôt d’apprendre aux élèves à se servir d’Internet avec intelligence afin que ces élèves puissent développer leur esprit critique. Il sera pour cela nécessaire de revenir à la distinction entre connaissances et compétences, en même temps que de réintroduire la mission d’éducation (qui ne se mesure pas) à côté de l’enseignement (de connaissances).

Dans la deuxième expression, celle de la « délégation de compétences » par un organisme institutionnel vers un autre organisme institutionnel, il s’agit trop souvent de distribuer des insignes et d'imprimer des cartes de visite pour masquer un vide, le vide des finalités communes et des responsabilités assumées. Superbe cérémonial à effets de manches que la « délégation de compétences » à une institution existante ou créée adhoc ! Exemplaire mise en application du « principe de subsidiarité », alors que tout est préparé en perspective des futures batailles juridico – administratives sans fin qui auront lieu inévitablement dès lors qu’une décision « déléguée » débordera forcément du champ assigné si elle a quelque importance. Car, en multipliant astucieusement les « délégations de compétences », on se crée une pseudo structure d’institutions figées, forcément demain complètement inadaptées au « monde qui change », et on peut alors professer l’irresponsabilité devant la « complexité » du monde actuel, en fait une complexité artificielle de confort pour le déroulement de carrières convenablement animées par des effets de bord insignifiants entre les diverses branches d'institutions, d'autant plus vite traduits en imposantes piles de dossiers.

Malgré tout, voici une preuve que les mots ont un sens et une puissance qui permettrait de s’affranchir des paresses mentales de la médiocrité agglutinante... Remplaçons « délégation de compétences » par « attribution de responsabilités », ajoutons « devant qui », et « en regard de quelles finalités ou en rapport à quels objectifs définis », et nous éliminerons la plupart de nos institutions pesantes irresponsables inutiles, et nous éviterons pas mal de conflits pusillanimes « de compétences » et autant de discours fédérateurs creux…. Evidemment, pour effectuer un tel nettoyage, il faut d'abord s’accorder sur les finalités prioritaires et les objectifs qui les traduisent pour les quelques années à venir, et ensuite créer les institutions provisoires nécessaires ou trouver, parmi les institutions existantes, celles à qui confier la réalisation des objectifs, et non l'inverse !

Bovines.jpg Expérience personnelle

Votre expérience personnelle nous intéresse, nous dit le marketing d'une nouvelle plate forme du Web 2 plus, écrivez-nous votre récit de vie, et dialoguez avec vos semblables qui ont le souci des autres, car c'est la base de la démocratie, n'est-il pas ?

Ce type de projet risque fort de nous engager vers une déshumanisation monstrueuse.

Voici pourquoi en quelques mots.

1/ Ma vie n'est pas un roman et pour autant que je sache, celle des autres non plus. Les gens qui aiment se raconter, les gens qui brodent sur et autour de leurs plus belles expériences, je m'en méfie. Pourquoi font-ils cela, en effet ? Pour m'impressionner en me prouvant leur supériorité, me vendre leur doctrine sur le bonheur ou me faire acheter leur truc pour faire fortune, gagner un concours du meilleur récit réécrit par un professionnel de l’émotion littéraire, faire du buzz pour la gloriole ou pour servir d'illustration dans le cadre d'une opération de propagande... ?

2/ La valeur sociale de mon expérience ne peut exister que pour les autres. C'est à dire que j'ai besoin des autres pour me la révéler à moi-même. Cela ne pourra se faire que par un dialogue, un vrai dialogue en vue d’un échange d’expérience et pas dans un autre but, donc pas n'importe comment mais selon une étiquette précise. Certainement pas au travers des réseaux sociaux habituels, ni dans le cadre d’une compétition, ni même d’une « saine émulation »...

3/ En préalable aux dialogues sur le Web dans le but d’échanger des expériences, les présentations personnelles doivent évidemment se réduire à un parcours de vie normalisé, sans référence au statut social des contributeurs potentiels, afin que chacun puisse imaginer ce qui peut l'intéresser chez l'autre, prendre contact et engager éventuellement un échange centré sur les quelques points d'accrochage réciproque. Sinon, ce sera l’étiquette de la société réelle, avec ses pesanteurs, qui s’imposera, et alors… la suite est connue, c’est la société réelle, on n’aura donc rien inventé.

4/ Dans un univers d'échange d'expériences personnelles sur le Web, tout engrenage de type émulation-compétition-classement, même s'il n'y a pas d'argent à la clé, est à proscrire totalement. D'ailleurs, comment évaluer la valeur d'un échange d'expériences personnelles, sur quels critères, au moment de l'échange ou juste après ou dans 10 ans... ?

5/ Dans un contexte adapté de partage des compétences, la référence à la démocratie est naturelle, mais il y a des conditions pour cela. D'abord, on ne peut prétendre construire une démocratie qu'entre égaux qui se respectent dans leurs différences. Ensuite, une démocratie n'existe pas spontanément en miroir des individus, mais dans l'acceptation commune de projets communs concrets et de règles communes qui en permettront la réalisation. Enfin, une démocratie ne peut fonctionner comme un concours de beaux discours, mais dans la réalisation ordonnée et continue de finalités communes dans le cadre d'une entité sociale. Notamment, pour que se réalisent des partages d'expériences personnelles à potentiel cumulatif, les modalités d'interaction sur le Web doivent être conçues spécifiquement, sinon d'autres finalités pollueront les relations, comme dans les publicités qui nous montrent en exemple le bonheur, l’amour, la joie de vivre, en nous incitant à nous comporter comme des imbéciles insouciants, vautrés dans la frénésie de la consommation.

6/ Tout projet d’échange d’expériences sur le Web qui confond « expérience personnelle » et « récit des meilleurs moments de votre vie », tout projet qui incite les participants à l'affirmation de leur identité sociale dans la vraie vie ou qui les incite à une forme de compétition à l'intérieur de catégories ou de thématiques, tout projet qui n'impose aucune étiquette de dialogue permettant de se respecter entre soi... ne fera que compléter la gigantesque machinerie manipulatoire déjà à l'oeuvre au travers de certains grands services "gratuits" d'Internet.

Dit autrement, l'expérience personnelle ne doit pas être traitée comme une marchandise sur le Web ni comme un instrument de propagande, pas plus que la personne ne peut se confondre avec son identité sur telle ou telle plate forme du Web. Autrement, on s’abrutit dans la fascination pour les machines, et on se réduit de fait à son animalité.

mardi 25 février 2014

Menaces sur notre humanité intermittente

TimBer.jpg Le Web est menacé ! C’est l’un des concepteurs du Web, Tim Berners-Lee, qui l’affirme dans un article de la revue Wired UK edition (special web 25 issue, 03.14). Pour lui, la menace vient de certains gouvernements s’ils font un usage abusif de leurs pouvoirs, d’entreprises lorsqu’elles sabotent les conditions du libre marché, enfin d’activités criminelles… C’est la même liste de « menaces » que l’on trouve par ailleurs dans les journaux branchés de l’économie financière. Les détails sont dans l’article de référence si vous lisez l’anglais, sinon vous attendrez quelques semaines, car il n’est sans doute pas facile de traduire un article apparemment issu de plusieurs filtres de censure, dont le contenu résiduel aurait aussi bien pu être publié 10 ans plus tôt à l'identique alors que la proclamation de grands principes (?) d'« universalité » et de « décentralisation » du Web pouvait encore faire illusion… A noter cependant, dans cet article, un paragraphe alambiqué sur les réseaux sociaux qui contrairement au principe d’ouverture universelle du Web, créeraient des regroupements par tranches – comme c’est gentiment exprimé ! Le décalage entre l’annonce fracassante de la page de couverture (« menace sur le Web ») et la platitude de l'article finit par susciter l'idée que si le Web est menacé, il pourrait bien lui-même représenter une vraie menace pour nous, d'un tout autre niveau et dont « on » se garde de nous parler. Pour s’en convaincre, il suffit de parcourir les autres articles de ce numéro spécial de Wired. Témoignages commémoratifs, anticipations enthousiastes et, comme il se doit, un mini article de prévision ultra négative délirante avec photo de l’auteur au format à découper en médaillon pour collage sur un Mur du Souvenir. Au total, ces articles ne font que recenser ou extrapoler des techniques et des modes d'utilisation consacrés depuis longtemps sans imaginer ni l’ampleur des dérèglements ni les possibilités réalistes d’évolutions (ou de régressions) à l’échelle des sociétés humaines de la planète dans leur ensemble. Et ces articles se confortent entre eux comme si nous avions tout l’avenir devant nous : « business as usual », comme disent les anglo-saxons.

Or, on peut estimer qu’un autre niveau de préoccupation mérite une considération prioritaire, s’agissant d’un réseau à vocation planétaire. Cela fait tout de même un siècle qu’un changement majeur est apparu dans la nature des menaces qui pèsent sur l’humanité : ces menaces ne sont plus seulement d’origines inhumaines (éruptions de volcans, tremblements de terre…). On peut même affirmer que les menaces les plus pressantes ont des causes humaines, avec pour principale conséquence le déséquilibre écologique et climatique de la planète – et le coupable est notre mode de vie, et pas seulement nos structures sociales de gouvernement même dans un sens élargi aux institutions culturelles. Il paraîtrait donc raisonnable et opportun, concernant le Web, de s’attacher prioritairement à la prise de conscience planétaire de cette menace-là et à la facilitation des recherches collectives de solutions. A quoi bon, sinon ?

InDum.jpg Commençons par un exercice de critique constructive en hommage au créateur du lien http://, et en souvenir d’un autre esprit innovant moins connu. Le lien http:// actuel est unidirectionnel d’une origine vers une cible ; cette conception unidirectionnelle est probablement inspirée des « liens » de référence que l’on trouve dans une bibliographie d’ouvrage vers d’autres ouvrages, elle est facile à réaliser mais ceci n’induit pas son universalité… Sans chambouler la conception actuelle du Web, ne pourrait-on envisager d’introduire une version bidirectionnelle de lien, pour répondre au moins aux types suivants de besoins :

  • La relation établie par le lien dépend des variations des contenus reliés, origine et cible, au cours des mois et années ; a minima, il est alors souhaitable qu'un mécanisme avertisse les deux tenants du lien en cas de modification des contenus de l’origine ou de la destination et que ce mécanisme commente automatiquement les liens douteux ou invalides (pour illustrer le problème, essayez les liens unidirectionnels de référence en bas d’un article pas trop récent de Wikipedia… il existe des logiciels de contrôle de validité des liens, mais peut-on faire semblant de considérer qu’ils répondent au problème ?)
  • Avant d’établir un lien vers un élément ciblé, pour obtenir une clarification avec l’auteur de l’élément ciblé, le demandeur associe un commentaire à sa demande d’établissement de lien et son éventuel dialogue avec le récepteur peut être conservé « sur le lien », qui devient ainsi lui-même porteur d’information (d’où changement dans la mécanique et l’utilisation des moteurs de recherche - et alors ?)

Pour prolonger cet intermède critique, voici quelques questions portant sur la conception du Web :

  • comment la création de liens unidirectionnels pourrait-elle être un acte responsable dans un réseau à vocation universelle ?
  • plus généralement, quelle pertinence globale peut-on accorder dans le temps à l’ensemble des contenus du Web actuel reliés par des liens unidirectionnels, au-delà des témoignages instantanés d’opinions, d’états d’âmes et de croyances ? on n'a rien pour mesurer cela ?
  • dans quelle mesure la conception unidirectionnelle du lien induit-elle, en l’absence d’alternative à cette unidirectionnalité, non seulement la simultanéité des informations reliées mais encore l’instantanéité des contenus (en termes psychosociologiques : l’esprit de fuite en avant, la mentalité de pillard) ?
  • quel niveau d’autorité pourrait imposer le respect de conditions d’usage d’un réseau à vocation universelle, tout en introduisant les évolutions nécessaires de conception (et en vue de quels objectifs définis par qui) ?
  • en prolongement de la question précédente, l’introduction d’une centrale intrusive de régulation des débits ne sera-t-elle pas indispensable au maintien d’un web interactif, un jour de toute façon ?
  • à côté des technologies de l’instantané et de la synchronie passive, ne faudrait-il pas s’intéresser aux technologies de l’isochronie active des abonnés, celles du dialogue, de la prise de recul, du débat en progression vers un objectif, de la transmission des compétences, en repartant des services à l’origine du Web ?

Fin de l’exercice critique, retour au sujet initial, à savoir : les menaces pesant sur l’humanité et la recherche de solutions au moyen du Web. Ce qui suit est un résumé des argumentaires et propositions du blog.

1/ Le Web est manifestement devenu lui-même une menace : celle de notre soumission volontaire à une manipulation hypnotique en miroir. La dissolution de nos données personnelles est un maigre risque, d’ailleurs difficile à formaliser, en comparaison de l'anesthésie de l'esprit, par le remplacement de toute création par les jeux du couper / coller selon notre bon plaisir statistiquement défini en fonction de notre profil, des concepts et des rêves qui en sont les paramètres.

Do Androids Dream of Electric Sheep (titre d’une célèbre nouvelle de Ph.K. Dick) ? La réponse, c’est nous ?

2/ Les algorithmes statistiques d'exploitation en temps réel de la masse des informations de comportement des individus connectés, sont les cousins germains des algorithmes des moteurs de recherche.

L’évidence de cette collusion d’intérêts peut-elle se dissoudre dans les discours sur la neutralité de la technique et dans les récits héroïques de startups devenues des géants d’Internet par les seules vertus du marché et de la compétition ?

3/ Les "réseaux sociaux" : jouets de séduction mais aussi pièges de recueil de nos comportements et pensées du jour, et en même temps, amplificateurs des rumeurs et propagandes.

Comment pourrait-on inventer un meilleur outil de manipulation ?

4/ La centralisation physique des grands services du Web n'est aucunement gratuite, à aucun sens du terme. En conséquence de cette concentration, les dépenses énergétiques sont gigantesques notamment du fait que les besoins induits en débits informatiques sont colossaux. Les investissements techniques et financiers sont titanesques. Un terminal évolué de type smartphone développe une puissance supérieure de plusieurs ordres de grandeur à celle d’un serveur de l’époque du début du Web.

Pour le plus grand bien de l'humanité ?

5/ Le Web actuel fondé sur des services centralisés n'est pas le Web. A l'origine, le Web est d'abord un espace de conversation entre des abonnés égaux en pouvoirs techniques. La structure technique du Web actuel permet toujours cette conversation originelle, malgré le détournement de son architecture au profit des services centralisés.

Pourquoi ce silence ?

6/ La centralisation des serveurs des grands services du Web (moteurs de recherche, réseaux sociaux, diffusions de vidéos,…) est la réponse technique courante (elle n’est pas la seule possible) aux besoins de diffusion instantanée en masse en même temps qu’aux nécessités d’exploitation instantanée de la masse des données de comportement recueillies par ces mêmes « services ». Par ailleurs, l'authenticité de l'instantané, et une certaine notion passive de la « vérité » nous sont inculquées par l'usage constamment adapté des vocabulaires et concepts attendus par nous en fonction des caractéristiques personnalisées de nos profils segmentés. Dans l’emprise de cette sous culture, les contenus du Web ne peuvent pas vieillir. Ils disparaissent en devenant inaccessibles ou "illisibles", comme les oeuvres des penseurs oubliés, les tombes des soldats morts pour des valeurs caduques... et bientôt comme nous-mêmes, remplacés par nos paramètres de profils.

Tout cela pour çà ?

7/ Les possibilités théoriques des "machines intelligentes" en regard de l'humain sont grandement sous-évaluées dans la littérature, y compris dans les productions de grands médaillés du savoir scientifique comme dans les volumes des charlatans de toutes sortes. Cette sous-évaluation est entretenue paradoxalement par notre paresse mentale naturelle : fascination pour la "machine", et notamment pour les théories et systèmes confortables d'explication de tout ce que nous considérons comme important ou simplement sympathique. Ce défaut d'évaluation nous empêche de nous comprendre en tant que machine et en tant qu'animal, d'où notre manque de discernement dans les constituants de notre humanité, et à la fin, notre difficulté à user de notre pouvoir de création sociale.

Et pourtant, quel peut-être le propre de l’homme par rapport aux autres espèces, sinon sa capacité de création sociale ?

8/ Le Web actuel nous invite personnellement à une forme de tétanie romantique, alors qu'il pourrait nous servir à l’innovation sociale, non pas en simple prolongement de nos sociétés réelles (pour des activités ludiques, marchandes, culturelles…) mais pour des créations capables de faire évoluer nos sociétés réelles en profondeur dans la durée, bien au-delà d’événements temporaires de surface revendiqués comme déclencheurs de « révolutions ». La création sociale par le Web devrait être perçue comme une urgence existentielle. C’est une erreur fatale que de traiter le développement du Web comme un simple défi culturel posé par les nouvelles technologies, alors que le Web a muté vers une méga machine d'absorption des esprits, l’équivalent spirituel d’un trou noir derrière un miroir aux alouettes.

On attend qu’un comité consultatif d’experts (ou Petite Poucette au cours du prochaine millénaire) nous montre le chemin ?

9/ Pour créer de nouvelles formes sociales potentiellement universelles sur le Web, on devra repartir des racines de l'interaction humaine, avant le langage : l'étiquette du dialogue. Et du fait de la radicalité de cette fondation d’un Web d’innovations sociales, on ne pourra pas prétendre faire « bon » du premier coup pour tout le monde et pour toujours, mais au contraire on devra chercher un accord limité pour des finalités précises d'échange. (Le blog contient plusieurs propositions pour l’instauration et le déroulement de dialogues constructifs : suivre le tag étiquette).

Sinon, comment échapper au grand vide entre la déclaration universelle des droits de l’homme et la (pseudo) netiquette, textes figés, sacralisés, datés… trahis ?

10/ Si l'on considère le Web comme un potentiel instrument de conversation et de débat, le parallèle est évident avec le renouveau de la démocratie, car les facteurs d’opposition sont les mêmes : certitudes tranquillisantes, raisonnements figés, prestiges écrasants, distractions compensatrices, peurs sacralisées…

Est-ce encourageant ou désespérant ?

11/ Qu'à une époque de l'histoire, en quelques dizaines d’années, des gens aient pu inventer une forme de démocratie directe (c’est-à-dire l’exercice du pouvoir par les citoyens eux-mêmes), la philosophie, la rhétorique (technique pour s'exprimer en public), la tragédie (représentation théâtrale de la réalisation des risques fatals), le raisonnement logique formel, les sciences et les arts... ce n'est pas une coïncidence. Il est évident qu’à la base, il y eut une explosion des compétences individuelles canalisée par une dynamique collective entre des citoyens qui se considéraient comme égaux entre eux – c’est pourquoi la démocratie n’est pas l’intrus de la liste. Que ces gens n’aient pas réellement inventé tout ce qu’on leur prête mais qu’ils aient hérité ou repris beaucoup d’éléments des peuples voisins pour fonder un ensemble socio-culturel évolutif et cohérent, cela ne fait que conforter l’évidence de ce que nous appelons une « explosion des compétences », et devrait logiquement souligner l’importance qu’il y aurait pour nous maintenant à rechercher une recette adaptée pour notre époque, à partir de cette expérience en l’étudiant en profondeur comme un tout, et précisément en analysant les facteurs qui ont rendu possible cette éclosion quasiment simultanée de créations sociales, au lieu de développer des monographies sur les transformations historiques de tel élément particulier de ces créations, d’ailleurs pour constater que nous n’avons guère progressé. Car c’est bien une forme d’« explosion des compétences » à notre époque et à l’échelle planétaire, que nous avons à susciter pour inventer un Web des sociétés virtuelles. (Attention. Le mot compétence est ici à comprendre au sens d’une capacité à mettre en œuvre un savoir ou un savoir faire dans des circonstances quelconques, pas au sens d’un savoir théorique ni d’une répétition en décalque de leçons apprises).

La compétition libre et non faussée y pourvoira ? A l'intérieur de nos sociétés contemporaines stratifiées ?

PenCri.jpg 12/ La grande fatuité de nous autres les "intellectuels", y compris la plupart des critiques radicaux, c'est de construire des théories pour expliquer l'histoire du monde et de nous y enfermer en nous référant à des théories plus anciennes de réputation établie, tout en nous souciant de nos (mes)estimés collègues contemporains, donc fatalement en restant collés à ce que nous héritons du passé au travers de nos ratiocinations mondaines - à moins que nous ayons nous-mêmes l'expérience vivante de certains sujets pratiques pour nous forcer à entretenir une dynamique de pensée autonome qui nous oblige à faire évoluer nos théories, mais alors il nous est difficile en même temps de tenir fermement notre rang dans le concert des experts reconnus...

Pourtant, à l’origine, philosophie et certitude sont incompatibles ; et la sagesse ne fut-elle pas enseignée comme une discipline collective de la dignité humaine ?

13/ Preuve puissante de l'existence d’une spécificité humaine en regard de l’animal et de la machine : la bêtise est toujours humaine par définition. En effet, pour la ressentir, il faut user de la capacité à s'interroger, user de la capacité à mettre en rapport un acte, une pensée avec une règle de conduite ou une méthode de raisonnement. Une preuve ultime d'humanité, c'est la capacité à considérer plusieurs de nos règles de conduite et de pensée ensemble pour réaliser leurs bêtises les unes par rapport aux autres, mais aussi la capacité à les envisager comme des productions d'une disposition mentale (ou d’une paresse raisonnable) nécessaire afin de pouvoir faire société. Autrement dit, il faut l’intelligence d’être bête pour se comporter en humain social, et la « pure » humanité ne peut être qu’intermittente.

Dans le domaine de l’innovation sociale, cette intermittence peut être considérée comme une tare ou comme une protection entropique : on peut en discuter à l’infini, mais n’est-ce pas affaire de décision ?

Conclusion. La priorité des priorités humaines de notre temps, c’est d’inventer comment mettre fin définitivement au pillage de notre planète par nous-mêmes en conséquence de notre agitation parasitaire, comment réaliser cet acte radical de renoncement et d’autolimitation sans passer par une « solution définitive », puis comment vivre après cela, dans un environnement qui ne produit déjà plus assez de chocolat pour tout le monde. Ou bien on croit en l’humanité, et alors on doit chercher à constituer une forte majorité d’adhésion raisonnée à une convivialité compatible avec un avenir digne pour tous – ce qui signifie : authentique démocratie pour assumer des décisions difficiles engageant l’avenir commun - et aussi : développement humain par le partage des compétences de chacun dans une grande transition évolutive pour une fois assumée dans l’histoire par ses acteurs. Ou bien on considère que l’on ne peut faire autrement que d’accélérer l’abrutissement des humains excédentaires (c’est-à-dire les autres) en vue de leur éradication progressive au rythme de l’épuisement planétaire (par exemple en laissant faire "le marché"), pour finalement instaurer un genre de régime élitiste fondé sur une forme d’esclavage pacificateur, destiné non pas à domestiquer une force de travail depuis longtemps superflue mais à maintenir des êtres déchus dans leur instantanéité sans recul régie par un imaginaire sous contrôle, après avoir sauvegardé l’essentiel (?) de l’expérience et du savoir humain dans de grands silos informatiques.

Pour le moment, le Web est devenu l'agent de la deuxième voie.

dimanche 19 janvier 2014

Formidables moutons électriques

Sur la prairie verte, les moutons semblent brouter paisiblement mais en réalité, ils sont en pleine activité. Chacun d’eux porte un casque super techno, un casque à électrodes avec une visière transparente devant les yeux, pour communiquer avec les autres et surfer sur le Web. Le dispositif se commande par la pensée. Les sites Web viennent s'afficher sur la visière, en superposition de la vue réelle sur le gazon.

Le site Web favori de chaque mouton, c'est son propre site Mirex, le site miroir de sa vie. Chaque mouton le construit lui-même jour après jour en racontant son expérience. Gooplosoft lui fournit gratuitement un modèle personnalisé de Mirex en échange de son pedigree et de quelques droits de regard sur le contenu. Au fur et à mesure du remplissage du Mirex, Gooplosoft adresse à l’auteur des conseils personnalisés. Et Gooplosoft invite régulièrement les auteurs à communiquer entre eux à propos des sujets d'intérêt commun que Gooplosoft a détectés dans leurs profils actualisés heure par heure.

C'est l'occasion de rencontres passionnantes, tout en broutant !

Mouteouteki_1.jpg Mais, en plus, les moutons sont malicieux, ils adorent jouer au TéouTéki. C’est un jeu à distance entre deux moutons sur le Web. Le premier mouton peut apercevoir son interlocuteur sur la prairie mais il s'amuse à prétendre qu'il est ailleurs et quelqu'un d'autre, par exemple à Calcutta un trader spécialisé sur le marché des grains, en même temps qu’il interroge le Web pour se documenter à toute allure sur ce qu'il est censé dire et sur les informations nécessaires pour comprendre son interlocuteur, qui se fait passer pour un autre trader à l'autre bout du monde et rigole en lui tournant le dos. Les onglets des sites Web consultés viennent se superposer et se bousculer sur les visières des deux moutons pendant leur partie de TéouTéki et, même de loin, les observateurs s’émerveillent du jeu des couleurs et des lumières sur les écrans des protagonistes. Certains de ces observateurs ont développé une capacité de mémorisation prodigieuse des séries de couleurs et savent en déduire sur quels marchés locaux les traders sont en train d'opérer. L'enjeu est de taille car il s’agit de saisir le vent des affaires et de réaliser des opérations juteuses !

Mais ce qui motive chaque mouton au plus profond de lui-même, c'est le projet d'intégrer le groupe des Champions, ceux qui sont reconnus pour la valeur de leur site personnel Mirex sur le grand tableau de cotation mis à jour en temps réel par Gooplosoft. Pour aider les moutons dans leur quête personnelle, Gooplosoft a créé des académies sur le Web. On y apprend comment organiser les thèmes d'un Mirex, comment le faire référencer par d'autres Mirex, comment développer un contenu personnel attractif, comment exprimer ses préférences et ses dégoûts, etc. Les exercices n'exigent que trois capacités intellectuelles : reconnaître une séquence-modèle à l'intérieur d'un ensemble, recopier une séquence-modèle, substituer une séquence-modèle à une autre. Et rien qu'à partir de ces capacités élémentaires convenablement mises en application, on peut devenir un Champion ! Miracle de l’intelligence collective et de la technologie !

Mouteouteki_2.jpg Il y a tout de même une difficulté pour devenir un Champion. C'est que le site Mirex doit être rédigé en respectant l'orthographe et la grammaire classiques. Or, la langue courante des moutons est une langue véhiculaire destinée à la communication instantanée en fonction des grands titres d'actualité, des émotions à la mode, des réclames publicitaires du moment... bref, la langue d’expression courante des moutons a évolué dans le temps très loin de ses racines classiques. Heureusement, Gooplosoft a conçu un traducteur automatique presque parfait. « Deux mains j'essuie en va qu’ence» est automatiquement traduit par "demain, je suis en vacances" en langue classique. Les moutons trouvent que les traductions de Gooplosoft sont poétiques. Pour eux, cette étrangeté est une source d’émerveillement : plus c'est beau, plus on a du mal à se relire.

Gooplosoft organise un concours permanent du site Mirex du jour. Ce concours récompense une contribution remarquable, par exemple un reportage sur un événement spectaculaire dans l’évolution des cours des matières premières, une suggestion pertinente, une critique percutante, un alexandrin éternel, une révélation croustillante. Officiellement, le critère de sélection du gagnant est chaque jour totalement différent de celui de la veille, de manière à ce que tout le monde ait sa chance, mais certains moutons prétendent avoir découvert une logique de transition d’un jour à l’autre. Le gagnant est annoncé le matin. Il a le droit d'aller brouter partout pendant la journée, y compris s'il doit pousser de côté d'autres moutons pour brouter à leur place. Pour les perdants, il est flatteur de découvrir que leur herbe est meilleure que celle des gagnants, même si certains gagnants abusent et forcent les perdants à la diète.

Justement, Gooplosoft vient d’ouvrir une plate forme de débats en préparation d’un referendum sur la proposition « débranchons les coupables d’abus» ; les débats sont très bien organisés ; on peut exprimer son soutien ou son opposition à diverses motions sur le pourquoi et le comment ; les sites Mirex débordent de développements explicatifs où chacun développe sa position personnelle en regard de celles des autres, en fonction de son propre parcours de vie. Le vote de chacun sera vraiment représentatif de la conscience collective en pleine connaissance des causes et des conséquences.

Le soir, les moutons électriques rentrent à la bergerie pour se recharger. Le courant provient d'une centrale verte, une centrale qui brûle de l'herbe et alimente le Web.

Toutes les enquêtes démontrent que les moutons électriques sont persuadés de vivre une expérience formidable dans une société consacrée au libre développement de leurs personnalités et de leurs projets personnels dans une saine émulation des compétences, chacun dans l’unanimité de son petit moi objectif dans le progrès général de leur société démocratique.

Comment pourrait-il en être autrement ?

Notes

Les trois capacités élémentaires des moutons électriques : repérer une séquence-modèle dans un ensemble, recopier une séquence-modèle, substituer une séquence-modèle à une autre, sont une extrapolation littéraire des fonctions constitutives d’une machine de Turing.

Comme son nom l’indique, la machine de Turing est une invention du mathématicien Alan Turing (1912-1954), l’un des fondateurs de l’informatique, par ailleurs célèbre pour avoir contribué à décoder pendant la guerre de 39-45 le cryptage des messages entre l’état-major allemand et les unités distantes.

La machine de Turing est définie par son inventeur comme une abstraction mathématique. Elle est utilisée comme référence théorique pour déterminer le niveau de complexité des questions et problèmes mathématiques, y compris ceux dont on ne connaît pas de solution, en regard de leur potentiel de résolution par un ordinateur.

Les capacités très élémentaires en apparence de la machine de Turing ne doivent donc pas être prises à la légère : on n’a pas encore su concevoir un type de machine plus « intelligente ».

Si vous trouvez que le paragraphe sur la perte du langage et la traduction automatique est tiré par les cheveux, allez donc faire un tour dans un pays insulaire d'extrême Orient où le smartphone permet d'envoyer des messages traduits automatiquement en langage littéraire; tout le monde peut écrire un roman !

Le texte de ce billet est un extrait adapté de l’ouvrage de référence "La transmission des compétences à l’ère numérique" que vous pouvez télécharger ici.
Vous allez probablement prendre un sacré choc, mais les billets de ce blog peuvent vous aider à le supporter.

mardi 31 décembre 2013

Modèle d'interaction sociale entre arrivistes sympathiques sans police

J10_13.jpg Dans ce blog, nous avons recherché les conditions de la création d’interactions constructives sur le Web entre des personnes en conversation à distance.

Nous avons analysé les faiblesses et les illusions des modes d'interaction existants, et notamment au travers des réseaux sociaux et dans les forums de discussion libre.

Nous avons identifié les causes de ces déficits dans les croyances et les mécanismes fondateurs de ces modes d'interaction, et nous avons décrit la grande boucle de rétroactions médiatique à laquelle nous soumettent ces modes existants.

Afin de surmonter la pauvreté actuelle des interactions personnelles sur le Web (en regard de son universalité potentielle pour l'édification des esprits connectés), nous avons recherché des sources d'inspiration dans la vraie vie, dans la société des relations humaines réelles, et notamment dans les activités de négociation... Et nous avons découvert que ces sources d'inspiration existaient en abondance dans notre monde contemporain et depuis l'antiquité, mais pas là où les recherches savantes ont creusé, mais tout autour et à côté, et qu'en passant, le fait de déplacer notre attention sur cet "ailleurs" nous ouvrait de nouveaux univers à explorer, sans prise de drogue ni voyage interstellaire ni cure psychanalytique, et nous obligeait à quelques retours critiques sur les causes de stagnation de nos sociétés humaines. (Vous connaissez la blague à propos du bonhomme qui a perdu ses clés et scrute obstinément le sol sur le pas de sa porte sous la lampe d'entrée mais pas ailleurs, "parce que ailleurs ce n'est pas éclairé" ? C'est la caricature de trop d'experts et de savants, qui ne font rien d'autre que de nous expliquer ce qui est déjà éclairé ou de critiquer la lampe)

Sur ces bases, nous avons esquissé la conception de nouveaux modes d'interactions afin de pouvoir constituer des sociétés virtuelles capables d'objectifs obtenus par des échanges à distance, en proposant une étiquette générique et quelques instruments (couleurs des cartes à jouer, signes de circulation automobile).

Il est temps de proposer un éclairage complémentaire de nos propositions à travers l'exposé d'un modèle opératoire des relations interpersonnelles : notre modèle CHOP (Common Onion-patterned Privacy Model) - un nom grotesque mais on peut faire pire.

L'élaboration de ce modèle part de quelques constats évidents :

  • nous communiquons entre nous par des conventions
  • nous détestons que les autres piétinent notre jardin secret
  • nous avons chacun plusieurs niveaux de jardin secret
  • nous aimons être pareils aux autres, à la fois chacun différent
  • nous aimons apprendre des autres et recevoir des remerciements de ce que nous leur apprenons

C'est aussi simple que cela ? Cela dépend ce que l'on veut faire...

Observons un personnage typique que nous appelons l'arriviste sympathique. Son art est de s'enrichir sans cesse de l'expérience des autres.

L'arriviste sympathique entretient un réseau de contacts personnels partout où il se trouve. Il exploite ce réseau ponctuellement et avec précision, sachant par avance qui peut lui apporter un avis, un éclairage, un autre contact et sur quels sujets précis. L'efficacité particulière de l'arriviste, c'est de savoir évaluer, à chaque contact, ce qu'il pourrait en tirer éventuellement plus tard, et de savoir mettre à jour, compléter, modifier cette évaluation au cours du temps.

On pourrait dire que l'arriviste est un gentil manipulateur qui fait fonction de révélateur convivial. De fait, il s'arrange pour que ceux qu'il exploite puissent se flatter de le connaître. S'il est vraiment efficace, il s'arrange aussi pour contribuer activement à l'enrichissement des autres dans son réseau de manière à ce que chacun dispose de la meilleure information pour développer son propre génie. (Note. Rejetons définitivement aux ténèbres extérieures l'arriviste exploiteur qui brouille sciemment ses sources pour sauvegarder sa supériorité sur ses concurrents potentiels, utilise ses contacts pour propager des informations partielles ou fausses. Rejetons aussi le type voisin mais contourné du diplomate ou de l'espion, coincés dans leurs conventions fonctionnelles, qui cherchent à influencer l'autre ou à l'assimiler ou à se l'assimiler. Ecartons encore plus franchement le type de l'arriviste mou, fusionnel, jouisseur, profiteur, qui n'est rien aux autres qu'un miroir de médiocrité. L’arriviste sympathique est au contraire l’équivalent d’une abeille dans un jardin poétique où les fleurs et les insectes butineurs non seulement coexistent mais peuvent se transmuter).

Dès lors, tout participant du réseau de l’arriviste est lui-même un autre arriviste potentiel. C’est donc par pure commodité que nous isolons un individu, « l’arriviste », sous une dénomination faussement caractéristique de son comportement personnel en société, car il n'est pas différent des autres.

Essayons de représenter un modèle opératoire de cet arriviste sympathique dans le cours de ses relations sociales.

CHOP1.jpg Avec ses semblables, l’arriviste se comporte comme si chaque personne (lui-même inclus) se représentait en société par quatre enveloppes d’univers culturels : voir le tableau-image des enveloppes-univers (au sens d'univers mentaux en couches imbriquées comme dans un oignon).

Dans ce modèle, chaque personne communique par son enveloppe externe, celle des étiquettes de comportement, mais les échanges sociaux concernent bien toutes les enveloppes, toutes soumises au langage. La structure du modèle en enveloppes-univers est commune à toutes les personnes (par prudence, ajoutons ici : de culture "occidentale" mais sans y induire aucune restriction géographique). Mais, évidemment, les contenus de chaque enveloppe sont propres à chaque individu.

Pour un individu donné, les contenus des enveloppes-univers ne sont pas forcément logiquement cohérents entre eux à chaque instant, et encore moins dans la durée. Les contenus à l’intérieur d’une enveloppe-univers non plus ne sont pas forcément logiquement cohérents entre eux, sauf peut-être ceux des projets en cours. Ce n’est pas pour cela que les individus sont illogiques ou incohérents dans leurs échanges avec leurs semblables ! Le dépassement de la logique mécanique, plus précisément la capacité à contenir des éléments contradictoires ou mal définis, justifie le terme d’« enveloppes-univers », et notons bien au passage qu'aucune machine « intelligente » ne pourrait s'y retrouver. Si vous en doutez encore, imaginez comment se forment et évoluent dans le temps les contenus des enveloppes-univers d'un individu donné en fonction de (ou contre) ses appartenances à de multiples groupes sociaux, en fonction d'événements maîtrisés ou non...

Il est important pour l’arriviste de ne jamais indisposer son interlocuteur tout en recueillant les trésors d’expérience de cet interlocuteur situés au niveau des projets, qui sont les plus aisément accessibles (au sens de interchangeabilité). Il sait qu’il ne pourra probablement pas y parvenir sans faire valoir un accord même très partiel avec les construits mentaux de son interlocuteur.

CHOP2.jpg Le deuxième tableau-image contient en filigrane les principes d’action de l’arriviste, conscient que la révélation, au cours du dialogue, de désaccords au niveau des construits mentaux et encore plus au niveau des credos de son interlocuteur crée des risques importants de rupture irrémédiable (à moins de fonder une relation plus profonde qui exige effort et durée). Il est, en effet, évidemment hors de question de faire évoluer son interlocuteur, pas plus que soi-même, au cours d'une conversation ou d'un débat, sur les contenus des enveloppes-univers internes ! Et pourtant, combien de maladresses blessantes, combien de vexations mortelles sont commises par l'ignorance de cette évidence, ou à la suite d'une transgression bénigne ou ludique, dont les effets se sont amplifiés hors de contrôle par les mécanismes de compétition et de rivalité en miroir....

Voici donc quelques éléments clés de votre comportement d’arriviste sympathique (puisque, dans notre modèle, nous le sommes tous...) :

  • commencez par vous enquérir de l’état général de l’interlocuteur, si possible en manifestant votre souci des projets dont il vous a parlé dans une conversation antérieure,
  • flattez prudemment les éléments des construits mentaux qu’il vous a dévoilés précédemment, réorientez la conversation sur ses projets pour qu’il vous en valorise spontanément l’expérience, participez prioritairement à ses échecs si vous savez comment l’aider à en surmonter les conséquences,
  • évitez l'expression des credos, ne dites jamais les vôtres, sauf quand vous êtes certain que leur expression mesurée ne peut pas choquer,
  • recueillez les éventuels avis et recommandations formulés par l’interlocuteur en tant qu’expressions de ses construits mentaux et en les replaçant en rapport à vos propres équivalents en vue des rencontres à venir.

Il est important pour l’arriviste affairé de détecter chez son interlocuteur les cas pathologiques qui rendraient cet interlocuteur peu susceptible d’enrichir sa société notamment :

  • un rythme anormal d’évolution des contenus (indice d’instabilité ou d’immobilisme),
  • une absence de logique dans les projets en cours ou entre les projets en cours,
  • une logique mécanique là où elle ne s’applique pas (par ailleurs, si un décalage des contenus entre les enveloppes a été opéré consciemment, l’interlocuteur est probablement un manipulateur ou un fanatique),
  • un déséquilibre entre les enveloppes-univers, par exemple si l’une d’elles devient muette ou au contraire envahit les autres,
  • etc.

Mais, comment notre arriviste sympathique peut-il se protéger des gros malins, des sournois, des pervers, et des autres brillants ou discrets animateurs de basses et de hautes cours, qui chercheront à l'influencer, à le tromper, à l'humilier, par jeu, bêtise, jalousie... ? Faut-il créer une forme d'autorité policière chargée de détecter et de réprimer les contrevenants aux règles de bonne communication ? C'est inutile pour ce qui concerne le déroulement d'une conversaton : l'étiquette d'interaction, à travers l'usage des symboles associés, permet de détecter quasiment immédiatement (presque automatiquement : un automate peut y aider) les risques de déséquilibre et de mésinterprétation. Et c'est précisément la neutralité de l'étiquette et des symboles en regard des intentions et des états d'âme qui la rend capable de cette fonction. Pour ce qui relève des contenus, de toute façon, il serait illusoire de prétendre se protéger totalement contre les faussaires et les menteurs au cours d'une interaction à distance : le respect d'une étiquette peut assurer le bon déroulement formel de l'interaction mais ne peut contraindre à l'exactitude des contenus que dans la mesure où la forme induit le fond et dans la limite des capacités conscientes des intervenants. De toute façon, si nous faisons passer prioritairement la correction des anomalies de nos sociétés réelles dans la conception de sociétés virtuelles, nos chances d'inventer un nouvel espace de liberté vont prendre un mauvais coup ! Au total, compte tenu de ces réalités incompressibles, il n'est nul besoin d'une autorité centrale de police : le jeu normal de l'étiquette et des symbolismes associés, dans une société virtuelle d'arrivistes sympathiques à objectif constructif (que cet objectif en construction soit une œuvre collective ou un bénéfice pour chacun, du moment que l'on s'accorde sur une méthode pour mesurer une progression à partir des échanges entre les contributeurs), fera que les délinquants, qui par définition ne participent pas ou faussement à l'objectif, se retrouveront rapidement seuls sur une autoroute qui ne mène nulle part.

Nous pensons que notre modèle de l’arriviste en enveloppes-univers pourrait permettre de révéler ou de faciliter l’explication de phénomènes sociaux ignorés ou maltraités jusqu’à présent dans nos sociétés réelles, par l'approfondissement de la relation sociale interpersonnelle à objectif coopératif. Osons ajouter que ce genre d'étude nous semblerait plus utile à l'avenir de l'humanité que, par exemple, les volumes d'observations de personnages détraqués, d'analyses critiques de l'histoire, de romances à la mode et de théories héroïques, face à l'urgence d'inventer un futur "raisonnable" et surtout acceptable par tout être humain – ce qui exige de savoir se parler vraiment sans exiger préalablement une commune façon de penser ni l'arbitrage d'une autorité régulatrice. A l'évidence, ce savoir ne s'est guère manifesté dans l'histoire de l'humanité, mais nous avons la capacité naturelle de l'inventer.

RteMaz.jpg Si nos propositions vous semblent imparfaites ou pire encore, faites mieux !!

Pour conclure. Dans ce blog, c'est en référence aux interactions à distance à l'intérieur d'une société virtuelle à objectif très général, à savoir la transmission des compétences personnelles à travers l'échange des expériences personnelles, que nous avons conçu quelques instruments (étiquette, symboles) destinés aux arrivistes sympathiques du futur, et que nous avons esquissé les évolutions nécessaires du Web et des applications mises à disposition des personnes connectées. Dans un cadre moins large que celui d'une société virtuelle à vocation universelle, l'instrumentation de la convivialité peut certainement se réduire fortement, mais on ne devrait cependant jamais faire l'économie d'une étiquette et des symboles nécessaires à une mise en pratique constructive. En effet, au contraire des puissances qui oeuvrent à l'encontre de la valorisation des individus et les font participer à la réalisation d'une unification totalitaire de l'humanité, il nous semble souhaitable que tous les échanges, dialogues, discussions dans tout cadre organisé sur le Web participent à la fortification des compétences individuelles en vue de permettre leur transmission. Dans cette vision, ce n'est pas l'imposition d'un langage universel ni la disponibilité d'un canal à gigadébit ni la création d'un logiciel miracle qui sont pertinents, mais l'utilisation commune d'un type d'étiquette et de symboles adaptés à ces finalités globales, à l'intérieur de sociétés virtuelles à objectif explicitement constituées avec leurs règles de contribution et leurs conventions pour mesurer la progression vers leurs objectifs.

samedi 28 décembre 2013

Soyons polis !

Plaçons-nous dans un cas extrême où seule la politesse peut freiner les moeurs sauvages, celui des forums de discussion libre sur le Web à propos d'un article publié ou sur un thème de portée générale. Ce genre de forum, on le trouve souvent dans une zone de commentaires annexés aux articles de journaux.

En un mot : la jungle !

Et pourtant "Respectez vos interlocuteurs, et gna gna gna et gna gna gna..." (conditions générales d'utilisation).

Rixe.jpg

C’est qu’Il faut être vraiment coincé du bocal pour croire une seconde à ces recommandations de bonne conduite ! En premier lieu, de quels « interlocuteurs » peut-il s'agir puisque tout le monde est sous pseudo, de quel respect dois-je faire preuve, puisqu'en réalité aucun autre intervenant ne me parle directement sauf par exception et en déformant ce que je viens d'écrire pour s'en servir afin de prolonger son propre discours en accord vague ou en désaccord spectaculaire avec le mien ?

Un forum de "discussion libre", ce sont des pluies d'incidentes qui s'empilent dans les fils et sous-fils par ordre d'arrivée, comme si chaque contribution tentait de recouvrir les autres soit en les ignorant soit en les conchiant soit en prétendant surenchérir - ce qui peut-être encore pire, car il existe maintes manières d’insulter en approuvant. A l’évidence, cette inhumanité n’est nullement le résultat d’un choix de chaque intervenant ; on pense aux films d’action lorsqu’un tueur s'adresse à sa future victime : "cela n'a rien de personnel". D'ailleurs moi, avant d'écrire mon billet dans un forum, je ne lis jamais en détail les interventions précédentes, je fais un parcours rapide pour assimiler la teinture générale, et hop j'écris pour envoyer vite vite.... Ah, trop tard, quelqu'un a été plus rapide...

Mais le summum des injonctions de morale lunaire c'est "soyez poli" : qu'est-ce que cela peut bien signifier dans une telle pagaille ? Qui pourrait imaginer qu'un entrelacs de graffitis superposés selon une logique de réaction spontanée... puisse constituer une oeuvre d'artistes "polis" ? C’est à l’état brut le libre cours de l’action-réaction, de la compétition en miroir, et parfois de la montée aux extrêmes verbaux.

Prenons donc la question à l'envers, par l'analyse des détestations - tellement plus facile.

Constatons en effet qu'il existe des malpolis, des gros malpolis même :

  • les trolls qui balancent n'importe quoi hors sujet
  • les dynamiteurs de toute orthographe et de toute syntaxe
  • les illuminés qui répètent à tout propos le credo de leurs croyances
  • les militants en essaim qui s'abattent sur toute trace de formulation exclue par les mots d'ordre de leur obédience, pour dénoncer les coupables comme des opposants honnis malhonnêtes criminels contre l’humanité
  • les abrutis qui ramènent tout aux expressions à la mode et aux opinions toutes faites répétées en boucle dans les medias (dont les derniers résultats de sondages d'opinions ou les derniers chiffres de l'"économie" déjà par ailleurs diffusés à dose massive)
  • les rustauds qui tentent de prendre l'ascendant sur tout le monde et sur l'avenir du monde, par le gigantisme des caractères employés, par les décharges d'émoticones, par la brillance de leurs références culturelles, par le choc des images et des vidéos...

Mais ce ne sont là que les types les plus élémentaires de malpolis, quasiment des automates.
Ringois.jpg

Car il existe par ailleurs de nombreux types de fins malotrus, des animaux vicieux, parmi lesquels on trouvera quelques humains déboussolés, par exemple :

  • les trolls mous qui font semblant de dire presque n'importe quoi, pour exprimer que la façon de poser ou de traiter le sujet dans le forum ne leur convient pas, au lieu de le dire simplement (mais cela les obligerait à faire un effort pour expliquer pourquoi)
  • les contradicteurs maladifs, dont l'unique activité consiste à trouver partout à chaque instant le détail insupportable chez les autres qu'ils se doivent de révéler avec éclat et de critiquer en profondeur
  • les malveillants qui pointent les désaccords entre les intervenants pour les attiser
  • les pervers qui interprètent votre contribution pour la dénigrer, l'analysent pour la détruire, la généralisent pour vous ridiculiser, citent et recitent des grands auteurs pour vous déstabiliser et vous humilier (en sous-famille : les faussaires piègeurs, dont l'art subtil consiste, à force de citations dissimulées, à vous surprendre en opposition frontale avec une célébrité intouchable ou une oeuvre censée faire autorité)
  • les martyrs culpabilisateurs qui brandissent l'épouvantable perspective des risques collatéraux infligés à leurs fétiches, idoles, valeurs, en litanies ininterruptibles
  • ...
  • et peut-être les pires de tous, les autocentriques qui se vivent comme des incarnations de l'humanité authentique, et donc pensent, agissent "comme tout le monde" selon le "bon" sens commun (ou en variante : contre tout le monde), se rendant incapables du moindre effort de compréhension des autres.

En comparaison, les grossiers qui interpellent vulgairement, invectivent salement, insultent bassement, sont plutôt rares. Et lorsque de tels comportements brutaux se manifestent, c'est généralement dans la continuité théâtrale d'un comportement malpoli régulier. Autrement dit, il s'agit souvent d'un signal d'intensification (ou de dépit devant le ratage) d'une stratégie d'influence ou d’écrabouillement, plutôt que d'une exaspération véritable.

Bref, on pourrait disséquer, catégoriser, disserter sur les malpolis à l'infini... jusqu'à tous s'y retrouver !

La réalité brute, c'est qu'il n'existe aucune règle pratique pour traduire concrètement "soyez polis" dans le cadre d’un forum d’expression libre. Entre la déclaration universelle des droits de l'homme, la netiquette (un fatras de recommandations d'informaticien), et des conditions généralissimes d'utilisation, c'est le vide !

Essayons tout de même de produire une réflexion constructive.

Reformulons d’abord le problème. Dans un forum libre, nul ne sait qui est qui (on intervient sous pseudo). On sait donc encore moins dans quel référentiel culturel chacun s'exprime, et l'expérience prouve qu'alors, même sous la pression d'une technique imposée (celle des fils de discussion du forum), même dans le cadre d'un sujet de discussion délimité (par exemple un article de journal), on n'arrive à rien qui ressemble à une production collective consciente. Cet échec signifie un immense gaspillage (mais pas pour tout le monde, nous le verrons plus loin) et surtout il se manifeste par un déchaînement verbal carrément indigne.

Est-ce que quelqu'un à réfléchi aux règles de comportement qui éviteraient ce gâchis ? Et, en admettant que des règles bien définies puissent pointer efficacement les comportements malpolis, comment pourrait-on remettre les fauteurs à la raison ou sinon les exclure ?

Par exemple : un automate intelligent pourrait-il analyser les textes des interventions et réaliser un tel pointage en temps réel ? Mettons tout de suite de côté les rêvasseries de mauvaise science fiction : le résultat d'un automatisme intelligent serait encore pire que les pires traductions automatiques et il resterait toujours quelques types de "malpolis" inventifs qui échapperaient au système et se démultiplieraient par imitation et compétition. De plus, l’éviction des malpolis n’est pas le seul problème à surmonter, il y a aussi l’absence d’une production à la fin de la discussion, qui se manifeste par le désintérêt des contributeurs potentiels, sans doute attirés ailleurs.

Je ne vais pas non plus défendre la solution du renoncement à la "liberté d'expression" du forum, par le recours à un modérateur, qui lirait toutes les propositions de textes à insérer, afin de ne publier sur le forum que les propositions valables selon les critères qui lui auraient été donnés et selon l'interprétation qu'il en ferait. Cette solution de filtrage a priori entraîne forcément une perte considérable de substance (sauf dans sa version tolérante où elle se réduit à un simple classement par catégorie des messages sans restriction de leur publication), La modération a priori est souvent associée à l’obligation pour le modérateur de rédiger une synthèse finale de sorte que la discussion produit un résidu compact facilement réutilisable, même s'il est rien d'autre qu’une extraction de ce qu'a voulu comprendre le modérateur. Au contraire, aucune synthèse n'est jamais produite dans le cas d'un forum libre, forcément foisonnant avec de multiples productions ponctuelles aléatoirement réparties.

Osons donc affronter la vraie question de la pertinence du modèle du "forum libre" et le vrai risque sur nos "libertés" si cette question n'est pas résolue :

  • la vraie question n'est autre que "un forum libre, c’est pour quoi faire ?", autrement dit "que veut-on produire à partir d'une discussion libre sur un forum virtuel et comment peut-on organiser cette discussion-là sans restreindre la liberté de chacun ?"; car si la "discussion" est juste un défouloir destiné à enregistrer des opinions prétendument spontanées en vue d'alimenter par ailleurs une machine à analyser l'opinion, c'est une trahison (mais une trahison durable, qui nous garantit la pérennité des forums libres et des sondages d’opinion)
  • le vrai risque, si la question reste sans solution en l'état, c'est le constat de l'"impossibilité" de toute forme de débat spontané sur le Web, et, comme dans les autres medias, la substitution par des débats spectacles organisés entre des personnes représentatives ou savantes, sous la conduite d’animateurs-experts; bref, par effet de rebond et amplification, ce sera de facto la disparition d'Internet comme "espace de liberté"

Retatgenx.jpg Concernant la recherche d'une réponse à la question, je regrette d'avoir à le dire, ni la sociologie des media, ni les analyses déconstructives, ni les théories du comportement, ni la psychologie transactionnelle, ni les tentatives de langage universel, ni les traités de rhétorique... n'entreprennent l'élaboration d'une discipline du dialogue ou de la conversation en vue d'un objectif constructif. On trouve un peu de matière dans les guides de négociation réservés à certaines professions, certains dialogues philosophiques, certaines méthodes de créativité de groupe et certains ouvrages de psychologie ou de sociologie appliquée - en fait on peut surtout y découvrir des impasses si on tente de les confronter à la question précise que nous avons posée. Quant à la rhétorique, en tant que discipline de la parole, elle s'est toujours cantonnée à l'art oratoire en public pour des situations de prise de parole bien circonscrites, sans sortir de ses origines historiques (mille fois hélas). Au total, il existe donc un grand vide entre l'art oratoire "hors de soi", les techniques "entre soi" des relations codifiées par des rôles conventionnels (par exemple à l'intérieur d'une entreprise, d'un stade,...) et les modes de communication purement fonctionnelle "en soi" à l'intérieur d'une famille ou d'un petit groupe soumis à un impératif de cohésion. C'est justement là, dans ce vide, que se trouve le forum de discussion libre (oh combien libre !). Et ce vide monstrueux absorbe bien d’autres tentatives de communication : on peut soupçonner, par exemple, que beaucoup de "discussions" et de "contacts préalables" à caractère d'approche diplomatique participent à la concrétisation de ce vide - on pourrait aussi évoquer certaines chaudes discussions familiales, et plus généralement la plupart des affrontements verbaux en petits comités, dont les conséquences catastrophiques se restreignent rarement plus tard aux participants. Avant de chercher à communiquer avec des extraterrestres potentiels, il serait urgent d'imaginer comment combler ce déficit de communication entre nous sur terre, autrement que par le sang et les larmes en conséquence automatique des montées aux extrêmes par l'effet des incompréhensions, peurs, réflexes de défense...

Revenons à notre modèle du forum libre, même s'il s'agit de bien plus que cela.

Donc nous voici au pied du mur, contraints à l'invention ! Pour faire bref, nous faisons deux propositions.

Proposition 1. Comment éviter de blesser inutilement les autres ? D'abord en évitant qu'eux nous blessent inutilement. Pour ce faire, nous proposons d’afficher à l'intérieur de nos interventions le niveau de discutabilité que nous attribuons nous-mêmes à chaque partie de ces interventions. Est-il incongru d'imaginer pour cela un préfixage par symbole pour communiquer que nous acceptons ou non de remettre en cause dans le cadre du forum l'assertion qui suit le symbole ? Plutôt que de réfléchir aux mille et une raisons pour lesquelles "cela ne marchera pas", retournons sur nous-mêmes, sur notre propre mode de réaction aux agressions ou ce que nous prenons comme telles, et sur les enchaînements successifs qui en dérivent : il s'agit simplement, par un préfixage symbolique, de permettre aux protagonistes, s'ils le veulent, d'éviter la dérive vexatoire (mais pas la confrontation des opinions !) et sinon de pouvoir constater objectivement quand une telle dérive vexatoire se produit, et donc, s'ils le veulent, d'éviter la montée aux extrêmes... Cela ne peut vraiment servir à rien ? Le méta langage des attitudes et des signes, spécifique et appuyé, n'est-ce pas ce qui normalement précède et accompagne la parole en face à face avec des inconnus – un méta langage dont on ne dispose plus sur un forum numérique où les intervenants se parlent à distance et ne sont pas forcément de la même culture ? Les émoticones classiques ne peuvent pas remplir cette fonction d'annonce conventionnelle : ce sont d’abord des décors, quelquefois des indications d'intention ou d'état d'âme en complément du discours, et ils sont potentiellement innombrables d’autant plus qu’il existe des tentatives pour les breveter. Dans ce blog, nous avons proposé un jeu de 4 symboles de niveau représentés par les couleurs des cartes à jouer selon leur hiérarchie la plus commune; dans le cas d’un forum donné, on peut adapter la définition des niveaux et l’usage des symboles pour constituer l’étiquette du forum, en complément des fameuses conditions générales.

Proposition 2. Comment matérialiser une production collective ? En isolant chaque proposition de l'explication de son pourquoi, dans chaque contribution au forum. (Note. Il semble qu'à ce jour, aucun des milliers de logiciels de forum, groupware, réseau social ne permette de traiter directement ce besoin pourtant évident, à savoir la vision instantanée des propositions séparément de leurs éléments explicatifs, et, en association à chaque proposition, la filiation des propositions de modifications reliées à leurs éléments explicatifs). Evidemment, pour que le forum soit naturellement constructif, il faudra explicitement le préalimenter de propositions mères, ou bien, dans une perspective plus ouverte, l’organiser en discussions par sous-thèmes adaptés (par exemple, pour un article de journal : forme de l’article, références, illustrations, méthode d'exposition, principaux éléments de contenu, points non traités,...). Dit autrement, il s'agit de pouvoir passer d'un cadre d’invitation vague "donnez votre avis sur.." à l'appel à une contribution constructive "que proposez-vous pour faire mieux...". Qu'est-ce qu'on y perdra ?

En conclusion. La politesse est au fondement de toute société. Beaucoup en dépend, et notamment - dans une société égalitaire ou au moins en l'absence d'un pouvoir totalitaire - la possibilité de constructions collectives complexes au bénéfice de la communauté. Il est évident que nos sociétés humaines n’ont pas su évoluer pour intégrer l’expérience des conflits massivement meurtriers vécus au cours des derniers siècles, et demeurent inadaptées pour survivre aux problèmes planétaires à venir. La « révolution numérique » offre l’opportunité d’inventer des instruments d’ouverture ou au moins d’élargissement de nos univers sociaux, pour nous aider à surmonter les pesanteurs et automatismes de nos sociétés réelles. Ces instruments numériques de création sociale sont par nature différents de ceux que prétendent nous imposer la reproduction massive de techniques banales par des puissances d’asservissement ; cependant, ces instruments à créer ne sont certainement pas difficiles à concevoir techniquement, mais ils requièrent un peu d’humanité dans la conception de leur mise en oeuvre. C’est ce que nous avons voulu montrer à travers l’exemple type du forum de discussion libre.

Pour des compléments dans ce même blog, voici quelques liens :
Sur les couleurs des cartes à jouer et suivre le tag étiquette pour le contexte général
Sur la montée aux extrêmes
Sur la corruption des formalismes
Sur la netiquette

jeudi 12 décembre 2013

Pouvoir du peuple : quel pouvoir, pour quel peuple ?

La difficulté de l'exercice de réflexion proposé ici, même si, à la fin, il s'agit "seulement" de la population connectée au Web, invite au détour. C’est évidemment pour mieux traiter le sujet, et tenter d'éviter les périls des conceptions toutes faites.

PouvoirKorda.jpg Le livre de Michael Korda "Power - How To Get It - How To Use It" (1975) est un classique méconnu de l'observation sociale, dont l'exactitude et la finesse dépassent celles des recommandations terminales de l'ouvrage, pâlichonnes et datées en comparaison des plus récentes maximes et pratiques affairistes, cependant scrupuleusement appliquées dans les milieux mafieux. Malgré les présentations qui en ont été faites, et peut-être malgré la réputation que l'auteur en a tirée, ce livre ne devait plus être lu comme un manuel de savoir vivre à l'intention d'aspirants cadres dirigeants, mais bien comme un recueil d'observations anthropologiques contemporaines.

C'est en effet l'être humain en tant qu'animal en société qui nous est décrit, au travers de ses singeries du pouvoir, dans ses comportements, dans l'organisation de son espace, dans la structuration de ses relations sociales, dans ses façons de communiquer. Les descriptions comportementales du livre demeurent couramment observables (dans les sociétés de tradition "occidentale" et dans les milieux "internationaux"), par exemple celles du chapitre 4 sur la "dynamique du pouvoir dans les cocktails", avec la formation du cercle des puissants, l’évolution de ce cercle, son influence sur la nature et sur le rythme des échanges entre tous les participants dans et hors du cercle...

Il s'agit là du pouvoir dans sa version sociale endèmique naturelle, autrement dit du pouvoir banal dans son exercice quotidien propre à chaque culture locale, tel que chacun doit le percevoir ou l'internaliser sous peine d'exclusion.

On trouvera par ailleurs dans le livre de Korda des éléments de diagnostic d'une folie plus ou moins douce chez certains drogués du pouvoir, mais on n'y trouvera pas grand chose sur la fureur mortelle des rivalités en miroir, ni sur les poussées délirantes d'aspiration à la puissance illimitée chez certains hauts responsables. L'intérêt de ce livre est qu’il nous parle de notre démon familier du pouvoir, tel qu'il se manifeste constamment dans notre vie sociale, et plus spécialement dans les milieux policés, sans prétention doctrinale et avec drôlerie.

Gomorra.jpg A l'opposé du point de vue pris dans le livre de Korda, une mode érudite s’intéresse aux marges de nos sociétés pour en déduire des interprétations profondes et des méthodes d’analyse sociologique. En contraste, il existe des ouvrages de première main sur ces marges sociales pour nous en rendre la signification directement accessible ; on pourra lire Gomorra de Roberto Saviano, Gallimard 2006, au risque d’une immersion dans des singeries du pouvoir sans doute pesantes pour des gens du commun, mais qui intègrent néanmoins nos singeries de gens ordinaires dans une bestialité affirmée, nullement incompatible avec le développement astucieux d'empires aux façades prestigieuses dissimulant à peine les activités illégales. C'est donc plutôt en observant chaque société humaine dans son cours normal et à la base comme une société de machines et d'animaux, que l’on pourra tenter de discerner ce qui tient ensemble cette société, ce qui à l'inverse menace de la détruire, dans quelles directions et selon quel sens elle veut ou peut évoluer.

Alors, en poursuivant dans cette voie, de vraies questions utiles pourront être soulevées, de ces questions qui, en raccourci, font humanité au lieu de la défaire... Par exemple : comment apprivoiser notre démon du pouvoir au cours de nos relations sur le Web ? Si vous ne comprenez pas l'intérêt de la question, peut-être parce que vous communiquez sur Internet seulement avec des personnes connues sur des sujets convenus, allez sur un forum de commentaires libres sur Internet et observez la rareté des contributions créatives au milieu des invectives, des citations idéologiques, des répétitions d’opinions de comptoir, des envahissements de l’espace par des interventions hors sujet, etc – c’est une jungle !

Passons aux formes institutionnelles du pouvoir, par une transition facile, en reproduisant une citation en tête du chapitre 3 de l'ouvrage de Korda :
"C'est un étrange désir que de rechercher le pouvoir de perdre la liberté". Francis Bacon

DroitConst.jpg

Concernant le pouvoir dans sa forme institutionnelle - celle qui peut pratiquement nous priver de liberté au nom de la liberté - nous recommandons un ouvrage tellement bien écrit qu'il peut être lu comme un sommet de littérature de l'absurde : Droit constitutionnel 2. Les démocraties d'Olivier Duhamel (Editions du Seuil). Car l'étude historique comparative des constitutions de divers pays et surtout, le constat de la manière dont les textes constitutionnels sont largement interprétés, modifiés en fonction des circonstances et des opportunités, voire carrément ignorés...démontre le niveau tout relatif de sacralisation des règles d'accès aux pouvoirs institutionnels et de l'exercice de ces pouvoirs. Singerie du pouvoir.

Remarquons qu'il s'agit à chaque fois dans le livre d'un pouvoir "démocratique" au sens de la "démocratie" représentative. Si on comprend la démocratie comme le pouvoir du peuple, le livre décrit très bien les évolutions et les variantes d’un défaut sommital de ce type de régime, après deux siècles d'expérience. En France, pays de la Grande Révolution de 1789, la création d'un conseil constitutionnel composé des anciens présidents de la république et de membres désignés par copinage matérialise le déni du pouvoir du peuple sur sa propre constitution, par l'expulsion de ladite constitution hors d'atteinte du citoyen ordinaire.

Malgré l’accaparement légalisé du pouvoir dans les démocraties représentatives, on constate une tendance à la paralysie de ce pouvoir face aux prises de décisions impactant l'avenir des citoyens sur le long terme. Les prises de décisions sont marginales, et souvent élaborées dans la hâte en réaction à un événement perturbateur. On constate en même temps un isolement des gouvernants, ou en termes plus choisis, une situation de négociation hystérique permanente, non pas avec leur propre peuple, mais avec des entités de très diverses natures (partenaires sociaux, partis politiques, lobbies, medias, agences ou institutions internationales, etc), de sorte que la perception par les citoyens du sens général de l'action gouvernementale se dissipe, sauf si un être charismatique se dégage au sommet, ou à défaut, un personnage imprévisible...

On peut trouver mille raisons techniques à cette maladie des vieilles démocraties représentatives. A la base, avant ces multiples raisons, c’est bien la perte de légitimité face au peuple (au sens de la collectivité humaine) qui est la cause première de cette maladie. Les grandes paroles porteuses d'avenir sont réservées aux discours partisans prononcés lors des périodes électorales et aux commémorations - l'accumulation des mots suffit à soulever les émotions et l’on fait semblant d’avoir vécu un grand moment, tandis qu’on n’a rien produit, même pas une illusion – singerie du pouvoir, encore.

Malgré tout, les instances internationales et les plus hautes autorités invitent régulièrement les jeunes nations à se doter d'un régime de démocratie représentative, comme si la légitimité élective pouvait compenser l'incompétence et l’avidité personnelle des dirigeants, comme si les règles de décision à la majorité pouvaient s'imposer dans des pays composés de minorités tout juste rassemblées, comme si une quelconque responsabilité collective pouvait être incarnée par des représentants d'intérêts ou d'idéologies exclusives et expansionnistes. La promotion de telles stupidités criminelles participe à la complexité du monde moderne dont s'alimentent tant de hautes personnalités irresponsables et qui leur sert d'excuse savante.

Et pourtant, le pouvoir dans les démocraties représentatives est très entouré d'organes institutionnels censés lui apporter compétence et expertise ! Mais, en réalité, la plupart de ces organes de conseil se peuplent automatiquement de membres à vie de diverses castes privilégiées et de militants récompensés, tous bien rémunérés pour des travaux qu'ils se contentent d'avaliser après les avoir confiés, aux frais du contribuable, à des consultants ou à des instituts partisans. Au point que, pour reconstituer à peu de frais une légitimité démocratique, on pourrait envisager de remplacer ces organes divers par quelques assemblées de citoyens ordinaires, avec des missions adaptées (plus ambitieuses que celles d’un jury de consommateurs, merci) et selon un mode de désignation indépendant du système électoral.

Alors, on se rapprocherait du seul vrai modèle démocratique, celui de la démocratie directe : le pouvoir du peuple exercé par le peuple.

CastoDerive.jpg La démocratie directe fut inventée par les Athéniens vers le 5ème siècle avant l'ère chrétienne. Le système de sélection des citoyens pour accèder aux charges publiques était tel qu’il permettait (ou imposait, selon un point de vue moderne) à chaque citoyen d’être sélectionné plusieurs fois dans sa vie, pour diverses charges. La sélection, pour une durée limitée, se faisait par tirage au sort pour les charges que nous appellerions représentatives, par élection sur candidature pour les charges exigeant une compétence spécifique.

Dans un tel régime, on abolit toute forme de séparation ou de discontinuité entre le citoyen individuel et la collectivité. La question « quel pouvoir pour quel peuple » se trouve vidée de sens, et chacun est confronté sans intermédiaire à la question autrement plus compromettante : « pour quoi faire ? » suivie de : " comment en rendre compte ? ". Par nature, la démocratie directe est donc un régime d’autolimitation, comme l’a répété Cornelius Castoriadis, par exemple dans Une société à la dérive (Editions du Seuil, 2005). Tiens, justement, quelle devrait-être la principale qualité d’un régime politique pour que nous puissions espérer survivre aux catastrophes écologiques (déclenchées par nos activités) autrement que par une régression sous contrainte ?

N'oublions pas que ces Athéniens de l'antiquité nous ont légué les germes et les racines de notre culture (faussement qualifiée d’occidentale) dans les sciences, les arts et la philosophie, et osons suggérer que ce n'est pas seulement par une coïncidence historique que ces mêmes anciens ont inventé la démocratie directe après avoir expérimenté tous les autres régimes politiques connus à l’époque ! Osons donc reconnaître le pouvoir créateur d’humanité(s) de la démocratie directe.

Comment pourrait-on à présent récupérer cet héritage politique dans une population plus nombreuse et probablement plus diversifiée que celle de l’Athènes antique, en tirant profit des facilités de communication par Internet ? Tout d'abord, l’exemple des anciens nous évite bien des illusions : aucune "démocratie Internet" ne s'imposera par le seul effet de la technologie, à moins d'appeler "démocratie" l'activité sur un réseau social quelconque, ou à moins d'assimiler "démocratie" et vote majoritaire - pourquoi pas en y substituant des sondages d'opinion par Internet... Non, la démocratie a déjà été inventée, c'est une création sociale, on ne créera rien d'équivalent par la seule technique !

Cependant, on peut envisager un type de vraie "démocratie Internet" à partir de la décision partagée de personnes qui se voudront également participantes en vue d'objectifs communs et s'accorderont sur des règles communautaires permettant de réaliser ces objectifs par l’usage d’Internet. Ce n’est pas une utopie; un type voisin de société virtuelle existe depuis longtemps dans le cadre de grands projets techniques, humanitaires, etc où des centaines de personnes sont en relation, dans chaque cas selon des constitutions et des règles de fonctionnement ad hoc qui leur permettent de communiquer, discuter, travailler à distance – mais à l’intérieur d’une organisation hiérarchique et de règles contractuelles prédéfinies par ailleurs, alors qu’une démocratie authentique suppose l’égalité entre les participants. Pour une démocratie authentique sur Internet, il faut donc en plus imaginer l'équivalent de l'agora (l’espace public citoyen) comme théâtre d'élaboration et discussion des propositions, imaginer l'équivalent d'une rhétorique afin que chacun puisse présenter efficacement son point de vue, imaginer (surtout si la population n'est plus homogène culturellement comme celle de l’Athènes antique) comment éviter les dérives blessantes et les fausses interprétations, etc. Autant l’idée d’une « démocratie Internet » générique et l’idée d’une « démocratie Internet » universelle de tous les internautes se révèlent au mieux comme des utopies fumeuses au pire comme des arnaques déshumanisantes, autant la réalisation de nombreuses « démocraties Internet à projets » peut se placer dans le domaine du possible et du souhaitable, réunissant des internautes contributeurs à la réalisation des différents objectifs de ces communautés virtuelles, à condition d’adapter à chaque fois la technique aux besoins d’une communication « démocratique » entre les utilisateurs et non l’inverse.

En guise de conclusion. La question titre du billet est mal posée. La première interrogation devrait être "pour quoi faire ?". En parodiant le jargon philosophique, nous dirons que la question « quel pouvoir pour quel peuple ? » nous maintient fatalement dans la bestialité naturelle des luttes historiques de pouvoir, mais que la question « pour quoi faire ?», si elle est posée en premier, peut nous forcer à plus d’humanité, a minima nous ouvrir à une forme responsable de convivialité – peut-être... C’est, en tous cas, ce que nous avons voulu dire dans la progression de ce billet. Ce n'est donc pas seulement par humilité que nous orientons obstinément ce blog vers la constitution de sociétés virtuelles à objectif. Et si nous nous concentrons sur l'objectif de transmission des compétences personnelles, c’est que cette transmission des compétences nous semble autant ignorée (ou incomprise) que cruciale dans l’exercice collectif de toute forme de pouvoir créatif, par la libération de l'échange des expériences.

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