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mardi 24 février 2015

Techniques démocratiques

Le livre de Jacques Testard, Comment les citoyens peuvent décider du bien commun (Seuil, 2015), est pour moitié digne de son titre - ce qui est extraordinaire pour une telle ambition !

En plus, ce livre peut servir de contre poison aux émanations du monde politique à la House of Cards. En effet, dans la série House of Cards, le peuple des citoyens n'apparaît qu'en masses manipulables par les medias, ou au travers de représentants issus de divers modes de délégation. Cette simplification est habituelle dans tout spectacle, dont la scène se limite par construction aux dimensions physiques strictement nécessaires à la représentation de quelques personnages. Cette simplification habituelle est entretenue dans la vie réelle par la pratique des proclamations de résultats de sondages censés reproduire les avis et pensées instantanés de chaque catégorie de la population, en fonction de questions adroitement formulées par des enquêteurs. Cette simplification habituelle est ou devrait être depuis longtemps obsolète, du fait de l'utilisation du Web convenablement adapté et spécifiquement conçu comme moyen d'expression directe et vecteur des contributions personnelles des citoyens. Nous y reviendrons.

humacit.jpg La première moitié de l'ouvrage est consacrée à la dénonciation de certaines insuffisances des assemblées de représentants élus. Cette dénonciation est d'autant plus pertinente que surgissent des menaces sur la survie de nos modèles sociaux et même sur notre survie tout court, dont le traitement exige une forte réactivité, l'indépendance de jugement, la liberté d'approfondir des dossiers complexes. Les questions de société posées par l'usage des nouvelles technologies dans tous les domaines, à commencer par les sciences de la vie en association avec l'informatique ne peuvent pas être correctement traitées par des assemblées d'élus dont ce n'est pas la vocation. Cette carence devient encore plus évidente face à l'urgence d'engager rapidement des changements progressifs et coordonnés de nos modes de vie et de nos méthodes d'exploitations agricoles et industrielles pour arrêter la dégradation de la planète.

La deuxième partie de l'ouvrage expose des solutions pratiques. Elle appelle de notre part quelques critiques que nous espérons constructives, parfois au-delà des intentions de cet ouvrage très stimulant.

Le cadre des solutions proposées par l'auteur, notamment pour statuer sur l'usage des nouvelles technologies, c'est la conférence de citoyens, constituée spécifiquement pour chaque ensemble de questions à traiter, par tirage au sort. Il s'agit à chaque fois d'une toute petite assemblée, de 15 à 20 personnes, conduite par un facilitateur. Les participants ne sont pas rémunérés au-delà du remboursement de leurs frais. L'implication personnelle dans la recherche de l'intérêt commun suffit à motiver les participants à consacrer plusieurs week ends à une telle conférence. D'abord, ils se font présenter l'état de l'art et des connaissances par les experts reconnus, puis éventuellement par toutes les autres personnes souhaitées. Ensuite, ils élaborent des recommandations en vue de compléter ou modifier la législation.

Ce qui est enthousiasmant, c'est que, d'après l'auteur, la conférence citoyenne, cela marche même en France ! On est à chaque fois surpris par la motivation des participants, le sérieux de leur démarche, leur souci de l'intérêt général, la qualité des recommandations finales.

Malheureusement, il est bien connu que les recommandations finales des conférences citoyennes demeurent trop souvent sans suite, même lorsqu'elles ont été publiées. C'est que les vérités se reconstruisent au passage par certaines procédures officielles, que seuls les élus du peuple font les lois, et qu'ils sont très jaloux de cette prérogative, et que, par penchant naturel dans leur position, ils ont tendance à rejeter a priori toute idée exogène impliquant une limite ou une contrainte sur leur souveraineté dans quelque domaine que ce soit.

Cependant, même si le destin des recommandations produites par les conférences de citoyens était brillant, plusieurs points mériteraient un examen critique.

En premier, les recommandations d'une conférence de citoyens ne semblent pas surgir d'une élaboration interne, mais au moins dans leur expression, résulter d'un choix des participants parmi des éléments préparés pour exprimer divers points de vue contradictoires préalablement recensés. Alors, qu'on le veuille ou non, la seule différence avec une opération de manipulation, c'est la publication des raisons des choix, or il est rare que ces raisons soient reprises dans les synthèses et les communiqués ! En second, le très faible effectif de la conférence de citoyens, certes justifié par la contrainte logistique des réunions, demeure sans doute le principal argument justificatif sous-jacent de l'attitude méprisante des représentants élus.

En effet, sur le fond, comment prétendre qu'une conférence de 15 à 20 citoyens tirés au sort dans toute la population puisse faire mieux dans le sens de l'intérêt général (terme vague à géométrie variable) que, par exemple, un groupe du même nombre de diplômés bac + 5 tirés au sort ? Et si on fait travailler en parallèle plusieurs conférences citoyennes constituées à partir de catégories différentes de la population, sur quels critères et qui se donnera le droit d'interpréter les différences entre les recommandations finales des divers groupes ? Ou qui osera proclamer sans rire que tous les groupes obtiennent exactement les mêmes conclusions par les mêmes arguments ?

A la base de toute institution démocratique, on ne peut pas évacuer la question première de la "citoyenneté requise" des contributeurs potentiels à une assemblée citoyenne, afin que cette assemblée soit reconnue comme "le peuple" en regard de ce qu'elle doit produire. Raisonnablement et fondamentalement, ce qui est important au-delà de la citoyenneté légale, ce n'est pas la spécialisation personnelle ni le niveau supposé d'intelligence des participants, mais d'abord la diversité des expériences de la vie que l'on souhaite pouvoir consulter et faire contribuer à l'élaboration des propositions à construire, avec comme conséquence un plancher en nombre de participants et un mode de sélection dans la population. Evidemment, s'il s'agit d'organiser un grand jeu de rôles en vue d'une opération de communication ou en vue d'un épisode transitoire, comme proposé implicitement par d'autres auteurs, la définiition de la population et de la méthode de sélection ne méritent pas l'investissement intellectuel (et informatique) qui serait requis pour une organisation pérenne.

Globalement, il nous manque donc une réflexion sur le passage à l'échelle supérieure, à partir des pratiques mises en oeuvre dans les conférences de citoyens. Il ne suffit pas de suggérer la reconversion d'une assemblée d'élus en assemblée citoyenne constituée par tirage au sort : même si cette reconversion pouvait se réaliser d'un claquement de doigts, cette grande assemblée citoyenne existerait pour quoi faire et travaillerait comment ? Certainement pas en héritant des mêmes tâches et des mêmes procédures que l'assemblée d'origine ! Encore moins pour s'éclater en conférences citoyennes de 20 personnes en fonction des sujets à traiter !

En vue d'un changement d'échelle, certains termes à consonance technique sont à éviter, en particulier "panel" et "facilitateur". Au niveau des conférences de citoyens, analogues à des expériences reproductibles de laboratoire, leur emploi ne porte pas à conséquence. En revanche, pour passer à l'échelle d'une nation, ces termes-là, panel et facilitateur, sont des boulets particulièrement encombrants, des prétextes potentiels à des entreprises dénaturantes.

Précisons pourquoi cette dernière remarque n'est pas un détail.

Le mot "panel" véhicule une forte coloration marketing. Or, il est maladroit de laisser place à la moindre possibilité de confusion entre une assemblée citoyenne et un panel de consommateurs de la démocratie. Il serait grotesque de réduire l'assemblée citoyenne à une représentation consultative qui pourrait être placée sur le même plan que des programmes de sondages ou dont les propositions pourraient être soumises à des enquêtes d'opinion. Rappelons que ce qui caractérise une démocratie authentique, c'est la capacité autonome du peuple à définir son propre avenir - ce qui se traduit malheureusement dans les discours ampoulés par "la définition du bien commun", superbe formule fumeuse censée magnifier l'activité consistant à dégager des décisions pratiques et responsables, temporaires, peut-être minables en apparence mais réfléchies, cependant imposables à tous.... C'est que la recherche de la perfection, dans une démocratie authentique, se concentre dans la qualité des débats, pas dans les institutions elles-mêmes ni dans l'éclat des décisions. L'expérience historique prouve abondamment que la recherche de la perfection des institutions est un piège mortel de la démocratie, particulièrement si cette recherche consiste à préserver par replâtrages successifs un ensemble supposé optimal d'institutions héritées d'un passé glorieux. Par nature, dans une démocratie authentique, une assemblée citoyenne n'est rien d'autre qu'une instance du peuple décideur. Elle ne doit pas être envisagée comme un panel résultant d'une procédure d'échantillonnage au sein de la population, dont on pourrait contester les décisions au prétexte de son niveau de représentativité ou au prétexte d'un défaut de la procédure d'échantillonnage. Basiquement, la représentativité d'une assemblée citoyenne ou la représentativité des participants dans une telle assemblée ne peut pas, ne doit pas être une notion pertinente. Une assemblée citoyenne ne "représente" qu'elle même et chaque participant n'y représente personne que lui-même, c'est d'ailleurs exactement ce qu'on en attend. Une assemblée citoyenne est le peuple tout simplement, ou alors ce n'est pas une assemblée citoyenne... Cependant, afin d'assurer la qualité du débat démocratique, plusieurs conditions préalables sont à considérer, dont l'existence d'une réponse communément acceptée à la question première de la citoyenneté requise en regard des productions attendues de chaque assemblée citoyenne - bien avant le choix de la méthode de tirage au sort permettant d'assurer la participation d'un maximum de citoyens au fil des tirages successifs. La satisfaction de cette condition première peut nécessiter une connaissance assez détaillée et instrumentée de la population, certes selon des critères et dans un but différents de ceux du marketing, mais sans nier la similarité de certains procédés techniques. D'où une tentation permanente d'assimilation au panel, dont il faut connaître le danger.

Le terme "facilitateur" est générique pour désigner l'animateur d'un groupe d'association des cerveaux, par exemple en recherche d'innovations, d'améliorations du service aux clients d'une entreprise, etc. Ce terme de facilitateur est inadapté au contexte d'une assemblée citoyenne. Une assemblée citoyenne a besoin d'un président au plein sens du terme (éventuellement à plusieurs têtes) afin que les travaux et les débats soient conduits selon des règles et une étiquette spécifiques. La fonction de président d'une assemblée citoyenne est une fonction républicaine qui ne peut entrer dans un autre cadre, par exemple, celui d'une prestation d'animation par un psychosociologue - ce qui ne veut pas dire que le président doit manquer de psychologie et ne rien connaître aux réalités sociales ! Voir par exemple ce billet du blog.

Douzecolere.jpg Le célèbre film "Douze hommes en colère" (Sydney Lumet, 1957) relate le retournement sensationnel d'un jury d'assises. Ce film mériterait une analyse critique nouvelle, à la hauteur des interrogations qu'il devrait actuellement susciter dans toute réflexion sur l'amélioration des fonctionnements démocratiques, en parallèle d'une analyse historique des défauts des démocraties en regard des problèmes de notre temps. Le scénario est celui d'un triple miracle. Premier miracle : l'imposition de la discipline de conscience de l'un des jurés à tous les autres. Deuxième miracle : l'intelligence dans l’adaptation des questionnements aux diverses personnalités des autres jurés. Troisième miracle : le réveil progressif de ces autres jurés jusqu'à l'unanimité en sens contraire de l'opinion majoritaire initiale. L’invraisemblance de ce triple miracle dans le film nous renvoie constamment au terrifiant spectacle de l'intermittence de notre humanité. Mais évidemment, le débat du jury des "douze hommes en colère" est le contre exemple poignant de ce que devrait être un débat ordinaire dans une assemblée citoyenne ! Aussi, il est désespérant que des ouvrages à prétention savante se raccrochent encore à un modèle de jury pour envisager une forme moderne de démocratie directe, ou pire, ne s'intéressent même pas à la discipline du débat démocratique, relèguant ce sujet dans les ténèbres des arts et techniques. Poussons la cruauté jusqu'à l'extrême : quelle est la pertinence actuelle des puissantes dissertations dont s'entretenaient nos grand intellectuels des sciences humaines en 1957 ? Faute d'oser concevoir comment nos sociétés pourraient évoluer sans conversion révolutionnaire préalable pour se rendre capables de s'accorder sur des institutions planétaires, faute de rechercher humblement en tant qu'être humain comment utiliser l'expérience du passé et les opportunités du présent pour développer nos libertés pratiques face aux urgences à venir et aux limites physiques qui vont s'imposer à l'humanité différemment selon les pays, nous n'en sommes encore qu'à des expérimentations ponctuelles et locales de "démocratie directe" plus ou moins authentiques, sans perspective réelle d'insertion dans la vie politique courante, encore moins dans les nouveaux espaces pourtant réputés universels du Web. Individuellement, il nous est pourtant certainement moins difficile de nous astreindre à une discipline de débat démocratique adaptée à notre époque que, par exemple, de nous arrêter de fumer...

Enfin, on ne peut ignorer les potentialités du Web pour l'extension numérique et qualitative des contributions citoyennes - potentialités que seule une discipline d'emploi adaptée pourra développer, car rien n'est donné par avance ! Nous devons affronter pour de bon la question de la citoyenneté directe en vraie grandeur à notre époque, inventer une perspective réaliste de contribution active et responsable de chacun face aux grandes questions de survie et d'évolution urgente de nos sociétés... Ce programme devrait s'imposer comme une évidence dans toute réflexion contemporaine soucieuse de l'avenir.

lundi 2 février 2015

House of cards, hacking de l’imposture sociale

Ce billet est consacré à la série américaine House of Cards, une série de politique-fiction destinée à la télévision.

A travers les singularités du scénario et des personnages, cette série met en évidence les différents équilibres régulateurs des comportements sociaux ordinaires des personnages, notamment entre pouvoir et liberté, entre destin et projet, entre convivialité et civilité.

House of Cards, série universelle de politique-fiction

Les deux premières saisons de la série (8 DVD au total) racontent l'ascension d'un homme politique, Franck Underwood, jusqu'aux plus hautes charges de la république. Une troisième saison sera lancée sur les ondes fin février 2015 aux USA, bien qu'à la fin de la deuxième saison, le personnage principal ait atteint le sommet, la présidence...

Une série télévisée homonyme, inspirée de la même nouvelle, a été antérieurement diffusée par la BBC. Elle est publiée en DVD. On pourrait comparativement qualifier cette série britannique d'idiomatique. "You might very well think that, I could not possibly comment". Cette série britannique se déroule dans les années 90 : combinés téléphoniques en matière plastique colorée, dictaphones à micro bandes magnétiques, pas d'Internet visible mais des écrans monochromes à tube cathodique sur ou à côté d'épais postes individuels autonomes posés à plat comme les tout premiers ordinateurs personnels. Au-delà des différences dans les technologies mises en oeuvre, la comparaison des scénarios et du jeu des acteurs entre l'ancienne série et la nouvelle serait un exercice fructueux pour étudier l'évolution des mentalités, des déplacements de valeurs et des références implicites dans nos sociétés, mais ce n'est pas le sujet de ce blog.

HofCards.jpg La série américaine House of Cards vise à l'universalité. Elle pourrait être facilement transposée dans n'importe quelle république d'assemblées représentatives. Quelques dialogues en version originale ne sont compréhensibles que dans les institutions étatsuniennes, mais on n'est pas obligé d'écouter la bande son originale. Certes, le générique nous montre quelques monuments de Washington mais on pourra en trouver les équivalents dans toute capitale administrative. Autrement, les vues urbaines du générique en vidéo accélérée sont banales : croisement de boulevards, berge dépotoir, trains de banlieue. Dans les épisodes de la série, les intérieurs privés ne sont pas particulièrement brillants (exemple : l'arrière plan tristounet du rebord de fenêtre où le couple Underwood fume une cigarette commune et leur jardinet blafard). Les architectures intérieures des bâtiments officiels ne reluisent pas comme les héritages d'une histoire séculaire spécifique, plutôt comme les bureaux d'une direction administrative ordinaire. Et il faut attendre la toute fin de la première saison pour apercevoir quelques paysages urbains de verdure reposante... impossibles à distinguer de ceux de la plupart des grandes capitales. Bref, le Washington de House of Cards est une capitale politique reconstituée sans sel, pas bio, pas vraie. Donc universelle.

Ce n'est pas que la série manque de piment, au contraire... Les éditions françaises des deux premières saisons de House of Cards sont "tous publics", mais les éditions anglo saxonnes (ou seulement les éditions britanniques ?) sont marquées "18". Le commentaire justificatif pour la saison 2 est précis : "brief strong sexual images, strong fetish scene". Sans doute la brièveté des scènes et images en question justifie une appréciation moins stricte en France ? En réalité, c'est toute la série que l'on pourrait qualifier de fétichiste, si on étend le fétichisme aux représentations du pouvoir et de la démocratie.

Sauf si on la regarde comme une variante de thriller, ou comme une transposition moderne des aventures d'un Till l'Espiègle politicien, c'est une série vraiment dérangeante. Pas seulement parce que l’on suit de très près la vie d’un politicien manoeuvrier. Les histoires des personnages nous semblent trop souvent familières, au point de pouvoir s'insérer entre les lignes des chroniques politiques de nos journaux et de pouvoir expliquer les vides de nos lois. Heureusement pour la paix de nos esprits, le malaise devient supportable grâce à quelques brèves scènes scandaleuses et quelques meurtres à la sauvette : merci aux scénaristes.

House of Cards, vraie série politique

Le vrai personnage principal, c'est le couple Franck et Claire Underwood. Un couple d'exception : autodiscipline mentale de fer, entraînement physique rigoureux, exercices de générosité (manifestations du vrai pouvoir), pratique assidue de l'empathie, examen régulier des opportunités d'improvisations brillantes... Ils cultivent les qualités (et certains défauts) des saints, avec en plus le souci manifeste du bien de leur pays et de leur concitoyens. C'est donc en cohérence que tous les actes et les pensées de ce couple d'exception sont orientés vers son ascension dans la hiérarchie du pouvoir politique. L'injustice commise à l'encontre de Franck Underwood au début de la série ne vaut rien comme prétexte, cela fait longtemps que le couple Underwood, dans son âme et sa chair, s'est formé aux disciplines du pouvoir et s'est préparé aux aléas de son entreprise de longue haleine.

Les Underwood ne sont pas des arrivistes bidons. Cependant, ce ne sont pas des arrivistes sympathiques, car leur aspiration ne se résume pas à la reconnaissance et à l'édification de leurs pairs. Paraître les plus malins du troupeau serait même contre leur plan. Ils n'appartiennent de fait définitivement à aucun troupeau, seulement le temps qu’il faut pour leurs desseins. Ils se servent des règles du jeu du troupeau des politicards coincés dans leurs allégeances et leurs combines, et de la faune corruptible qui les entoure. Ils se servent des règles du jeu du troupeau des autres arrivistes en compétition. Et chaque fois que nécessaire, ils purgent leur propre entourage des familiers abusifs, affidés déboussolés, proches sans potentiel, obligés non fiables, connaissances à problèmes, relations bornées, etc. Mais si possible jamais sans un exercice préalable de compréhension en profondeur et généralement après une tentative de récupération ou après le refus d'une offre conciliante - il faut laisser un bon souvenir, n'est-ce pas... Dans cette logique, l'assassinat de quelques irrécupérables devient un acte de charité !

Dans une analogie mécaniste, tout se passerait comme si les concitoyens des arrivistes se répartissaient en grandes catégories et comme si l'art des arrivistes se concentrait sur la gestion active des transitions entre les catégories pour obtenir une répartition favorable :

  • les cibles hors paysage (provisoirement)
  • les cibles en cours d'exploitation
  • les affidés de loyauté inconditionnelle éprouvée
  • les affidés en cours de mise à l'épreuve
  • les gêneurs neutralisables
  • les gêneurs neutralisés provisoirement
  • les multitudes manipulables en masse

Le projet égoïste et secret des Underwood vise à forcer le destin. Pour eux, le destin, c'est les autres, et leur projet passe donc par leur pouvoir sur les autres. Cependant, les Underwood sont des êtres sociaux, authentiquement, pas des ectoplasmes, ni des faux jetons ni des acteurs. Ce qui définit leur personnalité à chaque instant, ce sont les exigences de l’adaptation de leur comportement en vue de leur ascension. Pour ce faire, leur discipline consiste à maîtriser les décalages entre leurs représentations aux autres, dans toutes les situations et dans les divers groupes sociaux qu’ils fréquentent, et leurs propres représentations à eux-mêmes….

MazPol1.jpg Pour de tels arrivistes, pouvoir et liberté sont directement liés : leur liberté se mesure au pouvoir qu'ils ont sur les autres et au pouvoir que d'autres n'ont pas sur eux. Il leur est essentiel, pour escalader la hiérarchie des hautes fonctions, de préserver leur liberté de manoeuvre en anticipation d'une montée à l'étage supérieur. Ce sont des gens de projet, pas des instruments du destin (ni les apôtres d'une idéologie, mais ils savent bien en prendre les apparences). Il leur est donc indispensable, à chaque étape, de construire leur propre pouvoir en fonction de leurs propres objectifs et de le préserver comme tel. Car une position élevée offre un champ étendu d'opportunités à exploiter, mais pas automatiquement le pouvoir utile pour soi. C’est si évident que, pour des maladroits ou des incompétents, une promotion se traduit généralement par une perte de pouvoir. Contrairement à certaines croyances populaires, un véritable arriviste refusera son parachutage sur un territoire ou un contexte inconnus, de même qu'une promotion par surprise.

Pour comprendre les Underwood, la bonne référence n'est pas chez Machiavel mais plutôt dans un ouvrage tel que le Bréviaire des Politiciens du cardinal Mazarin, un homme d'expérience. Ce bréviaire décrit la discipline des comportements, des pensées et des actes des semblables aux Underwood, d'une manière bien plus précise que les commentaires de Franck en a parté shakespearien dans les épisodes de la série. A chaque page du bréviaire, on peut faire référence à une ou plusieurs scènes de House of Cards. C'est le contraire d'un manuel de Castor Junior de la politique, à part quelques incongruités comme la détection des qualités ou défauts d'après la physionomie. Pour le politicien, l'obsession du bréviaire, c'est la préservation des dangers et pressions qui limiteraient sa liberté et ses projets ou les rendraient esclave d'intrigues, de vulnérabilités ignorées ou d'intérêts particuliers, sans illusion sur l'immanence du destin et en dépit de toute fatalité. Ce bréviaire paranoïaque est aussi un manuel de savoir vivre diplomatique pour très grandes personnes en société : convivialité feinte (ou temporaire et à condition d’en maîtriser tout risque à venir) mais civilité authentique !

Car les Underwood sont des gens polis, et même de bonne compagnie. Mais prenez garde s'ils se montrent attentionnés envers vous !

Comprenez-vous maintenant pourquoi, en comparaison des Underwood, la plupart des personnages de House of Cards semblent affligés d'arriération, indépendamment de leurs diplômes et statuts sociaux, résignés aux fatalités de leurs conditions, soumis à des facteurs de dépendance, enchaînés aux conditionnements de leur passé, empêtrés dans leurs rivalités en miroir ?

Iznog.jpg La description du monde de la politique dans House of Cards est-elle excessive ? Si, au lieu du monde politique, on considère celui des grandes organisations ou des grandes entreprises contemporaines : certainement pas ! Concernant le monde de la politique, une meilleure question serait : que peut-on y qualifier d'excessif ? Dans les années 70, est parue en France et en Belgique une bande dessinée dont le personnage principal, qui semblait outrancièrement factice à l'époque, était un petit bonhomme politicien avide, constamment en éveil pour se faire valoir, tricheur, menteur, accapareur, odieux avec les faibles, servile aux puissants, jaloux, vindicatif, malchanceux, grotesque, mais indestructible. Malheureusement, la caricature Iznogoud s'est réalisée dans plusieurs pays d'Europe avec un degré d'exactitude stupéfiant chez plusieurs personnages de pouvoir. A répétition et presque avec la parité des genres. Nous avons donc pu pleinement apprécier l'antimatière constitutive de cette sorte de personnage, avec les effets collatéraux sur la vulgarité de nos comportements, le rétrécissement de nos cultures, l'immobilisme de nos sociétés, la vacuité de nos projets nationaux... C'est au point que nous pourrions souhaiter plus de politiciens de l'acabit des Underwood ! Peut-être alors, en bons manoeuvriers rompus à se jouer du destin, comprendraient-ils l'urgence de constituer à leur niveau une assemblée démocratique digne de ce nom, ne serait-ce que pour légitimer et libérer leur propre pouvoir des fausses contraintes, lobbies et coalitions qui prétendent l'encadrer.

Ce que nous dit House of Cards à propos des républiques d'assemblées représentatives, c'est que, en régime permanent et en dehors des situations catastrophiques, la compétition pour le pouvoir politique n'a rien à voir avec la démocratie, et qu'elle dévore l'énergie des leaders.

Alors, le scandale n'est pas que des personnages comme les Underwood parviennent au sommet, c'est plutôt que des personnages nettement moins doués qu'eux atteignent les plus hautes fonctions.

Plus encore, c'est que des régimes politiques républicains prétendument démocratiques se réduisent au théâtre permanent des gaspillages de talents dans les luttes de pouvoir et leurs perversions.

Trahison de hacker

Le hacker de House of Cards, Gavin Orsay, est un personnage plus proche du Birkhoff de la série Nikita que du Flinkman de la série Alias. Ce maître hacker est un indépendant solitaire, traité et utilisé comme un indicateur minable par les autorités policières en échange d'une liberté relative. Heureusement pour lui, il parvient à élargir son champ de liberté grâce aux informations que son art lui permet de recueillir sur les gens qui prétendent la limiter, mais il demeure prisonnier de son destin, d'autant plus que c'est un personnage social plus qu'antipathique, méprisant, incivil, qui mesure la valeur des autres sur sa propre échelle de compétence technique. Par ailleurs, c'est un survivant qui protège la clandestinité d'autres hackers indépendants. Le personnage n'est pas complètement cerné dans le scénario. En prévision de la troisième saison ?

MazPol2.jpg Dans la deuxième saison de House of Cards, le maître hacker appâte sur ordre un journaliste à la recherche d'informations non publiées à propos de deux morts accidentelles bien opportunes pour Franck Underwood, dont le suicide d'une confrère et compagne qui avait fréquenté l'homme politique. Au début de son enquête, le journaliste est initié par son responsable informatique au "Deep Web", censé contenir une masse d'informations non officielles accessibles seulement par I2P ou Tor - ce qui est exact si on considère comme des "informations" tout ce qui est déblatéré dans des forums et divers espaces de bavardage, dont la plupart sont néanmoins lisibles sans passer par des logiciels d'anonymat... En bref, suite à une prise de contact théâtrale, le maître hacker fait tomber le journaliste dans un piège en fournissant à ce journaliste une clé usb à insérer sur un serveur gouvernemental, prétendument afin d'y propager un logiciel de recherche. Le journaliste, pris sur le fait, est jeté en prison pour de nombreuses années, en tant que hacker.

La traîtrise du maître hacker n'est pas une invention de la série. Des hackers, vrais ou faux, sont effectivement en prison après avoir été piégés par des experts au service des autorités.

A cette occasion, il est bon de rappeler que le principal risque de fuite de données, pour tout système d'informations normalement protégé, provient de l'intérieur de l'organisation. En effet, c'est par des indiscrétions, par la trahison d'employés mécontents, par l'exploitation de maladresses ou par diverses formes de complicités internes obtenues par la séduction ou la menace, que le hacker obtient les indications qui lui permettent de se brancher de l'extérieur, ou plus commodément parvient à faire enregistrer ce qui l'intéresse puis à se la faire transmettre. Non pas que les techniques informatiques soient secondaires, mais elles ne peuvent pas grand chose à elles seules pour recueillir des informations à l'intérieur d'une organisation protégée selon l'état de l'art.

Dans son genre, le hacker Orsay est, comme les Underwood, un combattant pour sa liberté. Mais, à l'inverse des Underwood qui usent de leur liberté pour obtenir encore plus de pouvoir, il use de ses pouvoirs pour recouvrer un peu de liberté et son projet se résume à cela. Orsay ne lira jamais le Bréviaire des Politiciens. Cependant, pour lui aussi, les dégâts collatéraux sont considérés comme négligeables en regard des buts poursuivis.

Tous des imposteurs

Reprenons : à travers les singularités du scénario et des personnages, la série House of Cards met en évidence les différents équilibres régulateurs des comportements sociaux ordinaires des personnages, notamment entre pouvoir et liberté, entre destin et projet, entre convivialité et civilité.

En réalité, les équilibres régulateurs de ce type sont communs, sous diverses définitions adaptées, à toutes les espèces d'êtres vivants de la planète Terre, y compris dans le règne végétal. Les déplacements de ces équilibres sont constitutifs de la vie de chaque individu et de chaque groupe d'individus, de la naissance à la mort. On pourrait consacrer des volumes à détailler ces évidences... Peut-être serait-on conduit à refonder les sciences sociales en tant que disciplines techniques, de manière par exemple que la sociologie permette d'éviter des guerres ? Il faudrait pour cela échapper à la pesanteur des fausses sciences imprégnées d'idéologies statiques sans pertinence dans la dynamique de la vie. Passons, ce n'est pas le sujet de ce blog.

Dans ce billet consacré à la série House of Cards, nous avons largement parlé de ces équilibres régulateurs et de leurs variations chez divers personnages, sans jamais évoquer aucune valeur morale. C'est que, au contraire des valeurs morales qui sont censées être instrumentalisées partout à l’identique dans les discours et les représentations d'affects, ces équilibres se négocient différemment dans chaque groupe social. Nous avons parfois l'habitude, selon une déformation idéologique, d'envisager ce genre d'équilibre comme la résultante banale des forces d'une strate d’institution sociale sur une autre, par exemple entre le pouvoir de l'Etat nation et la liberté du citoyen. Ce n'est pas de cela qu'il s'agit principalement dans la série House of Cards, mais de l'équilibre à l'intérieur de chaque groupe social. Remarque : au contraire de certaines hypothèses simplistes, les groupes sociaux ne forment évidemment pas une partition ensembliste de l'ensemble des êtres humains, encore moins une segmentation stratifiée, même en se limitant à un sous-ensemble défini par un espace urbain.

Kararma.jpg Chaque personne appartient à plusieurs groupes sociaux (familiaux, professionnels, sportifs, mémoriels, éducatifs, religieux...). Chaque personne modifie ses équilibres vitaux en fonction du modèle implicite du groupe social où elle se situe dans l'instant, sous peine d’être mise à l’écart. Dans ce sens, nous sommes tous des imposteurs. Depuis longtemps déjà, des créatures inquiétantes de la littérature, comme le Grand Inquisiteur (Dostoïevski, Les Frères Karamazov) nous rappellent notre nature d'êtres formés dans les groupes sociaux que nous entretenons. Pour sa part, le Grand Inquisiteur est un grand tautologue : personne, surtout pas un dieu, ne doit prétendre nous faire échapper à notre réalité sociale terrestre, maintenant et sur place. Sinon, la possibilité existe d’un miracle inconcevable comme une irruption divine et une transfiguration, avec la disparition de notre monde d’organisations humaines. C’est reconnaître que l'imposture sociale est dans notre nature d'être humain sur Terre, qu’il y a quelque chose de très profond dans ce constat, mais que, par construction, nous avons de la peine à le prendre vraiment au sérieux…

Il reste que le propre de l’être humain, c’est la capacité de création sociale.

Mais que les arrivistes, à l’expérience, ne semblent pas plus doués que les autres pour cela.

Les équilibres régulateurs du comportement, y compris leurs possibles manipulations, devraient être pris en considération dans toute tentative d'évolution du Web en tant qu'espace de création sociale. C’est pourquoi toute société virtuelle sur le Web devrait instituer des règles d’interaction entre ses membres, en vue de finalités reconnues et comprises.

dimanche 11 janvier 2015

Neutralité du réseau et politique du Web

Le principe de neutralité du réseau Internet vient d'être réaffirmé.

Tout paquet élémentaire d'information est techniquement acheminé de la même manière, indépendamment de son contenu propre, indépendamment du contenu dont il fait partie, indépendamment de qui est l'émetteur, indépendamment de qui est le destinataire... Voir "Neutralité du réseau" sur Wikipedia.

Le respect du principe de la neutralité d'Internet empêcherait notamment la création de plusieurs réseaux distincts - par exemple la création d'un réseau pour les vidéos à la demande, dont l'accès serait facturé séparément aux utilisateurs.

Principe de neutralité : affirmation tautologique découlant de la nature même du réseau ou puissante décision fondatrice ?

Moi, minuscule utilisateur du Web, je n'ai pas l'intention de critiquer les principes soutenus par les maîtres du monde. Je suis bien trop peureux pour cela. Et certainement trop mal informé pour appréhender l'immensité des enjeux. La preuve : jamais on ne me consulte, bien que je pratique le Web quasiment depuis son origine à travers divers milieux et organisations (ou justement à cause de cela ?) ! Comme tout le monde, j'ai presque toujours droit au même type de discours en deux temps à mon intention dans les medias : premier temps, l'affirmation de valeurs ou principes généraux (ici, la "neutralité", devant laquelle mon misérable esprit est invité à s’incliner spontanément); deuxième temps, la promotion d'une prétendue avancée technologique (par exemple, en France, l'annonce de la future disponibilité du wifi dans les trains à grande vitesse, une évidente priorité nationale pour favoriser l'avachissement mental des illettrés assis, provoquer des attaques cardiaques par l'afflux incontrôlé d'informations catastrophiques en temps réel, etc.).

J'avoue : je ne saisis pas la possibilité d'une logique d'enchaînement entre les deux temps, entre l'affirmation du grand principe et la promotion publicitaire qui suit. Ou plutôt si, je comprends très bien, et d'ailleurs, j'en ai déjà trop dit…

Ah comme j'aimerais pouvoir piétiner tant de livres, d'articles, de vidéos... à propos d'Internet, du Web, des nouvelles technologies, de l'intelligence artificielle, de la communication, de l'innovation, de l’informatique, de la démocratie, des compétences, de la transmission de l'expérience, de l’économie… ! Je préfère ne pas parler de ces productions, surtout de celles qui ont une réputation établie, malgré la publicité que cela ferait peut-être à ce blog. Non, il est aussi vain de provoquer les fantômes d'auteurs célèbres décédés que de critiquer les compétiteurs actuels de la course médiatique, c'est donner prétexte aux seconds pour se faire valoir en saturant les media. Du vent !

Car nous sommes déjà nombreux à réaliser que le discours qu'on nous sert sur les sujets de société comme le Web, par des experts, des journalistes, des politiques, des gens de science... c'est un discours pour les débiles, et même pire, un discours débilitant.

Non ?

Settlers1.jpg L'une des plus navrantes réalités de ce discours moderne, malgré les Lumières et les révolutions scientifiques, c'est l'incapacité persistante de nos penseurs et de nos dirigeants à distinguer politique, gouvernement et gestion autrement qu'en prétendant les incarner par des institutions, des niveaux hiérarchiques, des métiers définis par des diplômes. Dès lors, toute société humaine est facile à "gérer", comme dans un jeu vidéo. Alors que politique, gouvernement, gestion devraient représenter des niveaux de finalités, d'objectifs, de règles, destinés à mettre en commun des plans, des priorités, des idées, réparties à diverses échéances, établies pour diverses durées de validité, correspondant aux différentes échelles temporelles respectives de la politique, du gouvernement, de la gestion. Et que ces échelles de temps se trouvent évidemment toutes réunies dans la mise en pratique quotidienne des activités les plus basiques. On ose parler de "science" politique, alors qu'on en est dans ce domaine à l'équivalent de l'astrologie, et que le défaut originel se fonde précisément sur la simplification consistant à placer la politique en premier, comme si le reste, le gouvernement, la gestion, en découlait à travers divers niveaux d'exécution. La prétention à incarner des abstractions dans des institutions et des personnages ne peut fonctionner que dans un monde d'êtres robotisés commandés de l'extérieur (ou par une caste : il y eut des sociétés historiques et il existe encore des sociétés humaines de ce type), niant la réalité que l'être humain demeure, avec ses limites, non seulement le porteur ultime, mais la seule entité vivante de synthèse des politiques, directives de gouvernement, ordres de gestion - pas seulement dans leur application, mais, pour tout être humain libre, dans leur propagation et leur évolution.

Une traduction caricaturale du décalage entre cette prétention formelle et la réalité sociale, dans tant d'entreprises et d'organisations, c'est la pesanteur grotesque des références à des valeurs génériques dans la définition du comportement exigé du personnel. Encore plus révélateurs dans un autre sens, sont les constants ajustements des jeux courtisans autour des gens de pouvoir, variantes extrêmes de l'asservissement mental et physique à des personnages disposant d'une forme supérieure de liberté, d'où la pression en retour sur ces personnages à se comporter de manière franchement arbitraire au moins dans quelques détails... Même dans le contexte et l'environnement d'une armée en guerre, donc avec un objectif de "gouvernement" simple (vaincre l'ennemi) selon une stratégie définie, on sait bien que la guerre ne gagnera pas la paix avec l'imposition au vaincu d'un traité territorial ou commercial, qu'il faudra l'imprégnation du vaincu par une idée capable d’influencer sa politique ou son gouvernement, et que cette imprégnation sera d’autant plus efficace s'il la transcrit lui-même dans des règles ou services de gestion quotidienne et dans ses coutumes. On sait aussi bien qu'on ne gagne pas les batailles sans une intelligence du soin des combattants, de leur paquetage, de leur entraînement... Combien d'historiens se sont intéressés à la question première de l'approvisionnement d'armées nombreuses aux temps anciens avant la motorisation - pensons aux armées d'Alexandre éloignées de leurs bases, aux armées populaires de Napoléon... -, sur ce que pouvait signifier à ces époques "vivre sur l'habitant", avec quelles conséquences sur le nombre soutenable des combattants en regard du niveau des exactions commises sur l'habitant (avec ou sans promesse de remboursement, quand et sous quelle forme ?), le délai acceptable pour le rassemblement des combattants des deux camps (aux dépens de la même population locale ?), la durée supportable d'attente des armées avant "la" bataille ? Pourquoi faut-il remonter à Sun Tzu, en oubliant Thucydide au passage et tant d'humbles témoignages plus proches de nous, pour que ces questions reviennent à la mode, d'ailleurs très partiellement et confusément ? Pourquoi et comment la logistique au sens large, la vraie logistique comme réalisation des stratégies, est-elle occultée ou traitée secondairement dans une certaine culture occidentale récente, abrutie par une conception mécaniste d’un prétendu principe de subsidiarité ? Pourquoi et comment plusieurs guerres de "libération" purent être gagnées par des mouvements lancés par quelques résistants en armes, contre des nations immensément plus puissantes ?

Je ne vous égare pas, nous sommes en plein dans le sujet, à présent avec le recul nécessaire.

Le principe de neutralité du réseau se situe clairement au niveau de la gestion logistique du réseau, même pas au niveau de ce que devrait être un gouvernement du réseau, et en tous cas, ce principe ne fait pas une politique. Cependant, cette neutralité du réseau, érigée pompeusement au rang de principe, vaudrait par son incompatibilité supposée avec la réalisation de politiques considérées comme dommageables, sans que l'on précise quelle est la bonne politique choisie (?) et sans que l'on envisage une seconde de faire participer une population au choix de cette politique (population et projet politique à définir conjointement d’ailleurs…). En termes polis, disons qu'il serait téméraire, pour un utilisateur, d'accorder le moindre crédit à un quelconque pouvoir du principe de neutralité. En effet, à cause de son manque de fondation politique (à ne pas confondre avec le discours d'un jour, prononcé par un grand homme politique) et à cause de son expression purement technique, le pseudo principe de neutralité est, sera, contourné, avalé, plus ou moins rapidement selon la puissance et l'influence des opposants. Les beaux discours de niveau politique, bien percutants, à propos d'Internet comme vecteur des idées de liberté et des droits de l'Homme peuvent s'accorder avec n'importe quel jeu esclavagiste de l'esprit consistant à mettre chaque "valeur" en correspondance directe avec une réalité concrète ou un événement. Alors, le principe de neutralité, c’est vraiment un truc de tout petits techniciens spécialistes sans envergure, vite assimilé ! Et d’ailleurs, justement, le jeu des esclavagistes de l'esprit de tous bords fonctionne déjà à plein régime tout autour et sur le Web - instrumentalisé pour le recueil, l'analyse et la diffusion de nos opinions et aspirations - tout en respectant la neutralité du réseau et en poussant à l'augmentation des débits ! Les petits techniciens ne font dans ce jeu que stocker et traiter les "big data" sans poser de question, à l'abri de leur neutralité.

Comment dépasser la mutilation (volontaire ?) des niveaux d’expression politique et de gouvernement du Web ? Devrait-on obligatoirement envisager de légiférer sur le contenu ou "seulement" sur le comportement des "utilisateurs" ? Pauvre netiquette.

Le principe de neutralité du Net nous protège de quoi, nous les utilisateurs ? Si le Web nous transformait en moutons électriques, les lois physiques du courant électrique deviendraient des principes de vie ?

Le principe de neutralité est-il vraiment imposé par une autorité ou n’est-il que la traduction pompeuse d’une inertie ? Si cette autorité existe, son domaine semble se réduire aux nœuds intermédiaires du réseau. Pour une autorité si contrainte, la seule possibilité d’influer sur les contenus serait d’installer un « démon » sur certains nœuds intermédiaires, par exemple pour supprimer au passage tous les paquets destinés à des activités de pure distraction, ou inspirés par le conformisme, l'envie ou la dissimulation, ou, en poussant l’ambition, supprimer tous les paquets créés par nos tendances et impulsions dans un univers de compétition darwinienne manipulée. Il n'y aurait alors plus de problème de débit nulle part ! Ne rêvons pas, un tel filtrage est techniquement impossible, en plus de sa violation du principe de neutralité. Mon fournisseur d’accès continuera donc de me bassiner avec les améliorations de sa box en tant que magnétoscope numérique. Et les smartphones oubliés sous un meuble par des gosses partis jouer ailleurs resteront en connexion permanente pour recevoir les mises à jour automatiques des réseaux sociaux.

Il existe une conséquence de la neutralité qui me crée un léger malaise, chaque fois que je fais une démarche en tant que citoyen avec un site officiel de ma commune ou avec les services fiscaux de l'Etat à travers Internet. Car rien, dans les conditions générales de mon fournisseur d'accès n'évoque aucune forme de responsabilité spéciale dans l'exécution de ce type de transaction. Au contraire, tout y est dit pour rejeter ce type de responsabilité. Mon FAI se présente comme un simple marchand d'accès à un canal de transmission. Pour l'acheminement de courriers officiels et pour des services autrefois assurés par les postes, il y a tout de même un décalage, non ? Existe-t-il une structure, une institution qui contrôlerait un niveau de service (à définir) de mon fournisseur d'accès, et dont il dépendrait de quelque façon ? Apparemment, des gens ont décidé que je ne m'occuperais jamais de cette question. Les sites des services officiels compensent le déficit de responsabilité sur la transmission par l'envoi d'accusés de réception détaillés... par le même canal.

Un expert du Web a dit ou écrit « L’imprimerie a permis au peuple de lire, Internet va lui permettre d’écrire ». Ah oui, mais quel peuple avec quelle écriture ? A qui par qui pour se dire quoi ? Et les images, les vidéos, les (java)scripts, c'est quelle "écriture", qui charge les réseaux et nécessite des processeurs de plus en plus puissants ?

Quelle serait l’application au Web du modèle bien connu de tout apprenti économiste sous l’appellation non neutre de « tragédie des communs » ? Ce modèle est censé démontrer que tout bien en propriété commune (tel qu’un bâtiment communal, les locaux des vide ordures dans un immeuble collectif,…) se dégrade du fait de son exploitation abusive par divers types de profiteurs, au contraire des biens en propriété privée. Passons sur l’absence, dans ce modèle, d’une autorité capable d’adapter les règles d’exploitation afin de préserver l’équité. Ou plutôt non, ne passons pas sur l’évidente nécessité d’une telle autorité et osons suggérer que l’équivalent d’une propriété commune sur le Web, ce n’est pas le réseau Internet, fût-il neutre, mais l’ensemble des abonnés individuels, et que le champ de cette exploitation, ce sont les esprits des abonnés. Cette assimilation n’est pas spécialement audacieuse, il suffit de considérer la cible ultime commune de l’exploitation.

Geopol.jpg Les chapitres consacrés à Internet, au cyberespace et aux cyberguerres dans les ouvrages de géopolitique sur papier glacé expriment bien crûment l'ancrage d'Internet, pas si planétaire que cela dans la répartition des flux, dans un monde physiquement, intellectuellement, socialement défini par son passé, animé par d'antiques puissances - un monde structurellement indifférent ou antagonique à tout projet de coexistence globalisée (sinon, que serait la géopolitique ?). Le réseau Internet de ce monde-là, qu'il respecte ou non le principe de neutralité, c'est d'abord l'instrument des marchands de toutes sortes, et aussi des profiteurs du non droit, des délinquants et arnaqueurs internationaux. A l'échelle des nations, c'est un nouveau champ de la guerre entre les agents d'influence dans la compétition mondiale de leurs valeurs conquérantes, une arme pour les plus déterminés d’entre eux. Accessoirement, c’est un media de services aux abonnés... Au total, ce que l'on nous décrit ainsi, c'est l'Internet d'un monde clos en implosion, une jungle sous canopée techno. Ce n'est pas le réseau du dialogue entre les personnes, pas le réseau des débats démocratiques, pas le réseau du savoir partagé, à part quelques réalisations notables (dont l'encyclopédie Wikipedia) que l'on ne cite pas dans ces ouvrages pour leur signification véritable.

Pourtant, un type récurrent de clip publicitaire pour des box Internet ou des smartphones nous montre des gens en communication enthousiaste malgré les décalages entre les fuseaux horaires, grâce à Internet. On se dit "hey", on se voit faire de grands gestes d'amitié comme si on se connaissait depuis toujours... C'est mignon mais c'est irréel. Le rêve est vrai, d'est celui de la citoyenneté planétaire. Ce qui est irréel, c'est la spontanéité de sa réalisation par un miracle technique reproduisant l'exacte conformité de l'autre à l'idée qu'on s'en fait. Néanmoins, la généralisation d'une forme de citoyenneté planétaire serait réalisable, si on se donnait la peine d'y réfléchir sérieusement, pas en termes de politique abstraite ou de principes généraux, mais comme un ensemble de finalités incarnées dans les détails logistiques les plus fins, en passant par tous les niveaux nécessaires à l'échange communicatif entre les personnes, sans chercher par avance à soumettre cette démarche à une idéologie définitive, sans chercher à la réduire aux fonctions d'un logiciel préexistant. C’est l’objet de ce blog par ailleurs…

Mon exposé vous paraît désordonné ? Relisez. Si nécessaire, imaginez qu’il est bourré de statistiques et de graphiques, criblé de références aux grands auteurs, qu’il possède donc les attributs d'un article sérieux…

Malgré cela, la conclusion tombe toute seule.

Est-il incongru d’exprimer quelques souhaits de finalités politiques d'Internet ? Par exemple une finalité sur les échanges gratuits d'informations entre les personnes. Par exemple la finalité d'une citoyenneté planétaire pour la sauvegarde de la planète et le partage des savoirs personnels ? On pourrait aisément concevoir comment réaliser ces finalités-là sans supplément de bande passante sur le réseau, de manière pratiquement invisible en comparaison des exigences des communications centralisées dans un pseudo "réseau social".

Il serait certainement contreproductif de critiquer les gens et les organes qui détiennent un pouvoir officiel quelconque sur Internet ou sur le Web, car leurs relations avec les entreprises, agences et pouvoirs d'arrière plan qui alimentent et exploitent le réseau restreignent évidemment leur liberté d'expression et leur champ d'action. Il me semble, cependant, que ces gens seraient les mieux placés pour organiser la formation d'assemblées virtuelles d'utilisateurs sélectionnés, afin d’en recueillir, à partir de demandes bien formulées, des suggestions d'évolution du réseau, de niveau politique, gouvernemental et gestionnaire, exprimées du point de vue des utilisateurs. La composition de ces assemblées virtuelles devrait être assez fréquemment renouvelée, afin d’échapper au ronron des comités d’experts installés à vie. Faut-il vraiment préciser que les débats et les conclusions devraient être publiés sur le Web ? Faut-il vraiment ajouter que l’on créerait ainsi un nouveau pouvoir d’évolution d’Internet et du Web et que les instances existantes en tireraient une légitimité étendue ? Doit-on éviter de faire ressortir que ce type d’organisation virtuelle d’Internet et du Web pourrait représenter un prototype vers une citoyenneté planétaire ? Avons-nous vraiment le temps de nous demander si Internet et le Web ont été créés pour cela ?

lundi 8 décembre 2014

C'est juste un problème de communication !

A la suite du billet « Pas de quoi s’énerver », ce billet développe les conditions du débat démocratique sur le Web à partir d'un point de détail issu d’un contexte d’expérience particulier, mais qui s'avère d'importance pour la bonne compréhension du rôle des animateurs.

La loi des douze, loi du seuil de la foule

La "loi des douze", brièvement évoquée dans un autre billet de ce blog, exprime l'existence d'un seuil, autour de dix - douze - quinze participants, au-delà duquel la technique d'animation d'un groupe ne diffère plus de celle d'une foule, alors qu'en deçà, l'animation peut s'exercer dans un mode convivial.

Il semble que cette loi reçoive un écho de reconnaissance dans les présentations publicitaires de consultants "experts en NTIC" et promoteurs de l'innovation conviviale. Sans honte, et sans citer ce blog - après tout, n'est-ce pas une loi universelle donc un bien commun de l'humanité ?

Justement, on devrait poser la question de la pertinence de cette loi dans les "NTIC", au-delà du constat d'expérience qu'elle traduit sur les réunions de personnes physiques.

Je reviens donc, dans ce billet, pour une fois et en pleine conscience des risques, sur mon vécu de cette "loi" durant une période de ma carrière de consultant en organisation logistique et industrielle, avec le recul d'autres expériences professionnelles totalement différentes. J'entamerai la discussion de ce que l'on peut en inférer (ou pas) dans l'animation d'un groupe virtuel sur le Web et notamment dans une perspective de création démocratique telle que définie dans plusieurs billets précédents.

Ceci dans le but que d'autres publient leurs expériences et leurs propositions.

En effet, il est important que les techniques de partage d'expérience soient publiées et largement connues en tant que bien commun de l'humanité.

La loi des douze dans une vie réelle

La "loi des douze" en tant que seuil de la foule me vient de mes anciens dans le métier de consultant formateur dans les années 80, en France (je précise pour le contexte culturel implicite), je l'ai d'abord vécue dans ma chair et comme un défi à mon intelligence avant que mes anciens répondent à mes questions et me fassent accéder à l'évidence de cette loi expérimentale, à ses corollaires et attendus.

Le contexte est celui de stages - séminaires de courte durée (quelques jours) sur un thème défini par un programme structuré, ouverts à l'inscription de tous participants intéressés dans l'industrie et les services.

L'intérêt des participants pour le thème du séminaire, à l'expérience, n'est pas garanti, notamment du fait des possibilités d'interprétations du thème et de l'existence d'une catégorie particulière de participants, les stagiaires à temps plein (ceux qui épuisent le budget de formation de leurs entreprises et s'inscrivent à tout programme dans un vaste domaine). Pourtant, dans un séminaire d'inscription ouverte, l'intérêt pour le thème du séminaire est le seul point commun a priori entre les participants, à part ce qu'on appelle communément la culture, par exemple celle qui fait que les participants savent lire le programme (on verra plus loin l'ambiguïté que cette apparente banalité recouvre).

Guerr13.jpg La formulation d'une "loi des douze" s'alourdit automatiquement d'un pesant fétichisme culturel, en passant par les 12 apôtres des évangiles chrétiens jusqu'aux 12 salopards d'un film de guerre. Cependant, il est permis de percevoir sérieusement l'avertissement qui nous est transmis du fond des âges : au-delà du seuil, quelque chose change dans la relation humaine et dans les lois de la nature. Le 13ème apôtre, le 13ème guerrier, la 13ème heure...

Qu'est-ce qui change donc en pratique lorsqu'on dépasse le seuil, dans le cadre d'un groupe avec un animateur et dans le contexte rappelé ci-dessus ? C'est évidemment d'abord l'équilibre entre les échanges de voisinage et les échanges par la médiation de l'animateur, et simultanément sur le fond, l'équilibre entre les échanges dans et hors sujet du séminaire. En dessous du seuil de la foule, la médiation de l'animateur s'impose "naturellement" comme prépondérante, même si les participants peuvent s'autoriser des discussions incidentes avec leurs voisins et même si ces incidentes n'ont aucun rapport avec le sujet d'intérêt général pour le groupe. Dans une foule, c'est naturellement l'inverse, tout part en brouhaha dérivant hors sujet si l'animateur n'impose pas sa médiation dans le sujet.

Un animateur expérimenté ressent bien le seuil... lorsqu'il s'est placé du mauvais côté; en France (je souligne encore une fois), l'animateur inutilement directif d'un petit groupe ne sera pas forcément considéré comme un mauvais professionnel par les participants, plutôt comme un abruti ou un paresseux, que l'on tentera d'excuser spontanément en imaginant une circonstance extérieure difficile (maladie, problème familial, etc.); en revanche, l'animateur abusivement laxiste d'un groupe - foule se perdra et, plus grave, il perdra son groupe dans une expérience négative pour tous

Le niveau du seuil de la foule dépend évidemment de la composition du groupe et du type de thème abordé, le chiffre 12 n'est pas une constante physique absolue. Par exemple, le niveau de la foule est relativement bas si le groupe est composé de notables réunis pour apprendre l'utilisation d'un logiciel, même hors de tout contexte compétitif. A l'opposé, par exemple, le niveau de la foule est potentiellement élevé si le groupe est composé de personnes ayant l'habitude de respecter une autorité (mais attention, le respect n'induit pas la participation et peut constituer un facteur de blocage d'une convivialité authentique)

Dans plusieurs paragraphes suivants, j'use d'une figure de style opposant le "mauvais", l'animateur inexpérimenté, et le "bon", l'animateur expérimenté. Ce n'est que partiellement artificiel, je peux témoigner d'avoir vécu les deux tout au long de mon exercice de la profession d'animateur, en dépit de l'expérience accumulée, preuve intime que l'expérience se manifeste d'abord par une souffrance...

L'erreur de l'animateur peu expérimenté est d'assimiler le seuil de la "loi des douze" au seuil d'impossibilité de faire appel à la contribution des participants; alors que ce sont seulement les techniques d'appel aux contributions et d'exploitation de ces contributions qui changent au franchissement du seuil (dont le niveau, répétons-le, n'est pas fixé dans l'absolu...)

L'erreur de l'animateur débutant, parce qu'il a peur du groupe et croit devoir s'affirmer constamment face au groupe, c'est de vouloir transmettre à toute force son savoir ou un point de vue prédéfini, en piétinant la richesse du vécu de chaque participant (abus des reformulations amputations), en ignorant tout ce qu'il ne sait pas et que savent les participants (abus des synthèses réductrices, notamment par le truchement de procédés graphiques), quitte à devenir le jouet des pressions des participants malins qui sauront s'"affirmer" en réaction face à lui ou à côté de lui - c'est une attitude proprement anti scientifique de l'animateur, d'autant plus inadaptée si le groupe traite de sujets techniques !

L'animateur débutant se persuade que son rôle premier est de transmettre des connaissances, de faire partager une curiosité, un enthousiasme.... L'animateur expérimenté, à l'opposé, tente constamment de privilégier ce qui lui vient du groupe - attention, lorsqu'on parle ici d'un groupe traité en foule, cela ne signifie pas que l'animateur se contente de suivre ou d'anticiper les mouvements de la foule, mais qu'il l'ausculte en permanence afin de pouvoir y recueillir, par exemple par des techniques de questionnements ponctuels, les éléments significatifs en vue de partager les expériences dans le cadre défini (pour ce faire, il faut du métier, comme on disait autrefois, voir plus loin le paragraphe sur les codes sociaux).

L'animateur débutant est friand de recettes d'animation des groupes, de techniques de négociation, de critères de catégorisation des participants, etc. L'animateur expérimenté sait que ces techniques ne doivent être employées qu'en pleine conscience de tous les participants, sinon leurs effets se retournent contre leur utilisateur parce que ces techniques sont alors ressenties, à juste titre, comme des manipulations, et alors... une grande partie de l'Histoire de l'humanité en est l'illustration, on ne peut imaginer pire ennemi qu'un imbécile qui a réalisé qu'on l'a pris pour un imbécile ! (Mes anciens utilisaient un mot court à la place de "imbécile", et leur expérience était inépuisable, humiliante, accablante pour l'humanité).

L'animateur peu expérimenté tend à laisser les participants s'enfermer dans les types codés d'attitudes et de pensées (comme dans les films destinés au grand public, où l'on reconnaît en quelques minutes le truand, le rigolo, le lâche, le mec de banlieue, l'aventurière, etc., et où la "forte personnalité" se manifeste par son adhérence particulière à certains codes), de manière à tendre vers un bon groupe où chacun se trouve à sa place et où règne un bon esprit et pourquoi pas un bon sens commun. L'animateur expérimenté sait que nul n'échappe à la pesanteur des codes sociaux, mais conçoit son métier pour aiider chacun des participants contributeurs à révéler les rôles multiples de sa personnalité sociale propre, et plutôt que de se complaire dans ses rôles préférés, à considérer ses interprétations et transitions de rôles comme les expressions authentiques de son expérience de la vie, qu'il peut alors choisir de communiquer aux autres ou pas - ce n'est nullement du verbiage théorique; par exemple, tout professionnel de la logistique qui est passé d'une entreprise pharmaceutique à une entreprise de bricolage saura particulièrement bien expliquer en quoi les différences dans les métiers ont enrichi son expertise, et l'animateur se devra de l'y aider. Pour l'animateur expérimenté, il s'agit toujours de privilégier le thème du stage - séminaire comme canal d'empathie entre les participants, plutôt que l'inverse, dont la variante extrême consiste à privilégier la sympathie des participants avec l'animateur au risque que le thème du stage - séminaire ne serve plus que de prétexte au second plan. Bref, c'est là encore une question d'équilibre.

L'animateur peu expérimenté incite chaque participant à fondre son domaine mental implicite personnel dans l'implicite collectif qu'il construit pour le groupe dans l'instantané. L'animateur expérimenté cherche, au contraire, à révéler à chacun les particularités de son propre implicite personnel (au plan professionnel), autrement dit, il lui est impossible de prévoir intégralement le déroulement du séminaire (il s'agit du déroulement en profondeur au niveau de l'implication de chaque participant, pas du déroulement facial d'ensemble tel que décrit dans l'affiche du programme), pas plus que les apports que chacun retirera du séminaire.

L'animateur peu expérimenté dresse le bilan de son animation d'un groupe comme une victoire ou un échec. L'animateur expérimenté vit chaque groupe comme un enrichissement personnel de chaque participant, lui compris dans son propre rôle, et pour lui, c'était toujours trop court.

Il est clair que nous avons là un apprentissage du débat en démocratie : chacun doit être reconnu pour son vécu personnel et pouvoir contribuer à un objectif commun, par la valeur de son expérience, petite ou grande pour l'occasion, mais authentique; sur ce point, il n'y a pas de différence entre un groupe d'adultes en séminaires de formation et une assemblée délibérante en charge (ou à la recherche) d'un objectif d'intérêt commun.

Mais qu'est-ce que vous prétendez nous raconter là, nous sommes déjà en démocratie ! Hé bien non, ce que je raconte là, nous révèle précisément pourquoi cette affirmation ne peut être qu'une contradiction dans les termes. Parce que la démocratie n'a rien de spontané. La démocratie, c'est d'abord un métier exigeant pour ses animateurs, qui ne doivent pas être des agents d'un pouvoir, ni poursuivre des objectifs externes aux groupes qu'ils animent, et surtout pas faire ce métier en tant qu'aspirants maîtres du monde. La démocratie n'existe pas non plus sans discipline parmi les citoyens, ni saints ni naïfs, dans la conscience permanente de devoir évoluer parfois sur le fil du rasoir lorsqu'il s'agit de décider de l'avenir d'un peuple à 20/30 ans puis de contrôler la convergence vers cet avenir, sans compromettre leur décision politique dans des activités de législations correctives de l'actualité, ni dans les actes de gouvernement, encore moins dans la gestion quotidienne. Enfin, il serait souhaitable d'oser découvrir qu'à notre époque moderne, la démocratie est devenue contre nature (dans notre contexte culturel occidental, mais pas seulement), incompatible des comportements que nos mythes sociaux nous ont fait considérer comme naturels depuis plusieurs siècles : les comportements dominants, les comportements manipulateurs, les comportements de compétition pour le pouvoir, les comportements d'affirmation de soi aux dépens des autres, mais aussi les comportements de repli sur soi, les comportements de rétention, les comportements d'abandon fataliste.... Ce sont les poisons naturels de la démocratie, bien avant les questions de partage et d'usure des pouvoirs.

Modulations de la loi des douze en fonction du contexte culturel

Les pesanteurs culturelles implicites conduisent à relativiser le schéma d'expérience ci-dessus.

Je me souviens d'avoir animé des séminaires où certains participants étrangers francophones me ressortaient, à la toute dernière minute, la feuille du programme détaillé de la session, pour me faire constater que je n'avais pas respecté l'ordre prévu et donc qu'ils considéraient que rien n'avait été traité et qu'ils se sentaient gravement floués; j'ai alors compris trop tard que ces participants-là auraient eu besoin d'une traçabilité, pas à pas en cours de session en regard du programme affiché, avec la justification des écarts par rapport au déroulement de principe, et que de toute façon, ils n'étaient pas préparés culturellement à participer à une session de type convivial, qu'il aurait donc fallu a minima s'en expliquer avec eux au préalable...

Je me souviens d’avoir regretté, alors qu’à l’époque on ne parlait pas encore de « capitalisation des connaissances », l’absence d’un mode d’enregistrement des acquis de chaque séminaire, dans ses diverses dimensions, au bénéfice des futurs animateurs et des stagiaires, dans un autre esprit que les questionnaires d’évaluation ; à ma décharge, je n’avais guère le temps d’élaborer une proposition, je passais mes week ends à écrire des propositions de services et des rapports, et la semaine entre deux ou trois clients ou prospects sur des opérations en usines géographiquement dispersées; les séminaires ne représentaient qu’une part de mes activités.

Je me souviens d'avoir désespéré d'atteindre le stade de l'"animateur expérimenté" malgré mon ancienneté; c'est certainement pour cela que j'y ai réfléchi, et que j'ai d'ailleurs fini par admettre que personne ne pouvait jamais atteindre la perfection, bien que ce sentiment de la perfection existe pour moi réellement mais seulement dans le reflet d'une expérience vécue par des collègues animateurs; ma réalité à moi, c'était que demain, pour le prochain stage que je devais animer, j'allais me trouver en face d'une troupe de soldats épuisés ou d'un meeting de mondains indifférents ou d'un ramassis de vieux sales gosses ou d'un collège de rationalistes super diplômés... plus certainement en face d'un ensemble tellement disparate qu'il faudrait recréer le monde pour commencer à se comprendre... et personne pour me prévenir de ce qui m'attendait... de toute façon, les uns se feraient passer pour les autres... il y aurait le lève tôt qui ferait tout pour me déballer son histoire pendant la préparation de la salle... en admettant qu'on me livre le matériel plus d'un quart d'heure avant l'heure du début (c'était l'époque des rétroprojecteurs, des polycopiés d'exercices, etc.) dans une salle inconnue à l'autre bout de la ville, à l'accès mal fléché... tiens, pas de tableau de papier ou alors si, là dans la remise, mais les marqueurs ont disparu et tout est déjà barbouillé sur les 2 faces...et, plus tard, il y avait les retardataires... peut-être un malade, une panne d'électricité... tellement d'inconnues, et de péripéties possibles, et moi, seul, en premier rempart contre les puissances du chaos...; bref, c'était à chaque fois une aventure.

Honneur.jpg Je me souviens d'avoir assisté à des sessions de formation par des consultants anglo-saxons, systématiquement selon le modèle du cours magistral autonome, déroulées exactement dans l'ordre du programme prévu après la blague de départ, suivies ou entrecoupées de séances de questions-réponses; c'était complètement inadapté aux petits groupes de culture disons méditerranéenne, même hybridée; heureusement pour ces consultants, ils bénéficiaient de l'effet gourou; malheureusement pour notre pays, leurs doctrines, issues d'une conception étrangère purement individualiste et contractuelle du poste de travail, furent appliquées chez nous avec le plus grand zèle sans imagination ni adaptation et c'est ainsi, par exemple, qu'un terrorisme formel de la Qualité a déferlé sur nos industries et nos services dans les années 90 comme une nouvelle religion révélée, en proclamations grotesques et mimiques normalisées, avant de se résorber 20 ans après en quelques mesures différenciées dans chaque organisation, que l'on aurait aussi bien pu inventer dès l'origine à partir de réflexions locales en petits groupes. Mais voulait-"on" prendre le risque de développer l'intérêt collectif du personnel plutôt que de dissoudre les deux, le personnel et l'intérêt collectif, même au prix d'un crime de civilisation ? Le terme de crime de civilisation semblera moins excessif si je fais ici référence à "La logique de l'honneur" décrite par Philippe d'Iribarne dans un livre paru en 1989 aux Editions du Seuil, logique mal nommée dont l'origine remonte à mon avis beaucoup plus loin dans l’histoire que les singeries d'une cour royale et s’ancre beaucoup plus profondément dans les mentalités - mal nommée parce que cette "logique" n'est autre qu'une étiquette sociale informelle, et qu'elle n'est pas désuète.

Je me souviens d'avoir considéré comme des criminels ceux qui faisaient la promotion enthousiaste des manipulations géantes destinées à propager des doctrines creuses et des pratiques déshumanisantes dans nos industries selon des méthodes voisines de celles des sectes religieuses, tandis que, en arrière plan, la finance prenait le pas dans toutes les décisions des entreprises (sauf quelques exceptions) par l’optimisation fiscale et la recherche active de gains à court terme sur les marchés. Je me souviens d’avoir mentalement vomi ceux qui avaient créé puis entretenu les conditions pour que ce type de grande manipulation représente la seule voie possible pour débloquer des situations d'affrontement qui étaient devenues sans issue de leur propre fait et à cause de leur incompétence retentissante.

Je me souviens, à la même époque, de mon écoeurement face aux invasions d'oeuvres pseudo artistiques de toutes sortes qui privilégiaient l'empathie d'affect aux dépens de l'empathie raisonnée, et pire encore, nous conditionnaient à passer de l'une à l'autre dans le sens de l'animalité héroïque et des déclics pulsionnels. Des humanistes patentés s’y sont lourdement compromis. Les fatras d'apparences raisonnées qui occupaient la pensée contemporaine, et en particulier les postiches de valeurs morales à destination des masses, ont révélé depuis cette époque leur dangerosité dans les effets des activités et des aspirations humaines. Bref. J'ai changé de métier, vers d’autres acteurs, d'autres matériaux, d'autres courants d'échanges, d'autres ordres de grandeur, d'autres chiffres clés, d'autres méthodes, d'autres peurs, d'autres espoirs...

Le Web, un univers à civiliser

Revenons à la loi des douze.

Ce qui change fondamentalement avec la virtualisation sur le Web, c'est la disparition de la loi des douze. Car le plafond de la convivialité n'existe plus du simple fait qu'il n'y a plus de convivialité.

Développons et expliquons pourquoi cette disparition est inévitable, sauf évidemment dans quelques cas particuliers, et quelles opportunités cette disparition nous ouvre.

A l'intérieur d'une assemblée de gens dans un même lieu (précisons : dans un contexte culturel « méditerranéen »), les participants contributeurs n'attendent pas la même conduite de réunion selon que l'on est sous le seuil des douze ou au-dessus. C'est en référence à cette attente-là qu'ils peuvent accepter des règles plus contraignantes au-dessus du seuil. En effet, c'est le mode de conduite de réunion en dessous du seuil des douze qui est ressenti comme idéal. Toutes les instances au-dessus du seuil, de la classe d'école à l'assemblée nationale, sont ressenties au mieux comme des pis aller ! C'est au point que naturellement, tout groupe social à fonction de partage tend à se remettre sous le seuil. En grande réunion : par la saoulerie, par l'éclatement en sous-groupes d'abord fondés sur la proximité puis sur la sympathie... A titre individuel : par la multiplication des adhésions à des associations, clubs spécialisés... faisant office de filtre pour y retrouver les quelques personnes avec lesquelles on se sent en amitié, sinon au moins en capacité d'échanger à titre personnel.

Bon, mais, sur le Web, l'instantanéité des conférences virtuelles à distance (avec vidéo, partage de documents, etc.) permet-elle de retrouver les conditions d'une réunion physique ? Certainement, dans d'assez nombreux cas : par exemple, s'il s'agit d'une réunion de courte durée entre quelques personnes qui se connaissent bien par ailleurs, ou s'il s'agit d'une réunion sur une base formelle - compte d'exploitation, analyse des ventes, contrat, ...- où les rôles et l'objectif sont prédéfinis.

A l'opposé, il serait naïf de présenter la conférence virtuelle comme "la" solution permettant de placer un nombre quelconque de participants dans des conditions analogues à un groupe sous le seuil de la loi des douze, même en supposant résolu le redoutable problème d'organisation logistique que représente la connexion simultanée de tous les participants. En effet, techniquement, les participants peuvent, même en temps réel tout en participant à cette conférence, communiquer entre eux par d'autres protocoles (IRC, messagerie, partage de documents, et pourquoi pas une conférence parallèle...). Cette faculté reconstitue l'équivalent des couloirs d'une assemblée physique, avec tout son potentiel d'intrigues et de connivences, en temps réel donc avec un effet d'autant plus dissipatif (au mieux) ou explosif (au pire) en marge ou à l’encontre d’une entreprise commune. Bref, la formation incontrôlable de sous-groupes occultes nous place sur le Web définitivement hors du cadre de la convivialité à l'intérieur d'un ensemble constitué sous le seuil des douze.

Remarque en passant : les protocoles et logiciels des interactions instantanées à distance existent depuis les années 90 sur Internet; par exemple, le logiciel Netmeeting de visio conférence et de partage de documents fut fourni avec toutes les versions de Windows de 95 à XP, (déjà à cette époque, on n'était pas obligé de faire transiter les flux par une plate forme centrale dès lors que l'on savait communiquer les adresses IP entre les participants). Il existe actuellement des logiciels, notamment des logiciels libres, qui sont beaucoup plus performants et plus commodes à l'emploi. Il en ressort que le niveau des prétendues innovations techniques des réseaux sociaux ne peut être que relativement minuscule dans ce domaine comme dans les autres.

Plus subtilement, avec le Web, ne peut-on récupérer quelques avantages du petit groupe sous le seuil des douze, y compris dans le cas de personnes qui ne se connaissent pas ? En effet, chacun des participants ne ressent pas, seul devant son écran et son clavier, la "pression" de la foule, l'entraînement physique à s'approprier un rythme, à s'agglutiner par voisinage à une coalition sympathique, à se conformer à une tonalité... Les couleurs et dessins des écrans, les enchaînements des procédures logicielles ne sont pas faits pour créer l'entraînement, tout au plus peuvent-ils suggérer une atmosphère passive. Ce que l’on constate alors, en l’absence d’une étiquette adéquate, ce sont les usages grossiers dans les modes de communication des participants (émoticones, invectives, phrases chocs,...) qui provoquent l'abandon des autres participants par KO, ou, à l'inverse, soulèvent un mouvement d'ensemble (virtuel) aussi violent qu'une lapidation. Voir encore le billet Soyons polis...

En conclusion, pour le "débat démocratique" sur le Web, nous n'en sommes même pas encore au début de l'ère néolithique, mais nous jouons avec des pierres de plus en plus grosses. Cependant, des voies d'évolution non violentes existent, des étiquettes et des modes d’animation adaptés sont possibles, on en trouvera des esquisses dans ce blog par ailleurs.

jeudi 9 octobre 2014

Un monde trop plein de vide

Attention : billet faussement paradoxal. Découverte d'un gouffre au centre du système de nos collectivités humaines, en contraste avec le sentiment présent d'un trop plein de foule humaine et d'insignifiance de l'être. Rien d'ontologique ici, tout en réalité accessible à tous. Alors, le problème devient solution (comme tous les problèmes bien posés) : transformer le vide en espace d'invention.

Voyons de plus près, au travers d'une critique (constructive) de quelques ouvrages, comment un grand vide se révèle dans nos sociétés, comment il peut être habillé, comment nous pourrions surmonter nos vertiges artificiels pour enfin concevoir l'abîme dans sa réalité brute, l'assimiler dans nos consciences et nous rendre capables d'y survivre dignement.

1/ A l'échelle des millénaires

De l'inégalité parmi les sociétés, Jared Diamond, Collection folio essais, Gallimard, 2000.

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Le titre français et l'image de couverture sont provocateurs, car ils pourraient évoquer une thèse raciste. Au contraire, le titre anglais annonce un ouvrage de "Popular Science" (que l'on risque néanmoins de découvrir à côté d'ouvrages de révélations fabuleuses) : Gems Germs and Steel, the Fates of Human Societies - remarquons tout de même le pluriel des destins, qui n'annonce pas une doctrine exclusive.

En France, l'ouvrage trouve sa place au rayon anthropologie. En effet, son premier intérêt est de rendre compte des trouvailles récentes d'une science archéologique étendue à toute la planète et usant de techniques d'investigations très fines, en partie les mêmes que la police scientifique.

Par exemple, on parvient à déterminer, pour une île du Pacifique, quelles furent les vagues successives de populations au cours des siècles en remontant jusqu'à l'aube de la présence humaine. On parvient à savoir comment ces gens vivaient, dans quels environnements climatiques et naturels variables en fonction des cataclysmes ou des variations plus lentes des températures au cours des âges, de quoi ces gens se nourrissaient, quelles plantes ils cultivaient, quels animaux ils élevaient, avec quoi ils nourrissaient leurs animaux domestiques, quelles technologies ils maîtrisaient, etc.

C'est en résultat de patientes analyses que l'étude de la filiation génétique des plantes cultivées sur la planète révèle un nombre limité de foyers d'invention de l'agriculture aux temps préhistoriques, plus ou moins riches selon leurs environnements originels en plantes adéquates. Idem pour l'élevage.... Et tout ceci en étroite relation avec le développement des concentrations humaines, la spécialisation des tâches...

Sur une vaste synthèse comparative (pré)historique viennent se fonder les thèses de l'ouvrage, apparemment non spécifiques à l'auteur, si on en croit la bibliographie (remarque en passant : le modèle des ouvrages anglo-saxons, avec le report en fin de volume des notes, références et commentaires détaillés, manifeste une politesse envers le lecteur ordinaire; de plus, ce report incite le lecteur à considérer le texte de l'ouvrage comme porteur de sa propre logique d'exposition et même potentiellement du contenu qu'il cherche à transmettre).

L'une des thèses de l'ouvrage, c'est qu'à la source de la primauté historique (récente à l'échelle des millénaires) de l'ensemble eurasiatique, il existe un déséquilibre environnemental naturel en faveur de cet ensemble eurasiatique par rapport aux autres ensembles géographiques (dont celui des Amériques), et que les conséquences de ce déséquilibre se sont accumulées pendant des millénaires et se sont traduites dans les organisations sociales, les techniques, l'environnement humain au sens large.

A l'origine des temps, l'ensemble eurasiatique, géographiquement propice aux transports et aux échanges et concentré en latitude, a bénéficié des principaux foyers terrestres de plantes potentiellement cultivables et d'animaux potentiellement employables pour l'élevage, le travail, le transport. Il apparaît que ce sont les mêmes filiations génétiques de céréales initialement cultivées dans le Croissant Fertile que l'on retrouve plus tard en Europe, en Afrique du Nord, en Asie (en plus des plantes des foyers locaux comme le riz) jusqu'au Japon. Idem pour les chèvres, les cochons, les chevaux, les moutons... En contraste, le continent américain était moins bien pourvu en espèces naturelles potentiellement cultivables et de plus, il était défavorisé par son étalement Nord-Sud avec un étroit pontage médian situé en zone tropicale, au point que les foyers d'invention de l'agriculture sur le continent américain furent à la fois relativement plus pauvres et plus dispersés, et qu'ils demeurèrent isolés. Idem pour les espèces d'animaux potentiellement convertibles pour l'élevage. C'est en conséquence de ces déséquilibres que les confrontations historiques entre les américains autochtones et les européens furent extrêmement dévastatrices pour les premiers, en partie du fait d'une supériorité technique dans l'instrumentation guerrière, mais surtout du fait des maladies infectieuses introduites par les européens et par leurs animaux importés, contre lesquelles les américains autochtones n'étaient absolument pas protégés (environ 90% de la population aztèque en quelques mois, idem plus tard pour certaines tribus indiennes d'Amérique du Nord), ces maladies humaines ayant été jusque là confinées à l'ensemble eurasiatique en conséquence de mutations séculaires de virus endémiques des animaux d'élevage spécifiques à cet ensemble.

A l'encontre du sous-titre de l'ouvrage en édition française, "Essai sur l'homme et l'environnement dans l'histoire", l'auteur se défend de vouloir expliquer l'histoire de l'humanité, même à l'échelle des millénaires, par les seuls facteurs environnementaux : l'imaginaire social participe aux évolutions des sociétés. Il en donne des exemples en abondance, surtout des exemples négatifs d'ailleurs, où des populations ont refusé des techniques apportées par des visiteurs, ont renoncé à exploiter certaines ressources locales....

Nous avons une preuve contemporaine que l'imaginaire social n'est pas totalement conditionné par l'environnement. C'est que l'humanité, sur une planète dangereusement surexploitée, aurait du depuis longtemps effectuer non seulement la transition énergétique, mais la transition sociale et démographique qui s'imposent. C'est possible : on sait que certaines populations, dans l'histoire, ont réalisé ces transitions pour survivre aux changements de leur environnement local en partie causés par leurs propres activités humaines, et pas seulement des populations de quelques habitants de petites îles isolées.

Bref : enfin un ouvrage scientifique sur l'histoire de l'humanité qui nous dit quelque chose d'important pour nous maintenant !

Et aussi : enfin un ouvrage scientifique qui peut servir à faire taire les "on savait déjà tout cela" de nos maîtres charlatans bien calés dans leurs coussins aux couleurs à la mode, promoteurs permanents de l'interruption volontaire de conscience au delà de nos petites libertés journalières à l'intérieur des cadres sociaux établis.

2/ Et moi, et moi...

Ecoute, petit homme ! Wilhelm Reich, Petite Bibliothèque Payot, 1973

WReich.jpg Ce petit livre, qu'on trouvait dans les gares, il faut oser le lire... On peut aussi l’acheter rien que pour les dessins. Certains sont dignes des meilleurs caricaturistes.

C’est le livre de la dérision de notre humanité ordinaire.

Ce n'est pas un livre bien propre sur lui. On y trouve aussi la déclamation de l'auteur contre le "petit homme" qui l'a piétiné, lui le "grand homme" qui a tenté de faire le bonheur du "petit homme"... On se demande si l'auteur s'est toujours pris au sérieux ou s'il était sain d'esprit.

Peu importe, c'est un des seuls livres contemporains dont le texte est porté par un souffle prophétique, lisible en toute amitié, alors que l’on se prend une énorme baffe ou un grand coup de pied au derrière, au choix. Plus redoutable, pour nos grands personnages, que n'importe quel article satirique. Plus drôle et plus vrai, pour nous tous, que les enfilades figées de situations représentatives de nos comédies sociales.

On est pris par ce texte, entre rire et frayeur, face aux multiples facettes du racisme primaire du "petit homme", devant la misère de ses idéaux masquant la peur et l'envie, devant l’hypocrisie de ses recours à l'Autorité – tout cela pour son propre malheur.

3/ Propositions critiques

Notre époque est singulière. Le grand écart entre l'histoire de l'humanité à l'échelle des millénaires et l'histoire personnelle d'un individu dans son quotidien s'est tellement agrandi que le vent du vide est devenu sensible à beaucoup, même dans leur vie quotidienne, en particulier dans les entreprises et les grandes organisations.

Par ailleurs, nous tous, en tant que citoyens planétaires, nous pouvons observer l'absence de responsabilité collective de l'espèce humaine dans le pillage de la planète, l'illusion de son emballage par les diverses productions idéologiques collectives du racisme de notre espèce, secrétées et alimentées par nos abus individuels d'impuissance. Malgré ce début de conscience, l'espace et les ressources naturelles renouvelables de la planète Terre, physiquement indispensables à la préservation d'un avenir quelconque d'une humanité générique, deviennent chaque jour une portion plus réduite des biens communs surexploités par les effets de nos propres aspirations individuelles et de nos mécaniques collectives.

Nous sommes déjà 6 milliards de petits hommes, et bientôt beaucoup plus ! Combien de temps pourra durer notre festin compte tenu des ressources disponibles ? Quelques dizaines d'années et certainement pas sans un grand conflit, du genre qui met définitivement hors jeu une bonne partie de l'humanité - rêvons que ce soit un carnage moderne, efficace, sans haine, machinal, bien net, avec peu de dégâts collatéraux, et après anesthésie.

Pourtant, des gens s’agitent comme s’il y avait un espoir... Si l'irresponsabilité planétaire de notre espèce devient insupportable à beaucoup de "gens de bonne volonté", alors on pourrait penser qu’il suffira de créer ou de renforcer les institutions adéquates au niveau planétaire pour gérer la situation et mettre ses évolutions futures sous contrôle dans une grande « économie » de l’humanité. Ah oui, sur quelles bases de légitimité, avec quel pouvoir sur les institutions préexistantes et sur chacun de nous ?

En tous cas, n'espérons pas rembourser en monnaie de singe la dette de l'humanité envers les régions irréversiblement détruites de la planète.

Nous savons bien que l’ambition d’un super pouvoir sur nous tous, toutes choses égales par ailleurs, est déjà déçue, déjà trahie a priori sans même entrer dans les détails. Dans le monde tel que nous l’avons fait, nos bons sentiments et nos bonnes intentions sont incapables de déclencher le changement de civilisation physiquement nécessaire à l'échelle du désastre accompli. Car la brutale réalité, c'est que la source de la destruction en cours, c'est nous-mêmes. Et ceci doublement : d'abord par nature (notre comportement primaire d'imitation compétitive) et ensuite par l'imprégnation de cultures historiques développées dans un contexte conquérant de totale irresponsabilité - la "solution" traditionnelle pour assurer l’avenir étant de faire des enfants autant que son voisin et mieux.... L'évidence, c’est que nous ne pourrons pas arrêter notre course à la mort écologique tant que nous ne dépasserons pas nos idéologies historiques fatales, celles qui sont aux fondements de nos systèmes collectifs, à l'échelle locale comme à l'échelle planétaire, et nous conditionnent dès notre petite enfance.

C’est pourquoi, une idéologie salvatrice nouvelle, quelles que soient son potentiel et sa pertinence, ne sera d'aucun effet si elle est placée sur le même plan que les idéologies antérieures. Elle ne fera que s'ajouter aux autres et ceci d'autant plus certainement qu'elle affirmera sa prétention à les dépasser. Elle sera âprement discutée à partir des autres, elle sera digérée... Exemple : l'idéologie écologique, malgré tout son arsenal scientifique, est ravalée au rang de l'idéologie politico-économique contemporaine, elle-même fondée sur l'idéologie du progrès de l'humanité par la technique, elle-même issue de l'idéologie des destins héroïques.

C'est pourquoi, toute solution idéologique nouvelle ne pourra devenir effective que par sa matérialisation dans un nouvel espace physique et logique, dans une dimension inconnue des idéologies anciennes.

C'est pourquoi, ce nouvel espace doit être consacré à la réconciliation de l'individu avec la société, de l'humanité avec la planète - dans les vides des idéologies historiques.

C'est pourquoi, notre nature humaine fondamentalement machinale et animale (mais pas seulement...) doit être reconnue, et tout particulièrement ses caractéres obsolètes afin de ne plus les cultiver – nous rendant ainsi capables d'inventer et de pratiquer les nouvelles étiquettes adaptées aux divers types d'échanges sociaux dans ce nouvel espace.

D'où les propositions de ce blog :

  • sur l'invention du Web comme espace de création sociale (sachant que tout reste à faire, mais que tout demeure possible),
  • sur le parallélisme entre la valorisation (non marchande) des compétences individuelles et la réinvention d'une démocratie authentique de citoyens planétaires,
  • sur le développement de divers types d'étiquettes d'interactions et d'échanges.

C’était presque tout pour hier… La bonne nouvelle, c’est que ces propositions-là n’ont rien d’utopique, parce qu’elles ne supposent pas le changement de notre nature humaine, parce qu’elles ne supposent pas non plus la révolution de nos institutions. D’ailleurs, à ce compte-là, ce sont nos pseudo vérités ambiantes sur nous-mêmes et nos certitudes sur nos systèmes de vie, de même que nos idées de révolutions dramatiques, qui sont des utopies dangereuses. Alors que notre vérité est ailleurs.

dimanche 15 juin 2014

Au crétacé, une colonie geek en transition écologique

Certaines séries télévisées, en plus de nous distraire, nous offrent une matière à réflexion sur les grandes questions de notre époque.

Dans le domaine de la science fiction, certaines séries mettent en scène des solutions futuristes à ces grandes questions. Leurs scénarios doivent alors affronter les obstacles socioculturels à surmonter pour la réalisation de ces solutions, afin que la représentation d'un futur imaginaire soit crédible tout en préservant l'empathie du spectateur avec les personnages. L'exercice de création sociale s'avère alors souvent plus fouillé, pratique et concret, que bien des vaticinations savantes. Il paraît, en tous cas, plus accessible à un maximum de gens.

Terra Nova, pourquoi pas ?

Terra Nova est disponible en 4 DVD après sa diffusion sur des chaînes télévisées en 2011 - 2012. C'est doublement une série de science-fiction à thème écologique :
- nous sommes en 2149, la planète Terre est très abîmée au point que son atmosphère est irrespirable; les populations survivent avec des masques filtrants ou sous des dômes en atmosphère conditionnée, il est interdit d'avoir plus de 2 enfants par couple,...
- Terra Nova est une planète habitable dans une dimension parallèle, avec une nature et une faune équivalentes à celles du crétacé terrien, où s'est établie une colonie de 1000 personnes environ, sélectionnées pour leurs compétences, envoyées de la Terre par un tunnel spatio-temporel.

Le sujet de la série, c'est l'affrontement de deux projets. Le premier projet est celui de l'installation définitive à Terra Nova pour y construire une civilisation nouvelle. Le projet antagoniste est celui du pillage de la nouvelle planète pour en rapporter les richesses sur Terre afin d'y jouir d'un grand train de vie sous un dôme paradisiaque.

En réalité (si on peut dire), dans les premiers épisodes de la série, comme le tunnel spatio-temporel est à sens unique et qu'il ne fonctionne que par campagnes de courte durée, le projet de vie à Terra Nova est le seul possible puisqu'il n'existe aucune possibilité de retour et que la liaison nourricière de la Terre est trop intermittente pour assurer la livraison en abondance des matières, engins, instruments, combustibles, aliments, médicaments, etc. qui seraient nécessaire à une exploitation industrielle. Par la suite, l'ouverture du tunnel en double sens par les agents des entreprises soutenant le projet de pillage rend possible l'exploitation de Terra Nova au profit de la Terre et le conflit des projets devient meurtrier.

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La série nous fait suivre les aventures de personnages attachants venus s'installer à Terra Nova, enfants et adultes, et nous raconte leurs démêlées entre eux, avec des dinosaures pacifiques et d'autres carrément méchants, dans un environnement naturel non maîtrisable. Plusieurs ados particulièrement caricaturaux dans leur comportement buté prennent un rôle important dans ces aventures. La colonie humaine vit à l'intérieur d'une grande enceinte circulaire en bois, équipée d'armes répulsives genre taser pour se protéger des animaux dangereux, dans des bungalows aménagés avec le confort moderne. L'infirmerie - hôpital dispose de technologies avancées et, de toute façon, le sourire du médecin en chef suffit presque à tout guérir. Un labo de recherche dirigé par un type brillant (par ailleurs souvent plus sympathique que le héros principal) se tient à la pointe des biotechnologies de 2149. Il existe, au bar de la colonie, un appareil capable de reproduire n'importe quelle puce électronique à toutes fins utiles (l'endroit est un peu louche, juste ce qu'il faut). La zone de culture agricole est évidemment intégrée à l'enceinte. Il existe un réseau informatique et des terminaux évolués pour l'enseignement à distance, mais aussi une vraie école traditionnelle pour les petits; un méga ordinateur permet de visualiser toutes les connaissances humaines en 3D dans une salle spéciale. De nombreux engins motorisés à énergie électrique permettent de se déplacer rapidement, transporter des charges, faire la chasse aux monstres prédateurs - peut-être ont-il servi au défrichage des terrains et au terrassement à la fondation de la colonie (on doit supposer que le béton fut acheminé de la Terre ?). Evidemment, de partout on peut utiliser un téléphone portable (de technologie "militaire" semble-t-il, avec détecteur incorporé à infra rouge) et un équivalent local du GPS (à partir de stations fixes réparties en hauteur, et d'une cartographie préalable). Bref, le dépaysement est supportable...

Il paraît que le coût du tournage de la série Terra Nova a entraîné l'arrêt prématuré de cette série, juste après un 11ème épisode mouvementé où un héros de Terra Nova infiltré sur Terre réussit à faire dévorer les dirigeants des entreprises prédatrices par un méchant dinosaure exporté en douce, puis à déclencher la destruction des lourdes installations terrestres du tunnel spatio-temporel, isolant de ce fait Terra Nova de la Terre pour longtemps - il parvient à rentrer à Terra Nova, en courant très vite devant le dino qui le poursuit bêtement (?), juste avant que le tunnel s'éteigne.

L'arrêt de la série pourrait aussi avoir été imposé par l'évolution du scénario de Terra Nova : il exposait les téléspectateurs à un danger grave, celui de les faire réfléchir.

Terra Nova, pour se recréer ou pour se goinfrer ?

Car les grandes questions de notre futur planétaire sont dramatiquement bien posées par cette série. Bien sur, notre planète n'est pas encore totalement épuisée, nous avons du temps devant nous (moins d'un demi-siècle...). Bien sur, nos brillants scientifiques n'ont pas encore inventé le moyen de transporter des humains avec leurs trousses de survie et leurs brosses à dents instantanément sur des planètes habitables - et sans doute n'y songent-ils même pas, et, à part quelques rêveurs médiatiques, ils s'affairent sans doute à perfectionner des "solutions" radicales susceptibles d'épargner à l'humanité la guerre généralisée. Cependant, on pourrait remarquer qu'il existe sur Terre encore quelques grandes zones isolées quasiment vierges et sans valeur, c'est à dire dépourvues de ressources massivement exploitables par toute industrie, mais qui seraient cependant habitables par une population motivée...

Si la série Terra Nova peut être considérée comme un ratage parce qu'elle ne s'est pas étalée sur 5 saisons, c'est justement de ce fait une réussite ! Notamment parce qu'elle n'a pas eu le loisir de développer des intrigues secondaires au-delà du volume et du détail requis pour camper les personnages, ni d'inventer un complot poético fantastique pour tout expliquer à la fin.

Evidemment, la série n'échappe pas aux poncifs du genre dans la typologie des personnages, non plus qu'à certaines pesanteurs culturelles, et le recours aux avancées technologiques imaginaires de 2149 explique assez mal quelques invraisemblances. On peut remarquer l'homogénéité de la population coloniale, au point, par exemple, que le seul personnage de couleur est la cheftaine du groupe des "Classe C", des agents envoyés en éclaireurs pour évaluer les richesses de la nouvelle planète au profit des entreprises terrestres prédatrices, et qui se sont séparés violemment de la colonie principale en volant du matériel et des armes. Mais ni Don Camillo ni Peppone n'ont été sélectionnés pour le crétacé à Terra Nova, ouf ! Bien entendu, la seule langue parlée est la langue universelle que tout le monde comprend spontanément - c'est une convention du genre... Pas d'animaux domestiques importés sur Terra Nova - ce qui est réaliste compte tenu des risques de rupture catastrophique des équilibres naturels - mais pas d'oeufs ni de lait en production locale, donc il faut adapter la cuisine. Du côté positif, dans la nature du crétacé de Terra Nova, il n'existe pas de nuées d'insectes nuisibles, pas non plus de petits mammifères familiers de l'homme (et propagateurs historiques d'épidémies). La faune est plus massive que sur Terre, il est donc relativement facile d"éviter les périls qui s'annoncent en général bruyamment, au point que les excursions à l'extérieur de l'enceinte sont possibles sans risque à condition d'y être entraîné.

La création sociale originale à Terra Nova, si on prend un peu de recul, n'est pas à rechercher dans son économie (partiellement monétaire), ni dans son organisation par métier (avec une rotation des corvées d'intérêt commun, y compris une période militaire), ni dans sa justice (corvée pour les délits mineurs, exclusion pour les délits majeurs avec possibilité de rédemption), mais dans l'imposition progressive d'une double autonomie, énergétique et matérielle. Pour ce qui concerne l'autonomie énergétique, on peut imaginer qu'il existe quelque part dans l'enceinte une mini centrale importée de la Terre, mais par quelles sources durables d'énergie est-elle alimentée, car on n'aperçoit aucune éolienne, aucune cheminée ?.... Pour une fois, c'est la question de l'autonomie matérielle qui s'avère plus pressante. En effet, les engins et instruments importés de la Terre finissent par tomber en panne ou par se détériorer par accident, alors que la production de leurs composants dépend de centaines d'usines terrestres exploitant des ressources naturelles extraites de divers endroits favorables de la Terre, et mettant en oeuvre de multiples technologies consommant beaucoup d'énergie et produisant beaucoup de déchets - certes, on peut imaginer que Terra Nova dispose d'un parc d'imprimantes 3D perfectionnées et capables de s'auto reproduire, mais on ne peut échapper à la nécessité de les alimenter avec les matières adéquates, impossibles à synthétiser toutes sur place : voir par exemple l'épisode où un invalide se résigne à la perte d'une roue pneumatique de son fauteuil roulant... Bref, le "tout confort comme sur Terre avec le bon air en plus" est intenable si on coupe la liaison nourricière avec la Terre ou si cette liaison n'a pas un débit suffisant. Plusieurs fois dans la série, les avertissements sur la non durabilité du confort colonial sont explicites. Mais alors, que serait un mode de vie durable à Terra Nova, une fois que la liaison avec la Terre est coupée ? Et par quelles étapes de transition pourrait-on converger vers ce mode de vie, avec l'acceptation de tous ? Ces questions d'autonomie matérielle ne sont pas gratuites, ce sont nos questions pour demain sur Terre, car la satisfaction de nos "besoins" et le mode de vie confortable d'une grande population supposent le fonctionnement d'une infrastructure industrielle complexe et répartie sur la planète que l'on ne pourra pas entretenir longtemps, quelque dizaines d'années encore peut-être, en dévorant toutes les ressources énergétiques disponibles et en produisant une masse industrielle de déchets irrécupérables et d'émissions nocives... Notre Web est devenu lui aussi une infrastructure lourde, non maintenable dans la durée tant que ce réseau sert principalement aux diffusions à partir de "services" centralisés, sauf si ces "services" sont opérés par une puissance dominante pour une fonction planétaire majeure.

Au plan des pesanteurs sociales symboliques, le scénario de Terra Nova nous propose une variante du mythe fondateur de plusieurs cités antiques (exemple Rome : meurtre de Remus par Romulus) : ici, c'est le chef de la colonie, le commandant Taylor, qui élimine l'ex supérieur hiérarchique envoyé pour le relever de ses fonctions au nom des investisseurs pillards (épisode "l'arbre des secrets"). On comprend alors mieux le personnage patriarcal du commandant Taylor entouré de son équipe d'anciens militaires, protecteurs de la colonie et garants du projet Terra Nova - mais pourquoi ne pas suggérer que justement là, dans ces circonstances, peut naître une démocratie authentique de citoyens égaux et libres, en suivant à peu près la même logique historique que l'Athènes antique, pour refonder une humanité en harmonie avec la nature et cesser de se penser comme une colonie de la Terre ? On n'en serait pas à une audace près dans le scénario de Terra Nova. D'ailleurs, le scénario était-il pensé complètement au lancement de la série ? Au fil des épisodes, Terra Nova se révèle peu à peu comme une colonie de rebelles en révolte contre les puissances qui l'ont financée et nourrie, en lutte contre le groupe des "Classes C" qui sont aux ordres des investisseurs, en contraste total avec les premiers épisodes qui nous présentaient cette colonie Terra Nova comme une sorte de club de vacances perpétuelles et les "Classes C" comme des dissidents paumés. L'un des intérêts de la série est le dévoilement progressif de cette inversion et de son caractère inéluctable, qui détermine le conflit majeur des personnes, entre père et fils, entre idéaliste meneur et savant criminel.

Il est probable que les prolongements de la série auraient développé les aspects spectaculaires, fantastiques et sentimentaux, plutôt que les conflits porteurs de grandes questions contemporaines. Rien à regretter : le message de Terra Nova nous revient sans brouillage !

Voy_1933.jpg Note sur les séries populaires de science fiction, ressemblances, filiation

Il existe une communauté partielle de thèmes entre Terra Nova et Stargate SG-1. Dans les deux séries, un tunnel permet de se transporter instantanément "ailleurs", et un conflit éclate entre une équipe officielle d'exploration et une équipe parallèle de pillards soutenus par des puissances politiques et financières. Cependant, dans Stargate SG-1, ce dernier conflit n'occupe que quelques épisodes médians jusqu'à la déconfiture des pirates, alors que ce conflit est au coeur de la série Terra Nova, à front renversé puisque dans Terra Nova, les insoumis sont les héros alors que les agents officiels sont les pirates. Dans Stargate SG-1, il s'agit d'un programme d'exploration systématique des planètes habitables, conduite par des militaires à la recherche d'alliances contre des ennemis surpuissants qui menacent les humains de la Terre. Dans Terra Nova, il s'agit d'une déportation volontaire sur une planète vierge. Finalement, il n'y a que le tunnel en commun et pas pour le même usage ni la même finalité. Les ressemblances entre les séries, ce sont les gens !

La filiation des séries populaires de science fiction passe probablement par les romans de Jules Verne (anticipation technologique, mais pour une ambition limitée à la Terre, qui était encore à découvrir dans la variété de ses paysages et de ses cultures à la fin du 19ème siècle) et par d'autres écrits populaires moins connus du 20ème siècle, et remonte de là probablement directement à l'Iliade et l'Odyssée que tout citoyen de l'Athènes antique apprenait par coeur - c'est difficile à vérifier ! En tous cas, ce n'est pas la même filiation que le fantastique onirique (le Pays Imaginaire de Peter Pan par exemple) : l'imaginaire des séries populaires de science-fiction est un imaginaire "sérieux", "plausible", qui nous renvoie à nous-mêmes et à nos responsabilités.

lundi 26 mai 2014

Police trinitaire du débat en assemblée

Billet en style télégraphique, afin d'éviter autant que possible les mots minés, les concepts chargés, les associations pesantes...

Contexte d'assemblée délibérante dans le cadre de ce billet :
- préexistence d'un ordre du jour cadrant les débats
- obligation d'un ensemble minimal de décisions à produire
- égalité des participants en "droit" à débattre
- objectif de consensus (indépendamment de la méthode de résolution terminale si l'unanimité n'est pas atteinte)

Ob08.jpg Exemples réels ou potentiels d'assemblées délibérantes :
- jury
- assemblée générale de syndicat de copropriété,
- assemblée générale d'actionnaires,
- commission d'étude
- assemblée citoyenne démocratique
- stage de formation d'adultes

Dans le dernier cas, il s'agit des stages où l'accent peut être mis, par l'animateur, sur les échanges entre les participants plutôt que sur le seul déroulement d'un exposé magistral. Dans un stage de formation d'adultes, il est courant, en effet, que certains participants, au moins sur des points particuliers, soient plus savants que l'animateur. A lui de détecter ces participants-là et les sujets où ils pourront faire partager leur expérience. A lui de les faire s'exprimer afin que tout le monde en apprenne quelque chose. Alors les "décisions" prennent un effet immédiat sur les participants eux-mêmes : à commencer par les transmissions de savoir faire entre les participants.

Contre exemples notoires d'assemblées non délibérantes, ou inégalitaires, ou sans production consensuelle :
- cours magistraux
- débats télévisés (et notamment les débats préélectoraux)
- débats d'assemblées représentatives (comité d'entreprise, chambre des députés, comité directeur d'association, etc.)
- rencontres de compétition sportive

Chef_vrai1.jpg Rappel de limitations naturelles dans la conduite des assemblées. Il existe une différence de style de conduite de réunion, selon la taille de l'assemblée :
- en dessous de 10 personnes environ, l'animateur peut choisir de parler en amitié sans avoir à spécifier dans le détail les règles du jeu qu'il fera progressivement accepter par l'exemple et par osmose, chacun des participants pouvant être considéré isolément par l'animateur ou même invité à dialoguer directement avec d'autres participants sans que cela porte tort au déroulement des débats; l'animateur reste directement ou virtuellement au centre des interactions sans effort particulier dans son rôle d'équilibrage, tout le monde peut se sentir sur un pied d'égalité entre soi et avec l'animateur;
- au dessus, l'animateur doit imposer les règles du jeu sans hésiter à recourir à l'argument d'autorité; de plus, il doit demeurer au centre des interactions, sinon des sous-groupes se forment et s'isolent et alors, ce qui se passe dans chaque sous-groupe n'est plus connu du groupe !
- c'est par ailleurs un constat d'expérience que, pour une personne qui s'adresse à 20 personnes physiques ou à 200, les techniques pour demander l'attention, la conserver, se faire comprendre... sont les mêmes; d'où l'impasse historique de la rhétorique classique, à l'origine destinée à l'expression en public face à une foule physique, et qui n'est jamais sortie de ce contexte, même pas au prétexte de la révolution des medias, et notamment de la révolution numérique, qui donne la possibilité de ramener les interactions au niveau d'assemblées réduites alors que l'on peut avoir des milliers de participants en ligne...

Sur ce constat du seuil physique de passage à la foule, il n'y a pas de théorie à construire, ce seuil étant la conséquence d'une limitation des capacités humaines d'attention et de perception. Je ne peux pas percevoir consciemment le contenu des interactions entre des personnes au-delà d'un groupe d'une dizaine de personnes, et encore, c'est probablement par l'extrapolation de bribes à partir de modèles... Un ordinateur fait beaucoup mieux... On remarquera que le seuil de basculement à la foule se situe autour de 12, chiffre sacré, et que c'est aussi la quantité nécessaire à la "bonne" convergence en distribution vers une courbe en cloche de la moyenne de la plupart des lois statistiques "naturelles".

Chef_vrai2.jpg Voici donc les trois rôles nécessaires à la conduite d'une assemblée délibérante :
1./ faire respecter les règles d'étiquette dans l'expression individuelle, recadrer selon l'ordre du jour, contrôler la progression d'ensemble du débat,
2./ élargir ou déplacer le contexte explicite ou implicite des interventions et des contributions, susciter les différences de points de vue, appeler à s'inspirer d'exemples extérieurs, questionner les conclusions provisoires, les propositions individuelles ou collectives en gestation, etc.,
3./ aider chaque participant à s'exprimer en tant que personne apporteuse d'expérience, faciliter les synthèses provisoires, susciter l'élaboration des propositions.

L'analogie aux trinités divines de diverses religions peut traduire notre propre imprégnation culturelle, mais au-delà, elle prend sa source dans l'expérience (pré)historique du besoin simultané d'une référence formelle, d'une poussée dynamique et d'une assistance bienveillante, dans tout groupe coopératif.

Les rôles dans la conduite d'une assemblée délibérante, il est préférable de les partager entre 3 personnes physiques plutôt que de les concentrer sur une seule, et sans les répartir d'une manière figée entre les 3 personnes. L'idéal c'est que les 3 personnes maîtrisent les 3 rôles de conduite d'assemblée (ou, en tous cas, aient conscience de la complémentarité des 3 rôles), chacune ayant son rôle préférentiel "en dernière instance", mais ne se privant pas de soutenir les autres au besoin dans l'esprit de son propre rôle préférentiel (car dans l'action, les frontières des rôles ne sont pas toujours évidentes et, en plus, les interruptions des interventions individuelles et interactions ayant leur propre signification, on ne peut en user qu'à bon escient, absolument pas comme des robots).

Remarque. La conduite trinitaire, on peut aussi l'observer sur les chantiers, auprès de tous les conducteurs de travaux qui respectent leurs équipes. Il est probable que les surveillants des masses qui ont bâti les pyramides n'usaient pas du fouet tout le temps avec tous les travailleurs.

Sonate_bee.jpg Attention aux analogies trompeuses. En particulier l'analogie entre une assemblée délibérante et un orchestre symphonique : le dialogue entre les groupes d'instruments, la symbiose entre le chef et son orchestre, la transcendance collective pendant l'exécution publique, c'est du romantisme de quatre sous; dans une performance orchestrale, on n'assiste pas à la recréation d'une oeuvre en transmission directe du compositeur au chef d'orchestre mais à l'exécution d'une partition, dans un contexte et avec des moyens plus ou moins influents sur l'interprétation; en amont, la réalité des répétitions, c'est la constitution de l'orchestre par des exécutants professionnels qui ont passé des heures auparavant à réviser leur partie, de sorte qu'il s'agit "seulement" d'ajuster les équilibres des ensembles (volumiques, temporels, etc.) et de compenser les défauts permanents; il n'empêche qu'on retrouve, dans le travail de la plupart des chefs d'orchestres pendant les répétitions, les rôles de la trinité de conduite des assemblées, bien que l'"ordre du jour" se réduise à une forme d'asservissement collectif volontaire pour exécuter un logiciel.

Ce qui est exposé ici en quelques lignes s'oppose aux techniques de la "prise de parole performante", de l'"argumentation pour convaincre", de la "conduite de réunion pour atteindre vos objectifs", de l'"exposé qui captive l'auditoire", de "la négociation pour gagner"... Les exposés de ces techniques remplissent des bibliothèques à destination des gros malins en quête de développement personnel (sous-entendu aux dépens des ignorants et des bonnes pâtes, qui vont se faire rouler dans la farine...) ; ce n'est pas de ce genre d'enfantillage que l'on parle ici - d'ailleurs justement, tout le monde devrait apprendre à reconnaître ces techniques manipulatoires dès l'école primaire; à l'opposé, dans une assemblée bien conduite, on doit couper court immédiatement aux tentatives de manipulation (volontaires ou pas), et, en revanche, développer la pratique individuelle d'une discipline rhétorique et d'une étiquette dans le cadre des débats.

Remarque savante. La fine critique selon laquelle on n'échappera jamais, dans une assemblée délibérante et même si cette assemblée est "bien" conduite, à une forme d'auto manipulation collective, cette critique repose sur un constat tautologique. De fait, un débat en assemblée dépendra toujours, par exemple, des concepts et des modes de raisonnement du moment dans la société ambiante. Et alors ? Même les théorèmes de mathématiques "pures" sont des productions de la société. La question de fond, c'est : quelle société ou, si on préfère, quelle humanité demain ?

mercredi 14 mai 2014

Démomachie

""Démocratie Internet" : association d'un régime politique historique et d'un réseau numérique à vocation universelle de la fin du 20ème siècle, par une juxtaposition des unités lexicales suggérant un développement conjoint spontané, en usage courant pour manifester ou entretenir la croyance dans le progrès humain par celui de la technique, dans les populations ignorantes.

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Le taureau dans l'arène, il est rare qu'il n'hésite pas un instant face à l'être de lumière qui l'attire : peut-être pressent-il la dissociation à venir.
La foule agitée célébre la victoire de l'homme sur la force brute, sur l'obscurité, sur l'inconcevable, sur le mal.
Mais est-il interdit d'entendre les notes du désespoir dans le chaos bestial ?
Car le pauvre être excité par les piques et la sueur, soûlé par la poussière et le vacarme, l'animal nu qui se rebelle contre les dieux, c'est lui le héros de la tragédie.

Des activistes publient sur Internet un appel à manifester, mettent une vidéo en ligne, dénoncent une provocation... Des militants organisent sur Internet un recueil de signatures pour une pétition....Des internautes répètent les messages des activistes, signent les pétitions militantes, vont participer aux manifestations.

Aucun rapport avec la vraie démocratie en tant que pouvoir du peuple, de tout le peuple, à décider de son avenir. A moins de considérer que la politique se crée par les sentiments, se vit dans l'instant - et qu'un niveau d'excitation engage des décisions imposables à tous; ce serait une pathocratie, un gouvernement par les émotions.

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Au-delà des actuelles manifestations spectaculaires ponctuelles de la "démocratie Internet", rappelons-nous que tout ce que nous exprimons sur Internet est analysé par des logiciels statistiques, capables d'en extraire les thèmes et d'en analyser les facteurs explicatifs. Souvenons-nous de l'existence d'intérêts puissants, pas seulement marchands, auxquels sont livrés les résultats de ces logiciels, afin d'ajuster leurs campagnes, leurs discours d'influence, leurs pressions finement ciblées, diffusées au travers de tous les medias. Même si cela n'existait pas, comment ne pas sentir le poids d'une "majorité" qui s'exprime sur les réseaux sociaux, les forums, les blogs, les sites personnels ?

Aucun rapport avec la vraie démocratie, celle du pouvoir délibérant, des débats construits en vue de la légitimité des décisions, et spécialement les décisions difficiles à longue portée.

On pourrait bien un jour nous développer une "démocratie Internet" institutionnalisée à l'échelle de nations ou de régions, par des sondages officiels d'opinions, des votes référendaires, etc. Si, un jour, ces modes de consultations populaires s'appuyaient sur des diffusions préalables de débats entre experts, alimentés de questions des internautes auxquelles répondraient les débatteurs (pas forcément en direct comme dans certaines émissions de débats télévisés où "des" spectateurs posent des questions bien inspirées), ce serait un pas vers une participation citoyenne. Mais, on serait encore soumis à un large éventail de manipulations, et en particulier, aux simplifications requises pour recueillir un avis majoritaire : pourrait-on espérer voter un programme de transition énergétique ou même seulement ses orientations, autrement qu'en fonction d'une ligne prédéfinie (ou contre cette ligne, ce qui revient au même) ?

Alors, la "démocratie Internet" ne pourrait être au mieux qu'un habillage participatif des régimes représentatifs élitistes contemporains ? A notre époque, avec le Web et surtout avec le niveau général d'instruction qui nous rend tous responsables de notre poids sur l'histoire, la question serait plutôt d'inventer la démocratie de notre temps, pour affronter collectivement les menaces sur l'humanité, celles qui exigent un effort collectif de renonciation individuelle à certains comportements innés et à la compétition en miroir - ceux que justement une fausse "démocratie Internet" favorisera.

Avertissement aux êtres de lumière, petits maîtres du chaos et faux sorciers : prenez garde, car le cerveau ruminant collectif est lent à comprendre le jeu qu'on lui fait jouer, mais ensuite il va au bout de sa conviction quoi qu'il lui en coûte, et alors ce jour-là dans le jeu actuel, nous y perdrons tous - il y a d'autres choix pour l'humanité.

samedi 22 mars 2014

Couloir technique

Le sujet de ce billet, c'est l'Internet des machines pour arrêter la dégradation de notre planète.

Car l'option reste ouverte que, dans un réflexe vital, nous choisissions d'utiliser le Web pour interconnecter nos machines dans le but de réduire la consommation des ressources de notre planète, plutôt que de l'utiliser pour nous abrutir nous-mêmes tout en consommant toujours plus.

Frime_3817.JPG Disons en passant que pour sauver la planète, il sera indispensable d'annuler nos consommations de ressources non renouvelables, pas seulement de les maîtriser et que le caractère renouvelable des ressources naturelles dites "renouvelables" dépend du degré d'exploitation de ces ressources (exemple : la terre agricole) ! Même dans les conditions les plus raisonnables, nous resterons soumis au principe de thermodynamique selon lequel toute dépense d'énergie produit une dégradation irréversible. Comme exemple matériel des effets actuels immodérés de ce principe, il suffit de considérer les masses de déchets de matières plastiques dans les océans, que certes on pourrait récupérer pour les brûler - aux frais de qui, avec quelles machines alimentées comment, pour produire quoi, avec quelles émissions et résidus "secondaires" dont on fera quoi... ? Heureusement - sinon nous aurions tous péri depuis longtemps - notre planète bénéficie d'un apport permanent d'énergie gratuite, via le soleil, la rotation terrestre, le vent, les marées, les phénomènes climatiques - ce sont les seules vraies sources "renouvelables", celles qui produisent et entretiennent "la nature", la croissance et la reproduction des plantes et animaux, et ces sources demeurent universelles à l'échelle de la planète tant que nous n'avons pas encore trouvé le moyen d'asservir directement ces sources renouvelables pour en modifier la distribution. Par ailleurs, l'énergie du noyau terrestre manifestée par les dérives des continents, éruptions volcaniques, tremblements de terre et tsunamis, plus la matière et l'énergie de quelques astéroïdes extraterrestres impactant notre planète, ne renouvellent le capital naturel des matériaux extractibles et la géographie des terres cultivables qu'à l'échelle des millénaires. Ce sont, en résumé, les bases de l'économie humaine. Le reste, c'est du décor, de plus en plus surchargé, prétentieux, bien moche par endroit.

Un récent pic de pollution atmosphérique par des poussières (mars 2014), pour une fois bien médiatisé dans plusieurs grandes villes européennes, est venu concrétiser notre dépendance personnelle d'une ressource commune vitale, à savoir l'air que nous respirons. Cet épisode vient aussi de mettre en évidence le conflit entre la disponibilité gratuite de ressources vitales et le libre pillage gratuit de ces mêmes ressources par les activités d'entreprises agricoles, industrielles, logistiques et par l'utilisation commune de leurs produits. Que des défenseurs des libertés individuelles aient pu argumenter contre les mesures pédagogiques de restriction destinées à limiter les effets de la pollution urbaine, cela nous révèle l'ignorance crasse des réalités de notre époque, laissant libre cours à la tyrannie des professions de foi meurtrières, à la folie des plaidoyers pour des droits imaginaires, à l'inconsistence des débats politico - philosophiques.

Au contraire des protestations intéressées à ce que rien ne change, il est urgent d'imaginer l'Internet de régulation des machines dévoreuses d'énergie, non pas du seul point de vue des dirigeants politiques et des producteurs distributeurs d'énergie qui fatalement raisonneront en termes de pérennité de leur organisation gratifiante dans la continuité de leur propre mode de pensée et de la préservation de leurs marges financières, mais d'abord du point de vue des consommateurs - contributeurs et directement dans la perspective d'une répartition de la pénurie.

En effet, il devrait être reconnu comme une évidence que la transition aux énergies renouvelables nécessite une collaboration responsable des consommateurs de tous types, pour surmonter l'impossibilité d'assurer en permanence la satisfaction de tous les besoins et demandes, du fait du caractère en partie aléatoire de certaines sources d'énergie (vent, soleil) et du caractère saisonnier d'autres sources renouvelables (chutes d'eau, biomasse,...).

Frime.jpg Imaginons, par exemple, que chacun de nous, en tant que consommateur individuel d'électricité, nous puissions admettre qu'un signal de couleur nous indique, pour chacun des appareils les plus gourmands de notre foyer, non seulement le tarif actuel, mais le tarif prévu dans les heures suivantes, à moins que nous n'utilisions notre propre générateur domestique ou celui que nous avons en copropriété avec des voisins. Nous pourrions admettre que certains de nos appareils d'utilisation non urgente ne puissent être alimentés qu'en différé selon des critères d'optimisation connus et d'application auditable. Nous pourrions par ailleurs imaginer de vivre dans une communauté locale élargie, avec son agriculture et son industrie "en régime d'efficacité logistique globale", visant l'autonomie de fourniture des besoins primaires de sa population, prioritairement à la fixité des horaires, à la fixité du plan des villes, à la fixité de l'équipement des quartiers urbains... Mais pour admettre ou simplement imaginer cela dans un fonctionnement pratique quotidien, il faudrait d'abord que nos dirigeants en concèdent le pouvoir aux citoyens. Tant que la démocratie restera un tabou, et tant que le pouvoir s'exercera comme s'il s'agissait seulement de gérer des budgets, garantir l'équilibre entre les forces sociales et faire des lois marginales, on ne sortira pas de "la crise".

Les péripéties et déconvenues du grand projet allemand Energiewende de transition énergétique démontrent l'ampleur de la planification à entreprendre pour réaliser les investissements d'intérêt général nécessaires dans les réseaux et les stockages d'équilibrage inter régionaux, pour ne parler que de l'énergie électrique et des grands réseaux. Ces péripéties démontrent aussi, une fois de plus, que les mesures tarifaires et fiscales d'apprentis sorciers technocrates ont toujours des effets pervers (exemple : il apparaît plus "économique" pour un particulier d'"investir" dans l'achat de panneaux solaires en vue de revendre leur production plutôt que d'acheter un chauffe eau solaire pour ses propres besoins). C'est une preuve supplémentaire que, même dans un pays de forte culture technique citoyenne et en structure fédérale, l'imagination de l'avenir ne devrait plus être le privilège des hautes sphères et que l'urgence demeure de libérer cette imagination à la base dans la population, non pas sur des arguments théoriques ou à partir d'incitations ponctuelles mais sur des projets d'évolutions pratiques de grande envergure. On gouverne le pays comme à l'époque du train à vapeur, de la radio et de la télé.

Voir par ailleurs le billet de ce blog sur le smartgrid. Et n'oublions pas que la plus forte consommation d'énergie dans beaucoup de pays, c'est le chauffage, donc à traiter en premier, mais pas indépendamment du reste.

L'Internet des machines que l'on nous montre dans les films, c'est le réseau qui relie les caméras d'observation, les satellites et les drones pour espionner des gens, préparer la guerre ou tuer des opposants à partir de centres de commandement souterrains. C'est une réalité, mais pas la seule possible. Ces technologies d'observation, et d'autres beaucoup plus simples (à inventer avec les moyens de commande aux divers niveaux de régionalisation et les moyens de contrôle locaux) dans nos lieux publics, domiciles, entreprises, moyens de transport, devraient servir à coordonner nos machines selon des stratégies choisies.

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