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Tag - Politique

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vendredi 30 novembre 2012

Pour une révolution quantique de la société binaire

1/ Spéculations scientistes contre vraies priorités

Des personnalités, astronautes, physiciens prix Nobel, etc. nous disent, en réponse aux questions des journalistes ou à cette occasion, que les découvertes scientifiques des 50 ans à venir nous ouvriront des possibilités actuellement impensables, mais dont ils savent pourtant nous donner un avant goût. Typiquement, il s'agit d'une colonisation de l'espace, de super calculateurs, de la prolongation de la vie en bonne santé ou d'autres merveilles.

La réalité demeure que les "grandes" découvertes scientifiques ont toujours eu pour effet de renforcer l'empreinte de l'espèce humaine sur la planète et encore auparavant, d'augmenter la variété et la puissance des arsenaux destinés aux guerres entre les humains. Il est donc à craindre que les spéculations enthousiastes à propos de découvertes futures ne relèvent, dans le meilleur des cas, de la mauvaise science-fiction, celle des rêveries ramollissantes.

Nous avons d'urgence besoin de découvertes dans deux domaines de recherche :

  • comment maîtriser la connerie, plus précisément celle des sociétés humaines
  • comment réduire la nuisance de l'espèce humaine sur notre planète.

Il existe dès maintenant des solutions. Elles sont soit plutôt désagréables à envisager (genre empire mondial, restriction autoritaire des naissances, affectation de chacun à un destin laborieux, etc.), soit très dépendantes d'un progrès préalable dans le premier domaine (par exemple, l'agroécologie ne se répandra pas sans un sursaut d'intelligence collective, ou après un cataclysme pédagogique).

Justement, dans ce blog, notre espoir est d'ouvrir un champ de solutions concernant le premier domaine...

2/ Contre sens de la société binaire démocratique moderne

Dans un billet antérieur, nous avons caractérisé sommairement la tendance binaire de notre société d'opulence.

Vic_b.jpg C'est une société de décantation au long d'une échelle de mesure unique, graduée en niveaux de pouvoir financier. En l'absence de tout apport extérieur, ce système serait animé seulement par des accidents ou du fait des imperfections de son mécanisme séparateur. La reproduction des "élites" fortunées de génération en génération n'est plus une thèse, mais un mode de gouvernance. Les fondations d'équité sociale minimale, péniblement établies dans plusieurs pays à la suite de souffrances et de révoltes (sécurité sociale, bourses aux étudiants, salaire minimum, assurance vieillesse,...), sont minées par le contre sens des complexités calculatoires selon les mérites de chaque cas individuel, et rognées dès lors qu'un modèle comptable faussement universel assimile leur besoin de financement à une charge de dépense comme les autres.

Concernant nos gouvernements, l'actualité nous montre à répétition le mensonge à nous-mêmes qu'est devenue la démocratie représentative et la vanité des processus électoraux dans nos sociétés stratifiées puisque nous élisons toujours les mêmes, leurs familles et leurs affidés. On constate partout dans les démocraties rondelettes, à l'échelle des nations comme à l'intérieur de groupes plus restreints, à quel point l'expression "élection démocratique" recouvre une trahison de la démocratie. En l'absence de débat sur les finalités, c'est évidemment toujours la force brute qui gagne - c'est à dire le pouvoir de l'argent et la violence de la tromperie -, surtout ces derniers temps par l'instrumentation des medias et le perfectionnement des techniques de communication - que l'on appelait autrefois réclame et propagande. La multiplication des enquêtes d'opinion destinées aux puissants, ou plutôt les sournoises manipulations qu'elles recouvrent, est le signe de l'isolement de la classe supérieure, mais aussi de la requalification des électeurs comme simples consommateurs de démocratie.

Dans nos vieux pays d'Europe, la contestation des politiques de soumission aveugle aux dogmes comptables est devenue inaudible à l'intérieur des instances représentatives; les manifestations bruyantes sur la place publique et les actes d'extrême démonstrativité sont les seuls à intéresser les employés intermittents du spectacle et leur clientèle excitée de zombies crétinisés. De toute façon, chacun ne pense qu'à s'en tirer au mieux pour son propre compte : "avec mon réseau de connaissances et comme je suis malin et sympa, j'aurai des trucs pour détourner le système à mon profit personnel"... Pauvre société démocratique, que celle du fric, des gueulards et des petits malins. En conséquence, il semble de moins en moins abusif que tant de régimes oligarchiques, mafieux, ou carrément dictatoriaux puissent se prétendre démocratiques, tandis que le niveau de gâchis intellectuel de nos instances et administrations centrales est devenu tel que l'on ferait une belle économie en les faisant remplacer toutes par un seul cabinet comptable de quelques dizaines de personnes, avec l'effet secondaire d'annuler la fréquence des changements de réglementations incohérentes subies par la population et d'arrêter les singeries de la gestion indicielle, comme s'il suffisait de bouger quelques leviers de commande au sommet pour "gérer" une nation. Le vide de finalités, mal dissimulé par l'abondance de discours creux bourrés de référence à nos "valeurs", deviendrait alors insupportable.

Moutonss.jpg Et quelle minable image de la société de la connaissance que celle de millions de moutons connectés à Internet, bénéficiant d'un libre accès à "tout le savoir du monde", mais tétanisés par d'incessantes incitations pusillanimes, maintenus dans l'incapacité de maîtriser collectivement un monde virtuel qui pourrait d'une quelconque manière représenter une alternative au "système".

Dans les 50 ans à venir, ce "système"' de la domination humaine est foutu, tout le monde le sait, du simple fait que son autonomie est une simplification obscène, que ce "système" dévore gratuitement les autres espèces et la planète, tout en prétendant un jour doctement valoriser l'irrécupérable et les disparitions qu'il aura provoquées. Nos modèle économiques de croIssance muteront peut-être en modèles économiques de rationnement. Peu importe. Tous ces modèles sont des modèles de guerre contre la planète et contre nous-mêmes; ils nous conduiront à une régression de civilisation, puis à une forme d'esclavage, immanquablement, mécaniquement, par le seul jeu de forces physiques et sociales qu'ils sont incapables de représenter. Vous préférez sans doute lire les discours humanistes étalés sur de belles pages par des professeurs bien rémunérés. Nous aussi. Mais trop souvent l'humanisme sert de justification au commerce criminel des destructeurs de la planète et décore le mépris de nos semblables que nous estimons indignes du progrès humain ou inaptes à l'appréciation des avantages que nous nous réservons.

Nous devons constater que dès à présent, nos "valeurs" ne valent déjà plus un clou. C'est donc en rapport au pire à venir qu'il faut raisonner maintenant, pour tenter d'y échapper.

Il n'est pourtant pas bien difficile d'imaginer comment nous extraire de l'actuel "système" mortifère et nécrosé ! Il suffit d'oublier les discussions de salon, les théories épuisées, les rêves publicitaires...

3/ Analogie quantique d'une révolution sociale

Par exemple, inspirons-nous d'une analogie quantique, par l'introduction volontaire et maîtrisée du hasard et l'acceptation de la non linéarité, dans au moins trois domaines cruciaux étroitement reliés :

  • le gouvernement "démocratique"
  • la carrière "professionnelle"
  • la formation de base et l'apprentissage

Comme finalités premières, prenons simplement l'insertion des gouvernants dans la société et la capitalisation continue des compétences individuelles et collectives. C'est tout de même ambitieux, car ce sont des finalités fondamentales d'une vraie démocratie, si l'on transpose à notre époque l'expérience d'origine (Solon, Grèce antique). Remarquez au passage l'absence des mots "valeur" et "gestion", merci. Et maintenant, nous allons bien sagement dynamiter par la pensée une grande partie de nos dogmes et institutions pour une vraie révolution - pas seulement pour un changement du personnel de direction et du discours majoritaire comme dans les révolutions traditionnelles.

Principes d'un gouvernement démocratique quantique

  • Election d'une partie significative (par exemple, au moins les 4/5ème) des gouvernants exécutifs et des corps législatifs par tirage au sort dans la population ayant réussi un examen probatoire de formation de base (équivalente au BEPC ou au certificat d'études d'autrefois, à savoir lire écrire compter et suivre un raisonnement)
  • Apprentissage préalable d'une année avec examen probatoire final pour chaque élu avant son entrée en fonction, possibilité de renonciation avant ou en cours de la période d'apprentissage
  • Tutorat de chaque élu par au moins 3 ex élus pendant son apprentissage puis pendant sa période en fonction, tutorat consacré exclusivement à la transmission de compétences concernant le mode de vie d'élu responsable et l'aide à la résolution de difficultés pratiques
  • Aucun mandat renouvelable et jamais de cumul de mandats dans diverses instances

NB. La mise en pratique de ces principes sera moins coûteuse et plus rationnelle que l'actuelle pseudo formation a priori et à n'importe quoi, par des écoles et universités élitistes, de la masse des adolescents issus de familles favorisées, prédestinés à se partager ensuite tous les postes dirigeants et carrières financièrement prestigieuses, partout et à vie, avec l'apport de quelques arrivistes tarés, pour finalement se mettre tous aux ordres rémunérés de lobbies de puissances financières obtuses, par veulerie ou par conviction mais surtout par incompétence crasse et par indifférence cultivée au monde des poussières d'âmes qui puent la sueur, qu'ils ont appris à traiter par des statistiques et des analyses factorielles, tandis que l'annuaire de leur propre petit monde tient dans un seul gros livre. Par ailleurs, on économisera évidemment toutes les dépenses des campagnes électorales, et on s'allègera des amas de mensonges et de sottises proférés dans ces occasions.

Principes de carrière professionnelle quantique

  • Formation de base suivie d'un examen probatoire
  • Pas plus de 5 ans dans une entreprise ou une organisation donnée, mais au moins 1 an
  • Tirage au sort de la destination suivante (parmi les postes libérables ou nouveaux offerts en entreprises ou organisations, dans l'administration, dans l'artisanat et les services, à tous niveaux hiérarchiques, dont les postes de gouvernants et des corps législatifs)
  • Apprentissage avant chaque poste, de durée adaptée selon la nature du poste à tenir et le bagage du postulant, tutorat avant et pendant chaque poste, possibilité limitée de désistement, possibilité d'affectation en tant qu'enseignant d'apprentissage pendant 1 an,...
  • Niveau de rémunération de base confortable et identique partout en mode quantique
  • Possibilité d'abandon du mode quantique, obligatoire en début de carrière, pour une carrière traditionnelle après 5 postes, par exemple en vue d'atteindre l'excellence dans un métier ou un art choisi

NB. Une carrière quantique se distinguera du type de carrière actuel dans une armée ou dans une congrégation religieuse par deux éléments importants : l'absence de "rationalisation" de carrière (dont on économise l'administration), et en conséquence une "progression" de carrière par l'accroissement personnel de compétences et la contribution à la capitalisation collective de ces compétences plutôt que par le niveau hiérarchique atteint à la fin d'une carrière individuelle. Il va de soi qu'il devra exister un instrument d'échange et de capitalisation des compétences entre les personnes en carrières quantiques (et les autres), en plus de diverses formules d'apprentissage et de tutorat à distance, ainsi qu'une logistique adaptée notamment pour le logement des "quantiques"... Les conséquences sur l'évolution, par rapport à l'état présent, du fonctionnement d'une entreprise ou d'une organisation peuplée d'une proportion importante de "quantiques" seront considérables, pas au plan de la discipline et la hiérarchie, mais par les possibilités de développement par projets en parallèle du fonctionnement traditionnel, en fonction des compétences disponibles. Evidemment, il faudra accepter qu'"être chef" peut être un métier provisoire qui s'apprend comme un autre, avec sa discipline et ses méthodes précises en fonction de tâches définies dans chaque contexte pratique.

4/ Et maintenant, que faire ?

Nos experts du court terme proclament : "compétitivité", "flexibilité", "dynamisme des carrières", "valorisation des compétences", "croîssance", "liberté individuelle", "développement personnel", "respect de la personne humaine", "utilité sociale", "société juste", "révolution citoyenne"... ? Notre esquisse "quantique" soustend évidemment d'autres définitions de ces termes que leurs belles définitions livresques, mais certainement pas moins précises en regard de nos finalités choisies.

De toute façon, avec ou sans vraie révolution de type quantique, les décisions à prendre pour arrêter la dégradation de la planète et la glissade vers une période d'extermination partielle obligeraient certainement à faire évoluer nos "valeurs" encore plus, et encore plus vite. Autrement dit, nous sommes mentalement accrochés à de mauvais points fixes, et de plus, ces points ne sont pas fixes. Nous pouvons donc jeter à la poubelle une masse de fadaises, et arrêter d'écouter ou de lire les productions carcérales générées par les automatismes ancrés sur ces points fixes. Autrement dit, il faut souhaiter que nos valeurs du futur naissent de nos finalités choisies, qui seront provisoires, et que nous ne resterons pas cramponnés à des valeurs historiques dont on peut constater la péremption et, pour certaines d'entre elles, l'égarement du sens et la nocivité depuis plusieurs décennies.

Mouette.JPG Terminons par quelques considérations sur la facilité d'une transition vers une révolution quantique. En effet, ce que nous décrivons comme une carrière quantique ressemble fortement, pour des jeunes, à un service civil obligatoire, que chacun pourrait choisir de continuer ou non, pour une carrière analogue à celle d'un consultant de terrain. Ce que nous décrivons très sommairement concernant les instances gouvernementales quantiques, pourrait se réaliser dans un premier temps par la création d'une chambre supplémentaire ou plutôt par la reconversion d'une des chambres des régimes bicaméristes, avec des conditions de réussite qui dépendraient alors largement du contexte et de l'histoire. Mais ce serait déjà un premier pas et peut-être un acte préliminaire indispensable que de fonder l'institutionnalisation et la publicité des sondages d'opinion, avec une délimitation du champ et de la nature des questions ainsi que la définition d'exigences sur les méthodes d'échantillonnage et d'estimation. L'emploi de réseaux numériques pour des consultations populaires serait en revanche purement instrumental.

Il demeure qu'aucun ferment de révolution sociale "quantique", aucun bouleversement majeur dans ce sens, n'aura d'effet en l'absence des finalités qui le porteront. Au contraire, une révolution chaotique ouvrirait comme d'habitude sur une forme d'oppression et de terreur.

Notez que les mots "responsabilité, "république" et "bonheur" n'ont jamais été cités dans ce billet. Il ne s'agissait pourtant que de cela, et, bien entendu, de notre dada, à savoir le projet d'un Web alternatif pour la transmission des compétences. Ce qui nécessite la création de sociétés virtuelles spécialement constituées pour nous affranchir de réflexes sociaux hérités du fond des âges et nous libérer d'une pseudo culture dominée par un romantisme animal de quatre sous (en monnaie locale), même et surtout lorsqu'elle est habillée de scientificité.

lundi 19 novembre 2012

Science-fiction, expérience d'avenir

La bonne science-fiction est celle qui explore des hypothèses, même peu crédibles, pour aborder nos questions fondamentales du moment. C'est un exercice d'influence sur l'avenir.
La mauvaise science-fiction est celle des réponses niaises à des questions mal posées, celle de la fuite dans les rêves féériques et les fantaisies délirantes, celle des destinées héroïques guidées par une puissance transcendante. C'est une pure exploitation du présent.

Il faut reconnaître le mérite particulier des auteurs, producteurs, scénaristes, acteurs de science-fiction... qui tentent de nous offrir plus qu'une distraction sensationnelle.

La série Battlestar Galactica (Universal Studios, 2003) est de ce point de vue remarquable, en dépit de son titre. L'oeuvre déborde largement le cadre de la relation d'un affrontement épique dans l'espace entre des humains en fuite devant la révolte de leurs créations artificielles, les cylons. L'un des principaux éléments d'originalité de cette série est la parfaite intégration de certains cylons à la communauté humaine, aspect et comportement, au point qu'ils ignorent eux-mêmes qu'ils sont des machines. Au-dela des ressorts scénaristiques que cette invention permet, les intentions originelles des concepteurs de la série Battlestar Galactica étaient bien de provoquer nos certitudes sur le propre de l'homme, sur le bien et le mal, de remettre en question nos structures sociales et individuelles, la démocratie, l'économie, l'amitié, la fidélité, l'amour.... C'est de la bonne science fiction. Rien n'empêche de la regarder avec des yeux d'enfant, rien n'empêche de n'y voir que les péripéties résumées dans les présentations encyclopédiques, rien n'empêche de ressentir les émotions des personnages de roman-photo et de s'intéresser à leurs éructations de poivrots galactiques en prolongation dérivante, mais cette série mérite bien plus que cela, malgré quelques défauts de détail dans la logique interne du scénario.

La comparaison de Battlestar Galactica 2003 avec la première série Galactica réalisée en 1978 sur le même scénario d'ensemble, où les cylons apparaissaient comme des robots intelligents mais lourdaux, manifeste l'émergence de notre grande peur existentielle de l'an 2000, à savoir la découverte que l'homme aspire à la machine, en conséquence de son incapacité à organiser collectivement ses finalités. Cette découverte est abondamment commentée par ailleurs dans notre blog. La série Battlestar Galactica peut être considérée comme une illustration de cette démission et de cette aspiration.

Battstar_4.jpg Dans Battlestar Galactica 2003, nous sommes évidemment placés du côté des humains (parmi lesquels sont dissimulés quelques cylons indétectables). Mais ce sont bien les défauts mécaniques et les imperfections animales des humains que l'on nous décrit, les comportements automatiques d'émulation et de rivalité, les réflexes naturels de meute dans les instances représentatives, les fonctionnements irrationnels (imprégnation par des songes prémonitoires, emprise d'intuitions transcendantes, folies compulsives) et l'immersion dans les affects. La série évite plusieurs pièges conclusifs de la mauvaise science-fiction, dont celui du voyage initiatique en vue d'une transfiguration. Dans le contexte, la suggestion d'un "deus ex machina", maître parcimonieux de paradoxes quantiques, peut être considérée comme une pirouette ironique. Il faut tout regarder au second degré, y compris les épisodes terminaux d'apparence spécialement pathétique... Bravo !

Et maintenant faisons un voeu... Que des experts constitutionnalistes veuillent bien se pencher sur cette série afin de nous proposer un nouveau type de gouvernement démocratique adapté aux temps à venir et à notre niveau de civilisation technique ! Car nous serons bientôt dans une situation similaire à celle du Battlestar Galactica, plutôt à l'étroit sur notre petite planète bien particulière dans notre système solaire, invités à partager des ressources en voie d'épuisement avec des semblables très différents au plan culturel et avec lesquels nous partageons des souvenirs sanglants et un héritage de mépris haineux les uns envers les autres. Il serait fou de rechercher notre avenir uniquement dans des relectures de l'histoire, notre époque est singulière. Il serait naïf d'ignorer les réalités humaines que nous renvoient les sciences. Nous sommes contraints à la science-fiction.

samedi 13 octobre 2012

Non à la société binaire, pour le développement du collectif

La société humaine du Web actuel, c'est une société binaire, celle de l'individu isolé dans un univers hypercomplexe et puissamment prescripteur, à la recherche perpétuelle de liens signifiants avec d'autres individus isolés. Dans ce type de société, les mouvements sociaux se réduisent aux effets de masse (voir Elias Canetti, Masse et puissance, Gallimard 1966). L'action individuelle tend à se réduire à la recopie / substitution.

Le modèle de la société ultralibérale est lui aussi une société binaire (explications plus loin).

Faut-il voir dans cette convergence générale vers la société binaire, une conséquence du monothéisme puis de la révolution scientifique, dans une vaste perspective historique qui en expliquerait les causes naturelles ? Non, cela ne tient pas. Les Grecs antiques, auxquels on attribue la création de la logique formelle, nous semblent imprégnés d'une culture notoirement polythéiste et superstitieuse. La démocratie fut créée de l'intérieur d'une économie fondée sur l'esclavage. La mécanique quantique a surgi en pleine période de foi dans la continuité du progrès scientifique, provoquant une rupture pour le moins étrange dans la science physique. Faute d'une explication historique évidente de notre société binaire actuelle, il faut prendre le risque de la création d'un imaginaire mental capable de nous en sortir. Ce n'est pas si difficile. De toute évidence, l'humanité n'a pas toujours vécu dans une société binaire. Et, même à l'intérieur d'une société binaire, des individus ont su localement y échapper et faire prévaloir leurs découvertes. Actuellement, la "révolution" numérique est un extrême gâchis social, alors qu'elle nous offre pourtant le potentiel pour nous extraire de la société binaire.

FB_HIST.jpg

Existe-t-il une thèse rapprochant les ouvrages de Fernand Braudel, historien architecte des trois temps (le temps géo-écologique des civilisations, le temps long de l'histoire, le temps de l'événement), avec par exemple l'essai révolutionnaire de Cornelius Castoriadis sur L'institution imaginaire de la société (Editions du Seuil, 1975, Collection Points Essais), et avec les écrits récents des anthropologues ? Si cette thèse existe, on peut malheureusement parier qu'elle reste empêtrée dans les disputes du siècle dernier, par exemple, pour déterminer en quoi le modèle marxiste serait meilleur dans le domaine prédictif que le modèle libéral, ou inversement. (NB. A l'inverse de cette démarche traditionnelle, la première partie de l'essai de Castoriadis est une critique du marxisme, mais peut aussi être lue comme une critique du capitalisme).

Voici donc, à titre gratuit et faute de mieux en quelques lignes (sinon il faudrait des centaines de pages), une proposition d'ouverture intellectuelle vers un dépassement de la société binaire par le renouvellement d'un imaginaire social universel.

Vision "qui nous sommes". Les temps de l'histoire sont imbriqués, en cercles concentriques plutôt qu'en strates poreuses. L'être humain est lui aussi une créature imbriquée dans sa structure et son fonctionnement; il inclut une machine et un animal plus autre chose qui fait son humanité, en liaison avec les composantes machinales et animales, par définition. Toute société humaine est elle aussi, par nature, une création imbriquée en cercles concentriques : chaque personne ou groupe humain y possède un espace d'autonomie (appelons-le "liberté"), à l'intérieur de collectivités porteuses de règles et de projets choisis, à l'intérieur d'un univers de contraintes (appelons-le "souveraineté").

Vision "que faire ?". Ce n'est pas l'expansion de notre "liberté" d'autonomie qui nous fera sortir de notre société binaire actuelle, c'est le redéveloppement en nombre de collectivités raisonnées, locales, provisoires mais cohérentes en finalités. Car le modèle ultralibéral tout économique, notre référence présente, tend à remplacer toute forme de collectivité par l'entreprise, ce qui isole chaque individu dans le jeu des forces souveraines, et provoque l'étouffement de tout intérêt collectif qui ne peut être mis dans le champ du business. Au niveau de la société globale, l'imaginaire MS, celui de la Massive Subsidiarity, modèle à 2 couches stratifiées, doit laisser place à l'imaginaire IC (Interactive Communities) modèle à 3 couches concentriques favorisant la couche du milieu, celle des collectivités d'intérêts collectifs à objectifs concrets. Qui osera nous dire que les défis de notre avenir humain, désormais barré à l'horizon de 50 ans, ne requièrent pas la refondation de l'intérêt collectif, et pas d'un intérêt collectif abstrait (genre "paix sur la terre") mais d'un intérêt collectif de la vie courante ? Sinon, nous allons tout droit vers des types de sociétés binaires frugales autoritaires sur le modèle de l'Egypte ancienne après une période préalable d'extermination de masse, très probablement sans que jamais Internet ne s'arrête ni les réseaux de téléphones portables, car ils accélèreront les processus et outilleront les pouvoirs dominants, comme ils font déjà.

En vue d'un approfondissement des orientations proposées et surtout en vue de leur mise en pratique sur le Web aux fins d'échange et de transmission de compétences individuelles entre des personnes contribuant à des objectifs partagés, on trouvera dans ce blog et dans l'ouvrage de référence (sur la transmission des compétences individuelles, sujet crucial de la survie sociale, voir lien Essai sur un Web alternatif) d'autres idées raisonnables, concernant notamment :

  • la constitution formelle de vraies sociétés virtuelles à finalités,
  • une étiquette universelle de dialogue coopératif entre des personnes,
  • des propositions de réponse aux questions "comment se raconter soi-même", "à quelle histoire commune se rattacher", etc


Notes et compléments ponctuels sur la modélisation sociale proposée

  • En simplifiant, on peut distinguer des collectivités de protection (elles maintiennent des barrières mentales pour résister aux effets de la puissance hypercomplexe de la "souveraineté") et des collectivités de projet (elles oeuvrent à la concrétisation de leurs objectifs). Il est clair que les unes et les autres sont des digues contre la "souveraineté", mais qu'à partir du moment où ces digues sont consolidées par habitude et que l'on estime ne plus avoir besoin de savoir pourquoi ni comment on les a construites, ces collectivités fossiles s'agglomérent de facto à la "souveraineté" et alors on revient à la société binaire.
  • La paresse, l'animalité, la virtuosité d'adaptation précipitent vers la société binaire.
  • La complexité non maîtrisée précipite vers la société binaire; encore plus son habillage par des croyances.
  • La société binaire est robuste, on ne peut nourrir aucune illusion sur la possibilité de son évolution naturelle.
  • La sous-estimation des capacités de la machine humaine, en tant que vraie machine informatique dotée seulement des capacités de recopie et de substitution, sert les politiques de mépris de l'être humain.
  • Notre temps exigerait que l'on puisse être collectiviste sans être marxiste; plus précisément, la création de nouvelles formes de propriété collective et de gestion collective devraient être les priorités des priorités de notre temps ! Ces entités sociales collectives et les questions associées ne sont pas des abstractions, en considération par exemple des biens communs de nos villes et régions, et des problèmes de cohérence dans le temps et l'espace que posent leur construction et leur évolution en rapport à des finalités communes locales et encore plus à grande échelle, par exemple pour la maîtrise des consommations d'énergie.
  • Le modèle CHOP que nous avons proposé par ailleurs pour représenter l'individu en interaction sociale est lui aussi, évidemment, un modèle imbriqué (le O est pour Oignon). On peut établir un parallèle entre les 4 niveaux de ce modèle CHOP et le modèle IC à 3 cercles de la société, par la mise en relation des niveaux "interfaces sociales" et "projets" avec les cercles "liberté" et "collectivités de projet". Tout se tient.

Espérons qu'il n'est pas trop tard.

mardi 18 septembre 2012

Comment former de futurs citoyens du Web ?

Notre actualité de début septembre 2012 résonne de conflits en miroir : à la provocation répond une autre provocation, l'attaque et la défense ne se distinguent plus en rien et le sang coule parfois. On ne peut pas dire que les puissants fassent preuve d'une habileté particulière à désamorcer ces dangereux pétards, c'est encore partout finalement la parole du plus fort qui domine. Au mieux, si au moins cette parole évite les menaces, elle exprime ce que la puissance dominante (ou qui se croit telle) considère comme le comportement normal de l'"autre", fustigeant les extrèmistes qui n'ont rien à voir avec cet "autre" si respectable dont tout le discours de la puissance dominante traduit à quel point il est différent... Et bien entendu nous avons toujours, dans le discours des puissants, une référence aux droits sacrés garantissant la liberté des lobbies de la communication, si caractéristique de nos sociétés avancées... Après de si adroites déclarations, on ne plus qu'attendre "la prochaine".

Dans de précédents billets, nous avons posé quelques principes de la relation constructive dans le cadre limité de conversations sur le Web. L'actualité nous démontre par l'absurde la validité de ces principes même en dehors de ce cadre. En effet, ce n'est évidemment pas en attaquant frontalement les construits mentaux de ses contemporains que l'on peut espérer autre chose qu'un engrenage de montée aux extrêmes. Et la catastrophe devient inévitable lorsque, faute de réponse appropriée, par leurs conduites respectives, les protagonistes piétinent leurs jardins secrets respectifs sans autre excuse que leur "naturel", en réalité par le libre cours d'une faculté humaine qu'aucun autre animal ne se permet. Que cette bêtise soit héroïque ou lâche, légale ou tricheuse, les certitudes héroïques envahissent les esprits et mille petits automatismes guerriers s'y multiplient, Comme les munitions, ces automatismes peuvent se mettre en réserve. Mais eux, à la différence des munitions, ne perdent pas leurs facultés dans le temps - au contraire.
Troie_non.jpg

Ce n'est pas nouveau. "La guerre de Troie n'aura pas lieu" est une pièce prémonitoire, de Jean Giraudoux (première représentation en 1935). Son caractère prémonitoire réside notamment dans la dénonciation de l'irresponsabilité des media. Dans la pièce, c'est le poète troyen Demokos, dans son dernier souffle, qui déclenche la guerre de Troie en accusant un agent provocateur grec, alors que c'est Hector, le chef troyen, qui l'abat pour l'empêcher d'entonner des poèmes d'appel à la défense de l'honneur troyen. Demokos profère un mensonge sublime, à la convergence de sa vengeance personnelle et de son affirmation butée du sens de l'histoire qui l'arrange. Mais c'est justement en cela qu'il est minable. "Il meurt, comme il a vécu, en coassant" dit Cassandre dans la pièce.

On reconnaît l'un de nos maux actuels : la fausse neutralité des artisans médiatiques dans la sélection et la relation de faits dans une actualité qu'ils croient inventer, ou qu'on les paient pour alimenter, ou qu'on les contraint de promouvoir. Au total, c'est toujours pour se nourrir de la masse (Demokos) et faire du chiffre. Alors, dans un contexte explosif, la mécanique des émotions fait fonction d'amplificateur géant; les esprits s'enflamment au prétexte d'une quelconque rivalité compétitive bien entretenue - et c'est la guerre par défaut.

La pièce fourmille de phrases dignes d'un recueil de citations ironiques. En voici quelques exemples :

CASSANDRE
Pâris ne tient plus à Hélène. Hélène ne tient plus à Pâris ? Tu as vu le destin s'intéresser à des phrases négatives ?
ANDROMAQUE
Je ne sais pas ce qu'est le destin.
CASSANDRE
Je vais te le dire. C'est simplement la forme accélérée du temps.

HECTOR (de retour d'une guerre victorieuse)
Cette fois nous les avons tués tous. A dessein. Parce que leur peuple était vraiment la race de la guerre... Un seul a échappé.
ANDROMAQUE
Dans mille ans, tous les hommes seront les fils de celui-là.

HELENE
Les gens ont pitié des autres dans la mesure où ils auraient pitié d'eux-mêmes.

BUSIRIS
L'anéantissement d'une nation ne modifie en rien l'avantage de sa position morale internationale.

ULYSSE
... Si nous nous savions vraiment responsables de la guerre, il suffirait à notre génération actuelle de nier et de mentir pour assurer la bonne foi et la bonne conscience de toutes nos générations futures. Nous mentirons. Nous nous sacrifierons.

ULYSSE
... A la veille de toute guerre, il est courant que deux chefs des peuples en conflit se rencontrent seuls dans quelque innocent village, sur la terrasse au bord d'un lac... Et ils se quittent en se serrant les mains, en se sentant des frères... Et le lendemain pourtant éclate la guerre.

Le lecteur moderne peut sauter sans regret par dessus quelques tirades et même par dessus plusieurs scènes de conception datée (des années 30, pas de l'époque de Troie). Moyennant quoi, la lecture de la pièce demeure stimulante.

Suggestion d'exercice scolaire : on vous demande de concevoir une version actualisée de cette pièce, quelles scénes conservez-vous, quelles scènes mettez-vous de côté, et quelles actualisations proposez-vous de la confrontation terminale entre Hector et Ulysse, au terme de laquelle ce dernier se met (sincèrement ?) au service de la paix.

Suggestion pour un autre exercice scolaire : réécrivez la confrontation terminale entre Hector et Ulysse dans une version alternative où les deux protagonistes se mettraient d'accord pour renoncer à la guerre et faire écrire un grand poème épique de la rivalité en miroir (l'Iliade).

Que véritablement la préface explicative de la finalité de l'Iliade ait été perdue, que la guerre de Troie n'ait jamais eu lieu, ce serait une vérité créatrice d'un autre monde, celui de la communication et du partage de l'expérience, plutôt que celui de la compétition meurtrière.

Ce type d'exercice de recréation du monde ne serait-il pas indispensable à la formation de futurs citoyens du Web ? Ne pourrait-on ajouter au programme des exercices similaires sur des oeuvres concernant à divers titres la communication au sens littéral, telles que Le Prince (Machiavel), Le bréviaire des politiciens (Mazarin), l'art de la prudence (Gracian), et beaucoup d'autres ? L'étude de la Princesse de Clèves n'y gagnerait-elle pas en profondeur, ainsi que la compréhension des textes philosophiques ?

A l'époque d'Internet, il serait important que tout utilisateur sache se préserver des vérités qu'on tente de lui imposer surtout avec de bonnes intentions ou au nom du bon sens, qu'il sache discerner l'engrenage des émotions spécialement lorsqu'elles sont collectives et orchestrées, qu'il sache apprivoiser ses propres emportements naturels et reconnaître les sublimations délétères de ses propres pulsions. Répétons notre suggestion : dès l'école, les futurs citoyens devraient s'exercer à élaborer des "contre vérités" créatrices. A l'opposé, développer les capacités à débattre formellement sur qui doit avoir notre préférence, Hector ou Ulysse, c'est favoriser l'esbroufe, utile pour faire rêver ses contemporains ou convaincre un jury, mais on a toujours su faire cela et notamment pour juger les autres, leurs valeurs, leurs actes, alors que nous voyons bien qu'il nous faut développer d'autres capacités pour prétendre à l'humanité dans un univers médiatisé.

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A l'époque d'Internet, il serait important que tout utilisateur soit apte à la mondialisation, c'est à dire à communiquer avec des "étrangers" sans devoir préalablement assimiler un abrégé d'histoire et de culture des "autres" - abrégé de fait porteur de conflit par la nature même de son projet comparatif si on ne sait pas en user correctement. Rappelons ce que peut apporter, dans ce domaine, notre modèle de l'arriviste sympathique (présenté par ailleurs dans ce blog et dans notre livre "La transmission des compétences" sous le nom de modèle CHOP, voir http://cariljph.free.fr/). Constatons avec espoir le début d'un intérêt pour une pratique actualisée des relations internationales au-delà des cercles diplomatiques et des communautés spécialisées. Le scandale, c'est que nous en sommes au même stade qu'au 15ème siècle, chacun de nous sur la planète vivant sous la domination d'une culture qui prétend à l'universalité et considére les autres comme des attardés ou des impies, selon des modèles pour tambours de village. A titre d'exemples de travaux ouvrant un passage vers de nouveaux espaces, citons notamment en France l'ouvrage d'Emmanuel Todd sur l'Invention de l'Europe, Editions du Seuil Points Essais (une explication des différences de mentalités à l'intérieur des nations européennes par certaines coutumes familiales), et certains ouvrages de Ph. d'Iribarne dont La logique de l'Honneur, gestion des entreprises et traditions nationales, Editions du Seuil Points Essais (sur les différences d'interprétations et les termes implicites des contrats de travail en France et aux USA) et l'Epreuve des Différences, l'expérience d'une entreprise mondiale, Editions du Seuil 2009 (styles de direction et motivations au travail sur plusieurs continents).

A l'opposé, nos programmes d'enseignement persistent à former des esprits imprégnés de valeurs romantiques et d'affirmation totalitaire de soi, en même temps qu'ils les surentraînent à la modélisation unidimensionnelle comptable des réalités, tout en les abandonnant à la débrouille individuelle face aux nouvelles technologies. Le décalage est là. La fracture numérique ne nous fournit même pas l'ombre d'un prétexte à un changement de civilisation. On le voit bien : pour le moment, c'est Demokos qui triomphe, et nous claironne sa vision d'avenir par continuités systèmiques, grands événements, gros soucis, superbes emballements, beaux discours et petites régressions festives.

lundi 10 septembre 2012

Compétition en miroir ou rénovation sociale, le choix est-il possible ?

Ce billet pose la question du dépassement de certains mécanismes sociaux, précisément ceux qui empêchent la création de sociétés virtuelles à finalités d'intérêt général et bloquent, dans la vraie société, toute perpective de rénovation.

Cette affirmation peut sembler pessimiste. En effet, on recommence à parler de solidarité, de responsabilité, de gestion collective.... En parallèle, un courant de protestation contre les idéologies de la compétitiion sauvage enfle à vue d'oeil. La puissance de ce courant augmente dans l'inconscient collectif du monde du spectacle....

Voici donc Le Prestige, film réalisé en 2006 par Christopher Nolan d'après un roman de Ch. Priest. Vous en trouverez la présentation détaillée et le résumé sur Wikipedia.
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Apparemment, ce film déroule une tragédie romantique sur fond de compétitiion sensationnelle entre deux prestidigitateurs spectaculaires. On nous raconte, en belles images et costumes d'époque, une histoire de magiciens pour adultes - la fin est amorale et déconcertante.

Mais on peut voir plus que cela dans ce film.

Le Prestige nous offre une illustration éclatante de la rivalité mimétique dans sa montée aux extrêmes. Les dédoublements et les reflets à l'infini sont les vrais ressorts de l'intrigue et de la structure du film. Les deux héros s'efforcent de prendre un avantage sur l'autre, dans l'indifférenciation glaciale de leur rivalité en miroir, mimétiques jusque dans l'offensive, chacun allant pourrir le nouveau spectable de l'autre pour le blesser physiquement et moralement, chacun espionnant les trucs de l'autre pour le surpasser. Les protagonistes sont absorbés corps et âmes dans leur conflit privé, et logiquement leurs proches sont condamnés à nourrir la compétition ou à s'en faire d'eux-mêmes les instruments; certains de ces proches en meurent, tous sont meurtris à leur tour. S'agissant de magiciens, l'affrontement sordide se cristallise publiquement en spectacles démesurés. La rivalité des magiciens s'avère très esthétique, le diable et ses tentations fantastiques aussi, c'est du cinéma.

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Ce film aurait pu être dédicacé à René Girard (de notre Académie française), qui a consacré la plus grande partie de son oeuvre à la rivalité mimétique, sous tous ses aspects, ses conséquences et ses dépassements. C'est évidemment une oeuvre d'actualité. Personnellement, la lecture de "Mensonge romantique et vérité romanesque" m'a réconcilié avec la grande littérature, après en avoir subi dans un contexte scolaire les inutiles présentations historiques, stylistiques, thématiques. René Girard nous révèle les aspects universels de cette grande littérature, à savoir précisément en quoi elle nous concerne actuellement dans notre comportement quotidien, par la mécanique de notre nature humaine si bien décrite dans les grandes oeuvres - mais pas toujours volontairement.

Dans le cas du film Le Prestige, l'auteur du script et l'auteur de la nouvelle inspiratrice originale étaient-ils conscients de véhiculer un message de portée générale ? En regardant le film, en écoutant ses dialogues, en lisant les présentations, c'est tout le contraire qui ressort. L'intérêt du spectateur est constamment orienté sur les effets spectaculaires ou endormi par des exposés secondaires - par exemple, l'explication réitérée des phases du tour de magicien "la promesse, le tour, le prestige" aussi pesante qu'une formule mnémotechnique dans un documentaire.

Cependant, au cours du film, on trouve des indices d'un message souterrain. Le rôle du magicien B est tenu par l'acteur principal d'American Psycho, un film sur le délire de compétition dans un milieu d'affairistes branchés. Cet acteur a du en rester marqué, peut-être a-t-il été choisi pour cela (il est par ailleurs Batman). A la fin du film, le script fait exprimer par ce magicien B son refus de continuer le jeu, alors que le magicien A demeure jusqu'à sa dernière seconde animé par sa passion rivalitaire, croyant affirmer une ultime vérité supérieure. Autre exemple parmi d'autres : le plan des chapeaux en bataille sur un coteau dévasté en résultat d'une multiplication miraculeuse évoque les plans classiques de films de guerre.

Le Prestige n'est pas le seul film à nous avertir du potentiel fatal de la rivalité mimétique, à nous dénoncer ses prétextes, à nous montrer ses engrenages, à nous distraire de ses éclats de pétards imbibés de poisons mortels. Citons Wall Street et pas mal de documentaires récents sur la puissance des banques.

Mais attention, car dans la plupart de ces oeuvres, il manque l'avertissement que René Girard nous donne dans plusieurs ouvrages : évitons la fausse solution du bouc émissaire, malheureusement si bien expérimentée ! Disons-le autrement : cessons de fuir le miroir de nos propres tendances naturelles, car les emballements montrueux des rivalités mimètiques ne sont pas réservés aux aventures de gens extraordinaires, ce sont des menaces bien concrètes sur notre existence quotidienne banale. Regardons-nous passer des heures à attendre, lire, écrire des messages ineptes, à dévorer avidement des pages sur des réseaux sociaux, jusqu'à l'addiction, à la dépendance, juste pour répondre aux autres, rester à la hauteur...

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Observons, que beaucoup des vedettes hyper sollicitées que nous admirons, finissent médiocrement au bout du rouleau. Dans un monde de rivalité mimétique exacerbée, c'est une fin ordinaire, au sommet de la gloire, comme dans la grisaille de l'oubli.

Et nous, citoyens de nos pays respectifs, nos efforts soutenus ne vont-ils pas immanquablement nous assurer la compétitivité et la croîssance dans quelques années - c'est bien ce que nous voulons, n'est-ce-pas, puisque nos voisins aussi se le disent ? Et on ne demande pas à nos voisins ce qu'ils feraient à notre place et au risque d'avoir à le prouver, on sait leur dire ce que eux devraient faire d'abord chez eux à leur place actuelle, et réciproquement....

Prenons du recul face aux glorifications des héros, aux affirmations de valeurs imprescriptibles, aux démonstrations de vérités intangibles, aux invocations de techniques mirobolantes. Ce sont nos futurs boucs émissaires; et si, après une crise prétendument salutaire, nous les remplaçons par d'autres pour un nouveau cycle, alors rien n'aura changé, nous serons toujours les mêmes parasites totalitaires, qui ne pourront que s'entre détruire dans un monde en rétrécissement.

A l'inverse, ne tombons pas dans l'abandon à une forme sectaire d'existence fusionnelle, non plus dans l'isolement individuel d'une socialité robotisée (stressée ou béate), dans les deux cas au bénéfice de notre irresponsabilité confortable et au profit de quelques exploiteurs dominants.

Dans d'autres billets de ce blog, nous avons exposé pourquoi et comment la création de (vraies) sociétés virtuelles pouvait nous ouvrir d'autres destins.

Il n'y a guère d'espoir d'un tel renouveau tant que la rivalité mimétique demeure notre principal moteur social. Il serait plus facile de changer l'écartement des voies de chemins de fers ou la longueur des numéros de sécurité sociale, par exemple si nos pays voisins faisaient savoir qu'ils envisagent de le faire...

Mais cependant, nous savons que la folle raison humaine peut-être plus forte que toutes ses idoles réunies, si on lui offre l'occasion de s'éprouver en miroir d'elle-même. S'il vous plaît, Messieurs et Dames les artistes, continuez de sublimer notre humaine connerie dans vos oeuvres, vous êtes les seuls à pouvoir le faire ! S'il vous plaît, Messieurs et Dames les éducateurs, habituez-nous à réfléchir avec les nouvelles technologies ! Et en attendant, grand merci aux Guignols et au Canard...

lundi 3 septembre 2012

Le Web de la propagande et du formatage

La bête immonde reste bien planquée, mais ses mercenaires stupides ne se retiennent plus d'étaler leur fierté.

Ce qui est nouveau, c'est la revendication de leur diplôme d'apprenti sorcier par des bénéficiaires que l'on aurait cru moins naïfs.

Dans un élan de franchise, dont le niveau de grossièreté mesure la sincérité, un grand parti politique impliqué dans la course à la présidence de notre univers vient de révéler la contribution à sa campagne d'une officine spécialisée dans l'exploitation d'informations recueillies sur le Web.

Pour ce parti, il s'agirait de cibler les foyers susceptibles d'enrichir les fonds de campagne. Ne doutons pas une seconde que ce grand parti n'est pas isolé dans sa démarche d'appel à une officine mercenaire de ciblage. Ne doutons pas un dixième de seconde qu'il ne s'agit pas seulement de récolter des fonds (vite dépensés). mais d'abord d'orienter les thèmes de campagne, de les particulariser en fonction des réactions observées sur le Web de la population ciblée, et d'orchestrer tout le bastringue médiatique, presse, télévision, meetings, etc dans le sens voulu, en vue d'effets en profondeur sur l'opinion, qui seront ensuite entretenus et améliorés dans la durée.

Bref, nous avons la révélation d'une machine de guerre médiatique. Nous pressentons que cette guerre-là dégrade nos chères libertés d'information et libertés d'esprit, mais c'est une guerre, n'est-ce pas ? Notons bien que rien n'empêche l'extension du cadre de cette guerre au-delà d'un processus d'élection dans un régime démocratique.

Quand est-ce que de prudes et vaillants foyers se coaliseront en class action pour réclamer droit de regard, droit de rectification, respect de l'usage des informations les concernant ?

D'ici là, l'officine mercenaire aura changé plusieurs fois de nom et d'adresse (on peut lui conseiller la domiciliation de filiales croisées dans divers paradis fiscaux). Et des experts reconnus auront expliqué que non, braves gens, vous n'avez rien à craindre, car les ciblages ne sont pas réalisés à partir des données individuelles mais sur la base d'informations agrégées par des algorithmes statistiques.

Les experts ne diront pas que ces algorithmes statistiques sont cousins de ceux des moteurs de recherche, en fonctionnant à l'envers en quelque sorte. Ce n'est pourtant pas anodin.

Un gros malin manipulé pondra un virus qui fera pouet pouet exactement quand il faut sur tous les écrans, et le tour sera joué : voici l'ennemi véritable de notre intimité ! La presse abondera en articles sur la protection des données privées, des droits de la personne humaine, des brevets et du secret défense. Opération mains propres.

Voici la situation, en bref :

  • ce n'est plus (seulement) la publicité qui finance les grands services gratuits du Web, et d'ailleurs elle n'a jamais financé la création immensément coûteuse de ces services,
  • le grand marché du Web, c'est la fourniture des informations numérisées de nos comportements (qui consulte quoi, combien de fois et combien de temps, qui dit ou achète quoi à qui, quand, où, comment, etc.) pour exploitation par les manipulateurs médiatiques des pouvoirs dominants,
  • la révolution numérique, c'est celle de l'auto soumission de nos esprits à un matraquage multimédiatique ajusté en permanence, en fonction de nos propres aspirations exprimées sur le Web.

Exercice pour jeune journaliste ou pour étudiant en sciences politiques : rédigez une synthèse actualisée de Propaganda d'E. Bernays (1928) ! C'est une oeuvre glaçante mais fanatique, où sont exposées les techniques bien actuelles de propagande, ainsi que les éléments de doctrine qui les justifient et en ont alimenté l'invention. Pensez-vous que quiconque puisse nourrir le moindre doute sur l'utilisation par tout citoyen Bernays moderne des informations de comportement pompées sur le Web ? Pour quels bons motifs actualisés et quelles campagnes ?

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Dans le célèbre roman 1984 de G. Orwell publié juste après la deuxième guerre mondiale, apparaît le personnage de Big Brother, avec bien d'autres terrifiantes créations imaginaires. Notre réalité est bien différente. Par rapport au roman, nous n'avons pas de police officielle de la pensée, et les murs ne nous espionnent pas. Mais nous pourrions nous demander si, avec la révolution numérique, Big Brother aurait besoin de cette police et de ces espions pour se rendre maître de nos esprits. Car c'est volontairement que nous restons hypnotisés devant des miroirs magiques que nous croyons commander pour notre bon plaisir, pour y faire défiler des trésors virtuels préconditionnés en fonction des déformations agréables de nos propres images. Nous avons fait mieux que tous les romanciers, nous avons créé l'hybride de la liberté et de la mort, le dieu d'un monde d'automutilation où chacun se résume pour les autres à un miroir vaguement original d'hallucinations communes.

Vraiment, cette technologie n'a rien de merveilleux. Car, en plus de nous prendre un temps fou, elle coûte énormément d'argent et dévore une énergie gigantesque.

dimanche 8 juillet 2012

Apprentissage, compétence, démocratie et révolution numérique

L'apprentissage reste d'actualité, tant mieux.

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Dans cet article du numéro 44 du magazine Cigale, on parle de passion du métier et du charisme des professionnels enseignants. Un ancien élève, jeune artisan boulanger primé dans sa profession, est donné en exemple. C'est beau et grand comme la tradition. On aurait pu écrire le même article il y a 50 ans, avec des noms différents, dans n'importe quel pays bénéficiant d'un système éducatif similaire.

Questions

Pourquoi le terme "apprentissage" reste-t-il associé aux métiers dits manuels plutôt qu'aux disciplines dites intellectuelles ?
En quoi les formes d'enseignement pratiquées par exemple dans les business schools sont-elles différentes d'un apprentissage ?
Pourquoi réservons-nous l'apprentissage à de "jeunes apprentis" et très difficilement à des adultes, sauf peut-être pour l'informatique ?
Pourquoi tant de rapports savants sur l'éducation mélangent-ils les termes "connaissance", "savoir faire", "compétence" ?

"Selon les études internationales, on entend par compétence une combinaison de connaissances, d'aptitudes et d'attitudes appropriées à une situation donnée. Les compétences clés sont celles qui fondent l'épanouissement personnel, l'inclusion sociale, la citoyenneté active et l'emploi"
(extrait d'une recommandation de 2006 du Parlement européen, citée sans rire dans le rapport 2007 de l'inspection générale de l'éducation nationale "les livrets de compétence : nouveaux outils pour l'évaluation des acquis").

Simplement, pourquoi ne pas dire que toute compétence est une affaire de développement personnel dans la vie ? Et que la transmission de compétence suppose une relation de tutorat de durée indéfinie avec une forte autonomie ? Et que, par conséquent, le cadre scolaire ne peut évidemment pas être celui de l'acquisition de compétences, mais celui de la transmission de connaissances et de savoir faire, ce qui est déjà beaucoup ?

Ou alors, sommes-nous invités à de parler d'"expertise" pour toute compétence personnelle ? Ou prétendons-nous expliquer Mozart par une liste de "compétences" ?

Ce n'est pas l'inflation du sens des mots qui résoudra nos problèmes éducatifs dans une société ravagée par la révolution numérique. Voir, par exemple, l'article Pauvre Poucette (http://www.sauv.net/pauvrepoucette.php) à propos des dégâts causés par les nouvelles technologies aux enfants abandonnés trop tôt à l'emprise de la télévision et de l'ordinateur. L'article décrit précisément les dangers du mauvais usage de ces nouvelles technologies dont les conséquences sur de jeunes capacités mentales en développement s'avèrent destructives, irrécupérables. Pourquoi l'école n'a-t-elle pas appris aux enfants à utiliser ces technologies et les a laissés dans la dépendance ? Parce que c'était de l'"apprentissage" et que les jeunes étaient supposés naturellement plus "compétents" que leurs professeurs ?

L'absence de réponse pertinente de notre société face à l'agression barbare des nouveaux medias, agression insidieuse toute emballée de sucre, n'est pas une défaillance spécifique à l'école. Pourtant, il s'agit bien d'une menace mortelle pour notre civilisation; même des intellectuels de souche commencent à le dire, à notre avis encore sans évaluer correctement le niveau ni la nature de la menace. Il reste donc utile de compléter le tableau à gros traits, et notamment dans la zone qui concerne un autre pilier de notre société : la démocratie.

A votre avis, si le nombre d'êtres dépendants continue d'augmenter, incapables de maintenir leur attention plus de quelques secondes et tout à la fois compulsivement hyper réactifs aux émotions instantanées, quelle est leur proportion fatale pour la démocratie dans une société ? Dites un chiffre, soit 15% par exemple, ce qui fait 3 personnes sur 20, et demandez-vous en regardant dans la rue, les magasins, les bus, aussi chez vous et vos proches, si ce chiffre n'est pas déjà largement dépassé.

Peut-être pensez-vous encore que la démocratie s'appuie sur des citoyens responsables et réfléchis. et que cette forme de gouvernement est la seule qui pose constamment la question de l'intérêt général , alors probablement vous ne trouvez pas rassurant que nos parlementaires affirment qu'ils passent des nuits à travailler en assemblée. Pourquoi leur travail serait-il si mal organisé et pourquoi ont-ils du mal à s'en justifier correctement devant les citoyens qu'ils représentent, et croient s'en acquitter par des discours partisans ou des baratins préfabriqués par des officines ? Peut-être alors votre impression de citoyen ordinaire est que vous habitez un pays colonisé par de très banals gestionnaires qui vivent à vos frais, alimentent leurs propres carrières des opportunités qu'ils se créent en tant qu'élus avec leurs affidés et, au-dessus, au bénéfice des grands manipulateurs des medias, à savoir les divers instituts de pensée et les puissances qui les financent.

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Vous avez raison de vous faire du souci à propos de l'intérêt général. Certains penseurs de pays "avancés" ont carrément assimilé l'intérêt général aux décisions prises en résultat des luttes entre les intérêts particuliers représentés dans un jeu "démocratique". C'est justement la conception véhiculée dans la plupart des instances internationales et en particulier sur le Web comme si c'était la seule possible. Cette "démocratie" est une arène de sélection naturelle entre des puissances dominantes, les mêmes qui gavent les medias de leurs études et propositions et assiègent les parlements avec leurs lobbies et projets de lois. C'est une monstruosité en regard des fondements de la démocratie.

Si le problème de la démocratie moderne est celui de la représentativité, c'est celui de la représentation de l'intérêt général, et d'abord celui de la formation des élus. Après des siècles d'expérience, on sait bien que l'intérêt général n'est pas une création spontanée, qu'il ne peut être mis en oeuvre sans intelligence, qu'il peut varier au fond et dans son expression, selon l'époque et le contexte. La définition de l'intérêt général et sa mise en pratique sont des compétences complémentaires, il serait urgent de les reconnaître toutes deux comme des compétences spécifiques et de s'occuper de les transmettre en cohérence. La formation des élus nationaux, régionaux, locaux n'est pas du ressort d'une université ni d'une organisation partisane, mais relève par nature d'une forme d'apprentissage et de tutorat, avec enquêtes et échanges avec d'autres pays. Il faudrait y ajouter une forme de club de partage des expériences entre les élus et les anciens ou ex élus, une capacité organisée de mobilisation de ces expériences pour traiter des questions nouvelles, par une utilisation appropriée des nouvelles technologies.

En conclusion, qu'il s'agisse de l'école ou de la démocracie : cessons d'ignorer que nous sommes attaqués, osons dire la nullité de l'avenir tentateur qui nous possède déjà partiellement, cessons de nous disperser sur des leurres créés par les systèmes d'abrutissement, revenons aux fondamentaux, utilisons intelligemment les nouvelles technologies pour dialoguer entre humains sur des projets concrets.

samedi 31 mars 2012

Pantalonnade politico économique

Le hasard des lectures amène des rapprochements inattendus.

L'actualité nous propose une bande dessinée, Le Candidat de Malo Louarn aux Editions P'tit Louis.
On rit presque à chaque vignette, sinon on y revient.

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C'est une pantalonnade, nous déclare l'auteur dans un appendice à la première édition. Sauf que cette comédie publiée dans le journal de Spirou vers le milieu des années 1970 est plus qu'actuelle : méga analyse statistique à but manipulateur, soutien d'un candidat fantoche par une multinationale, existence d'énormes masses monétaires dans les coffres de ladite multinationale, hypnose populacière à la perspective du fric tombé du ciel, servilité de personnages politiques au pouvoir économique et financier, frénésie de la communication et des sondages, futilité des medias, etc. Mais soudain, la fable prend une autre dimension lorsqu'on découvre que les subsides distribués pendant la campagne sont bidons.

Oui, que se passerait-il si on déclarait que toute les masses financières et les titres planqués dans les paradis fiscaux ne sont que de la fausse monnaie et ne valent rien hors desdits paradis ? Dans la BD, l'histoire se termine par une super pantalonnade libératrice...

Pensées dépliées dans un nuage de poussière

Un peu avant l'an 2000, je travaillais pour un temps à l'intérieur d'un immeuble de grande hauteur proche de la place Balard près du coin sud ouest du périphérique parisien. De mon bureau, je voyais au loin les tours du quartier de la Défense. Mais, certains jours, à la place des tours, il n'y avait tout simplement rien. Rien que du ciel uniforme, pas même une ombre ni une nuance de couleur sur l'horizon. C'était un effet d'optique, mais aussi le résultat du gommage des lointains par l'amas des poussières en suspension. La preuve, c'est qu'après de fortes averses de pluie, on voyait les tours distantes avec un grand niveau de détail. Et, à partir d'autres fenêtres de l'immeuble, le même phénomène de disparition épisodique se manifestait pour la tour Eiffel, pourtant beaucoup plus proche.

Malgré la réduction de la circulation automobile dans la capitale, je peux témoigner qu'en 2012 juste avant notre élection présidentielle, le nuage poussièreux est toujours là, probablement plus tenace. Depuis quelques années, j'ai du apprendre à respirer différemment, pour maîtriser les effets de mes réactions instinctives (éternuement, bouchage des voies nasales, etc.); sinon, je dépenserais mon temps et pas mal d'argent, sans parler des ressources de la sécurité sociale, à rechercher mes allergies ou soigner une forme de sinusite invisible, en pure perte. Récemment, j'ai entendu à la radio qu'à Rouen, on disait aux enfants dans les cours d'écoles primaires de ne pas courir afin d'éviter de respirer trop fort; c'était une journée de pollution exceptionnelle sans doute...

Je pense que chacun de nous ressent d'une manière ou d'une autre le rétrécissement du monde physique dans son existence quotidienne. Il n'y a pas que de mauvaises conséquences : par exemple, nous avons la possibilité d'acheter des tomates toute l'année, la possibilité de nous déplacer à l'autre bout du monde en une journée. Nous payons pour du bien être et des services vendus par des marchands, sans faire la relation avec la dégradation commune de l'environnement que nous subissons. Un jour, tout naturellement, les marchands nous vendront du bon air à respirer au travers d'un filtre spécial, comme depuis longtemps ils nous vendent la bonne eau du robinet. D'ailleurs, notre dépendance marchande a déjà envahi notre imaginaire, par la mode des voyages lointains, et par l'incitation publicitaire à la bougeotte en automobile - tout le monde se plaint du renchérissement du carburant, alors que notre pauvreté grandit ailleurs.

Ce qui me semble encore plus inquiétant que le rétrécissement du monde physique, c'est celui de notre monde mental. Car les deux phénomènes de repli, le physique et le mental, sont liés, pour beaucoup de raisons. En voici quelques unes.

Les nouvelles technologies de l'informatique et de la communication peuvent servir de prétexte à l'ignorance du rétrécissement physique, puisqu'elles abolissent les distances. Mais, en même temps, le mésusage de ces technologies est coupable de notre engourdissement intellectuel, par l'effet des machineries statistiques au service des propagandes qui les financent. De fait, l'informatique et Internet sont devenus doublement indispensables à notre confort mental, celui des dominés comme celui des dominants.

Il est navrant que la plupart de nos grands intellectuels soient préoccupés de leur promotion personnelle à l'intérieur de leur cercle d'egos. Que le commun des mortels ne puisse rien comprendre à leurs oeuvres, ce n'est pas le moindre de leurs soucis : tout au contraire, c'est un régal de leurs jeux. Que des braves gens croient trouver un intérêt dans les caresses et les volutes de leurs oeuvres contournées pour parler au coeur dans une abondance de références savantes et se délectent de leurs contes qui nous refont l'histoire à plaisir, c'est de là que vient la gloire des grands auteurs ! Parmi nos beaux penseurs, ex thésards qui s'intitulent philosophes, qui ose affronter les questions premières de la réalité pratique : à qui parlez-vous, de quoi parlez-vous, en quelle langue, dans quel but ?

La poésie manipulatoire est au pouvoir, enveloppée dans une rhétorique multimedia. Elle résonne d'autant plus fort que ses thèmes et son style se nourrissent de l'optimisation statistique en miroir de nos bêtises majoritaires et de nos réactions aux actualités fabriquées. Mille fois hélas.

L'industrie des arrogants faiseurs de phrases qui prétendent représenter l'esprit du monde nourrit la propagande et en alimente les machineries afin de nous soumettre à l'empire de nos propres pulsions. Sur le marché de la pensée, le sujet est secondaire, il suffit qu'il soit actuel, et surtout pour refaire l'histoire. D'où nos simulacres d'agitation mentale, notre frénésie de justification du présent, à partir de passés recomposés, dont la multiplicité vaudrait éternité.

Les similitudes sont évidentes entre les romans historiques, les contes et les films pour adolescents, les titres de l'actualité. Sombres complots, nobles secrets, combats épiques. Toute cette matière est construite par croisements successifs d'éléments prémâchés, sur le fondement de l'exception naturelle d'élus ou de champions promis à un destin singulier dans un univers où par ailleurs chacun reste à sa place. Quel joli monde nouveau ! Heureusement que les jeunes esprits n'en retiennent que l'emballage.

La résistance au repli de la pensée devient le fardeau mal réparti de quelques uns, de temps à autre, et sans conviction. Tellement il est tentant de se regarder rêver, l'âme en paix dans le vent de l'histoire, comme si notre imaginaire pouvait se perpétuer ! Entretenir un mythe indécent de la continuité du progrès, ou s'assourdir d'avertissements apocalyptiques, c'est le même discours inepte, celui du conquérant qui piétine l'avenir des autres pour son intérêt égoïste immédiat ou pour la jouissance d'une supériorité momentanée. Les fanatiques et les illuminés continuent de croire ce qui les arrangent.

Le repli du monde physique est irréversible. Il serait sage d'en tirer des règles de vie universelles, avant que des fous malins ne déclenchent le cataclysme régénérateur de l'humanité qu'ils auront préparé afin de leur procurer un avantage exclusif après le sauve-qui-peut mondial. C'est bien par bêtise ou par duplicité que la plupart de nos politiques dominants nous ressassent nos valeurs nationales en soumission aux principes d'une gestion comptable. Trop d'entre eux demeurent au fond très vulgairement avides, en reflet des représentations publicitaires de nous-mêmes, imposteurs d'eux-mêmes. Leur seule invention à l'ère de la communication et du grand ordinateur de propagande, c'est la dissolution de leur responsabilité, forme discrète de restauration des privilèges.

Pourquoi accepterions-nous que le repli du monde de la pensée soit irréversible, même si le rapetissement du monde physique l'est devenu ? Pourquoi ne cherchons-nous pas de nouveaux territoires de l'esprit au-delà des zones de pillage de notre monde et de l'exploitation de nos prochains ?

Voici ce que nous allons léguer à nos survivants : des traductions illisibles des Anciens annotées de commentaires amusants, une encyclopédie obsolète bourrée de liens morts, des jouets technologiques sans pourquoi ni comment, une montagne de romans et de rapports sur nos "nouvelles" illusions de nous-mêmes. Cet héritage leur semblera aussi poussièreux qu'à nous le catalogue des anciennes Expositions Universelles. Que serait l'équivalent contemporain d'un projet tel que celui de la tour Eiffel ? Ne serait-ce pas un projet de société humaine au moins aussi durable ?

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