Notre actualité de début septembre 2012 résonne de conflits en miroir : à la provocation répond une autre provocation, l'attaque et la défense ne se distinguent plus en rien et le sang coule parfois. On ne peut pas dire que les puissants fassent preuve d'une habileté particulière à désamorcer ces dangereux pétards, c'est encore partout finalement la parole du plus fort qui domine. Au mieux, si au moins cette parole évite les menaces, elle exprime ce que la puissance dominante (ou qui se croit telle) considère comme le comportement normal de l'"autre", fustigeant les extrèmistes qui n'ont rien à voir avec cet "autre" si respectable dont tout le discours de la puissance dominante traduit à quel point il est différent... Et bien entendu nous avons toujours, dans le discours des puissants, une référence aux droits sacrés garantissant la liberté des lobbies de la communication, si caractéristique de nos sociétés avancées... Après de si adroites déclarations, on ne plus qu'attendre "la prochaine".

Dans de précédents billets, nous avons posé quelques principes de la relation constructive dans le cadre limité de conversations sur le Web. L'actualité nous démontre par l'absurde la validité de ces principes même en dehors de ce cadre. En effet, ce n'est évidemment pas en attaquant frontalement les construits mentaux de ses contemporains que l'on peut espérer autre chose qu'un engrenage de montée aux extrêmes. Et la catastrophe devient inévitable lorsque, faute de réponse appropriée, par leurs conduites respectives, les protagonistes piétinent leurs jardins secrets respectifs sans autre excuse que leur "naturel", en réalité par le libre cours d'une faculté humaine qu'aucun autre animal ne se permet. Que cette bêtise soit héroïque ou lâche, légale ou tricheuse, les certitudes héroïques envahissent les esprits et mille petits automatismes guerriers s'y multiplient, Comme les munitions, ces automatismes peuvent se mettre en réserve. Mais eux, à la différence des munitions, ne perdent pas leurs facultés dans le temps - au contraire.
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Ce n'est pas nouveau. "La guerre de Troie n'aura pas lieu" est une pièce prémonitoire, de Jean Giraudoux (première représentation en 1935). Son caractère prémonitoire réside notamment dans la dénonciation de l'irresponsabilité des media. Dans la pièce, c'est le poète troyen Demokos, dans son dernier souffle, qui déclenche la guerre de Troie en accusant un agent provocateur grec, alors que c'est Hector, le chef troyen, qui l'abat pour l'empêcher d'entonner des poèmes d'appel à la défense de l'honneur troyen. Demokos profère un mensonge sublime, à la convergence de sa vengeance personnelle et de son affirmation butée du sens de l'histoire qui l'arrange. Mais c'est justement en cela qu'il est minable. "Il meurt, comme il a vécu, en coassant" dit Cassandre dans la pièce.

On reconnaît l'un de nos maux actuels : la fausse neutralité des artisans médiatiques dans la sélection et la relation de faits dans une actualité qu'ils croient inventer, ou qu'on les paient pour alimenter, ou qu'on les contraint de promouvoir. Au total, c'est toujours pour se nourrir de la masse (Demokos) et faire du chiffre. Alors, dans un contexte explosif, la mécanique des émotions fait fonction d'amplificateur géant; les esprits s'enflamment au prétexte d'une quelconque rivalité compétitive bien entretenue - et c'est la guerre par défaut.

La pièce fourmille de phrases dignes d'un recueil de citations ironiques. En voici quelques exemples :

CASSANDRE
Pâris ne tient plus à Hélène. Hélène ne tient plus à Pâris ? Tu as vu le destin s'intéresser à des phrases négatives ?
ANDROMAQUE
Je ne sais pas ce qu'est le destin.
CASSANDRE
Je vais te le dire. C'est simplement la forme accélérée du temps.

HECTOR (de retour d'une guerre victorieuse)
Cette fois nous les avons tués tous. A dessein. Parce que leur peuple était vraiment la race de la guerre... Un seul a échappé.
ANDROMAQUE
Dans mille ans, tous les hommes seront les fils de celui-là.

HELENE
Les gens ont pitié des autres dans la mesure où ils auraient pitié d'eux-mêmes.

BUSIRIS
L'anéantissement d'une nation ne modifie en rien l'avantage de sa position morale internationale.

ULYSSE
... Si nous nous savions vraiment responsables de la guerre, il suffirait à notre génération actuelle de nier et de mentir pour assurer la bonne foi et la bonne conscience de toutes nos générations futures. Nous mentirons. Nous nous sacrifierons.

ULYSSE
... A la veille de toute guerre, il est courant que deux chefs des peuples en conflit se rencontrent seuls dans quelque innocent village, sur la terrasse au bord d'un lac... Et ils se quittent en se serrant les mains, en se sentant des frères... Et le lendemain pourtant éclate la guerre.

Le lecteur moderne peut sauter sans regret par dessus quelques tirades et même par dessus plusieurs scènes de conception datée (des années 30, pas de l'époque de Troie). Moyennant quoi, la lecture de la pièce demeure stimulante.

Suggestion d'exercice scolaire : on vous demande de concevoir une version actualisée de cette pièce, quelles scénes conservez-vous, quelles scènes mettez-vous de côté, et quelles actualisations proposez-vous de la confrontation terminale entre Hector et Ulysse, au terme de laquelle ce dernier se met (sincèrement ?) au service de la paix.

Suggestion pour un autre exercice scolaire : réécrivez la confrontation terminale entre Hector et Ulysse dans une version alternative où les deux protagonistes se mettraient d'accord pour renoncer à la guerre et faire écrire un grand poème épique de la rivalité en miroir (l'Iliade).

Que véritablement la préface explicative de la finalité de l'Iliade ait été perdue, que la guerre de Troie n'ait jamais eu lieu, ce serait une vérité créatrice d'un autre monde, celui de la communication et du partage de l'expérience, plutôt que celui de la compétition meurtrière.

Ce type d'exercice de recréation du monde ne serait-il pas indispensable à la formation de futurs citoyens du Web ? Ne pourrait-on ajouter au programme des exercices similaires sur des oeuvres concernant à divers titres la communication au sens littéral, telles que Le Prince (Machiavel), Le bréviaire des politiciens (Mazarin), l'art de la prudence (Gracian), et beaucoup d'autres ? L'étude de la Princesse de Clèves n'y gagnerait-elle pas en profondeur, ainsi que la compréhension des textes philosophiques ?

A l'époque d'Internet, il serait important que tout utilisateur sache se préserver des vérités qu'on tente de lui imposer surtout avec de bonnes intentions ou au nom du bon sens, qu'il sache discerner l'engrenage des émotions spécialement lorsqu'elles sont collectives et orchestrées, qu'il sache apprivoiser ses propres emportements naturels et reconnaître les sublimations délétères de ses propres pulsions. Répétons notre suggestion : dès l'école, les futurs citoyens devraient s'exercer à élaborer des "contre vérités" créatrices. A l'opposé, développer les capacités à débattre formellement sur qui doit avoir notre préférence, Hector ou Ulysse, c'est favoriser l'esbroufe, utile pour faire rêver ses contemporains ou convaincre un jury, mais on a toujours su faire cela et notamment pour juger les autres, leurs valeurs, leurs actes, alors que nous voyons bien qu'il nous faut développer d'autres capacités pour prétendre à l'humanité dans un univers médiatisé.

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A l'époque d'Internet, il serait important que tout utilisateur soit apte à la mondialisation, c'est à dire à communiquer avec des "étrangers" sans devoir préalablement assimiler un abrégé d'histoire et de culture des "autres" - abrégé de fait porteur de conflit par la nature même de son projet comparatif si on ne sait pas en user correctement. Rappelons ce que peut apporter, dans ce domaine, notre modèle de l'arriviste sympathique (présenté par ailleurs dans ce blog et dans notre livre "La transmission des compétences" sous le nom de modèle CHOP, voir http://cariljph.free.fr/). Constatons avec espoir le début d'un intérêt pour une pratique actualisée des relations internationales au-delà des cercles diplomatiques et des communautés spécialisées. Le scandale, c'est que nous en sommes au même stade qu'au 15ème siècle, chacun de nous sur la planète vivant sous la domination d'une culture qui prétend à l'universalité et considére les autres comme des attardés ou des impies, selon des modèles pour tambours de village. A titre d'exemples de travaux ouvrant un passage vers de nouveaux espaces, citons notamment en France l'ouvrage d'Emmanuel Todd sur l'Invention de l'Europe, Editions du Seuil Points Essais (une explication des différences de mentalités à l'intérieur des nations européennes par certaines coutumes familiales), et certains ouvrages de Ph. d'Iribarne dont La logique de l'Honneur, gestion des entreprises et traditions nationales, Editions du Seuil Points Essais (sur les différences d'interprétations et les termes implicites des contrats de travail en France et aux USA) et l'Epreuve des Différences, l'expérience d'une entreprise mondiale, Editions du Seuil 2009 (styles de direction et motivations au travail sur plusieurs continents).

A l'opposé, nos programmes d'enseignement persistent à former des esprits imprégnés de valeurs romantiques et d'affirmation totalitaire de soi, en même temps qu'ils les surentraînent à la modélisation unidimensionnelle comptable des réalités, tout en les abandonnant à la débrouille individuelle face aux nouvelles technologies. Le décalage est là. La fracture numérique ne nous fournit même pas l'ombre d'un prétexte à un changement de civilisation. On le voit bien : pour le moment, c'est Demokos qui triomphe, et nous claironne sa vision d'avenir par continuités systèmiques, grands événements, gros soucis, superbes emballements, beaux discours et petites régressions festives.