Un peu avant l'an 2000, je travaillais pour un temps à l'intérieur d'un immeuble de grande hauteur proche de la place Balard près du coin sud ouest du périphérique parisien. De mon bureau, je voyais au loin les tours du quartier de la Défense. Mais, certains jours, à la place des tours, il n'y avait tout simplement rien. Rien que du ciel uniforme, pas même une ombre ni une nuance de couleur sur l'horizon. C'était un effet d'optique, mais aussi le résultat du gommage des lointains par l'amas des poussières en suspension. La preuve, c'est qu'après de fortes averses de pluie, on voyait les tours distantes avec un grand niveau de détail. Et, à partir d'autres fenêtres de l'immeuble, le même phénomène de disparition épisodique se manifestait pour la tour Eiffel, pourtant beaucoup plus proche.

Malgré la réduction de la circulation automobile dans la capitale, je peux témoigner qu'en 2012 juste avant notre élection présidentielle, le nuage poussièreux est toujours là, probablement plus tenace. Depuis quelques années, j'ai du apprendre à respirer différemment, pour maîtriser les effets de mes réactions instinctives (éternuement, bouchage des voies nasales, etc.); sinon, je dépenserais mon temps et pas mal d'argent, sans parler des ressources de la sécurité sociale, à rechercher mes allergies ou soigner une forme de sinusite invisible, en pure perte. Récemment, j'ai entendu à la radio qu'à Rouen, on disait aux enfants dans les cours d'écoles primaires de ne pas courir afin d'éviter de respirer trop fort; c'était une journée de pollution exceptionnelle sans doute...

Je pense que chacun de nous ressent d'une manière ou d'une autre le rétrécissement du monde physique dans son existence quotidienne. Il n'y a pas que de mauvaises conséquences : par exemple, nous avons la possibilité d'acheter des tomates toute l'année, la possibilité de nous déplacer à l'autre bout du monde en une journée. Nous payons pour du bien être et des services vendus par des marchands, sans faire la relation avec la dégradation commune de l'environnement que nous subissons. Un jour, tout naturellement, les marchands nous vendront du bon air à respirer au travers d'un filtre spécial, comme depuis longtemps ils nous vendent la bonne eau du robinet. D'ailleurs, notre dépendance marchande a déjà envahi notre imaginaire, par la mode des voyages lointains, et par l'incitation publicitaire à la bougeotte en automobile - tout le monde se plaint du renchérissement du carburant, alors que notre pauvreté grandit ailleurs.

Ce qui me semble encore plus inquiétant que le rétrécissement du monde physique, c'est celui de notre monde mental. Car les deux phénomènes de repli, le physique et le mental, sont liés, pour beaucoup de raisons. En voici quelques unes.

Les nouvelles technologies de l'informatique et de la communication peuvent servir de prétexte à l'ignorance du rétrécissement physique, puisqu'elles abolissent les distances. Mais, en même temps, le mésusage de ces technologies est coupable de notre engourdissement intellectuel, par l'effet des machineries statistiques au service des propagandes qui les financent. De fait, l'informatique et Internet sont devenus doublement indispensables à notre confort mental, celui des dominés comme celui des dominants.

Il est navrant que la plupart de nos grands intellectuels soient préoccupés de leur promotion personnelle à l'intérieur de leur cercle d'egos. Que le commun des mortels ne puisse rien comprendre à leurs oeuvres, ce n'est pas le moindre de leurs soucis : tout au contraire, c'est un régal de leurs jeux. Que des braves gens croient trouver un intérêt dans les caresses et les volutes de leurs oeuvres contournées pour parler au coeur dans une abondance de références savantes et se délectent de leurs contes qui nous refont l'histoire à plaisir, c'est de là que vient la gloire des grands auteurs ! Parmi nos beaux penseurs, ex thésards qui s'intitulent philosophes, qui ose affronter les questions premières de la réalité pratique : à qui parlez-vous, de quoi parlez-vous, en quelle langue, dans quel but ?

La poésie manipulatoire est au pouvoir, enveloppée dans une rhétorique multimedia. Elle résonne d'autant plus fort que ses thèmes et son style se nourrissent de l'optimisation statistique en miroir de nos bêtises majoritaires et de nos réactions aux actualités fabriquées. Mille fois hélas.

L'industrie des arrogants faiseurs de phrases qui prétendent représenter l'esprit du monde nourrit la propagande et en alimente les machineries afin de nous soumettre à l'empire de nos propres pulsions. Sur le marché de la pensée, le sujet est secondaire, il suffit qu'il soit actuel, et surtout pour refaire l'histoire. D'où nos simulacres d'agitation mentale, notre frénésie de justification du présent, à partir de passés recomposés, dont la multiplicité vaudrait éternité.

Les similitudes sont évidentes entre les romans historiques, les contes et les films pour adolescents, les titres de l'actualité. Sombres complots, nobles secrets, combats épiques. Toute cette matière est construite par croisements successifs d'éléments prémâchés, sur le fondement de l'exception naturelle d'élus ou de champions promis à un destin singulier dans un univers où par ailleurs chacun reste à sa place. Quel joli monde nouveau ! Heureusement que les jeunes esprits n'en retiennent que l'emballage.

La résistance au repli de la pensée devient le fardeau mal réparti de quelques uns, de temps à autre, et sans conviction. Tellement il est tentant de se regarder rêver, l'âme en paix dans le vent de l'histoire, comme si notre imaginaire pouvait se perpétuer ! Entretenir un mythe indécent de la continuité du progrès, ou s'assourdir d'avertissements apocalyptiques, c'est le même discours inepte, celui du conquérant qui piétine l'avenir des autres pour son intérêt égoïste immédiat ou pour la jouissance d'une supériorité momentanée. Les fanatiques et les illuminés continuent de croire ce qui les arrangent.

Le repli du monde physique est irréversible. Il serait sage d'en tirer des règles de vie universelles, avant que des fous malins ne déclenchent le cataclysme régénérateur de l'humanité qu'ils auront préparé afin de leur procurer un avantage exclusif après le sauve-qui-peut mondial. C'est bien par bêtise ou par duplicité que la plupart de nos politiques dominants nous ressassent nos valeurs nationales en soumission aux principes d'une gestion comptable. Trop d'entre eux demeurent au fond très vulgairement avides, en reflet des représentations publicitaires de nous-mêmes, imposteurs d'eux-mêmes. Leur seule invention à l'ère de la communication et du grand ordinateur de propagande, c'est la dissolution de leur responsabilité, forme discrète de restauration des privilèges.

Pourquoi accepterions-nous que le repli du monde de la pensée soit irréversible, même si le rapetissement du monde physique l'est devenu ? Pourquoi ne cherchons-nous pas de nouveaux territoires de l'esprit au-delà des zones de pillage de notre monde et de l'exploitation de nos prochains ?

Voici ce que nous allons léguer à nos survivants : des traductions illisibles des Anciens annotées de commentaires amusants, une encyclopédie obsolète bourrée de liens morts, des jouets technologiques sans pourquoi ni comment, une montagne de romans et de rapports sur nos "nouvelles" illusions de nous-mêmes. Cet héritage leur semblera aussi poussièreux qu'à nous le catalogue des anciennes Expositions Universelles. Que serait l'équivalent contemporain d'un projet tel que celui de la tour Eiffel ? Ne serait-ce pas un projet de société humaine au moins aussi durable ?