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jeudi 17 avril 2014

Couloir technique (suite)

En 1961, dans un discours à la California Medical School de San Francisco, Aldous Huxley annonçait : « Il y aura dès la prochaine génération une méthode pharmaceutique pour faire aimer aux gens leur propre servitude, et créer une dictature sans larmes, pour ainsi dire, en réalisant des camps de concentration sans douleur pour des sociétés entières, de sorte que les gens se verront privés de leurs libertés, mais en ressentiront plutôt du plaisir." (Extrait d’un billet publié dans le blog de Paul Jorion le 08/04/2014). Pour un prolongement actualisé de cette prédiction, voir nos billets sur les moutons électriques et Révélations en questions.

En 2014, dans un pays émergent à peine électrifié, on installe des fibres optiques pour relier les écoles à Internet, et on envisage d’équiper chaque écolier d’un ordinateur dès l’âge de 3 ans. Pour le formatage des jeunes esprits, évidemment. On peut comprendre : dans ce pays, un massacre génocidaire géant s’est produit récemment entre les deux principales communautés tribales, à la suite d’une politique criminelle… Mais ce qui peut sembler bon là-bas pour imprégner les jeunes d’une identité commune, est-ce que cela justifie le lancement de programmes similaires partout ailleurs ?

La planète verte des moutons électriques,

C'est un jardin mignon nourri au goutte à goutte,
Derrière tout contre le parking de l’autoroute,

Où circulent, en files contrôlées, les autos magiques,

Tout est commandé par les ondes numériques,
Sous les yeux des drones libellules frénétiques…

Quelqu’un osera-t-il dire..., pour le seul fonctionnement d’Internet, y compris les grands services (moteurs de recherche, réseaux sociaux, etc.) et à l’autre bout les box domestiques, combien il faut de centrales électriques en permanence ?

La box Internet munie d’un mode automatique de veille profonde, c’est pour quand ?

La box Internet comme serveur à domicile des fichiers d’images, textes, films à destination de la famille et des proches à l’autre bout du pays ou du monde, sans transiter par un « cloud » vorace, c’est pour quand ?

La box Internet comme instrument autonome de dialogue à l’intérieur de communautés virtuelles, c’est pour quand ?

Quelqu’un osera-t-il dire..., pour la fabrication des éléments matériels reliés à Internet, combien d’êtres humains sont morts dans la région africaine des Grands Lacs (et dans les autres régions où l’on pratique l’extraction de certains métaux précieux) du fait de conditions épouvantables de travail, quelle surface de terre arable a été bousillée, quel volume d’eau a été définitivement consommé ou pollué au cours de tout le processus de fabrication (de l’extraction minière jusqu’à l’assemblage final et à la livraison), quelle quantité totale d’énergie a été utilisée avec quelle proportion dissipée en chaleur perdue, quels volumes de gaz polluants ont été émis dans l’atmosphère, quelles masses de résidus de matières dangereuses ont été produites et stockées avec quelles précautions ?

Et dans ce mélange, quelle est la part imputable aux services de vidéos de loisir en haute définition ?

Bien entendu, des experts "indépendants" nous expliqueront, chiffres à l’appui, que les économies dégagées dans les siècles à venir grâce au progrès de la technique compenseront « tout cela », en oubliant ce qui a été déjà irrémédiablement massacré ou rendu irrécupérable, ainsi que l’augmentation plus que sensible des risques et des contraintes pesant sur le futur de l’humanité par les effets collatéraux sur la planète. Les modèles des pseudo économistes prétendent transcender les lois de la physique et des sociétés humaines jusqu’à oser s’y substituer comme autrefois les ratiocinations théologiques, à moins de se réfugier dans un marginalisme qui devrait leur enlever toute crédibilité dans notre époque de grandes transformations. Même ainsi, ils continueront d'affirmer chacune de leurs élucubrations pseudo scientifiques un million de fois pour tenter de lui donner corps et à contester le deuxième chiffre après la virgule des mesures physiques qui démontrent leur erreur - pourquoi les écouter encore ? Exemple : le téléphone par Internet économise combien de voyages en train ou en avion ? Ne serait-ce même pas franchement l’inverse, à savoir que son usage incite aux déplacements plus fréquents ?

Fait rarissime, l’actualité des affaires en avril 2014 résonne en écho de notre récent billet Menaces sur notre humanité intermittente ! Dans ce billet, nous rappelons notamment la possibilité oubliée de création d’un nouveau lien URL bidirectionnel permettant l’établissement d’un accord explicite entre l’émetteur et le destinataire…. Alors que par ailleurs, en ce début 2014, les grandes compagnies détentrices de copyright semblent vouloir considérer le lien URL monodirectionnel actuel comme un instrument de piratage des contenus. Ce lien URL actuel sera-t-il de fait condamné au terme d’une bataille juridico financière, avec comme conséquence possible un encadrement de la liberté de navigation sur Internet dans un espace prédéfini, par exemple, par chaque fournisseur d’accès en fonction du type de terminal utilisateur – à moins de payer pour aller au-delà ? Est-ce que la perspective de cette bataille motivera enfin les grands concepteurs du Web à réagir ? Heureusement, dans un sens, que les solutions à inventer pour renouveler le projet Web d’origine ne relèvent pas que de la technique...

Roue.jpg Si vous pensez que nous sommes des pessimistes maladifs, des mécréants endurcis, vous vous trompez. C’est tout le contraire : nous ne croyons plus qu’au miracle.

La preuve : ce miracle du Web, nous ne nous contentons pas de l’espérer, nous le préparons, certes à notre manière forcément dérisoire, mais sans complexe, car, c’est bien connu, le propre d’un vrai miracle est d’écraser la médiocrité de ses précurseurs. C’est d’abord en rappelant la faisabilité de solutions ignorées pour de mauvaises raisons en regard des réalités et des risques monstrueux de notre époque que nous prétendons discerner la possibilité de ce miracle, en sachant bien qu’il pourra se produire tout autrement.

En tous cas, il faut le réclamer, ce miracle du Web, en vue d’en accélérer la réalisation, car s’il vient trop tard, il fera un flop – plus personne pour s’en réjouir : que des moutons électriques !

Ce miracle du Web ne nous viendra pas d’ailleurs mais devra surgir de nous-mêmes en conscience. Ce miracle-là sera forcément une sorte de fondation sociologique délibérée. D’où la relation avec le renouveau de la démocratie authentique, d’où la relation avec le renouveau de la transmission des compétences personnelles, d’où la relation avec l’invention d’étiquettes de dialogue à distance, d’où la relation avec la maîtrise des besoins domestiques en consommations de ressources rares ou polluantes…. Autrement dit, le miracle peut se déclencher à partir de plusieurs sources de finalités, et nous ne les avons certainement pas toutes identifiées, il y a donc « beaucoup » d’espoir !

D’où, enfin, le Web comme instrument d’un contrat social de notre époque...

samedi 22 mars 2014

Couloir technique

Le sujet de ce billet, c'est l'Internet des machines pour arrêter la dégradation de notre planète.

Car l'option reste ouverte que, dans un réflexe vital, nous choisissions d'utiliser le Web pour interconnecter nos machines dans le but de réduire la consommation des ressources de notre planète, plutôt que de l'utiliser pour nous abrutir nous-mêmes tout en consommant toujours plus.

Frime_3817.JPG Disons en passant que pour sauver la planète, il sera indispensable d'annuler nos consommations de ressources non renouvelables, pas seulement de les maîtriser et que le caractère renouvelable des ressources naturelles dites "renouvelables" dépend du degré d'exploitation de ces ressources (exemple : la terre agricole) ! Même dans les conditions les plus raisonnables, nous resterons soumis au principe de thermodynamique selon lequel toute dépense d'énergie produit une dégradation irréversible. Comme exemple matériel des effets actuels immodérés de ce principe, il suffit de considérer les masses de déchets de matières plastiques dans les océans, que certes on pourrait récupérer pour les brûler - aux frais de qui, avec quelles machines alimentées comment, pour produire quoi, avec quelles émissions et résidus "secondaires" dont on fera quoi... ? Heureusement - sinon nous aurions tous péri depuis longtemps - notre planète bénéficie d'un apport permanent d'énergie gratuite, via le soleil, la rotation terrestre, le vent, les marées, les phénomènes climatiques - ce sont les seules vraies sources "renouvelables", celles qui produisent et entretiennent "la nature", la croissance et la reproduction des plantes et animaux, et ces sources demeurent universelles à l'échelle de la planète tant que nous n'avons pas encore trouvé le moyen d'asservir directement ces sources renouvelables pour en modifier la distribution. Par ailleurs, l'énergie du noyau terrestre manifestée par les dérives des continents, éruptions volcaniques, tremblements de terre et tsunamis, plus la matière et l'énergie de quelques astéroïdes extraterrestres impactant notre planète, ne renouvellent le capital naturel des matériaux extractibles et la géographie des terres cultivables qu'à l'échelle des millénaires. Ce sont, en résumé, les bases de l'économie humaine. Le reste, c'est du décor, de plus en plus surchargé, prétentieux, bien moche par endroit.

Un récent pic de pollution atmosphérique par des poussières (mars 2014), pour une fois bien médiatisé dans plusieurs grandes villes européennes, est venu concrétiser notre dépendance personnelle d'une ressource commune vitale, à savoir l'air que nous respirons. Cet épisode vient aussi de mettre en évidence le conflit entre la disponibilité gratuite de ressources vitales et le libre pillage gratuit de ces mêmes ressources par les activités d'entreprises agricoles, industrielles, logistiques et par l'utilisation commune de leurs produits. Que des défenseurs des libertés individuelles aient pu argumenter contre les mesures pédagogiques de restriction destinées à limiter les effets de la pollution urbaine, cela nous révèle l'ignorance crasse des réalités de notre époque, laissant libre cours à la tyrannie des professions de foi meurtrières, à la folie des plaidoyers pour des droits imaginaires, à l'inconsistence des débats politico - philosophiques.

Au contraire des protestations intéressées à ce que rien ne change, il est urgent d'imaginer l'Internet de régulation des machines dévoreuses d'énergie, non pas du seul point de vue des dirigeants politiques et des producteurs distributeurs d'énergie qui fatalement raisonneront en termes de pérennité de leur organisation gratifiante dans la continuité de leur propre mode de pensée et de la préservation de leurs marges financières, mais d'abord du point de vue des consommateurs - contributeurs et directement dans la perspective d'une répartition de la pénurie.

En effet, il devrait être reconnu comme une évidence que la transition aux énergies renouvelables nécessite une collaboration responsable des consommateurs de tous types, pour surmonter l'impossibilité d'assurer en permanence la satisfaction de tous les besoins et demandes, du fait du caractère en partie aléatoire de certaines sources d'énergie (vent, soleil) et du caractère saisonnier d'autres sources renouvelables (chutes d'eau, biomasse,...).

Frime.jpg Imaginons, par exemple, que chacun de nous, en tant que consommateur individuel d'électricité, nous puissions admettre qu'un signal de couleur nous indique, pour chacun des appareils les plus gourmands de notre foyer, non seulement le tarif actuel, mais le tarif prévu dans les heures suivantes, à moins que nous n'utilisions notre propre générateur domestique ou celui que nous avons en copropriété avec des voisins. Nous pourrions admettre que certains de nos appareils d'utilisation non urgente ne puissent être alimentés qu'en différé selon des critères d'optimisation connus et d'application auditable. Nous pourrions par ailleurs imaginer de vivre dans une communauté locale élargie, avec son agriculture et son industrie "en régime d'efficacité logistique globale", visant l'autonomie de fourniture des besoins primaires de sa population, prioritairement à la fixité des horaires, à la fixité du plan des villes, à la fixité de l'équipement des quartiers urbains... Mais pour admettre ou simplement imaginer cela dans un fonctionnement pratique quotidien, il faudrait d'abord que nos dirigeants en concèdent le pouvoir aux citoyens. Tant que la démocratie restera un tabou, et tant que le pouvoir s'exercera comme s'il s'agissait seulement de gérer des budgets, garantir l'équilibre entre les forces sociales et faire des lois marginales, on ne sortira pas de "la crise".

Les péripéties et déconvenues du grand projet allemand Energiewende de transition énergétique démontrent l'ampleur de la planification à entreprendre pour réaliser les investissements d'intérêt général nécessaires dans les réseaux et les stockages d'équilibrage inter régionaux, pour ne parler que de l'énergie électrique et des grands réseaux. Ces péripéties démontrent aussi, une fois de plus, que les mesures tarifaires et fiscales d'apprentis sorciers technocrates ont toujours des effets pervers (exemple : il apparaît plus "économique" pour un particulier d'"investir" dans l'achat de panneaux solaires en vue de revendre leur production plutôt que d'acheter un chauffe eau solaire pour ses propres besoins). C'est une preuve supplémentaire que, même dans un pays de forte culture technique citoyenne et en structure fédérale, l'imagination de l'avenir ne devrait plus être le privilège des hautes sphères et que l'urgence demeure de libérer cette imagination à la base dans la population, non pas sur des arguments théoriques ou à partir d'incitations ponctuelles mais sur des projets d'évolutions pratiques de grande envergure. On gouverne le pays comme à l'époque du train à vapeur, de la radio et de la télé.

Voir par ailleurs le billet de ce blog sur le smartgrid. Et n'oublions pas que la plus forte consommation d'énergie dans beaucoup de pays, c'est le chauffage, donc à traiter en premier, mais pas indépendamment du reste.

L'Internet des machines que l'on nous montre dans les films, c'est le réseau qui relie les caméras d'observation, les satellites et les drones pour espionner des gens, préparer la guerre ou tuer des opposants à partir de centres de commandement souterrains. C'est une réalité, mais pas la seule possible. Ces technologies d'observation, et d'autres beaucoup plus simples (à inventer avec les moyens de commande aux divers niveaux de régionalisation et les moyens de contrôle locaux) dans nos lieux publics, domiciles, entreprises, moyens de transport, devraient servir à coordonner nos machines selon des stratégies choisies.

mardi 18 mars 2014

Désengluer la démocratie

VReyb.jpg Pour faire éclater l’association mille fois imprimée dans nos cerveaux entre « démocratie, élections libres, assemblées de représentants élus, république », voici deux ouvrages sur le renouveau de la démocratie :

Contre les élections par David Van Reybrouck (2014, Actes Sud pour la traduction française, collection Babel, 200 p)

Petite histoire de l’expérimentation démocratique par Yves Sintomer (2011, La Découverte, 275 p)

Le sous-titre du deuxième ouvrage vaut pour les deux : Tirage au sort et politique, d’Athènes à nos jours.

Dans les deux ouvrages, il s’agit en effet de retrouver les sources de la démocratie, avec la réintroduction du tirage au sort pour la constitution d’assemblées de citoyens ordinaires, en remplacement ou à côté des assemblées d’élus.

En effet, nos démocraties représentatives ne sont pas des démocraties ! Ce sont les révolutionnaires américains et européens du 18ème siècle qui ont fait le choix d'un régime d’assemblées de représentants élus, explicitement en repoussant « la démocratie » au profit de « la république », pour des raisons de doctrine (celle du gouvernement par les meilleurs, les plus instruits) - choix que l’on devrait, pour ne pas se noyer dans des débats historiques, ramener à des raisons pratiques, à savoir l’existence à l’époque d’énormes écarts socio - culturels entre les citoyens, difficiles à surmonter pour faire fonctionner une authentique démocratie.

YSimt.jpg Les ouvrages cités relatent les expériences récentes dans divers pays (Canada, Islande, Irlande, Allemagne…) ou organes internationaux (communauté européenne...) qui ont permis, en gros depuis le début des années 2000, non seulement de revalider la pertinence du tirage au sort à notre époque pour constituer un groupe porteur de diversité sociale mais aussi d’expérimenter divers modes de délibération. Et ceci pour traiter de sujets du niveau de la constitution d’un pays aussi bien que de sujets d’intérêt local.

Le scandale, ce n’est donc pas que nos pseudo démocraties sont les héritières des choix du 18ème siècle, c’est qu’elles n’ont pas évolué alors que les justifications de ces choix ont disparu ou se sont effondrées ! Pour se convaincre de la réalité de cet effondrement et de cette disparition, on pourra considérer le spectacle journalier de la dilution du pouvoir exercé par « les meilleurs », en regard d’une population presque totalement lettrée (au sens de ce qui manquait au 18ème siècle) et en forte proportion connectée au moyen d’échange à distance qu’est le Web.

Faire participer un maximum de citoyens aux décisions politiques dans le cours de leur vie normale, c’est la vraie démocratie, et le Web en offre la possibilité. Nous avons les moyens d’enterrer l’opposition entre gouvernants et gouvernés, l’opposition entre citoyen et Etat, l’opposition entre compétence et représentativité, l’opposition entre intérêt général et intérêt particulier – toutes dénuées de sens dans une démocratie authentique.

Dans ce blog, nous présentons quelques unes des conditions d’adaptation du Web dans son instrumentation et son usage en vue d’une démocratie. Suivre les tags démocratie et étiquette.

Le point de départ de notre recherche dans ce blog n’était pas le renouveau démocratique, mais la transmission des compétences entre les personnes. Il s’avère que la transmission des compétences, au travers de formes de partages d’expérience et de tutorat (à inventer), est certainement indispensable à la dynamique d’une démocratie, et que le débat démocratique gagne certainement à se fonder sur la confrontation des expériences personnelles plutôt qu'à se réduire à des échanges d'arguments abstraits. C’est en tous cas un fondement pratique évident de la démocratie athénienne antique, dont un modèle adapté pourrait, grâce au Web, s'élargir à l’échelle d’un pays moderne.

Il est aussi malheureusement clair que les opposants à la démocratie sont les mêmes que les opposants à la vraie transmission des compétences et qu’ils représentent une inertie considérable :

  • Groupes sociaux et directeurs de consciences détenteurs de doctrines sur les fins de la société humaine et son modèle idéal,
  • Partis politiques et groupes de pression intégrés au système d’oligarchie représentative,
  • Officines, agences, instituts, consultants, journalistes, experts et penseurs de service, incarnations de fait d'un pseudo pouvoir de l'intelligence, obligés de préserver a minima la légitimité des sources de leur alimentation financière intégrée au système d’oligarchie représentative,
  • Créateurs paresseux et privilégiés satisfaits,
  • Etc.

Ces opposants (sauf ceux du premier type) se rendront-ils compte que le statu quo n’est plus de leur intérêt, à tous les sens du terme, mais relève d'un acharnement utopique ? Le monde change disent-ils...

mardi 31 décembre 2013

Modèle d'interaction sociale entre arrivistes sympathiques sans police

J10_13.jpg Dans ce blog, nous avons recherché les conditions de la création d’interactions constructives sur le Web entre des personnes en conversation à distance.

Nous avons analysé les faiblesses et les illusions des modes d'interaction existants, et notamment au travers des réseaux sociaux et dans les forums de discussion libre.

Nous avons identifié les causes de ces déficits dans les croyances et les mécanismes fondateurs de ces modes d'interaction, et nous avons décrit la grande boucle de rétroactions médiatique à laquelle nous soumettent ces modes existants.

Afin de surmonter la pauvreté actuelle des interactions personnelles sur le Web (en regard de son universalité potentielle pour l'édification des esprits connectés), nous avons recherché des sources d'inspiration dans la vraie vie, dans la société des relations humaines réelles, et notamment dans les activités de négociation... Et nous avons découvert que ces sources d'inspiration existaient en abondance dans notre monde contemporain et depuis l'antiquité, mais pas là où les recherches savantes ont creusé, mais tout autour et à côté, et qu'en passant, le fait de déplacer notre attention sur cet "ailleurs" nous ouvrait de nouveaux univers à explorer, sans prise de drogue ni voyage interstellaire ni cure psychanalytique, et nous obligeait à quelques retours critiques sur les causes de stagnation de nos sociétés humaines. (Vous connaissez la blague à propos du bonhomme qui a perdu ses clés et scrute obstinément le sol sur le pas de sa porte sous la lampe d'entrée mais pas ailleurs, "parce que ailleurs ce n'est pas éclairé" ? C'est la caricature de trop d'experts et de savants, qui ne font rien d'autre que de nous expliquer ce qui est déjà éclairé ou de critiquer la lampe)

Sur ces bases, nous avons esquissé la conception de nouveaux modes d'interactions afin de pouvoir constituer des sociétés virtuelles capables d'objectifs obtenus par des échanges à distance, en proposant une étiquette générique et quelques instruments (couleurs des cartes à jouer, signes de circulation automobile).

Il est temps de proposer un éclairage complémentaire de nos propositions à travers l'exposé d'un modèle opératoire des relations interpersonnelles : notre modèle CHOP (Common Onion-patterned Privacy Model) - un nom grotesque mais on peut faire pire.

L'élaboration de ce modèle part de quelques constats évidents :

  • nous communiquons entre nous par des conventions
  • nous détestons que les autres piétinent notre jardin secret
  • nous avons chacun plusieurs niveaux de jardin secret
  • nous aimons être pareils aux autres, à la fois chacun différent
  • nous aimons apprendre des autres et recevoir des remerciements de ce que nous leur apprenons

C'est aussi simple que cela ? Cela dépend ce que l'on veut faire...

Observons un personnage typique que nous appelons l'arriviste sympathique. Son art est de s'enrichir sans cesse de l'expérience des autres.

L'arriviste sympathique entretient un réseau de contacts personnels partout où il se trouve. Il exploite ce réseau ponctuellement et avec précision, sachant par avance qui peut lui apporter un avis, un éclairage, un autre contact et sur quels sujets précis. L'efficacité particulière de l'arriviste, c'est de savoir évaluer, à chaque contact, ce qu'il pourrait en tirer éventuellement plus tard, et de savoir mettre à jour, compléter, modifier cette évaluation au cours du temps.

On pourrait dire que l'arriviste est un gentil manipulateur qui fait fonction de révélateur convivial. De fait, il s'arrange pour que ceux qu'il exploite puissent se flatter de le connaître. S'il est vraiment efficace, il s'arrange aussi pour contribuer activement à l'enrichissement des autres dans son réseau de manière à ce que chacun dispose de la meilleure information pour développer son propre génie. (Note. Rejetons définitivement aux ténèbres extérieures l'arriviste exploiteur qui brouille sciemment ses sources pour sauvegarder sa supériorité sur ses concurrents potentiels, utilise ses contacts pour propager des informations partielles ou fausses. Rejetons aussi le type voisin mais contourné du diplomate ou de l'espion, coincés dans leurs conventions fonctionnelles, qui cherchent à influencer l'autre ou à l'assimiler ou à se l'assimiler. Ecartons encore plus franchement le type de l'arriviste mou, fusionnel, jouisseur, profiteur, qui n'est rien aux autres qu'un miroir de médiocrité. L’arriviste sympathique est au contraire l’équivalent d’une abeille dans un jardin poétique où les fleurs et les insectes butineurs non seulement coexistent mais peuvent se transmuter).

Dès lors, tout participant du réseau de l’arriviste est lui-même un autre arriviste potentiel. C’est donc par pure commodité que nous isolons un individu, « l’arriviste », sous une dénomination faussement caractéristique de son comportement personnel en société, car il n'est pas différent des autres.

Essayons de représenter un modèle opératoire de cet arriviste sympathique dans le cours de ses relations sociales.

CHOP1.jpg Avec ses semblables, l’arriviste se comporte comme si chaque personne (lui-même inclus) se représentait en société par quatre enveloppes d’univers culturels : voir le tableau-image des enveloppes-univers (au sens d'univers mentaux en couches imbriquées comme dans un oignon).

Dans ce modèle, chaque personne communique par son enveloppe externe, celle des étiquettes de comportement, mais les échanges sociaux concernent bien toutes les enveloppes, toutes soumises au langage. La structure du modèle en enveloppes-univers est commune à toutes les personnes (par prudence, ajoutons ici : de culture "occidentale" mais sans y induire aucune restriction géographique). Mais, évidemment, les contenus de chaque enveloppe sont propres à chaque individu.

Pour un individu donné, les contenus des enveloppes-univers ne sont pas forcément logiquement cohérents entre eux à chaque instant, et encore moins dans la durée. Les contenus à l’intérieur d’une enveloppe-univers non plus ne sont pas forcément logiquement cohérents entre eux, sauf peut-être ceux des projets en cours. Ce n’est pas pour cela que les individus sont illogiques ou incohérents dans leurs échanges avec leurs semblables ! Le dépassement de la logique mécanique, plus précisément la capacité à contenir des éléments contradictoires ou mal définis, justifie le terme d’« enveloppes-univers », et notons bien au passage qu'aucune machine « intelligente » ne pourrait s'y retrouver. Si vous en doutez encore, imaginez comment se forment et évoluent dans le temps les contenus des enveloppes-univers d'un individu donné en fonction de (ou contre) ses appartenances à de multiples groupes sociaux, en fonction d'événements maîtrisés ou non...

Il est important pour l’arriviste de ne jamais indisposer son interlocuteur tout en recueillant les trésors d’expérience de cet interlocuteur situés au niveau des projets, qui sont les plus aisément accessibles (au sens de interchangeabilité). Il sait qu’il ne pourra probablement pas y parvenir sans faire valoir un accord même très partiel avec les construits mentaux de son interlocuteur.

CHOP2.jpg Le deuxième tableau-image contient en filigrane les principes d’action de l’arriviste, conscient que la révélation, au cours du dialogue, de désaccords au niveau des construits mentaux et encore plus au niveau des credos de son interlocuteur crée des risques importants de rupture irrémédiable (à moins de fonder une relation plus profonde qui exige effort et durée). Il est, en effet, évidemment hors de question de faire évoluer son interlocuteur, pas plus que soi-même, au cours d'une conversation ou d'un débat, sur les contenus des enveloppes-univers internes ! Et pourtant, combien de maladresses blessantes, combien de vexations mortelles sont commises par l'ignorance de cette évidence, ou à la suite d'une transgression bénigne ou ludique, dont les effets se sont amplifiés hors de contrôle par les mécanismes de compétition et de rivalité en miroir....

Voici donc quelques éléments clés de votre comportement d’arriviste sympathique (puisque, dans notre modèle, nous le sommes tous...) :

  • commencez par vous enquérir de l’état général de l’interlocuteur, si possible en manifestant votre souci des projets dont il vous a parlé dans une conversation antérieure,
  • flattez prudemment les éléments des construits mentaux qu’il vous a dévoilés précédemment, réorientez la conversation sur ses projets pour qu’il vous en valorise spontanément l’expérience, participez prioritairement à ses échecs si vous savez comment l’aider à en surmonter les conséquences,
  • évitez l'expression des credos, ne dites jamais les vôtres, sauf quand vous êtes certain que leur expression mesurée ne peut pas choquer,
  • recueillez les éventuels avis et recommandations formulés par l’interlocuteur en tant qu’expressions de ses construits mentaux et en les replaçant en rapport à vos propres équivalents en vue des rencontres à venir.

Il est important pour l’arriviste affairé de détecter chez son interlocuteur les cas pathologiques qui rendraient cet interlocuteur peu susceptible d’enrichir sa société notamment :

  • un rythme anormal d’évolution des contenus (indice d’instabilité ou d’immobilisme),
  • une absence de logique dans les projets en cours ou entre les projets en cours,
  • une logique mécanique là où elle ne s’applique pas (par ailleurs, si un décalage des contenus entre les enveloppes a été opéré consciemment, l’interlocuteur est probablement un manipulateur ou un fanatique),
  • un déséquilibre entre les enveloppes-univers, par exemple si l’une d’elles devient muette ou au contraire envahit les autres,
  • etc.

Mais, comment notre arriviste sympathique peut-il se protéger des gros malins, des sournois, des pervers, et des autres brillants ou discrets animateurs de basses et de hautes cours, qui chercheront à l'influencer, à le tromper, à l'humilier, par jeu, bêtise, jalousie... ? Faut-il créer une forme d'autorité policière chargée de détecter et de réprimer les contrevenants aux règles de bonne communication ? C'est inutile pour ce qui concerne le déroulement d'une conversaton : l'étiquette d'interaction, à travers l'usage des symboles associés, permet de détecter quasiment immédiatement (presque automatiquement : un automate peut y aider) les risques de déséquilibre et de mésinterprétation. Et c'est précisément la neutralité de l'étiquette et des symboles en regard des intentions et des états d'âme qui la rend capable de cette fonction. Pour ce qui relève des contenus, de toute façon, il serait illusoire de prétendre se protéger totalement contre les faussaires et les menteurs au cours d'une interaction à distance : le respect d'une étiquette peut assurer le bon déroulement formel de l'interaction mais ne peut contraindre à l'exactitude des contenus que dans la mesure où la forme induit le fond et dans la limite des capacités conscientes des intervenants. De toute façon, si nous faisons passer prioritairement la correction des anomalies de nos sociétés réelles dans la conception de sociétés virtuelles, nos chances d'inventer un nouvel espace de liberté vont prendre un mauvais coup ! Au total, compte tenu de ces réalités incompressibles, il n'est nul besoin d'une autorité centrale de police : le jeu normal de l'étiquette et des symbolismes associés, dans une société virtuelle d'arrivistes sympathiques à objectif constructif (que cet objectif en construction soit une œuvre collective ou un bénéfice pour chacun, du moment que l'on s'accorde sur une méthode pour mesurer une progression à partir des échanges entre les contributeurs), fera que les délinquants, qui par définition ne participent pas ou faussement à l'objectif, se retrouveront rapidement seuls sur une autoroute qui ne mène nulle part.

Nous pensons que notre modèle de l’arriviste en enveloppes-univers pourrait permettre de révéler ou de faciliter l’explication de phénomènes sociaux ignorés ou maltraités jusqu’à présent dans nos sociétés réelles, par l'approfondissement de la relation sociale interpersonnelle à objectif coopératif. Osons ajouter que ce genre d'étude nous semblerait plus utile à l'avenir de l'humanité que, par exemple, les volumes d'observations de personnages détraqués, d'analyses critiques de l'histoire, de romances à la mode et de théories héroïques, face à l'urgence d'inventer un futur "raisonnable" et surtout acceptable par tout être humain – ce qui exige de savoir se parler vraiment sans exiger préalablement une commune façon de penser ni l'arbitrage d'une autorité régulatrice. A l'évidence, ce savoir ne s'est guère manifesté dans l'histoire de l'humanité, mais nous avons la capacité naturelle de l'inventer.

RteMaz.jpg Si nos propositions vous semblent imparfaites ou pire encore, faites mieux !!

Pour conclure. Dans ce blog, c'est en référence aux interactions à distance à l'intérieur d'une société virtuelle à objectif très général, à savoir la transmission des compétences personnelles à travers l'échange des expériences personnelles, que nous avons conçu quelques instruments (étiquette, symboles) destinés aux arrivistes sympathiques du futur, et que nous avons esquissé les évolutions nécessaires du Web et des applications mises à disposition des personnes connectées. Dans un cadre moins large que celui d'une société virtuelle à vocation universelle, l'instrumentation de la convivialité peut certainement se réduire fortement, mais on ne devrait cependant jamais faire l'économie d'une étiquette et des symboles nécessaires à une mise en pratique constructive. En effet, au contraire des puissances qui oeuvrent à l'encontre de la valorisation des individus et les font participer à la réalisation d'une unification totalitaire de l'humanité, il nous semble souhaitable que tous les échanges, dialogues, discussions dans tout cadre organisé sur le Web participent à la fortification des compétences individuelles en vue de permettre leur transmission. Dans cette vision, ce n'est pas l'imposition d'un langage universel ni la disponibilité d'un canal à gigadébit ni la création d'un logiciel miracle qui sont pertinents, mais l'utilisation commune d'un type d'étiquette et de symboles adaptés à ces finalités globales, à l'intérieur de sociétés virtuelles à objectif explicitement constituées avec leurs règles de contribution et leurs conventions pour mesurer la progression vers leurs objectifs.

samedi 28 décembre 2013

Soyons polis !

Plaçons-nous dans un cas extrême où seule la politesse peut freiner les moeurs sauvages, celui des forums de discussion libre sur le Web à propos d'un article publié ou sur un thème de portée générale. Ce genre de forum, on le trouve souvent dans une zone de commentaires annexés aux articles de journaux.

En un mot : la jungle !

Et pourtant "Respectez vos interlocuteurs, et gna gna gna et gna gna gna..." (conditions générales d'utilisation).

Rixe.jpg

C’est qu’Il faut être vraiment coincé du bocal pour croire une seconde à ces recommandations de bonne conduite ! En premier lieu, de quels « interlocuteurs » peut-il s'agir puisque tout le monde est sous pseudo, de quel respect dois-je faire preuve, puisqu'en réalité aucun autre intervenant ne me parle directement sauf par exception et en déformant ce que je viens d'écrire pour s'en servir afin de prolonger son propre discours en accord vague ou en désaccord spectaculaire avec le mien ?

Un forum de "discussion libre", ce sont des pluies d'incidentes qui s'empilent dans les fils et sous-fils par ordre d'arrivée, comme si chaque contribution tentait de recouvrir les autres soit en les ignorant soit en les conchiant soit en prétendant surenchérir - ce qui peut-être encore pire, car il existe maintes manières d’insulter en approuvant. A l’évidence, cette inhumanité n’est nullement le résultat d’un choix de chaque intervenant ; on pense aux films d’action lorsqu’un tueur s'adresse à sa future victime : "cela n'a rien de personnel". D'ailleurs moi, avant d'écrire mon billet dans un forum, je ne lis jamais en détail les interventions précédentes, je fais un parcours rapide pour assimiler la teinture générale, et hop j'écris pour envoyer vite vite.... Ah, trop tard, quelqu'un a été plus rapide...

Mais le summum des injonctions de morale lunaire c'est "soyez poli" : qu'est-ce que cela peut bien signifier dans une telle pagaille ? Qui pourrait imaginer qu'un entrelacs de graffitis superposés selon une logique de réaction spontanée... puisse constituer une oeuvre d'artistes "polis" ? C’est à l’état brut le libre cours de l’action-réaction, de la compétition en miroir, et parfois de la montée aux extrêmes verbaux.

Prenons donc la question à l'envers, par l'analyse des détestations - tellement plus facile.

Constatons en effet qu'il existe des malpolis, des gros malpolis même :

  • les trolls qui balancent n'importe quoi hors sujet
  • les dynamiteurs de toute orthographe et de toute syntaxe
  • les illuminés qui répètent à tout propos le credo de leurs croyances
  • les militants en essaim qui s'abattent sur toute trace de formulation exclue par les mots d'ordre de leur obédience, pour dénoncer les coupables comme des opposants honnis malhonnêtes criminels contre l’humanité
  • les abrutis qui ramènent tout aux expressions à la mode et aux opinions toutes faites répétées en boucle dans les medias (dont les derniers résultats de sondages d'opinions ou les derniers chiffres de l'"économie" déjà par ailleurs diffusés à dose massive)
  • les rustauds qui tentent de prendre l'ascendant sur tout le monde et sur l'avenir du monde, par le gigantisme des caractères employés, par les décharges d'émoticones, par la brillance de leurs références culturelles, par le choc des images et des vidéos...

Mais ce ne sont là que les types les plus élémentaires de malpolis, quasiment des automates.
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Car il existe par ailleurs de nombreux types de fins malotrus, des animaux vicieux, parmi lesquels on trouvera quelques humains déboussolés, par exemple :

  • les trolls mous qui font semblant de dire presque n'importe quoi, pour exprimer que la façon de poser ou de traiter le sujet dans le forum ne leur convient pas, au lieu de le dire simplement (mais cela les obligerait à faire un effort pour expliquer pourquoi)
  • les contradicteurs maladifs, dont l'unique activité consiste à trouver partout à chaque instant le détail insupportable chez les autres qu'ils se doivent de révéler avec éclat et de critiquer en profondeur
  • les malveillants qui pointent les désaccords entre les intervenants pour les attiser
  • les pervers qui interprètent votre contribution pour la dénigrer, l'analysent pour la détruire, la généralisent pour vous ridiculiser, citent et recitent des grands auteurs pour vous déstabiliser et vous humilier (en sous-famille : les faussaires piègeurs, dont l'art subtil consiste, à force de citations dissimulées, à vous surprendre en opposition frontale avec une célébrité intouchable ou une oeuvre censée faire autorité)
  • les martyrs culpabilisateurs qui brandissent l'épouvantable perspective des risques collatéraux infligés à leurs fétiches, idoles, valeurs, en litanies ininterruptibles
  • ...
  • et peut-être les pires de tous, les autocentriques qui se vivent comme des incarnations de l'humanité authentique, et donc pensent, agissent "comme tout le monde" selon le "bon" sens commun (ou en variante : contre tout le monde), se rendant incapables du moindre effort de compréhension des autres.

En comparaison, les grossiers qui interpellent vulgairement, invectivent salement, insultent bassement, sont plutôt rares. Et lorsque de tels comportements brutaux se manifestent, c'est généralement dans la continuité théâtrale d'un comportement malpoli régulier. Autrement dit, il s'agit souvent d'un signal d'intensification (ou de dépit devant le ratage) d'une stratégie d'influence ou d’écrabouillement, plutôt que d'une exaspération véritable.

Bref, on pourrait disséquer, catégoriser, disserter sur les malpolis à l'infini... jusqu'à tous s'y retrouver !

La réalité brute, c'est qu'il n'existe aucune règle pratique pour traduire concrètement "soyez polis" dans le cadre d’un forum d’expression libre. Entre la déclaration universelle des droits de l'homme, la netiquette (un fatras de recommandations d'informaticien), et des conditions généralissimes d'utilisation, c'est le vide !

Essayons tout de même de produire une réflexion constructive.

Reformulons d’abord le problème. Dans un forum libre, nul ne sait qui est qui (on intervient sous pseudo). On sait donc encore moins dans quel référentiel culturel chacun s'exprime, et l'expérience prouve qu'alors, même sous la pression d'une technique imposée (celle des fils de discussion du forum), même dans le cadre d'un sujet de discussion délimité (par exemple un article de journal), on n'arrive à rien qui ressemble à une production collective consciente. Cet échec signifie un immense gaspillage (mais pas pour tout le monde, nous le verrons plus loin) et surtout il se manifeste par un déchaînement verbal carrément indigne.

Est-ce que quelqu'un à réfléchi aux règles de comportement qui éviteraient ce gâchis ? Et, en admettant que des règles bien définies puissent pointer efficacement les comportements malpolis, comment pourrait-on remettre les fauteurs à la raison ou sinon les exclure ?

Par exemple : un automate intelligent pourrait-il analyser les textes des interventions et réaliser un tel pointage en temps réel ? Mettons tout de suite de côté les rêvasseries de mauvaise science fiction : le résultat d'un automatisme intelligent serait encore pire que les pires traductions automatiques et il resterait toujours quelques types de "malpolis" inventifs qui échapperaient au système et se démultiplieraient par imitation et compétition. De plus, l’éviction des malpolis n’est pas le seul problème à surmonter, il y a aussi l’absence d’une production à la fin de la discussion, qui se manifeste par le désintérêt des contributeurs potentiels, sans doute attirés ailleurs.

Je ne vais pas non plus défendre la solution du renoncement à la "liberté d'expression" du forum, par le recours à un modérateur, qui lirait toutes les propositions de textes à insérer, afin de ne publier sur le forum que les propositions valables selon les critères qui lui auraient été donnés et selon l'interprétation qu'il en ferait. Cette solution de filtrage a priori entraîne forcément une perte considérable de substance (sauf dans sa version tolérante où elle se réduit à un simple classement par catégorie des messages sans restriction de leur publication), La modération a priori est souvent associée à l’obligation pour le modérateur de rédiger une synthèse finale de sorte que la discussion produit un résidu compact facilement réutilisable, même s'il est rien d'autre qu’une extraction de ce qu'a voulu comprendre le modérateur. Au contraire, aucune synthèse n'est jamais produite dans le cas d'un forum libre, forcément foisonnant avec de multiples productions ponctuelles aléatoirement réparties.

Osons donc affronter la vraie question de la pertinence du modèle du "forum libre" et le vrai risque sur nos "libertés" si cette question n'est pas résolue :

  • la vraie question n'est autre que "un forum libre, c’est pour quoi faire ?", autrement dit "que veut-on produire à partir d'une discussion libre sur un forum virtuel et comment peut-on organiser cette discussion-là sans restreindre la liberté de chacun ?"; car si la "discussion" est juste un défouloir destiné à enregistrer des opinions prétendument spontanées en vue d'alimenter par ailleurs une machine à analyser l'opinion, c'est une trahison (mais une trahison durable, qui nous garantit la pérennité des forums libres et des sondages d’opinion)
  • le vrai risque, si la question reste sans solution en l'état, c'est le constat de l'"impossibilité" de toute forme de débat spontané sur le Web, et, comme dans les autres medias, la substitution par des débats spectacles organisés entre des personnes représentatives ou savantes, sous la conduite d’animateurs-experts; bref, par effet de rebond et amplification, ce sera de facto la disparition d'Internet comme "espace de liberté"

Retatgenx.jpg Concernant la recherche d'une réponse à la question, je regrette d'avoir à le dire, ni la sociologie des media, ni les analyses déconstructives, ni les théories du comportement, ni la psychologie transactionnelle, ni les tentatives de langage universel, ni les traités de rhétorique... n'entreprennent l'élaboration d'une discipline du dialogue ou de la conversation en vue d'un objectif constructif. On trouve un peu de matière dans les guides de négociation réservés à certaines professions, certains dialogues philosophiques, certaines méthodes de créativité de groupe et certains ouvrages de psychologie ou de sociologie appliquée - en fait on peut surtout y découvrir des impasses si on tente de les confronter à la question précise que nous avons posée. Quant à la rhétorique, en tant que discipline de la parole, elle s'est toujours cantonnée à l'art oratoire en public pour des situations de prise de parole bien circonscrites, sans sortir de ses origines historiques (mille fois hélas). Au total, il existe donc un grand vide entre l'art oratoire "hors de soi", les techniques "entre soi" des relations codifiées par des rôles conventionnels (par exemple à l'intérieur d'une entreprise, d'un stade,...) et les modes de communication purement fonctionnelle "en soi" à l'intérieur d'une famille ou d'un petit groupe soumis à un impératif de cohésion. C'est justement là, dans ce vide, que se trouve le forum de discussion libre (oh combien libre !). Et ce vide monstrueux absorbe bien d’autres tentatives de communication : on peut soupçonner, par exemple, que beaucoup de "discussions" et de "contacts préalables" à caractère d'approche diplomatique participent à la concrétisation de ce vide - on pourrait aussi évoquer certaines chaudes discussions familiales, et plus généralement la plupart des affrontements verbaux en petits comités, dont les conséquences catastrophiques se restreignent rarement plus tard aux participants. Avant de chercher à communiquer avec des extraterrestres potentiels, il serait urgent d'imaginer comment combler ce déficit de communication entre nous sur terre, autrement que par le sang et les larmes en conséquence automatique des montées aux extrêmes par l'effet des incompréhensions, peurs, réflexes de défense...

Revenons à notre modèle du forum libre, même s'il s'agit de bien plus que cela.

Donc nous voici au pied du mur, contraints à l'invention ! Pour faire bref, nous faisons deux propositions.

Proposition 1. Comment éviter de blesser inutilement les autres ? D'abord en évitant qu'eux nous blessent inutilement. Pour ce faire, nous proposons d’afficher à l'intérieur de nos interventions le niveau de discutabilité que nous attribuons nous-mêmes à chaque partie de ces interventions. Est-il incongru d'imaginer pour cela un préfixage par symbole pour communiquer que nous acceptons ou non de remettre en cause dans le cadre du forum l'assertion qui suit le symbole ? Plutôt que de réfléchir aux mille et une raisons pour lesquelles "cela ne marchera pas", retournons sur nous-mêmes, sur notre propre mode de réaction aux agressions ou ce que nous prenons comme telles, et sur les enchaînements successifs qui en dérivent : il s'agit simplement, par un préfixage symbolique, de permettre aux protagonistes, s'ils le veulent, d'éviter la dérive vexatoire (mais pas la confrontation des opinions !) et sinon de pouvoir constater objectivement quand une telle dérive vexatoire se produit, et donc, s'ils le veulent, d'éviter la montée aux extrêmes... Cela ne peut vraiment servir à rien ? Le méta langage des attitudes et des signes, spécifique et appuyé, n'est-ce pas ce qui normalement précède et accompagne la parole en face à face avec des inconnus – un méta langage dont on ne dispose plus sur un forum numérique où les intervenants se parlent à distance et ne sont pas forcément de la même culture ? Les émoticones classiques ne peuvent pas remplir cette fonction d'annonce conventionnelle : ce sont d’abord des décors, quelquefois des indications d'intention ou d'état d'âme en complément du discours, et ils sont potentiellement innombrables d’autant plus qu’il existe des tentatives pour les breveter. Dans ce blog, nous avons proposé un jeu de 4 symboles de niveau représentés par les couleurs des cartes à jouer selon leur hiérarchie la plus commune; dans le cas d’un forum donné, on peut adapter la définition des niveaux et l’usage des symboles pour constituer l’étiquette du forum, en complément des fameuses conditions générales.

Proposition 2. Comment matérialiser une production collective ? En isolant chaque proposition de l'explication de son pourquoi, dans chaque contribution au forum. (Note. Il semble qu'à ce jour, aucun des milliers de logiciels de forum, groupware, réseau social ne permette de traiter directement ce besoin pourtant évident, à savoir la vision instantanée des propositions séparément de leurs éléments explicatifs, et, en association à chaque proposition, la filiation des propositions de modifications reliées à leurs éléments explicatifs). Evidemment, pour que le forum soit naturellement constructif, il faudra explicitement le préalimenter de propositions mères, ou bien, dans une perspective plus ouverte, l’organiser en discussions par sous-thèmes adaptés (par exemple, pour un article de journal : forme de l’article, références, illustrations, méthode d'exposition, principaux éléments de contenu, points non traités,...). Dit autrement, il s'agit de pouvoir passer d'un cadre d’invitation vague "donnez votre avis sur.." à l'appel à une contribution constructive "que proposez-vous pour faire mieux...". Qu'est-ce qu'on y perdra ?

En conclusion. La politesse est au fondement de toute société. Beaucoup en dépend, et notamment - dans une société égalitaire ou au moins en l'absence d'un pouvoir totalitaire - la possibilité de constructions collectives complexes au bénéfice de la communauté. Il est évident que nos sociétés humaines n’ont pas su évoluer pour intégrer l’expérience des conflits massivement meurtriers vécus au cours des derniers siècles, et demeurent inadaptées pour survivre aux problèmes planétaires à venir. La « révolution numérique » offre l’opportunité d’inventer des instruments d’ouverture ou au moins d’élargissement de nos univers sociaux, pour nous aider à surmonter les pesanteurs et automatismes de nos sociétés réelles. Ces instruments numériques de création sociale sont par nature différents de ceux que prétendent nous imposer la reproduction massive de techniques banales par des puissances d’asservissement ; cependant, ces instruments à créer ne sont certainement pas difficiles à concevoir techniquement, mais ils requièrent un peu d’humanité dans la conception de leur mise en oeuvre. C’est ce que nous avons voulu montrer à travers l’exemple type du forum de discussion libre.

Pour des compléments dans ce même blog, voici quelques liens :
Sur les couleurs des cartes à jouer et suivre le tag étiquette pour le contexte général
Sur la montée aux extrêmes
Sur la corruption des formalismes
Sur la netiquette

jeudi 12 décembre 2013

Pouvoir du peuple : quel pouvoir, pour quel peuple ?

La difficulté de l'exercice de réflexion proposé ici, même si, à la fin, il s'agit "seulement" de la population connectée au Web, invite au détour. C’est évidemment pour mieux traiter le sujet, et tenter d'éviter les périls des conceptions toutes faites.

PouvoirKorda.jpg Le livre de Michael Korda "Power - How To Get It - How To Use It" (1975) est un classique méconnu de l'observation sociale, dont l'exactitude et la finesse dépassent celles des recommandations terminales de l'ouvrage, pâlichonnes et datées en comparaison des plus récentes maximes et pratiques affairistes, cependant scrupuleusement appliquées dans les milieux mafieux. Malgré les présentations qui en ont été faites, et peut-être malgré la réputation que l'auteur en a tirée, ce livre ne devait plus être lu comme un manuel de savoir vivre à l'intention d'aspirants cadres dirigeants, mais bien comme un recueil d'observations anthropologiques contemporaines.

C'est en effet l'être humain en tant qu'animal en société qui nous est décrit, au travers de ses singeries du pouvoir, dans ses comportements, dans l'organisation de son espace, dans la structuration de ses relations sociales, dans ses façons de communiquer. Les descriptions comportementales du livre demeurent couramment observables (dans les sociétés de tradition "occidentale" et dans les milieux "internationaux"), par exemple celles du chapitre 4 sur la "dynamique du pouvoir dans les cocktails", avec la formation du cercle des puissants, l’évolution de ce cercle, son influence sur la nature et sur le rythme des échanges entre tous les participants dans et hors du cercle...

Il s'agit là du pouvoir dans sa version sociale endèmique naturelle, autrement dit du pouvoir banal dans son exercice quotidien propre à chaque culture locale, tel que chacun doit le percevoir ou l'internaliser sous peine d'exclusion.

On trouvera par ailleurs dans le livre de Korda des éléments de diagnostic d'une folie plus ou moins douce chez certains drogués du pouvoir, mais on n'y trouvera pas grand chose sur la fureur mortelle des rivalités en miroir, ni sur les poussées délirantes d'aspiration à la puissance illimitée chez certains hauts responsables. L'intérêt de ce livre est qu’il nous parle de notre démon familier du pouvoir, tel qu'il se manifeste constamment dans notre vie sociale, et plus spécialement dans les milieux policés, sans prétention doctrinale et avec drôlerie.

Gomorra.jpg A l'opposé du point de vue pris dans le livre de Korda, une mode érudite s’intéresse aux marges de nos sociétés pour en déduire des interprétations profondes et des méthodes d’analyse sociologique. En contraste, il existe des ouvrages de première main sur ces marges sociales pour nous en rendre la signification directement accessible ; on pourra lire Gomorra de Roberto Saviano, Gallimard 2006, au risque d’une immersion dans des singeries du pouvoir sans doute pesantes pour des gens du commun, mais qui intègrent néanmoins nos singeries de gens ordinaires dans une bestialité affirmée, nullement incompatible avec le développement astucieux d'empires aux façades prestigieuses dissimulant à peine les activités illégales. C'est donc plutôt en observant chaque société humaine dans son cours normal et à la base comme une société de machines et d'animaux, que l’on pourra tenter de discerner ce qui tient ensemble cette société, ce qui à l'inverse menace de la détruire, dans quelles directions et selon quel sens elle veut ou peut évoluer.

Alors, en poursuivant dans cette voie, de vraies questions utiles pourront être soulevées, de ces questions qui, en raccourci, font humanité au lieu de la défaire... Par exemple : comment apprivoiser notre démon du pouvoir au cours de nos relations sur le Web ? Si vous ne comprenez pas l'intérêt de la question, peut-être parce que vous communiquez sur Internet seulement avec des personnes connues sur des sujets convenus, allez sur un forum de commentaires libres sur Internet et observez la rareté des contributions créatives au milieu des invectives, des citations idéologiques, des répétitions d’opinions de comptoir, des envahissements de l’espace par des interventions hors sujet, etc – c’est une jungle !

Passons aux formes institutionnelles du pouvoir, par une transition facile, en reproduisant une citation en tête du chapitre 3 de l'ouvrage de Korda :
"C'est un étrange désir que de rechercher le pouvoir de perdre la liberté". Francis Bacon

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Concernant le pouvoir dans sa forme institutionnelle - celle qui peut pratiquement nous priver de liberté au nom de la liberté - nous recommandons un ouvrage tellement bien écrit qu'il peut être lu comme un sommet de littérature de l'absurde : Droit constitutionnel 2. Les démocraties d'Olivier Duhamel (Editions du Seuil). Car l'étude historique comparative des constitutions de divers pays et surtout, le constat de la manière dont les textes constitutionnels sont largement interprétés, modifiés en fonction des circonstances et des opportunités, voire carrément ignorés...démontre le niveau tout relatif de sacralisation des règles d'accès aux pouvoirs institutionnels et de l'exercice de ces pouvoirs. Singerie du pouvoir.

Remarquons qu'il s'agit à chaque fois dans le livre d'un pouvoir "démocratique" au sens de la "démocratie" représentative. Si on comprend la démocratie comme le pouvoir du peuple, le livre décrit très bien les évolutions et les variantes d’un défaut sommital de ce type de régime, après deux siècles d'expérience. En France, pays de la Grande Révolution de 1789, la création d'un conseil constitutionnel composé des anciens présidents de la république et de membres désignés par copinage matérialise le déni du pouvoir du peuple sur sa propre constitution, par l'expulsion de ladite constitution hors d'atteinte du citoyen ordinaire.

Malgré l’accaparement légalisé du pouvoir dans les démocraties représentatives, on constate une tendance à la paralysie de ce pouvoir face aux prises de décisions impactant l'avenir des citoyens sur le long terme. Les prises de décisions sont marginales, et souvent élaborées dans la hâte en réaction à un événement perturbateur. On constate en même temps un isolement des gouvernants, ou en termes plus choisis, une situation de négociation hystérique permanente, non pas avec leur propre peuple, mais avec des entités de très diverses natures (partenaires sociaux, partis politiques, lobbies, medias, agences ou institutions internationales, etc), de sorte que la perception par les citoyens du sens général de l'action gouvernementale se dissipe, sauf si un être charismatique se dégage au sommet, ou à défaut, un personnage imprévisible...

On peut trouver mille raisons techniques à cette maladie des vieilles démocraties représentatives. A la base, avant ces multiples raisons, c’est bien la perte de légitimité face au peuple (au sens de la collectivité humaine) qui est la cause première de cette maladie. Les grandes paroles porteuses d'avenir sont réservées aux discours partisans prononcés lors des périodes électorales et aux commémorations - l'accumulation des mots suffit à soulever les émotions et l’on fait semblant d’avoir vécu un grand moment, tandis qu’on n’a rien produit, même pas une illusion – singerie du pouvoir, encore.

Malgré tout, les instances internationales et les plus hautes autorités invitent régulièrement les jeunes nations à se doter d'un régime de démocratie représentative, comme si la légitimité élective pouvait compenser l'incompétence et l’avidité personnelle des dirigeants, comme si les règles de décision à la majorité pouvaient s'imposer dans des pays composés de minorités tout juste rassemblées, comme si une quelconque responsabilité collective pouvait être incarnée par des représentants d'intérêts ou d'idéologies exclusives et expansionnistes. La promotion de telles stupidités criminelles participe à la complexité du monde moderne dont s'alimentent tant de hautes personnalités irresponsables et qui leur sert d'excuse savante.

Et pourtant, le pouvoir dans les démocraties représentatives est très entouré d'organes institutionnels censés lui apporter compétence et expertise ! Mais, en réalité, la plupart de ces organes de conseil se peuplent automatiquement de membres à vie de diverses castes privilégiées et de militants récompensés, tous bien rémunérés pour des travaux qu'ils se contentent d'avaliser après les avoir confiés, aux frais du contribuable, à des consultants ou à des instituts partisans. Au point que, pour reconstituer à peu de frais une légitimité démocratique, on pourrait envisager de remplacer ces organes divers par quelques assemblées de citoyens ordinaires, avec des missions adaptées (plus ambitieuses que celles d’un jury de consommateurs, merci) et selon un mode de désignation indépendant du système électoral.

Alors, on se rapprocherait du seul vrai modèle démocratique, celui de la démocratie directe : le pouvoir du peuple exercé par le peuple.

CastoDerive.jpg La démocratie directe fut inventée par les Athéniens vers le 5ème siècle avant l'ère chrétienne. Le système de sélection des citoyens pour accèder aux charges publiques était tel qu’il permettait (ou imposait, selon un point de vue moderne) à chaque citoyen d’être sélectionné plusieurs fois dans sa vie, pour diverses charges. La sélection, pour une durée limitée, se faisait par tirage au sort pour les charges que nous appellerions représentatives, par élection sur candidature pour les charges exigeant une compétence spécifique.

Dans un tel régime, on abolit toute forme de séparation ou de discontinuité entre le citoyen individuel et la collectivité. La question « quel pouvoir pour quel peuple » se trouve vidée de sens, et chacun est confronté sans intermédiaire à la question autrement plus compromettante : « pour quoi faire ? » suivie de : " comment en rendre compte ? ". Par nature, la démocratie directe est donc un régime d’autolimitation, comme l’a répété Cornelius Castoriadis, par exemple dans Une société à la dérive (Editions du Seuil, 2005). Tiens, justement, quelle devrait-être la principale qualité d’un régime politique pour que nous puissions espérer survivre aux catastrophes écologiques (déclenchées par nos activités) autrement que par une régression sous contrainte ?

N'oublions pas que ces Athéniens de l'antiquité nous ont légué les germes et les racines de notre culture (faussement qualifiée d’occidentale) dans les sciences, les arts et la philosophie, et osons suggérer que ce n'est pas seulement par une coïncidence historique que ces mêmes anciens ont inventé la démocratie directe après avoir expérimenté tous les autres régimes politiques connus à l’époque ! Osons donc reconnaître le pouvoir créateur d’humanité(s) de la démocratie directe.

Comment pourrait-on à présent récupérer cet héritage politique dans une population plus nombreuse et probablement plus diversifiée que celle de l’Athènes antique, en tirant profit des facilités de communication par Internet ? Tout d'abord, l’exemple des anciens nous évite bien des illusions : aucune "démocratie Internet" ne s'imposera par le seul effet de la technologie, à moins d'appeler "démocratie" l'activité sur un réseau social quelconque, ou à moins d'assimiler "démocratie" et vote majoritaire - pourquoi pas en y substituant des sondages d'opinion par Internet... Non, la démocratie a déjà été inventée, c'est une création sociale, on ne créera rien d'équivalent par la seule technique !

Cependant, on peut envisager un type de vraie "démocratie Internet" à partir de la décision partagée de personnes qui se voudront également participantes en vue d'objectifs communs et s'accorderont sur des règles communautaires permettant de réaliser ces objectifs par l’usage d’Internet. Ce n’est pas une utopie; un type voisin de société virtuelle existe depuis longtemps dans le cadre de grands projets techniques, humanitaires, etc où des centaines de personnes sont en relation, dans chaque cas selon des constitutions et des règles de fonctionnement ad hoc qui leur permettent de communiquer, discuter, travailler à distance – mais à l’intérieur d’une organisation hiérarchique et de règles contractuelles prédéfinies par ailleurs, alors qu’une démocratie authentique suppose l’égalité entre les participants. Pour une démocratie authentique sur Internet, il faut donc en plus imaginer l'équivalent de l'agora (l’espace public citoyen) comme théâtre d'élaboration et discussion des propositions, imaginer l'équivalent d'une rhétorique afin que chacun puisse présenter efficacement son point de vue, imaginer (surtout si la population n'est plus homogène culturellement comme celle de l’Athènes antique) comment éviter les dérives blessantes et les fausses interprétations, etc. Autant l’idée d’une « démocratie Internet » générique et l’idée d’une « démocratie Internet » universelle de tous les internautes se révèlent au mieux comme des utopies fumeuses au pire comme des arnaques déshumanisantes, autant la réalisation de nombreuses « démocraties Internet à projets » peut se placer dans le domaine du possible et du souhaitable, réunissant des internautes contributeurs à la réalisation des différents objectifs de ces communautés virtuelles, à condition d’adapter à chaque fois la technique aux besoins d’une communication « démocratique » entre les utilisateurs et non l’inverse.

En guise de conclusion. La question titre du billet est mal posée. La première interrogation devrait être "pour quoi faire ?". En parodiant le jargon philosophique, nous dirons que la question « quel pouvoir pour quel peuple ? » nous maintient fatalement dans la bestialité naturelle des luttes historiques de pouvoir, mais que la question « pour quoi faire ?», si elle est posée en premier, peut nous forcer à plus d’humanité, a minima nous ouvrir à une forme responsable de convivialité – peut-être... C’est, en tous cas, ce que nous avons voulu dire dans la progression de ce billet. Ce n'est donc pas seulement par humilité que nous orientons obstinément ce blog vers la constitution de sociétés virtuelles à objectif. Et si nous nous concentrons sur l'objectif de transmission des compétences personnelles, c’est que cette transmission des compétences nous semble autant ignorée (ou incomprise) que cruciale dans l’exercice collectif de toute forme de pouvoir créatif, par la libération de l'échange des expériences.

samedi 23 novembre 2013

Comment passer entre les fils du Web : discours de méthode

Quelle justesse dans la principale dénomination du réseau des réseaux : le Web ! Oui, une toile avec une bestiole à grandes pattes au milieu…

Le mot « Web » évoque un univers contrôlé par un être qui s’en alimente, tout en se tenant à la fois à l’intérieur et en dehors. C’est le Web des branchés, en même temps le Web du sondage universel instantané au profit de divers agents chargés d’ajuster les messages à diffuser par les medias (pour diverses finalités, par exemple la paix dans le monde, la primauté d’entreprises performantes, le rayonnement d’organisations bienfaitrices).

Et comment ne pas reconnaître la similarité entre ce Web et une image de la construction mentale du monde par le cerveau humain : un amas en treillis (ou un treillis d’amas ou les deux ?), où tout est relié à tout selon des logiques parfois oubliées, et où circule une singularité dont les branchements multiples fabriquent notre interprétation de l’instant présent, potentiellement à la fois étrangère et domestiquée, destructrice et ouvrière.

Cette parenté entre une description analogique du Web et celle du fonctionnement de notre cerveau décrit naïvement une réalité en profondeur. On pourrait en écrire un volume. Ce qui nous intéresse, c’est que ces analogies nous offrent des indices opératoires pour imaginer comment faire évoluer le Web sans forcer notre nature, sans imposer une révolution préalable, simplement par un mode d’emploi, une méthode, afin de nous ouvrir des dimensions latentes de la pensée et, à partir de là, des dimensions nouvelles dans les relations humaines.

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Cette ouverture vers de nouveaux espaces est urgente, car le Web actuel est l’équivalent d’un cerveau réduit aux réactions instantanées des sens primaires, et piloté, pour les idées générales, par injections en continu. L’être humain branché au Web n’est pas un être malheureux. Au contraire, il atteint un niveau de satisfaction mentale qu’il prend pour une libération, du fait qu’il s’approche d’un idéal du moindre effort pour son propre cerveau, un idéal qu’en termes modernes on pourrait assimiler à celui de la « maîtrise de la complexité » - complexité qu’autrement le cerveau humain doit constamment conjurer par l’élaboration de constructions mentales simplificatrices plus ou moins bancales, plus ou moins cohérentes entre elles, plus ou moins pérennes, d’où des efforts pénibles et souvent renouvelés, autant pour entretenir des relations avec un autre être animal ou humain que pour la compréhension de l’avenir de la planète.

Si dans ce blog, plusieurs fois, nous avons dénoncé la fascination mentale pour la "machine", c’est bien au sens de notre tendance normale à la soumission à des systèmes de pensée ou de comportement mécaniques. Cette soumission est spécialement apparente dans l'usage étendu du mot "gérer" dans le langage courant : on ne gère plus seulement une trésorerie mais un business, un problème, un risque, sa liberté, sa vie, et à l’échelle d’un pays, l’Etat ! L'individu branché se revendique autonome, en même temps qu'il s'immerge au milieu des automates physiques et se drogue de mécaniques mentales, s'émerveille d’une illusion de société universelle marchande et jouit d'une maîtrise absolue d’un univers réduit à ses éléments mesurables par des machines. Mais, la seule autonomie véritable dont l’individu branché peut se prévaloir, c'est une autonomie physique, provisoire et relative. En réalité, son autonomie d’être humain se réduit à celle d’un zombie prétentieux, grotesque, dépendant, suicidaire.

Et que le Web nous offre un paradis philosophique devrait nous inquiéter : ce ne sont plus seulement les réponses qui sont toutes faites mais aussi les questions !

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Comment échapper à l’esclavage mental dont ce Web « rétronique » ne fait qu’augmenter l’emprise ?

En passant entre les fils, tout simplement. Ou plutôt, en tissant entre les fils pour démultiplier les possibilités de sens. Car il y a beaucoup d’espace, et même du vide entre les fils.

Pour concevoir un plan d’évasion, il peut être commode d’imaginer notre clôture mentale non pas comme une toile insaisissable agitée d’impulsions imprévisibles, mais comme un joli décor bien stable à 360 degrés en coquille – un décor support de toutes nos explications, représentations, conceptions de notre entourage et du monde – sans aucun vide apparent, ou alors des zones de vides-témoins bien étiquetés en témoignage d’une conception d’ensemble en cours de construction.

Dès lors, il apparaît évident qu’aucune forme d'analyse ne pourra nous faire traverser ce décor familier (non, « la » nature n’a pas « horreur du vide », mais c’est bien notre nature humaine d’habiller le vide), puisque le résultat d’une telle analyse, tous azimuts ou locale, ne pourra que surcharger le décor à l’intérieur de la coquille. Les méthodes d’innovation, toutes fondées sur une recherche d’associations ne pourront elles aussi, par nature, qu’augmenter localement la finesse du décor. Les jeux mémoriels comme la rétro histoire (ou la mauvaise science-fiction) nous permettront d’élaborer ponctuellement un décor imaginaire à partir d’un passé (ou d’un pseudo futur) réécrit selon les pesanteurs et avec les fils du présent, et ce décor imaginaire s’intègrera à l’ensemble existant… Rappelons-nous que nous cherchons de nouveaux espaces mentaux pour agir pratiquement sur notre présent et maîtriser notre destin ; ce n’est donc pas non plus par le délire ou par des invocations magiques que nous y parviendrons, car ces expériences brutales ne feront que brouiller temporairement le décor, nous le rendre étranger, hors de contrôle, nous jeter à la dérive en espérant un naufrage sur n’importe quel récif auquel nous nous empresserons d’attribuer une signification familièrement dérangeante.

IMG_3819.JPG

Cependant, nous ne sommes pas sans ressource dans notre projet d’évasion contrôlée. Nous avons à notre disposition toute la panoplie des méthodes de dissociation ponctuelle du décor par l’ironie ou la logique froide, la panoplie des méthodes de déchirure par dérision ou par déplacement de contexte ou par décalage dans la discipline de pensée comme la traduction dans une langue étrangère ou le réexamen actualisé d’options expérimentées mais peut-être faussement caduques - et surtout, pour chacun de nous, l’équation personnelle en révélateur critique d’un décor de convenance majoritaire, dont les approximations ressortent lorsqu’on les confronte à une expérience personnelle - bien évidemment les expériences amères sont plus favorables à ce genre de découverte. Ainsi et par d’autres méthodes, nous pouvons réaliser une évasion mentale de l’intérieur du décor, en le modifiant localement mais radicalement, sans rupture mais sans anesthésie donc pas sans douleur et même pire encore : avec humiliation - autrefois, on aurait dit avec pénitence !

Un exemple pour illustrer l’une des évasions proposée dans notre blog : la dissociation de citoyenneté et nationalité, deux termes habituellement conjoints au point de suggérer leur interchangeabilité, ouvre des possibilités quasiment infinies de réforme des régimes « démocratiques », à condition de s’affranchir des plates dissertations fondées sur de prétendues « leçons de l’Histoire » ou de prétendus principes intangibles. Il ne sert cependant à rien de multiplier les utopies à partir d’une telle dissociation, surtout dans la situation d’urgence que nous vivons. Il convient de sélectionner quelles possibilités seraient pertinentes en regard des réalités, et comment leur mise en œuvre pourrait s’envisager concrètement. Et d’imaginer comment en pratique, un citoyen acteur de la république et responsable devant ses égaux concitoyens, pourrait être, dans la vie sociale et pour la société dans son ensemble, une toute autre personne qu’un voisin dont la seule caractéristique est d’avoir la même nationalité au sens administratif du terme…

Autre exemple détonant : la dissociation entre compétence et connaissance, centrale dans ce blog.

Ici, introduisons un petit mot à l’intention des personnes cultivées qui pourraient s’offusquer de l’absence de référence à la caverne de Platon (La République). Pour nous, cette caverne de Platon fait partie du décor culturel des créations mentales. Contrairement à ce qui est exigé des philosophes par Platon, nous ne prétendons pas sortir de ce décor pour accéder à une forme de révélation. D’ailleurs, on ne peut qu’être dubitatif sur la possibilité d’une telle révélation et sur la possibilité de sa compréhension par de simples mortels, si on considère l’apport de la philosophie à l’humanité après Platon, et spécialement dans notre monde contemporain, mais ceci est une autre histoire…

Bref, plutôt que de nous agiter en tous sens à la poursuite de pseudo innovations lbrevetables, plutôt que d’empiler des arguments en faveur de révolutions impossibles, plutôt que d’aspirer indéfiniment à une quelconque transcendance, nous préférons une forme d’évasion par regonflage local et rénovation de notre coquille commune ! Avec l’objectif précis que nous nous sommes donnés (voir paragraphe suivant), cette méthode nous permet de récupérer du matériau mental « hors d’attente », mais aussi de rejeter le matériau inutilisable « hors d’atteinte ». Car pour nous, la liberté, c’est pour faire quelque chose, sinon elle n’est qu’un mot confortable collé sur un vide.

Rappelons que notre objectif est la création d’un Web alternatif, physiquement complémentaire du Web actuel, consacré aux sociétés virtuelles à objectif et plus spécialement au partage direct des compétences entre les personnes. Et que, avec l’apport d’innovations relevant de diverses disciplines, cet objectif de transmission des compétences à l’ère numérique nous semble faisable dans l’architecture originelle du Web, malgré qu’il soit actuellement grossièrement ignoré ou à peine esquissé à la marge. Et que la réalisation de cet objectif nous semble fondamentale pour la construction d’un avenir d’humanité conviviale et réconciliée.

Fin du discours de méthode.

Liens vers quelques billets du blog
Sur la fascination mentale pour la machine : Dick, l’homme, le robot
Sur nos questions toutes faites : Pensées d’un requêteur d’occasion
Sur la dissociation entre citoyenneté et nationalité (et différents niveaux de citoyenneté) : Pour une révolution quantique de la société binaire
Sur la dissociation entre connaissance et compétence : Entonnoir du savoir, déchiqueteur des compétences
Sur la convivialité : Lueur à suivre

mardi 12 novembre 2013

Pour une rhétorique de l'ère numérique

RhetAnt.jpg Pourquoi la rhétorique, discipline reine de la formation des esprits cultivés dans l'Antiquité, n'est-elle plus enseignée actuellement dans la continuité des abondants manuels et méthodes élaborés à l'époque ?

Comment cette discipline de la parole en public dans un débat, une plaidoierie, un discours, pourrait-elle être adaptée au monde moderne des communications ?

Tchako.jpg Comment, en particulier, une nouvelle rhétorique pourrait-elle intégrer les "leçons de l'Histoire", et notamment comment pourrait-elle nous protéger des emballements massifs causés par certains orateurs usant de techniques sonores d'amplification et de diffusion à distance, qui ont soulevé des foules, des personnes cultivées, éduquées, humaines, jusqu'à leur faire exécuter méthodiquement des actes criminels ?

HiddPers.jpg Comment ne pas s'alarmer de l'état dégradé de l'art professionnel de la parole : manipulation des masses lorsque la parole s'adresse à une foule, persuasion par influence infantilisante lorsqu'elle s'adresse à une personne individuelle ?

Comment classifier, selon les catégories traditionnelles de la rhétorique, le discours en avalanche des commentateurs et des experts médiatisés, en proférations de contenus quasi-quelconques, à rebonds sur les émotions de l'instant, les mots d'ordre à promouvoir, les déclics à la mode ?

PiedPorte.jpg Ne faudrait-il pas rapprocher l'étude de l'art de la parole avec l'étude de la musique, dans leurs analogies formelles et notamment les relations entre le fond et la forme, et par leurs modes d'action sur l'auditoire ?

InfluArt.jpg Pourquoi ignorer que le seuil de l'auditoire en foule se situe autour de 12 personnes, et qu'en dessous de ce seuil, un animateur, un leader, un maître, dans le contexte d'un projet préalablement admis, peut s'il le veut faire participer chacun à la construction d'une conviction commune, au lieu d'avoir à faire adhérer d'abord l'auditoire dans son ensemble à ses vues puis de diriger autoritairement les échanges pour les faire converger ?

Comment, à l'époque du Web, ne pas apercevoir le terrain vierge, dans le domaine couvert par l'art de la parole, entre le "commerce" interindividuel (au sens classique le plus large du terme, du cadre familial au cadre contractuel) et le discours public ?

Comment ignorer, à l'époque du "dialogue des cultures", qu'une parole ne peut être comprise que dans un cadre communément admis, qu'un échange suppose l'acceptation d'une étiquette commune, et que l'imposition du cadre et de l'étiquette du plus fort ne peut être qu'un pis aller et la garantie d'un gaspillage considérable ?

Pouvons-nous abandonner le terrain d'expérimentation que peut-être le Web à un état de l'art inadapté, incomplet, potentiellement calamiteux ?

Merci de trouver quelques propositions de réponse dans ce blog, relatives aux sociétés virtuelles à objectif, en suivant dans ce blog le tag "étiquette" puis les autres tags car tout se tient, et c'est pourquoi on peut refaire le monde sans le détruire...

lundi 21 octobre 2013

A quand la grande école de tous ?

Ce billet est consacré à la discussion de l'impact des nouvelles technologies dans le monde de l'éducation et dans le monde tout court.

Nous partons d'un ouvrage, celui de Loriane Lafont aux éditions Jean-Claude Gawsewitch (octobre 2013), Misère et décadence des grandes écoles.

Sous un titre vendeur, ce livre est d'abord celui d'une petite poucette en révolte.

MidecGE.jpg Les premiers deux tiers du livre décrivent les méfaits de l'informatique chez les jeunes, lorsqu'elle est mal utilisée dans et hors des salles de cours. Le dernier tiers analyse la compromission des grandes écoles littéraires (mais l'auteur de ce billet pourrait surenchérir pour les écoles scientifiques) avec les écoles de management et de commerce : passerelles tentatrices vers des métiers à hautes rémunérations, cours communs de business et de finance, partage de sources de financement.

La population est celle des élèves en classes préparatoires et dans les grandes écoles des filières littéraires.

Voici un résumé de quelques phénomènes observés parmi les "branchés" :

  • prises de notes en texte intégral pendant les cours, en auto hypnose, au point que l'élève doit ensuite tout remettre en forme pour que le texte soit utilisable (où est le temps gagné au total, car n'a-t-on pas reconstitué a posteriori le filtre personnel de la prise de notes synthétiques ?)
  • différenciation affichée de la classe sociale de chaque élève selon la marque ou la nature de son engin informatique, indépendamment de l'utilisation première (traitement de texte) qui ne requiert ni puissance ni luxe ni blason chic
  • amateurisme et dispersion mentale "multi tâche" des élèves, pendant les cours à petit enjeu ou dispensés par des professeurs de moindre réputation : traitement des courriers électroniques, activités sur les réseaux sociaux, visites des sites de soldes, visualisation de vidéos...
  • remplacement du chahut par la manifestation d'un complet désintérêt, la classe se reportant sur diverses occupations et distractions par ordinateurs.

Il y a d'autres effets de la généralisation des ordinateurs portables :

  • le cours idéal, c'est un cours linéaire numérisé ou numérisable sur place, dont les détails sont parfaitement en accord avec les encyclopédies en ligne,
  • les cours magistraux sont assimilés à des produits numérisés de consommation,
  • l'ignorance (au sens d'une négation volontaire) de la valeur d'une transmission originale et vivante entre un professeur et des élèves est "normale" (avec en illustration, la terrible anecdote de l'élève qui exige du professeur qu'il accélére son débit de parole, afin de correspondre à une vitesse normale de saisie)
  • there is no alternative aux salles de cours presque vides ou remplies d'élèves derrière leurs écrans !

Il est apparent que l'amertume du constat résulte en grande partie d'un fossé de compétence informatique entre la génération des professeurs et celle des élèves, d'où la trop longue conspiration du silence du corps enseignant et son manque d'imagination constructive face à ce qu'il est convenu d'appeler la révolution numérique. Cependant, l'auteur fait porter le poids de la faute sur les élèves, en parlant d'une "stupidité" induite par le mauvais usage de l'informatique et considère qu'il faudrait créer une formation au bon usage de l'informatique.

Commentaire à propos de la phrase finale du chapitre 4 Le petit lycée sur la montagne

"S'il est un argument à avancer contre les classes préparatoires, quelles qu'elles soient, c'est bien celui-là qui est à mettre en tête de liste : le fait qu'elles produisent des jeunes gens précocement imbus d'eux-mêmes".

Cette phrase mérite d'être discutée, bien qu'elle se place en conclusion logique d'un chapitre consacré principalement à des anecdotes de déviations élitistes.

Dans les classes préparatoires à des concours hyper sélectifs, le repli sur soi de chaque élève résulte du simple effet de la concentration. mais il existe néanmoins une camaraderie entre les élèves partageant une commune souffrance. Par ailleurs, la communauté de participation à une tradition ancienne de grands anciens prestigieux (ceux dont les bustes ornent des lieux majestueux) est censée donner un zeste de solennité à cette collègialité, tout en créant une source supplémentaire de terreur, par l'évidence que l'on ne sera jamais l'égal des grands noms du passé. Dans ces conditions, un sentiment de supériorité des élèves sur le reste du monde ne pourra que résulter d'une convention factice, et même si ce sentiment existe nativement chez quelques personnalités spécialement ambitieuses, il leur faudra réguiièrement sacrifier une part de la réalité de leur condition à ce totem... à moins que ce sentiment de supériorité ne repose sur d'autres facteurs bien concrets comme l'appartenance à une catégorie sociale favorisée - c'est ce que l'on peut comprendre en lisant le livre au fil des observations d'arrière plan sur la "montagne" surplombant le monde. Il est inutile de développer : tout a déjà été écrit sur la reproduction des classes sociales dans les grandes écoles, en particulier par des rédacteurs qui n'ont jamais fréquenté ces grandes écoles, ou par des agents acharnés à la liquidation de ces héritages témoins d'une république de l'égalité des chances, en oubliant d'ailleurs à quel point tous les pays d'excellence universitaire développent des systèmes de sélection brutalement fondés sur la capacité financière des parents.

Notre commentaire est le suivant : si des jeunes gens paraîssent précocement imbus d'eux-mêmes, ce n'est pas une spécificité des classes préparatoires ni même d'un système éducatif quelconque, mais plutôt le résultat d'autres facteurs sélectifs et la conséquence d'évolutions de la société dévalorisant l'expérience humaine, dont les impacts combinés dans un milieu étudiant seront mécaniquement amplifiés par un décalage de maîtrise informatique entre les jeunes et leurs professeurs.

Propositions pour une formation des jeunes à l'informatique ET à l'esprit critique

Le livre de L. Lafont identifie un besoin de formation des jeunes au bon usage de l'informatique mais ne propose rien de précis.

Il est nécessaire d'affronter un ensemble de questions : a partir de quel niveau préalable des élèves, selon quel programme, pour quel résultat attendu ? Voici quelques propositions.

Une partie de la formation scolaire à l'informatique pourrait être conçue comme un enseignement classique "à la dure" : apprendre à utiliser un clavier sans regarder les touches, apprendre les rudiments du fonctionnement des engins informatiques et du réseau Internet. Le résultat à viser serait en premier lieu de libérer l'élève de la pensée magique qui envelopperait autrement son inconnu mécanique et logiciel, et avant que l'élève ne soit définitivement submergé par des réponses marchandes univoques à ses interrogations éventuelles.

L'enjeu est énorme : cette pensée magique face aux instruments informatiques et la soumission de fait aux tourbillons marchands caractérisent actuellement encore (début du 21ème siècle) la génération des enseignants aux postes d'autorité ou d'influence. On ne peut pas dire que ce soit une population de crétins, pas plus que la population étudiante décrite par le livre de L. Lafont. Ce constat prouve qu'il est indispensable de créer les réflexes des élèves nécessaires au maniement des engins informatiques mais qu'il est encore plus indispensable d'éduquer leurs esprits afin qu'ils sachent comment échapper au potentiel hallucinatoire de ces engins et surtout aux influences des "informations" et messages qu'ils véhiculent.

A la suite immédiate de l'enseignement basique des rudiments de l'informatique, s'imposerait donc celui de son bon usage. Pour ce faire, on devrait sortir du cadre d'un enseignement classique, sans toutefois s'évader de la salle de cours en petits groupes, afin de permettre une assistance rapprochée et une aide individualisée instantanée par le professeur-tuteur. Avec un équipement simple des élèves, on suivrait plusieurs scénarios de découverte tutorisée et partagée des richesses culturelles et des possibilités techniques de l'informatique et des réseaux, mais aussi des limites de ces richesses et possibilités, des risques de falsifications et de manipulations, des méthodes pour les détecter. Bref, ce serait une formation destinée à favoriser l'émergence de l'esprit critique chez les élèves , et à fortifier leur propre autonomie de pensée - ce qui par ailleurs introduirait naturellement l'instruction civique, car évidemment, il s'agit ici de l'école primaire... L'auteur de ces lignes se souvient de son premier "choc critique" en cours moyen, lorsque l'instituteur (c'était à la fin des années 50), après avoir exposé l'histoire napoléonienne, en présenta un bilan faisant état des critiques de la "légende" - scandale et refus sur le moment, mais le vaccin avait pris ! Ajoutons qu'à l'évidence, on ne peut pas mesurer l'esprit civique ni un niveau d'autonomie mentale, c'est à l'élève de se faire par lui-même, dans le temps et plus tard...

Pour un programme d'ouverture à l'autonomie de pensée, il serait difficile d'imaginer un meilleur outil qu'Internet ! Une question de fond en passant : est-ce que cette ouverture-là ne devrait pas être une priorité de l'école ?

E-learning, société sans école, société école

Citons la dernière phrase du chapitre 1.Ecrans de fumée du livre de Loriane Lafont : "Si l'enseignement du XXIème siècle revient à exclure l'humain de l'endroit où il a le plus sa place, l'école, il est à craindre que le système scolaire ne devienne progressivement un continent de marchandises qu'échangeront, sans mot dire, une cohorte d'anonymes avec une foule étrangère".

En contradiction de cette affirmation prospective, on doit observer que l'enseignement à distance par informatique est un domaine de vrai progrès de la "révolution numérique" depuis plusieurs années. Mais pas pour tous les programmes ni pour toutes les populations, et sans exclure la combinaison avec des séminaires permettant les échanges directs avec des professeurs. D'ailleurs, à l'origine des outils logiciels de référence (par exemple Moodle), il s'agissait d'améliorer l'enseignement universitaire d'abord en qualité plutôt qu'en termes d'élargissement de la population étudiante. Avant de se jeter sur de prétendues innovations dans l'e-learning, ou à l'inverse, avant de déclarer péremptoirement que seule l'école à l'ancienne préserve l'humain, on fera donc bien d'abord d'élaborer un retour d'expérience des réalisations. Car il est manifeste dans ce domaine qu'il existe des expériences "en vraie grandeur" donc des compétences (jamais universelles) mais aussi des illuminés, des requins avec leurs poissons pilotes, et probablement encore quelques sirènes. Surtout, il est évident que toute tentative d'empire culturel s'appuiera sur les techniques et les méthodes d'enseignement portées par des moyens numériques, et que ce déploiement a commencé, pour le moment concentré sur quelques disciplines....

Illlsans.jpg Tout ce qui précède nous améne à ceci : on ne pourra plus demain techniquement isoler l'école de la société. Il serait donc urgent que soit faite une critique actualisée du livre-culte d'Ivan Illich "Une société sans école" (Editions du Seuil, 1971), livre d'idées par dizaines, bourré de phrases percutantes (certaines sont absurdes si on les extrait de leur contexte) et nourri de plaidoyers contre les empires de l'époque, évidemment à ne pas lire comme un pamphlet révolutionnaire contre toute forme scolaire mais à l'inverse comme la proposition d'une société-école, une grande école permanente de tous pour tous - l'un des seuls livres qui comprend le facteur humain de la transmission de l'expérience individuelle. Ce livre décrivait une utopie, nous avons maintenant les moyens de réaliser cette utopie transposée à l'ère numérique. Mais, pour imaginer comment ce serait possible, il faut plus qu'un travail de recherche critique ordinaire. On pourra se délecter des passages décrivant l'avenir du monde de l'éducation par continuité et inertie, écrits par Illich alors qu'Internet n'existait pas; on y retrouvera ce que nous raconte l'ouvrage de L.Lafont.

En conclusion : presque tout reste à faire pour une révolution numérique humaine et responsable dans l'éducation avec son prolongement pour la transmission des compétences individuelles. Ce n'est pas un simple problème d'utilisation des nouvelles technologies à l'école qu'il faut affronter mais celui d'une construction sociologique cohérente : formation du citoyen dans la société réelle et constitution de vraies sociétés de partage en réseaux. Merci de voir les autres billets de ce blog pour orientations et propositions, mais ce ne sont certainement pas les seules possibles.

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