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mardi 29 décembre 2015

Contes limites, du Cosmoschtroumpf au Petit Prince

Avertissement pour une fois

Ce billet se place dans la perspective d'un urgentissime changement de nos mentalités et comportements, afin de nous éviter les conséquences brutales d'un excédent de population terrestre, par exemple une sélection par le chaos et la guerre ou par diverses actions exterminatrices encore inconnues. La transcendante originalité de ce billet ne garantit aucunement sa pertinence - par rapport à quoi, c'est justement à ce genre de question que nous essayons de répondre.

En théorie, c'est simple : pour assurer un avenir digne à notre humanité dans un monde en rétrécissement, il suffit que nous changions tous de rêve, d'idéal et de valeurs, et alors nos comportements suicidaires disparaîtront d'eux-mêmes et ce sera l'harmonie paisible sur une Terre préservée. En pratique, il est évident que les tentatives de contrôle des esprits seront toujours d'actualité : comment peut-on prétendre gouverner les gens sans gouverner leurs esprits ? On sait par expérience qu'une tentative de reprogrammation totalitaire universelle des comportements est possible - des essais sont certainement en cours - mais que l'effet d'une telle tentative universelle ne sera pas définitif s'il est produit sous contrainte, et que son effet sera nul ou minuscule sur certaines populations pour cause d'insensibilité particulière au logiciel de reprogrammation. Il est donc nécessaire d'approfondir la réalité de nos rêves, idéaux et valeurs, en relation avec nos comportements.

On pourrait évidemment en écrire des milliers de pages, alors qu'il suffit de poser les bonnes questions, c'est bien connu. On oublie d'ajouter que le jeu des références successives dans un questionnement systématique garantit logiquement le retour au point de départ si on reste dans un univers fermé, la seule alternative à cette fatalité dans un monde clos étant de se perdre en cours de route. Le sage paresseux commencera donc par reconnaître sa propre insuffisance en même temps que la nécessité d'échapper à cet enfermement. Il devra anticiper les difficultés de transmission du résultat de son expérience s'il n'est pas en position de l'imposer à autrui. C'est pourquoi sans doute tant d'oeuvres philosophiques peuvent être comprises comme une poésie ironique.

Ceci dit, afin d'excuser, autant que possible, la prétention du sujet de ce billet, ses apparentes errances, l'ironie qui en émerge.

Autrement, ce ne serait pas sérieux.

Choc de civilisation en BD

Commençons donc concrètement par la part du rêve, puisqu'il faut d'abord comprendre comment on peut dépasser nos limites mentales courantes sans recourir aux artifices réservés à une élite : qu'est-ce qui fait que certains contes ou récits fabuleux, pourtant rabâchés, absorbent notre attention et mettent notre esprit en errance, jusqu'à leur terme suspendu ou leur fin généralement stupide ? Alors que souvent l'histoire se passe mal, que les monstres menacent de dévorer les personnages sympathiques, que le drame, la tragédie semblent inévitables ?

Prenons un premier appui sur une oeuvre du sixième art, imprégnée de l'esprit ambiant de son époque : le Cosmoschtroumpf, un conte en bande dessinée.

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Autant le dire tout de suite : dans l'actualité tapageuse d'un nouvel épisode des Star Wars, et dans l'écho de découvertes scientifiques renversantes sur la composition de planètes et de comètes alentour, l'album Cosmoschtroumpf de 1972 ressort comme une oeuvre plus profonde que bien des écrits ambitieux. L'art de ce genre de bande dessinée "comique" bien faite, c'est d'aborder des sujets complexes ou des questions profondes au travers de situations potentiellement catastrophiques dont on s'évade par diversion ou dérision, comme dans la vie, mais en forçant le trait (geste, couleur, caractère, disposition graphique...) pour souligner les passages d'évacuation. C'est très conventionnel et répétitif par nature. Il suffirait à chaque fois d'un rien pour transiter du comique au tragique, et donc rien n'empêche de développer une réflexion "sérieuse" à partir d'une bande dessinée.

A la sortie de l'album "Le Cosmoschtroumpf", la jeune génération de l'époque fut captivée par la rencontre de couverture entre modernité et sauvagerie - un choc de comédie, puisque les collègues du Cosmoschtroumpf simulent, à son intention, une planète à découvrir, après l'avoir maintenu dans un profond sommeil durant son illusoire voyage interplanétaire. Par cette simulation réaliste, ils veulent éviter que l'obsession du Cosmoschtroumpf ne lui soit fatale à force de tentatives décevantes pour faire fonctionner sa fusée interplanétaire. Dans son genre, en nous décrivant des personnages qui jouent aux sauvages extraterrestres, cette bande dessinée illustre la pesante continuité de nos fondations sociales et de nos idéaux hérités des âges obscurs, d'une manière moins naïve que certains romans de science fiction. Elle illustre aussi la misère de notre ardeur technicienne, au service de nos rêveries sans modération. Au total, faire le sauvage, c'est un jeu d'enfants, mais pour des adultes, l'exercice devient complètement insensé et ne peut que déboucher sur une forme de dépression dès lors qu'il nous fait réaliser que nous sommes des sauvages pour de bon.

Le cosmonaute et le mégot

Imaginons que notre Cosmoschtroumpf sur une planète inconnue découvre, au hasard de son exploration, un mégot posé sur un caillou (ou un autre déchet témoin banal incontestable de notre civilisation). Enivré par l'excitation de la découverte d'un monde neuf, le cosmonaute n'envisagera pas spontanément l'hypothèse d'une supercherie, d'autant moins après le constat d'unicité du mégot dans le paysage exploré. Il tentera plutôt d'échafauder des réponses cohérentes avec sa croyance. Par exemple, le mégot aura été aspiré par une tornade terrestre puis transporté par un courant spatial ou bien il se sera tout simplement collé à la fusée au début du voyage interplanétaire. Ou alors, il s'agirait d'un mégot reconstitué par une imprimante 3D locale sur la nouvelle planète - oui, mais d'après quel modèle, et à partir de quelles matières premières ? Ainsi, progressivement, le cosmonaute en viendra à concevoir la pire des explications pour lui, celle où il n'est plus le premier découvreur de la nouvelle planète. Alors, l'incertitude risque de ronger son esprit s'il ne trouve aucun autre indice matériel en support d'une autre explication, s'il ne parvient pas à communiquer avec une population locale ou si elle ne lui fournit pas de piste fraîche, pas de diversion convaincante - comme on dit si bien.

C'est une terrible réalité : nous trouverons des mégots partout où nous irons, parce que la production de déchets complexes inutilisables et séculairement impérissables est la marque de fabrique de l'humanité industrieuse, en conséquence dérivée de nos habituelles manières de traiter avec "notre environnement" comme avec l'"étranger" : reconnaissance pour assimilation jusqu'à l'exploitation inconditionnelle au nom d'idéaux de circonstance. Le concours frénétique pour imaginer la présence d'eau sur Mars, n'est-il pas digne d'un Cosmoschtroumpf, sous l'empire du rêve où cette planète pourrait devenir une nouvelle Terre ?

En bref : tout autant qu'un mégot sur un caillou, nos idéaux et nos rêves sont des éléments constitutifs de notre réalité, celle de nos pensées, celle qui conduit nos actes. (NB. Le mot "rêve" est à comprendre ici au sens d'une aspiration imprimée sur notre conscience en tant que projet vague, d'où la proximité des rêves avec les idéaux et les valeurs, avec la différence que pour ses idéaux ou contre d'autres idéaux, chacun de nous serait prêt à mourir tout de suite ou, à défaut, serait prêt au pire).

Actualité antique, le retour

Nous voici maintenant équipés mentalement pour aborder l'autre forme de conte : la tragédie. Cette transition n'est pas incongrue. Le conte et la tragédie, on peut les considérer comme deux exercices littéraires sur le choc de la "réalité" et de la "vérité", sur l'incohérence des rêves personnels et des idéaux collectifs (et inversement), sur l'incomplétude de l'ordre face à l'arbitraire, sur la contradiction de nos projets face aux fatalités, avec des conventions différentes pour les raconter. Dans un conte, on se place dans un monde imaginaire mais pas bien différent du nôtre, puisqu'un enfant s'y retrouve spontanément; à la fin du conte, on s'en sort par une pirouette. Dans une tragédie, peu importe où on se place, l'espace mental se referme inexorablement et à la fin personne ne s'en sort. Cette littérature est l'équivalent d'une science expérimentale de nos limites dans le cours de notre vie sociale.

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Prenons un exemple de tragédie extrême : Iphigénie en Aulis d'Euripide. Le ressort du spectacle, c'est la variété des accommodements des personnages pitoyables ou révoltés, avec les forces sociales et les puissances physiques et divines, jusqu'à la résolution criminelle par un sacrifice humain. L'oeuvre fut écrite par un auteur célèbre qui n'avait plus rien à démontrer, réfugié à l'écart des blocs en affrontement depuis des dizaines d'années dans une guerre mondiale à l'échelle de l'époque - la guerre du Péloponnèse. C'était un homme de grande culture, il connaissait la démocratie en vrai déjà sous diverses formes, et il pouvait quotidiennement observer les mécanismes de la montée aux extrêmes entre des peuples civilisés à partir de pas grand chose - d'après Thucydide, en termes de géopolitique, le moteur initial de la guerre était la peur devant l'expansion des autres, pas seulement en termes de force brute, mais aussi de rayonnement culturel, d'ampleur des relations commerciales, etc. Est-il étonnant que cette oeuvre paroxysmique puisse nous sembler contemporaine ?

Très différente dans ses ressorts est la tragédie Iphigénie de Racine : les personnages s'emmêlent dans leurs psychismes et les devoirs de leurs apparences sociales, la dimension dramatique politique et religieuse reste dans le décor ... Pour mille raisons, en premier la différence de public, il est vain de tenter de comparer la version de Racine à la tragédie d'Euripide malgré l'identité apparente du sujet. On pourrait discerner chez Racine une anticipation psychanalytique, en tous cas une exploration de la relation entre le conscient et l'inconscient - nous ne développerons pas, c'est hors champ ici.

L'Iphigénie cinématographique de Cacoyannis (1977) tente une synthèse actualisée des deux conceptions tragiques, au moins dans la représentation et l'incarnation des personnages. La fin brutale du film nous épargne l'insoutenable légèreté (selon un point de vue contemporain) d'une substitution terminale de la victime par un animal (Euripide) ou par une autre personne (Racine). De toute façon, le résultat de la mise en balance entre deux réalités, celle d'un sacrifice humain et celle d'un rêve héroïque partagé, nous le connaissons sans ambiguïté depuis toujours... Certains carrés de nos cimetières en témoignent pour notre histoire récente.

Pourquoi l'éblouissante universalité de l'Iphigénie d'Euripide, parmi tant de récits sacrificiels trop dépouillés ou au contraire trop habillés pour en transmettre l'humanité profonde, a-t-elle été escamotée par tant de savants demeurés au niveau des explications scolaires de texte ? Serait-ce parce que la tragédie antique nous en dirait trop sur notre époque présente, et que cela ne cadre pas avec notre condescendance envers les Anciens qui ont tout inventé mais pas le progrès technique ni l'économie financière ? Par exemple, la réalité des processus de décision par les notables et les beaux parleurs est déjà complètement exprimée dans la tragédie grecque, notamment l'implacable cohérence des mensonges et la mécanique de convergence inexorable vers les croyances qui nous arrangent et les solutions qui s'en dégagent naturellement. Qui osera écrire une version moderne de cette tragédie, tandis que chaque jour nos dirigeants entrepreneurs gestionnaires sacrifient des milliers d'Iphigénies, toujours à peu près pour les mêmes raisons que dans la tragédie d'origine : pour que des gens continuent de vénérer les grands personnages, pour que les foules continuent d'aspirer à de nouvelles conquêtes dans la douleur, pour que des esclaves laborieux continuent de fabriquer des justifications ?

Comment ignorer que les réalités physiques et géopolitiques de notre petit monde contemporain sont redevenues plus proche de celles du monde grec antique que de toute l'histoire mondiale intermédiaire ? Et que les réalités mentales sont demeurées telles quelles ?

Evasion obligatoire demain

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Une misère flagrante de la pensée contemporaine, c'est la rareté des contestations des représentations des valeurs et idéaux obsolètes qui nous servent encore de référence, et en particulier des valeurs héroïques dévoyées à la Star Wars - valeurs personnalisées par des sauveurs ou des conquérants munis d'hyper machines, de superpouvoirs ou d'ultratrucs pour tout casser, tout gagner, tout s'approprier à la fin - une fin qui ne peut être qu'un cauchemar en sursis dans le meilleur des cas, après un match à rebondissements contre une caricature bien coopérative du Mal (autant dire du maladroit).... On se prosterne trop commodément devant le prétexte de la simplification enfantine, devant les lois des genres destinés à un large public, ou encore devant la liberté de création. La triste réalité de notre époque, c'est que ces valeurs pseudo héroïques ont encore cours; on peut constater d'ailleurs que les "bons" et les "méchants" les ont en commun dans toutes les représentations médiatisées de leurs professions ou de leurs statuts sociaux. Et nous écoutons passivement nos meneurs politiques, nos grands hommes, nos penseurs éclairés, nos fiers entrepreneurs nous parler de liberté, de démocratie, de solidarité dans les mêmes termes, en attente des mêmes assentiments, qu'à l'époque des Lumières, des diligences et des populations d'analphabètes dont la durée de vie moyenne plafonnait autour de 30 ans, à l'époque où le monde restait à découvrir.

La grande invention urgente de notre humanité présente devrait être une forme de citoyenneté planétaire responsable, en pleine conscience de nos limites individuelles et sociales, en pleine conscience des dangers et des faux semblants des idéaux et des rêves qui ont fait de nous des maîtres du monde incompétents. A présent que chaque personne d'un pays "développé" dispose de l'équivalent mécanique de plusieurs dizaines d'esclaves antiques, et que le Web pourrait être l'instrument d'une forme de démocratie revitalisée, comment échapper à l'obligation d'un miracle de civilisation aussi puissant et concentré dans le temps que le "miracle grec" antique ? Mais surtout pas sur les mêmes fondations.

Au contraire, nous pouvons constater que notre monde, dans sa réalité dramatique demeure celui de la petite princesse Iphigénie, à la différence que nos idéaux et nos rêves ont perdu leur substance, au point qu'ils assurent couramment la fonction de grigris autocollants dans la composition des discours emphatiques et dans les productions destinées à nos enfants joueurs d'objets logiciels déformables et agglomérables (fonction moins irréelle que l'assimilation implicite de "nos valeurs" à "nos coutumes" par tant de dirigeants de pays aux populations multiculturelles). En même temps, chaque jour un peu plus, le monde du Petit Prince s'éloigne de nous, avec celui de la vendeuse d'allumettes, dans la nostalgie des songes de nos ancêtres proches ou de nos contemporains âgés, mais dont nous ne savons plus partager les joies ni les douleurs. Cependant, la continuité de l'héritage mental est assurée : les niaiseries de notre temps valent bien celles de nos anciens puisqu'elles reviennent s'alimenter sur de très antiques racines, et bien que nos monstres n'aient pas les mêmes apparences, ils ont les mêmes fins et les mêmes manières que les leurs. Hélas.

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Pauvre andouille de Petit Prince, voilà ce qui a tant fait rêver l'humanité du siècle dernier : le pouvoir absolu, sous une forme quelconque du moment qu'il y avait un brin d'absolu, une ébauche de concept extensible à l'infini, même avec les deux pieds enfoncés dans un tas de fumier. La bonne question qu'il fallait nous poser, c'était celle de notre rêve. On en a fait des inscriptions, des peintures, des livres, des monuments et des dessins partout, et tant de projets encore dans les cartons. Moches. Tu aurais pu nous le dire avant de partir.

Toute science humaine est science des limites, en particulier pour les reconnaître et les déplacer, mais pas plus.

Mais, à présent, pour quel art de vivre sur une planète Terre, à la fois totalement habitée et de moins en moins habitable ?

A partir des "chiffres de l'économie", des sondages d'opinions, des études d'experts, des essais de penseurs, on ne fera que des projections de nos interprétations du passé, insuffisantes par manque d'audace et de réalisme, à l'intérieur de barrières d'intransigeance peureusement considérées comme des limites infranchissables, dans la terreur de nos monstres familiers.

Il est urgent de rêver sérieusement à un nouvel art de vivre et de s'accorder là-dessus entre les peuples de la Terre. Les bons idéaux et les bonnes valeurs, chacun les recréera par nature et selon besoin. Le reste suivra.

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Notes et compléments

L'idée du mégot trouvé sur un caillou en zone déserte est inspirée de la nouvelle "Le mégot" de Jacques Perret dans un recueil "Histoires sous le vent", republiée pour la jeunesse de 1959 dans "60 récits du nouveau monde" chez Gründ, un volume de 630 pages. (Hé oui, il y eut une époque où l'on pouvait offrir un gros livre de textes à des enfants, et ce livre était lu par eux en quelques jours ou semaines). Dans le récit original, écrit dans une langue savoureuse, le mégot est découvert par un chercheur d'or et son compagnon sur une plage de rivière après plusieurs jours de remontée en autonomie totale en pirogue à la rame en Amazonie dans une nature vierge. L'histoire qui s'en suit est à la fois grotesque et tragique, comme dans les moments d'exception de la vie réelle : recherche frénétique d'une explication à la présence du mégot dans ce coin isolé, jusqu'à l'extorsion d'un aveu du compagnon sous la menace d'une arme, etc. Actuellement, la menace du mégot a complètement changé de nature et de proportion : dans nos pays civilisés, nos plages marines voisines d'estuaires sont recouvertes de mégots et nos navigateurs solitaires rencontrent des amas de déchets en pleine mer. Notre planète est en évolution naturelle au stade "Mars moins 100 ans" plus les mégots, il est désormais normal qu'on en trouve partout.

En référence à l'antiquité grecque, il est utile de préciser que l'héroïsme de cette époque avait une consistance que n'a pas sa version moderne à la Star Wars (exemplaire par la persistance de ce que nos enfants en retiennent). Ce n'était évidemment pas seulement l'héroïsme du vainqueur : Hector, le perdant, est le grand héros de l'Iliade homérique. On ne croyait à aucun destin après la mort et on ne pouvait rien contre l'arbitraire des dieux, dont on cherchait les signes partout et constamment. Si on tente d'exprimer la mentalité du héros grec antique en termes "modernes", on a ceci : il faisait son devoir en recherchant l'éclat de la perfection, afin que d'autres s'en souviennent. La résonance avec un code du samouraï est évidente, plus généralement avec les règles fondatrices des groupes sociaux qui exigent l'abnégation de leurs membres dans un cadre défini, pas seulement des guerriers mais des artistes, des scientifiques, des explorateurs, des commerçants... Clairement, ce principe d'abnégation est à l'opposé d'un principe consensuel de solidarité au bénéfice d'un projet ou d'une finalité choisie - que l'on pourrait qualifier de principe de consensus "démocratique" par différence avec un principe d’abnégation codifiée. Néanmoins, en pratique, cette opposition des deux types de principes n'exclut pas la coopération des personnes diversement soumises aux deux types de principes si ces personnes vivent à l'intérieur d'une société intégrante capable d'évoluer, et sous l'évident préalable qu'aucun groupe ne soit enfermé dans un principe d'abnégation exclusive totalitaire (de nature religieuse, contractuelle, catégorielle,...). De ce point de vue, les conditions pratiques de compatibilité constructive des deux types de principes et la négociation d'une forme de pacte social de finalités communes sont devenues cruciales pour l'avenir de nos sociétés dans un monde de moins en moins habitable du fait des activités humaines. Cette conclusion diffère de la maxime bien connue "agir localement, penser globalement", une ineptie de théoricien, sauf dans le cas des pays découpables en régions géographiques de populations mentalement homogènes.

Suggestion de réflexion savante : étude rétrospective dans les arts populaires, par exemple de Star Wars à Iphigénie, des filiations et transformations des ressorts dramatiques de la tragédie grecque antique et des idéaux mis en balance dans cette tragédie, pour quels publics, pour quels attendus. Grand merci par avance.

vendredi 19 juin 2015

Pour une science humaine du monde futur

Ce billet est consacré à diverses directions de recherche utiles à l'élaboration d'un monde futur, concernant la communication entre les personnes, afin de favoriser la création d'une humanité plus responsable et conviviale. En particulier, via le Web, la nature de la communication manquante concerne aussi bien la transmission directe des compétences que des formes nouvelles de démocratie directe.

Il reste beaucoup à faire pour l'ouverture de la communication entre les personnes, mais tout est possible techniquement.

Il reste beaucoup à faire : en dehors des échanges dans un cadre étroit (par exemple, au cours de l'exécution d'un projet - et encore...), on ne sait encore "communiquer" que dans le but de s'imposer, on ne sait "débattre" qu'en brandissant ses propres valeurs et ses propres totems et en accusant les autres de les piétiner ou d'en être indignes, on ne sait transmettre des compétences que par une relation entre dominé(s) et dominant… La prise de conscience généralisée de cette inefficience ne relève pas d'une seule science humaine, mais de "la" science humaine, une science qui s'attacherait concrètement à la recherche d'un projet permettant à l'humanité de dépasser l'échéance du prochain siècle - toute autre « science » n'étant que du divertissement, au mieux une aide à vivre. En effet, la situation présente de l'humanité sur terre nous accorde tout au plus une cinquantaine d'années avant que la dégradation des conditions de vie, du fait de notre pillage irrémédiable de la planète, nous impose des solutions radicales de survie en opposition aux principes fondateurs des droits de l'Homme - malheur à nous si nous n'avons collectivement rien appris depuis l'ère néolithique !

Tout est possible techniquement : les prémisses des sciences utiles et les instruments d'extension de la communication sont à disposition.

Cependant, il existe des obstacles considérables. Parmi ces obstacles, les plus lancinants sont la saturation de la pensée par des sciences futiles, et l'asservissement des esprits par le dévoiement du Web en miroir hypnotique géant.

Les sciences futiles font partie du business as usual, elles s’attachent à traiter les questions embarrassantes pour leur donner des réponses fallacieuses ou grotesques selon le contexte. Elles entretiennent la stérilisation de la pensée contemporaine, toujours imprégnée d’idéaux héroïques et bercée par la présupposition d'une Humanité dont le destin propre dépasserait celui de son environnement, dans toutes les variantes pseudo religieuses et pseudo politiques.

Dans ces conditions, des « révolutions » se feront peut-être çà et là dans le monde des humains, mais elles n'engendreront aucun changement dans les idées ni dans les comportements. Et le jour prochain où « on » sera contraint d'affronter concrètement l'évidence qu'il y a trop d'humains sur notre planète bousillée, non seulement trop de consommateurs mais trop de générateurs de déchets ravageurs, le jour où « on « se dira qu’après tout c’est très simple, c’est notre prochain qui nous pompe notre air, alors adieu l'humanité ! La réalité brute de la compétition planétaire écrasera toutes nos « vérités » humanistes.

Le Web est devenu l'agent principal de concentration et de diffusion des sciences futiles, un agent de leur production. Le Web a été détourné de sa conception originelle pour devenir le vecteur de services fournis "gratuitement" par de grandes entreprises très rentables, un foyer de manipulation à grande échelle, une machine à bonheur par auto hypnose, dans l'illusion d'une communauté exhaustive des savoirs et d'une immédiateté des compétences. C'est l'instrument de la stagnation par excellence, l'analogue d'un Versailles du Roi Soleil dans le royaume de France, mais sans les caravanes de l'Orient lointain, sans le Nouveau Monde, sans les contrées vierges à découvrir, sans les peuples « sauvages » à subjuguer.

En d'autres termes, dans le prolongement des tendances actuelles, notre équilibre personnel entre la vie et la stupidité va se réduire demain, par force, à un choix entre la mort et l'animalité. Car nos humanistes, nos savants, nos gens de pouvoir, qu’ont-ils fait pratiquement, après deux terribles guerres mondiales, pour éviter l’élection « démocratique » de dirigeants sur la base de programmes indignes, pour rectifier les lignes d’actions des mauvais gouvernements, pour écarter du pouvoir les fous, les accapareurs… ? C’est commode de brandir « nos valeurs » en prenant des airs importants, de pontifier sur l’existence des « contre pouvoirs » institutionnels et sur ceux de la « société civile ». C’est beau de « débattre » de pures croyances entre gens du monde en balançant quelques chiffres pour éblouir les naïfs. C’est confortable de se réfugier derrière des slogans dénaturants du genre « démocratie Internet » pour faire croire que l’on est en phase avec « le monde qui change ». C’est grisant de faire comme si « l’économie » se réduisait à la finance et représentait ainsi la fonction essentielle de l’humanité. Ces discours et ces postures sont permanents dans nos médias. Pourtant, presque tout le monde les ressent comme illogiques, dangereux, ennuyeux, mortels. Mais, pour en sortir, il faudrait une imagination pratique qui ne semble plus à la portée des spécialistes, et nécessiterait donc une collaboration constructive en équipes multi disciplinaires (constituées de citoyens porteurs d'expériences diverses de la vie). Exemple : alors que la mode au sommet de l'Etat est de singer « l’entreprise », pourquoi personne ne propose d’appliquer une démarche de « Qualité » au fonctionnement de nos démocraties, obligeant à préciser les finalités politiques au-delà d’un horizon de gestion courante, à créer un ensemble de mesures pratiques de la qualité des actes gouvernementaux et des lois en regard de ces finalités, avec une qualification des erreurs et des succès… ? On devrait évidemment s’inspirer des méthodes de maîtrise de la qualité des logiciels, plutôt que des produits industriels, bien que la démocratie soit un « produit » de masse par excellence. En se fondant simplement sur l’observation de l’expérience historique des démocraties, on pourrait affirmer qu’un système de « qualité démocratique » ne pourra s’appuyer sur le seul autocontrôle par les dirigeants eux-mêmes (même temporaires), mais devra faire appel à des assemblées de citoyens (à créer), en relation avec des institutions internationales (à créer). De toute façon, c’était pour hier…

Dans ce billet, nous présentons sommairement trois axes de recherche, à l'occasion de parutions récentes qui témoignent de la persistance de sciences véritables ou tout au moins, font ressortir l'intérêt de leur développement en tant que sciences humaines. Sans prétention à l'exhaustivité. Sans même revendiquer une originalité ni une profondeur spéciale dans l'analyse. Mais non sans peine, de l’intérieur de l’immobilisme mental régnant…

1/ Pour une science de la transmission des valeurs pratiques

Notre vie quotidienne est fondée sur des valeurs sociales pratiques que nous avons absorbées dès l'enfance et que nous pratiquons constamment. Ces valeurs-là ne sont pas des abstractions savantes. Elles encadrent bien concrètement et pesamment nos façons de nous conduire, de penser, de raisonner, en privé, en famille, en public... D'ailleurs, pour commencer, elles fondent notre conception du champ du public, de la famille, du privé... Comme notre interprétation spontanée de l'espace et du temps dans nos vies courantes.

Ce sont des credos intimes, que nous ne remettons jamais en cause sauf choc mental ou changement d'âge de la vie, comme on dit.

Il est évident, il devrait être évident... que tout le monde n'a pas les mêmes valeurs pratiques, pas les mêmes fondations ni les mêmes limites dans l'élaboration des construits mentaux. Et que des gens mentalement différents de nous, très différents de nous, vivent avec nous, dans nos organisations, dans nos familles parfois, et d'autant plus avec le brassage des peuples dans le courant de la "mondialisation". Pas besoin d'aller déranger des "primitifs" au fin fond d'une vallée perdue pour "rencontrer" des gens bizarres (tout est déjà dit dans le terme "rencontrer", hélas), rechercher les détails croustillants de leurs étrangetés, ni que certains en fassent des livres, nostalgiques ou sensationnels, mais véritablement futiles en regard du besoin urgent de constituer une humanité planétaire.

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Dans la perspective d'une mondialisation plus fortement contrainte, sous la force de l'urgence imposée par le rapetissement de l'espace terrestre vivable, il serait opportun de commencer d'imaginer comment nous pourrions nous entendre, voire nous supporter, voire coopérer de manière solidaire, entre sociétés humaines différentes. En effet, les alternatives ne sont guère compatibles avec la déclaration universelle des « droits » de l'être humain.

Rares sont les ouvrages susceptibles de nous éclairer a minima sur la réalité des obstacles à une telle coexistence des sociétés fondées sur des valeurs pratiques différentes. Rarissimes sont ceux qui parlent des possibilités de surmonter ces obstacles pour constituer une forme de collectivité responsable.

Dans la série des oeuvres d'Emmanuel Todd, l'ouvrage "Qui est Charlie" (Editions du Seuil, mai 2015) en est un, malgré son sous-titre "Sociologie d'une crise religieuse" qui pourrait être plutôt "Sociologie de la transmission des valeurs".

Car le sujet de fond, à travers l'analyse géographique des différences de comportements collectifs à la suite d'un événement dramatique local hyper médiatisé, c'est la permanence de certaines différences de valeurs dans les régions de France (pourtant un petit pays en surface). Ces valeurs-là, l'auteur a décrit dans d'autres ouvrages leurs principaux vecteurs de reproduction sociale, parmi lesquels : les modalités de transmission des héritages, la structure de vie familiale de référence, les niveaux et principes d'autorité dans les familles, l'idéal de réussite sociale, etc. Dans "Qui est Charlie", il aborde le sujet de l'assimilation progressive aux valeurs locales des populations nouvellement installées et culturellement isolées. La mixité des mariages est un facteur évident d'infusion culturelle dans les valeurs locales, mais son effet est d'autant plus lent que cette mixité peut commencer seulement après plusieurs générations de coexistence entre les populations nouvelles minoritaires et les populations installées. L'auteur dénonce la résurgence de comportements intolérants dans la société française, notamment sous couvert de discours identitaires, au niveau étatique comme à l'intérieur de divers segments de populations, avec un pessimisme noir mêlé d'ironie.

Ce qui est important, c'est que cette démarche d'analyse nous fait prendre du recul par rapport au "principe" de légitimité démocratique majoritaire, par rapport au bon sens commun, par rapport au ressenti primaire qui est censé s'exprimer uniformément en manifestation de masse, par rapport à l'idéologie du progrès monodimensionnel... Malheureusement, la violence des critiques contre l'ouvrage "Qui est Charlie" témoigne, au contraire, de l'asservissement mental (ou intéressé) d'une large proportion de hauts personnages, en tous cas ceux dont on nous diffuse les opinions. Alors qu'il y avait là une bonne occasion d'élever le niveau de notre pensée sociale et politique.

Bref, les grands officiers de la doctrine ont senti le danger, et l’auteur fut contraint, comme un Galilée de la science humaine, à plusieurs reprises sur les ondes, de se prosterner devant divers totems de la pensée canonique, ou alternativement de batailler avec des moulins à vent.

Plus que l'interprétation des analyses, plus que tel détail des opinions exprimées par l'auteur, ce qui vaut dans cet ouvrage, c'est l'audace d'examiner nos valeurs pratiques comme sujets d'études et d'imaginer comment elles pourraient évoluer. Le problème, s'il faut en trouver un, c'est que l'auteur a mélangé, dans son ouvrage, l'interprétation d'une analyse méthodique avec une argumentation de nature politique sur l'avenir de la société française. On ne peut pas le lui reprocher, que l'on soit d'accord avec cette argumentation ou pas. L'auteur termine par une citation à propos d'un trait de caractère qui serait spécifique à l'intellectuel français : celui de ne pas prendre ses théories trop au sérieux. C’est un trait commun à tout scientifique.

Notes de méthode

La rigueur scientifique des analyses présentées dans "Qui est Charlie" a été mise en cause. C'est, à notre avis, encore une mauvaise manière de critiquer l'ouvrage.

En effet, ce que l'on peut mettre en cause dans une analyse multifactorielle, c'est d'abord la technique de présentation des résultats en regard de l'échantillon de population et des facteurs analysés, et ensuite surtout l'interprétation qui en est faite, parce que cette interprétation est toujours subjective. Cette critique-là n'a rien à voir avec une illusoire "rigueur" scientifique mais tout à voir avec la démarche scientifique, telle qu'on la retrouve dans n'importe quelle discipline des sciences (la mathématique et ses variantes mises à part si on les considère comme de purs jeux de l'esprit).

Au passage, je me permets de signaler que dans un certain ouvrage de Pierre Bourdieu, on trouve un exemple de présentation totalement foireuse d'une analyse multifactorielle, mais pour une interprétation parfaitement acceptable - qui oserait taxer Bourdieu de malhonnêteté intellectuelle ?

La démarche d'analyse, de présentation et d'interprétation de "Qui est Charlie" nous semble bien conduite au plan de la démarche scientifique, même si on peut critiquer l'étroitesse de la liberté concédée au lecteur face à l'interprétation qui lui est fournie. Toute personne ayant pratiqué ce genre d'analyse à facteurs multiples sait à quoi s'en tenir. Même si le niveau de signification statistique des axes principaux qui ressortent de l'analyse est "bon" (c'est-à-dire relativement à ce qu'on obtiendrait par une répartition au hasard des facteurs analysés dans la population), l'interprétation de ces axes n'est pas donnée. Sauf quand la décomposition analytique des éléments de la population analysée induit d'elle-même les combinaisons de facteurs principaux qui vont alors immanquablement se dégager. C'est pourquoi, il faut se méfier des évidences qui ressortent "en confirmation" et rester ouvert à la révélation de l'inattendu. Preuve a contrario : la fausseté de récentes prévisions de résultats d'élections.

Nous avons connu, dans les pays de l'OCDE, une époque de prévisions certaines et d'analyses rigoureuses, mais ce n'était pas de la science. C'était la période des années 60-80 de croissance économique, où beaucoup de variables économiques (de fait, presque toutes les variables économiques) pouvaient être corrélées au PIB avec un bon niveau de confiance statistique. Et ce niveau de confiance augmentait encore lorsqu'on osait corréler les variations d'une année sur l'autre. Mais on a su très tôt que ces fortes corrélations ne démontraient pas une relation de cause à effet, que d'autres interprétations expliquaient tout aussi bien, voire mieux, les corrélations : diffusion générale du climat saisonnier de croissance des affaires (effet Panurge), artificialité de convenance des chiffres constitutifs des séries économiques (en résultat de la commune tambouille des statisticiens économistes unanimes et cohérents). Déjà, dans cette période 60-80, on savait qu'il était inepte de titiller la deuxième décimale du PIB, et que la première loi physique explicative de la croissance du PIB de nos sociétés évoluées se réduisait brutalement à celle-ci : "plus on consomme de pétrole (ou d'équivalent pétrole), plus cela pousse" !

Plus tard, on s'est rendu compte que « plus cela pousse », plus cela produit de déchets qui se déversent dans les mers, et plus cela crée des émanations qui polluent l'atmosphère - bref plus nous pillons la planète sans possibilité de retour.

On le savait déjà : la vérité des performances de l’espèce humaine est "ailleurs". Sur cette planète, la performance physique de l’espèce demeure du niveau le plus bestial, la technologie ne fait qu’amplifier et accélérer la dévastation. Dans la continuité, l'espèce humaine sera donc mécaniquement effacée par la force de cette vérité-là, par un anéantissement progressif entièrement subi ou « agrémenté » de jeux de sélection cruelle. Un autre destin physique ne s’ouvrira que si nous prenons du recul sur les valeurs pratiques qui dissimulent notre prédation ou l’ignorent, en tous cas nous empêchent de changer de comportement. Il est donc urgent de prendre le pouvoir sur nos valeurs si nous voulons maîtriser collectivement et solidairement notre destin. Ou alors abdiquons carrément notre humanité - il existe tant de manières de le faire, simplement agréables ou divines, hélas toutes bien « naturelles », et tant pis pour les générations suivantes...

2/ Pour une science du changement de comportement des gens ordinaires

Beaucoup d'oeuvres et d'ouvrages récents nous parlent de héros et de hauts faits du présent et du passé, réels ou imaginaires. Ils témoignent surtout de nos mythes et de nos valeurs du moment. Dans ce domaine, l'abondance contemporaine n'est nullement médiocre. Son seul défaut est de rendre plus difficile l'appréciation des changements de ces mythes et valeurs dans l'histoire de l'humanité et de décourager la recherche des raisons de ces changements au profit d'une illusion de convergence vers des valeurs communes, un mode de vie commun, une façon de penser commune et de fait vers une forme de religion commune. C’est que, pour être publié, il faut bien vendre sa production au plus large public possible, n'est-ce pas ?

Sous la saturation massive des courants intellectuels dominants, on ne peut retrouver une liberté de penser qu'aux marges de nos sociétés modernes, et seulement dans la mesure où ces marges sont connectées aux courants dominants au travers de filtres suffisamment grossiers, car on ne peut espérer échapper aux courants dominants dans la finesse. C'est pourquoi, probablement, certains savants ont étudié les fous et la folie au cours des âges, les prisonniers et les prisons au cours des siècles, les moeurs des dernières peuplades sauvages, etc.

Cependant, nous disposons d'autres sources d'expériences de remise en cause individuelle des valeurs pratiques, spectaculaires et de l'espèce la plus traumatisante. Il suffit pour cela d'entrer dans le "monde de l'entreprise" ou de la grande organisation « moderne » ! Mais un observateur non impliqué dans sa survie propre pour y « gagner sa vie » n'en apercevra pas grand chose, encore moins s'il se contente de quelques séjours aménagés de l'extérieur, comme un explorateur en terre inconnue. Non, c'est comme la guerre, la prison ou l'esclavage, il faut l'avoir vécu avec ses semblables dans sa chair et son âme et y avoir réfléchi avec d’autres qui l'ont vécu ailleurs différemment…

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Tiens, justement, le retour à la maison des prisonniers de guerre après une longue période de soumission dégradante, est un nouveau thème de série télévisée, bien plus spectaculaire potentiellement que le récit individuel d'une plongée dans le vide après une mise à la porte ou à la retraite d’une entreprise ou d’une organisation. Le développement scénaristique du thème des ex prisonniers de guerre s’avère facile à développer en croisant des sous thèmes et des situations analogues aux poncifs bien rodés par ailleurs dans d'autres séries.

Personnellement, j'ai été favorablement surpris par la série Hatufim. Dans l'interprétation des prisonniers de retour après des années de captivité, j'ai revécu certaines manières de mes oncles qui avaient "fait la guerre" de 39-45 en grande partie en séjour forcé dans le pays vainqueur.

Hatufim est une série déstabilisante parce que le mélange des genres y rend banals les actes et situations exceptionnels, sans que l'intérêt faiblisse. La série parvient à nous décrire tous les personnages comme des gens ordinaires, même ceux des forces spéciales surentraînées. La série mélange la comédie familiale (les premiers rôles sont féminins), les drames personnels et quelques épisodes tragiques. C'est au point que les machinations et les errements des contre espions demeurent en arrière plan tout au long de la série, et que même les plus horribles scènes d'avilissement dans la captivité des prisonniers ne prennent réalité qu'à la fin. Tout le reste, à la fois lumineux et bien pire, c’est la vie tout simplement.

Autre caractéristique rare : dans Hatufim, on voit des adolescents qui (se) font peur et (se) font rire sans faire pitié.

Ce qui est frappant concernant les ex prisonniers de guerre, c'est que personne, jamais, ne s'intéresse en profondeur à leur expérience personnelle vécue en tant que prisonniers. Pas seulement parce que cette expérience personnelle serait difficile à communiquer, exigerait une coopération méthodique pour être recueillie, assumée, comprise, intégrée éventuellement au bénéfice de tous. C'est simplement que seuls les écarts gênants aux comportements normaux du temps présent, les écarts aux façons de penser habituelles, intéressent les autres, la famille, la société en général. Les comportements divergents des ex prisonniers, on les catégorise comme des séquelles et tout est dit ! Pourtant, dans ces divergences, il n'y a pas que les crises nocturnes, les cauchemars et les flashs…. Même les contre espions ne s'intéressent aux personnes que ponctuellement, pour se renseigner sur le camp d'en face et afin de s'assurer que les ex prisonniers n'ont pas été retournés en ennemis de l'Etat. Ils ne font rien de plus que leur boulot au sens le plus étroit.

Or, il apparaîtra peu à peu que le syndrome de Stockholm, celui du prisonnier mentalement retourné par l’ennemi, n’explique pas grand-chose – jusqu’à rien du tout - et en tous cas, ne pèse pas lourd face à la haine pure nourrie de bêtise et d’esprit de revanche.

A la fin de la série, après diverses péripéties familiales et guerrières, on conclut sur une forme d'échec : le choix de réinsertion des ex prisonniers se réduit à l'alternative entre la réintégration dans la famille ou la fuite vers une existence asociale, dans les deux cas après la douloureuse découverte que les ex prisonniers sont devenus d'autres personnes.

Bien entendu, malgré la publicité faite au retour des ex prisonniers par la société civile au grand large, cette société perpétuera la normalité des haines et des peurs comme s'il ne s'était rien passé, plutôt que de capitaliser sur un signe d’ouverture et de paix. Bon, on constate bien quelques bizarreries du comportement personnel des ex prisonniers, mais cela ne peut être que l'effet des mauvais traitements, donc surtout on oublie, cela va disparaître tout seul ! Tout le monde est bien d’accord, que ceux que l'on doit respecter et admirer, ce sont les guerriers. Que les plus valeureux soient dévorés par le poison de la vengeance ou par la terreur de l'autre, n'aspirent qu'à tuer un maximum de méchants ou à les maintenir dans la souffrance et l'humiliation, c'est normal, c’est la guerre…. Oui, cela ne peut pas s’arrêter, c’est devenu constitutif de cette société-là. Et certainement il faudra un événement exogène pour extirper cette guerre.

Au-delà, la série Hatufim nous offre le constat de l'adolescence de nos sociétés "modernes", incapables d'évoluer au-delà d'un modèle constitué au néolithique. C’est aussi l’évidence que les expériences isolées qui se déroulent hors des valeurs pratiques reconnues dans une société n'ont, au sens propre, pas de sens pour cette société.

Et alors, c'est bien comme cela ?

Car ce n’est pas un cas si particulier, le prisonnier de guerre soumis à une conversion ! La brutalité de la conversion peut-être, mais pas ce qui suit la conversion, même pas l'obligation de la conversion elle-même. En effet, qu'on ne me dise pas que la vie "normale" dans une entreprise, une grande organisation, même dans une famille ou un groupe social quelconque (y compris les gens du voyage), n'a rien à voir avec une vie sous contrainte. Pour un employé qui change d’entreprise (c’est aussi violent mais différent pour un cadre dirigeant), par exemple, il existe une obligation de conversion mentale qui se traduit dans les comportements quotidiens, même s’il n’y a pas de reconversion professionnelle au passage. Ce qui caractérise le cas du prisonnier, c'est banalement l'unicité forcée du lieu, des gestes, des types d'échanges avec des supérieurs robotisés, et de facto la mise hors circuit des projets en cours avant l'emprisonnement - l'ensemble constituant ce qu'on appelle la privation de liberté, par ailleurs considérée comme normale dans certaines groupes sociaux particuliers (cas extrême : les moines cloîtrés). Bref, l'être mental social ordinaire pourrait être assimilé à un prisonnier ambulant, dont la prison se reconfigure à chaque entrée dans un groupe social ou chaque sortie d'un groupe, sachant qu'à un instant donné, plusieurs groupes sociaux définissent sa prison à géométrie variable.

Revenons à l'urgence : imaginer comment on pourrait concrètement faire converger toute l'humanité dans toute sa variété, pas seulement quelques individus influençables ou déficients, vers des comportements responsables pour l'avenir de la vie humaine sur notre planète. Evidemment, pour un tel dessein, on ne peut pas compter sur l'artisanat de la conversion individuelle, ni sur la "duplicité" résultant du trop fameux syndrome de Stockholm, même si cette duplicité est relative à son anomalie. Cependant, observons que, pour de grandes causes communes, on sait très bien violer mentalement les gens en foule et sans douleur, en s'appuyant sur le mimétisme compétitif et sur un autre credo primaire, celui du "groupie social", autrement dit sur la pression du groupe, en soi inexistante mais bien agissante dans l’esprit du pressionné qui en redemande en ajustant l'idée qu'il s'en fait - non, ce n’est pas le réflexe moutonnier, c’est quelque chose de profondément humain, avec une intention bien consciente de participer... Ce syndrome-là ne porte pas de nom, nous l'avons tous vécu et nous le revivrons, et il serait urgent d'en extraire une méthode communément acceptable plutôt que d'en refouler l'étude au prétexte de la confusion avec des valeurs ineptes, en l'associant systématiquement aux rassemblements patriotiques, congrès politiques, et autres dynamiques pseudo religieuses.... En tous cas, presque tout ce qui a été dit ci-dessus peut être reproduit à propos de ce "nouveau syndrome", propension caractéristique de la "nature humaine".

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Note sur la série Homeland. A part le thème général repris de Hatufim, celui du retour du prisonnier de guerre, c'est une série télévisée américaine typique à grand spectacle. Redistribution des personnages de Hatufim par agglomération et exagération paroxysmique de leurs caractères pour en faire des personnages exceptionnels (interprétables seulement par de formidables acteurs). En contraste, abondance des poncifs des séries américaines : petits événements habituels de la vie de famille en pavillon sur jardin sans clôture, grandes réceptions organisées par de puissants personnages, escapades sexuelles des protagonistes, idem pour leur progéniture adolescente. L'attentat sanglant à la fin de la première saison en plein centre de Washington DC fait partie des rebondissements rebattus des séries d'espionnage, sur fond de complot contre un ou plusieurs hauts personnages de l'Etat (Arlington Road). Plusieurs détails importants transposés de la série originale Hatufim, sont caricaturés. Notamment, la nécessaire duplicité de certains personnages pour leur propre survie est ici présentée comme une spécificité culturelle d'un pays hostile; la frontière entre les bons et les méchants n'est jamais floue, l'héroïsme n’existe que dans le camp des bons. On notera cependant que Brody, l'ex prisonnier aux allégeances vacillantes, pourtant soumis à un syndrome de Stockholm renforcé, aura finalement personnellement exécuté deux grands responsables de guerre sale, celle où on tue des enfants, un dans chacun des camps. Quelle invraisemblable morale cet équilibre est-il censé représenter ?

Note. Conjecture sur le niveau maximal de duplicité d’un être humain normal en situation dangereuse. On peut utiliser le modèle CHOP, dans la mesure ou c'est la communication du personnage avec les autres qui prime pour lui au point qu'il y joue son existence. On a déjà insisté, dans la présentation de ce modèle d’interaction, sur la normalité de l'absence de contrainte logique entre les couches mentales participantes et sur l'existence de constructions pas finalisées, d'essais en cours dans certaines couches mentales. Comment sinon expliquer la duplicité apparemment tout à fait extraordinaire du prisonnier de guerre Amiel dans Hatufim ? C’est plus qu’une victime du syndrome de Stockholm, c’est un acteur du syndrome. Sa conversion est réelle, rien n’est feint dans son comportement nouveau dans la société qui le détient. Tout se passe comme si ses anciens credos, valeurs, comportements étaient simplement remisés. On peut modéliser une telle duplicité par la création de nouveaux credos intimes, mais aussi par l'encapsulation des nouvelles valeurs à l’intérieur de projets ou de comportements de court terme, afin que les conséquences de ces projets et comportements n’entrent pas en conflit direct avec des credos ou des valeurs précédemment implantés. Autrement dit, la logique de la duplicité consiste, dans ce cas, à répartir sur des échelles de temps différentes les traductions des valeurs et credos potentiellement en conflit, de manière qu’il n’existe aucune hésitation dans l’activité courante. Cela explique la rapidité des décisions prises par Amiel aux moments critiques de son évasion. En attendant, Amiel est en permanence un homme de projets, car ses projets, y compris celui de son évasion, remplacent sa prison. On voit bien dans Hatufim par quelle brisure s'est introduite la soumission d'Amiel à l'apprentissage volontaire de nouveaux comportements, ainsi que son ouverture à de nouvelles valeurs et de nouveaux credos (ce qu'on appelle couramment une conversion) : l’acte criminel commis contre lui par ses codétenus l'oblige à se recroqueviller mentalement sur son credo primaire de survie personnelle, en attente d’une offre de renaissance. C’est d'ailleurs un acte criminel symétrique, commis plus tard par Amiel sous la contrainte, qui va précipiter son détachement de sa nouvelle communauté, mais peut-être c'est seulement un artifice du scénario.

3/ Pour une science des racines et des credos intimes

Encore une fois, il ne s’agit pas ici des croyances élaborées, ni des mythes construits dans notre nuit des temps, ni des valeurs éternelles enseignées par nos grands prêtres ou équivalents, mais des valeurs pratiques de la vie quotidienne et des credos intimes de l’être banal social ordinaire. Donc pas besoin d’une analyse profonde des psychismes, mais d’une simple observation méthodique.

Dans une société « moderne », ce sont des questions comme celles-ci : Qu’est-ce que la réussite sociale pour vous ? Qu’est-ce que vous souhaitez pour vos enfants ? Qui a l’autorité dans la famille, sur quoi ? Comment répartissez-vous les héritages dans votre famille ? Pourquoi avez-vous des enfants ? Elever des enfants, qu'est-ce que cela veut dire pour vous dans votre vie quotidienne ? Où placez-vous la limite entre privé et collectif ? Etc.

Evidemment, ce sont des ouvrages d’anthropologie qui s’approchent le plus de ce type d’observation systématique. Malheureusement, pour diverses raisons compréhensibles, beaucoup de ces ouvrages sont ennuyeux, soit par l’abondance des détails sur une société donnée dont les mérites particuliers au bénéfice de l’humanité en général paraissent forcément plutôt minces, soit par l'approfondissement sensationnel de certaines "monstruosités" des sociétés « primitives » en regard de nos sociétés « modernes », soit par l'intention de dynamiter nos sociétés dominantes au fil des observations "objectives" de gens supposés plus authentiques.

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Autrement dit, rares sont les ouvrages accessibles au commun des mortels et qui tentent de nous apporter quelque chose dans notre existence présente, à partir de cette existence telle qu'elle est dans sa variété actuelle ou (pré) historique, sachant que nous allons tous, d’une manière ou d’une autre, être contraints d’abandonner nos comportements contraires à la survie de l’humanité sur la planète.

Citons un livre de Jared Diamond, Le monde jusqu’à hier (Folio, Gallimard 2013) en version de poche. Cet ouvrage n’apprend certainement rien aux spécialistes, mais beaucoup à tous les autres. Le sous-titre « ce que nous apprennent les sociétés traditionnelles » traduit bien l’intention, mais il ne faut pas espérer des solutions complètes, seulement quelques trucs oubliés qui pourraient nous simplifier la vie, quelques possibilités d’amélioration de nos institutions, quelques prises de recul sur notre humanité, avec le rappel de certaines contraintes naturelles gommées artificiellement par la vie moderne. Il s’agit des enfants, de la vie de famille, de l’étiquette en société, de la survie dans la nature, du traitement des personnes âgées, des diverses façons de faire justice, de l’autorité, des fonctions de la religion et des institutions, de la diversité linguistique, des voyages, de l’évitement des risques, de la frontière entre commun et privé, du commerce et de tout ce qui s'échange en dehors du commerce, de la santé, etc. Tout cela au travers d’observations de sociétés traditionnelles contemporaines ou récemment éteintes.

Il faudrait commencer par se les dire entre nous et à nous-mêmes, nos racines et nos credos intimes, pour que le mot fraternité puisse avoir un sens et qu’une forme de convivialité puisse se créer et que nous puissions construire un avenir. N’est-ce pas évident ?

lundi 9 mars 2015

Imposture sociale et débat démocratique

Encore une fois, nous utilisons l'arriviste, artiste de l’imposture sociale, comme révélateur.

Ce billet commence par quelques compléments à propos du personnage de l'arriviste carriériste, dont les deux premières saisons de la série House of Cards nous donnent des exemples brillants (mais regardez bien, il y a des gens pires que les Underwood dans cette série).

Il s’agit à la fin d’oser aborder sous un angle neuf la question de la socialité requise dans un débat démocratique, compte tenu des limites mentales que nous imposent nos groupes sociaux d'appartenance - ce que nous avons appelé l'imposture sociale.

Arrivistes et groupes sociaux

Approfondissons le fonctionnement intime de l'arriviste carriériste, quelles que soient les forces qui le motivent, de la revanche à la folie dionysiaque.

HofCards1.jpg D'abord, c'est un observateur. Il est crucial, dans son entreprise personnelle, de s'appuyer sur une représentation fidèle du personnage type de chaque groupe social avec lequel il est en contact, et surtout, de bien évaluer les variations autorisées autour de ce type. En effet, il est crucial a minima de ne pas se faire repérer d'emblée comme un prédateur.

Il est encore plus crucial, dans le plan de carrière, de ne pas se tromper dans sa progression. L'arriviste se représente une hiérarchie des groupes sociaux en termes d'ascension sociale, ou plutôt, il se représente un chemin à parcourir entre des groupes sociaux en vue de son ascension sociale, certains groupes sociaux étant neutres ou n'ayant pas de caractère de passage obligé pour son ambition.

Pour influencer les personnes d'un groupe social donné, il simule le personnage type d'un autre groupe social considéré comme supérieur. Ou, à défaut, il simule tellement bien la variation géniale attendue de tous dans le type du groupe social local qu'il en devient un leader. Il atteint la perfection de son art lorsque son passage dans un groupe social lui permet de se créer des obligés sans obligation formelle de retour, et, en même temps, lui permet de transiter vers des groupes supérieurs ou plus adaptés dans la perspective d'un rebond.

Ses capacités spécifiques d'acteur sont immensément développées :

  • la simulation sans en être
  • la souplesse d'adaptation en réaction aux signes émis par les autres lorsqu'il vient en décalage de l'attendu, et avant cela, la perception de ces signes
  • la désimprégnation rapide au passage d'un groupe social à l'autre (mais pas l'oubli)

Osons la question : l'arriviste est-il un être supérieur dans notre société, du fait de sa maîtrise en survol des groupes sociaux pour son propre bénéfice ? Ce serait non, au prétexte qu'il ne joue pas le jeu ? Argument risible dans la morale pratique du monde "moderne". Passons vite.

La vraie question qui émerge serait plutôt la finalité humaine de la société ou son absence et ce qu'on entend par l'"humanité" en périmètre et en qualité. Car, à l'évidence, l'arriviste égoïste, en tant qu'être social, est un pur parasite dans une société de finalités humaines. Sa personnalité profonde est toujours en décalage par rapport au groupe social qu'il habite à l'instant - du simple fait qu'il pense toujours à partir d'un autre groupe, en général un autre groupe mieux situé dans le sens de ses ambitions, mais pas toujours, c'est selon l'apparence qu'il veut donner. C'est un être de composition, à la fois tactiquement insincère et incapable de confiance envers les autres, spécialement lorsqu'il fait appel à la confiance des autres.

Reformulons la question de la définition de l'être social : pouvons-nous considérer que notre être social se définit complètement par les groupes sociaux auxquels nous appartenons et que nous entretenons ? Quelle que soit la "bonne" réponse, oui, non, partiellement, cela change quoi d'ailleurs dans le monde réel où nous vivons ? Hé bien vive l'arriviste, car son existence nous manifeste la fausseté de la conjecture de définition des personnes par les groupes sociaux et la bêtise du "cela change quoi ?" En chacun de nous, nos compétences personnelles forment un capital historique construit dans notre existence particulière à partir de nos relations au sens très large avec nos semblables et avec le monde (matière, animaux...) dans des circonstances multiples pour des objectifs divers. Autrement dit, nous ne nous réduisons pas à un ensemble de profils en variations autorisées autour de profils types. L'arriviste qui enrichit son propre capital au fil de son parcours dans le seul objectif de son ascension personnelle, c'est un cas particulier parasitaire mais en soi révélateur qu'il existe de multiples dimensions de la personne sociale au-delà des groupes sociaux.

Groupes sociaux et débat démocratique

Voyons à présent ce que cela nous dit en relation avec l'organisation du débat démocratique.

Concernant la puissance de pourrissement du débat démocratique, il est facile d'imaginer des assemblages de personnages collectivement bien pires que les cas isolés d'arrivistes carriéristes ou revanchards ! Ces derniers sont, en effet, assez faciles à repérer dans une assemblée dirigée selon un principe trinitaire et à faire contribuer autant que les autres pour ce qu'ils sont, avec leur expérience particulière et leur capacité à anticiper les pièges qui empoisonnent le débat ou le précipitent vers une fausse résolution. Ils peuvent être d'excellents présidents.

Imaginons une assemblée citoyenne homogène dans ses références culturelles de la vie courante : des fonctionnaires d'administration centrale, des cadres moyens de grandes entreprises... : on comprend tout de suite que l'assemblée souffrira d'un grave déficit relatif de l'ouverture d'esprit, le même genre de défaut que nos assemblées d'élus ! L'homogénéité sociale d'une assemblée condamne ses participants aux unanimités lumineuses et alternativement aux divisions internes artificielles pour compenser les facteurs unanimistes. En tous cas, les participants sont incapables de s'ouvrir à des modes de pensée qu'ils ne peuvent même pas imaginer.

Comment rassembler des gens qui aient quelque chose à dire à ceux qui ne sont pas comme eux, n'aient pas peur de le dire, mais sans prétendre qu'ils ont raison dans l'absolu ? Et sans perdre leur temps à discuter de pseudo préalables théoriques ?

Evidemment, le notable exemplaire, l'illuminé de la classe en lutte, le prédicateur d'une suffisante croyance, le vieillard gâteux, le jeune qui va tout casser, la personne en traitement psy.... ne seront pas a priori des contributeurs bien utiles. Cependant, sur certains sujets, il est certainement intéressant de pouvoir bénéficier de l'expérience d'un jeune sorti d'une crise de dépression ou d'une personne âgée qui a surmonté de nombreuses humiliations. Mais en tant qu'experts ou en tant que témoins, pas en tant que contributeurs.

Le citoyen idéal pour enrichir un débat démocratique, c'est celui qui a déjà vécu plusieurs métiers, plus largement plusieurs expériences de la vie, et qui a eu le loisir ou l'obligation de prendre du recul sur les uns par rapport aux autres. Il ou elle n'a pas tout réussi. Il ou elle s'est même fait rouler plusieurs fois. Il ou elle connaît le danger des emballements passionnels ou militants...

Ces super citoyens n'existent pas, évidemment, mais on peut en obtenir les équivalents en combinant les expériences diverses de citoyens ordinaires. Encore faut-il reconnaître que cette combinaison ne se fera pas spontanément dans un débat libre, qu'il faut au contraire que ce débat soit consciemment conduit selon une étiquette précise. A l'opposé, la tendance médiatique actuelle est celle du débat rythmé à coups de thèmes d'actualité dans une sélection de citoyens surdiplômés ou supposés experts. Alors que, clairement, les gens diplômés qui ont fait carrière en passant d'un poste à l'autre dans de grandes organisations ou sont restés à l'intérieur d'un milieu familial ou professionnel, sont a priori moins pertinents dans un débat démocratique à finalités pratiques que d'anciens élèves d'écoles communales primaires qui auront bourlingué dans plusieurs existences – ne serait-ce que pour identifier tous les aspects pratiques... Bref, le tirage au sort est la solution, mais pas n'importe comment dans n'importe quelle population. Les finalités, les produits attendus de l'assemblée doivent commander la définition du périmètre de population ayant les caractères requis.

dimanche 11 janvier 2015

Neutralité du réseau et politique du Web

Le principe de neutralité du réseau Internet vient d'être réaffirmé.

Tout paquet élémentaire d'information est techniquement acheminé de la même manière, indépendamment de son contenu propre, indépendamment du contenu dont il fait partie, indépendamment de qui est l'émetteur, indépendamment de qui est le destinataire... Voir "Neutralité du réseau" sur Wikipedia.

Le respect du principe de la neutralité d'Internet empêcherait notamment la création de plusieurs réseaux distincts - par exemple la création d'un réseau pour les vidéos à la demande, dont l'accès serait facturé séparément aux utilisateurs.

Principe de neutralité : affirmation tautologique découlant de la nature même du réseau ou puissante décision fondatrice ?

Moi, minuscule utilisateur du Web, je n'ai pas l'intention de critiquer les principes soutenus par les maîtres du monde. Je suis bien trop peureux pour cela. Et certainement trop mal informé pour appréhender l'immensité des enjeux. La preuve : jamais on ne me consulte, bien que je pratique le Web quasiment depuis son origine à travers divers milieux et organisations (ou justement à cause de cela ?) ! Comme tout le monde, j'ai presque toujours droit au même type de discours en deux temps à mon intention dans les medias : premier temps, l'affirmation de valeurs ou principes généraux (ici, la "neutralité", devant laquelle mon misérable esprit est invité à s’incliner spontanément); deuxième temps, la promotion d'une prétendue avancée technologique (par exemple, en France, l'annonce de la future disponibilité du wifi dans les trains à grande vitesse, une évidente priorité nationale pour favoriser l'avachissement mental des illettrés assis, provoquer des attaques cardiaques par l'afflux incontrôlé d'informations catastrophiques en temps réel, etc.).

J'avoue : je ne saisis pas la possibilité d'une logique d'enchaînement entre les deux temps, entre l'affirmation du grand principe et la promotion publicitaire qui suit. Ou plutôt si, je comprends très bien, et d'ailleurs, j'en ai déjà trop dit…

Ah comme j'aimerais pouvoir piétiner tant de livres, d'articles, de vidéos... à propos d'Internet, du Web, des nouvelles technologies, de l'intelligence artificielle, de la communication, de l'innovation, de l’informatique, de la démocratie, des compétences, de la transmission de l'expérience, de l’économie… ! Je préfère ne pas parler de ces productions, surtout de celles qui ont une réputation établie, malgré la publicité que cela ferait peut-être à ce blog. Non, il est aussi vain de provoquer les fantômes d'auteurs célèbres décédés que de critiquer les compétiteurs actuels de la course médiatique, c'est donner prétexte aux seconds pour se faire valoir en saturant les media. Du vent !

Car nous sommes déjà nombreux à réaliser que le discours qu'on nous sert sur les sujets de société comme le Web, par des experts, des journalistes, des politiques, des gens de science... c'est un discours pour les débiles, et même pire, un discours débilitant.

Non ?

Settlers1.jpg L'une des plus navrantes réalités de ce discours moderne, malgré les Lumières et les révolutions scientifiques, c'est l'incapacité persistante de nos penseurs et de nos dirigeants à distinguer politique, gouvernement et gestion autrement qu'en prétendant les incarner par des institutions, des niveaux hiérarchiques, des métiers définis par des diplômes. Dès lors, toute société humaine est facile à "gérer", comme dans un jeu vidéo. Alors que politique, gouvernement, gestion devraient représenter des niveaux de finalités, d'objectifs, de règles, destinés à mettre en commun des plans, des priorités, des idées, réparties à diverses échéances, établies pour diverses durées de validité, correspondant aux différentes échelles temporelles respectives de la politique, du gouvernement, de la gestion. Et que ces échelles de temps se trouvent évidemment toutes réunies dans la mise en pratique quotidienne des activités les plus basiques. On ose parler de "science" politique, alors qu'on en est dans ce domaine à l'équivalent de l'astrologie, et que le défaut originel se fonde précisément sur la simplification consistant à placer la politique en premier, comme si le reste, le gouvernement, la gestion, en découlait à travers divers niveaux d'exécution. La prétention à incarner des abstractions dans des institutions et des personnages ne peut fonctionner que dans un monde d'êtres robotisés commandés de l'extérieur (ou par une caste : il y eut des sociétés historiques et il existe encore des sociétés humaines de ce type), niant la réalité que l'être humain demeure, avec ses limites, non seulement le porteur ultime, mais la seule entité vivante de synthèse des politiques, directives de gouvernement, ordres de gestion - pas seulement dans leur application, mais, pour tout être humain libre, dans leur propagation et leur évolution.

Une traduction caricaturale du décalage entre cette prétention formelle et la réalité sociale, dans tant d'entreprises et d'organisations, c'est la pesanteur grotesque des références à des valeurs génériques dans la définition du comportement exigé du personnel. Encore plus révélateurs dans un autre sens, sont les constants ajustements des jeux courtisans autour des gens de pouvoir, variantes extrêmes de l'asservissement mental et physique à des personnages disposant d'une forme supérieure de liberté, d'où la pression en retour sur ces personnages à se comporter de manière franchement arbitraire au moins dans quelques détails... Même dans le contexte et l'environnement d'une armée en guerre, donc avec un objectif de "gouvernement" simple (vaincre l'ennemi) selon une stratégie définie, on sait bien que la guerre ne gagnera pas la paix avec l'imposition au vaincu d'un traité territorial ou commercial, qu'il faudra l'imprégnation du vaincu par une idée capable d’influencer sa politique ou son gouvernement, et que cette imprégnation sera d’autant plus efficace s'il la transcrit lui-même dans des règles ou services de gestion quotidienne et dans ses coutumes. On sait aussi bien qu'on ne gagne pas les batailles sans une intelligence du soin des combattants, de leur paquetage, de leur entraînement... Combien d'historiens se sont intéressés à la question première de l'approvisionnement d'armées nombreuses aux temps anciens avant la motorisation - pensons aux armées d'Alexandre éloignées de leurs bases, aux armées populaires de Napoléon... -, sur ce que pouvait signifier à ces époques "vivre sur l'habitant", avec quelles conséquences sur le nombre soutenable des combattants en regard du niveau des exactions commises sur l'habitant (avec ou sans promesse de remboursement, quand et sous quelle forme ?), le délai acceptable pour le rassemblement des combattants des deux camps (aux dépens de la même population locale ?), la durée supportable d'attente des armées avant "la" bataille ? Pourquoi faut-il remonter à Sun Tzu, en oubliant Thucydide au passage et tant d'humbles témoignages plus proches de nous, pour que ces questions reviennent à la mode, d'ailleurs très partiellement et confusément ? Pourquoi et comment la logistique au sens large, la vraie logistique comme réalisation des stratégies, est-elle occultée ou traitée secondairement dans une certaine culture occidentale récente, abrutie par une conception mécaniste d’un prétendu principe de subsidiarité ? Pourquoi et comment plusieurs guerres de "libération" purent être gagnées par des mouvements lancés par quelques résistants en armes, contre des nations immensément plus puissantes ?

Je ne vous égare pas, nous sommes en plein dans le sujet, à présent avec le recul nécessaire.

Le principe de neutralité du réseau se situe clairement au niveau de la gestion logistique du réseau, même pas au niveau de ce que devrait être un gouvernement du réseau, et en tous cas, ce principe ne fait pas une politique. Cependant, cette neutralité du réseau, érigée pompeusement au rang de principe, vaudrait par son incompatibilité supposée avec la réalisation de politiques considérées comme dommageables, sans que l'on précise quelle est la bonne politique choisie (?) et sans que l'on envisage une seconde de faire participer une population au choix de cette politique (population et projet politique à définir conjointement d’ailleurs…). En termes polis, disons qu'il serait téméraire, pour un utilisateur, d'accorder le moindre crédit à un quelconque pouvoir du principe de neutralité. En effet, à cause de son manque de fondation politique (à ne pas confondre avec le discours d'un jour, prononcé par un grand homme politique) et à cause de son expression purement technique, le pseudo principe de neutralité est, sera, contourné, avalé, plus ou moins rapidement selon la puissance et l'influence des opposants. Les beaux discours de niveau politique, bien percutants, à propos d'Internet comme vecteur des idées de liberté et des droits de l'Homme peuvent s'accorder avec n'importe quel jeu esclavagiste de l'esprit consistant à mettre chaque "valeur" en correspondance directe avec une réalité concrète ou un événement. Alors, le principe de neutralité, c’est vraiment un truc de tout petits techniciens spécialistes sans envergure, vite assimilé ! Et d’ailleurs, justement, le jeu des esclavagistes de l'esprit de tous bords fonctionne déjà à plein régime tout autour et sur le Web - instrumentalisé pour le recueil, l'analyse et la diffusion de nos opinions et aspirations - tout en respectant la neutralité du réseau et en poussant à l'augmentation des débits ! Les petits techniciens ne font dans ce jeu que stocker et traiter les "big data" sans poser de question, à l'abri de leur neutralité.

Comment dépasser la mutilation (volontaire ?) des niveaux d’expression politique et de gouvernement du Web ? Devrait-on obligatoirement envisager de légiférer sur le contenu ou "seulement" sur le comportement des "utilisateurs" ? Pauvre netiquette.

Le principe de neutralité du Net nous protège de quoi, nous les utilisateurs ? Si le Web nous transformait en moutons électriques, les lois physiques du courant électrique deviendraient des principes de vie ?

Le principe de neutralité est-il vraiment imposé par une autorité ou n’est-il que la traduction pompeuse d’une inertie ? Si cette autorité existe, son domaine semble se réduire aux nœuds intermédiaires du réseau. Pour une autorité si contrainte, la seule possibilité d’influer sur les contenus serait d’installer un « démon » sur certains nœuds intermédiaires, par exemple pour supprimer au passage tous les paquets destinés à des activités de pure distraction, ou inspirés par le conformisme, l'envie ou la dissimulation, ou, en poussant l’ambition, supprimer tous les paquets créés par nos tendances et impulsions dans un univers de compétition darwinienne manipulée. Il n'y aurait alors plus de problème de débit nulle part ! Ne rêvons pas, un tel filtrage est techniquement impossible, en plus de sa violation du principe de neutralité. Mon fournisseur d’accès continuera donc de me bassiner avec les améliorations de sa box en tant que magnétoscope numérique. Et les smartphones oubliés sous un meuble par des gosses partis jouer ailleurs resteront en connexion permanente pour recevoir les mises à jour automatiques des réseaux sociaux.

Il existe une conséquence de la neutralité qui me crée un léger malaise, chaque fois que je fais une démarche en tant que citoyen avec un site officiel de ma commune ou avec les services fiscaux de l'Etat à travers Internet. Car rien, dans les conditions générales de mon fournisseur d'accès n'évoque aucune forme de responsabilité spéciale dans l'exécution de ce type de transaction. Au contraire, tout y est dit pour rejeter ce type de responsabilité. Mon FAI se présente comme un simple marchand d'accès à un canal de transmission. Pour l'acheminement de courriers officiels et pour des services autrefois assurés par les postes, il y a tout de même un décalage, non ? Existe-t-il une structure, une institution qui contrôlerait un niveau de service (à définir) de mon fournisseur d'accès, et dont il dépendrait de quelque façon ? Apparemment, des gens ont décidé que je ne m'occuperais jamais de cette question. Les sites des services officiels compensent le déficit de responsabilité sur la transmission par l'envoi d'accusés de réception détaillés... par le même canal.

Un expert du Web a dit ou écrit « L’imprimerie a permis au peuple de lire, Internet va lui permettre d’écrire ». Ah oui, mais quel peuple avec quelle écriture ? A qui par qui pour se dire quoi ? Et les images, les vidéos, les (java)scripts, c'est quelle "écriture", qui charge les réseaux et nécessite des processeurs de plus en plus puissants ?

Quelle serait l’application au Web du modèle bien connu de tout apprenti économiste sous l’appellation non neutre de « tragédie des communs » ? Ce modèle est censé démontrer que tout bien en propriété commune (tel qu’un bâtiment communal, les locaux des vide ordures dans un immeuble collectif,…) se dégrade du fait de son exploitation abusive par divers types de profiteurs, au contraire des biens en propriété privée. Passons sur l’absence, dans ce modèle, d’une autorité capable d’adapter les règles d’exploitation afin de préserver l’équité. Ou plutôt non, ne passons pas sur l’évidente nécessité d’une telle autorité et osons suggérer que l’équivalent d’une propriété commune sur le Web, ce n’est pas le réseau Internet, fût-il neutre, mais l’ensemble des abonnés individuels, et que le champ de cette exploitation, ce sont les esprits des abonnés. Cette assimilation n’est pas spécialement audacieuse, il suffit de considérer la cible ultime commune de l’exploitation.

Geopol.jpg Les chapitres consacrés à Internet, au cyberespace et aux cyberguerres dans les ouvrages de géopolitique sur papier glacé expriment bien crûment l'ancrage d'Internet, pas si planétaire que cela dans la répartition des flux, dans un monde physiquement, intellectuellement, socialement défini par son passé, animé par d'antiques puissances - un monde structurellement indifférent ou antagonique à tout projet de coexistence globalisée (sinon, que serait la géopolitique ?). Le réseau Internet de ce monde-là, qu'il respecte ou non le principe de neutralité, c'est d'abord l'instrument des marchands de toutes sortes, et aussi des profiteurs du non droit, des délinquants et arnaqueurs internationaux. A l'échelle des nations, c'est un nouveau champ de la guerre entre les agents d'influence dans la compétition mondiale de leurs valeurs conquérantes, une arme pour les plus déterminés d’entre eux. Accessoirement, c’est un media de services aux abonnés... Au total, ce que l'on nous décrit ainsi, c'est l'Internet d'un monde clos en implosion, une jungle sous canopée techno. Ce n'est pas le réseau du dialogue entre les personnes, pas le réseau des débats démocratiques, pas le réseau du savoir partagé, à part quelques réalisations notables (dont l'encyclopédie Wikipedia) que l'on ne cite pas dans ces ouvrages pour leur signification véritable.

Pourtant, un type récurrent de clip publicitaire pour des box Internet ou des smartphones nous montre des gens en communication enthousiaste malgré les décalages entre les fuseaux horaires, grâce à Internet. On se dit "hey", on se voit faire de grands gestes d'amitié comme si on se connaissait depuis toujours... C'est mignon mais c'est irréel. Le rêve est vrai, d'est celui de la citoyenneté planétaire. Ce qui est irréel, c'est la spontanéité de sa réalisation par un miracle technique reproduisant l'exacte conformité de l'autre à l'idée qu'on s'en fait. Néanmoins, la généralisation d'une forme de citoyenneté planétaire serait réalisable, si on se donnait la peine d'y réfléchir sérieusement, pas en termes de politique abstraite ou de principes généraux, mais comme un ensemble de finalités incarnées dans les détails logistiques les plus fins, en passant par tous les niveaux nécessaires à l'échange communicatif entre les personnes, sans chercher par avance à soumettre cette démarche à une idéologie définitive, sans chercher à la réduire aux fonctions d'un logiciel préexistant. C’est l’objet de ce blog par ailleurs…

Mon exposé vous paraît désordonné ? Relisez. Si nécessaire, imaginez qu’il est bourré de statistiques et de graphiques, criblé de références aux grands auteurs, qu’il possède donc les attributs d'un article sérieux…

Malgré cela, la conclusion tombe toute seule.

Est-il incongru d’exprimer quelques souhaits de finalités politiques d'Internet ? Par exemple une finalité sur les échanges gratuits d'informations entre les personnes. Par exemple la finalité d'une citoyenneté planétaire pour la sauvegarde de la planète et le partage des savoirs personnels ? On pourrait aisément concevoir comment réaliser ces finalités-là sans supplément de bande passante sur le réseau, de manière pratiquement invisible en comparaison des exigences des communications centralisées dans un pseudo "réseau social".

Il serait certainement contreproductif de critiquer les gens et les organes qui détiennent un pouvoir officiel quelconque sur Internet ou sur le Web, car leurs relations avec les entreprises, agences et pouvoirs d'arrière plan qui alimentent et exploitent le réseau restreignent évidemment leur liberté d'expression et leur champ d'action. Il me semble, cependant, que ces gens seraient les mieux placés pour organiser la formation d'assemblées virtuelles d'utilisateurs sélectionnés, afin d’en recueillir, à partir de demandes bien formulées, des suggestions d'évolution du réseau, de niveau politique, gouvernemental et gestionnaire, exprimées du point de vue des utilisateurs. La composition de ces assemblées virtuelles devrait être assez fréquemment renouvelée, afin d’échapper au ronron des comités d’experts installés à vie. Faut-il vraiment préciser que les débats et les conclusions devraient être publiés sur le Web ? Faut-il vraiment ajouter que l’on créerait ainsi un nouveau pouvoir d’évolution d’Internet et du Web et que les instances existantes en tireraient une légitimité étendue ? Doit-on éviter de faire ressortir que ce type d’organisation virtuelle d’Internet et du Web pourrait représenter un prototype vers une citoyenneté planétaire ? Avons-nous vraiment le temps de nous demander si Internet et le Web ont été créés pour cela ?

lundi 8 décembre 2014

C'est juste un problème de communication !

A la suite du billet « Pas de quoi s’énerver », ce billet développe les conditions du débat démocratique sur le Web à partir d'un point de détail issu d’un contexte d’expérience particulier, mais qui s'avère d'importance pour la bonne compréhension du rôle des animateurs.

La loi des douze, loi du seuil de la foule

La "loi des douze", brièvement évoquée dans un autre billet de ce blog, exprime l'existence d'un seuil, autour de dix - douze - quinze participants, au-delà duquel la technique d'animation d'un groupe ne diffère plus de celle d'une foule, alors qu'en deçà, l'animation peut s'exercer dans un mode convivial.

Il semble que cette loi reçoive un écho de reconnaissance dans les présentations publicitaires de consultants "experts en NTIC" et promoteurs de l'innovation conviviale. Sans honte, et sans citer ce blog - après tout, n'est-ce pas une loi universelle donc un bien commun de l'humanité ?

Justement, on devrait poser la question de la pertinence de cette loi dans les "NTIC", au-delà du constat d'expérience qu'elle traduit sur les réunions de personnes physiques.

Je reviens donc, dans ce billet, pour une fois et en pleine conscience des risques, sur mon vécu de cette "loi" durant une période de ma carrière de consultant en organisation logistique et industrielle, avec le recul d'autres expériences professionnelles totalement différentes. J'entamerai la discussion de ce que l'on peut en inférer (ou pas) dans l'animation d'un groupe virtuel sur le Web et notamment dans une perspective de création démocratique telle que définie dans plusieurs billets précédents.

Ceci dans le but que d'autres publient leurs expériences et leurs propositions.

En effet, il est important que les techniques de partage d'expérience soient publiées et largement connues en tant que bien commun de l'humanité.

La loi des douze dans une vie réelle

La "loi des douze" en tant que seuil de la foule me vient de mes anciens dans le métier de consultant formateur dans les années 80, en France (je précise pour le contexte culturel implicite), je l'ai d'abord vécue dans ma chair et comme un défi à mon intelligence avant que mes anciens répondent à mes questions et me fassent accéder à l'évidence de cette loi expérimentale, à ses corollaires et attendus.

Le contexte est celui de stages - séminaires de courte durée (quelques jours) sur un thème défini par un programme structuré, ouverts à l'inscription de tous participants intéressés dans l'industrie et les services.

L'intérêt des participants pour le thème du séminaire, à l'expérience, n'est pas garanti, notamment du fait des possibilités d'interprétations du thème et de l'existence d'une catégorie particulière de participants, les stagiaires à temps plein (ceux qui épuisent le budget de formation de leurs entreprises et s'inscrivent à tout programme dans un vaste domaine). Pourtant, dans un séminaire d'inscription ouverte, l'intérêt pour le thème du séminaire est le seul point commun a priori entre les participants, à part ce qu'on appelle communément la culture, par exemple celle qui fait que les participants savent lire le programme (on verra plus loin l'ambiguïté que cette apparente banalité recouvre).

Guerr13.jpg La formulation d'une "loi des douze" s'alourdit automatiquement d'un pesant fétichisme culturel, en passant par les 12 apôtres des évangiles chrétiens jusqu'aux 12 salopards d'un film de guerre. Cependant, il est permis de percevoir sérieusement l'avertissement qui nous est transmis du fond des âges : au-delà du seuil, quelque chose change dans la relation humaine et dans les lois de la nature. Le 13ème apôtre, le 13ème guerrier, la 13ème heure...

Qu'est-ce qui change donc en pratique lorsqu'on dépasse le seuil, dans le cadre d'un groupe avec un animateur et dans le contexte rappelé ci-dessus ? C'est évidemment d'abord l'équilibre entre les échanges de voisinage et les échanges par la médiation de l'animateur, et simultanément sur le fond, l'équilibre entre les échanges dans et hors sujet du séminaire. En dessous du seuil de la foule, la médiation de l'animateur s'impose "naturellement" comme prépondérante, même si les participants peuvent s'autoriser des discussions incidentes avec leurs voisins et même si ces incidentes n'ont aucun rapport avec le sujet d'intérêt général pour le groupe. Dans une foule, c'est naturellement l'inverse, tout part en brouhaha dérivant hors sujet si l'animateur n'impose pas sa médiation dans le sujet.

Un animateur expérimenté ressent bien le seuil... lorsqu'il s'est placé du mauvais côté; en France (je souligne encore une fois), l'animateur inutilement directif d'un petit groupe ne sera pas forcément considéré comme un mauvais professionnel par les participants, plutôt comme un abruti ou un paresseux, que l'on tentera d'excuser spontanément en imaginant une circonstance extérieure difficile (maladie, problème familial, etc.); en revanche, l'animateur abusivement laxiste d'un groupe - foule se perdra et, plus grave, il perdra son groupe dans une expérience négative pour tous

Le niveau du seuil de la foule dépend évidemment de la composition du groupe et du type de thème abordé, le chiffre 12 n'est pas une constante physique absolue. Par exemple, le niveau de la foule est relativement bas si le groupe est composé de notables réunis pour apprendre l'utilisation d'un logiciel, même hors de tout contexte compétitif. A l'opposé, par exemple, le niveau de la foule est potentiellement élevé si le groupe est composé de personnes ayant l'habitude de respecter une autorité (mais attention, le respect n'induit pas la participation et peut constituer un facteur de blocage d'une convivialité authentique)

Dans plusieurs paragraphes suivants, j'use d'une figure de style opposant le "mauvais", l'animateur inexpérimenté, et le "bon", l'animateur expérimenté. Ce n'est que partiellement artificiel, je peux témoigner d'avoir vécu les deux tout au long de mon exercice de la profession d'animateur, en dépit de l'expérience accumulée, preuve intime que l'expérience se manifeste d'abord par une souffrance...

L'erreur de l'animateur peu expérimenté est d'assimiler le seuil de la "loi des douze" au seuil d'impossibilité de faire appel à la contribution des participants; alors que ce sont seulement les techniques d'appel aux contributions et d'exploitation de ces contributions qui changent au franchissement du seuil (dont le niveau, répétons-le, n'est pas fixé dans l'absolu...)

L'erreur de l'animateur débutant, parce qu'il a peur du groupe et croit devoir s'affirmer constamment face au groupe, c'est de vouloir transmettre à toute force son savoir ou un point de vue prédéfini, en piétinant la richesse du vécu de chaque participant (abus des reformulations amputations), en ignorant tout ce qu'il ne sait pas et que savent les participants (abus des synthèses réductrices, notamment par le truchement de procédés graphiques), quitte à devenir le jouet des pressions des participants malins qui sauront s'"affirmer" en réaction face à lui ou à côté de lui - c'est une attitude proprement anti scientifique de l'animateur, d'autant plus inadaptée si le groupe traite de sujets techniques !

L'animateur débutant se persuade que son rôle premier est de transmettre des connaissances, de faire partager une curiosité, un enthousiasme.... L'animateur expérimenté, à l'opposé, tente constamment de privilégier ce qui lui vient du groupe - attention, lorsqu'on parle ici d'un groupe traité en foule, cela ne signifie pas que l'animateur se contente de suivre ou d'anticiper les mouvements de la foule, mais qu'il l'ausculte en permanence afin de pouvoir y recueillir, par exemple par des techniques de questionnements ponctuels, les éléments significatifs en vue de partager les expériences dans le cadre défini (pour ce faire, il faut du métier, comme on disait autrefois, voir plus loin le paragraphe sur les codes sociaux).

L'animateur débutant est friand de recettes d'animation des groupes, de techniques de négociation, de critères de catégorisation des participants, etc. L'animateur expérimenté sait que ces techniques ne doivent être employées qu'en pleine conscience de tous les participants, sinon leurs effets se retournent contre leur utilisateur parce que ces techniques sont alors ressenties, à juste titre, comme des manipulations, et alors... une grande partie de l'Histoire de l'humanité en est l'illustration, on ne peut imaginer pire ennemi qu'un imbécile qui a réalisé qu'on l'a pris pour un imbécile ! (Mes anciens utilisaient un mot court à la place de "imbécile", et leur expérience était inépuisable, humiliante, accablante pour l'humanité).

L'animateur peu expérimenté tend à laisser les participants s'enfermer dans les types codés d'attitudes et de pensées (comme dans les films destinés au grand public, où l'on reconnaît en quelques minutes le truand, le rigolo, le lâche, le mec de banlieue, l'aventurière, etc., et où la "forte personnalité" se manifeste par son adhérence particulière à certains codes), de manière à tendre vers un bon groupe où chacun se trouve à sa place et où règne un bon esprit et pourquoi pas un bon sens commun. L'animateur expérimenté sait que nul n'échappe à la pesanteur des codes sociaux, mais conçoit son métier pour aiider chacun des participants contributeurs à révéler les rôles multiples de sa personnalité sociale propre, et plutôt que de se complaire dans ses rôles préférés, à considérer ses interprétations et transitions de rôles comme les expressions authentiques de son expérience de la vie, qu'il peut alors choisir de communiquer aux autres ou pas - ce n'est nullement du verbiage théorique; par exemple, tout professionnel de la logistique qui est passé d'une entreprise pharmaceutique à une entreprise de bricolage saura particulièrement bien expliquer en quoi les différences dans les métiers ont enrichi son expertise, et l'animateur se devra de l'y aider. Pour l'animateur expérimenté, il s'agit toujours de privilégier le thème du stage - séminaire comme canal d'empathie entre les participants, plutôt que l'inverse, dont la variante extrême consiste à privilégier la sympathie des participants avec l'animateur au risque que le thème du stage - séminaire ne serve plus que de prétexte au second plan. Bref, c'est là encore une question d'équilibre.

L'animateur peu expérimenté incite chaque participant à fondre son domaine mental implicite personnel dans l'implicite collectif qu'il construit pour le groupe dans l'instantané. L'animateur expérimenté cherche, au contraire, à révéler à chacun les particularités de son propre implicite personnel (au plan professionnel), autrement dit, il lui est impossible de prévoir intégralement le déroulement du séminaire (il s'agit du déroulement en profondeur au niveau de l'implication de chaque participant, pas du déroulement facial d'ensemble tel que décrit dans l'affiche du programme), pas plus que les apports que chacun retirera du séminaire.

L'animateur peu expérimenté dresse le bilan de son animation d'un groupe comme une victoire ou un échec. L'animateur expérimenté vit chaque groupe comme un enrichissement personnel de chaque participant, lui compris dans son propre rôle, et pour lui, c'était toujours trop court.

Il est clair que nous avons là un apprentissage du débat en démocratie : chacun doit être reconnu pour son vécu personnel et pouvoir contribuer à un objectif commun, par la valeur de son expérience, petite ou grande pour l'occasion, mais authentique; sur ce point, il n'y a pas de différence entre un groupe d'adultes en séminaires de formation et une assemblée délibérante en charge (ou à la recherche) d'un objectif d'intérêt commun.

Mais qu'est-ce que vous prétendez nous raconter là, nous sommes déjà en démocratie ! Hé bien non, ce que je raconte là, nous révèle précisément pourquoi cette affirmation ne peut être qu'une contradiction dans les termes. Parce que la démocratie n'a rien de spontané. La démocratie, c'est d'abord un métier exigeant pour ses animateurs, qui ne doivent pas être des agents d'un pouvoir, ni poursuivre des objectifs externes aux groupes qu'ils animent, et surtout pas faire ce métier en tant qu'aspirants maîtres du monde. La démocratie n'existe pas non plus sans discipline parmi les citoyens, ni saints ni naïfs, dans la conscience permanente de devoir évoluer parfois sur le fil du rasoir lorsqu'il s'agit de décider de l'avenir d'un peuple à 20/30 ans puis de contrôler la convergence vers cet avenir, sans compromettre leur décision politique dans des activités de législations correctives de l'actualité, ni dans les actes de gouvernement, encore moins dans la gestion quotidienne. Enfin, il serait souhaitable d'oser découvrir qu'à notre époque moderne, la démocratie est devenue contre nature (dans notre contexte culturel occidental, mais pas seulement), incompatible des comportements que nos mythes sociaux nous ont fait considérer comme naturels depuis plusieurs siècles : les comportements dominants, les comportements manipulateurs, les comportements de compétition pour le pouvoir, les comportements d'affirmation de soi aux dépens des autres, mais aussi les comportements de repli sur soi, les comportements de rétention, les comportements d'abandon fataliste.... Ce sont les poisons naturels de la démocratie, bien avant les questions de partage et d'usure des pouvoirs.

Modulations de la loi des douze en fonction du contexte culturel

Les pesanteurs culturelles implicites conduisent à relativiser le schéma d'expérience ci-dessus.

Je me souviens d'avoir animé des séminaires où certains participants étrangers francophones me ressortaient, à la toute dernière minute, la feuille du programme détaillé de la session, pour me faire constater que je n'avais pas respecté l'ordre prévu et donc qu'ils considéraient que rien n'avait été traité et qu'ils se sentaient gravement floués; j'ai alors compris trop tard que ces participants-là auraient eu besoin d'une traçabilité, pas à pas en cours de session en regard du programme affiché, avec la justification des écarts par rapport au déroulement de principe, et que de toute façon, ils n'étaient pas préparés culturellement à participer à une session de type convivial, qu'il aurait donc fallu a minima s'en expliquer avec eux au préalable...

Je me souviens d’avoir regretté, alors qu’à l’époque on ne parlait pas encore de « capitalisation des connaissances », l’absence d’un mode d’enregistrement des acquis de chaque séminaire, dans ses diverses dimensions, au bénéfice des futurs animateurs et des stagiaires, dans un autre esprit que les questionnaires d’évaluation ; à ma décharge, je n’avais guère le temps d’élaborer une proposition, je passais mes week ends à écrire des propositions de services et des rapports, et la semaine entre deux ou trois clients ou prospects sur des opérations en usines géographiquement dispersées; les séminaires ne représentaient qu’une part de mes activités.

Je me souviens d'avoir désespéré d'atteindre le stade de l'"animateur expérimenté" malgré mon ancienneté; c'est certainement pour cela que j'y ai réfléchi, et que j'ai d'ailleurs fini par admettre que personne ne pouvait jamais atteindre la perfection, bien que ce sentiment de la perfection existe pour moi réellement mais seulement dans le reflet d'une expérience vécue par des collègues animateurs; ma réalité à moi, c'était que demain, pour le prochain stage que je devais animer, j'allais me trouver en face d'une troupe de soldats épuisés ou d'un meeting de mondains indifférents ou d'un ramassis de vieux sales gosses ou d'un collège de rationalistes super diplômés... plus certainement en face d'un ensemble tellement disparate qu'il faudrait recréer le monde pour commencer à se comprendre... et personne pour me prévenir de ce qui m'attendait... de toute façon, les uns se feraient passer pour les autres... il y aurait le lève tôt qui ferait tout pour me déballer son histoire pendant la préparation de la salle... en admettant qu'on me livre le matériel plus d'un quart d'heure avant l'heure du début (c'était l'époque des rétroprojecteurs, des polycopiés d'exercices, etc.) dans une salle inconnue à l'autre bout de la ville, à l'accès mal fléché... tiens, pas de tableau de papier ou alors si, là dans la remise, mais les marqueurs ont disparu et tout est déjà barbouillé sur les 2 faces...et, plus tard, il y avait les retardataires... peut-être un malade, une panne d'électricité... tellement d'inconnues, et de péripéties possibles, et moi, seul, en premier rempart contre les puissances du chaos...; bref, c'était à chaque fois une aventure.

Honneur.jpg Je me souviens d'avoir assisté à des sessions de formation par des consultants anglo-saxons, systématiquement selon le modèle du cours magistral autonome, déroulées exactement dans l'ordre du programme prévu après la blague de départ, suivies ou entrecoupées de séances de questions-réponses; c'était complètement inadapté aux petits groupes de culture disons méditerranéenne, même hybridée; heureusement pour ces consultants, ils bénéficiaient de l'effet gourou; malheureusement pour notre pays, leurs doctrines, issues d'une conception étrangère purement individualiste et contractuelle du poste de travail, furent appliquées chez nous avec le plus grand zèle sans imagination ni adaptation et c'est ainsi, par exemple, qu'un terrorisme formel de la Qualité a déferlé sur nos industries et nos services dans les années 90 comme une nouvelle religion révélée, en proclamations grotesques et mimiques normalisées, avant de se résorber 20 ans après en quelques mesures différenciées dans chaque organisation, que l'on aurait aussi bien pu inventer dès l'origine à partir de réflexions locales en petits groupes. Mais voulait-"on" prendre le risque de développer l'intérêt collectif du personnel plutôt que de dissoudre les deux, le personnel et l'intérêt collectif, même au prix d'un crime de civilisation ? Le terme de crime de civilisation semblera moins excessif si je fais ici référence à "La logique de l'honneur" décrite par Philippe d'Iribarne dans un livre paru en 1989 aux Editions du Seuil, logique mal nommée dont l'origine remonte à mon avis beaucoup plus loin dans l’histoire que les singeries d'une cour royale et s’ancre beaucoup plus profondément dans les mentalités - mal nommée parce que cette "logique" n'est autre qu'une étiquette sociale informelle, et qu'elle n'est pas désuète.

Je me souviens d'avoir considéré comme des criminels ceux qui faisaient la promotion enthousiaste des manipulations géantes destinées à propager des doctrines creuses et des pratiques déshumanisantes dans nos industries selon des méthodes voisines de celles des sectes religieuses, tandis que, en arrière plan, la finance prenait le pas dans toutes les décisions des entreprises (sauf quelques exceptions) par l’optimisation fiscale et la recherche active de gains à court terme sur les marchés. Je me souviens d’avoir mentalement vomi ceux qui avaient créé puis entretenu les conditions pour que ce type de grande manipulation représente la seule voie possible pour débloquer des situations d'affrontement qui étaient devenues sans issue de leur propre fait et à cause de leur incompétence retentissante.

Je me souviens, à la même époque, de mon écoeurement face aux invasions d'oeuvres pseudo artistiques de toutes sortes qui privilégiaient l'empathie d'affect aux dépens de l'empathie raisonnée, et pire encore, nous conditionnaient à passer de l'une à l'autre dans le sens de l'animalité héroïque et des déclics pulsionnels. Des humanistes patentés s’y sont lourdement compromis. Les fatras d'apparences raisonnées qui occupaient la pensée contemporaine, et en particulier les postiches de valeurs morales à destination des masses, ont révélé depuis cette époque leur dangerosité dans les effets des activités et des aspirations humaines. Bref. J'ai changé de métier, vers d’autres acteurs, d'autres matériaux, d'autres courants d'échanges, d'autres ordres de grandeur, d'autres chiffres clés, d'autres méthodes, d'autres peurs, d'autres espoirs...

Le Web, un univers à civiliser

Revenons à la loi des douze.

Ce qui change fondamentalement avec la virtualisation sur le Web, c'est la disparition de la loi des douze. Car le plafond de la convivialité n'existe plus du simple fait qu'il n'y a plus de convivialité.

Développons et expliquons pourquoi cette disparition est inévitable, sauf évidemment dans quelques cas particuliers, et quelles opportunités cette disparition nous ouvre.

A l'intérieur d'une assemblée de gens dans un même lieu (précisons : dans un contexte culturel « méditerranéen »), les participants contributeurs n'attendent pas la même conduite de réunion selon que l'on est sous le seuil des douze ou au-dessus. C'est en référence à cette attente-là qu'ils peuvent accepter des règles plus contraignantes au-dessus du seuil. En effet, c'est le mode de conduite de réunion en dessous du seuil des douze qui est ressenti comme idéal. Toutes les instances au-dessus du seuil, de la classe d'école à l'assemblée nationale, sont ressenties au mieux comme des pis aller ! C'est au point que naturellement, tout groupe social à fonction de partage tend à se remettre sous le seuil. En grande réunion : par la saoulerie, par l'éclatement en sous-groupes d'abord fondés sur la proximité puis sur la sympathie... A titre individuel : par la multiplication des adhésions à des associations, clubs spécialisés... faisant office de filtre pour y retrouver les quelques personnes avec lesquelles on se sent en amitié, sinon au moins en capacité d'échanger à titre personnel.

Bon, mais, sur le Web, l'instantanéité des conférences virtuelles à distance (avec vidéo, partage de documents, etc.) permet-elle de retrouver les conditions d'une réunion physique ? Certainement, dans d'assez nombreux cas : par exemple, s'il s'agit d'une réunion de courte durée entre quelques personnes qui se connaissent bien par ailleurs, ou s'il s'agit d'une réunion sur une base formelle - compte d'exploitation, analyse des ventes, contrat, ...- où les rôles et l'objectif sont prédéfinis.

A l'opposé, il serait naïf de présenter la conférence virtuelle comme "la" solution permettant de placer un nombre quelconque de participants dans des conditions analogues à un groupe sous le seuil de la loi des douze, même en supposant résolu le redoutable problème d'organisation logistique que représente la connexion simultanée de tous les participants. En effet, techniquement, les participants peuvent, même en temps réel tout en participant à cette conférence, communiquer entre eux par d'autres protocoles (IRC, messagerie, partage de documents, et pourquoi pas une conférence parallèle...). Cette faculté reconstitue l'équivalent des couloirs d'une assemblée physique, avec tout son potentiel d'intrigues et de connivences, en temps réel donc avec un effet d'autant plus dissipatif (au mieux) ou explosif (au pire) en marge ou à l’encontre d’une entreprise commune. Bref, la formation incontrôlable de sous-groupes occultes nous place sur le Web définitivement hors du cadre de la convivialité à l'intérieur d'un ensemble constitué sous le seuil des douze.

Remarque en passant : les protocoles et logiciels des interactions instantanées à distance existent depuis les années 90 sur Internet; par exemple, le logiciel Netmeeting de visio conférence et de partage de documents fut fourni avec toutes les versions de Windows de 95 à XP, (déjà à cette époque, on n'était pas obligé de faire transiter les flux par une plate forme centrale dès lors que l'on savait communiquer les adresses IP entre les participants). Il existe actuellement des logiciels, notamment des logiciels libres, qui sont beaucoup plus performants et plus commodes à l'emploi. Il en ressort que le niveau des prétendues innovations techniques des réseaux sociaux ne peut être que relativement minuscule dans ce domaine comme dans les autres.

Plus subtilement, avec le Web, ne peut-on récupérer quelques avantages du petit groupe sous le seuil des douze, y compris dans le cas de personnes qui ne se connaissent pas ? En effet, chacun des participants ne ressent pas, seul devant son écran et son clavier, la "pression" de la foule, l'entraînement physique à s'approprier un rythme, à s'agglutiner par voisinage à une coalition sympathique, à se conformer à une tonalité... Les couleurs et dessins des écrans, les enchaînements des procédures logicielles ne sont pas faits pour créer l'entraînement, tout au plus peuvent-ils suggérer une atmosphère passive. Ce que l’on constate alors, en l’absence d’une étiquette adéquate, ce sont les usages grossiers dans les modes de communication des participants (émoticones, invectives, phrases chocs,...) qui provoquent l'abandon des autres participants par KO, ou, à l'inverse, soulèvent un mouvement d'ensemble (virtuel) aussi violent qu'une lapidation. Voir encore le billet Soyons polis...

En conclusion, pour le "débat démocratique" sur le Web, nous n'en sommes même pas encore au début de l'ère néolithique, mais nous jouons avec des pierres de plus en plus grosses. Cependant, des voies d'évolution non violentes existent, des étiquettes et des modes d’animation adaptés sont possibles, on en trouvera des esquisses dans ce blog par ailleurs.

jeudi 9 octobre 2014

Un monde trop plein de vide

Attention : billet faussement paradoxal. Découverte d'un gouffre au centre du système de nos collectivités humaines, en contraste avec le sentiment présent d'un trop plein de foule humaine et d'insignifiance de l'être. Rien d'ontologique ici, tout en réalité accessible à tous. Alors, le problème devient solution (comme tous les problèmes bien posés) : transformer le vide en espace d'invention.

Voyons de plus près, au travers d'une critique (constructive) de quelques ouvrages, comment un grand vide se révèle dans nos sociétés, comment il peut être habillé, comment nous pourrions surmonter nos vertiges artificiels pour enfin concevoir l'abîme dans sa réalité brute, l'assimiler dans nos consciences et nous rendre capables d'y survivre dignement.

1/ A l'échelle des millénaires

De l'inégalité parmi les sociétés, Jared Diamond, Collection folio essais, Gallimard, 2000.

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Le titre français et l'image de couverture sont provocateurs, car ils pourraient évoquer une thèse raciste. Au contraire, le titre anglais annonce un ouvrage de "Popular Science" (que l'on risque néanmoins de découvrir à côté d'ouvrages de révélations fabuleuses) : Gems Germs and Steel, the Fates of Human Societies - remarquons tout de même le pluriel des destins, qui n'annonce pas une doctrine exclusive.

En France, l'ouvrage trouve sa place au rayon anthropologie. En effet, son premier intérêt est de rendre compte des trouvailles récentes d'une science archéologique étendue à toute la planète et usant de techniques d'investigations très fines, en partie les mêmes que la police scientifique.

Par exemple, on parvient à déterminer, pour une île du Pacifique, quelles furent les vagues successives de populations au cours des siècles en remontant jusqu'à l'aube de la présence humaine. On parvient à savoir comment ces gens vivaient, dans quels environnements climatiques et naturels variables en fonction des cataclysmes ou des variations plus lentes des températures au cours des âges, de quoi ces gens se nourrissaient, quelles plantes ils cultivaient, quels animaux ils élevaient, avec quoi ils nourrissaient leurs animaux domestiques, quelles technologies ils maîtrisaient, etc.

C'est en résultat de patientes analyses que l'étude de la filiation génétique des plantes cultivées sur la planète révèle un nombre limité de foyers d'invention de l'agriculture aux temps préhistoriques, plus ou moins riches selon leurs environnements originels en plantes adéquates. Idem pour l'élevage.... Et tout ceci en étroite relation avec le développement des concentrations humaines, la spécialisation des tâches...

Sur une vaste synthèse comparative (pré)historique viennent se fonder les thèses de l'ouvrage, apparemment non spécifiques à l'auteur, si on en croit la bibliographie (remarque en passant : le modèle des ouvrages anglo-saxons, avec le report en fin de volume des notes, références et commentaires détaillés, manifeste une politesse envers le lecteur ordinaire; de plus, ce report incite le lecteur à considérer le texte de l'ouvrage comme porteur de sa propre logique d'exposition et même potentiellement du contenu qu'il cherche à transmettre).

L'une des thèses de l'ouvrage, c'est qu'à la source de la primauté historique (récente à l'échelle des millénaires) de l'ensemble eurasiatique, il existe un déséquilibre environnemental naturel en faveur de cet ensemble eurasiatique par rapport aux autres ensembles géographiques (dont celui des Amériques), et que les conséquences de ce déséquilibre se sont accumulées pendant des millénaires et se sont traduites dans les organisations sociales, les techniques, l'environnement humain au sens large.

A l'origine des temps, l'ensemble eurasiatique, géographiquement propice aux transports et aux échanges et concentré en latitude, a bénéficié des principaux foyers terrestres de plantes potentiellement cultivables et d'animaux potentiellement employables pour l'élevage, le travail, le transport. Il apparaît que ce sont les mêmes filiations génétiques de céréales initialement cultivées dans le Croissant Fertile que l'on retrouve plus tard en Europe, en Afrique du Nord, en Asie (en plus des plantes des foyers locaux comme le riz) jusqu'au Japon. Idem pour les chèvres, les cochons, les chevaux, les moutons... En contraste, le continent américain était moins bien pourvu en espèces naturelles potentiellement cultivables et de plus, il était défavorisé par son étalement Nord-Sud avec un étroit pontage médian situé en zone tropicale, au point que les foyers d'invention de l'agriculture sur le continent américain furent à la fois relativement plus pauvres et plus dispersés, et qu'ils demeurèrent isolés. Idem pour les espèces d'animaux potentiellement convertibles pour l'élevage. C'est en conséquence de ces déséquilibres que les confrontations historiques entre les américains autochtones et les européens furent extrêmement dévastatrices pour les premiers, en partie du fait d'une supériorité technique dans l'instrumentation guerrière, mais surtout du fait des maladies infectieuses introduites par les européens et par leurs animaux importés, contre lesquelles les américains autochtones n'étaient absolument pas protégés (environ 90% de la population aztèque en quelques mois, idem plus tard pour certaines tribus indiennes d'Amérique du Nord), ces maladies humaines ayant été jusque là confinées à l'ensemble eurasiatique en conséquence de mutations séculaires de virus endémiques des animaux d'élevage spécifiques à cet ensemble.

A l'encontre du sous-titre de l'ouvrage en édition française, "Essai sur l'homme et l'environnement dans l'histoire", l'auteur se défend de vouloir expliquer l'histoire de l'humanité, même à l'échelle des millénaires, par les seuls facteurs environnementaux : l'imaginaire social participe aux évolutions des sociétés. Il en donne des exemples en abondance, surtout des exemples négatifs d'ailleurs, où des populations ont refusé des techniques apportées par des visiteurs, ont renoncé à exploiter certaines ressources locales....

Nous avons une preuve contemporaine que l'imaginaire social n'est pas totalement conditionné par l'environnement. C'est que l'humanité, sur une planète dangereusement surexploitée, aurait du depuis longtemps effectuer non seulement la transition énergétique, mais la transition sociale et démographique qui s'imposent. C'est possible : on sait que certaines populations, dans l'histoire, ont réalisé ces transitions pour survivre aux changements de leur environnement local en partie causés par leurs propres activités humaines, et pas seulement des populations de quelques habitants de petites îles isolées.

Bref : enfin un ouvrage scientifique sur l'histoire de l'humanité qui nous dit quelque chose d'important pour nous maintenant !

Et aussi : enfin un ouvrage scientifique qui peut servir à faire taire les "on savait déjà tout cela" de nos maîtres charlatans bien calés dans leurs coussins aux couleurs à la mode, promoteurs permanents de l'interruption volontaire de conscience au delà de nos petites libertés journalières à l'intérieur des cadres sociaux établis.

2/ Et moi, et moi...

Ecoute, petit homme ! Wilhelm Reich, Petite Bibliothèque Payot, 1973

WReich.jpg Ce petit livre, qu'on trouvait dans les gares, il faut oser le lire... On peut aussi l’acheter rien que pour les dessins. Certains sont dignes des meilleurs caricaturistes.

C’est le livre de la dérision de notre humanité ordinaire.

Ce n'est pas un livre bien propre sur lui. On y trouve aussi la déclamation de l'auteur contre le "petit homme" qui l'a piétiné, lui le "grand homme" qui a tenté de faire le bonheur du "petit homme"... On se demande si l'auteur s'est toujours pris au sérieux ou s'il était sain d'esprit.

Peu importe, c'est un des seuls livres contemporains dont le texte est porté par un souffle prophétique, lisible en toute amitié, alors que l’on se prend une énorme baffe ou un grand coup de pied au derrière, au choix. Plus redoutable, pour nos grands personnages, que n'importe quel article satirique. Plus drôle et plus vrai, pour nous tous, que les enfilades figées de situations représentatives de nos comédies sociales.

On est pris par ce texte, entre rire et frayeur, face aux multiples facettes du racisme primaire du "petit homme", devant la misère de ses idéaux masquant la peur et l'envie, devant l’hypocrisie de ses recours à l'Autorité – tout cela pour son propre malheur.

3/ Propositions critiques

Notre époque est singulière. Le grand écart entre l'histoire de l'humanité à l'échelle des millénaires et l'histoire personnelle d'un individu dans son quotidien s'est tellement agrandi que le vent du vide est devenu sensible à beaucoup, même dans leur vie quotidienne, en particulier dans les entreprises et les grandes organisations.

Par ailleurs, nous tous, en tant que citoyens planétaires, nous pouvons observer l'absence de responsabilité collective de l'espèce humaine dans le pillage de la planète, l'illusion de son emballage par les diverses productions idéologiques collectives du racisme de notre espèce, secrétées et alimentées par nos abus individuels d'impuissance. Malgré ce début de conscience, l'espace et les ressources naturelles renouvelables de la planète Terre, physiquement indispensables à la préservation d'un avenir quelconque d'une humanité générique, deviennent chaque jour une portion plus réduite des biens communs surexploités par les effets de nos propres aspirations individuelles et de nos mécaniques collectives.

Nous sommes déjà 6 milliards de petits hommes, et bientôt beaucoup plus ! Combien de temps pourra durer notre festin compte tenu des ressources disponibles ? Quelques dizaines d'années et certainement pas sans un grand conflit, du genre qui met définitivement hors jeu une bonne partie de l'humanité - rêvons que ce soit un carnage moderne, efficace, sans haine, machinal, bien net, avec peu de dégâts collatéraux, et après anesthésie.

Pourtant, des gens s’agitent comme s’il y avait un espoir... Si l'irresponsabilité planétaire de notre espèce devient insupportable à beaucoup de "gens de bonne volonté", alors on pourrait penser qu’il suffira de créer ou de renforcer les institutions adéquates au niveau planétaire pour gérer la situation et mettre ses évolutions futures sous contrôle dans une grande « économie » de l’humanité. Ah oui, sur quelles bases de légitimité, avec quel pouvoir sur les institutions préexistantes et sur chacun de nous ?

En tous cas, n'espérons pas rembourser en monnaie de singe la dette de l'humanité envers les régions irréversiblement détruites de la planète.

Nous savons bien que l’ambition d’un super pouvoir sur nous tous, toutes choses égales par ailleurs, est déjà déçue, déjà trahie a priori sans même entrer dans les détails. Dans le monde tel que nous l’avons fait, nos bons sentiments et nos bonnes intentions sont incapables de déclencher le changement de civilisation physiquement nécessaire à l'échelle du désastre accompli. Car la brutale réalité, c'est que la source de la destruction en cours, c'est nous-mêmes. Et ceci doublement : d'abord par nature (notre comportement primaire d'imitation compétitive) et ensuite par l'imprégnation de cultures historiques développées dans un contexte conquérant de totale irresponsabilité - la "solution" traditionnelle pour assurer l’avenir étant de faire des enfants autant que son voisin et mieux.... L'évidence, c’est que nous ne pourrons pas arrêter notre course à la mort écologique tant que nous ne dépasserons pas nos idéologies historiques fatales, celles qui sont aux fondements de nos systèmes collectifs, à l'échelle locale comme à l'échelle planétaire, et nous conditionnent dès notre petite enfance.

C’est pourquoi, une idéologie salvatrice nouvelle, quelles que soient son potentiel et sa pertinence, ne sera d'aucun effet si elle est placée sur le même plan que les idéologies antérieures. Elle ne fera que s'ajouter aux autres et ceci d'autant plus certainement qu'elle affirmera sa prétention à les dépasser. Elle sera âprement discutée à partir des autres, elle sera digérée... Exemple : l'idéologie écologique, malgré tout son arsenal scientifique, est ravalée au rang de l'idéologie politico-économique contemporaine, elle-même fondée sur l'idéologie du progrès de l'humanité par la technique, elle-même issue de l'idéologie des destins héroïques.

C'est pourquoi, toute solution idéologique nouvelle ne pourra devenir effective que par sa matérialisation dans un nouvel espace physique et logique, dans une dimension inconnue des idéologies anciennes.

C'est pourquoi, ce nouvel espace doit être consacré à la réconciliation de l'individu avec la société, de l'humanité avec la planète - dans les vides des idéologies historiques.

C'est pourquoi, notre nature humaine fondamentalement machinale et animale (mais pas seulement...) doit être reconnue, et tout particulièrement ses caractéres obsolètes afin de ne plus les cultiver – nous rendant ainsi capables d'inventer et de pratiquer les nouvelles étiquettes adaptées aux divers types d'échanges sociaux dans ce nouvel espace.

D'où les propositions de ce blog :

  • sur l'invention du Web comme espace de création sociale (sachant que tout reste à faire, mais que tout demeure possible),
  • sur le parallélisme entre la valorisation (non marchande) des compétences individuelles et la réinvention d'une démocratie authentique de citoyens planétaires,
  • sur le développement de divers types d'étiquettes d'interactions et d'échanges.

C’était presque tout pour hier… La bonne nouvelle, c’est que ces propositions-là n’ont rien d’utopique, parce qu’elles ne supposent pas le changement de notre nature humaine, parce qu’elles ne supposent pas non plus la révolution de nos institutions. D’ailleurs, à ce compte-là, ce sont nos pseudo vérités ambiantes sur nous-mêmes et nos certitudes sur nos systèmes de vie, de même que nos idées de révolutions dramatiques, qui sont des utopies dangereuses. Alors que notre vérité est ailleurs.

samedi 23 août 2014

De la prévention des mécaniques meurtrières massives

Ce billet est rédigé sous le vent d'une actualité de rivalités misèrables. Le texte est donc un tissu de banalités. Mais il peut éclairer les options d'autres billets de ce blog.

1/ Triple mécanique guerrière : stratégie meurtrière raisonnée, réduction des individus à leur être machinal, résonance et amplification

Les commémorations des Grandes Guerres mondiales se complaisent dans l'affect solennel et la commisération rétrospective, de peur sans doute de réveiller de vieux monstres assoupis, alors qu'il serait urgent d'analyser, au-delà des explications circonstancielles, par quels mécanismes intrinsèques des peuples en sont venus à s'entretuer en déployant pour ce faire toute leur intelligence et leurs ressources parfois au nom des mêmes valeurs. Il serait urgent de s'interroger sur ce qui a manqué à l'humanité pour non seulement éviter les massacres mais bénéficier des effets positifs du retour à la paix après les destructions - car on ne peut nier l'existence de retombées positives de ces grandes guerres pour le renouvellement des sociétés et l'accélération d'avancées techniques.

L'actualité journalière des conflits en tous genres et de toutes natures nous démontre que les raisons stratégiques, les pulsions haineuses, les inquiétudes vitales, les collisions d'intérêts, les impératifs de l'honneur, les folies collectives, l'avidité des aventuriers, les aspirations à la gloire... ne suffisent pas à expliquer la guerre comme phénomène social autoporteur et raisonné de montée aux extrêmes, comme phénomène d'emprise mentale autoentretenue sur des individus exécuteurs d'actes meurtriers dans le cadre de stratégies pensées et assumées. Dans cette mécanique auto amplificatrice, il n'existe pas de différence fondamentale ni de facteur d'échelle entre des conscrits dans leur tranchée et des militants en groupes d'infiltration terroriste. L'accroissement des liens d'interdépendance entre les peuples, de la conscience planétaire dans le monde contemporain au travers du commerce international, des réseaux de diffusion d'informations, des organisations non gouvernementales, des injonctions et interpositions onusiennes... n'ont visiblement pas éteint le mécanisme guerrier, mais lui ont ouvert d'autres champs de bataille, lui ont fourni d'autres éléments d'engrenages fatals.

En particulier, le réseau Internet....

La réalité demeure que l'on ne sait toujours pas arrêter le développement d'une logique guerrière autrement que par la force, que cette force soit exercée physiquement ou par la menace d'un changement d'échelle ou de dimension tel qu'il rendra le conflit en cours insoutenable par ses protagonistes. Autrement, la machine ne s'arrête qu'à l'épuisement des protagonistes (traité de paix), ou après l'élimination ou l'assimilation des perdants. Le reste, c'est pure littérature... Après les premiers grands sacrifices de part et d'autre, même la certitude de tout perdre n'arrête plus les combattants, tant qu'ils imaginent une possibilité de destruction de leurs adversaires et, dans ces conditions, les négociations ne sont que des intermèdes, des pauses avant les reprises. Les épidémies, tempêtes, tremblements de terres, éruptions volcaniques, raz de marée, peuvent interrompre une mécanique de guerre, pas la bloquer. Plutôt que d'en déduire une quelconque supériorité de la nature humaine, c'est la similarité avec les guerres entre sociétés d'insectes qui devrait nous orienter vers une modélisation de notre mécanique guerrière, en tant que phénomène social autonome raisonné. Ou la relecture de l'Iliade en tant qu'ouvrage de science fiction prophétique en miroir épique de la "modernité" de plusieurs conflits en cours.

Les causes de l'absence de modélisation de la guerre en vue de son traitement préventif sont en partie les mêmes que celles qui empêchent nos sociétés d'évoluer. Ce n'est évidemment pas une coïncidence. La longue soumission des disciplines sociologiques à diverses doctrines politiques destinées à maintenir les masses dans une "bonne" direction a radicalement amputé la capacité d'imagination de ces disciplines. En amont, nous subissons une accumulation de facteurs pétrifiants hérités de l'Histoire, sous les diverses espèces et variantes de croyances reposant sur la présomption de singularité de l'espèce humaine et sur l'affirmation de valeurs supérieures de l'être humain à son unique profit (donc "universelles"). En pure logique, tout ce fatras entretient la mésestimation des capacités "intelligentes" des machines (rappel : une machine élémentaire qui ne sait que recopier et substituer est équivalente au plus puissant ordinateur concevable) - alors comment imaginer, lorsqu'on place l'Homme si haut, qu'il puisse se laisser entraîner collectivement dans une vulgaire mécanique ! Tant d'humanisme pour si peu d'humanité, n'est-ce pas désarmant pour la raison ?

Et pourtant, partout les totos combattants font l'expérience de la réduction de leur être à sa machinerie animale dans la guerre, et ils savent très bien qu'il ne peut pas en être autrement. Cette réduction s'opère d'autant plus naturellement dans les sociétés où elle est déjà la norme. Mais nous savons par expérience que les mécanismes de développement de la guerre s'adaptent à un large éventail de sociétés humaines, y compris les plus "démocratiques". Bref, les êtres humains des sociétés ou des groupes en guerre se laissent manipuler afin de pouvoir massacrer leurs adversaires ou se faire massacrer par eux, dans l'enthousiasme ou dans la terreur, dans tous les cas en tant qu'esclaves sociaux volontairement abrutis. Les moins inconscients acceptent leur destin par continuité et par solidarité physique avec leurs semblables parce que c'est la seule voie qui leur reste ouverte. Tout bêtement. Et les enfants en récréation libre qui s'organisent des jeux dans les cours d'écoles savent tout cela aussi, dans un autre contexte.

Pour prévenir la guerre, plutôt que d'étudier les raisons et les excuses des protagonistes potentiels et de soupeser le prix qu'ils accordent à leurs "valeurs", il serait pertinent d'analyser leurs engrenages guerriers et d'examiner pour quels objectifs ces humains ont inventé leurs "valeurs", afin d'imaginer comment ils pourraient sortir de leur état de déchéance. La question pratique deviendrait alors : comment les forcer à se libérer ?

2/ Cela fait longtemps qu'on le dit...

ThucyPelo.jpg La modernité de la "Guerre du Péloponnèse", écrite au 5ème siècle avant l'ère chrétienne, ne se réduit pas à celle du propos et du style. On constate dans ce texte une extraordinaire distanciation vis à vis des populations en conflit et vis à vis des grands personnages de l'époque - ces derniers n'apparaissent que pour leur rôle dans le déroulement de la guerre, alors que l'auteur Thucydide fut lui-même ponctuellement acteur des événements - ne confondons pas distanciation et détachement ! Cette distanciation s'impose au lecteur au travers du constat répété, brut, de l'écart entre les intentions, les déclarations et les actes. On ne s'ennuie pas : coups de force terroristes, expéditions piteuses, épidémies mortelles, tremblements de terre ravageurs, trahisons individuelles, victoires douteuses, actes d'héroïsme ou de sauvagerie collectives, renversements d'alliances, villes assiégées durant des années, campagnes saccagées, massacres d'écoliers, éclipses de soleil, prophéties floues... Ce sont des cités grecques de grande culture sous divers régimes politiques qui s'affrontent sur terre et sur mer, des armées de citoyens solidaires disciplinés, dans des entreprises de plus en plus risquées, selon des stratégies d'ampleur croissante, auxquelles vont s'intégrer peu à peu leurs voisins "barbares". Dans le récit de Thucydide, pas d'incantation, pas de prière aux dieux, pas d'explication imposée, pas de justice immanente, pas de leçon de morale... L'auteur écrit pour les temps futurs, explicitement dans un esprit opposé à celui d'une épopée ou d'une plaidoirie, en pleine conscience de vivre un phénomène exemplaire qu'il nous décrit comme tel d'après les témoignages qu'il est allé recueillir. C'est une oeuvre d'intelligence sociale et politique universelle, dont les décalages, au travers de compte rendus "objectifs", nous dévoile la machinerie de la guerre... Car il s'agit bien d'une guerre totale, mondiale à l'échelle de la géographie de l'époque, entre des peuples libres et cultivés, entre des citoyens combattants qui ont décidé eux-mêmes de leurs actions à l'intérieur de stratégies réfléchies. Nous sommes dans un contexte "moderne", pas dans celui de guerres menées par des princes, ni dans celui d'expéditions coloniales, ni dans une guerre par procuration conduite par des mercenaires - c'est la mécanique meurtrière d'une guerre des peuples que Thucydide nous décrit dans sa logique et ses effets.

On ne trouve évidemment dans Thucydide aucune théorie de la prévention de la guerre, mais son ouvrage volontairement purement descriptif vaut toutes les théories. Sur le plan politique, bien que Thucydide ne détaille pas le fonctionnement des divers régimes des cités en guerre (même pas celui d'Athènes qu'il connaissait bien) sauf par les caractères qui les opposent dans leur manière d'envisager les décisions à prendre ou qui influent sur les décisions prises, il nous renseigne indirectement sur certains défauts de la démocratie athénienne d'origine, qui se sont avérés moteurs dans le déclenchement puis l'entretien de la mécanique de guerre : l'influence des beaux parleurs sur les assemblées et le pouvoir des coteries des grandes familles. En vocabulaire moderne, il s'agit des influences médiatiques et du lobbying.

Constatons qu'après tant d’expériences historiques du phénomène guerrier et malgré la persistance de ce phénomène de plus en plus ravageur par l'usage des inventions techniques du dernier siècle, la prévention de la guerre n'est toujours pas envisagée comme faisable. C'est toujours le meilleur discoureur qui emporte la conviction de l'auditoire. C'est le plus fort ou le plus malin ou le plus chanceux qui occupe le terrain à la fin. Et la guerre broie les existences des perdants, comme celle des "gagnants" dont l'arrogance s'étale bestialement sur un monde dévasté à leur merci. C'est une erreur fatale de croire que ce sont là des comportements indignes de notre époque, c'est refaire la même erreur historique que nos ancêtres - l'erreur qui consiste à ignorer le mécanisme de la guerre, ou à croire qu'on pourra en maîtriser les risques, alors qu'il ne s'agit ni d'emballements ni de crises passagères, mais de logiques raisonnées exécutées par des êtres mécanisés. Sur de telles bases d'ignorance criminelle, sur une planète en rétrécissement accéléré en conséquence de nos dégradations irréversibles, que sera l'humanité dans un siècle ?

3/ ...Même à la télé

L'héritage de Thucydide est pourtant bien vivant... dans notre culture populaire.

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A quoi, par exemple, pourrait-on attribuer la fascination exercée par la série télévisée "Game of Thrones" sur tant de spectateurs ? Les romans éponymes de George R.R. Martin se situent dans une longue filiation d'oeuvres en langue anglaise dans le domaine du fantastique pseudo médiéval, dont l'origine remonte aux sagas dites scandinaves. Qu'est-ce que "Game of Thrones" a de particulier ? Au contraire de "La guerre du Péloponnèse", les ouvrages de George R.R. Martin sont des oeuvres de pure imagination, abondantes en détails dans la description des décors, habillements, comportements, sensations et pensées personnelles, actes et dialogues des nombreux protagonistes. Les chapitres développent les différents points de vue des personnages dans une histoire ponctuée de petits et grands massacres.... Mais, est-il bien certain que ces personnages font l'histoire ? On finit par s'interroger sur l'importance du non dit, au fur et à mesure que les différents personnages terminent leur existence par une mort violente et sont remplacés par d'autres au fil de la série. Là aussi, comme dans Thucydide, l'empathie du lecteur avec un personnage, un lieu, un peuple ne peut être que temporaire. Là non plus, comme dans Thucydide, il n'existe ni morale, ni justice, ni valeurs, au-delà de celles auxquelles croient les personnages, chacun à sa façon dans son milieu local. Là non plus, le "jeu" ne peut, de par sa nature mécanique et animale, jamais se terminer.

Osons interpréter le succès de "Game of Thrones" comme la manifestation chez nous d'un désir d'autres "règles du jeu" et l'éveil de la conscience que c'est possible ! La pesanteur du non-dit, l'arbitraire de l'implicite collectif (ou, si on préfère, de l'imaginaire social générique), s'imposent à longueur de série tout en laissant entrevoir les possibilités de leur dépassement, sans rien perdre du plaisir esthétique de la contemplation de l'univers imaginaire de "Game of Thrones". Autrement dit, la jouissance procurée par cette série télévisée est analogue à celle du bébé qui secoue ses jouets pour tenter d'en comprendre le fonctionnement et d'en faire ses propres choses, mélange d'insatisfaction rageuse et d'anticipation joyeuse d'une découverte. Cette jouissance-là est à l'opposé des magazines people, malgré l'emballage.

C'est que, dans notre réalité d'aujourd'hui, nous avons grand besoin de création sociale, en particulier pour nous évader de tous les "Games of Thrones" dont nous sommes personnellement les figurants ou les acteurs.

4/ Provocations à l'intelligence sociale

Le réseau Internet, sous la forme du Web, offre une opportunité de créations sociales de diverses envergures, dont celle d'une citoyenneté planétaire afin de légitimer et de contribuer à des projets mondiaux, de détecter les engrenages locaux potentiellement fatals, de prévenir leur amplification.

N'est-il pas évident que l'ONU est un bon début dans cette voie, mais d'une autorité insuffisante dans notre monde contemporain du fait qu'il lui manque l'ancrage participatif en profondeur dans les peuples et la puissance des décisions construites sur une base mondiale ? A l'époque d'Internet, n'est-il pas archaïque de maintenir une telle institution comme un lieu réservé où se rassemblent des notables, des délégations des diverses nations et des fonctionnaires, et de reproduire ce modèle dans chaque branche physiquement décentralisée de l'institution ? Sans supprimer cet existant, serait-il infaisable d'actualiser et complèter cette institution dans le temps et l'espace par l'instauration d'une citoyenneté planétaire vivante, par exemple selon les règles d'une démocratie authentique d'assemblée(s) citoyenne(s) (citizens assembly constituée par tirage au sort parmi des personnes volontaires préalablement éduquées et formées) en relation avec un réseau étendu, planétaire, de contributeurs citoyens dans les nations ?

Peut-on raisonnablement abandonner l'avenir de la planète au grand "Game of Thrones" ?

Note 1 La formation des citoyens planétaires aux règles et à l'étiquette de débats démocratiques répandrait déjà, pour commencer, un germe de résistance aux mécaniques fatales. Une formation spécifique est indispensable, notamment pour que les contributeurs sachent éviter les "débats-confrontations". Voir ailleurs dans ce blog, en suivant les tags démocratie et étiquette, comment on pourrait éviter les défauts critiques de la démocratie athénienne identifiés par Thucydide - à l'inverse de tant de pseudo démocraties contemporaines médiatisées, qui pourraient en prendre de la graine par effet de rétroaction.

Note 2. Suggestion : imposer le grec antique comme langue véhiculaire unique des citoyens planétaires, à la suite des premiers inventeurs de la démocratie (la vraie, la démocratie "directe"), et inventeurs de la logique et des sciences. L'auteur de ces lignes n'est pas helléniste... Il pense simplement que l'effort d'apprentissage de cette langue-là, une langue "morte" mais encore couramment employée pour créer les mots nouveaux dans les sciences, serait un facteur de cohésion mentale indispensable, et répondrait à une nécessité pratique dans les débats démocratiques. Il faudra certainement adapter la langue grecque antique au monde moderne... On ne devrait même pas songer à discuter du prix à payer. Ni des droits d’auteurs.

lundi 26 mai 2014

Police trinitaire du débat en assemblée

Billet en style télégraphique, afin d'éviter autant que possible les mots minés, les concepts chargés, les associations pesantes...

Contexte d'assemblée délibérante dans le cadre de ce billet :
- préexistence d'un ordre du jour cadrant les débats
- obligation d'un ensemble minimal de décisions à produire
- égalité des participants en "droit" à débattre
- objectif de consensus (indépendamment de la méthode de résolution terminale si l'unanimité n'est pas atteinte)

Ob08.jpg Exemples réels ou potentiels d'assemblées délibérantes :
- jury
- assemblée générale de syndicat de copropriété,
- assemblée générale d'actionnaires,
- commission d'étude
- assemblée citoyenne démocratique
- stage de formation d'adultes

Dans le dernier cas, il s'agit des stages où l'accent peut être mis, par l'animateur, sur les échanges entre les participants plutôt que sur le seul déroulement d'un exposé magistral. Dans un stage de formation d'adultes, il est courant, en effet, que certains participants, au moins sur des points particuliers, soient plus savants que l'animateur. A lui de détecter ces participants-là et les sujets où ils pourront faire partager leur expérience. A lui de les faire s'exprimer afin que tout le monde en apprenne quelque chose. Alors les "décisions" prennent un effet immédiat sur les participants eux-mêmes : à commencer par les transmissions de savoir faire entre les participants.

Contre exemples notoires d'assemblées non délibérantes, ou inégalitaires, ou sans production consensuelle :
- cours magistraux
- débats télévisés (et notamment les débats préélectoraux)
- débats d'assemblées représentatives (comité d'entreprise, chambre des députés, comité directeur d'association, etc.)
- rencontres de compétition sportive

Chef_vrai1.jpg Rappel de limitations naturelles dans la conduite des assemblées. Il existe une différence de style de conduite de réunion, selon la taille de l'assemblée :
- en dessous de 10 personnes environ, l'animateur peut choisir de parler en amitié sans avoir à spécifier dans le détail les règles du jeu qu'il fera progressivement accepter par l'exemple et par osmose, chacun des participants pouvant être considéré isolément par l'animateur ou même invité à dialoguer directement avec d'autres participants sans que cela porte tort au déroulement des débats; l'animateur reste directement ou virtuellement au centre des interactions sans effort particulier dans son rôle d'équilibrage, tout le monde peut se sentir sur un pied d'égalité entre soi et avec l'animateur;
- au dessus, l'animateur doit imposer les règles du jeu sans hésiter à recourir à l'argument d'autorité; de plus, il doit demeurer au centre des interactions, sinon des sous-groupes se forment et s'isolent et alors, ce qui se passe dans chaque sous-groupe n'est plus connu du groupe !
- c'est par ailleurs un constat d'expérience que, pour une personne qui s'adresse à 20 personnes physiques ou à 200, les techniques pour demander l'attention, la conserver, se faire comprendre... sont les mêmes; d'où l'impasse historique de la rhétorique classique, à l'origine destinée à l'expression en public face à une foule physique, et qui n'est jamais sortie de ce contexte, même pas au prétexte de la révolution des medias, et notamment de la révolution numérique, qui donne la possibilité de ramener les interactions au niveau d'assemblées réduites alors que l'on peut avoir des milliers de participants en ligne...

Sur ce constat du seuil physique de passage à la foule, il n'y a pas de théorie à construire, ce seuil étant la conséquence d'une limitation des capacités humaines d'attention et de perception. Je ne peux pas percevoir consciemment le contenu des interactions entre des personnes au-delà d'un groupe d'une dizaine de personnes, et encore, c'est probablement par l'extrapolation de bribes à partir de modèles... Un ordinateur fait beaucoup mieux... On remarquera que le seuil de basculement à la foule se situe autour de 12, chiffre sacré, et que c'est aussi la quantité nécessaire à la "bonne" convergence en distribution vers une courbe en cloche de la moyenne de la plupart des lois statistiques "naturelles".

Chef_vrai2.jpg Voici donc les trois rôles nécessaires à la conduite d'une assemblée délibérante :
1./ faire respecter les règles d'étiquette dans l'expression individuelle, recadrer selon l'ordre du jour, contrôler la progression d'ensemble du débat,
2./ élargir ou déplacer le contexte explicite ou implicite des interventions et des contributions, susciter les différences de points de vue, appeler à s'inspirer d'exemples extérieurs, questionner les conclusions provisoires, les propositions individuelles ou collectives en gestation, etc.,
3./ aider chaque participant à s'exprimer en tant que personne apporteuse d'expérience, faciliter les synthèses provisoires, susciter l'élaboration des propositions.

L'analogie aux trinités divines de diverses religions peut traduire notre propre imprégnation culturelle, mais au-delà, elle prend sa source dans l'expérience (pré)historique du besoin simultané d'une référence formelle, d'une poussée dynamique et d'une assistance bienveillante, dans tout groupe coopératif.

Les rôles dans la conduite d'une assemblée délibérante, il est préférable de les partager entre 3 personnes physiques plutôt que de les concentrer sur une seule, et sans les répartir d'une manière figée entre les 3 personnes. L'idéal c'est que les 3 personnes maîtrisent les 3 rôles de conduite d'assemblée (ou, en tous cas, aient conscience de la complémentarité des 3 rôles), chacune ayant son rôle préférentiel "en dernière instance", mais ne se privant pas de soutenir les autres au besoin dans l'esprit de son propre rôle préférentiel (car dans l'action, les frontières des rôles ne sont pas toujours évidentes et, en plus, les interruptions des interventions individuelles et interactions ayant leur propre signification, on ne peut en user qu'à bon escient, absolument pas comme des robots).

Remarque. La conduite trinitaire, on peut aussi l'observer sur les chantiers, auprès de tous les conducteurs de travaux qui respectent leurs équipes. Il est probable que les surveillants des masses qui ont bâti les pyramides n'usaient pas du fouet tout le temps avec tous les travailleurs.

Sonate_bee.jpg Attention aux analogies trompeuses. En particulier l'analogie entre une assemblée délibérante et un orchestre symphonique : le dialogue entre les groupes d'instruments, la symbiose entre le chef et son orchestre, la transcendance collective pendant l'exécution publique, c'est du romantisme de quatre sous; dans une performance orchestrale, on n'assiste pas à la recréation d'une oeuvre en transmission directe du compositeur au chef d'orchestre mais à l'exécution d'une partition, dans un contexte et avec des moyens plus ou moins influents sur l'interprétation; en amont, la réalité des répétitions, c'est la constitution de l'orchestre par des exécutants professionnels qui ont passé des heures auparavant à réviser leur partie, de sorte qu'il s'agit "seulement" d'ajuster les équilibres des ensembles (volumiques, temporels, etc.) et de compenser les défauts permanents; il n'empêche qu'on retrouve, dans le travail de la plupart des chefs d'orchestres pendant les répétitions, les rôles de la trinité de conduite des assemblées, bien que l'"ordre du jour" se réduise à une forme d'asservissement collectif volontaire pour exécuter un logiciel.

Ce qui est exposé ici en quelques lignes s'oppose aux techniques de la "prise de parole performante", de l'"argumentation pour convaincre", de la "conduite de réunion pour atteindre vos objectifs", de l'"exposé qui captive l'auditoire", de "la négociation pour gagner"... Les exposés de ces techniques remplissent des bibliothèques à destination des gros malins en quête de développement personnel (sous-entendu aux dépens des ignorants et des bonnes pâtes, qui vont se faire rouler dans la farine...) ; ce n'est pas de ce genre d'enfantillage que l'on parle ici - d'ailleurs justement, tout le monde devrait apprendre à reconnaître ces techniques manipulatoires dès l'école primaire; à l'opposé, dans une assemblée bien conduite, on doit couper court immédiatement aux tentatives de manipulation (volontaires ou pas), et, en revanche, développer la pratique individuelle d'une discipline rhétorique et d'une étiquette dans le cadre des débats.

Remarque savante. La fine critique selon laquelle on n'échappera jamais, dans une assemblée délibérante et même si cette assemblée est "bien" conduite, à une forme d'auto manipulation collective, cette critique repose sur un constat tautologique. De fait, un débat en assemblée dépendra toujours, par exemple, des concepts et des modes de raisonnement du moment dans la société ambiante. Et alors ? Même les théorèmes de mathématiques "pures" sont des productions de la société. La question de fond, c'est : quelle société ou, si on préfère, quelle humanité demain ?

vendredi 16 mai 2014

Démocratie en TIC

TIC : Technologies de l'Information et de la Communication.


1. Pour quoi faire ?

Voici le contexte et l'idée générale de ce billet :

  • La finalité : la survie de l'humanité (excusez du peu...) et plus précisément, au-delà de la survie physique, la survie des humanités diverses dans leurs dignités propres.
  • Le constat : l'incapacité des régimes politiques actuels et des institutions internationales à proposer les programmes de décisions concrètes qui permettraient cette survie (notamment, face à l'épuisement de la planète du fait d'une suractivité industrielle entretenue par la promotion des mécanismes innés d'imitation et de compétition en miroir).
  • Le projet : créer un renouveau politique à l'échelle d'une communauté urbaine, d'une région, d'un pays, d'un continent, de la planète, afin d'étendre la participation aux prises de décisions difficiles qui engagent notre avenir et notre mode de vie quotidienne, et afin que chaque citoyen agisse dans son comportement autonome dans le sens des choix de la communauté.


Ce billet tente d'élaborer les principes d'une nouvelle forme de démocratie utilisant le Web afin de faire participer un maximum de citoyens aux décisions vitales qui les concernent et afin d'engager ainsi la réalisation de ces décisions, non seulement au niveau de la société ou de la communauté dans son ensemble, mais aussi pour ce qui relève de l'action individuelle de chacun dans son comportement et dans son utilisation personnelle des services communs. Le lecteur voudra bien se reporter aux billets précédents en suivant le tag démocratie; il y trouvera nos critiques de la "démocratie Internet" et des pseudo démocraties représentatives. Ces critiques orientent fortement notre analyse des caractéristiques démocratiques recherchées dans le présent billet. Rappelons que nous considérons comme caduques les raisons des révolutionnaires du 18ème siècle qui ont explicitement choisi d'instaurer la "république" par des assemblées de représentants élus plutôt que par des assemblées citoyennes : le niveau actuel d'instruction générale des citoyens et la disponibilité des télécommunications changent la donne par rapport à ces temps historiques. Nous ne reprenons pas non plus en détail nos propositions précédentes concernant certaines conditions préalables au fonctionnement d'une démocratie authentique, par exemple, la création d'une rhétorique moderne, la reconnaissance des compétences personnelles, etc.

Nous demandons l'indulgence du lecteur face aux foisonnements ponctuels et aux évidents défauts du texte qui suit. Nous sortons des sentiers battus... mais jamais au-delà de l'horizon du faisable.

2. Pour quelle démocratie ?

En nous fondant sur les expérimentations récentes d'assemblées citoyennes (qui en redémontrent la pertinence dans un large champ décisionnel) et en dépit de certaines tentatives de théorisation, notre modèle démocratique de référence (ce n'est pas celui que nous préconisons tel quel évidemment) demeure celui de la démocratie athénienne antique, fondée quelques siècles avant l'ère chrétienne, celle que l'on trouve souvent dénommée "démocratie directe" dans les ouvrages de politique savante. Notre ambition est de contribuer à l'instauration de ce modèle à l'intérieur de nos régimes politiques actuels, non pas de s'y substituer, bien que la nature de ces régimes s'en trouvera forcément modifiée, a minima par un resourcement et une revitalisation, au travers d'une modernisation instrumentée via le Web. Evidemment, il faudra un peu adapter le modèle antique. Le Web ne serait-il pas l'instrument rêvé pour faire participer directement les citoyens à la vie commune de la cité et du pays ?

Drachme.jpg

Précisons notre définition de la démocratie authentique. C'est un régime d'assemblée(s) citoyenne(s), constituée(s) par une méthode de sélection automatique des citoyens en regard des décisions à prendre. Dans la version modernisée webisée que nous en proposons, ce régime est compatible avec d'autres régimes, dont celui de la (fausse) démocratie représentative, à condition que le pouvoir des assemblées citoyennes s'y exerce "au sommet" - s'il s'agit du sommet national, ce sera au niveau du "président de la république", du "chancelier" ou du chef de gouvernement des démocraties représentatives, mais le sommet peut être local au niveau du responsable régional ou communal - et soit prioritairement consacré à la définition des politiques de long terme, autrement dit au grand dessein ; "quelle société voulons-nous dans 20/30 ans et par quels programmes cohérents allons-nous y parvenir ?".

Pour simplifier le langage, à la place de "assemblée citoyenne", nous écrirons dans la suite "Zénie", terme inventé pour l'occasion par sympathie acronymique avec les mouvements de "citizens' assemblies".

Résumons les fondamentaux d'une démocratie fondée sur les Zénies, au moins ceux qu'il faut conserver en perspective dans une démarche de webisation totale ou partielle :

  • Automatisme de la sélection des citoyens dans les Zénies de manière que tout citoyen soit appelé au moins une fois dans sa vie à contribuer à une Zénie de chaque niveau local, régional,... et que, en gros, les principaux types d'expérience humaine de la vie soient présents dans chaque Zénie en regard des domaines et types de décisions à prendre (attention, ce dernier point n'est pas une simple figure de style)
  • Formalisme des débats des Zénies (contrôle des temps de parole et plus généralement contrôle du volume d'expression en nombre de lignes par exemple, et aussi contrôle des modes et types d'argumentation)
  • Recherche permanente d'un consensus, mais sans masquer les conflits
  • Publicité des motifs d'évolution de l'avis des participants et archivage au bénéfice des futurs participants aux Zénies (dans un objectif de compréhension mutuelle entre les participants actuels et futurs, et d'assurance de la qualité des débats)
  • Présentation en Zénies, par des experts professionnels commis d'office, d'argumentations en faveur des "sans voix" (par exemple les minorités culturelles, les plantes et animaux, les éléments naturels) mis en danger ou déplacés dans leurs équilibres vitaux par un projet de décision
  • Construction collective des décisions, en principe en évitant la sanction d'un vote terminal (un tel vote majoritaire entraînerait théoriquement la déchéance de citoyenneté des personnes en désaccord, si on prenait au pied de la lettre le principe démocratique, d'où l'importance des rôles de présidents-animateurs de Zénies, avec une autorité bien plus forte au plan formel que celle d'actuels présidents d'assemblées représentatives)
  • Légitimité des décisions par la validité des processus d'élaboration plutôt que par la représentativité a priori des assemblées (d'où l'importance d'une mesure formalisée, multidimensionnelle et pas forcément chiffrée, de la progression des débats et de leur qualité, pour alimenter un processus d'amélioration continue du fonctionnement des Zénies)

Répétons que le domaine décisionnel préférentiel des Zénies, celui qui est adapté à notre monde moderne, c'est évidemment l'ensemble des décisions impactant la vie des citoyens sur le long terme, à savoir les orientations de politique générale, la définition des finalités et objectifs communautaire à 20/30 ans, les objectifs des schémas directeurs et des programmes sectoriels, les grands traités et grands contrats gouvernementaux (y compris leurs évolutions et leur gestion dans la durée), mais aussi, dans le court terme, le contrôle et la sanction des gouvernants en regard des décisions prises. Sinon, ce n'est pas la peine de déranger des citoyens ordinaires, les assemblées représentatives font très bien le reste du travail et les autres institutions "gèrent"...

Ecole.jpg Note à propos de "bah, les Athéniens avaient des esclaves".'
Dans la démocratie athénienne antique, la sélection de l'ensemble des citoyens éligibles en rapport aux décisions à prendre ne posait aucun problème compte tenu de la taille relativement réduite des assemblées (tout de même plusieurs centaines ou milliers de personnes), compte tenu du nombre relativement faible des "paramètres à gérer" en comparaison d'un état ou même d'une grande ville moderne et, surtout, dans l'évidence prégnante de la communauté des citoyens capables de porter les armes et d'en faire usage pour défendre la cité ou contribuer à ses expéditions - communauté physiquement formée sur les champs de batailles terrestres ou navales. On notera cependant que ce mode antique de sélection implicite écartait les fous furieux, les débiles, les déprimés et les paresseux (mais, on en a la preuve historique, pas les truqueurs ni les ambitieux ni les traîtres). Au fait, combien y a-t-il d'handicapés dans nos assemblées "démocratiques" représentatives et comment peut-on considérer qu'ils y sont bien "représentés" dans toute leur variété ? Les arguments pour disqualifier la démocratie athénienne antique, au prétexte que les esclaves et les femmes n'y étaient pas "représentés", manifestent une incompréhension totale de la démocratie, encore plus qu'un anachronisme délirant ou, dans d'autres registres, une soumission à un modèle d'explication monodimensionnelle économique, dans lequel la démocratie directe ne pourrait être qu'une distraction de riches machos dominants, ou encore, à la limite, une parodie de gouvernement pour une bande de pirates, ou à l'inverse une forme de gouvernement idéal dans un monde de pureté.... Ces arguments sont des leurres dont l'effet est de minimiser la singularité historique du "miracle" grec antique (l'invention quasi simultanée de la démocratie directe, des arts, des sciences et de la philosophie...) dans une population athénienne et dans un état du monde très "imparfaits". Ce type d'argument sert de justification pour écarter l'analyse de cette singularité "miraculeuse" dans sa globalité au profit de recherches hyperspécialisées, alors qu'une urgence pour nous maintenant serait de recréer les conditions d'un "miracle" de même ampleur afin de surmonter les dégâts des révolutions industrielles et les risques encore mal identifiés de la révolution numérique, sans renoncer à leurs bienfaits... Précisons tout de même pour terminer que, dans la démocratie athénienne antique, le problème de la sélection des citoyens en regard des décisions à prendre n'était pas complètement ignoré. Il en existe une preuve a contrario : on excluait les citoyens propriétaires frontaliers dans les cas où il fallait décider de la guerre avec des voisins. Comme quoi, la discussion d'un mauvais argument peut servir à la redécouverte d'un fondement de la démocratie.

3. Quelques changements à prévoir...

Résumons ce qui change, dans un régime de Zénies, par rapport à une pure pseudo démocratie représentative, dans l'esprit et le fonctionnement :

  • abolition de toute discontinuité entre l'Etat et l'ensemble des citoyens : l'Etat, c'est nous !
  • expression de la politique du long terme, à 20/30 ans, sous une forme compréhensible par tous et compacte avec primauté sur la gestion gouvernementale;
  • discussion, publication, évaluation régulière de la politique du long terme, qui n'est plus noyée dans les programmes politiques, et n'est plus soumise aux aléas des majorités partisanes successives ni aux événements de basculement de ces majorités;
  • abandon du décorum solennel et de la sacralisation associés à l'illusion de perfection des décisions coulées dans le bronze "pour l'éternité";
  • recherche approfondie de la validité des décisions par le dépassement personnel en Zénies de chaque participant à la définition de l'intérêt commun, et par la publicité des motifs personnels (ce qui est important, ce n'est pas tellement l'avis de chacun en soi, mais comment et pourquoi cet avis a changé, pas dans le détail des affects personnels, mais selon une typologie formelle de l'expérience de chacun, il ne s'agit pas de faire son autocritique, mais de léguer la trace d'une contribution personnelle, qu'elle soit ou non "convergente" par ailleurs);
  • mise en valeur, implication, enrichissement des compétences personnelles des participants aux Zénies; pour leur formation politique : préformation et tutorat (pas un bourrage de crâne idéologique sur le quoi penser mais une instruction purement fonctionnelle, sur le comment exprimer sa propre pensée ou comment dire ses propres interrogations, à la fois sans complexe et sans abuser des autres), exploitation des archives décisionnelles des anciens, etc;
  • repositionnement critique mais plus nettement contributif des medias, des experts; le champ des luttes partisanes et des conflits de personnes disparaît de la vie politique (mais pas forcément des medias), le champ des conflits d'intérêts demeure mais se concentre dans le cadre d'une politique définie, en vue de ses évolutions possibles et dans sa réalisation;
  • repositionnement des partis politiques sur les priorités et techniques de gouvernement; et concernant la politique proprement dite : sur les propositions d'orientations à débattre par les Zénies;
  • élimination des institutions gouvernementales consultatives permanentes destinées à "éclairer" le pouvoir;
  • remplacement des textes constitutionnels par une déclaration de principe enseignée dans les écoles primaires, et sans caractère d'immuabilité (pourquoi pas une adaptation de la déclaration universelle des droits de l'homme ?);
  • instrumentalisation du Web (ou d'un réseau équivalent), avec les logiciels adaptés, pour une (re)socialisation citoyenne (évidemment pas incompatible avec d'autres activités en ligne, faut-il le préciser...).

Bati049.jpg

4. Et quelques difficultés...

Les problèmes et difficultés suivants sont à moitié résolus s'ils sont identifiés a priori :

  • - l'instauration d'une vraie démocratie nécessite une réouverture de la pensée politique actuelle, notamment pour dépasser les associations mentales telles que citoyenneté-nationalité, représentativité-légitimité, débat-affrontement, démocratie-élections, vote-majorité, décision-loi-décrets, constitution-fondation, etc, ainsi que les antinomies correspondantes..., qui sont étrangères à l'esprit et encore plus à la pratique des Zénies;
  • - la Zénie est une création sociale nouvelle mais héritée d'un modèle historique, celui des collectivités provisoires spontanées d'intérêt commun (au sens concret et pratique d'une vie en étroite communauté, partiellement ou en totalité pendant une période) entre des personnes se reconnaissant simplement mais pleinement comme telles dans le cadre de ces collectivités; c'est un modèle relativement peu pratiqué dans l'histoire moderne en conséquence des effets combinés de diverses causes globalement liées aux révolutions industrielles, ce qui a certainement créé un déséquilibre des sociétés soumises à ces révolutions, que ne peuvent compenser les rassemblements fabriqués depuis lors, par exemple ceux de la "civilisation des loisirs"...
  • - les politiques, les professionnels de la pensée, les medias, les lobbies... seront probablement, au moins dans un premier temps, opposés à la démocratie de Zénies; parmi ces opposants, les politiques devraient cependant distinguer leur intérêt dans cette forme de démocratie renouvelée, ne serait-ce que pour échapper au train train des luttes partisanes épuisantes, pour compenser leur perte de pouvoir face aux lobbies de diverses natures, s'évader de leurs exercices oratoires pour tenter de surmonter ou détourner les reproches des populations et faire bonne figure dans leurs relations aux medias; en s'appuyant sur les Zénies, voire même en y remplissant l'un des rôles professionnels de président-animateur ou en contribuant au tutorat de citoyens sélectionnés ou à l'information experte ou à la défense des "sans voix", ils pourraient même enfin se trouver en mesure d'exercer leurs vrais talents;
  • - la vraie démocratie est incompatible avec toute idéologie mentalement paralysante (au sens d'une idéologie qui définit toute vérité et condamne a priori tout ce qui tenterait d'y échapper, au sens d'une idéologie qui impose comment penser la vérité, au sens d'une idéologie qui dirige la pensée et les actes individuels en toutes circonstances de la vie, etc - hélas, l'idéologue n'est pas forcément un religieux fanatique, un scientifique arrogant ou un philosophe borné, c'est une personne qui ramène tout à ses propres conceptions du monde en restant imperméable à celles des autres, afin de ne jamais avoir à changer d'avis, une prédisposition antidémocratique indétectable a priori, trop souvent amplifiée par des soucis personnels et des accidents de la vie...); rappelons que la philosophie socratique (celle qui met tout en question) est apparue en même temps que la démocratie directe, ce n'est pas une coincidence !
  • - la démocratie est un "jeu tragique" au sens où le pouvoir de décision y est théoriquement sans limite, le risque existe que les Zénies soient gagnées par l'ivresse de la puissance (cette folie collective serait la cause principale de la chute de l'Athènes antique après 2 siècles environ d'expansion en régime de démocratie directe); une composante modératrice puissante est donc nécessaire; dans l'hypothèse d'une démocratie représentative classique évoluant vers un régime composite avec des Zénies, la conservation d'assemblées de politiciens professionnels en parallèle des Zénies pourrait remplir de fait cette fonction d'équilibre (en plus de ses fonctions propres), l'inaptitude de ces assemblées professionnelles à traiter les grands problèmes planétaires de l'humanité attestant leur pouvoir modérateur...
  • - la compatibilité des Zénies avec tout autre régime politique assurant les fonctions gouvernementales (au sens de la gestion de court et moyen terme), sachant que les décisions prises par les Zénies priment et que toutes les instances, ministres et agents gestionnaires peuvent à tout moment avoir à répondre de leur conformité à ces décisions, nécessite a minima une répartition de principe des pouvoirs entre les Zénies et les instances professionnelles ou électives; l'élaboration de cette répartition sera naturellement conflictuelle, non seulement dans un premier temps mais toujours; c'est pourquoi il ne faudra pas entrer dans les détails ni jamais discuter cette répartition de principe en profondeur en vue de la figer, mais au contraire conserver l'ambiguité d'une répartition fondée sur quelques principes généraux, comme facteur de dynamisme et de modération réciproque entre les Zénies et les autres instances, au contraire d'une systématisation mécanique qui serait un facteur de régression de fait vers un régime non démocratique, de même que le serait une "constitution" détaillée.
  • - ... !!

5. Au programme ce soir

La discipline d'une Zénie en activité, en particulier au cours des débats, relève d'une rhétorique moderne à inventer, adaptée aux assemblées formelles travaillant en grande partie à distance via le Web. Cette rhétorique formelle, la définition et la distribution des rôles qui rendront possible son exercice, les règles de prise de parole pour s'adresser à qui pour dire quoi dans quelles circonstances, sont à inventer, à partir de l'expérience des débats publics et notamment des débats télévisés, à partir des expériences des forums de discussion sur le Web (forums libres, forums communautaires, forums de projet) mais aussi à partir de l'expérience des débats de négociation à objectif dans l'industrie et le commerce, car il ne suffira pas d'avoir bien débattu, il faudra produire un accord collectif exprimant l'intérêt général et savoir le défendre après avoir reconnu les intérêts particuliers; le mode de constitution automatique d'une Zénie extraira les participants de leurs grégarités quotidiennes mais le risque demeurera permanent du repli individuel à l'intérieur des mécanismes mentaux de défense égoïste frontale ou subtile encore plus négative; on ne pourra pas compter sur un effet de groupe constitué physiquement, même s'il sera certainement nécessaire d'alterner les travaux à distance et les réunions physiques, et on ne devra pas rechercher la création d'un quelconque esprit "commando", une Zénie n'ayant rien d'une réunion militante sous la conduite de commissaires politiques; on connaît parfaitement les risques des débats sans fin, des arguties de façade, des pseudo décisions genre "lettre au Père Noël", des pseudo décisions irresponsables étalées sur des dizaines de pages de casuistique, des pseudo décisions de principes qui n'imposent rien à personne, des déclarations d'alignement doctrinaire, et aussi les risques liés à l'intimidation des personnes moins portées que les autres à l'expression directe, etc; peut-être la fonction de président-animateur de Zénies devra être physiquement répartie entre au moins trois professionnels différents afin d'équilibrer trois types de rôles : philosophe socratique, arbitre sportif, sage femme; et cette répartition de principe orientera la définition des rôles de préparation de la création de chaque Zénie (délimitation du champ de décision, rassemblement de la documentation, identification des experts et des avocats des sans voix, définition des éventuelles règles spécifiques de fonctionnement et de la logistique, etc); enfin, on n'oubliera pas le rôle du "juge ambulant", ultime recours des Zénies en perdition (pour dissolution éventuelle) et ultime décideur formel de la qualité d'une production en regard des attendus.

Voir par ailleurs nos billets sur le tag étiquette...

6. Etendue de la webisation citoyenne

Premièrement, notons que la webisation des Zénies n'est pas un préalable à l'instauration d'une démocratie authentique. On peut rêver, par exemple, au basculement qu'aurait pu connaître notre histoire contemporaine si certaines "révolutions" récentes, médiatisées par des rassemblements concentrés sur des lieux symboliques nationaux, s'étaient incarnées aussitôt en assemblées citoyennes par tirage au sort parmi les manifestants ou dans une population plus large, neutralisant ainsi les agitateurs et les fanatiques, plutôt que de déboucher sur de nouvelles élections après de nombreux sacrifices, avec le retour aux affrontements traditionnels entre les partis et les longues périodes d'incertitude dues aux délais incompressibles de procédures électorales, jamais automatiquement génératrices des ouvertures espérées... En revanche, la webisation est certainement nécessaire à la continuité dans la durée d'une démocratie adaptée à notre époque (c'est-à-dire capable de prendre des décisions à la hauteur des problèmes posés à notre humanité "moderne" et de les faire réaliser par chaque citoyen, dans son propre domaine et son comportement personnel en contexte).

Visite.jpg Note. Ce n'est évidemment pas en distribuant des tablettes à tout le monde et en se contentant de créer un grand réseau social national dérivé d'un réseau social existant, que l'on pourra enclencher une transition démocratique webisée. Il s'agit d'un programme multidisciplinaire cohérent et de grande ampleur, où l'usage de la technique est plus qu'instrumental : révolutionnaire - ce qui fait justement la spécificité du programme, et fonde l'obligation de multidisciplinarité. Ce programme demeurera d'autant plus aisément dans le champ du possible, techniquement et financièrement, qu'il ne bénéficiera d'aucun soutien des puissances dominantes du Web, ni d'aucun recours à des spécialistes à prétentions universelles, au prétexte de bénéficier de la meilleure expertise : cette expertise est inexistante en la matière, sauf pour quelques aspects spécifiques que l'on trouvera chez des indépendants. Même si cette expertise existait, elle devrait être prise en considération seulement comme un apport d'expérience extérieure à la culture et aux pratiques locales. De plus, le projet doit demeurer, autant que possible, indemne de toute dépendance de techniques ou de moyens propriétaires, indemne de toute forme d'appropriation directe ou indirecte au travers de brevets, indemne d'orientations partisanes ou doctrinaires, etc.

Voici donc, en quelques lignes diversement commentées, l'étendue prioritaire du projet de webisation :

  • Publication des décisions de politique générale des Zénies
  • Support à l'apprentissage de la vie publique à l'école primaire, support approfondi pour les nouveaux citoyens sélectionnés aux Zénies
  • Support à l'assimilation des règles de l'expression publique dans le cadre de débats en Zénies, à l'oral et à l'écrit
  • Support du tutorat (à têtes multiples pour chaque citoyen et tirés au sort parmi les ex participants !) des nouveaux sélectionnés dans les Zénies, afin notamment de permettre une rotation à bonne fréquence dans les Zénies (2 ans ?)
  • Constitution des Zénies : tirage au sort dans l'ensemble des citoyens sélectionnables (en tenant compte des tirages antérieurs afin de renouveler au maximum), assignation des présidents-animateurs, etc.
  • Archives des Zénies (alimentées en continu pour les Zénies actives) : composition, règles spécifiques, débats, décisions
  • Archives des participants aux Zénies (alimentées en continu pour les participations aux Zénies actives) : contributions aux Zénies, rapports d'expérience
  • Annuaire des citoyens sélectionnables : compétences personnelles exposées au travers d'une présentation formelle de l'expérience vécue (afin notamment de permettre une délimitation de l'ensemble des citoyens sélectionnables au tirage au sort pour une Zénie, tenant compte de l'obligation de diversité des expériences mais aussi de l'obligation d'un ressenti d'égalité a priori entre tous les participants en regard des décisions à prendre, sans quoi aucun débat ne pourra se construire), preuves des conditions requises pour être sélectionnable (niveau minimale d'éducation, contribution même minime au financement des dépenses publiques, cotisation volontaire, etc) - noter ici qu'une transparence du citoyen vis à vis de la communauté est indispensable, afin de constituer correctement les Zénies, mais surtout pour faciliter la compréhension entre les citoyens participants ou futurs participants ou ex participants, et l'enrichissement réciproque des expériences
  • Support de la participation à distance de chaque citoyen sélectionné (éventuellement à plusieurs Zénies), avec la publication de ce qui doit être rendu public au cours des travaux, l'archivage de ce qui doit être archivé pour un participant ou pour l'ensemble des participants ou pour le public pendant les travaux - bien entendu sans viser l'élimination de toute réunion physique
  • Annuaire professionnel des présidents-animateurs, des juges ambulants, etc


En conclusion, nous sommes ramenés au thème central de ce blog, à savoir le partage et la transmission des compétences personnelles : la démocratie nécessite la démophanie ! Pour que le peuple citoyen se mette en mouvement vers un avenir responsable, il doit d'abord se rendre visible à lui-même dans la totalité de ses compétences. Et alors chacun aura son histoire.

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