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Tag - Valeurs

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vendredi 30 novembre 2012

Pour une révolution quantique de la société binaire

1/ Spéculations scientistes contre vraies priorités

Des personnalités, astronautes, physiciens prix Nobel, etc. nous disent, en réponse aux questions des journalistes ou à cette occasion, que les découvertes scientifiques des 50 ans à venir nous ouvriront des possibilités actuellement impensables, mais dont ils savent pourtant nous donner un avant goût. Typiquement, il s'agit d'une colonisation de l'espace, de super calculateurs, de la prolongation de la vie en bonne santé ou d'autres merveilles.

La réalité demeure que les "grandes" découvertes scientifiques ont toujours eu pour effet de renforcer l'empreinte de l'espèce humaine sur la planète et encore auparavant, d'augmenter la variété et la puissance des arsenaux destinés aux guerres entre les humains. Il est donc à craindre que les spéculations enthousiastes à propos de découvertes futures ne relèvent, dans le meilleur des cas, de la mauvaise science-fiction, celle des rêveries ramollissantes.

Nous avons d'urgence besoin de découvertes dans deux domaines de recherche :

  • comment maîtriser la connerie, plus précisément celle des sociétés humaines
  • comment réduire la nuisance de l'espèce humaine sur notre planète.

Il existe dès maintenant des solutions. Elles sont soit plutôt désagréables à envisager (genre empire mondial, restriction autoritaire des naissances, affectation de chacun à un destin laborieux, etc.), soit très dépendantes d'un progrès préalable dans le premier domaine (par exemple, l'agroécologie ne se répandra pas sans un sursaut d'intelligence collective, ou après un cataclysme pédagogique).

Justement, dans ce blog, notre espoir est d'ouvrir un champ de solutions concernant le premier domaine...

2/ Contre sens de la société binaire démocratique moderne

Dans un billet antérieur, nous avons caractérisé sommairement la tendance binaire de notre société d'opulence.

Vic_b.jpg C'est une société de décantation au long d'une échelle de mesure unique, graduée en niveaux de pouvoir financier. En l'absence de tout apport extérieur, ce système serait animé seulement par des accidents ou du fait des imperfections de son mécanisme séparateur. La reproduction des "élites" fortunées de génération en génération n'est plus une thèse, mais un mode de gouvernance. Les fondations d'équité sociale minimale, péniblement établies dans plusieurs pays à la suite de souffrances et de révoltes (sécurité sociale, bourses aux étudiants, salaire minimum, assurance vieillesse,...), sont minées par le contre sens des complexités calculatoires selon les mérites de chaque cas individuel, et rognées dès lors qu'un modèle comptable faussement universel assimile leur besoin de financement à une charge de dépense comme les autres.

Concernant nos gouvernements, l'actualité nous montre à répétition le mensonge à nous-mêmes qu'est devenue la démocratie représentative et la vanité des processus électoraux dans nos sociétés stratifiées puisque nous élisons toujours les mêmes, leurs familles et leurs affidés. On constate partout dans les démocraties rondelettes, à l'échelle des nations comme à l'intérieur de groupes plus restreints, à quel point l'expression "élection démocratique" recouvre une trahison de la démocratie. En l'absence de débat sur les finalités, c'est évidemment toujours la force brute qui gagne - c'est à dire le pouvoir de l'argent et la violence de la tromperie -, surtout ces derniers temps par l'instrumentation des medias et le perfectionnement des techniques de communication - que l'on appelait autrefois réclame et propagande. La multiplication des enquêtes d'opinion destinées aux puissants, ou plutôt les sournoises manipulations qu'elles recouvrent, est le signe de l'isolement de la classe supérieure, mais aussi de la requalification des électeurs comme simples consommateurs de démocratie.

Dans nos vieux pays d'Europe, la contestation des politiques de soumission aveugle aux dogmes comptables est devenue inaudible à l'intérieur des instances représentatives; les manifestations bruyantes sur la place publique et les actes d'extrême démonstrativité sont les seuls à intéresser les employés intermittents du spectacle et leur clientèle excitée de zombies crétinisés. De toute façon, chacun ne pense qu'à s'en tirer au mieux pour son propre compte : "avec mon réseau de connaissances et comme je suis malin et sympa, j'aurai des trucs pour détourner le système à mon profit personnel"... Pauvre société démocratique, que celle du fric, des gueulards et des petits malins. En conséquence, il semble de moins en moins abusif que tant de régimes oligarchiques, mafieux, ou carrément dictatoriaux puissent se prétendre démocratiques, tandis que le niveau de gâchis intellectuel de nos instances et administrations centrales est devenu tel que l'on ferait une belle économie en les faisant remplacer toutes par un seul cabinet comptable de quelques dizaines de personnes, avec l'effet secondaire d'annuler la fréquence des changements de réglementations incohérentes subies par la population et d'arrêter les singeries de la gestion indicielle, comme s'il suffisait de bouger quelques leviers de commande au sommet pour "gérer" une nation. Le vide de finalités, mal dissimulé par l'abondance de discours creux bourrés de référence à nos "valeurs", deviendrait alors insupportable.

Moutonss.jpg Et quelle minable image de la société de la connaissance que celle de millions de moutons connectés à Internet, bénéficiant d'un libre accès à "tout le savoir du monde", mais tétanisés par d'incessantes incitations pusillanimes, maintenus dans l'incapacité de maîtriser collectivement un monde virtuel qui pourrait d'une quelconque manière représenter une alternative au "système".

Dans les 50 ans à venir, ce "système"' de la domination humaine est foutu, tout le monde le sait, du simple fait que son autonomie est une simplification obscène, que ce "système" dévore gratuitement les autres espèces et la planète, tout en prétendant un jour doctement valoriser l'irrécupérable et les disparitions qu'il aura provoquées. Nos modèle économiques de croIssance muteront peut-être en modèles économiques de rationnement. Peu importe. Tous ces modèles sont des modèles de guerre contre la planète et contre nous-mêmes; ils nous conduiront à une régression de civilisation, puis à une forme d'esclavage, immanquablement, mécaniquement, par le seul jeu de forces physiques et sociales qu'ils sont incapables de représenter. Vous préférez sans doute lire les discours humanistes étalés sur de belles pages par des professeurs bien rémunérés. Nous aussi. Mais trop souvent l'humanisme sert de justification au commerce criminel des destructeurs de la planète et décore le mépris de nos semblables que nous estimons indignes du progrès humain ou inaptes à l'appréciation des avantages que nous nous réservons.

Nous devons constater que dès à présent, nos "valeurs" ne valent déjà plus un clou. C'est donc en rapport au pire à venir qu'il faut raisonner maintenant, pour tenter d'y échapper.

Il n'est pourtant pas bien difficile d'imaginer comment nous extraire de l'actuel "système" mortifère et nécrosé ! Il suffit d'oublier les discussions de salon, les théories épuisées, les rêves publicitaires...

3/ Analogie quantique d'une révolution sociale

Par exemple, inspirons-nous d'une analogie quantique, par l'introduction volontaire et maîtrisée du hasard et l'acceptation de la non linéarité, dans au moins trois domaines cruciaux étroitement reliés :

  • le gouvernement "démocratique"
  • la carrière "professionnelle"
  • la formation de base et l'apprentissage

Comme finalités premières, prenons simplement l'insertion des gouvernants dans la société et la capitalisation continue des compétences individuelles et collectives. C'est tout de même ambitieux, car ce sont des finalités fondamentales d'une vraie démocratie, si l'on transpose à notre époque l'expérience d'origine (Solon, Grèce antique). Remarquez au passage l'absence des mots "valeur" et "gestion", merci. Et maintenant, nous allons bien sagement dynamiter par la pensée une grande partie de nos dogmes et institutions pour une vraie révolution - pas seulement pour un changement du personnel de direction et du discours majoritaire comme dans les révolutions traditionnelles.

Principes d'un gouvernement démocratique quantique

  • Election d'une partie significative (par exemple, au moins les 4/5ème) des gouvernants exécutifs et des corps législatifs par tirage au sort dans la population ayant réussi un examen probatoire de formation de base (équivalente au BEPC ou au certificat d'études d'autrefois, à savoir lire écrire compter et suivre un raisonnement)
  • Apprentissage préalable d'une année avec examen probatoire final pour chaque élu avant son entrée en fonction, possibilité de renonciation avant ou en cours de la période d'apprentissage
  • Tutorat de chaque élu par au moins 3 ex élus pendant son apprentissage puis pendant sa période en fonction, tutorat consacré exclusivement à la transmission de compétences concernant le mode de vie d'élu responsable et l'aide à la résolution de difficultés pratiques
  • Aucun mandat renouvelable et jamais de cumul de mandats dans diverses instances

NB. La mise en pratique de ces principes sera moins coûteuse et plus rationnelle que l'actuelle pseudo formation a priori et à n'importe quoi, par des écoles et universités élitistes, de la masse des adolescents issus de familles favorisées, prédestinés à se partager ensuite tous les postes dirigeants et carrières financièrement prestigieuses, partout et à vie, avec l'apport de quelques arrivistes tarés, pour finalement se mettre tous aux ordres rémunérés de lobbies de puissances financières obtuses, par veulerie ou par conviction mais surtout par incompétence crasse et par indifférence cultivée au monde des poussières d'âmes qui puent la sueur, qu'ils ont appris à traiter par des statistiques et des analyses factorielles, tandis que l'annuaire de leur propre petit monde tient dans un seul gros livre. Par ailleurs, on économisera évidemment toutes les dépenses des campagnes électorales, et on s'allègera des amas de mensonges et de sottises proférés dans ces occasions.

Principes de carrière professionnelle quantique

  • Formation de base suivie d'un examen probatoire
  • Pas plus de 5 ans dans une entreprise ou une organisation donnée, mais au moins 1 an
  • Tirage au sort de la destination suivante (parmi les postes libérables ou nouveaux offerts en entreprises ou organisations, dans l'administration, dans l'artisanat et les services, à tous niveaux hiérarchiques, dont les postes de gouvernants et des corps législatifs)
  • Apprentissage avant chaque poste, de durée adaptée selon la nature du poste à tenir et le bagage du postulant, tutorat avant et pendant chaque poste, possibilité limitée de désistement, possibilité d'affectation en tant qu'enseignant d'apprentissage pendant 1 an,...
  • Niveau de rémunération de base confortable et identique partout en mode quantique
  • Possibilité d'abandon du mode quantique, obligatoire en début de carrière, pour une carrière traditionnelle après 5 postes, par exemple en vue d'atteindre l'excellence dans un métier ou un art choisi

NB. Une carrière quantique se distinguera du type de carrière actuel dans une armée ou dans une congrégation religieuse par deux éléments importants : l'absence de "rationalisation" de carrière (dont on économise l'administration), et en conséquence une "progression" de carrière par l'accroissement personnel de compétences et la contribution à la capitalisation collective de ces compétences plutôt que par le niveau hiérarchique atteint à la fin d'une carrière individuelle. Il va de soi qu'il devra exister un instrument d'échange et de capitalisation des compétences entre les personnes en carrières quantiques (et les autres), en plus de diverses formules d'apprentissage et de tutorat à distance, ainsi qu'une logistique adaptée notamment pour le logement des "quantiques"... Les conséquences sur l'évolution, par rapport à l'état présent, du fonctionnement d'une entreprise ou d'une organisation peuplée d'une proportion importante de "quantiques" seront considérables, pas au plan de la discipline et la hiérarchie, mais par les possibilités de développement par projets en parallèle du fonctionnement traditionnel, en fonction des compétences disponibles. Evidemment, il faudra accepter qu'"être chef" peut être un métier provisoire qui s'apprend comme un autre, avec sa discipline et ses méthodes précises en fonction de tâches définies dans chaque contexte pratique.

4/ Et maintenant, que faire ?

Nos experts du court terme proclament : "compétitivité", "flexibilité", "dynamisme des carrières", "valorisation des compétences", "croîssance", "liberté individuelle", "développement personnel", "respect de la personne humaine", "utilité sociale", "société juste", "révolution citoyenne"... ? Notre esquisse "quantique" soustend évidemment d'autres définitions de ces termes que leurs belles définitions livresques, mais certainement pas moins précises en regard de nos finalités choisies.

De toute façon, avec ou sans vraie révolution de type quantique, les décisions à prendre pour arrêter la dégradation de la planète et la glissade vers une période d'extermination partielle obligeraient certainement à faire évoluer nos "valeurs" encore plus, et encore plus vite. Autrement dit, nous sommes mentalement accrochés à de mauvais points fixes, et de plus, ces points ne sont pas fixes. Nous pouvons donc jeter à la poubelle une masse de fadaises, et arrêter d'écouter ou de lire les productions carcérales générées par les automatismes ancrés sur ces points fixes. Autrement dit, il faut souhaiter que nos valeurs du futur naissent de nos finalités choisies, qui seront provisoires, et que nous ne resterons pas cramponnés à des valeurs historiques dont on peut constater la péremption et, pour certaines d'entre elles, l'égarement du sens et la nocivité depuis plusieurs décennies.

Mouette.JPG Terminons par quelques considérations sur la facilité d'une transition vers une révolution quantique. En effet, ce que nous décrivons comme une carrière quantique ressemble fortement, pour des jeunes, à un service civil obligatoire, que chacun pourrait choisir de continuer ou non, pour une carrière analogue à celle d'un consultant de terrain. Ce que nous décrivons très sommairement concernant les instances gouvernementales quantiques, pourrait se réaliser dans un premier temps par la création d'une chambre supplémentaire ou plutôt par la reconversion d'une des chambres des régimes bicaméristes, avec des conditions de réussite qui dépendraient alors largement du contexte et de l'histoire. Mais ce serait déjà un premier pas et peut-être un acte préliminaire indispensable que de fonder l'institutionnalisation et la publicité des sondages d'opinion, avec une délimitation du champ et de la nature des questions ainsi que la définition d'exigences sur les méthodes d'échantillonnage et d'estimation. L'emploi de réseaux numériques pour des consultations populaires serait en revanche purement instrumental.

Il demeure qu'aucun ferment de révolution sociale "quantique", aucun bouleversement majeur dans ce sens, n'aura d'effet en l'absence des finalités qui le porteront. Au contraire, une révolution chaotique ouvrirait comme d'habitude sur une forme d'oppression et de terreur.

Notez que les mots "responsabilité, "république" et "bonheur" n'ont jamais été cités dans ce billet. Il ne s'agissait pourtant que de cela, et, bien entendu, de notre dada, à savoir le projet d'un Web alternatif pour la transmission des compétences. Ce qui nécessite la création de sociétés virtuelles spécialement constituées pour nous affranchir de réflexes sociaux hérités du fond des âges et nous libérer d'une pseudo culture dominée par un romantisme animal de quatre sous (en monnaie locale), même et surtout lorsqu'elle est habillée de scientificité.

mardi 18 septembre 2012

Comment former de futurs citoyens du Web ?

Notre actualité de début septembre 2012 résonne de conflits en miroir : à la provocation répond une autre provocation, l'attaque et la défense ne se distinguent plus en rien et le sang coule parfois. On ne peut pas dire que les puissants fassent preuve d'une habileté particulière à désamorcer ces dangereux pétards, c'est encore partout finalement la parole du plus fort qui domine. Au mieux, si au moins cette parole évite les menaces, elle exprime ce que la puissance dominante (ou qui se croit telle) considère comme le comportement normal de l'"autre", fustigeant les extrèmistes qui n'ont rien à voir avec cet "autre" si respectable dont tout le discours de la puissance dominante traduit à quel point il est différent... Et bien entendu nous avons toujours, dans le discours des puissants, une référence aux droits sacrés garantissant la liberté des lobbies de la communication, si caractéristique de nos sociétés avancées... Après de si adroites déclarations, on ne plus qu'attendre "la prochaine".

Dans de précédents billets, nous avons posé quelques principes de la relation constructive dans le cadre limité de conversations sur le Web. L'actualité nous démontre par l'absurde la validité de ces principes même en dehors de ce cadre. En effet, ce n'est évidemment pas en attaquant frontalement les construits mentaux de ses contemporains que l'on peut espérer autre chose qu'un engrenage de montée aux extrêmes. Et la catastrophe devient inévitable lorsque, faute de réponse appropriée, par leurs conduites respectives, les protagonistes piétinent leurs jardins secrets respectifs sans autre excuse que leur "naturel", en réalité par le libre cours d'une faculté humaine qu'aucun autre animal ne se permet. Que cette bêtise soit héroïque ou lâche, légale ou tricheuse, les certitudes héroïques envahissent les esprits et mille petits automatismes guerriers s'y multiplient, Comme les munitions, ces automatismes peuvent se mettre en réserve. Mais eux, à la différence des munitions, ne perdent pas leurs facultés dans le temps - au contraire.
Troie_non.jpg

Ce n'est pas nouveau. "La guerre de Troie n'aura pas lieu" est une pièce prémonitoire, de Jean Giraudoux (première représentation en 1935). Son caractère prémonitoire réside notamment dans la dénonciation de l'irresponsabilité des media. Dans la pièce, c'est le poète troyen Demokos, dans son dernier souffle, qui déclenche la guerre de Troie en accusant un agent provocateur grec, alors que c'est Hector, le chef troyen, qui l'abat pour l'empêcher d'entonner des poèmes d'appel à la défense de l'honneur troyen. Demokos profère un mensonge sublime, à la convergence de sa vengeance personnelle et de son affirmation butée du sens de l'histoire qui l'arrange. Mais c'est justement en cela qu'il est minable. "Il meurt, comme il a vécu, en coassant" dit Cassandre dans la pièce.

On reconnaît l'un de nos maux actuels : la fausse neutralité des artisans médiatiques dans la sélection et la relation de faits dans une actualité qu'ils croient inventer, ou qu'on les paient pour alimenter, ou qu'on les contraint de promouvoir. Au total, c'est toujours pour se nourrir de la masse (Demokos) et faire du chiffre. Alors, dans un contexte explosif, la mécanique des émotions fait fonction d'amplificateur géant; les esprits s'enflamment au prétexte d'une quelconque rivalité compétitive bien entretenue - et c'est la guerre par défaut.

La pièce fourmille de phrases dignes d'un recueil de citations ironiques. En voici quelques exemples :

CASSANDRE
Pâris ne tient plus à Hélène. Hélène ne tient plus à Pâris ? Tu as vu le destin s'intéresser à des phrases négatives ?
ANDROMAQUE
Je ne sais pas ce qu'est le destin.
CASSANDRE
Je vais te le dire. C'est simplement la forme accélérée du temps.

HECTOR (de retour d'une guerre victorieuse)
Cette fois nous les avons tués tous. A dessein. Parce que leur peuple était vraiment la race de la guerre... Un seul a échappé.
ANDROMAQUE
Dans mille ans, tous les hommes seront les fils de celui-là.

HELENE
Les gens ont pitié des autres dans la mesure où ils auraient pitié d'eux-mêmes.

BUSIRIS
L'anéantissement d'une nation ne modifie en rien l'avantage de sa position morale internationale.

ULYSSE
... Si nous nous savions vraiment responsables de la guerre, il suffirait à notre génération actuelle de nier et de mentir pour assurer la bonne foi et la bonne conscience de toutes nos générations futures. Nous mentirons. Nous nous sacrifierons.

ULYSSE
... A la veille de toute guerre, il est courant que deux chefs des peuples en conflit se rencontrent seuls dans quelque innocent village, sur la terrasse au bord d'un lac... Et ils se quittent en se serrant les mains, en se sentant des frères... Et le lendemain pourtant éclate la guerre.

Le lecteur moderne peut sauter sans regret par dessus quelques tirades et même par dessus plusieurs scènes de conception datée (des années 30, pas de l'époque de Troie). Moyennant quoi, la lecture de la pièce demeure stimulante.

Suggestion d'exercice scolaire : on vous demande de concevoir une version actualisée de cette pièce, quelles scénes conservez-vous, quelles scènes mettez-vous de côté, et quelles actualisations proposez-vous de la confrontation terminale entre Hector et Ulysse, au terme de laquelle ce dernier se met (sincèrement ?) au service de la paix.

Suggestion pour un autre exercice scolaire : réécrivez la confrontation terminale entre Hector et Ulysse dans une version alternative où les deux protagonistes se mettraient d'accord pour renoncer à la guerre et faire écrire un grand poème épique de la rivalité en miroir (l'Iliade).

Que véritablement la préface explicative de la finalité de l'Iliade ait été perdue, que la guerre de Troie n'ait jamais eu lieu, ce serait une vérité créatrice d'un autre monde, celui de la communication et du partage de l'expérience, plutôt que celui de la compétition meurtrière.

Ce type d'exercice de recréation du monde ne serait-il pas indispensable à la formation de futurs citoyens du Web ? Ne pourrait-on ajouter au programme des exercices similaires sur des oeuvres concernant à divers titres la communication au sens littéral, telles que Le Prince (Machiavel), Le bréviaire des politiciens (Mazarin), l'art de la prudence (Gracian), et beaucoup d'autres ? L'étude de la Princesse de Clèves n'y gagnerait-elle pas en profondeur, ainsi que la compréhension des textes philosophiques ?

A l'époque d'Internet, il serait important que tout utilisateur sache se préserver des vérités qu'on tente de lui imposer surtout avec de bonnes intentions ou au nom du bon sens, qu'il sache discerner l'engrenage des émotions spécialement lorsqu'elles sont collectives et orchestrées, qu'il sache apprivoiser ses propres emportements naturels et reconnaître les sublimations délétères de ses propres pulsions. Répétons notre suggestion : dès l'école, les futurs citoyens devraient s'exercer à élaborer des "contre vérités" créatrices. A l'opposé, développer les capacités à débattre formellement sur qui doit avoir notre préférence, Hector ou Ulysse, c'est favoriser l'esbroufe, utile pour faire rêver ses contemporains ou convaincre un jury, mais on a toujours su faire cela et notamment pour juger les autres, leurs valeurs, leurs actes, alors que nous voyons bien qu'il nous faut développer d'autres capacités pour prétendre à l'humanité dans un univers médiatisé.

Differences.jpg

A l'époque d'Internet, il serait important que tout utilisateur soit apte à la mondialisation, c'est à dire à communiquer avec des "étrangers" sans devoir préalablement assimiler un abrégé d'histoire et de culture des "autres" - abrégé de fait porteur de conflit par la nature même de son projet comparatif si on ne sait pas en user correctement. Rappelons ce que peut apporter, dans ce domaine, notre modèle de l'arriviste sympathique (présenté par ailleurs dans ce blog et dans notre livre "La transmission des compétences" sous le nom de modèle CHOP, voir http://cariljph.free.fr/). Constatons avec espoir le début d'un intérêt pour une pratique actualisée des relations internationales au-delà des cercles diplomatiques et des communautés spécialisées. Le scandale, c'est que nous en sommes au même stade qu'au 15ème siècle, chacun de nous sur la planète vivant sous la domination d'une culture qui prétend à l'universalité et considére les autres comme des attardés ou des impies, selon des modèles pour tambours de village. A titre d'exemples de travaux ouvrant un passage vers de nouveaux espaces, citons notamment en France l'ouvrage d'Emmanuel Todd sur l'Invention de l'Europe, Editions du Seuil Points Essais (une explication des différences de mentalités à l'intérieur des nations européennes par certaines coutumes familiales), et certains ouvrages de Ph. d'Iribarne dont La logique de l'Honneur, gestion des entreprises et traditions nationales, Editions du Seuil Points Essais (sur les différences d'interprétations et les termes implicites des contrats de travail en France et aux USA) et l'Epreuve des Différences, l'expérience d'une entreprise mondiale, Editions du Seuil 2009 (styles de direction et motivations au travail sur plusieurs continents).

A l'opposé, nos programmes d'enseignement persistent à former des esprits imprégnés de valeurs romantiques et d'affirmation totalitaire de soi, en même temps qu'ils les surentraînent à la modélisation unidimensionnelle comptable des réalités, tout en les abandonnant à la débrouille individuelle face aux nouvelles technologies. Le décalage est là. La fracture numérique ne nous fournit même pas l'ombre d'un prétexte à un changement de civilisation. On le voit bien : pour le moment, c'est Demokos qui triomphe, et nous claironne sa vision d'avenir par continuités systèmiques, grands événements, gros soucis, superbes emballements, beaux discours et petites régressions festives.

lundi 3 septembre 2012

Le Web de la propagande et du formatage

La bête immonde reste bien planquée, mais ses mercenaires stupides ne se retiennent plus d'étaler leur fierté.

Ce qui est nouveau, c'est la revendication de leur diplôme d'apprenti sorcier par des bénéficiaires que l'on aurait cru moins naïfs.

Dans un élan de franchise, dont le niveau de grossièreté mesure la sincérité, un grand parti politique impliqué dans la course à la présidence de notre univers vient de révéler la contribution à sa campagne d'une officine spécialisée dans l'exploitation d'informations recueillies sur le Web.

Pour ce parti, il s'agirait de cibler les foyers susceptibles d'enrichir les fonds de campagne. Ne doutons pas une seconde que ce grand parti n'est pas isolé dans sa démarche d'appel à une officine mercenaire de ciblage. Ne doutons pas un dixième de seconde qu'il ne s'agit pas seulement de récolter des fonds (vite dépensés). mais d'abord d'orienter les thèmes de campagne, de les particulariser en fonction des réactions observées sur le Web de la population ciblée, et d'orchestrer tout le bastringue médiatique, presse, télévision, meetings, etc dans le sens voulu, en vue d'effets en profondeur sur l'opinion, qui seront ensuite entretenus et améliorés dans la durée.

Bref, nous avons la révélation d'une machine de guerre médiatique. Nous pressentons que cette guerre-là dégrade nos chères libertés d'information et libertés d'esprit, mais c'est une guerre, n'est-ce pas ? Notons bien que rien n'empêche l'extension du cadre de cette guerre au-delà d'un processus d'élection dans un régime démocratique.

Quand est-ce que de prudes et vaillants foyers se coaliseront en class action pour réclamer droit de regard, droit de rectification, respect de l'usage des informations les concernant ?

D'ici là, l'officine mercenaire aura changé plusieurs fois de nom et d'adresse (on peut lui conseiller la domiciliation de filiales croisées dans divers paradis fiscaux). Et des experts reconnus auront expliqué que non, braves gens, vous n'avez rien à craindre, car les ciblages ne sont pas réalisés à partir des données individuelles mais sur la base d'informations agrégées par des algorithmes statistiques.

Les experts ne diront pas que ces algorithmes statistiques sont cousins de ceux des moteurs de recherche, en fonctionnant à l'envers en quelque sorte. Ce n'est pourtant pas anodin.

Un gros malin manipulé pondra un virus qui fera pouet pouet exactement quand il faut sur tous les écrans, et le tour sera joué : voici l'ennemi véritable de notre intimité ! La presse abondera en articles sur la protection des données privées, des droits de la personne humaine, des brevets et du secret défense. Opération mains propres.

Voici la situation, en bref :

  • ce n'est plus (seulement) la publicité qui finance les grands services gratuits du Web, et d'ailleurs elle n'a jamais financé la création immensément coûteuse de ces services,
  • le grand marché du Web, c'est la fourniture des informations numérisées de nos comportements (qui consulte quoi, combien de fois et combien de temps, qui dit ou achète quoi à qui, quand, où, comment, etc.) pour exploitation par les manipulateurs médiatiques des pouvoirs dominants,
  • la révolution numérique, c'est celle de l'auto soumission de nos esprits à un matraquage multimédiatique ajusté en permanence, en fonction de nos propres aspirations exprimées sur le Web.

Exercice pour jeune journaliste ou pour étudiant en sciences politiques : rédigez une synthèse actualisée de Propaganda d'E. Bernays (1928) ! C'est une oeuvre glaçante mais fanatique, où sont exposées les techniques bien actuelles de propagande, ainsi que les éléments de doctrine qui les justifient et en ont alimenté l'invention. Pensez-vous que quiconque puisse nourrir le moindre doute sur l'utilisation par tout citoyen Bernays moderne des informations de comportement pompées sur le Web ? Pour quels bons motifs actualisés et quelles campagnes ?

Bernerie.png

Dans le célèbre roman 1984 de G. Orwell publié juste après la deuxième guerre mondiale, apparaît le personnage de Big Brother, avec bien d'autres terrifiantes créations imaginaires. Notre réalité est bien différente. Par rapport au roman, nous n'avons pas de police officielle de la pensée, et les murs ne nous espionnent pas. Mais nous pourrions nous demander si, avec la révolution numérique, Big Brother aurait besoin de cette police et de ces espions pour se rendre maître de nos esprits. Car c'est volontairement que nous restons hypnotisés devant des miroirs magiques que nous croyons commander pour notre bon plaisir, pour y faire défiler des trésors virtuels préconditionnés en fonction des déformations agréables de nos propres images. Nous avons fait mieux que tous les romanciers, nous avons créé l'hybride de la liberté et de la mort, le dieu d'un monde d'automutilation où chacun se résume pour les autres à un miroir vaguement original d'hallucinations communes.

Vraiment, cette technologie n'a rien de merveilleux. Car, en plus de nous prendre un temps fou, elle coûte énormément d'argent et dévore une énergie gigantesque.

dimanche 8 juillet 2012

Pensées non exclusives de la vie sociale


Une caractéristique des cons, c'est qu'ils sont toujours contents d'eux-mêmes, mais sans talent pour le faire savoir.
Une caractéristique des imbéciles, c'est de croire que personne ne s'en aperçoit.
Une caractéritisque des intolérants, c'est de ne pas imaginer qu'on puisse penser comme eux.
Une caractéristique des faux jetons, c'est d'être comme les autres.

Epitaphe à baffes

Un César s'encanaille, haro sur le cradot !
Vite, sauvons nos faces enspottées
Que de son mal l'impudique atteint
S'affaisse en justice et les déssouille

Aigre fin ramage des farauds devant,
Moules à fric en potées publiques
Tigres et souris au dédain matois
Malins triplomés de la républicité

Elites gâchées, trépanées du sens,
Pressées de liturgies incestueuses
Dérogeantes jalouses, intrigantes à vide
Affamées du moi pareil à paraître

Précieuses ineptes du sièculable
Gaffémies d'amers enfortunés
Vomisseuses de métafables
Fantacochères et miraboleuses

Croa, croa, croîssance, pour nous, pour moi
Par "canal icônes", on va gonfler la planète
Déficit oublié, que des bonus
Et la sélection naturelle par les marchés

lundi 3 octobre 2011

La netiquette, vous connaissez ?

La netiquette, à l'origine, c'était un ensemble de règles de bonne conduite dans les échanges entre usagers sur Internet. Elle est apparue au début de la popularisation de l'Internet, à l'époque où n'existaient couramment, pour l'interaction entre les usagers, que l'email, les groupes de discussion (Usenet) et le chat (IRC).

NB. En fait, depuis cette époque, les innovations techniques sur Internet sont minimes; ce qui a changé, c'est le niveau d'"emballage" pour l'utilisateur (par exemple dans les réseaux sociaux), et la centralisation de services fournis et des exploitations statistiques en arrière plan par quelques quasi-monopoles.

A l'origine, la netiquette était plutôt une "nethique" du respect de l'autre illustrée de quelques exemples, que chacun était invité à interpréter ou transposer en toutes circonstances.

En 1995, la netiquette s'est développée dans un document RFC 1855, Netiquette Guidelines, d'une vingtaine de pages.

En plus des anciennes règles générales de bonne conduite, on y trouve des instructions d'emploi, des conseils d'utilisation, des injonctions à caractère juridique, des avertissements informatifs, des interdits typographiques, etc. Selon la catégorisation coutumière des informaticiens, l'ensemble est réparti en chapitres et paragraphes définis par les variétés techniques d'échanges (one to one, one to many, real time, etc.) et les rôles (utilisateur, administrateur).

Au total, l'utilisateur novice ou expérimenté peut y picorer les éléments qui pourraient l'intéresser. Malgré la pertinence du contenu, l'exploitation du document exige une curiosité tenace, et un bon niveau de tolérance au déséquilibre entre les généralités et les directives spécifiques. Les premières sonnent forcément creux en regard des secondes, qui ressortent minuscules en retour.

De notre point de vue et au-delà de la forme, cette netiquette est un bon témoin de l'impasse logique et des confusions conceptuelles régnantes, lorsqu'on se contente de projeter l'imaginaire et les valeurs de notre société directement sur un champ technique pris comme un absolu.

Cette netiquette est faussement universelle. Elle est imprégnée d'une conception particulière de l'être humain et d'une vision spécifique de la bonne société. On voit bien que cette netiquette ne peut s'exprimer que d'une manière négative, surtout par des restrictions et des interdits tous azimuts, par rapport à une utilisation supposée générique d'outils élémentaires, quels que soient les buts des utilisateurs à travers l'usage de ces outils. Des valeurs morales et des modèles éthiques sont implicites, même si leurs croyances et leurs dogmes sont sans rapport direct avec les finalités concrètes des actions à réaliser.

Pour nous, une véritable netiquette ne peut être universelle, elle est au contraire complètement spécifique à une société virtuelle donnée. Elle définit en détail une discipline d'interaction sur le Web dans chaque circonstance précise, dans le cadre de cette société. Elle dit comment et pourquoi s'établit une interaction élémentaire et la suite des interactions. Cette netiquette est donc évidemment par nature différente, par exemple, dans un réseau social consacré à la promotion de professionnels, dans l'utilisation par un particulier du service web d'une administration fiscale pour une déclaration de revenus, dans une discussion sur un forum consacré à un thème philosophique, etc.

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Nous renvoyons aux autres billets du blog ainsi qu'à notre ouvrage sur la transmission des compétences personnelles à l'ère numérique (http://cariljph.free.fr/). Nous avons tenté d'y expliciter comment peut être construite l'étiquette d'une société virtuelle donnée, et comment on peut l'appliquer dans la vie courante en fonction des seules finalités de cette société, indépendamment de choix de valeurs morales.

Dans ces conditions-là, à savoir celles d'une société virtuelle à finalités limitées, c'est l'étiquette qui libère l'intelligence et crée les conditions de l'entendement, en portant les finalités de la société. Dans ces conditions-là, l'étiquette ne nécessite aucune référence à l'éthique ni à la morale. A l'évidence, rien n'oblige à imposer "notre" société à des sociétés virtuelles dont les finalités sont comparativement étroites.

Nous défendons la thèse "anthropologique" que l'étiquette, au sens utilitaire où nous l'entendons, est un fondement social scandaleusement ignoré en comparaison de constructions d'apparences plus immédiates comme le langage, ou en comparaison des constructions complexes de l'imaginaire social. Cette thèse nous semble particulièrement bien répondre au besoin de création de sociétés virtuelles au-delà des simulacres flatteurs du Web actuel, grossièrement ineptes en regard de l'univers des possibles.

Nous ne prétendons pas réformer les sciences sociales, seulement montrer qu'il existe un champ ouvert à l'expérimentation et à la création. C'est bien de créations sociales entièrement nouvelles sur le Web qu'il s'agit. Et c'est pourquoi par ailleurs il faut une loi commune sur ce nouveau pouvoir de création.

lundi 29 août 2011

Sociétés virtuelles du Web : perversion intégrale ou refondation éthique de la société

Les nouvelles technologies informatiques, les réseaux sociaux, les portables s'ajoutent aux miracles quotidiens de l'énergie, des transports, etc. pour nous ouvrir des pouvoirs immenses, encore peu exploités aujourd'hui en 2011, de réalisation de nos désirs d'individus sociaux.

Ces nouveaux pouvoirs devraient nous inquiéter. En effet, si notre avenir commun est anticipé par le comportement actuel de certains personnages tout puissants particulièrement "connectés", ce sont d'abord nos pulsions primaires qui vont se développer comme jamais ! Vu d'ici, c'est un bien joli monde de folie organisée et de barbarie planifiée que nous préparons. Si nous en doutons, la dissolution des moeurs des gosses de riches et des enfants caïds au cours des décennies récentes nous le confirme. Surdéterminés par des pulsions d'imitation compétitive, suréquipés et surpuissants en réalité comme en rêve, ils sont les miroirs de notre avenir social. Les oeuvres de Bret Easton Ellis et de Roberto Saviano en apportent récemment des descriptions dérangeantes dans des genres littéraires différents, et ce ne sont pas des oeuvres isolées ni dépourvues d'antécédents.

Admettons que nous n'acceptions pas complètement ces perspectives. Alors, quel sens futur pouvons-nous donner à la morale sociale et à l'éthique personnelle ?

Par la diversité, l'ampleur et la fréquence des innovations techniques concentrées sur un petit siècle, le niveau des changements est complètement nouveau, aussi bien à l'échelle individuelle qu'à celui de la société dans son ensemble. Nos fondements sociaux sont inadaptés à ce niveau de changement, pourtant rarement mis en cause, comme si nous pouvions attendre qu'une catastrophe pédagogique élimine une grande partie de l'humanité. Evidemment et malheureusement, ce n'est pas en scrutant notre passé que nous pouvons trouver l'inspiration d'une telle fondation. Au contraire, la reconstitution d'émotions historiques, la nostalgie d'aimables conventions, la réanimation de valeurs justement oubliées, la réinterprétation de concepts poussiéreux, offrent autant de distractions respectables pour ignorer les changements ou les observer passivement. Que le prétexte de la complexité du monde moderne est bien commode, pour justifier que l'on s'agrippe à l'ordre des choses du passé !

Essayons donc plutôt l'anticipation romanesque, forcément dans le genre libre et sulfureux, afin de prendre un temps d'avance sur l'évolution qui nous emporte.

Imaginons notre société dans un futur proche, livrée aux péripéties d'une compétition intégrale sur fond de subversion morale outillée par les technologies informatiques - une très chouette société de roman, hiérarchisée, cynique, hédoniste, fétichiste, où se mêlent érotisme, passion ordinaire et sensualité perverse, beaux sentiments et manipulations meurtrières ! C'est une société vibrante d'opportunités pour les vainqueurs comme pour les vaincus. Pour tous, la vie est un jeu. A tout instant, en toutes circonstances, chacun se vit comme le concurrent ou comme l'instrument des autres, souvent les deux à la fois, dans la surenchère masturbatoire.

Vous trouvez l'odeur de la perversion trop forte ? Hélas, presque chaque jour, les titres des actualités nous présentent des échantillons de vilénies bien pires, les pulsions sauvages des individus dominants, l'arrogance experte des faux savants, la représentation grossière de nos désirs par la publicité, la mise en péril de populations pour des motifs égoïstes, l'exploitation lucrative de la nature humaine et des ressorts sociaux, etc. Comment nos sociétés virtuelles pourraient-elles éviter d'en être les creusets, les catalyseurs et les diffuseurs dans "la" société ?

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Le vrai scandale, c'est l'absence d'une loi commune des sociétés virtuelles.

(Note. Nous appelons sociétés virtuelles des composantes organisées de la société réelle sur le Web, comme le sont déjà en germe les réseaux sociaux et les groupwares de coordination de grands projets de travaux, mais à la différence d'univers imaginaires comme certains jeux vidéo, et à la différence de communautés Web simplement instrumentales comme les sites de discussion).

Nous n'allons pas brandir l'étendard des peureux rétrogrades et des opposants compulsifs aux chemins de fer, au téléphone, au Minitel, à Internet, etc. Dans notre discours, ce ne sont pas les innovations technologiques qui déterminent notre avenir, mais l'usage que nous en faisons pour nos évolutions personnelles et sociales.

Dans le cas des sociétés virtuelles, c'est l'évolution de nos modèles sociaux qui va s'accélérer et se démultiplier, s'imposer à tous à tout instant. Nous disons qu'il est grotesque de laisser cette évolution en mode automatique, que c'est un gâchis stupide !

En effet, en l'absence de loi commune, les sociétés virtuelles ouvrent tout notre univers mental au bouillonnement, à la réplication et à la mutation de nos caractères sociaux quasiment inchangés depuis le néolithique, tout en multipliant la puissance et la fréquence de leurs manifestations. C'est une exquise implosion de nos sociétés humaines historiques qui va se produire, naturellement et totalement dans toutes les dimensions sociales, avec un assentiment quasi général, du fait de la curiosité pour la nouveauté, de la magie des annonces, de la neutralité supposée des technologies par rapport aux catégories, croyances, etc. C'est un autre facteur qui entraînera l'irréversibilité : la tétanisation volontaire des individus par la multiplicité des sollicitations simultanées. (Note. La tétanie mentale sous une avalanche de sollicitations diverses même pas forcément incohérentes est un facteur de comportement suicidaire reconnu dans certains accidents ferroviaires imputés à l'"erreur humaine"; moins pudiquement, il s'agit d'un dépassement des capacités mentales du conducteur de train, qui a pris personnellement la décision la plus radicale pour le faire cesser; à l'opposé, nous parlons ici de tétanisation volontaire, peut-être faudrait-il dire autohypnose ?). On peut imaginer le stade ultime d'un tel monde unanime, celui d'automates humains hyper concentrés sur l'instant, mais futiles et primaires, dénués de conscience autonome, incapables d'imagination construite.

Les manipulations géantes du marketing marchand au travers d'Internet ne sont qu'un effet visible, parmi d'autres, de cette dynamique profonde lancée à toute allure sans contrôle. Bien plus suggestive de la puissance massive de cette dynamique, est la présence réduite aux habitudes machinales de nos contemporains dans les lieux publics, nous tous, absorbés dans des conversations à distance, au moyen d'engins minuscules dont personne autrefois n'aurait imaginé l'emprise proliférante. On peut en rire, on peut ridiculiser le vide convenu de certaines conversations, personne n'y échappe. On peut considérer les drogués des jeux sur Internet comme des anormaux, ils ne font néanmoins que manifester une pathologie relative dans un phénomène général. Notre cerveau humain n'est certainement pas conçu pour l'exercice que nous lui imposons dans notre utilisation des nouvelles technologies; l'ouverture permanente à de multiples sollicitations instantanées se fait aux dépens d'autres facultés.

Dans ces conditions, les improvisations libératrices par d'hypothétiques créateurs d'éthique n'auront jamais d'impact général ni permanent, même pas pour maintenir une illusion de variété dans l'imaginaire social; leurs créations seront intégrées, comme les créations des hackers dans un autre domaine, dans la méga programmation auto adaptative du système. Et les gros malins qui prétendent libérer quelques démons mineurs d'une manière inédite grâce aux nouvelles technologies, afin d'éduquer l'être humain ou de le prémunir d'autres maux bien pires, sont de grands naïfs, des illuminés ratatinés dans leur logique étriquée, des illusionnistes criminels contre l'humanité. Sur ce point, l'histoire factuelle des temps modernes est en accord avec la sagesse des siècles. (Note. Un exemple particulièrement édifiant est celui de l'économie libérale, à l'origine fondée par des moralistes selon leurs arbitrages d'époque).

Si les sociétés virtuelles nous emportent dans une régression catastrophique selon une pente naturelle, il n'y aura pas de maître sorcier ni de protection ultime pour nous en sortir, parce qu'il n'y aura plus d'ailleurs, plus d'autrement, pour aucun individu ni pour "la" société.

Il faut une puissance légitime et pérenne pour écarter la perspective de cet avenir minable, influencer immédiatement son processus naturel de réalisation. Il est évident que l'on n'agira pas sur ce processus par des interdits intangibles au nom du Bien et du Mal, ni même simplement au nom des droits de l'homme, dont les expressions historiques résonnent déjà étrangement. Il serait également dérisoire de proscrire telle ou telle possibilité technique supposée néfaste. En revanche, il est possible de maîtriser le processus par ses productions et dans ses modes d'action, en exprimant des exigences indépendantes de la mécanique interne du processus mais réalisables par cette même mécanique. Pour cela, nous avons seulement besoin d'un fondement éthique provisoire, traduit dans une pratique raisonnable, rien de plus.

L'idée de loi commune que nous proposons est la suivante :

  • que les finalités de toute société virtuelle doivent s'intégrer à des finalités d'intérêt général,
  • que toute société virtuelle doit, dans sa constitution et son fonctionnement, complètement refléter ses finalités propres et seulement celles-là.

Note. Les finalités, au sens de cette proposition, doivent être comprises comme de grands objectifs atteignables par des étapes définies et réalistes. A l'opposé, les discours d'intentions sur les "fins", les catalogues de "valeurs", l'exhibition de "solutions" aux défis d'actualité... devraient être considérés comme les expressions d'une volonté d'enfumage ou d'une incompétence crasse.

Mais alors :

  • qui définira nos "finalités d'intérêt général" applicables aux sociétés virtuelles, sur quelles bases, pour quelle durée de validité, avec quelle légitimité,
  • qui jugera qu'une finalité proposée pour une société virtuelle est dans l'intérêt général (du moment) ou non,
  • qui imposera la transparence des sociétés virtuelles et leur soumission à la loi commune,
  • qui vérifiera sur le fond la conformité des sociétés virtuelles à leurs propres finalités, à quelle fréquence ?

Tant mieux si ces questions vous semblent à présent de première importance !

Voyons sommairement la question du "qui". L'examen d'organismes établis dans le combat moral par des actions techniques fait apparaître, en regard des exigences de nos propositions pour les sociétés virtuelles, des éléments exemplaires mais aussi des carences béantes à méditer. En voici un échantillon représentatif : le Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme, les instituts de normalisation, les ONG de défense de la planète, les agences de sûreté nucléaire, les officines de notation financière, les points de contact nationaux des Principes de l'OCDE, les services spéciaux de sécurité informatique, en France le comité d'éthique.

Nous voyons bien qu'il est difficile, dans la société réelle et encore plus dans un monde en évolution galopante, d'exprimer un choix de finalités, d'organiser la légitimation de ce choix, d'adapter les moyens et la répartition des pouvoirs en vue de la réalisation des finalités. La confusion entre finalités, valeurs, mots d'ordre, moyens, compétences... est épouvantable. Mais on s'en occupe !

Or, il est incomparablement plus facile de donner des finalités et de les réaliser dans les cadres relativement étroits que sont ou seront les sociétés virtuelles. C'est justement là l'opportunité à ne pas manquer.

Pour conclure.

Ou bien nous laissons notre monde réel se projeter tel quel dans les sociétés virtuelles émergentes et à venir; nous laissons nos caractères humains génétiques et les logiques historiques de nos fondations sociales s'amplifier au travers des nouvelles technologies. De toute façon, comme nous avons déjà par ailleurs la certitude d'une catastrophe planétaire à venir du fait de l'action humaine, la perspective d'une régression sociale et individuelle de l'espèce humaine, massive et irréversible, peut paraître secondaire, et même favorable sous certains aspects.

Ou bien nous faisons un usage raisonnable des sociétés virtuelles, et peut-être ce bon usage nous permettra de faire évoluer notre monde réel pour le sauver de nos certitudes.

vendredi 19 août 2011

Pour une théorie générale des sociétés virtuelles du Web

Voici un billet ambitieux. Heureusement, le format du blog oblige à la concision.

De quoi parlons-nous, au fait ?

Tout d'abord, sur la "différence" entre société virtuelle et société réelle, nous considérons :

  • que les sociétés virtuelles existent depuis l'aube de l'humanité, "la" société réelle comprenant naturellement de nombreux éléments virtuels plus ou moins réalisés
  • que l'apport le plus important des technologies Web est de nous donner la capacité de réaliser des sociétés virtuelles aisément
  • qu'une société virtuelle repose sur l'équivalent d'une constitution étatique spécifique comprenant des règles de fonctionnement, une discipline
  • qu'une société virtuelle se concentre sur des finalités pratiques qui seraient inatteignables ou difficilement atteignables hors de cette constitution, de ces règles, de cette discipline particulières
  • qu'une société virtuelle est plus qu'un jeu, plus qu'un instrument, plus qu'un media; c'est une composante de la société réelle
  • que la réalisation de multiples sociétés virtuelles représentera une évolution de "la" société humaine

Ne confondons pas société virtuelle et utopie; une société virtuelle ne vise pas à devenir "la" société, ni à l'évasion hors de "la" société.

Ne confondons pas société virtuelle et monde imaginaire, ou univers parallèle. Bien qu'un monde imaginaire puisse être très organisé et très réel au travers de son influence sur le comportement des humains, la société virtuelle s'en distingue par plusieurs caractéristiques :

  • elle prend "la" société et l'humanité existantes, puis ses évolutions, comme des données imposées
  • elle est entièrement tendue vers la réalisation de ses propres finalités pratiques dans le monde réel.

Ne confondons pas finalités et valeurs. Une finalité est un objectif à réaliser, dans un délai mesurable (exemple : reconvertir l'agriculture française à l'écologie) ou en continu (exemple : transmettre les compétences personnelles). En soi, une finalité ne véhicule aucune valeur. Dans la société, l'opération de choix des finalités relève de la politique; mais une finalité, c'est le contraire d'un discours fumeux; la réalisation d'une finalité doit être atteignable et les moyens concrets, les étapes pour y parvenir doivent pouvoir être définis.

Dans l'histoire, les exemples les plus évidents de sociétés virtuelles réalisées, ce sont les sociétés de compagnons artisans de métiers, en particulier ceux qui ont contribué à la construction des grands ouvrages de leur époque. Plus récemment, on retrouve les caractéristiques de sociétés virtuelles dans les équipes de grands projets novateurs ou transformateurs de la société, de l'environnement, etc. Concernant le Web, des expériences récentes telles que social Planet (http://www.social-planet.org/) ou Friend Of A Friend (http://www.foaf-project.org/ dans une interprétation plutôt informaticienne), entretiennent la flamme dans les ténèbres bruyantes des fausses solutions promues par les batteleurs.

Pourquoi si peu de réalisations ?

Ce qui empêche l'émergence des sociétés virtuelles sur le Web :

  • l'absence de référentiels d'intérêt général maintenus comme tels sur le Web (en gros, il s'agit de : dictionnaires et encyclopédies versionnées, collections de journaux)
  • la trahison des technologies du Web, au profit d'un réseau consacré prioritairement au trafic commercial à partir de serveurs centralisés (le "Web 2" = un concept marketing), les rares services d'intérêt commun servant de pots de miel aux fins d'analyses statistiques à destination marchande et à des fins manipulatoires
  • le confinement de l'ergonomie à l'utilisation individuelle d'ustensiles, au lieu d'envisager même modestement la création de modes d'expression nouveaux entre des personnes
  • le pouvoir normalisateur des quasi-monopoles de l'informatique, axés sur l'optimisation de leur puissance et de leur profit
  • la tétanisation des "moutons électriques", automates humains jouisseurs drogués d'émotions, tous conformés aux mêmes stéréotypes de réalisation de soi
  • l'incompétence de la plupart des penseurs littéraire à comprendre la technique dans ses aspects pratiques
  • l'incapacité de la plupart des scientifiques à l'expression d'une pensée réfléchie en l'absence de certitude formelle
  • l'influence persistante de courants intellectuels dogmatiques, ignorant les changements rapides du monde (la radio date des années 40, la télévision des années 50, mais l'explosion de la population humaine et le début de la catastrophe écologique, qui sait les dater...)
  • l'abscence de convergence entre l'intérêt général et le modèle d'une société régie par l'économie monétaire (exemple : les brevets en comparaison de la gratuité des idées)
  • la difficulté, en régime démocratique (autrement, la question ne se pose pas), de légitimer une définition de l'intérêt général dans un contexte et pour un futur propre à l'action (voir le vide de la plupart des "programmes" politiques en termes de finalités concrètes)
  • etc, etc

Plus que tout cela, il existe un déficit de réflexion des sciences sociales sur ce qui fait "la société" dans les situations et contextes de notre vie courante.
Car voici les démarches intellectuelles très fréquentées, très respectables par ailleurs, dont nous n'avons PAS besoin dans notre démarche de création de sociétés virtuelles :

  • la réflexion sur "la" société humaine, ou sur les sociétés en tant qu'entités autosuffisantes par la combinaison floue de logiques identitaires et de ressorts universels
  • l'analyse psychologique de l'inconscient collectif
  • l'enquête des motifs transcendants de la société
  • la modélisation historique transverse à découpes thématiques (jeux, medias, sexualité, gestion budgétaire,...)
  • la réflexion politique, en particulier lorsqu'elle prétend se fonder sur des valeurs.

Considérons plutôt la relation sociale de la vie courante comme l'expression d'une étiquette (qui peut dépendre des personnes, du lieu, du moment, de l'environnement, etc) et admettons comme hypothèse de travail que les interactions sociales reposent sur des comportements physiques et mentaux quasi-mécaniques. A ce stade de dépouillement, osons même gommer le mot "quasi".... Alors, nous nous libérons de nos pesanteurs mentales d'individus noyés dans "la" société et nous pouvons alors envisager de construire de vraies sociétés virtuelles sur le Web, à finalités limitées, afin de réaliser concrètement ces finalités-là.

Alors, les valeurs sociales, l'identité personnelle, l'inconscient, même le langage... ne sont PAS à considérer comme donnés a priori dans la constitution d'une société virtuelle. La liberté dans la création de l'étiquette sociale adaptée à chaque société virtuelle doit être totale, afin que la société virtuelle puisse être entièrement tendue vers ses finalités propres. Notre essai sur la transmission des compétences personnelles à l'ère numérique (http://cariljph.free.fr/) est sans doute le premier à traiter cette constitution complètement pour son sujet.

Sinon, la malédiction "le message, c'est le media" écrase tout, et le Web marchand prend toute la place !

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Tentative de classification et d'illustration

Dans un but de recherche théorique prospective, ce serait une erreur fondamentale de classer les sociétés virtuelles du Web autrement que par leurs finalités. En effet, c'est la finalité de chaque société virtuelle qui fonde sa convention constituante originale, comprenant ses règles de fonctionnement spécifiques (comment on s'inscrit, comment on s'en va), la discipline particulière imposée aux membres, etc, en pratique incarnées dans une étiquette sociale. Quel est le champ des finalités possibles, comment en déduire les éléments adéquats à placer dans la convention constituante ? Telles sont les questions à traiter; c'est un immense terrain vierge pour les sciences sociales...

En revanche, une classification par type de constitution, par type de fonctionnement, par type de discipline, peut servir d'aide au diagnostic des maladies des sociétés virtuelles. Par exemple, si le coeur de la constitution n'est qu'un répertoire de valeurs-doudoux et de mots d'ordre de propagande, si la discipline implique un formatage des esprits, si les règles de fonctionnement asservissent les personnes.. alors on peut dire que la société virtuelle examinée est non seulement contraire à l'intérêt général mais monstrueuse. On pourra se reporter à l'exemple imaginaire (pas pour longtemps, hélas) esquissé dans un billet précédent, associant l'enfer et le paradis dans son titre.

Un premier facteur différenciant des sociétés virtuelles est la durée de vie, autrement dit la durée estimée de réalisation de la finalité ou des finalités. Un deuxième facteur, le degré d'universalité des finalités. Un troisième facteur le niveau d'externalité des finalités par rapport au Web. On peut certainement en trouver d'autres...

Concernant la durée de vie, une société virtuelle à durée de vie réduite s'assimile à une équipe de projet créée pour de grands travaux dans les organisations ou les méga-entreprises. Profitons de cette analogie pour faire comprendre la nécessité d'une convention constituante de toute société virtuelle et pour éclairer l'étendue nécessaire de la liberté de création des éléments de cette constitution, y compris et surtout concernant le langage et les modes d'interactions. En effet, tous ceux qui ont vécu plusieurs années à temps plein dans une équipe de grand projet savent ce que veut dire concrètement le terme de culture d'un projet; sinon, ils découvrent lorsqu'il doivent faire retour à la vie "normale" à la fin du projet, ou pire lorsqu'ils sont reconvertis vers un autre projet en cours de route, à quel point ils vivaient "dans un monde à part". C'est que la culture spécifique d'un projet donné ne sert pas seulement à créer la maison commune des participants venus de plusieurs métiers et horizons, ne sert pas seulement à créer des réflexes, systématiser des façons de faire que l'on considère comme efficaces dans le cadre du projet. Il s'agit bien de la création d'une structure sociale au plein sens du terme, où l'identité des membres est définie par le projet, où la langue parlée est celle du projet, presque incompréhensible pour de nouveaux arrivants (l'affirmation que la langue de travail est l'anglais est une approximation grotesque), où une éthique commune régit sur mesure ce qui peut ou ne peut pas être fait par tel ou tel membre, où des expressions, des tics, sont devenus des déclencheurs coutumiers de recueillement, de rire, de mobilisation etc, etc.... Ce sont là des faits d'expérience, qui vont bien au-delà de ce que décrivent les manuels de gestion de projet (non pas que ces manuels soient défaillants, ils restent au niveau de la théorie et de la technique pure). Que se mélangent dans cette culture des éléments incidents dans l'histoire du projet et des éléments fondamentaux issus des finalités du projet, c'est une évidence. D'ailleurs, il est souvent dommage qu'une partie des seconds soient découverts en chemin dans les projets réels : voici encore un sujet d'études...

Nous ne développerons pas d'argument spécifique à l'axe particularisme / universalité. Il est grossièrement évident que des finalités qui ne concernent qu'une partie de l'humanité sont a priori plus faciles à traduire dans une société virtuelle, mais il est tout aussi évident que cette facilité peut être un piège.

Le troisième facteur, celui du niveau d'extrusion des finalités, traduit la différence entre une société virtuelle dont la finalité unique serait un produit sur le Web (par exemple une encyclopédie nourrie de contributions multiples), par rapport à une société virtuelle où le Web serait purement instrumental (par exemple, une association de randonneurs parcourant zone géographique précise). Ces deux cas extrêmes sont probablement insatisfaisants par rapport à l'ambition générale d'une société virtuelle, mais il peuvent servir à caractériser des types de conventions constituantes.

C'est pour quand ?

Espérons que nos travaux sur les sociétés virtuelles faciliteront prochainement la publication d'un best seller par un auteur célèbre ou l'apparition de la thèse lumineuse d'un nouveau génie du siècle, pour que les éléments nécessaires au changement social majeur par la réalisation des sociétés virtuelles soient connus, correctement exprimés et développés.... Car nous n'en avons pas la capacité.

C'est certainement plus important pour l'humanité que la connaissance de l'univers galactique et plus crucial pour son avenir, face aux périls qui la menacent, qu'une invention miraculeuse supplémentaire.

Dans cet espoir, nous nous permettons de renvoyer le lecteur curieux à notre essai sur la transmission des compétences personnelles à l'ère numérique (http://cariljph.free.fr/) et aux autres billets du blog.

jeudi 11 août 2011

Société virtuelle, l'enfer avant le paradis

De récents événements nous révèlent, s'il en était encore besoin, les usages des portables et des réseaux sociaux dans la promotion, la mobilisation et l'exécution coordonnée d'opérations collectives : braquages, manifestations de rue, réunions festives, propagations de rumeurs, etc.

Des gouvernements annoncent des mesures policières, en réaction tardive aux dangers ressentis de désagrégation sociale.

Ces mesures sont peut être adaptées à l'éradication d'effets destructeurs du contexte actuel, elles ne sont pas à la hauteur des risques à venir.

En effet, demain, un degré bien supérieur dans le pire sera franchi, ce sont de nouvelles hordes de monstres effroyables que la société virtuelle pourra créer chaque semaine.

Nous connaissons la capacité de la nature humaine à créer de tels monstres. Et nous savons aussi que les gros monstres voraces et affreux, qui poussent des cris horribles, ne sont pas les plus dangereux. Le danger ne vient pas des innovations techniques, il vient de nous-mêmes.

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L'enfer délectable en variété infinie

Par exemple, c'est un enfer délicieux que nous offrirait un type de réseau social, par la transposition des méthodes de la télé-réalité sur des valeurs "club" avec un type d'organisation inspiré des univers ludiques ! On peut en imaginer des variantes à l'infini.

Par l'exploitation de l'esprit de compétition et de son alter ego l'esprit de conformisme, en procurant l'impression d'une liberté de création infinie à l'intérieur d'une discipline sécurisante, des sociétés virtuelles bien construites offriraient une palette d'éthiques et de vies symboliques aux êtres humains. Cette exploitation systématique apporterait automatiquement ses risques d'excès, d'abord par l'asservissement de quelques pauvres âmes immergées, ensuite par la fissuration galopante des fondements éthiques de la société réelle, dont les quelques principes universels pourraient alors disparaître complètement pour laisser place à des combinaisons temporaires et locales d'éthiques des sociétés virtuelles dominantes.

Histoire de me faire comprendre, je donne une illustration, en quelques lignes, d'un tel "enfer sympa" de société virtuelle, une forme organisée de compétition individuelle et de réalisation collective. (NB. Je signale en passant que ce nous appelons le "monde économique" représente une anticipation d'un univers virtuel destructeur de la société réelle, mais ses caractères de monstre primaire apocalyptique sont actuellement trop pesants pour une simple illustration, et la prise de recul vis à vis des points de vue habituels exigerait un effort trop considérable).

L'accès au "club" est réservé aux membres, répartis en plusieurs niveaux. Pour passer au niveau supérieur, il faut réaliser des exploits afin d'accumuler un nombre de points et bénéficier d'une "promo club". Un exploit, c'est une scénette jouée en groupe sur un lieu public par des membres du club. La réalisation de l'exploit doit avoir un caractère particulièrement déplacé ou offensant sur le lieu public considéré; l'exploit doit être exécuté rapidement et sans laisser de trace indélébile, en présence d'un public non prévenu. Tout membre ayant le niveau requis peut être sollicité par le club pour participer à un exploit en cours de définition ou créer soi-même un scénario d'exploit d'après des éléments de scénarios proposés par le club. Un exploit exige la participation de plusieurs membres, et sa réalisation doit être authentifiée par les enregistrements vidéos des portables "logit club" de chaque membre participant, en vue d'être publiée sur le site Web du club en synthèse choc - les meilleurs exploits de la semaine, sélectionnés par des membres choisis au hasard, apportent un supplément de points à chaque participant en fonction de son rôle. Les membres du club sont anonymes, dissimulés par un pseudo sympa, de sorte qu'on ne sait pas avec qui on va réaliser un exploit. Le club sert d'agence de voyage, car les exploits peuvent se dérouler n'importe où dans le monde. On dit qu'au niveau supérieur, les exploits peuvent comporter une partie privée complètement débridée, que la compétition y est tellement intense que les perdants le payent parfois de leur vie, mais ce sont probablement des légendes. Toutefois, certains se débrouillent pour ne jamais atteindre le niveau supérieur, au prétexte qu'ils trouvent leur satisfaction dans les exploits du niveau juste en dessous. De toute façon, on peut s'amuser à parier sur la réalisation de tel scénario en projet, ou sur la montée de tel membre du club à un échelon supérieur....

La technologie disponible ne permet pas encore l'instrumentation d'un tel club, pas dans les détails qui feront la différence avec le moyen-âge technique actuel, mais on y arrivera, c'est certain (observez par exemple sur http://www.clubic.com/, semaine après semaine, les ressorts à l'oeuvre et leurs productions). En revanche, l'organisation, les règles du jeu social... peuvent paraître déjà banales, donc autant dire qu'elles s'imposeront d'elles-mêmes, sauf qu'il ne s'agira pas seulement d'un jeu sans conséquence sur la vie des gens ni sur la société réelle. Comment ne pas voir que la participation d'un individu à un tel club ne pourrait être que définitive, et que ce type de club pourrait être décliné à l'infini afin de pouvoir répondre à l'ensemble des penchants (auto-) destructeurs de l'humanité ?

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Fin de la société ou renaissance ?

Il est certainement possible de résister aux effets réels des puissances infernales des créations sociales virtuelles à venir, et même mieux, de les utiliser pour refonder une société réelle.

A l'intérieur des sociétés virtuelles, la résistance se fera naturellement par la relativisation de leurs règles arbitraires par les participants eux-mêmes, et à l'inverse, dans la société réelle, par l'acceptation réfléchie de règles sociales éthiques universelles. Autrement dit, il s'agira de rediriger sur les sociétés virtuelles toute la puissance imaginative de contestation et de tricherie de la nature humaine, en utilisant leur propre moteur de négation de la société réelle, au profit de cette société réelle. Cela ne pourra fonctionner, évidemment, que si la société réelle représente autre chose qu'un monde imaginaire parmi d'autres, autre chose qu'un théâtre aménagé, que si la société réelle existe comme un fondement vital qui mérite d'être défendu.

Pour cela, il sera indispensable de créer des sociétés virtuelles d'intérêt général : voir par exemple le libre de Dominique Perry-Kollo sur la transmission des compétences personnelles à l'ère numérique (http://cariljph.free.fr/).

vendredi 24 juin 2011

Réseaux sociaux, espaces de divertissement ou nouvelles formes sociales ?

Au-delà des réseaux sociaux actuels et de leurs imperfections, comment ne pas voir que le Web nous rend capables de créations sociales, certes "virtuelles", néanmoins parfaitement vivantes et habitées ? En parallèle, comment ignorer que dans nos sociétés réelles, la frontière entre le jeu et la vie s'estompe : théâtre de jeux de pouvoirs délirants, cinéma des règles sociales obsolètes, médiatisation permanente des citoyens-enfants... ? Cette évolution est-elle une catastrophe ou une opportunité en regard d'un nouveau potentiel de création sociale sur le Web ?

Posons la question autrement : comment pouvons-nous maîtriser une vraie création sociale à venir sur le Web, dans son ambivalence ludique et fonctionnelle ?

Partons de deux ouvrages d'études sociales, l'un classique généraliste, l'autre contemporain spécialisé :

Les jeux et les hommes, le masque et le vertige de Roger Caillois
Editions Gallimard, folio essais, 1967

Génération Otaku, les enfants de la postmodernité de Hiroki Azuma
Hachette Littératures, 2008

Dans le premier ouvrage, l'auteur tente l'élaboration d'une sociologie générale à partir des jeux, et plus précisément à partir de qu'il considère comme les principes universels des jeux : compétition, hasard, simulacre, vertige.

Dans le second ouvrage, l'auteur tente une prospective culturelle à partir de l'interprétation du phénomène Otaku, les jeunes Japonais immergés volontaires dans un univers de réseaux tribaux consacrés à la recombinaison d'éléments imaginaires des mangas et des dessins animés, à l'infini.

Ces ouvrages relatent deux démarches intellectuelles différentes, développent deux ambitions différentes. Cependant, ils sont tous les deux destinés à mieux comprendre la société humaine à partir de ses créations ludiques vues comme des phénomènes sociaux.

Le premier ouvrage, celui de R. Caillois, est étourdissant d'érudition, accumulant les exemples à l'appui des principes de jeu proposés par l'auteur et de leurs combinaisons possibles, dans les cultures antiques et modernes. Mais, sous la vague démonstrative, on finit par se demander si lesdits "principes" (compétition, hasard, simulacre, vertige) ne seraient pas plutôt des éléments d'une mécanique de l'être humain en vue d'atteindre ou de rechercher des finalités sociales, des moyens plutôt que des fins.

L'ouvrage d'Azuma se concentre sur la description du mode de vie et de pensée des Otakus dans le courant des évolutions récentes de la société japonaise. Il décrit leur refus de tout "grand récit" au profit d'une infinité potentielle de "petits récits" constitués à partir d'éléments piochés dans des "bases de données" d'extraits scénaristiques, de caractères de personnages, de modes comportementales, de détails d'apparence formelle, etc. Malgré le contexte spécifiquement japonais, on se sent souvent proche des Otakus, dans notre vie réelle.

L'analyse comparative des deux ouvrages pourrait, à elle seule, nourrir plusieurs thèses contradictoires et pertinentes. Dans quelle mesure pourrait-on dire que l'ouvrage de Caillois contient celui d'Azuma ou au moins l'anticipe ? Pourrait-on soutenir, au contraire, que le livre d'Azuma actualise le livre de Caillois ou au moins le complète ? Et tous les deux ne seraient-ils pas chamboulés par un éclairage des ressorts mimétiques à l'oeuvre dans la création et la diffusion des jeux et des formes sociales ?

Revenons plutôt à notre question de départ : comment pouvons-nous maîtriser la création sociale à venir sur le Web ?

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Oh désespoir, nos deux ouvrages de référence nous abandonnent juste au moment où ils pourraient nous apporter un début de réponse !

L'ouvrage de Caillois (écrit bien avant l'expansion d'Internet) refuse la question a priori, en relèguant les jeux au rang d'expressions marginales et simplifiées du monde réel. Extraits du chapitre V Pour une sociologie à partir des jeux : Toute institution fonctionne en partie comme un jeu... Autrement dit, les principes qui président aux différentes sortes de jeux... se manifestent également en dehors de l'univers clos du jeu. Mais il faut bien se souvenir qu'ils gouvernent ce dernier absolument, sans résistance et pour ainsi dire comme un monde fictif sans matière ni pesanteur, alors que, dans l'univers confus, inextricable des rapports humains réels, leur action n'est jamais isolée, ni souveraine, ni limitée d'avance. Ah bon ?

Usant d'une autre forme d'évasion littéraire, l'ouvrage d'Azuma se termine sur un chapitre où les Otakus sont les révélateurs d'une évolution sociale cataclysmique : ... Ils ressentent une plus forte authenticité dans la fiction que dans le réel et la plupart de leurs relations se réduisent à un échange d'informations... Les Otakus recherchent des émotions dans la fiction... Il y a aussi une transformation dans la nature même des sentiments... Dans le monde postmoderne de type base de données, les grandes sympathies ne sont plus possibles... Pour définir ce nouveau genre d'individu, je le qualifierai d'animal en réseau branché sur les bases de données. L'humain moderne était un animal lié à un récit. Il pouvait satisfaire son besoin individuel de donner un sens à la vie à travers ses relations avec d'autres individus. Autrement dit, il pouvait relier grands et petits récits. L'humain postmoderne, en revanche, échoue à combler son désir de sens au moyen de ses relations sociales et retourne à des besoins animaux qu'il satisfait seul. Sans lien entre petits et grands non-récits, le monde dans son ensemble est simplement là, flottant, ne livrant aucun sens à l'existence.... Oui, et alors ?

Cependant, ces lectures sont utiles ! En effet, au minimum, elles nous suggèrent ce que nous devons éviter, à défaut de nous indiquer un cheminement tout construit.

Traduisons les leçons de nos lectures en positivant, pour le bon usage de notre nouveau pouvoir de création sociale sur le Web :

  • d'abord faire une cure d'humilité : abandonner nos préjugés humanistes, nous reconnaître comme des machines sociales, afin de nous libérer mentalement des valeurs et logiques de pensée relatives aux complexités et aux pesanteurs de nos formes sociales habituelles,
  • exprimer des finalités sociales pratiques et simples,
  • créer autant de sociétés spécialisées que de finalités différentes,
  • définir des règles minimales de vie sociale en fonction et pour la durée des seules finalités portées par chaque société spécialisée.


Sinon, nous créerons des entités sociales monstrueuses, qui forcément se transformeront en instruments de ruine, ainsi qu'il en est à chaque fois que nous tentons d'édifier une ultra-solution pour dépasser notre humanité (tour de Babel et nombreux exemples récents).

Il serait trop long de détailler ici les conséquences de ces leçons de modeste apparence, voici quelques exemples :

  • vouloir "liberté, égalité, fraternité" dans une société consacrée à une forme de compétition, ce n'est pas cohérent, quelque chose dans la logique informatique va coincer
  • dans une société Web où l'égalité entre les individus est nécessaire, identifier ces individus comme dans la société civile en embarquant toute la pesanteur induite de la "vraie société", est au minimum dangereux, peut-être fatal
  • une société virtuelle constituée pour un remue-méninges ponctuel et une société virtuelle constituée pour l'édition Web d'une encyclopédie permanente spécialisée... n'ont pas grand chose en commun dans leurs finalités, leurs modes de fonctionnement, leurs gestion des individus, leurs modalités d'échanges entre les individus, etc.


La création de sociétés virtuelles sur le Web, nous n'en sommes qu'à la préhistoire, il reste un univers à découvrir !

L'essai sur la "transmission des compétences personnelles à l'ère numérique" de Dominique Perry-Kollo (http://cariljph.free.fr/) reste, à ma connaissance, le premier ouvrage proposant des réponses et des anticipations conformes aux considérations précédentes.

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