Au-delà des réseaux sociaux actuels et de leurs imperfections, comment ne pas voir que le Web nous rend capables de créations sociales, certes "virtuelles", néanmoins parfaitement vivantes et habitées ? En parallèle, comment ignorer que dans nos sociétés réelles, la frontière entre le jeu et la vie s'estompe : théâtre de jeux de pouvoirs délirants, cinéma des règles sociales obsolètes, médiatisation permanente des citoyens-enfants... ? Cette évolution est-elle une catastrophe ou une opportunité en regard d'un nouveau potentiel de création sociale sur le Web ?

Posons la question autrement : comment pouvons-nous maîtriser une vraie création sociale à venir sur le Web, dans son ambivalence ludique et fonctionnelle ?

Partons de deux ouvrages d'études sociales, l'un classique généraliste, l'autre contemporain spécialisé :

Les jeux et les hommes, le masque et le vertige de Roger Caillois
Editions Gallimard, folio essais, 1967

Génération Otaku, les enfants de la postmodernité de Hiroki Azuma
Hachette Littératures, 2008

Dans le premier ouvrage, l'auteur tente l'élaboration d'une sociologie générale à partir des jeux, et plus précisément à partir de qu'il considère comme les principes universels des jeux : compétition, hasard, simulacre, vertige.

Dans le second ouvrage, l'auteur tente une prospective culturelle à partir de l'interprétation du phénomène Otaku, les jeunes Japonais immergés volontaires dans un univers de réseaux tribaux consacrés à la recombinaison d'éléments imaginaires des mangas et des dessins animés, à l'infini.

Ces ouvrages relatent deux démarches intellectuelles différentes, développent deux ambitions différentes. Cependant, ils sont tous les deux destinés à mieux comprendre la société humaine à partir de ses créations ludiques vues comme des phénomènes sociaux.

Le premier ouvrage, celui de R. Caillois, est étourdissant d'érudition, accumulant les exemples à l'appui des principes de jeu proposés par l'auteur et de leurs combinaisons possibles, dans les cultures antiques et modernes. Mais, sous la vague démonstrative, on finit par se demander si lesdits "principes" (compétition, hasard, simulacre, vertige) ne seraient pas plutôt des éléments d'une mécanique de l'être humain en vue d'atteindre ou de rechercher des finalités sociales, des moyens plutôt que des fins.

L'ouvrage d'Azuma se concentre sur la description du mode de vie et de pensée des Otakus dans le courant des évolutions récentes de la société japonaise. Il décrit leur refus de tout "grand récit" au profit d'une infinité potentielle de "petits récits" constitués à partir d'éléments piochés dans des "bases de données" d'extraits scénaristiques, de caractères de personnages, de modes comportementales, de détails d'apparence formelle, etc. Malgré le contexte spécifiquement japonais, on se sent souvent proche des Otakus, dans notre vie réelle.

L'analyse comparative des deux ouvrages pourrait, à elle seule, nourrir plusieurs thèses contradictoires et pertinentes. Dans quelle mesure pourrait-on dire que l'ouvrage de Caillois contient celui d'Azuma ou au moins l'anticipe ? Pourrait-on soutenir, au contraire, que le livre d'Azuma actualise le livre de Caillois ou au moins le complète ? Et tous les deux ne seraient-ils pas chamboulés par un éclairage des ressorts mimétiques à l'oeuvre dans la création et la diffusion des jeux et des formes sociales ?

Revenons plutôt à notre question de départ : comment pouvons-nous maîtriser la création sociale à venir sur le Web ?

Photo_437.jpg

Oh désespoir, nos deux ouvrages de référence nous abandonnent juste au moment où ils pourraient nous apporter un début de réponse !

L'ouvrage de Caillois (écrit bien avant l'expansion d'Internet) refuse la question a priori, en relèguant les jeux au rang d'expressions marginales et simplifiées du monde réel. Extraits du chapitre V Pour une sociologie à partir des jeux : Toute institution fonctionne en partie comme un jeu... Autrement dit, les principes qui président aux différentes sortes de jeux... se manifestent également en dehors de l'univers clos du jeu. Mais il faut bien se souvenir qu'ils gouvernent ce dernier absolument, sans résistance et pour ainsi dire comme un monde fictif sans matière ni pesanteur, alors que, dans l'univers confus, inextricable des rapports humains réels, leur action n'est jamais isolée, ni souveraine, ni limitée d'avance. Ah bon ?

Usant d'une autre forme d'évasion littéraire, l'ouvrage d'Azuma se termine sur un chapitre où les Otakus sont les révélateurs d'une évolution sociale cataclysmique : ... Ils ressentent une plus forte authenticité dans la fiction que dans le réel et la plupart de leurs relations se réduisent à un échange d'informations... Les Otakus recherchent des émotions dans la fiction... Il y a aussi une transformation dans la nature même des sentiments... Dans le monde postmoderne de type base de données, les grandes sympathies ne sont plus possibles... Pour définir ce nouveau genre d'individu, je le qualifierai d'animal en réseau branché sur les bases de données. L'humain moderne était un animal lié à un récit. Il pouvait satisfaire son besoin individuel de donner un sens à la vie à travers ses relations avec d'autres individus. Autrement dit, il pouvait relier grands et petits récits. L'humain postmoderne, en revanche, échoue à combler son désir de sens au moyen de ses relations sociales et retourne à des besoins animaux qu'il satisfait seul. Sans lien entre petits et grands non-récits, le monde dans son ensemble est simplement là, flottant, ne livrant aucun sens à l'existence.... Oui, et alors ?

Cependant, ces lectures sont utiles ! En effet, au minimum, elles nous suggèrent ce que nous devons éviter, à défaut de nous indiquer un cheminement tout construit.

Traduisons les leçons de nos lectures en positivant, pour le bon usage de notre nouveau pouvoir de création sociale sur le Web :

  • d'abord faire une cure d'humilité : abandonner nos préjugés humanistes, nous reconnaître comme des machines sociales, afin de nous libérer mentalement des valeurs et logiques de pensée relatives aux complexités et aux pesanteurs de nos formes sociales habituelles,
  • exprimer des finalités sociales pratiques et simples,
  • créer autant de sociétés spécialisées que de finalités différentes,
  • définir des règles minimales de vie sociale en fonction et pour la durée des seules finalités portées par chaque société spécialisée.


Sinon, nous créerons des entités sociales monstrueuses, qui forcément se transformeront en instruments de ruine, ainsi qu'il en est à chaque fois que nous tentons d'édifier une ultra-solution pour dépasser notre humanité (tour de Babel et nombreux exemples récents).

Il serait trop long de détailler ici les conséquences de ces leçons de modeste apparence, voici quelques exemples :

  • vouloir "liberté, égalité, fraternité" dans une société consacrée à une forme de compétition, ce n'est pas cohérent, quelque chose dans la logique informatique va coincer
  • dans une société Web où l'égalité entre les individus est nécessaire, identifier ces individus comme dans la société civile en embarquant toute la pesanteur induite de la "vraie société", est au minimum dangereux, peut-être fatal
  • une société virtuelle constituée pour un remue-méninges ponctuel et une société virtuelle constituée pour l'édition Web d'une encyclopédie permanente spécialisée... n'ont pas grand chose en commun dans leurs finalités, leurs modes de fonctionnement, leurs gestion des individus, leurs modalités d'échanges entre les individus, etc.


La création de sociétés virtuelles sur le Web, nous n'en sommes qu'à la préhistoire, il reste un univers à découvrir !

L'essai sur la "transmission des compétences personnelles à l'ère numérique" de Dominique Perry-Kollo (http://cariljph.free.fr/) reste, à ma connaissance, le premier ouvrage proposant des réponses et des anticipations conformes aux considérations précédentes.