Voici un billet ambitieux. Heureusement, le format du blog oblige à la concision.

De quoi parlons-nous, au fait ?

Tout d'abord, sur la "différence" entre société virtuelle et société réelle, nous considérons :

  • que les sociétés virtuelles existent depuis l'aube de l'humanité, "la" société réelle comprenant naturellement de nombreux éléments virtuels plus ou moins réalisés
  • que l'apport le plus important des technologies Web est de nous donner la capacité de réaliser des sociétés virtuelles aisément
  • qu'une société virtuelle repose sur l'équivalent d'une constitution étatique spécifique comprenant des règles de fonctionnement, une discipline
  • qu'une société virtuelle se concentre sur des finalités pratiques qui seraient inatteignables ou difficilement atteignables hors de cette constitution, de ces règles, de cette discipline particulières
  • qu'une société virtuelle est plus qu'un jeu, plus qu'un instrument, plus qu'un media; c'est une composante de la société réelle
  • que la réalisation de multiples sociétés virtuelles représentera une évolution de "la" société humaine

Ne confondons pas société virtuelle et utopie; une société virtuelle ne vise pas à devenir "la" société, ni à l'évasion hors de "la" société.

Ne confondons pas société virtuelle et monde imaginaire, ou univers parallèle. Bien qu'un monde imaginaire puisse être très organisé et très réel au travers de son influence sur le comportement des humains, la société virtuelle s'en distingue par plusieurs caractéristiques :

  • elle prend "la" société et l'humanité existantes, puis ses évolutions, comme des données imposées
  • elle est entièrement tendue vers la réalisation de ses propres finalités pratiques dans le monde réel.

Ne confondons pas finalités et valeurs. Une finalité est un objectif à réaliser, dans un délai mesurable (exemple : reconvertir l'agriculture française à l'écologie) ou en continu (exemple : transmettre les compétences personnelles). En soi, une finalité ne véhicule aucune valeur. Dans la société, l'opération de choix des finalités relève de la politique; mais une finalité, c'est le contraire d'un discours fumeux; la réalisation d'une finalité doit être atteignable et les moyens concrets, les étapes pour y parvenir doivent pouvoir être définis.

Dans l'histoire, les exemples les plus évidents de sociétés virtuelles réalisées, ce sont les sociétés de compagnons artisans de métiers, en particulier ceux qui ont contribué à la construction des grands ouvrages de leur époque. Plus récemment, on retrouve les caractéristiques de sociétés virtuelles dans les équipes de grands projets novateurs ou transformateurs de la société, de l'environnement, etc. Concernant le Web, des expériences récentes telles que social Planet (http://www.social-planet.org/) ou Friend Of A Friend (http://www.foaf-project.org/ dans une interprétation plutôt informaticienne), entretiennent la flamme dans les ténèbres bruyantes des fausses solutions promues par les batteleurs.

Pourquoi si peu de réalisations ?

Ce qui empêche l'émergence des sociétés virtuelles sur le Web :

  • l'absence de référentiels d'intérêt général maintenus comme tels sur le Web (en gros, il s'agit de : dictionnaires et encyclopédies versionnées, collections de journaux)
  • la trahison des technologies du Web, au profit d'un réseau consacré prioritairement au trafic commercial à partir de serveurs centralisés (le "Web 2" = un concept marketing), les rares services d'intérêt commun servant de pots de miel aux fins d'analyses statistiques à destination marchande et à des fins manipulatoires
  • le confinement de l'ergonomie à l'utilisation individuelle d'ustensiles, au lieu d'envisager même modestement la création de modes d'expression nouveaux entre des personnes
  • le pouvoir normalisateur des quasi-monopoles de l'informatique, axés sur l'optimisation de leur puissance et de leur profit
  • la tétanisation des "moutons électriques", automates humains jouisseurs drogués d'émotions, tous conformés aux mêmes stéréotypes de réalisation de soi
  • l'incompétence de la plupart des penseurs littéraire à comprendre la technique dans ses aspects pratiques
  • l'incapacité de la plupart des scientifiques à l'expression d'une pensée réfléchie en l'absence de certitude formelle
  • l'influence persistante de courants intellectuels dogmatiques, ignorant les changements rapides du monde (la radio date des années 40, la télévision des années 50, mais l'explosion de la population humaine et le début de la catastrophe écologique, qui sait les dater...)
  • l'abscence de convergence entre l'intérêt général et le modèle d'une société régie par l'économie monétaire (exemple : les brevets en comparaison de la gratuité des idées)
  • la difficulté, en régime démocratique (autrement, la question ne se pose pas), de légitimer une définition de l'intérêt général dans un contexte et pour un futur propre à l'action (voir le vide de la plupart des "programmes" politiques en termes de finalités concrètes)
  • etc, etc

Plus que tout cela, il existe un déficit de réflexion des sciences sociales sur ce qui fait "la société" dans les situations et contextes de notre vie courante.
Car voici les démarches intellectuelles très fréquentées, très respectables par ailleurs, dont nous n'avons PAS besoin dans notre démarche de création de sociétés virtuelles :

  • la réflexion sur "la" société humaine, ou sur les sociétés en tant qu'entités autosuffisantes par la combinaison floue de logiques identitaires et de ressorts universels
  • l'analyse psychologique de l'inconscient collectif
  • l'enquête des motifs transcendants de la société
  • la modélisation historique transverse à découpes thématiques (jeux, medias, sexualité, gestion budgétaire,...)
  • la réflexion politique, en particulier lorsqu'elle prétend se fonder sur des valeurs.

Considérons plutôt la relation sociale de la vie courante comme l'expression d'une étiquette (qui peut dépendre des personnes, du lieu, du moment, de l'environnement, etc) et admettons comme hypothèse de travail que les interactions sociales reposent sur des comportements physiques et mentaux quasi-mécaniques. A ce stade de dépouillement, osons même gommer le mot "quasi".... Alors, nous nous libérons de nos pesanteurs mentales d'individus noyés dans "la" société et nous pouvons alors envisager de construire de vraies sociétés virtuelles sur le Web, à finalités limitées, afin de réaliser concrètement ces finalités-là.

Alors, les valeurs sociales, l'identité personnelle, l'inconscient, même le langage... ne sont PAS à considérer comme donnés a priori dans la constitution d'une société virtuelle. La liberté dans la création de l'étiquette sociale adaptée à chaque société virtuelle doit être totale, afin que la société virtuelle puisse être entièrement tendue vers ses finalités propres. Notre essai sur la transmission des compétences personnelles à l'ère numérique (http://cariljph.free.fr/) est sans doute le premier à traiter cette constitution complètement pour son sujet.

Sinon, la malédiction "le message, c'est le media" écrase tout, et le Web marchand prend toute la place !

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Tentative de classification et d'illustration

Dans un but de recherche théorique prospective, ce serait une erreur fondamentale de classer les sociétés virtuelles du Web autrement que par leurs finalités. En effet, c'est la finalité de chaque société virtuelle qui fonde sa convention constituante originale, comprenant ses règles de fonctionnement spécifiques (comment on s'inscrit, comment on s'en va), la discipline particulière imposée aux membres, etc, en pratique incarnées dans une étiquette sociale. Quel est le champ des finalités possibles, comment en déduire les éléments adéquats à placer dans la convention constituante ? Telles sont les questions à traiter; c'est un immense terrain vierge pour les sciences sociales...

En revanche, une classification par type de constitution, par type de fonctionnement, par type de discipline, peut servir d'aide au diagnostic des maladies des sociétés virtuelles. Par exemple, si le coeur de la constitution n'est qu'un répertoire de valeurs-doudoux et de mots d'ordre de propagande, si la discipline implique un formatage des esprits, si les règles de fonctionnement asservissent les personnes.. alors on peut dire que la société virtuelle examinée est non seulement contraire à l'intérêt général mais monstrueuse. On pourra se reporter à l'exemple imaginaire (pas pour longtemps, hélas) esquissé dans un billet précédent, associant l'enfer et le paradis dans son titre.

Un premier facteur différenciant des sociétés virtuelles est la durée de vie, autrement dit la durée estimée de réalisation de la finalité ou des finalités. Un deuxième facteur, le degré d'universalité des finalités. Un troisième facteur le niveau d'externalité des finalités par rapport au Web. On peut certainement en trouver d'autres...

Concernant la durée de vie, une société virtuelle à durée de vie réduite s'assimile à une équipe de projet créée pour de grands travaux dans les organisations ou les méga-entreprises. Profitons de cette analogie pour faire comprendre la nécessité d'une convention constituante de toute société virtuelle et pour éclairer l'étendue nécessaire de la liberté de création des éléments de cette constitution, y compris et surtout concernant le langage et les modes d'interactions. En effet, tous ceux qui ont vécu plusieurs années à temps plein dans une équipe de grand projet savent ce que veut dire concrètement le terme de culture d'un projet; sinon, ils découvrent lorsqu'il doivent faire retour à la vie "normale" à la fin du projet, ou pire lorsqu'ils sont reconvertis vers un autre projet en cours de route, à quel point ils vivaient "dans un monde à part". C'est que la culture spécifique d'un projet donné ne sert pas seulement à créer la maison commune des participants venus de plusieurs métiers et horizons, ne sert pas seulement à créer des réflexes, systématiser des façons de faire que l'on considère comme efficaces dans le cadre du projet. Il s'agit bien de la création d'une structure sociale au plein sens du terme, où l'identité des membres est définie par le projet, où la langue parlée est celle du projet, presque incompréhensible pour de nouveaux arrivants (l'affirmation que la langue de travail est l'anglais est une approximation grotesque), où une éthique commune régit sur mesure ce qui peut ou ne peut pas être fait par tel ou tel membre, où des expressions, des tics, sont devenus des déclencheurs coutumiers de recueillement, de rire, de mobilisation etc, etc.... Ce sont là des faits d'expérience, qui vont bien au-delà de ce que décrivent les manuels de gestion de projet (non pas que ces manuels soient défaillants, ils restent au niveau de la théorie et de la technique pure). Que se mélangent dans cette culture des éléments incidents dans l'histoire du projet et des éléments fondamentaux issus des finalités du projet, c'est une évidence. D'ailleurs, il est souvent dommage qu'une partie des seconds soient découverts en chemin dans les projets réels : voici encore un sujet d'études...

Nous ne développerons pas d'argument spécifique à l'axe particularisme / universalité. Il est grossièrement évident que des finalités qui ne concernent qu'une partie de l'humanité sont a priori plus faciles à traduire dans une société virtuelle, mais il est tout aussi évident que cette facilité peut être un piège.

Le troisième facteur, celui du niveau d'extrusion des finalités, traduit la différence entre une société virtuelle dont la finalité unique serait un produit sur le Web (par exemple une encyclopédie nourrie de contributions multiples), par rapport à une société virtuelle où le Web serait purement instrumental (par exemple, une association de randonneurs parcourant zone géographique précise). Ces deux cas extrêmes sont probablement insatisfaisants par rapport à l'ambition générale d'une société virtuelle, mais il peuvent servir à caractériser des types de conventions constituantes.

C'est pour quand ?

Espérons que nos travaux sur les sociétés virtuelles faciliteront prochainement la publication d'un best seller par un auteur célèbre ou l'apparition de la thèse lumineuse d'un nouveau génie du siècle, pour que les éléments nécessaires au changement social majeur par la réalisation des sociétés virtuelles soient connus, correctement exprimés et développés.... Car nous n'en avons pas la capacité.

C'est certainement plus important pour l'humanité que la connaissance de l'univers galactique et plus crucial pour son avenir, face aux périls qui la menacent, qu'une invention miraculeuse supplémentaire.

Dans cet espoir, nous nous permettons de renvoyer le lecteur curieux à notre essai sur la transmission des compétences personnelles à l'ère numérique (http://cariljph.free.fr/) et aux autres billets du blog.