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mardi 5 mars 2013

L'apprentissage du singe peut-il faire un homme ?

Miracle. Un auteur phénomène de l'édition, grand savant de l'informatique théorique, en février 2013 au cours d'une interview radiophonique sur une chaîne française nationale, reconnaît l'importance du raisonnement analogique. Les enfants apprendraient principalement par analogie (ou induction) plutôt que par déduction logique. Les animaux intelligents comme le chien auraient un mode de pensée analogique. Merci, Docteur Douglas Hofstadter, d'avoir à cette occasion déclaré que votre premier bouquin de 800 pages était un amusement de jeunesse, je peux maintenant avouer qu'il m'est tombé des mains directement à la poubelle.

Mais voici un bon sujet à développer tout autrement que cet auteur : l'analogie comme méthode naturelle d'apprentissage, comment et jusqu'où ?

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Moi aussi, je vais en profiter pour raconter un peu ma vie, avec l'excuse que mon récit contient des aspects universels relatifs au sujet.

Les instituteurs d'école primaire du milieu du siècle précédent ne parlaient pas du raisonnement par analogie. Ils usaient de la répétition, avec l'autorité qui parvenait à forcer l'imprégnation. Je ne peux donc pas témoigner personnellement de la validité de la thèse concernant l'antériorité de mes capacités de raisonnement analogique sur mes capacités déductives. Mais je peux témoigner que le raisonnement déductif m'est apparu comme une évidence de la même force, mais sans plus, que les autres formes de raisonnement apprises à l'époque. Autrement dit, j'ai probablement assimilé le raisonnement logique par analogie. Plus tard, au cours de ma brève existence, j'ai constaté, suite à quelques déconvenues, que ma capacité de déduction logique souffrait de son origine en tant que forme apprise, car il fallait la reconstituer péniblement en fonction de chaque contexte d'emploi. C'est que, dans une vie professionnelle de scientifique ou plus modestement de technicien, donc au niveau de l'application pratique des méthodes, on perçoit nettement les contradictions entre les diverses théories en cours et même parfois les contradictions internes à chaque théorie de référence. Si "contradiction" vous paraît brutal, vous pouvez dire "décalage des domaines expliqués" ou "différence des prémisses" ou "divergence d'orientation du raisonnement", mais cela ne change rien : le raisonnement déductif ne fonctionne que très partiellement et localement, parfois même sous forte restriction mentale. En résumé, ma réalité professionnelle vécue est que nous ne vivons pas dans un monde de cohérence logique, même pas dans les domaines techniques.

A cet instant, j'entends déjà les trompettes et les tambours des défenseurs de la Raison et du Progrès, annonçant leur charge victorieuse contre mon relativisme destructeur - car il est bien connu que ce relativisme-là mène à la régression et au chaos, alors que seule la Raison peut nous protéger de la folie. De nombreux penseurs de notre temps et d'autrefois leur ont pourtant fait observer, à ces raisonneurs fanatiques, qu'ériger la Raison en absolu est un acte de foi peu compatible avec l'observation courante de leur propre pratique de la raison, que l'on peut admirer comme une institution comportementale, une étiquette de l'esprit en bonne société, mais sans rien de transcendant. De fait, les oeuvres de la raison restent conçues par des êtres sociaux dont les mentalités ont été élevées dans et imprégnées par les constructions de leur imaginaire social de naissance - cela n'a pas changé depuis les sociétés les plus anciennes connues - à tel point que certaines de ces oeuvres de la raison n'ont aucune conséquence pratique et qu'à l'inverse, d'autres exercent une telle emprise sur nos vies qu'elles peuvent nous conduire au suicide collectif. Dans le domaine des "sciences", les théories cosmologiques et les théorie économiques en sont des manifestations particulièrement illustratives. Mais abrégeons, car tout a déjà été dit sur la réalité de la raison (voir Feyerabend comme le plus flamboyant en épistémologie, mais aussi pas mal d'ouvrages d'anthropologues de terrain, peut-être même de certains philosophes et sociologues, en tous cas ne pas oublier Cornelius Castoriadis qui, à mon avis, les a tous dépassés). Et passons aux choses concrètes.

Il existe mille exemples de la vie courante pour témoigner à la fois de l'étroitesse du champ d'application du raisonnement strictement déductif et de sa dépendance de présupposés "toutes choses égales à vitesse constante par ailleurs". Par exemple : le remplissage annuel des feuilles de déclarations de revenus, la contitution de dossiers justificatifs d'investissements productifs ou d'aide sociale, l'élaboration d'une thèse universitaire, etc. La "raison" de chacun de nous se révèle alors comme un exercice d'intelligence consistant à satisfaire la "raison" supposée de l'autre, en vue d'un résultat supposé convenable dans l'harmonie des pouvoirs et des intérêts en jeu, telle qu'elle a été imprimée sur nos corps et dans nos esprits pendant notre éducation.

Donc, nos savants ont bien raison de s'interroger sur notre pratique de la raison humaine et sur son apprentissage, et spécialement dans un "monde moderne" sans équivalent historique, sur une planète toute petite en cours de rétrécissement.

Cependant, cette interrogation ne peut manifestement représenter qu'une minuscule avancée dans le désert qui sépare les découvertes d'après guerre (celle de 40-45) en informatique et les avancées des sciences humaines depuis lors. Ces disciplines ne se sont jamais rencontrées, alors que cette rencontre aurait certainement pu engendrer une liberté d'esprit bien utile pour surmonter notre temps de "crise". Tentons un tel rapprochement, en quelques lignes.

Photo_165.jpg Concernant l'informatique théorique, ce n'est pas en peinant sur les livres récents édités dans des collections savantes par des mathématiciens ou des logiciens, que l'on peut extraire une base de réflexion à caractère social. Je résume donc outrageusement deux des principales découvertes, pour faire comprendre de quoi il s'agit au-delà des formalismes :

  • tout ce qui est "computable" (autrement dit tout ce qu'on peut déduire logiquement ou calculer numériquement) peut l'être au moyen d'une machine de Turing (du nom d'Alan Turing, mathématicien anglais), en équivalence avec des créations mathématiques théoriques appelées fonctions récursives,
  • une machine de Turing ne peut effectuer que 3 actions : reconnaître un modèle (une suite de signes), recopier un modèle, y substituer un autre modèle.

La machine de Turing, présentée ainsi, est évidemment un engin de "raisonnement" analogique. Mais alors, quel pavé dans la mare des penseurs de quatre sous qui prétendent ergoter sur différents modes de "raisonnement" !

(Note. Ma machine de Turing de référence n'est pas "la" machine de Turing mais une machine équivalente, j'en laisse la démonstration aux matheux, sachant que cette démonstration existe depuis longtemps, environ depuis l'époque où l'on créa le lambda calcul et même un langage informatique au nom amusant, le Snobol, qui pouvait être considéré comme une incarnation conviviale de ladite machine).

Evitons les inepties d'assimilation abusive : une machine de Turing n'a pas d'autonomie, elle ne fait qu'exécuter un programme, on ne peut donc rien inférer de ce qui précède sur le fonctionnement interne de l'intelligence humaine. En revanche, osons la question inverse : en quoi certains êtres humains diffèrent-ils extérieurement d'une machine de Turing (convenablement maquillée) exécutant un programme de... singe évolué ?... Alors, MM. les penseurs installés, plutôt que de discourir indéfiniment sur la nature humaine, la récursion et l'infini, la pensée analogique et la raison déductive, etc peut-être devriez-vous envisager enfin de reconnaître en l'homme l'animal, en l'animal la machine, et d'en approfondir les conséquences pratiques. Au physique et au mental. C'est ce que font la médecine et d'autres disciplines pratiques depuis toujours dans leurs domaines.

En définitive, ce qui est propre à l'être humain, si on en reste aux évidences terre à terre, c'est sa capacité de création sociale : création d'imaginaires communs, de règles de répartition et de comportement, etc. A l'opposé des affirmations niaises ou très concrètement égoïstes des touristes de passage "tous les gens sont partout pareils", la réalité serait bien plutôt que la diversité des sociétés humaines est considérable, au point que le passage de l'une à l'autre équivaut à une renaissance individuelle. Lisez par exemple "Les non-dits de l'anthropologie" par Sophie Caratini (Editions Thierry Marchaisse, réédité en 2012); ce livre relate avec humour et dérision comment se construit un destin d'anthropologue; le livre devient poignant dans sa description des affres de l'auto transformation à réaliser par l'anthropologue sur le terrain, comme une initiation à rebours pour se défaire de ses schémas personnels de pensée et y substituer ceux de la population étudiée en vue de pouvoir ensuite nous les rendre accessibles par un processus littéraire de restitution - traduction. Si vous hésitez devant ce genre de livre "parce c'est des histoires de sauvages", lisez donc le délicieux "Cultural Misunderstandings, the French American Experience" de Raymonde Carroll (The University of Chicago Press, 1988, mais le bouquin doit exister quelque part en français, sa langue originale). Dans la lancée, profitez-en pour (re)parcourir les ouvrages de démographie d'Emmanuel Todd, par exemple "l'Invention de l'Europe" (Editions du Seuil, 1996), où l'auteur réussit à expliquer une partie des différences régionales de mentalité au début du 20ème siècle par les différences des structures familiales, et trouvez sur le Web les résumés de ses écrits plus récents où il constate la persistence des mentalités locales malgré la quasi-disparition des systèmes familiaux (pour cause d'urbanisation), preuve que l'imaginaire social se transmet très tôt dans l'enfance, sans doute en partie avant le langage, et dans les multiples plans des interactions sociales...
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Alors, puisque nous devenons si savants de nous-mêmes, où en est la médecine des sociétés humaines ? Malheureusement, on ne peut répondre que par une autre question : qui oserait encore appeler sociologie cette médecine à créer, alors que c'est son nom et sa vocation d'origine ? Autre manière plus malicieuse de poser la même question : peut-on tout ramener à la lumière (plus crûment, doit-on tout étudier dans le cadre d'un affrontement militant) de constructions intellectuelles modernisées du 19ème - début 20ème siècle réputées universelles - genre lutte des classes contre libéralisme ?

L'absence d'une médecine des sociétés humaines ou, si on préfère, le manque de reconnaissance pratique des tentatives de réponses proposées, devient gravissime dans notre univers clos. Le besoin d'une capacité de diagnostic et surtout de traitement à l'échelle des mentalités sociales devrait paraître chaque jour plus urgent à mesure que s'épuisent nos illusions dorées de pillards marginalistes et à mesure que les dialogues culturels entre les "civilisations" se théâtralisent vainement faute de projets autonomes et d'un maillage pertinent desdites "civilisations". Il devrait être évident qu'un préalable serait d'induire un degré suffisant de libération mentale des individus pour les rendre capables de mettre leur propre imaginaire social en cause, au moins partiellement, en face d'un autre imaginaire reconnu comme tel. Il y eut une époque où des gens ont créé la philosophie justement pour cela. Qu'en faisons-nous ?

La grande entreprise humaine des quelques dizaines d'années à venir, devrait être la création d'un imaginaire social universel consacré au dialogue entre les personnes de diverses mentalités, autrement dit aux interactions sociales entre individus de sociétés différentes - précisons puisqu'il le faut peut-être pour prévenir une objection bien pensante : universel est à prendre au sens de commun à tous, non totalitaire, donc sans visée d'anéantissement ni de substitution de l'existant, mais sachant qu'il y aura tout de même un effet en retour sur cet existant. Dès le départ, sans se perdre dans la théorie, sans viser une perfection inatteignable, il sera indispensable de mettre ce nouvel imaginaire commun en musique. Pas à cause de l'urgence, mais afin d'apprendre des uns et des autres, et de pouvoir peu à peu améliorer une invention commune à la mesure de l'humanité, sans refaire l'expérience de la tour de Babel (en cours par ailleurs).

Constatons, en effet, que les seuls éléments actuels d'une société universelle concrète sont quelques institutions et organismes internationaux de finalités conflictuelles, des projets humanistes en développement indéfini ou en déshérence comme l'esperanto, et par dessus tout, le business mondial démultiplié par la grâce de sa langue véhiculaire, et par un système médiatique d'asservissement mental nourri par le Web. Peut-on "raisonnablement" se satisfaire de cette situation et de ses perspectives ? Comment ne pas voir qu'il faut inventer "autre chose", maintenant ou jamais ?

Conclusion : appel, pour commencer et à titre d'exercice, à la création de véritables sociétés virtuelles sur le Web - voir billets antérieurs, y compris ceux concernant la création d'une étiquette universelle, merci.

jeudi 27 décembre 2012

Une société de tueurs

A l'intérieur de notre grande civilisation chargée d'Histoire démocratique et de Culture humaniste, l'amoralité grandissante des "jeunes" serait évidente dans de nombreux domaines par rapport à leurs "anciens". Cette amoralité se manifesterait de manière extrême au cours des massacres récemment exécutés par de jeunes criminels, notamment en milieu scolaire.

Ce décalage de comportement a-t-il une réalité, quelles seraient les manifestations de cette réalité et pourquoi seraient-elles si fortement ressenties... Par dessus tout, que pourraient faire les "jeunes" et les "anciens" pour réduire ce décalage ?

Examinons quelques éléments d'illustration et quelques facteurs d'intensification de supposées nouvelles tendances criminelles. En préliminaire, observons que la généralisation de tendances nouvelles quelconques s'opère naturellement chez les jeunes du simple fait qu'ils n'ont pas à franchir d'étapes intermédiaires; ils sont exposés aux résultats des évolutions, pas aux évolutions elles-mêmes.

Illustration numéro 1 : popularisation des références au meurtre de sang froid

Depuis quand, dans certains milieux, l'expression "C'est un tueur", n'est-elle plus comprise comme un avertissement destiné à un novice, mais comme l'expression toute faite d'une admiration purement professionnelle, vidée de l'association originelle à une tendance dangereuse pour l'entourage ?

Depuis quand la phrase grotesque "cela n'a rien de personnel", consacrée par tant de dialogues de films juste avant une exécution ou un affrontement mortel, est-elle acceptée dans le langage courant comme une première excuse d'un tort causé à quelqu'un ?

Illustration numéro 2 : émergence des héros enfants - ados tueurs dans les oeuvres contemporaines de fiction

Voici quelques oeuvres où des enfants - ados jouent les tueurs à répétition de premier plan :

  • Orange Mécanique - film -1971
  • Battle Royale - film - 2001
  • American Psycho 2 - film- 2002
  • Azumi - film - 2003
  • Gomorra - livre et film - 2006
  • Afro Samurai - manga et anime -2008

AfroSam.jpg La fréquence récente des enfants-ados tueurs dans les productions cinématographiques et dans les bandes dessinées est en grande partie liée aux conventions des mangas et des films d'animation inspirés des mangas. Certes, les cyberhéroïnes, les robots-miquettes et les vampirettes y sont à la mode avec leurs fascinantes armes naturelles, mais il existe aussi une tendance de fond depuis l'origine des mangas, de la violence pratiquée par des enfants ou ados "ordinaires" : Iria (1994), Dagger of Kamui (1996), Now Then Here There (L'Autre Monde) (1999), Blue Gender (1999), Akira (2001), Noir (2001), Evangelion (2002), X (2004), Berserk (2008), etc.

Peut-on dire que, dans ces oeuvres, l'enfant-ado tueur de ces fictions représente à la fois un prototype inavoué et une parfaite excuse en reflet imaginaire de notre vraie société de "gentils tueurs" banals à la petite semaine ?

Apportons immédiatement quelques éléments à décharge, car les justifications des crimes spectaculaires de l'enfant ado - tueur abondent dans les fictions citées :

  • issu d'une lignée extraordinaire ou maudite, il est précocement appelé à réaliser son destin, même quelquefois afin de sauver l'humanité ou ses déchets apeurés
  • spécialement éduqué et entraîné par une équipe de scientifiques ou dans un milieu disciplinaire, il exécute une mission spéciale ou se trouve pris dans un engrenage meurtrier
  • survivant d'un massacre, il survit et s'entraîne pour se venger sur des comparses avant de liquider l'ignoble responsable du massacre initial

Plus souvent que pour la parité des genres, c'est "elle".

Au moins, peut-on discerner dans ces oeuvres héroïques, à côté d'une forme de défoulement artistique, l'indication d'une banalisation des comportements criminels ? Oui, certainement. Au travers d'un scénario pesant, par les images de fascination meutrière et de délire sanglant, se diffuse la certitude qu'il n'y a pas d'autre voie, que la fin justifie les moyens, et qu'en plus, si on s'y prend bien, cela peut être très chouette au plan esthétique. A condition de gagner, évidemment....

AmPsycho.jpg Sur ce point, la mèche est vendue par le très sous-estimé American Psycho 2, qui nous raconte à la première personne et avec ironie, la série des meurtres commis par une jeune étudiante afin de réaliser son projet ambitieux : entrer à l'université du FBI pour devenir la meilleure profiler spécialisée dans les serial killers. Cette étudiante d'exception nous fait la démonstration de sa maîtrise dans tous les genres meurtriers, de l'assassinat prémédité pour éliminer ses concurrents, à la pose de pièges fatals contre les gêneurs, jusqu'à la tuerie spontanée pour ne pas laisser de témoin ou sanctionner une vulgarité. C'est vraiment cool ! A la fin, l'artiste surmonte joliment un problème d'orgueil personnel potentiellement fatal : "à quoi servirait d'avoir fait tout cela, si personne ne le savait ?".

Mentionnons, dans le même esprit moqueur mais dans une autre scénarisation, la fin de La Baie Sanglante de Mario Bava (1971), où le couple survivant est assassiné par des enfants - il s'agit là d'une forme de justice divine dans le ton malicieux du film.

Note. Ce qui est nouveau, c'est que l'enfant-tueur devient un héros individuel, alors que dans l'histoire, les enfants tueurs ont probablement toujours existé, et d'une manière institutionnelle au moins depuis Sparte, mais au second plan et en masse, comme les épidémies et les sauterelles. Régulièrement dans l'actualité même toute récente, la misère nue, la guerre civile, mais aussi les enthousiasmes de toutes sortes y compris les plus artificielles, font surgir les bandes d'enfants armés.

Facteur d'intensification numéro 1 : inadaptation de la philosophie ambiante de la vie sociale

Passons sur les plaidoyers d'experts pour un réalisme de l'excellence collective au jour le jour, où rien ne se fait sans argent et où celui qui tire le premier est toujours gagnant, donc il faut gagner de l'argent, penser "business" et s'armer. Pour consoler nos âmes sensibles, il nous reste la littérature de développement personnel, une arnaque à 95% d'excellent rendement financier pour les auteurs à succès et leurs éditeurs.

Au niveau supérieur de la pensée, les ouvrages contemporains des moralistes de l'économie et de la justice sociale découragent l'amateur après quelques pages. On peut leur préférer la concision des auteurs fondateurs, même des auteurs antiques, car au moins on peut connaître le contexte de création et l'histoire pitoyable des réalisations désastreuses de leurs doctrines. Malheureusement, toute cette intelligence nous est peu secourable car notre époque singulière ne ressemble plus à aucune autre, comme tout individu civilisé s'en rend compte après quelques années d'école primaire et de vie adulte : globalisation, informatisation, augmentation de la population mondiale, revendications des nations émergentes, dévoration irréversible de la planète, croîssance des oscillations climatiques, condamnation de territoires en décharges à déchets, faiblesse ou inexistence d'autorités de niveau mondial,.... L'incompétence des penseurs et des directeurs de conscience face aux "défis de notre temps" nous pousse au relativisme moral et nous abandonne aux illusions de la propagande.

Pour couronner le tout, si on peut dire, deux thèmes d'une propagande particulièrement dévastatrice des anciennes valeurs morales se proposent d'alimenter notre bon sens à longueur de medias :

  • la science et la technique assimilables "par le plus grand nombre" au travers de traductions en tableaux comptables, nuages statistiques, images chocs et boniments explicatifs
  • la libération individuelle par les produits de la technologie, admirable effet de la "compétition économique mondiale libre et non faussée".

Bien entendu, sous cette forme vous reconnaissez la facture : ces thèmes sont évidemment des productions de la fabrique millénaire des vérités qui font marcher les foules - la même fabrique en plus moderne que la dictature trou-du-cul d'à côté.

Ainsi donc, notre univers moderne nous est présenté comme un système technique, justifié par ses bienfaits sur notre confort individuel, mais neutre par rapport à nos règles sociales qui suivraient leur propre logique. Cependant, on perçoit assez nettement que nos fondamentaux sociaux communs s'estompent et disparaîssent au fil des nouvelles technologies.

Exemple : la pratique de la langue n'a plus rien de comparable avec celle de nos grands parents. Combien de fautes d'orthographe par ligne, combien de manifestations de mépris de la syntaxe, combien de piétinements de la pensée logique (notion antique), un professeur contemporain doit-il considérer comme la norme actuelle ? Osons dire que le verbe a disparu, que le déclic le remplace. Et que nous l'avons voulu : vive l'intelligence automatique à la portée de tous ! Pour satisfaire les nostalgiques, constatons que nos meilleurs étudiants dans les humanités et les sciences théoriques n'ont jamais été aussi bons, les résultats des examens scolaires le prouvent... Dit d'une autre manière : notre système éducatif forme quelques monstres de foire qui parlent et écrivent comme autrefois. N'y aurait-il pas mieux à faire ?

Il paraît que dans 30 ans, rien ne sera plus comme avant. Alors attendons-nous à un miracle, car les prospectives à 10 ans sur l'évolution des sociétés humaines ne se bousculent pas et notre avenir ne se décrit plus que par des chiffres dans la continuité de catégories historiques. Les dernières peuplades tribales isolées dans des vallées impénétrables ne perdraient pas grand chose, finalement et au total.

Facteur d'intensification numéro 2 : négation de la valeur de l'expérience

Nos "anciens" sont-ils considérés comme porteurs d'une valeur personnelle quelconque par les "jeunes", du fait de leurs expériences successives dans diverses fonctions, postes, pays, organisations, en tant que professionnels, habitants, consommateurs, patients, etc ?

Réduisons notre champ d'observation au domaine du travail actif dans les entreprises et organisations. On pourrait attendre un écho positif à la question ci-dessus, dans une logique de capitalisation pour l'optimisation des performances dans ces milieux concurrentiels.

Or, si la réponse était oui, cela se saurait dans les chaumières ! La réalité pratique est complètement à l'opposé. Les anciens ne représentent aucune valeur pour des jeunes ou de nouveaux arrivants à part quelques trucs immédiatement assimilables, et les liens que ces anciens ont constitués dans leurs groupes d'appartenance et qui justifient la considération qu'ils se portent entre eux, constituent pour les jeunes un défi à relever plus qu'une possibilité d'ouverture. C'est encore plus caricatural lorsque le "jeune" est un nouvel arrrivant plus âgé que ses "anciens".

En particulier sur Internet, rien ou très peu est fait pour développer l'expression de l'expérience personnelle, encore moins pour respecter son caractère inestimable. Si on affecte de prendre la personne humaine en considération, c'est pour la cadrer, la mettre en boîte, l'assimiler à un modèle.

Ah, si chacun savait détailler utilement et spontanément les aspects spécifiques de sa propre expérience et spécialement ceux qui sont intéressants pour ses contemporains actuels et leurs descendants à venir, et si on savait les coter en bourse, alors depuis longtemps, on aurait fait tourner la machine. Le problème, justement, c'est que par nature l'expression de l'expérience personnelle et encore moins sa transmission ne ressortent de la machine, et qu'aucun listage encyclopédique ne pourrait les contenir.

Abandonner la transmission des compétences personnelles au business, c'est à l'évidence la condamner à l'écrémage pour consommation instantanée. L'abandonner à l'univers de l'enseignement, c'est la noyer à jamais dans les disputes d'archivistes. De fait, cette transmission des compétences personnelles est ignorée de tous les savants et des éducateurs. Les questions ne sont même pas posées, nulle part, par personne, à l'heure actuelle, sauf ponctuellement et à l'intérieur de quelques cercles très restreints. Pourquoi continuer de nous illusionner sur la valeur de la vie humaine ?

Conclusion

Ainsi, plusieurs caractéres originaux de notre époque expliquent le sentiment d'amoralité sans douleur des "jeunes" tels qu'ils sont vus par les "anciens". Plutôt que d'amoralité en référence à des valeurs disparues, il serait plus exact de parler d'indifférence.

Nous avons écrit de nombreux billets décrivant le système d'asservissement mental qui réduit chaque être humain à une machine (intelligente et humaine, néanmoins pure machine) et le rôle central du Web dans ce système, en particulier par l'exploitation en temps réel de l'observation des comportements.

Synthétisons dans le contexte du présent billet. L'effacement progressif des règles et projets communs de "la" société abandonne l'individu à l'emprise des règles particulières et projets spécifiques aux groupes sociaux auxquels il appartient. L'incohérence naturelle entre les règles étroites et projets spécifiques des divers groupes sociaux renforce en retour le criblage de toute règle commune et de tout principe de bien commun, provoquant leur désuétude. La progression de la "personne dotée de sens moral pour le bien commun" vers un être machinal indifférent s'entretient d'elle-même, par la jouissance du passage d'une étiquette de groupe social à une autre au cours d'une existence passionnante comme un jeu, encore plus par la pseudo liberté d'adhésion aux nouvelles étiquettes imposées par les nouvelles technologies. Par l'effet d'avalanche des nouvelles technologies (réelles ou imaginaires), cette progression s'accélère, les étiquettes deviennent constitutives de leurs propres projets par mutation en codes de programmation, acquèrant leur autosuffisance au passage. A ce stade, de nouveaux groupes sociaux se forment par l'agglutination d'abonnés dans la seule soumission aux codes arbitraires de ces groupes. Les adhérents jouent entre eux à se dire qu'ils sont les maîtres du monde ou à s'en moquer totalement, c'est tout pareil pour la forme et le fun; de chaque parole, de chaque pseudo échange, rien ne restera dans une semaine.

Note. L'indifférence de chacun à chacun, plus exactement l'indifférence pour l'être de chacun, n'impose pas l'indifférenciation des êtres humains. Au contraire, la société de l'indifférence vers laquelle nous nous précipitons joyeusement est une société d'êtres nettement différenciés selon des standards codifiés; la diversité des individus est définie par des croisements analogues à ceux des types constitutifs, variantes et options des véhicules automobiles personnalisés. Après l'humanisme des Lumières, qui n'a pu éviter l'abjection des guerres mondiales et des massacres organisés, notre époque invente l'humanité de l'indifférence. La combinaison de notre passé avec ce présent irrigué d'un flot continu de promesses, c'est manifestement le bonheur !

Finalement :

  • on a voulu une société de tueurs, nous l'avons,
  • la première victime, c'est la société humaine des règles et projets communs, en voie de remplacement par une population de machines humaines maintenues médiatiquement sous autohypnose par une propagande en miroir de cette population
  • la société binaire de décantation s'impose comme un modèle stable pour éviter le chaos des affrontements dérégulés entre groupes sociaux, en l'absence de règles et de projets sociaux communs
  • rassurons les "anciens" : il est normal que des "jeunes", pas spécialement déviants, éliminent (de leur route professionnelle, pour commencer) tous ceux qui les gênent dans la réalisation de leurs objectifs, et que de ce fait ils en tirent gloire et rémunération,
  • de toute façon, on perdrait son temps à s'inquiéter des ravages provoqués localement par quelques détraqués, dès lors qu'ils demeurent en proportion statistiquement raisonnable.

Pour organiser votre évasion de cet ordre nouveau, vous trouverez sur ce blog plusieurs billets sur les sociétés virtuelles, l'étiquette universelle, la société binaire, la révolution sociale quantique.

mercredi 24 octobre 2012

Arriviste ? Bidon, oui !

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Il semble que l'arrivisme soit passé de mode, du moins dans sa version dopée, surmultipliée, hyperactive et tapageuse.

C'est une autre sorte de personnages que l'ouvrage de Corinne Maier "Petit manuel du parfait arriviste" (Flammarion, 2012) nous décrit. Si gentiment que beaucoup pourront s'y reconnaître sans douleur excessive.

Justement, n'y-a-t-il pas erreur sur la cible ? Le "parfait arriviste" de Corinne Maier se caractérise plutôt comme un conformiste profiteur qu'un assassin calculateur. Plutôt comme un parasite adroit qu'un gagneur impitoyable. Au final, cet arriviste est un être ordinaire, substituable à un autre semblable, même sa famille, sa maison, ses façons de vivre et de penser. Il s'est fondu dans la foule des petits malins besogneux des villes et des banlieues. Rastignac a muté en Séraphin Lampion. L'arrivisme est devenu un phénomène de masse. En analysant froidement le comportement du "parfait arriviste", on constate qu'il cherche d'abord à se protéger, comme s'il y avait encore quelqu'un à l'intérieur.

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On retrouve notre contemporain, familier des grandes organisations, déjà si bien observé dans Bonjour Paresse (Editions Michalon, 2004).

Même comme arriviste, il est bidon.

Le Manuel du parfait arriviste apporte un élément de preuve a contrario qu'il y aurait grand intérêt dans nos sociétés à promouvoir une forme constructive et commune d'arrivisme, dans laquelle chacun chercherait à exploiter les autres dans ce qu'ils ont de meilleur, au point que chacun ne pourrait espérer réussir sans servir les autres en vue de leurs propres avancements, donc pas seulement en "renvoyant l'ascenseur" aux seuls semblables que l'on cherche à se ménager, mais en agissant comme intermédiaire intelligent entre les autres. Cet arrivisme universel ne peut plus se réduire à une discipline d'ascension sociale individuelle (sauf cas pathologique), son ambition est bien plus vaste, c'est une manière de vivre en société pour le développement continu de la valeur humaine. Par définition, l'arriviste constructif est un être social dont la fréquentation profite à tous, multidimensionnel, polymorphe, avide de compétence. Chacun est l'arriviste de l'autre dans une société naturellement transactionnelle...

Ici, attention aux confusions. Comme un livre ne suffirait pas à les dissiper, résumons. Un arrivisme constructif universel est à l'opposé d'une renaissance morale, d'une doctrine rafistolée du mérite individuel, d'une extension conceptuelle de l'économie. L'arriviste véritable échappe forcément à tout cela. On ne la lui fait pas. Sinon, il est mort. Dans une société matérialiste, il peut survivre comme une sorte d'artiste faussaire, vacciné contre la flatterie et les honneurs, nullement impressionné par les apparences rigoureuses des transactions monétaires. Dans une société de castes, c'est un révolutionnaire actif et persévérant. On ne dira jamais assez le mal qu'ont fait à l'humanité certaines interprétations "darwiniennes" des évolutions sociales; les livres de Corinne Maier en traduisent le ridicule et la vacuité dans leur domaine. Comme mythe fondateur, celui de l'homme universel est préférable, il oblige à distinguer le siècle des Lumières de celui de Louis XIV - une prise de conscience pour beaucoup, car la réalité demeure que nous en sommes encore bien en deçà dans de nombreux pays et que la réaction est puissante dans les autres, voir l'actualité du monde.

En pratique, pour développer un arrivisme constructif, il n'est nul besoin de nouvelles tables morales, ni d'un code éthique adapté, ni d'une découverte psy, ni d'un marché de la valeur humaine (horreur ! Pourtant, cette monstruosité-là ne serait pas une innovation historique). Pire, ces créations zombies nous replongeraient assurément dans plusieurs décennies de ténèbres. En revanche, il est indispensable de créer une nouvelle étiquette sociale adaptée au développement de l'arrivisme universel, et cette création-là est une véritable innovation sociale, qu'il sera plus facile de faire émerger sur un Web social que dans la vraie vie. Voir nos propositions dans les billets précédents de ce blog, merci.

lundi 1 octobre 2012

Comment peut-on ne pas aimer Facebook ?

L'ouvrage collectif "J'aime pas Facebook" vient de sortir en France (collection Manuels Payot). Honnêtement, au plan de la forme, nous préférons le premier ouvrage d'Ippolita publié en France, "Le côté obscur de Google", plus directement accessible. En effet, une partie de l'ouvrage sur Facebook ressemble à une thèse de sociologie. Espérons que pour beaucoup de lecteurs, ce sera un avantage.

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Voici les principaux points de convergence avec le contenu de notre modeste blog :

  • l'histoire de la gestation et du développement de Facebook est un maquillage en version universitaire - entrepreneuriale d'une réalité comprenant d'importantes contributions non comptabilisées,
  • la plate forme Facebook apporte zéro innovation technique, ce n'est qu'un emballage de composants existants,
  • le gaspillage énergétique de l'architecture centralisée est énorme en comparaison d'une architecture en noeuds fédérés (par exemple),
  • la gratuité n'est qu'apparente, l'utilisateur est soumis à un ciblage publicitaire; pour ce faire, ses données et son comportement sont recueillis, analysés pour améliorer ce ciblage,
  • le réseau social contraint ou incite chacun au maximum de transparence sur sa personne, ses goûts, ses choix, etc.
  • dans ces conditions, la contribution du réseau social aux mouvements révolutionnaires récents est évidemment surfaite, par rapport, par exemple, au simple téléphone portable
  • le réseau social n'est pas une nouvelle société, c'est un théâtre en agitation chronophage où chacun se donne à voir en conformité à son profil, et réciproquement.

En comparaison, notre blog diffère ou apporte des éléments supplémentaires sur les principaux points suivants :

  • l'utilisateur d'un réseau social ne doit pas être considéré comme la victime d'une tromperie qu'il suffirait de dénoncer pour qu'il se pose des questions et se révolte; non, l'utilisateur reste totalement volontaire, véritablement et humainement en pleine conscience; le scandale n'est pas que l'homme soit un animal, c'est qu'il aspire à la machine - et ceci, par construction;
  • le risque de manipulation de l'utilisateur d'un réseau social ne se manifeste pas seulement par une pression publicitaire ciblée, mais par l'asservissement mental à la propagande diffusée à travers l'ensemble des media d'une manière bien coordonnée par un gigantesque système d'observation et d'influence des comportements; les adhérents des réseaux sociaux sont les premiers à restituer naïvement l'impact des messages diffusés par diverses organisations clientes du système à partir des analyses en temps quasi réel des données (dès lors naturellement en architecture centralisée); cette grande boucle manipulatoire est permanente, ajustée heure par heure si nécessaire; elle nous projette dans un monde équivalent à celui du roman 1984 de G. Orwell;
  • ou bien les réseaux sociaux ne sont que des gadgets, une mode qui passera, ou bien c'est une monstruosité qui doit être détruite et remplacée par autre chose; dans ce dernier cas, c'est l'utilisateur qu'il faut changer, ce sera la révolution numérique pour de bon et cette révolution-là n'a aucun précédent historique; les bonnes intentions, les solutions informatiques libres et décentralisées ne suffiront pas, du simple fait qu'il s'agit d'abord de faire société dans un univers numérique, et que cette réalisation-là ne relève pas seulement de l'ingéniérie informatique mais aussi d'une ingéniérie sociale; il faut retrouver les ressources techniques du lien social communes à toute l'humanité, actuellement ignorées par les réseaux sociaux;
  • c'est pourquoi, nous proposons une étiquette universelle adaptée aux relations sociales numériques, un cadre pour la création de véritables sociétés virtuelles à finalités définies et formellement constituées... Voir ailleurs dans ce blog.

Au plan théorique, pour terminer la critique de l'ouvrage d'Ippolita, nous sommes en accord avec la dénonciation d'un modèle de société "libertarien" opposant la liberté individuelle à toute forme de contrainte, et faisant la promotion de l'entreprise business comme l'idéal de toute collectivité. En accord avec cette critique, pour nous, l'une des principales urgences de notre temps est de redonner vigueur aux collectivités à finalités d'intérêt général (plutôt qu'aux collectivités de protection), et spécialement dans l'espace numérique.

lundi 3 septembre 2012

Pour un Web de la conversation à objectif (4)

Ce billet est consacré à l'illustration des principes proposés dans quelques cas d'utilisation (voir les autres billets du même titre).

Prenons d'abord le cas d'une conversation dont l'objectif est d'échanger des expériences, plus exactement des récits d'expériences personnelles. On peut imaginer que préalablement à la conversation proprement dite, chaque participant développe un site de présentation de son expérience selon une structure convenue, dont les éléments seront les thèmes de la conversation. On peut imaginer que les interactions entre participants porteront principalement sur des demandes de précision, suite par exemple au constat que certains thèmes auront "mieux" détaillés que d'autres. Rien ne s'oppose à ce que plusieurs interactions se déroulent en parallèle dans le temps (au contraire par exemple d'une conversation de recherche en commun de la résolution d'un problème bien cadré). On peut aussi imaginer que l'on en profite pour constituer un catalogue commun des expériences des uns et des autres, offrant un moyen d'accès plus direct qu'un moteur de recherche généraliste; alors les entrées de ce catalogue, les mots clés associés, seront proposées par les participants au fur et à mesure de leur progression.

Prenons maintenant le cas de l'élaboration d'un contrat d'entretien d'un moyen technique (camion, éolienne, générateur, ...), à partir d'un cadre convenu donnant la suite des thèmes de la conversation, ou même à partir d'un projet à critiquer, qui sera lui aussi au préalable découpé en thèmes. Dans ce cas, le niveau de parallèlisme de la conversation doit en pratique être convenu pour correspondre à des groupes de thèmes et de participants (évidemment, un participant donné pourra contribuer à plusieurs groupes de thèmes). Dans chaque sous-conversation ainsi constituée, les interventions seront en revanche linéarisées comme dans un forum à un seul fil de discussion par ordre de datation (si les participants sont répartis sur plusieurs fuseaux horaires, cela implique de dater en GMT). La grande différence avec un forum classique, c'est la visualisation et la facilité de référence aux propositions dans l'oeuvre commune en constitution (ici, le nouveau contrat).

On conviendra que les règles de politesse et de cheminement des conversations puissent être fortement particulières aux divers cas évoqués.

Cependant, plutôt que de figer un fatras de règles a priori (ne pas oublier qu'on pourra les proposer encore au cours de la conversation), il est important de s'accorder au départ sur l'état d'esprit d'une conversation à objectif sous étiquette. L’histoire et la littérature nous ont suffisamment décrit les limites et les ravages des approches fondées sur la promotion des personnalités, des personnages, des pouvoirs, des valeurs absolues, des rêves et des raisons, encore exprimés dans tant de discours et d’attitudes. La conversation à objectif sous étiquette nous offre précisément un cadre pour s'en affranchir. Le modèle de l'arriviste sympathique (c'est à dire le contraire de l'arriviste rivalitaire qui cherche seulement à "tuer" les autres) représente une forte recommandation, presque une contrainte naturelle. En rapport avec la représentation des participants à 4 niveaux mentaux, l’arriviste sympathique évite d'indisposer ses interlocuteurs (pas de choc au niveau 4 des jardins secrets) tout les faisant s'exprimer prioritairement aux niveaux des projets pour surmonter le filtre des traits culturels. Mais il ne pourra probablement pas parvenir à un accord sans une convergence même très partielle au niveau des construits mentaux du niveau 3. Tout l'art de l'arriviste sympathique est là, dans ce minimalisme de la convergence recherchée. Evidemment, ce sera plus ou moins sportif selon le contexte, mais nettement plus facile si tous les participants adoptent la même attitude.
IMG_3801.jpg

NB. Les émoticones, véhicules des états d'âme dans la simulation d'une crise d'hystérie euphorique, ne sont évidemment pas proscrits dans les contenus des interventions. Mais, sont-ils adaptés à l'état d'esprit de l'arriviste sympathique tel que nous l'avons défini, ou plutôt ne trahissent-ils pas une forme de manipulation ? Cela peut dépendre du contexte.

samedi 1 septembre 2012

Pour un Web de la conversation à objectif (3)

En complément des deux billets précédents sous le même titre, voici quelques remarques destinées à faciliter la compréhension de nos propositions et à en confirmer l'intérêt, même à notre époque de communication.

L'ébauche d'étiquette-mère présentée dans le deuxième billet est spécifiquement destinée à faciliter l'établissement de relations constructives entre des personnes de cultures et de langues différentes. L'instrumentation à base de couleurs de jeux de carte, de panneaux de signalisation routière, de caractères spéciaux courants en informatique... n'est évidemment pas fortuite. Par ailleurs, le principe et l'instrumentation de l'étiquette sont conçus pour qu'un automate de traduction automatique soit performant.

Dans les interactions d'une conversation à objectif sous étiquette, les comportements des participants deviennent objectivement observables. Il devient plus facile de se comprendre, notamment du fait que les comportements "pathologiques" des participants relativement aux autres leur apparaissent nettement, aux uns et aux autres. Concernant les pathologies nocives au déroulement de la conversation elle-même, il est possible d'établir des règles de politesse et de cheminement permettant de les réduire, parce que tous les participants peuvent s'accorder a priori sur de telles règles. Par exemple : limitation à l'intérieur d'une tranche temporelle du nombre de références à une personne, un thème ou une proposition afin d'éviter les effets de harcèlement ou d'avalanche; limitation d'utilisation des couleurs majeures par chaque participant, afin d'éviter les montées aux extrèmes, etc.

Il serait amusant d'analyser les débats télévisés ou radiophoniques, en particulier les confrontations entre représentants de tendances politiques opposées, en les redéroulant artificiellement dans un cadre de conversation à objectif sous une étiquette générique proche de l'étiquette-mère proposée au billet (2). L'exercice révèlera certainement quelques pathologies grossières, aussi bien dans la définition de l'étiquette que dans le déroulement du débat. A la décharge des organisateurs, d'un point de vue purement technique, l'objectif de ces débats n'est jamais d'atteindre une position commune sur quoi que ce soit, mais de valoriser les protagonistes et les animateurs selon des critères d'effet médiatique. Autrement dit, ce sont des exercices de style presqu'entièrement au deuxième degré, à l'opposé des conversations à objectif au premier degré au sens où nous l'entendons dans le billet (1).

A titre de détente au troisième degré, posons-nous la question de l'intérêt relatif des ouvrages suivants en regard de nos propositions. Nous nous permettons de recommander le premier, il dit beaucoup en quinze pages.

bonslivres.jpg bonslivres.jpg

Comment discerner qu'une conversation à objectif reste au premier degré ? C'est impossible, aucun système ni aucune personne ne peut contrôler le sens des contenus échangés dans une conversation. En revanche, la convention d'un objectif commun et d'une étiquette d'interaction imposent un cadre de convergence peu propice à la poursuite d'exercices d'acrobatie mentale. A l'extrême, si les participants se mettaient d'accord sur une parodie d'objectif et d'étiquette, leur brillante communauté virtuelle ressemblerait tellement à une quelconque vraie société, que leur projet de moquerie se viderait de lui-même.

Quel peut-être le bon état d'esprit d'un protagoniste dans une conversation à objectif sous étiquette ? Nous avons fait allusion passagèrement à un profil de diplomate. A la réflexion, ce n'est pas le meilleur choix, malgré le prestige qui lui est attaché. En effet, le comportement du diplomate est alourdi de rituels de connivence élitiste et de maneuvres de convergence. Au contraire, notre bon participant ne cherche ni à assimiler les autres ni à s’assimiler aux autres. A l’inverse du diplomate, son intérêt bien compris est de renforcer chacun de ses correspondants dans sa particularité et son génie, et d’autant plus si la particularité et le génie de ces correspondants dépassent ses propres facultés, car il se nourrit des différences et l'étiquettte lui permet de se servir de l’opposition éventuelle. De plus, au contraire du diplomate qui fait excuser ses maladresses au prétexte de sa bonne motivation, le bon participant ne devrait jamais présenter ses motivations personnelles autrement qu'en conséquence de l'objectif commun. Le bon participant est une sorte d'arriviste intelligent pratiquant naturellement la réciprocité d'intérêt général.

C'est aussi pourquoi la modélisation générique du participant à quatre niveaux, même particularisée dans un contexte donné, doit rester générique, au sens où les contenus restent propres à chaque individu à chaque niveau, et inconnus des autres participants. Il est fondamental que le "quant à soi" de chaque participant ne soit jamais publié, mais qu'il puisse être exprimé par chaque participant en tant que de besoin et compris en tant que tel par les autres. En revanche, si le type de conversation et l'objectif imposent la connaissance partagée d'informations individuelles, dans la phase d'élaboration de l'étiquette, on pourra cataloguer ces éléments de "trésors" individuels strictement sélectionnés comme des thèmes de discussion mis en commun. Le modèle générique du participant ne prétend pas représenter l'être humain dans son intégralité, c'est seulement un instrument d'explicitation du comportement individuel dans une conversation à objectif. Cependant, même ainsi, par rapport à une interprétation mécaniste, il s'agit d'un anti-modèle, puisqu'il ne suppose aucune cohérence logique des contenus individuels des différents niveaux ni même à l'intérieur d'un niveau donné (sauf le niveau 2 des projets rationnels), à l'instant ni en évolution dans le temps. D'ailleurs selon quelle logique, ou plutôt selon quel système de valeurs pourrait-on en juger ?

Pour conclure. Sur ce blog, nous appelons à la création de sociétés virtuelles. Nous espérons que notre travail en aura rapproché la réalisation.

Pour un Web de la conversation à objectif (2)

Merci par avance de votre indulgence, et si ce n'est déjà fait, de bien vouloir relire auparavant le premier billet sur le même sujet.

Car nous pénétrons un territoire mental peu fréquenté ces derniers temps dans l'histoire humaine...

Pour parler vraiment avec les autres, il faut apprendre à leur parler de soi et à ne pas leur parler de soi. Tous les professionnels de la parole le savent. La difficulté naturelle traduite par ce paradoxe existe dans toutes les cultures, y compris les moins individualistes. Ainsi, on peut se parler pendant des heures sans rien se dire, c'est d'ailleurs la plupart du temps ainsi, pour des milliers de raisons propres à chaque culture. Dans un autre registre, l'art des trafiquants de la parole pour gruger leurs interlocuteurs repose sur un déséquilibre contrôlé des termes du paradoxe, très souvent au centre de leur maneuvre.

Voyons comment construire les éléments d'une étiquette à la hauteur de ce paradoxe, dans le cadre de référence présenté dans le premier billet sur le même sujet.

Le format d'un billet oblige à une effroyable simplicité. Tant mieux.

Mettons-nous donc dans la tête d'un participant en train de concevoir la rédaction de sa prochaine intervention, dans le cours des interactions de la conversation.

Je peux si nécessaire commencer mon intervention par la communication d'un niveau de ''quant à moi'". Je le fais par une couleur d'annonce.

TREFLE.JPG Trèfle. Mes traits culturels de comportement, auxquels j'ajoute mon interprétation de l'étiquette commune d'interaction (ce qui me permet de m'exprimer pendant l'élaboration de l'étiquette elle-même et ensuite sur son respect)


CARREAU.JPG Carreau. Mes projets en cours, mes activités planifiées personnelles dans ma vie



COEUR.JPG Coeur. Mes construits mentaux, théories, croyances, le sens que je donne à certains mots (tout cela peut-être avec incohérences et approximations)


PIQUE.JPG Pique. Mon jardin secret, je ne sais pas vraiment ce qu'il y a dedans, mais je sais dire quand on le piétine, et on ne touche pas !


Toujours, je donne un signal d'intention :

Proposition.jpg Je fais une proposition, une déclaration



Accord.jpg J'exprime un accord



Desaccord.jpg J'exprime un désaccord



Developpe.jpg Je souhaite un développement, une comparaison




Pause.jpg j'exprime un refus, je demande une pause


...

Ensuite, je dis sur quoi ou qui porte mon intention, par une suite de références (en cliquant sur des tableaux ou listes, je n'ai pas à taper les références ci-dessous et inversement le contenu de ces références s'affiche automatiquement en popup) :

$ numéro ou alias : un participant (si je ne précise pas, c'est moi)

~ numéro : le thème de conversation portant ce numéro dans le répertoire des thèmes communs ou le répertoire des propositions d'un participant (alors j'ajoute le $ du participant)

{ numéro : la règle de politesse portant ce numéro dans le répertoire des règles de politesse d'interaction dans l'étiquette commune

\> numéro : la règle de cheminement portant ce numéro dans le répertoire des règles de cheminement entre les thèmes dans l'étiquette commune

\# un élément extérieur (url par exemple)

Je peux insérer du texte, par exemple lorsque je détaille une proposition. Après un signal d'intention négative, je peux enchaîner une proposition dans mon intervention.

C'est simple, non ? On peut enfin dire poliment que l'on propose de revenir à un thème précédent, que l'on est profondément vexé et que l'on se retire, et on n'a plus à répéter 100 fois la même proposition pour qu'elle soit entendue.

Evidemment, l'étendue et la nature des règles de politesse dépendent principalement du contexte et de l'objectif. Dans notre proposition, on aligne tous les participants sur une seule description à quatre niveaux générique. Il est clair qu'on peut avoir plus d'imagination et définir plus précisément ces niveaux en rapport avec un objectif donné, surtout si les protagonistes interagissent dans un contexte étroit. Attention, cependant de ne pas particulariser des types de participants. Le fait que les protagonistes aient des intérêts et des priorités différentes (niveau 3) n'en fait pas des êtres étrangers les uns aux autres dans la conversation, sinon la définition de l'objectif commun de cette conversation est par avance compromise (ceci est une évidence pour tout diplomate expérimenté...). En effet, le principe égalitaire de la conversation n'implique évidemment pas l'identité des personnes, mais seulement l'égalité d'application des règles convenues entre eux.

En parallèle, les règles de cheminement peuvent être plus ou moins fournies; elles dépendent principalement de l'objectif et des thèmes (voir l'exemple de la discussion entre un acheteur et un vendeur de bien industriel, billet "Pas de dialogue sans étiquette !"). Notons que même dans notre proposition minimaliste, il est facile d'exprimer le refus devant une insistance gênante sur un thème.

Ce que nous avons esquissé avec nos moyens du bord, mais du fait de la généralité du cadre de référence choisi et malgré toutes les imperfections, est néanmoins un projet d'étiquette-mère universelle. Ce qui signifie : il appartient à chaque communauté d'élaborer l'étiquette qui convient, à partir de cette étiquette-mère-ci... ou d'une autre.

Faisons un rêve : dans quelques années, tous les engins informatiques personnels auront un clavier étendu de "caractères d'étiquette" ou offriront son équivalent via un tableau de sélection affiché par leur système d'exploitation. Et des professionnels plus doués en ergonomie que les auteurs de ce billet s'intéresseront enfin à l'interface d'humain à humain, et des chercheurs compétents (tandis que leurs collègues disputeront de mille microthèses) expérimenteront des étiquettes d'interaction sociale et enfin des ingénieurs imagineront comment les réaliser simplement (notamment en trouvant comment, à l'intérieur des conversations sur le Web, dépasser la contrainte "universelle" paralysante des liens URL univoques non datés et rigidement typés), et tout ceci circulairement....

Sinon : rien.

Pour un Web de la conversation à objectif (1)

Voici donc enfin une proposition d'étiquette (presque) universelle destinée aux interactions entre personnes dans le cadre d'une conversation à objectif sur le Web.

Ce premier billet explique pourquoi une telle étiquette est utile, même vitale dans ce cadre, et en propose quelques principes, à côté des autres conventions que les protagonistes choisissent de respecter.

Qu'il soit bien clair que nous ne prétendons pas considérer toutes les conversations, et en particulier pas celles destinées à :

  • satisfaire une curiosité spontanée, par exemple savoir si untel est toujours vivant (et éventuellement me rassurer sur mon propre cas),
  • exécuter une procédure prédéfinie de compte rendu,
  • bavarder de choses et d'autres (et notamment de moi, de moi, et de moi),
  • tenir un rôle strictement encadré par un code (ou par le texte d'une pièce de théâtre),
  • manifester l'intention de maintenir un contact social par pure sympathie, sur n'importe quel contenu, n'importe quelle musique,
  • obtenir une réponse à une question fermée dans un contexte étroit ("où se trouve le bureau de poste le plus proche ?"),
  • débattre d'idées à l'infini, par le jeu de reformulations, de déplacements du contexte, de fines suggestions dans un flot de références savantes, généralement de sorte que rien de concret ne puisse en ressortir à part l'humiliation des inférieurs culturels ou moins entraînés,
  • ...

Le neveu de Rameau représente un sommet littéraire, en même temps qu'un excellent exemple de ce qui se trouve complètement en dehors de notre cadre. On peut donc constater humblement que tout n'est pas superflu en dehors de ce cadre.
Neveu.jpg

Au fait, qu'entendons-nous par "conversation à objectif" ? Hé bien, c'est... euh, une interaction en vue d'un objectif convenu entre des personnes, pas forcément proches, qui apporte à toutes ces personnes la certitude de s'enrichir un peu, à partir des seuls contenus mis en commun des échanges au cours de la conversation. Pas forcément tout de suite au cours des interactions et pas forcément de la même façon pour chacun.

Ce n'est pas clair ? C'est normal, parce que ce type de conversation et surtout sa réussite restent malheureusement des exceptions. Cependant, vous avez certainement connu cette expérience plusieurs fois dans votre vie, et alors le souvenir ne s'en efface pas. Pourtant, nous ne parlons pas d'un "enrichissement" du genre d'une conversion philosophique, mais des modestes bienfaits des interactions avec nos semblables dans les circonstances courantes de la vie, telles que la recherche conflictuelle d'un accord contractuel, la transmission amicale de compétences culinaires, la contribution à un ouvrage collectif. Souvenez-vous, et demandez-vous pourquoi ce furent des moments si rares. Demandez-vous aussi, par comparaison, pourquoi certains trucs appris des autres, vous avez plutôt l'impression de les avoir volés, ou tout au moins d'avoir largement profité de la pudeur des donateurs...

C'est le caractère exceptionnel de la réussite d'une conversation à objectif que nous proposons de dépasser. Le Web permet cet exploit, même si ce n'est guère évident pour l'instant. Plusieurs billets publiés dans ce blog permettent d'évaluer le saut quantique à réaliser pour y parvenir. Les contributeurs des communautés de travail sur le Web (encyclopédie, logiciel, grand projet) ou des communautés d'échange à thème (clubs sportifs, forums, ... ) peuvent témoigner qu'il leur manque "quelque chose" entre les échanges de travail et les émoticones de l'euphorie sympa bon enfant. En fait, le vide d'interaction sociale est occultée par des cadres mutilants. La misère est particulièrement criante dans les séries de commentaires des blogs, même les blogs les mieux courus, et ceci indépendamment de la qualité des contributions individuelles (c'est justement là qu'est le scandale). Récemment, dans certains forums techniques, on constate la banalisation du retour d'information par le bénéficiaire d'un conseil fructueux. C'est un début de civilisation. Malheureusement, en amont, il reste la masse des aboiements idiomatiques, des banalités ignorantes et des recommandations inadéquates, qui ressortent en tête dans les réponses des moteurs de recherche.

Examinons les principales causes bien connues mais néanmoins toutes fondamentales du pourrissement d'une conversation à objectif :

  • la pesanteur des préjugés et idées fausses implicites (en particulier les préjugés des autres sur moi)
  • les blocages stupides sur des détails insignifiants (pourquoi s'est-il vexé de ma petite phrase, c'est grotesque...)
  • les changements de sujet imposés par une coalition spontanée de quelques uns (au lieu de s'intéresser à ce que j'ai dit)
  • la prétention d'un(e) imbécile à vouloir arbitrer la discussion, alors qu'il (elle) ne comprend rien à ce qui se passe (et ne discerne pas la valeur réelle de mon apport)
  • le décalage volontaire de registre par des mauvais joueurs, le second degré, les incidentes perturbantes, etc (je ne sais pas comment leur dire d'arrêter leurs bêtises, je ne fais que me défendre...)
  • la tétanisation sur un indicateur productiviste censé mesurer la performance de chacun ou du groupe (certains font la course pour faire progresser l'indicateur, d'autres font tout en sens contraire, à la fin, cela se négocie)
  • l'enfermement dans un jeu de rôles (le gentil demande plus d'explications, le méticuleux critique la syntaxe, le rusé balance des sacs pleins de contre arguments, le malin relève les contradictions, le matamore fait le beau...)
  • la précipitation à trouver une conclusion (le ressort de tant de manipulations)
  • ...

Tenter d'échapper à l'inévitable enlisement de toute conversation à objectif, c'est se précipiter sur une voie déjà fortement encombrée et sans gloire vers diverses fausses solutions. Parmi les plus expérimentées, citons l'imposition d'une forme totalitaire de pression mentale, ou l'acquisition d'une potion magique sur l'étagère d'un vendeur de (son propre) développement personnel. Ces solutions ne peuvent évidemment au mieux que déplacer les niveaux respectifs d'influence des facteurs du pourrissement.

Reconnaissons plutôt qu'il ne peut exister ni vaccin ni remède, évidemment pas dans le libre jeu des marchés, et pas plus dans les ruminations des savants bien assis.

Il nous reste la liberté d'innover pour nous donner le pouvoir de surmonter les facteurs négatifs, à défaut de pouvoir s'en affranchir. Ailleurs dans ce blog, on expose pourquoi et comment une étiquette adaptée peut permettre de conduire une conversation à objectif, certes sans garantie du succès, mais en équipant les participants du pouvoir de calmer les démons et de réduire leurs effets dès leur apparition. Comme tout pouvoir, on peut en user ou pas, avec adresse ou pas.

Dans le cadre limité d'une conversation à objectif sur le Web, on bénéficie d'un contexte technique plutôt favorable, à condition de résister aux tentations de l'usage naïf de la technologie. Historiquement, la tentation majoritaire est de se ramener au modèle de la discussion en pleine rue (le Web comme visiophone). Une autre tentation est de se soumettre à un modèle d'échange informatique entre robots pensants (le Web des jolis formulaires et des pages formattées).

Nous nous situons toujours dans un mode de conversation classique sur le Web, par écrit, en temps différé ou en temps réel. Notre hypothèse de référence est celle d'une communauté égalitaire de participants répartis entre plusieurs fuseaux horaires et contribuant à une oeuvre commune, dont les éléments sont répartis entre les participants (genre trésor personnel) ou sont rassemblés pour un usage collectif (genre trésor de l'humanité ou d'un de ses sous-groupes).

Nous proposons l'instauration d'une étiquette d'interaction à convenir entre les participants en fonction du type d'objectif (la réalisation ou le progrès de l'oeuvre commune), du contexte général, de particularités ou contraintes des participants, etc. La définition de cette étiquette s'appuie sur quelques principes :

  • imposition de l'expression au premier degré (ce qui inclut évidemment le déconnage convenablement signalé),
  • prohibition de toute expression fondée sur la connaissance, la supposition ou la recherche d'une caractéristique de l'autre, si cette connaissance est hors sujet,
  • renonciation à la prédétermination du cheminement entre les étapes formelles de la conversation,
  • renonciation à la recherche d'une prise de conscience simultanée par chaque protagoniste de l'atteinte de l'objectif de la conversation.

Ces principes peuvent sembler contestables et imparfaits, même dans le cadre et l'hypothèse de référence. On verra plus loin que leur importance relève de la pédagogie de l'étiquette plus que de sa pratique. En revanche, il est crucial que l'étiquette d'interaction ne soit pas confondue avec une simple convention de forme ou de fond des contenus échangés, ni avec un procédé de rédaction collective particulièrement efficace. Notamment, il serait aberrant d'y inclure un indicateur de mesure productiviste : une étiquette d'interaction n'exclut pas a priori ce type de mesure selon besoin, mais par nature ne peut pas en contenir. Dit autrement, l'accord des participants sur une étiquette d'interaction doit rester indépendant des autres accords qu'ils peuvent établir entre eux par ailleurs, en particulier sur la forme des contenus, le fond, les indicateurs de progression, etc. Mais logiquement, l'étiquette d'interaction doit être établie antérieurement aux autres conventions entre les participants, juste après l'objectif commun, afin que cette étiquette puisse être mise en oeuvre dès la période constituante d'une communauté de conversation à objectif, c'est-à-dire dans la période de définition des conventions et règles communes.

Les tout prochains billets seront consacrés à la présentation développée de l'étiquette d'interaction proposée dans le cadre et l'hypothèse de référence.

Ne confondons pas "conversation à objectif" avec "dialogue de fin" ni avec "discours de clôture"...

lundi 11 juin 2012

Pas de dialogue sans étiquette !

Ce billet est sans rapport avec les élections législatives en cours. Cependant, il concerne notre avenir social.

Entendons par dialogue une forme de relation sociale entre des personnes qui cherchent un accord au travers de ce dialogue. L'accord est à comprendre dans un sens très général. Comme son analogue musical. l'accord peut être banal ou original, final ou transitoire, etc.

Entendons par étiquette un ensemble de conventions communes qui permettent aux protagonistes de dérouler leur dialogue. Et considérons la capacité de créer une étiquette et de la partager comme une caractéristique humaine plus large que celle du langage, adaptable à tous media, génératrice de toute forme d'expression sociale. Enfin, préférons "étiquette" à "code", car ce dernier terme véhicule l'idée d'une contrainte d'application automatique (jusqu'à l'enfermement mental et physique individuel), alors que l"étiquette suppose une invitation, souvent associée à une connotation ludique - il s'agit bien du jeu social.

Remarque en passant. "Le code d'ouverture du coffre est sur l'étiquette". Cette expression, où "code" et "étiquette" sont pris dans leurs acceptions banales, peut sembler contester les définitions proposées. On peut cependant y discerner une confirmation : le code est bien ce qui enferme et contient, alors que l'étiquette reste à l'extérieur et rend maître du code !

Illustrons nos définitions par un exemple de la vie des entreprises, celui de la négociation entre un acheteur et un vendeur, tel qu'elle est présentée dans un ouvrage de référence "Acheter avec profit, guide de négociation de l'acheteur professionnel" par Roger Perrotin et Pierre Heusschen (Editions du Moniteur, 1989). Il s'agit de créer les conditions d'un accord entre un acheteur et un vendeur sur la fourniture d'un produit ou d'une prestation : prix, conditions de paiement, délai de livraison et de réapprovisionnement, garantie de qualité, emballage, services associés, conventions d'échanges informatisés, calendrier des prévisions de besoins, etc, etc. L'accord résultera d'une négociation sur chacun des critères objectifs connus du vendeur et de l'acheteur; ces critères sont objectifs parce qu'ils sont déterminés par la nature du produit ou de la prestation dans le contexte de la négociation. Chacun des protagonistes connaissant l'entreprise de l'autre, il peut classer ces critères objectifs en fonction de sa propre marge de négociation et, sur un autre axe, de la marge de négociation qu'il suppose chez l'autre. Il obtient alors un tableau de classement croisé qui lui présente les critères objectifs sur lequels la négociation promet d'être difficile (ceux pour lesquels la marge de négociation de l'un et de l'autre est faible), à l'inverse des critères peu conflictuels et parmi ces derniers, des critères "jokers" importants pour l'un des protagonistes mais pas pour l'autre. Une bonne tactique de l'acheteur consiste alors à conduire la négociation de case à case sur ce tableau dans un ordre qui lui permette à la fin d'obtenir un accord global satisfaisant (ce qui peut nécessiter le constat provisoire d'un blocage, d'où l'utilité d'une réserve de "jokers" pour redémarrer).

La personnalité de chacun des protagonistes intervient à double titre : dans la détermination du cheminement sur le tableau et dans l'expression (formules de politesse, questions ouvertes/fermées, types d'objections ou argumentaires et manières de les exprimer, etc). Cette potentialité de complexité foisonnante peut être réduite dans un cadre commun de référence : typologie des styles d'acheteur et de vendeur, caractérisation des tendances inefficaces des uns et des autres, ensemble minimal de règles de l'empathie transactionnelle dans ce type de négociation. Il devient alors possible pour chacun des protagonistes de mettre en oeuvre une tactique adaptée, d'éviter les situations de blocage ou de les résoudre.

Au total, ce qui est décrit dans ce guide de négociation, c'est une étiquette au sens défini en introduction. Si le cours réel de la négociation révèle des affrontements inattendus entre l'acheteur et le vendeur, par exemple du fait d'erreurs d'évaluation des marges de négociation ou du fait d'évolutions imprévues des styles de négociation adoptés, alors d'autant plus, cette étiquette sera le recours commun, parce qu'elle permet à chacun simultanément de percevoir la nécessité des ajustements, leur nature et leur portée souhaitables, puis de conduire leur réalisation dans un cadre commun - à ce titre l'étiquette est constitutive du métier des protagonistes dans leur relation conflictuelle. Clairement, même et surtout dans un contexte déterminé par la recherche d'un objectif précis, l'étiquette n'est pas le décor ni l'ustensile du dialogue, mais sa méthode.

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En généralisant juste un peu, les catégories de composants d'une étiquette de dialogue à objectif se dégagent :

  • référentiel des types de protagonistes en vue du dialogue pour l'objectif global poursuivi (ex styles d'acheteur et de vendeur)
  • référentiel d'affichage de la progression du dialogue en vue de l'objectif global poursuivi (ex tableau croisé des critères selon leur criticité pour chacun des protagonistes)
  • règles de cheminement du dialogue pour atteindre l'objectif global poursuivi (ex passage sur les cases à faible niveau de conflit jusqu'à obtenir un équilibre permettant, en conservant quelques jokers, de traiter les cases plus conflictuelles)
  • règles de préservation de l'empathie pour la continuation ou la reprise du dialogue en vue de l'objectif global poursuivi (ex comportements à éviter, comportements déclencheurs d'accords minimaux)

Notre ouvrage sur la transmission des compétences à l'ère numérique (voir le lien "Essai sur un web alternatif") contient une proposition d'étiquette adaptée à la transmission des compétences personnelles, évidemment bien différente de celle de la négociation entre acheteur et vendeur. Cependant, on y retrouve les catégories de composants listées ci-dessus. Ce n'est pas étonnant, il s'agit de fondamentaux méthodologiques, une analogie avec la musique concertante peut être éclairante.

Dans tous les cas, la mise en oeuvre sur le Web d'une étiquette de dialogue à objectif implique, par nature, la création d'une société virtuelle spécifique.

Pour ce faire, à l'évidence, le Web actuel doit être dépassé. Ce Web-là est devenu un jouet hypnotiseur à prétention universelle, instrumentalisé par les marchands et les manipulateurs. Les emoticones d'état d'âme, les réseaux sociaux banaliseurs, les services outilleurs de propagandes, les encyclopédies de l'instantané, les clics d'achats faciles par carte bancaire, les traductions automatiques ineptes, la netiquette en bouillie pour chat, et in fine la déclaration universelle des droits de l'Homme... : pauvreté de la socialisation sur le Web actuel, faiblesse de ses fondements techniques, misère de ses idéaux. Hélas, "le media est le message" comme disait un prophète du village planétaire, et nos savants se perdent dans ses détails insignifiants et ses oripeaux.

Le Web des innovations sociales reste à inventer, pas comme un miroir ni une extension du monde réel, mais comme l'espace des sociétés virtuelles en tant que nouveaux territoires du monde réel. Scandale : c'est possible ! Avec "dialogue" et "étiquette"...

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