Voici donc enfin une proposition d'étiquette (presque) universelle destinée aux interactions entre personnes dans le cadre d'une conversation à objectif sur le Web.

Ce premier billet explique pourquoi une telle étiquette est utile, même vitale dans ce cadre, et en propose quelques principes, à côté des autres conventions que les protagonistes choisissent de respecter.

Qu'il soit bien clair que nous ne prétendons pas considérer toutes les conversations, et en particulier pas celles destinées à :

  • satisfaire une curiosité spontanée, par exemple savoir si untel est toujours vivant (et éventuellement me rassurer sur mon propre cas),
  • exécuter une procédure prédéfinie de compte rendu,
  • bavarder de choses et d'autres (et notamment de moi, de moi, et de moi),
  • tenir un rôle strictement encadré par un code (ou par le texte d'une pièce de théâtre),
  • manifester l'intention de maintenir un contact social par pure sympathie, sur n'importe quel contenu, n'importe quelle musique,
  • obtenir une réponse à une question fermée dans un contexte étroit ("où se trouve le bureau de poste le plus proche ?"),
  • débattre d'idées à l'infini, par le jeu de reformulations, de déplacements du contexte, de fines suggestions dans un flot de références savantes, généralement de sorte que rien de concret ne puisse en ressortir à part l'humiliation des inférieurs culturels ou moins entraînés,
  • ...

Le neveu de Rameau représente un sommet littéraire, en même temps qu'un excellent exemple de ce qui se trouve complètement en dehors de notre cadre. On peut donc constater humblement que tout n'est pas superflu en dehors de ce cadre.
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Au fait, qu'entendons-nous par "conversation à objectif" ? Hé bien, c'est... euh, une interaction en vue d'un objectif convenu entre des personnes, pas forcément proches, qui apporte à toutes ces personnes la certitude de s'enrichir un peu, à partir des seuls contenus mis en commun des échanges au cours de la conversation. Pas forcément tout de suite au cours des interactions et pas forcément de la même façon pour chacun.

Ce n'est pas clair ? C'est normal, parce que ce type de conversation et surtout sa réussite restent malheureusement des exceptions. Cependant, vous avez certainement connu cette expérience plusieurs fois dans votre vie, et alors le souvenir ne s'en efface pas. Pourtant, nous ne parlons pas d'un "enrichissement" du genre d'une conversion philosophique, mais des modestes bienfaits des interactions avec nos semblables dans les circonstances courantes de la vie, telles que la recherche conflictuelle d'un accord contractuel, la transmission amicale de compétences culinaires, la contribution à un ouvrage collectif. Souvenez-vous, et demandez-vous pourquoi ce furent des moments si rares. Demandez-vous aussi, par comparaison, pourquoi certains trucs appris des autres, vous avez plutôt l'impression de les avoir volés, ou tout au moins d'avoir largement profité de la pudeur des donateurs...

C'est le caractère exceptionnel de la réussite d'une conversation à objectif que nous proposons de dépasser. Le Web permet cet exploit, même si ce n'est guère évident pour l'instant. Plusieurs billets publiés dans ce blog permettent d'évaluer le saut quantique à réaliser pour y parvenir. Les contributeurs des communautés de travail sur le Web (encyclopédie, logiciel, grand projet) ou des communautés d'échange à thème (clubs sportifs, forums, ... ) peuvent témoigner qu'il leur manque "quelque chose" entre les échanges de travail et les émoticones de l'euphorie sympa bon enfant. En fait, le vide d'interaction sociale est occultée par des cadres mutilants. La misère est particulièrement criante dans les séries de commentaires des blogs, même les blogs les mieux courus, et ceci indépendamment de la qualité des contributions individuelles (c'est justement là qu'est le scandale). Récemment, dans certains forums techniques, on constate la banalisation du retour d'information par le bénéficiaire d'un conseil fructueux. C'est un début de civilisation. Malheureusement, en amont, il reste la masse des aboiements idiomatiques, des banalités ignorantes et des recommandations inadéquates, qui ressortent en tête dans les réponses des moteurs de recherche.

Examinons les principales causes bien connues mais néanmoins toutes fondamentales du pourrissement d'une conversation à objectif :

  • la pesanteur des préjugés et idées fausses implicites (en particulier les préjugés des autres sur moi)
  • les blocages stupides sur des détails insignifiants (pourquoi s'est-il vexé de ma petite phrase, c'est grotesque...)
  • les changements de sujet imposés par une coalition spontanée de quelques uns (au lieu de s'intéresser à ce que j'ai dit)
  • la prétention d'un(e) imbécile à vouloir arbitrer la discussion, alors qu'il (elle) ne comprend rien à ce qui se passe (et ne discerne pas la valeur réelle de mon apport)
  • le décalage volontaire de registre par des mauvais joueurs, le second degré, les incidentes perturbantes, etc (je ne sais pas comment leur dire d'arrêter leurs bêtises, je ne fais que me défendre...)
  • la tétanisation sur un indicateur productiviste censé mesurer la performance de chacun ou du groupe (certains font la course pour faire progresser l'indicateur, d'autres font tout en sens contraire, à la fin, cela se négocie)
  • l'enfermement dans un jeu de rôles (le gentil demande plus d'explications, le méticuleux critique la syntaxe, le rusé balance des sacs pleins de contre arguments, le malin relève les contradictions, le matamore fait le beau...)
  • la précipitation à trouver une conclusion (le ressort de tant de manipulations)
  • ...

Tenter d'échapper à l'inévitable enlisement de toute conversation à objectif, c'est se précipiter sur une voie déjà fortement encombrée et sans gloire vers diverses fausses solutions. Parmi les plus expérimentées, citons l'imposition d'une forme totalitaire de pression mentale, ou l'acquisition d'une potion magique sur l'étagère d'un vendeur de (son propre) développement personnel. Ces solutions ne peuvent évidemment au mieux que déplacer les niveaux respectifs d'influence des facteurs du pourrissement.

Reconnaissons plutôt qu'il ne peut exister ni vaccin ni remède, évidemment pas dans le libre jeu des marchés, et pas plus dans les ruminations des savants bien assis.

Il nous reste la liberté d'innover pour nous donner le pouvoir de surmonter les facteurs négatifs, à défaut de pouvoir s'en affranchir. Ailleurs dans ce blog, on expose pourquoi et comment une étiquette adaptée peut permettre de conduire une conversation à objectif, certes sans garantie du succès, mais en équipant les participants du pouvoir de calmer les démons et de réduire leurs effets dès leur apparition. Comme tout pouvoir, on peut en user ou pas, avec adresse ou pas.

Dans le cadre limité d'une conversation à objectif sur le Web, on bénéficie d'un contexte technique plutôt favorable, à condition de résister aux tentations de l'usage naïf de la technologie. Historiquement, la tentation majoritaire est de se ramener au modèle de la discussion en pleine rue (le Web comme visiophone). Une autre tentation est de se soumettre à un modèle d'échange informatique entre robots pensants (le Web des jolis formulaires et des pages formattées).

Nous nous situons toujours dans un mode de conversation classique sur le Web, par écrit, en temps différé ou en temps réel. Notre hypothèse de référence est celle d'une communauté égalitaire de participants répartis entre plusieurs fuseaux horaires et contribuant à une oeuvre commune, dont les éléments sont répartis entre les participants (genre trésor personnel) ou sont rassemblés pour un usage collectif (genre trésor de l'humanité ou d'un de ses sous-groupes).

Nous proposons l'instauration d'une étiquette d'interaction à convenir entre les participants en fonction du type d'objectif (la réalisation ou le progrès de l'oeuvre commune), du contexte général, de particularités ou contraintes des participants, etc. La définition de cette étiquette s'appuie sur quelques principes :

  • imposition de l'expression au premier degré (ce qui inclut évidemment le déconnage convenablement signalé),
  • prohibition de toute expression fondée sur la connaissance, la supposition ou la recherche d'une caractéristique de l'autre, si cette connaissance est hors sujet,
  • renonciation à la prédétermination du cheminement entre les étapes formelles de la conversation,
  • renonciation à la recherche d'une prise de conscience simultanée par chaque protagoniste de l'atteinte de l'objectif de la conversation.

Ces principes peuvent sembler contestables et imparfaits, même dans le cadre et l'hypothèse de référence. On verra plus loin que leur importance relève de la pédagogie de l'étiquette plus que de sa pratique. En revanche, il est crucial que l'étiquette d'interaction ne soit pas confondue avec une simple convention de forme ou de fond des contenus échangés, ni avec un procédé de rédaction collective particulièrement efficace. Notamment, il serait aberrant d'y inclure un indicateur de mesure productiviste : une étiquette d'interaction n'exclut pas a priori ce type de mesure selon besoin, mais par nature ne peut pas en contenir. Dit autrement, l'accord des participants sur une étiquette d'interaction doit rester indépendant des autres accords qu'ils peuvent établir entre eux par ailleurs, en particulier sur la forme des contenus, le fond, les indicateurs de progression, etc. Mais logiquement, l'étiquette d'interaction doit être établie antérieurement aux autres conventions entre les participants, juste après l'objectif commun, afin que cette étiquette puisse être mise en oeuvre dès la période constituante d'une communauté de conversation à objectif, c'est-à-dire dans la période de définition des conventions et règles communes.

Les tout prochains billets seront consacrés à la présentation développée de l'étiquette d'interaction proposée dans le cadre et l'hypothèse de référence.

Ne confondons pas "conversation à objectif" avec "dialogue de fin" ni avec "discours de clôture"...