"Mais enfin, voyons, ce que vous dîtes est complètement banal et en plus, vous vous enfermez dans un point de vue technique, lisez donc les sociologues interactionnistes !".

Ce billet répond à cette critique et précise notre démarche.

NB. Wikipedia dit à peu près tout sur les "interactionnistes" en moins d'une page. Ce sont des universitaires du Nouveau Monde de diverses disciplines qui ont consacré une grande partie de leurs recherches à l'étude des interactions entre les personnes. Il est certainement comparativement injuste de les réduire à un entrefilet, ils appartiennent, avec d'autres, à une longue tradition à laquelle on pourrait même rattacher "notre" René Girard. En tous cas, les productions de ces universitaires ont largement nourri notre propre réflexion, même si nous avons pris une autre direction, comme on va le voir.

Le fait est que, avant d'écrire une seule ligne, nous avons dévoré des ouvrages de la mouvance interactionniste (au sens large), dont la plupart des traductions disponibles en collection de poche des merveilleux Gregory Bateson, Paul Watzlawick, Edward T. Hall. Plus tard, nous avons parcouru plusieurs livres d'Erving Goffman, dont celui qu'il a consacré aux rites d'interaction.

Rites_goff.jpg

Ces ouvrages accumulent les démonstrations de l'impossibilité du dialogue interpersonnel à travers le Web, y compris en communication instantanée avec vidéo !

Que nous disent-ils en effet ? Que chaque personne joue son rôle social, lequel détermine, avec le contexte, sa ligne de conduite au cours de ses interactions avec d'autres personnes. Et notamment que les paroles des acteurs n'auront pas le même effet selon le positionnement réciproque dans l'espace, l'attitude, le rythme, la hauteur et l'intonation, le plissement des lèvres, le battement des paupières, etc, etc, etc, etc.

Notons que tout cela est parfaitement exact, mais encore dramatiquement incomplet, notamment pour les raisons suivantes d'observation courante :
- en société, dire sert beaucoup à ne pas dire, et c'est probablement la répartition entre dit et non dit qui définit en grande partie les interactions non verbales; mais, encore au-delà, les apparences sont aussi celles des absences;
- peut-être ce qui est le plus important pour un animal qui observe deux humains en interaction verbale, c'est la variation de leurs odeurs et d'autres caractéristiques subtiles au cours du processus; ce n'est pas parce que les facultés sensorielles de l'espèce humaine se sont relativement émoussées au cours des âges, que ces variations ne doivent pas être étudiées;
- tout à l'autre bout de la planète, il existe une société vraiment bizarre où les gens se parlent d'une manière bien curieuse; mais, comme la terre est ronde, cet autre bout du monde se révèle assez proche de notre voisinage immédiat et alors nous sommes bien obligés de constater qu'il nous est très difficile d'enquêter "objectivement" sous le regard des autres, sauf si nous prenons le risque préalable d'une théorisation de nous-mêmes adaptée aux finalités de notre démarche.

Pour esquisser une critique, sans rien retirer par ailleurs au mérite de ces auteurs ni à l'intérêt de leurs réflexions :
- il auraient du s'informer des découvertes récentes sur le comportement animal (éthologie) et sur le conditionnement humain, cela leur aurait évité des errements théoriques assez inutiles sur l'inné et l'acquis;
- ils auraient du s'intéresser à l'informatique théorique, cela leur aurait évité de sous-estimer les capacités intrinsèques des machines, dont celles de la mécanique humaine;
- ils auraient du s'inquiéter de l'imprégnation de leur démarche par leur propre culture, au lieu de valider le pseudo axiome "le message, c'est le media" à force d'exemples canalisés par cette culture particulière.

Etho_agress.jpg

Bref, par rapport à notre sujet, les ouvrages des interactionnistes constituent un mélange d'observations détaillées, d'analyses pertinentes, et de réflexions (certaines de ces réflexions pourraient toutefois relever du carnet de route d'une famille Fenouillard de Californie), qui vont plutôt à contre sens de ce que nous tentons de faire, malgré l'apparence de généralité convaincante véhiculée par ces ouvrages.

Notre propre réflexion vise la création de sociétés virtuelles sur le Web, absolument pas dans le cas général, mais bien au contraire sous un ensemble d'hypothèses volontairement restrictives :
- sociétés à finalités et conventions publiques impliquant une adhésion,
- définition des personnes et de leurs interactions en fonction des seules finalités,
- interactions de longue durée entre les personnes et répartition des interactions dans le temps, éventuellement en dialogues pas forcément synchrones.
- etc.

Peut-être ce sont là des hypothèses de "petits techniciens", mais elles permettent certainement la création d'entités sociales nouvelles à partir d'une théorisation relativement simple, tandis que les réflexions à prétention générale produiront une infinité de thèses analytiques fondées sur leurs présupposés implicites.