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samedi 1 septembre 2012

Pour un Web de la conversation à objectif (1)

Voici donc enfin une proposition d'étiquette (presque) universelle destinée aux interactions entre personnes dans le cadre d'une conversation à objectif sur le Web.

Ce premier billet explique pourquoi une telle étiquette est utile, même vitale dans ce cadre, et en propose quelques principes, à côté des autres conventions que les protagonistes choisissent de respecter.

Qu'il soit bien clair que nous ne prétendons pas considérer toutes les conversations, et en particulier pas celles destinées à :

  • satisfaire une curiosité spontanée, par exemple savoir si untel est toujours vivant (et éventuellement me rassurer sur mon propre cas),
  • exécuter une procédure prédéfinie de compte rendu,
  • bavarder de choses et d'autres (et notamment de moi, de moi, et de moi),
  • tenir un rôle strictement encadré par un code (ou par le texte d'une pièce de théâtre),
  • manifester l'intention de maintenir un contact social par pure sympathie, sur n'importe quel contenu, n'importe quelle musique,
  • obtenir une réponse à une question fermée dans un contexte étroit ("où se trouve le bureau de poste le plus proche ?"),
  • débattre d'idées à l'infini, par le jeu de reformulations, de déplacements du contexte, de fines suggestions dans un flot de références savantes, généralement de sorte que rien de concret ne puisse en ressortir à part l'humiliation des inférieurs culturels ou moins entraînés,
  • ...

Le neveu de Rameau représente un sommet littéraire, en même temps qu'un excellent exemple de ce qui se trouve complètement en dehors de notre cadre. On peut donc constater humblement que tout n'est pas superflu en dehors de ce cadre.
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Au fait, qu'entendons-nous par "conversation à objectif" ? Hé bien, c'est... euh, une interaction en vue d'un objectif convenu entre des personnes, pas forcément proches, qui apporte à toutes ces personnes la certitude de s'enrichir un peu, à partir des seuls contenus mis en commun des échanges au cours de la conversation. Pas forcément tout de suite au cours des interactions et pas forcément de la même façon pour chacun.

Ce n'est pas clair ? C'est normal, parce que ce type de conversation et surtout sa réussite restent malheureusement des exceptions. Cependant, vous avez certainement connu cette expérience plusieurs fois dans votre vie, et alors le souvenir ne s'en efface pas. Pourtant, nous ne parlons pas d'un "enrichissement" du genre d'une conversion philosophique, mais des modestes bienfaits des interactions avec nos semblables dans les circonstances courantes de la vie, telles que la recherche conflictuelle d'un accord contractuel, la transmission amicale de compétences culinaires, la contribution à un ouvrage collectif. Souvenez-vous, et demandez-vous pourquoi ce furent des moments si rares. Demandez-vous aussi, par comparaison, pourquoi certains trucs appris des autres, vous avez plutôt l'impression de les avoir volés, ou tout au moins d'avoir largement profité de la pudeur des donateurs...

C'est le caractère exceptionnel de la réussite d'une conversation à objectif que nous proposons de dépasser. Le Web permet cet exploit, même si ce n'est guère évident pour l'instant. Plusieurs billets publiés dans ce blog permettent d'évaluer le saut quantique à réaliser pour y parvenir. Les contributeurs des communautés de travail sur le Web (encyclopédie, logiciel, grand projet) ou des communautés d'échange à thème (clubs sportifs, forums, ... ) peuvent témoigner qu'il leur manque "quelque chose" entre les échanges de travail et les émoticones de l'euphorie sympa bon enfant. En fait, le vide d'interaction sociale est occultée par des cadres mutilants. La misère est particulièrement criante dans les séries de commentaires des blogs, même les blogs les mieux courus, et ceci indépendamment de la qualité des contributions individuelles (c'est justement là qu'est le scandale). Récemment, dans certains forums techniques, on constate la banalisation du retour d'information par le bénéficiaire d'un conseil fructueux. C'est un début de civilisation. Malheureusement, en amont, il reste la masse des aboiements idiomatiques, des banalités ignorantes et des recommandations inadéquates, qui ressortent en tête dans les réponses des moteurs de recherche.

Examinons les principales causes bien connues mais néanmoins toutes fondamentales du pourrissement d'une conversation à objectif :

  • la pesanteur des préjugés et idées fausses implicites (en particulier les préjugés des autres sur moi)
  • les blocages stupides sur des détails insignifiants (pourquoi s'est-il vexé de ma petite phrase, c'est grotesque...)
  • les changements de sujet imposés par une coalition spontanée de quelques uns (au lieu de s'intéresser à ce que j'ai dit)
  • la prétention d'un(e) imbécile à vouloir arbitrer la discussion, alors qu'il (elle) ne comprend rien à ce qui se passe (et ne discerne pas la valeur réelle de mon apport)
  • le décalage volontaire de registre par des mauvais joueurs, le second degré, les incidentes perturbantes, etc (je ne sais pas comment leur dire d'arrêter leurs bêtises, je ne fais que me défendre...)
  • la tétanisation sur un indicateur productiviste censé mesurer la performance de chacun ou du groupe (certains font la course pour faire progresser l'indicateur, d'autres font tout en sens contraire, à la fin, cela se négocie)
  • l'enfermement dans un jeu de rôles (le gentil demande plus d'explications, le méticuleux critique la syntaxe, le rusé balance des sacs pleins de contre arguments, le malin relève les contradictions, le matamore fait le beau...)
  • la précipitation à trouver une conclusion (le ressort de tant de manipulations)
  • ...

Tenter d'échapper à l'inévitable enlisement de toute conversation à objectif, c'est se précipiter sur une voie déjà fortement encombrée et sans gloire vers diverses fausses solutions. Parmi les plus expérimentées, citons l'imposition d'une forme totalitaire de pression mentale, ou l'acquisition d'une potion magique sur l'étagère d'un vendeur de (son propre) développement personnel. Ces solutions ne peuvent évidemment au mieux que déplacer les niveaux respectifs d'influence des facteurs du pourrissement.

Reconnaissons plutôt qu'il ne peut exister ni vaccin ni remède, évidemment pas dans le libre jeu des marchés, et pas plus dans les ruminations des savants bien assis.

Il nous reste la liberté d'innover pour nous donner le pouvoir de surmonter les facteurs négatifs, à défaut de pouvoir s'en affranchir. Ailleurs dans ce blog, on expose pourquoi et comment une étiquette adaptée peut permettre de conduire une conversation à objectif, certes sans garantie du succès, mais en équipant les participants du pouvoir de calmer les démons et de réduire leurs effets dès leur apparition. Comme tout pouvoir, on peut en user ou pas, avec adresse ou pas.

Dans le cadre limité d'une conversation à objectif sur le Web, on bénéficie d'un contexte technique plutôt favorable, à condition de résister aux tentations de l'usage naïf de la technologie. Historiquement, la tentation majoritaire est de se ramener au modèle de la discussion en pleine rue (le Web comme visiophone). Une autre tentation est de se soumettre à un modèle d'échange informatique entre robots pensants (le Web des jolis formulaires et des pages formattées).

Nous nous situons toujours dans un mode de conversation classique sur le Web, par écrit, en temps différé ou en temps réel. Notre hypothèse de référence est celle d'une communauté égalitaire de participants répartis entre plusieurs fuseaux horaires et contribuant à une oeuvre commune, dont les éléments sont répartis entre les participants (genre trésor personnel) ou sont rassemblés pour un usage collectif (genre trésor de l'humanité ou d'un de ses sous-groupes).

Nous proposons l'instauration d'une étiquette d'interaction à convenir entre les participants en fonction du type d'objectif (la réalisation ou le progrès de l'oeuvre commune), du contexte général, de particularités ou contraintes des participants, etc. La définition de cette étiquette s'appuie sur quelques principes :

  • imposition de l'expression au premier degré (ce qui inclut évidemment le déconnage convenablement signalé),
  • prohibition de toute expression fondée sur la connaissance, la supposition ou la recherche d'une caractéristique de l'autre, si cette connaissance est hors sujet,
  • renonciation à la prédétermination du cheminement entre les étapes formelles de la conversation,
  • renonciation à la recherche d'une prise de conscience simultanée par chaque protagoniste de l'atteinte de l'objectif de la conversation.

Ces principes peuvent sembler contestables et imparfaits, même dans le cadre et l'hypothèse de référence. On verra plus loin que leur importance relève de la pédagogie de l'étiquette plus que de sa pratique. En revanche, il est crucial que l'étiquette d'interaction ne soit pas confondue avec une simple convention de forme ou de fond des contenus échangés, ni avec un procédé de rédaction collective particulièrement efficace. Notamment, il serait aberrant d'y inclure un indicateur de mesure productiviste : une étiquette d'interaction n'exclut pas a priori ce type de mesure selon besoin, mais par nature ne peut pas en contenir. Dit autrement, l'accord des participants sur une étiquette d'interaction doit rester indépendant des autres accords qu'ils peuvent établir entre eux par ailleurs, en particulier sur la forme des contenus, le fond, les indicateurs de progression, etc. Mais logiquement, l'étiquette d'interaction doit être établie antérieurement aux autres conventions entre les participants, juste après l'objectif commun, afin que cette étiquette puisse être mise en oeuvre dès la période constituante d'une communauté de conversation à objectif, c'est-à-dire dans la période de définition des conventions et règles communes.

Les tout prochains billets seront consacrés à la présentation développée de l'étiquette d'interaction proposée dans le cadre et l'hypothèse de référence.

Ne confondons pas "conversation à objectif" avec "dialogue de fin" ni avec "discours de clôture"...

dimanche 8 juillet 2012

Apprentissage, compétence, démocratie et révolution numérique

L'apprentissage reste d'actualité, tant mieux.

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Dans cet article du numéro 44 du magazine Cigale, on parle de passion du métier et du charisme des professionnels enseignants. Un ancien élève, jeune artisan boulanger primé dans sa profession, est donné en exemple. C'est beau et grand comme la tradition. On aurait pu écrire le même article il y a 50 ans, avec des noms différents, dans n'importe quel pays bénéficiant d'un système éducatif similaire.

Questions

Pourquoi le terme "apprentissage" reste-t-il associé aux métiers dits manuels plutôt qu'aux disciplines dites intellectuelles ?
En quoi les formes d'enseignement pratiquées par exemple dans les business schools sont-elles différentes d'un apprentissage ?
Pourquoi réservons-nous l'apprentissage à de "jeunes apprentis" et très difficilement à des adultes, sauf peut-être pour l'informatique ?
Pourquoi tant de rapports savants sur l'éducation mélangent-ils les termes "connaissance", "savoir faire", "compétence" ?

"Selon les études internationales, on entend par compétence une combinaison de connaissances, d'aptitudes et d'attitudes appropriées à une situation donnée. Les compétences clés sont celles qui fondent l'épanouissement personnel, l'inclusion sociale, la citoyenneté active et l'emploi"
(extrait d'une recommandation de 2006 du Parlement européen, citée sans rire dans le rapport 2007 de l'inspection générale de l'éducation nationale "les livrets de compétence : nouveaux outils pour l'évaluation des acquis").

Simplement, pourquoi ne pas dire que toute compétence est une affaire de développement personnel dans la vie ? Et que la transmission de compétence suppose une relation de tutorat de durée indéfinie avec une forte autonomie ? Et que, par conséquent, le cadre scolaire ne peut évidemment pas être celui de l'acquisition de compétences, mais celui de la transmission de connaissances et de savoir faire, ce qui est déjà beaucoup ?

Ou alors, sommes-nous invités à de parler d'"expertise" pour toute compétence personnelle ? Ou prétendons-nous expliquer Mozart par une liste de "compétences" ?

Ce n'est pas l'inflation du sens des mots qui résoudra nos problèmes éducatifs dans une société ravagée par la révolution numérique. Voir, par exemple, l'article Pauvre Poucette (http://www.sauv.net/pauvrepoucette.php) à propos des dégâts causés par les nouvelles technologies aux enfants abandonnés trop tôt à l'emprise de la télévision et de l'ordinateur. L'article décrit précisément les dangers du mauvais usage de ces nouvelles technologies dont les conséquences sur de jeunes capacités mentales en développement s'avèrent destructives, irrécupérables. Pourquoi l'école n'a-t-elle pas appris aux enfants à utiliser ces technologies et les a laissés dans la dépendance ? Parce que c'était de l'"apprentissage" et que les jeunes étaient supposés naturellement plus "compétents" que leurs professeurs ?

L'absence de réponse pertinente de notre société face à l'agression barbare des nouveaux medias, agression insidieuse toute emballée de sucre, n'est pas une défaillance spécifique à l'école. Pourtant, il s'agit bien d'une menace mortelle pour notre civilisation; même des intellectuels de souche commencent à le dire, à notre avis encore sans évaluer correctement le niveau ni la nature de la menace. Il reste donc utile de compléter le tableau à gros traits, et notamment dans la zone qui concerne un autre pilier de notre société : la démocratie.

A votre avis, si le nombre d'êtres dépendants continue d'augmenter, incapables de maintenir leur attention plus de quelques secondes et tout à la fois compulsivement hyper réactifs aux émotions instantanées, quelle est leur proportion fatale pour la démocratie dans une société ? Dites un chiffre, soit 15% par exemple, ce qui fait 3 personnes sur 20, et demandez-vous en regardant dans la rue, les magasins, les bus, aussi chez vous et vos proches, si ce chiffre n'est pas déjà largement dépassé.

Peut-être pensez-vous encore que la démocratie s'appuie sur des citoyens responsables et réfléchis. et que cette forme de gouvernement est la seule qui pose constamment la question de l'intérêt général , alors probablement vous ne trouvez pas rassurant que nos parlementaires affirment qu'ils passent des nuits à travailler en assemblée. Pourquoi leur travail serait-il si mal organisé et pourquoi ont-ils du mal à s'en justifier correctement devant les citoyens qu'ils représentent, et croient s'en acquitter par des discours partisans ou des baratins préfabriqués par des officines ? Peut-être alors votre impression de citoyen ordinaire est que vous habitez un pays colonisé par de très banals gestionnaires qui vivent à vos frais, alimentent leurs propres carrières des opportunités qu'ils se créent en tant qu'élus avec leurs affidés et, au-dessus, au bénéfice des grands manipulateurs des medias, à savoir les divers instituts de pensée et les puissances qui les financent.

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Vous avez raison de vous faire du souci à propos de l'intérêt général. Certains penseurs de pays "avancés" ont carrément assimilé l'intérêt général aux décisions prises en résultat des luttes entre les intérêts particuliers représentés dans un jeu "démocratique". C'est justement la conception véhiculée dans la plupart des instances internationales et en particulier sur le Web comme si c'était la seule possible. Cette "démocratie" est une arène de sélection naturelle entre des puissances dominantes, les mêmes qui gavent les medias de leurs études et propositions et assiègent les parlements avec leurs lobbies et projets de lois. C'est une monstruosité en regard des fondements de la démocratie.

Si le problème de la démocratie moderne est celui de la représentativité, c'est celui de la représentation de l'intérêt général, et d'abord celui de la formation des élus. Après des siècles d'expérience, on sait bien que l'intérêt général n'est pas une création spontanée, qu'il ne peut être mis en oeuvre sans intelligence, qu'il peut varier au fond et dans son expression, selon l'époque et le contexte. La définition de l'intérêt général et sa mise en pratique sont des compétences complémentaires, il serait urgent de les reconnaître toutes deux comme des compétences spécifiques et de s'occuper de les transmettre en cohérence. La formation des élus nationaux, régionaux, locaux n'est pas du ressort d'une université ni d'une organisation partisane, mais relève par nature d'une forme d'apprentissage et de tutorat, avec enquêtes et échanges avec d'autres pays. Il faudrait y ajouter une forme de club de partage des expériences entre les élus et les anciens ou ex élus, une capacité organisée de mobilisation de ces expériences pour traiter des questions nouvelles, par une utilisation appropriée des nouvelles technologies.

En conclusion, qu'il s'agisse de l'école ou de la démocracie : cessons d'ignorer que nous sommes attaqués, osons dire la nullité de l'avenir tentateur qui nous possède déjà partiellement, cessons de nous disperser sur des leurres créés par les systèmes d'abrutissement, revenons aux fondamentaux, utilisons intelligemment les nouvelles technologies pour dialoguer entre humains sur des projets concrets.

lundi 11 juin 2012

Pas de dialogue sans étiquette !

Ce billet est sans rapport avec les élections législatives en cours. Cependant, il concerne notre avenir social.

Entendons par dialogue une forme de relation sociale entre des personnes qui cherchent un accord au travers de ce dialogue. L'accord est à comprendre dans un sens très général. Comme son analogue musical. l'accord peut être banal ou original, final ou transitoire, etc.

Entendons par étiquette un ensemble de conventions communes qui permettent aux protagonistes de dérouler leur dialogue. Et considérons la capacité de créer une étiquette et de la partager comme une caractéristique humaine plus large que celle du langage, adaptable à tous media, génératrice de toute forme d'expression sociale. Enfin, préférons "étiquette" à "code", car ce dernier terme véhicule l'idée d'une contrainte d'application automatique (jusqu'à l'enfermement mental et physique individuel), alors que l"étiquette suppose une invitation, souvent associée à une connotation ludique - il s'agit bien du jeu social.

Remarque en passant. "Le code d'ouverture du coffre est sur l'étiquette". Cette expression, où "code" et "étiquette" sont pris dans leurs acceptions banales, peut sembler contester les définitions proposées. On peut cependant y discerner une confirmation : le code est bien ce qui enferme et contient, alors que l'étiquette reste à l'extérieur et rend maître du code !

Illustrons nos définitions par un exemple de la vie des entreprises, celui de la négociation entre un acheteur et un vendeur, tel qu'elle est présentée dans un ouvrage de référence "Acheter avec profit, guide de négociation de l'acheteur professionnel" par Roger Perrotin et Pierre Heusschen (Editions du Moniteur, 1989). Il s'agit de créer les conditions d'un accord entre un acheteur et un vendeur sur la fourniture d'un produit ou d'une prestation : prix, conditions de paiement, délai de livraison et de réapprovisionnement, garantie de qualité, emballage, services associés, conventions d'échanges informatisés, calendrier des prévisions de besoins, etc, etc. L'accord résultera d'une négociation sur chacun des critères objectifs connus du vendeur et de l'acheteur; ces critères sont objectifs parce qu'ils sont déterminés par la nature du produit ou de la prestation dans le contexte de la négociation. Chacun des protagonistes connaissant l'entreprise de l'autre, il peut classer ces critères objectifs en fonction de sa propre marge de négociation et, sur un autre axe, de la marge de négociation qu'il suppose chez l'autre. Il obtient alors un tableau de classement croisé qui lui présente les critères objectifs sur lequels la négociation promet d'être difficile (ceux pour lesquels la marge de négociation de l'un et de l'autre est faible), à l'inverse des critères peu conflictuels et parmi ces derniers, des critères "jokers" importants pour l'un des protagonistes mais pas pour l'autre. Une bonne tactique de l'acheteur consiste alors à conduire la négociation de case à case sur ce tableau dans un ordre qui lui permette à la fin d'obtenir un accord global satisfaisant (ce qui peut nécessiter le constat provisoire d'un blocage, d'où l'utilité d'une réserve de "jokers" pour redémarrer).

La personnalité de chacun des protagonistes intervient à double titre : dans la détermination du cheminement sur le tableau et dans l'expression (formules de politesse, questions ouvertes/fermées, types d'objections ou argumentaires et manières de les exprimer, etc). Cette potentialité de complexité foisonnante peut être réduite dans un cadre commun de référence : typologie des styles d'acheteur et de vendeur, caractérisation des tendances inefficaces des uns et des autres, ensemble minimal de règles de l'empathie transactionnelle dans ce type de négociation. Il devient alors possible pour chacun des protagonistes de mettre en oeuvre une tactique adaptée, d'éviter les situations de blocage ou de les résoudre.

Au total, ce qui est décrit dans ce guide de négociation, c'est une étiquette au sens défini en introduction. Si le cours réel de la négociation révèle des affrontements inattendus entre l'acheteur et le vendeur, par exemple du fait d'erreurs d'évaluation des marges de négociation ou du fait d'évolutions imprévues des styles de négociation adoptés, alors d'autant plus, cette étiquette sera le recours commun, parce qu'elle permet à chacun simultanément de percevoir la nécessité des ajustements, leur nature et leur portée souhaitables, puis de conduire leur réalisation dans un cadre commun - à ce titre l'étiquette est constitutive du métier des protagonistes dans leur relation conflictuelle. Clairement, même et surtout dans un contexte déterminé par la recherche d'un objectif précis, l'étiquette n'est pas le décor ni l'ustensile du dialogue, mais sa méthode.

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En généralisant juste un peu, les catégories de composants d'une étiquette de dialogue à objectif se dégagent :

  • référentiel des types de protagonistes en vue du dialogue pour l'objectif global poursuivi (ex styles d'acheteur et de vendeur)
  • référentiel d'affichage de la progression du dialogue en vue de l'objectif global poursuivi (ex tableau croisé des critères selon leur criticité pour chacun des protagonistes)
  • règles de cheminement du dialogue pour atteindre l'objectif global poursuivi (ex passage sur les cases à faible niveau de conflit jusqu'à obtenir un équilibre permettant, en conservant quelques jokers, de traiter les cases plus conflictuelles)
  • règles de préservation de l'empathie pour la continuation ou la reprise du dialogue en vue de l'objectif global poursuivi (ex comportements à éviter, comportements déclencheurs d'accords minimaux)

Notre ouvrage sur la transmission des compétences à l'ère numérique (voir le lien "Essai sur un web alternatif") contient une proposition d'étiquette adaptée à la transmission des compétences personnelles, évidemment bien différente de celle de la négociation entre acheteur et vendeur. Cependant, on y retrouve les catégories de composants listées ci-dessus. Ce n'est pas étonnant, il s'agit de fondamentaux méthodologiques, une analogie avec la musique concertante peut être éclairante.

Dans tous les cas, la mise en oeuvre sur le Web d'une étiquette de dialogue à objectif implique, par nature, la création d'une société virtuelle spécifique.

Pour ce faire, à l'évidence, le Web actuel doit être dépassé. Ce Web-là est devenu un jouet hypnotiseur à prétention universelle, instrumentalisé par les marchands et les manipulateurs. Les emoticones d'état d'âme, les réseaux sociaux banaliseurs, les services outilleurs de propagandes, les encyclopédies de l'instantané, les clics d'achats faciles par carte bancaire, les traductions automatiques ineptes, la netiquette en bouillie pour chat, et in fine la déclaration universelle des droits de l'Homme... : pauvreté de la socialisation sur le Web actuel, faiblesse de ses fondements techniques, misère de ses idéaux. Hélas, "le media est le message" comme disait un prophète du village planétaire, et nos savants se perdent dans ses détails insignifiants et ses oripeaux.

Le Web des innovations sociales reste à inventer, pas comme un miroir ni une extension du monde réel, mais comme l'espace des sociétés virtuelles en tant que nouveaux territoires du monde réel. Scandale : c'est possible ! Avec "dialogue" et "étiquette"...

samedi 31 mars 2012

Pensées dépliées dans un nuage de poussière

Un peu avant l'an 2000, je travaillais pour un temps à l'intérieur d'un immeuble de grande hauteur proche de la place Balard près du coin sud ouest du périphérique parisien. De mon bureau, je voyais au loin les tours du quartier de la Défense. Mais, certains jours, à la place des tours, il n'y avait tout simplement rien. Rien que du ciel uniforme, pas même une ombre ni une nuance de couleur sur l'horizon. C'était un effet d'optique, mais aussi le résultat du gommage des lointains par l'amas des poussières en suspension. La preuve, c'est qu'après de fortes averses de pluie, on voyait les tours distantes avec un grand niveau de détail. Et, à partir d'autres fenêtres de l'immeuble, le même phénomène de disparition épisodique se manifestait pour la tour Eiffel, pourtant beaucoup plus proche.

Malgré la réduction de la circulation automobile dans la capitale, je peux témoigner qu'en 2012 juste avant notre élection présidentielle, le nuage poussièreux est toujours là, probablement plus tenace. Depuis quelques années, j'ai du apprendre à respirer différemment, pour maîtriser les effets de mes réactions instinctives (éternuement, bouchage des voies nasales, etc.); sinon, je dépenserais mon temps et pas mal d'argent, sans parler des ressources de la sécurité sociale, à rechercher mes allergies ou soigner une forme de sinusite invisible, en pure perte. Récemment, j'ai entendu à la radio qu'à Rouen, on disait aux enfants dans les cours d'écoles primaires de ne pas courir afin d'éviter de respirer trop fort; c'était une journée de pollution exceptionnelle sans doute...

Je pense que chacun de nous ressent d'une manière ou d'une autre le rétrécissement du monde physique dans son existence quotidienne. Il n'y a pas que de mauvaises conséquences : par exemple, nous avons la possibilité d'acheter des tomates toute l'année, la possibilité de nous déplacer à l'autre bout du monde en une journée. Nous payons pour du bien être et des services vendus par des marchands, sans faire la relation avec la dégradation commune de l'environnement que nous subissons. Un jour, tout naturellement, les marchands nous vendront du bon air à respirer au travers d'un filtre spécial, comme depuis longtemps ils nous vendent la bonne eau du robinet. D'ailleurs, notre dépendance marchande a déjà envahi notre imaginaire, par la mode des voyages lointains, et par l'incitation publicitaire à la bougeotte en automobile - tout le monde se plaint du renchérissement du carburant, alors que notre pauvreté grandit ailleurs.

Ce qui me semble encore plus inquiétant que le rétrécissement du monde physique, c'est celui de notre monde mental. Car les deux phénomènes de repli, le physique et le mental, sont liés, pour beaucoup de raisons. En voici quelques unes.

Les nouvelles technologies de l'informatique et de la communication peuvent servir de prétexte à l'ignorance du rétrécissement physique, puisqu'elles abolissent les distances. Mais, en même temps, le mésusage de ces technologies est coupable de notre engourdissement intellectuel, par l'effet des machineries statistiques au service des propagandes qui les financent. De fait, l'informatique et Internet sont devenus doublement indispensables à notre confort mental, celui des dominés comme celui des dominants.

Il est navrant que la plupart de nos grands intellectuels soient préoccupés de leur promotion personnelle à l'intérieur de leur cercle d'egos. Que le commun des mortels ne puisse rien comprendre à leurs oeuvres, ce n'est pas le moindre de leurs soucis : tout au contraire, c'est un régal de leurs jeux. Que des braves gens croient trouver un intérêt dans les caresses et les volutes de leurs oeuvres contournées pour parler au coeur dans une abondance de références savantes et se délectent de leurs contes qui nous refont l'histoire à plaisir, c'est de là que vient la gloire des grands auteurs ! Parmi nos beaux penseurs, ex thésards qui s'intitulent philosophes, qui ose affronter les questions premières de la réalité pratique : à qui parlez-vous, de quoi parlez-vous, en quelle langue, dans quel but ?

La poésie manipulatoire est au pouvoir, enveloppée dans une rhétorique multimedia. Elle résonne d'autant plus fort que ses thèmes et son style se nourrissent de l'optimisation statistique en miroir de nos bêtises majoritaires et de nos réactions aux actualités fabriquées. Mille fois hélas.

L'industrie des arrogants faiseurs de phrases qui prétendent représenter l'esprit du monde nourrit la propagande et en alimente les machineries afin de nous soumettre à l'empire de nos propres pulsions. Sur le marché de la pensée, le sujet est secondaire, il suffit qu'il soit actuel, et surtout pour refaire l'histoire. D'où nos simulacres d'agitation mentale, notre frénésie de justification du présent, à partir de passés recomposés, dont la multiplicité vaudrait éternité.

Les similitudes sont évidentes entre les romans historiques, les contes et les films pour adolescents, les titres de l'actualité. Sombres complots, nobles secrets, combats épiques. Toute cette matière est construite par croisements successifs d'éléments prémâchés, sur le fondement de l'exception naturelle d'élus ou de champions promis à un destin singulier dans un univers où par ailleurs chacun reste à sa place. Quel joli monde nouveau ! Heureusement que les jeunes esprits n'en retiennent que l'emballage.

La résistance au repli de la pensée devient le fardeau mal réparti de quelques uns, de temps à autre, et sans conviction. Tellement il est tentant de se regarder rêver, l'âme en paix dans le vent de l'histoire, comme si notre imaginaire pouvait se perpétuer ! Entretenir un mythe indécent de la continuité du progrès, ou s'assourdir d'avertissements apocalyptiques, c'est le même discours inepte, celui du conquérant qui piétine l'avenir des autres pour son intérêt égoïste immédiat ou pour la jouissance d'une supériorité momentanée. Les fanatiques et les illuminés continuent de croire ce qui les arrangent.

Le repli du monde physique est irréversible. Il serait sage d'en tirer des règles de vie universelles, avant que des fous malins ne déclenchent le cataclysme régénérateur de l'humanité qu'ils auront préparé afin de leur procurer un avantage exclusif après le sauve-qui-peut mondial. C'est bien par bêtise ou par duplicité que la plupart de nos politiques dominants nous ressassent nos valeurs nationales en soumission aux principes d'une gestion comptable. Trop d'entre eux demeurent au fond très vulgairement avides, en reflet des représentations publicitaires de nous-mêmes, imposteurs d'eux-mêmes. Leur seule invention à l'ère de la communication et du grand ordinateur de propagande, c'est la dissolution de leur responsabilité, forme discrète de restauration des privilèges.

Pourquoi accepterions-nous que le repli du monde de la pensée soit irréversible, même si le rapetissement du monde physique l'est devenu ? Pourquoi ne cherchons-nous pas de nouveaux territoires de l'esprit au-delà des zones de pillage de notre monde et de l'exploitation de nos prochains ?

Voici ce que nous allons léguer à nos survivants : des traductions illisibles des Anciens annotées de commentaires amusants, une encyclopédie obsolète bourrée de liens morts, des jouets technologiques sans pourquoi ni comment, une montagne de romans et de rapports sur nos "nouvelles" illusions de nous-mêmes. Cet héritage leur semblera aussi poussièreux qu'à nous le catalogue des anciennes Expositions Universelles. Que serait l'équivalent contemporain d'un projet tel que celui de la tour Eiffel ? Ne serait-ce pas un projet de société humaine au moins aussi durable ?

dimanche 25 mars 2012

Le retard théorique sur la transmission des compétences à l'ère numérique

Quelque part, Paul Valéry aurait dit :

Lorsque deux êtres humains croient se comprendre,

c’est généralement le résultat heureux d’une erreur.

Dans ce blog, nous imaginons comment surmonter la barrière de l'incompréhension entre les personnes, notamment au travers des vraies sociétés virtuelles, que nous considérons comme de nouveaux espaces de l'esprit. Cependant, nous ne croyons pas que l'établissement de la compréhension entre deux êtres humains soit toujours une source de bonheur, c'est là un autre sujet, et d'ailleurs la citation ci-dessus semble restreindre ce bonheur à la seule impression de se comprendre...

Parmi les causes des mauvaises communications entre les citoyens ordinaires, il faut mentionner l'oppression mentale exercée par les personnalités de toutes sortes, véritables savants ou faussaires. Les media nous gavent de leurs pensées façonnées, leurs oeuvres puissantes et même leurs déjections de l'instant sur tous les sujets d'actualité. Consciemment ou non, par l'obligation de tenir leur rang et de préserver leur place, ces privilégiés endorment la matière grise de leurs contemporains dans la résignation ou l'admiration béate, étouffent la contestation par la tétanie suicidaire des opposants potentiels dans un décor de leurres insignifiants, sous couvert de références savantes ou de représentations convenues de leurs positions sociales supérieures. C'est un abus de pouvoir.

En revanche, il reste au citoyen ordinaire la possibilité de comparer les écrits d'experts qui ont pris le temps et le risque de mûrir leurs pensées. En voici deux, qui ont un rapport avec notre sujet principal, la transmission des compétences à l'ére numérique, ou dont on attendrait qu'il en aient un.

Comment les traditions naissent et meurent (la transmission culturelle) par Olivier Morin, Odile Jacob, octobre 2011

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Anthropologie des savoirs par Nicolas Adell, Armand Colin, Collection U, Sciences humaines et sociales, 2011.

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Incroyable mais vrai : ces ouvrages relevant tous deux des sciences humaines sur des sujets a priori parents, sont quasiment disjoints, même pour une grande partie de leurs bibliographies.
Autre constat : malgré les ambitions transdisciplinaires des ouvrages, on peut s'étonner de l'absence ou du traitement plus que sommaire d'auteurs majeurs sur la nature et la transmission du savoir et des comportements individuels et collectifs, tels que Karl Lorenz, Igor Pavlov, ou Maurice Halbwachs, en comparaison d'auteurs visiblement de référence obligée. Question de mode ?

En synthèse, de notre point de vue, le premier ouvrage est une thèse de doctorat qui n'aborde pas les questions de la transmission de compétences à l'ére numérique. Le second ouvrage, en revanche, exprime sa vocation pédagogique; après une synthèse découpée en grands thèmes sociologiques, il tente de rendre compte des nouvelles questions de la "société de l'information" à venir, évidemment en restant dans le concert des communications et publications officielles de personnalités ou d'experts reconnus, mais c'est déjà çà.

A côté de tels ouvrages de référence, il existe une littérature d'émotion de terrain sur les nouvelles technologies, à partir de l'observation enthousiaste du comportement des jeunes nés au berceau avec l'ordinateur puis avec le smartphone puis avec la tablette, à la fois cobayes et précurseurs, consommateurs et concepteurs du monde à venir... A l'opposé, il existe une littérature de dénonciation des technologies nouvelles. Ces deux sortes d'ouvrages ne débouchent sur rien de concret, parce qu'ils sont soit des écrits d'informaticiens, soit des écrits littéraires, dont des publireportages à la chaîne. La séparation des disciplines littéraires et scientifiques constitue une barrière d'incompréhension entre leurs discours respectifs, mais elle instaure hélas aussi la limite de la compréhension du monde par chaque discipline.

Pour les réseaux d'échange réciproque de savoir

Connaissez-vous les Réseaux d'Echange Réciproque de Savoir (RERS) ?

Ce sont des centres virtuels de mise en contact entre voisins dans une ville ou entre habitants d'une région géographique. Chaque participant propose son savoir en vue de le présenter aux autres au cours d'une démonstration ou d'un cours particulier à domicile. Tout le fonctionnement est fondé sur le volontariat et la réciprocité. Toute idée de rémunération est proscrite.

Malgré quelques convergences, notamment la gratuité et le volontariat, les différences sont importantes avec nos propres recommandations sur les sociétés virtuelles pour la transmission des compétences. Ces différences constituent une opportunité de critiques et de propositions, car nous pensons que les RERS méritent de réussir.

Une critique d'abord. Dès lors que chaque RERS, réseau virtuel local, n'est que l'instrument des propositions mais pas celui de la réalisation de l'échange des savoirs, et dès lors que tous les participants se connaîssent ou peuvent facilement s'informer sur l'identité sociale des autres, comment éviter le poison des rivalités, les crispations sur les normes de réussite formelle des échanges selon les catégories de savoirs, la dérive vers une forme de grand concours, même et peut-être d'autant plus dans un contexte bénévole ? Le danger est donc soit celui de l'extinction des réseaux, soit celui de l'explosion vers un grand bastringue pour la reconnaissance médiatique de quelques vedettes ou futurs élus.

Quelques propositions.

Pour canaliser les pesanteurs sociales, il est nécessaire que chaque réseau virtuel local puisse créer et entretenir sa propre culture de l'échange. Les conditions peuvent en être trouvées au travers d'une spécialisation locale sur quelques domaines de compétences ancrés sur le terrain (au sens large, par exemple la vie et les métiers de la montagne, de la vigne...). Cette spécialisation n'est pas une fuite vers la facilité (toute relative), mais d'abord une façon de se donner des finalités, peut-être même au travers d'actions locales ou projets d'intérêt public (pas forcément bénévoles) requérant des échanges (bénévoles) entre des contributeurs.

Alors, une plate forme nationale apporterait sa propre valeur ajoutée par l'enrichissement réciproque entre les réseaux locaux ainsi spécialisés de leur propre initiative.

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