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lundi 10 septembre 2012

Compétition en miroir ou rénovation sociale, le choix est-il possible ?

Ce billet pose la question du dépassement de certains mécanismes sociaux, précisément ceux qui empêchent la création de sociétés virtuelles à finalités d'intérêt général et bloquent, dans la vraie société, toute perpective de rénovation.

Cette affirmation peut sembler pessimiste. En effet, on recommence à parler de solidarité, de responsabilité, de gestion collective.... En parallèle, un courant de protestation contre les idéologies de la compétitiion sauvage enfle à vue d'oeil. La puissance de ce courant augmente dans l'inconscient collectif du monde du spectacle....

Voici donc Le Prestige, film réalisé en 2006 par Christopher Nolan d'après un roman de Ch. Priest. Vous en trouverez la présentation détaillée et le résumé sur Wikipedia.
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Apparemment, ce film déroule une tragédie romantique sur fond de compétitiion sensationnelle entre deux prestidigitateurs spectaculaires. On nous raconte, en belles images et costumes d'époque, une histoire de magiciens pour adultes - la fin est amorale et déconcertante.

Mais on peut voir plus que cela dans ce film.

Le Prestige nous offre une illustration éclatante de la rivalité mimétique dans sa montée aux extrêmes. Les dédoublements et les reflets à l'infini sont les vrais ressorts de l'intrigue et de la structure du film. Les deux héros s'efforcent de prendre un avantage sur l'autre, dans l'indifférenciation glaciale de leur rivalité en miroir, mimétiques jusque dans l'offensive, chacun allant pourrir le nouveau spectable de l'autre pour le blesser physiquement et moralement, chacun espionnant les trucs de l'autre pour le surpasser. Les protagonistes sont absorbés corps et âmes dans leur conflit privé, et logiquement leurs proches sont condamnés à nourrir la compétition ou à s'en faire d'eux-mêmes les instruments; certains de ces proches en meurent, tous sont meurtris à leur tour. S'agissant de magiciens, l'affrontement sordide se cristallise publiquement en spectacles démesurés. La rivalité des magiciens s'avère très esthétique, le diable et ses tentations fantastiques aussi, c'est du cinéma.

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Ce film aurait pu être dédicacé à René Girard (de notre Académie française), qui a consacré la plus grande partie de son oeuvre à la rivalité mimétique, sous tous ses aspects, ses conséquences et ses dépassements. C'est évidemment une oeuvre d'actualité. Personnellement, la lecture de "Mensonge romantique et vérité romanesque" m'a réconcilié avec la grande littérature, après en avoir subi dans un contexte scolaire les inutiles présentations historiques, stylistiques, thématiques. René Girard nous révèle les aspects universels de cette grande littérature, à savoir précisément en quoi elle nous concerne actuellement dans notre comportement quotidien, par la mécanique de notre nature humaine si bien décrite dans les grandes oeuvres - mais pas toujours volontairement.

Dans le cas du film Le Prestige, l'auteur du script et l'auteur de la nouvelle inspiratrice originale étaient-ils conscients de véhiculer un message de portée générale ? En regardant le film, en écoutant ses dialogues, en lisant les présentations, c'est tout le contraire qui ressort. L'intérêt du spectateur est constamment orienté sur les effets spectaculaires ou endormi par des exposés secondaires - par exemple, l'explication réitérée des phases du tour de magicien "la promesse, le tour, le prestige" aussi pesante qu'une formule mnémotechnique dans un documentaire.

Cependant, au cours du film, on trouve des indices d'un message souterrain. Le rôle du magicien B est tenu par l'acteur principal d'American Psycho, un film sur le délire de compétition dans un milieu d'affairistes branchés. Cet acteur a du en rester marqué, peut-être a-t-il été choisi pour cela (il est par ailleurs Batman). A la fin du film, le script fait exprimer par ce magicien B son refus de continuer le jeu, alors que le magicien A demeure jusqu'à sa dernière seconde animé par sa passion rivalitaire, croyant affirmer une ultime vérité supérieure. Autre exemple parmi d'autres : le plan des chapeaux en bataille sur un coteau dévasté en résultat d'une multiplication miraculeuse évoque les plans classiques de films de guerre.

Le Prestige n'est pas le seul film à nous avertir du potentiel fatal de la rivalité mimétique, à nous dénoncer ses prétextes, à nous montrer ses engrenages, à nous distraire de ses éclats de pétards imbibés de poisons mortels. Citons Wall Street et pas mal de documentaires récents sur la puissance des banques.

Mais attention, car dans la plupart de ces oeuvres, il manque l'avertissement que René Girard nous donne dans plusieurs ouvrages : évitons la fausse solution du bouc émissaire, malheureusement si bien expérimentée ! Disons-le autrement : cessons de fuir le miroir de nos propres tendances naturelles, car les emballements montrueux des rivalités mimètiques ne sont pas réservés aux aventures de gens extraordinaires, ce sont des menaces bien concrètes sur notre existence quotidienne banale. Regardons-nous passer des heures à attendre, lire, écrire des messages ineptes, à dévorer avidement des pages sur des réseaux sociaux, jusqu'à l'addiction, à la dépendance, juste pour répondre aux autres, rester à la hauteur...

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Observons, que beaucoup des vedettes hyper sollicitées que nous admirons, finissent médiocrement au bout du rouleau. Dans un monde de rivalité mimétique exacerbée, c'est une fin ordinaire, au sommet de la gloire, comme dans la grisaille de l'oubli.

Et nous, citoyens de nos pays respectifs, nos efforts soutenus ne vont-ils pas immanquablement nous assurer la compétitivité et la croîssance dans quelques années - c'est bien ce que nous voulons, n'est-ce-pas, puisque nos voisins aussi se le disent ? Et on ne demande pas à nos voisins ce qu'ils feraient à notre place et au risque d'avoir à le prouver, on sait leur dire ce que eux devraient faire d'abord chez eux à leur place actuelle, et réciproquement....

Prenons du recul face aux glorifications des héros, aux affirmations de valeurs imprescriptibles, aux démonstrations de vérités intangibles, aux invocations de techniques mirobolantes. Ce sont nos futurs boucs émissaires; et si, après une crise prétendument salutaire, nous les remplaçons par d'autres pour un nouveau cycle, alors rien n'aura changé, nous serons toujours les mêmes parasites totalitaires, qui ne pourront que s'entre détruire dans un monde en rétrécissement.

A l'inverse, ne tombons pas dans l'abandon à une forme sectaire d'existence fusionnelle, non plus dans l'isolement individuel d'une socialité robotisée (stressée ou béate), dans les deux cas au bénéfice de notre irresponsabilité confortable et au profit de quelques exploiteurs dominants.

Dans d'autres billets de ce blog, nous avons exposé pourquoi et comment la création de (vraies) sociétés virtuelles pouvait nous ouvrir d'autres destins.

Il n'y a guère d'espoir d'un tel renouveau tant que la rivalité mimétique demeure notre principal moteur social. Il serait plus facile de changer l'écartement des voies de chemins de fers ou la longueur des numéros de sécurité sociale, par exemple si nos pays voisins faisaient savoir qu'ils envisagent de le faire...

Mais cependant, nous savons que la folle raison humaine peut-être plus forte que toutes ses idoles réunies, si on lui offre l'occasion de s'éprouver en miroir d'elle-même. S'il vous plaît, Messieurs et Dames les artistes, continuez de sublimer notre humaine connerie dans vos oeuvres, vous êtes les seuls à pouvoir le faire ! S'il vous plaît, Messieurs et Dames les éducateurs, habituez-nous à réfléchir avec les nouvelles technologies ! Et en attendant, grand merci aux Guignols et au Canard...

vendredi 23 mars 2012

Le marginalisme de la main fébrile

Notre science économique est un marginalisme : on raisonne sur des tendances, des dérivées, des accélérations, des variations d'agrégats, avec, en arrière plan, un ensemble de théorèmes sur l'existence d'un équilibre optimum théorique. La croyance dans la convergence vers cet équilibre optimum dans le monde réel complète l'arsenal mental du marginaliste diplômé.

Cette présentation sommaire traduit une aberration logique. Ce n'est pas le plus grave.

Le marginalisme a pris la forme d'une démence sénile.

Aucun type de raisonnement globalisant "à la marge" ne peut plus être pertinent à notre époque. En effet, il est banal de déclarer que nous vivons désormais dans un monde physique fermé, mais la réalité est que ce monde physique se ratatine : effets cumulés du pillage de la planète par les révolutions industrielles et les guerres, accroîssement de la population humaine, limitation physique des capacités d'extraction du pétrole et des minerais de plus en plus sale et dangereuse, découverte par les peuples "laissés pour compte" d'un mode de vie dispendieux des biens communs, destruction des variétés et sites naturels insuffisamment résistants, etc. Ce que les modèles économiques considèrent comme des externalités devient primordial pour chacun de nous localement et dans notre vie prochaine.

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Exemple de raisonnement économique marginaliste (retraduit en langage courant, parmi diverses considérations savantes sur l'évolution des taux d'intérêt au cours d'une chronique radiophonique) : "je dis qu'une averse fait baisser le niveau des flaques d'eau; en effet, après la pluie, il y a toujours du soleil...". Ce qui caractérise le marginalisme, c'est un pseudo raisonnement à partir d'un détail savamment présenté, en remplaçant les conditions aux limites par une référence taboue, comme le "principe de subsidiarité", ou par une profession de foi comme le "retour à l'équilibre" alors que par ailleurs on parle de "dynamisme des marchés" et de "liquidité de l'économie". Dans de telles conditions d'incohérence, le détail originel du raisonnement peut être faux du moment qu'il est modélisé mathématiquement ou pourrait l'être.

Autrement dit, c'est un raisonnement de fou. Malheureusement, la folie n'est pas la seule source de cet acharnement irrationnel. Citons au moins la propagande réfléchie pour la "croïssance" au profit d'intérêts privés, ainsi que les nombreuses manifestations de l'égoïsme frénétique.

Malgré cela, le pseudo raisonnement marginaliste pullule "à droite comme à gauche". Il faut faire croire aux électeurs que la politique et la stratégie consistent à orienter quelques leviers de commande, qu'il s'agit seulement d'être un bon gestionnaire. A ce compte là, tous nos gouvernants sérieux, tous nos dirigeants compétents, nous pouvons les remplacer par un cabinet comptable et par un contrat de syndic de copropriété des biens communs. Voilà une belle économie, et vive la démocratie citoyenne !

Même dans les programmes politiques soucieux de l'avenir, les "solutions" économiques restent imprégnées d'un marginalisme atterrant. Exemple : la proposition de taxer les revenus du capital financier au niveau de ceux du travail ; cette mesure est censée rapporter des dizaines de milliards dans les caisses de l'Etat : comment en pratique et pour combien de temps ? Sur le fond pourrait-on dire, pourquoi taxer les revenus du capital financier seulement au niveau du travail et pas 5,87 % de plus par exemple, y-aurait-il un tabou là derrière ?

Un retour aux fondamentaux de l'économie s'impose d'urgence : voir le billet à propos du blog de Paul Jorion.

Remarque finale. Il y aurait une thèse à faire sur le mode de pensée en marginal, le comportement en citoyen marginal, la création en artiste marginal, etc. Mais, ce serait une thèse marginale de plus... Sauf si elle s'intéressait enfin à la fondation d'une existence humaine non marginale.

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