Dans certains cimetières aux Etats Unis, sur les pierres tombales, on trouve un code à barres permettant de se connecter vers un site Web à la mémoire du défunt, diffusant ses morceaux de musique favoris, montrant ses objets préférés, etc.

Par ailleurs, voici qu'on nous assène, d'après les notes d'une infirmière australienne, le top 5 des regrets de nos fins de vie :

  • ne pas avoir eu le courage de vivre sa vie plutôt que celle voulue par les autres,
  • avoir consacré trop de temps à son travail,
  • ne pas avoir su mieux exprimer ses sentiments,
  • avoir perdu le contact avec ses amis,
  • ne pas s'être autorisé plus de bonheur.

Bien entendu :

  • nous respectons les proches des défunts, pour qui la seule évocation d'un lieu, d'un objet, d'une musique, d'un parfum, d'un événement local, suffisent à faire revivre en eux les disparus - mais pas en nous hélas.
  • nous respectons les personnes âgées, même si leurs paroles sont réinterprétées comme des leçons de vie pour le bien-être d'individualistes frénétiques d'une société d'abondance consacrée à l'engraissement du PIB national

Cependant, nous affirmons que ces pratiques post mortem et ces conseils pour réussir nos vies sont les résultats d'une propagande d'abrutissement d'un demi-siècle, à présent considérablement amplifiée par le Web.

En effet, quels progrès ont été accomplis récemment grâce au Web !

  • Une tombe (virtuelle) de pharaon avec trophées et objets familiers, c'est à la portée de tous.
  • Notre développement personnel au milieu de nos amis virtuels. c'est tout de suite en quelques clics, pour exprimer librement notre sentimentalité à l'eau de rose, partager instantanément nos doutes et nos certitudes déjà si bien décrits dans les sondages, jouir des dernières offres à prix sacrifié, même au boulot !

PrcSCx.jpg Alors, chacun de nous peut disparaître sans regret ! Les autres n'en souffriront pas beaucoup, en admettant qu'ils s'en aperçoivent, si occupés de leur propre bonheur en précieuses causeries avec leurs semblables...

La propagande assimile le sens de notre vie à la poursuite d'une forme convenue de bonheur personnel, quel que soit l'habillage que nous en donnons, même le plus altruiste ou le plus imprégné de transcendance. Les théories de l'optimum social nous démontrent que le libre jeu des égoïsmes conduit à l'optimum, n'est-ce pas ? Laissons les ronchons nous rappeler que c'est un optimum au sens économique sans autre qualification (notamment, du point de vue de l'"égalité" et de la "justice"), et que ces théories ne disent pas dans combien de temps on pourrait atteindre cet "optimum", ni comment on pourrait s'en approcher, sauf dans un univers imaginaire de compétition libre et non faussée et toutes choses égales par ailleurs - ce qui, à l'évidence, nous fera évoluer en douceur vers le meilleur des mondes...

En l'état, le Web est l'instrument idéal, neutre et "en toute liberté", de la propagation des théories et des croyances, pour la crétinisation des savants, pour l'asservissement mental généralisé. Le Web dans son intégralité : pas seulement en tant que media, mais comme base de sondage instantané et lieu de soumission hypnotique. En effet, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité à cette échelle, "on" peut observer et mesurer en temps réel dans un large échantillon de populations bien caractérisées, la diffusion des annonces, idées, bobards, bidules et symboles qui ont été introduits dans les organes médiatiques à partir des savantes productions de diverses agences d'influence et de leurs répétiteurs. "On" peut ensuite analyser les mutations de ces annonces, idées, bobards... et, bien entendu, les contrôler pour invasion, hybridation, et toute la palette des techniques de manipulation des esprits. Et, pour l'action personnalisée sur les usagers du Web dans le sens des opinions majoritaires ou destinées à le devenir, les robots spammeurs font figure d'antiquités grotesques à côté des dernières générations d'automates intelligents....

A l'encontre de cette basse réalité, venons en à notre sujet, à savoir les sites personnels héritages. Pendant que nous sommes encore en vie et que la honte de ce que cela implique pour des citoyens d'un pays "riche" ne nous étouffe pas complètement, osons imaginer un autre Web, celui des personnes (ou collectifs, peu importe) qui envisagent de partager directement avec d'autres leur expérience de la vie, pas en général au plan philosophique, mais ponctuellement et pratiquement dans un domaine défini à chaque occasion et dans le cadre d'une réalisation concrète par l'un des protagonistes (ce but peut être modeste, par exemple la fabrication d'un plat gourmand).

La base de ce Web alternatif, ce sont des sites personnels, des sites héritages, où chacun décrit schématiquement son parcours de vie et relate plus en détail les quelques récits personnels importants pour lui, au besoin en faisant référence à des archives de documents contextuels (pas seulement pour les facilités encyclopédiques, mais pour la compréhension de l'implicite et l'intuition du non-dit de chacun). Ce web là contient des plates formes de formation - discussion en accès libre où chacun peut-être maître ou élève selon l'échange à réaliser, des annuaires inversés par thème à l'intérieur de réseaux tuteurs, etc. Un exposé complet se trouve dans l'ouvrage de référence en lien, Essai sur un Web alternatif. On y trouvera aussi les éléments d'une constitution des sociétés virtuelles pour le développement de dialogues constructifs des sites héritages (oui, vous avez bien lu, c'est le problème de la poule et de l'oeuf), les principes d'étiquette à respecter et un modèle adapté d'interaction (modèle CHOP), etc.

Ah, cette personne sous la tombe en Californie, à part sa musique favorite et ses objets fétiches, je voudrais qu'elle ait pu laisser une simple liste des diverses périodes de sa vie, qu'elle ait pu indiquer les périodes qu'elle a considérées comme importantes, qu'elle ait pu raconter pourquoi en quelques récits plus détaillés... Conducteur de taxi, assureur, chômeur, agent d'assurance, pilote intérimaire, rien de tout cela ou tout cela à la suite, cela me parlerait, j'en suis certain, à moi si loin et si éloigné de sa culture, bien au-delà de ce qu'elle m'aurait dit ou montré ou fait entendre... J'irais fouiller des encyclopédies, rechercher des cartes, compulser des albums de photos, à la recherche des trésors qu'elle m'aurait légués sans le savoir et que je serais le seul à pouvoir trouver, débris de compétences, étincelles d'intelligence, indices de projets, pour moi bien plus que des cendres trahies à la pelle dans une biographie reconstituée.

Sinon, pas de convivialité.