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vendredi 19 juin 2020

Pour une recréation du réel

Ce billet est encore un billet d'actualité, pour une fois sous quelques apparences de haute pensée, bien qu'il ne soit, au fond du fond, qu'une actualisation de dits et réflexions de mes grands parents, qui vécurent les améliorations accélérées du confort matériel depuis le tout début du 20ème siècle jusqu'à la décennie des années 80. Au passage, si on peut dire, ils vécurent plusieurs événements destructeurs de leur monde et de leur être, de leurs familles, de leurs ressources, de leurs moyens de subsistance quotidienne - guerres, épidémies, crises économiques, révolutions - ce qui les obligeaient à s'inventer une forme de sagesse.

Présentation résumée

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L'hystérie autobloquante de nos sociétés industrielles en réaction aux menaces planétaires peut s'expliquer de multiples façons, il devient urgent d'en choisir une qui soit opératoire. L'explication ici proposée est une forme d'auto hypnose assez banale dans l'histoire de nombreux groupes sociaux, mais qui a pris une dimension universelle avec l'expansion démesurée des services des nouvelles technologies en informatique et télécommunication, simultanément agents d'addiction et témoins de propagande. Au départ, il n'y avait qu'une théorie enthousiaste du Progrès par la science et la technique, rejetant à l'arrière plan le pillage des sources d'énergie et des ressources naturelles, à l'arrière plan aussi les dégradations inévitablement associées à la "société de consommation". Dans tous les esprits et dans presque tous les domaines de la pensée politique, économique, sociale, cette croyance au progrès absolu s'est constituée à l'équivalence d'une vérité scientifique en fondation d'une civilisation moderne caractérisée par sa dynamique en réseau mondial, en contraste de l'immobilisme relatif et des cloisonnements des temps anciens. Le petit maître du feu domestique se sent chaque jour plus puissant, et s'imagine bientôt maître de l'Univers, exonéré des lois physiques gênantes. Cette croyance est particulièrement confortable, elle nous débarrasse de la responsabilité de nous-mêmes comme dans une réalité virtuelle où tout serait maîtrisable par construction. Actuellement, cette croyance faussement solaire, en combinaison avec des justifications de circonstance et la simple peur de perdre, empêche de concevoir l'avenir de l'humanité terrestre autrement que par continuation ou survitamination de son socle agro-industriel, et la vocation universelle de cette croyance trouve sa démonstration dans l'acceptation mondiale de ce blocage - une implication circulaire tragiquement inepte. Nos illusions se dissiperont dramatiquement sous la contrainte, avec l'apparition des premières conséquences vraiment brutales des déséquilibres et des épuisements naturels, qui seront naturellement fortement différenciées selon les régions du globe. Dans l'état présent du monde, seule la mise en oeuvre de stratégies régionales de rupture en coordination minimale (et sur mesure) entre les pays pourra éviter la plongée dans le chaos de la guerre de tous contre tous. Dans l'état présent du monde, chaque stratégie de rupture pourra réussir à condition de s'annoncer comme telle par des actions initiales plus que symboliques et à condition de traiter en parallèle, dans toutes ses expressions et ses réalisations, le mental et le matériel, l'ordre social et la subsistance, l'individuel et le collectif.

Le réel comme création sociale

Beaucoup a déjà été écrit sur l'invention du réel, en tant que découverte du monde et de l'univers par l'Homme, au travers des péripéties des avancées des techniques et des sciences.

L'Histoire se souvient des créateurs de Progrès et même des précurseurs. L'Histoire se souvient des étapes d'apparition des progrès, aussi des régressions, des cruautés et des crudités. L'Histoire se souvient aussi des opposants au Progrès, des grands criminels, des doctrines fausses. C'est l'Histoire construite par l'Homme pour l'Homme.

Par suite légèrement abusive, dans notre culture collective, notre conscience du réel et ce réel lui-même s'assimilent à des produits scientifiques de l'Histoire humaine. Par extension totalement abusive, certains esprits audacieux ou simplement opportunistes considèrent que leurs vérités, leurs valeurs, leurs normes sociales, en tant que produits de cette même Histoire humaine, en obtiennent confirmation. Certains d'entre eux savent dire, à propos de tout événement de l'actualité, ce qui est le Bien, ce qui est le Mal, et discuter savamment de leurs hésitations.

Le point de vue de ce billet est tout autre - pas à l'opposé, tout autre - les autres billets de ce blog en témoignent.

En effet, en vue des tourments à venir dans notre époque, l'Histoire à privilégier serait celle des ruptures des fondements techniques et mentaux des sociétés, de la maîtrise ou non de ces ruptures, des effets ressentis ou constatés, que ces ruptures puissent être jugées rétrospectivement comme des progrès (sous-entendu vers nos sociétés présentes) ou des régressions.

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Les quelques ouvrages dont les couvertures illustrent ce billet peuvent être lus en écart à la modélisation simpliste de l'Histoire comme Progrès de l'Homme. Ils peuvent être lus comme des analyses de ruptures historiques dans nos modes de pensée et nos mode de vie, à présent que l'on connaît les conséquences de ces ruptures. Ils peuvent être lus comme des arguments d'existence de la capacité humaine de création du réel, le réel social de la vie en société dans ses dimensions physiques et mentales, le réel de la vie humaine - création par définition toujours d'apparence relativement positive dans l'instant. Dans ce parti pris de lecture, ces ouvrages ne sont pas spécialement originaux sur les étagères des librairies. Ces ouvrages traitent de leurs propres domaines divers pour leurs propres objectifs. Ensemble, ils témoignent de l'universalité de la capacité humaine de création du réel, matériel et mental, et de la variété de cette création dans l'Histoire.

La folle modernité par la virtualisation du réel

Pourtant, dans l'actualité de notre monde en 2020, l'absence de capacité de création du réel est frappante, à moins de réduire le réel à certaines spécialités pointues des techniques et des sciences appliquées. Les grossières mimiques théâtrales médiatisées de quelques puissants personnages ne font qu'accentuer la sensation de répétition et de lourdeur, même en dehors des domaines politiques et économiques.

Avant l'industrialisation massive, dans toute société (ou groupe social) de traditions, chacun se conduisait selon une éthique censément représentative de valeurs communes, évolutives au rythme des générations. Cette éthique était produite par un processus d'adaptation générative plutôt chaotique. Dans ces sociétés de traditions, une élite sociale se caractérisait par la conscience des nécessités d'adaptation de l'éthique, par le rééquilibrage entre les valeurs héritées ou par la réinterprétation de ces valeurs. Cette élite-là ressentait spontanément, par exemple, que Machiavel, en écrivant Le Prince, faisait acte de dénonciation de la fausse élite des puissants parasitaires et des prédateurs sans limite, une fausse élite de caïds complètement absorbés dans les péripéties de leurs compétitions.

A présent, dans une société "moderne" qui confond science et connaissance, pouvoir et machine, l'éthique sociale se résume à quelques sous-ensembles interprétables par informatique, y compris le "corpus légal" et les "institutions". Les dirigeants, ceux des états comme ceux des grandes organisations, ne peuvent plus que perfectionner à la marge la programmation de leur Grande Machine, dont le fonctionnement dépasse depuis longtemps leurs capacités mentales, pour optimiser des indicateurs de "réalité objective" en référence à un équilibre théorique. La population se gère en masses catégorisées de sous machines dont le logiciel principal d'interaction sociale serait limité à la réclamation de "mes droits" et à la reproduction maladroite d'éléments de langage produits par la Grande Machine à partir des sondages d'imprégnation par la Communication. On ne sait plus vouloir "bien faire", mais on sait toujours "faire bien", il suffit pour cela de suivre le programme à la mode avec l'équipement obligatoire des derniers bidules en promotion publicitaire.

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La réalité de ce réel de la modernité, c'est que le rêve de dépassement de l'humanité faillible et vulnérable se réalise par une projection de l'humain hors de son propre réel, comme super automate commandeur de sous automates de plus en plus puissants. L'ancien monde obsolète des humains d'avant, les humains de l'Histoire, survit dans les modèles de comportements émotifs caricaturaux des reportages de faits divers, des publicités, des séries télé et des oeuvres archivées qui les inspirent.

L'humain d'avant, c'était une autre espèce qui vivait et pensait autrement dans un autre monde, une espèce disparue comme Neandertal. Bienvenue dans le monde moderne des rêves en boîtes de conserve, bienvenue dans la société de l'être bidon.

Quelle rupture ?

Que la planète Terre ne supporte plus nos industries dévorantes et polluantes, que l'illusion de la toute puissance de l'Homme s'évapore subitement face à un élément perturbateur inconnu comme un nouveau virus covid, c'est un constat commun. Une autre évidence est la nullité des conventions mondiales successives sur le climat : imperturbablement, la progression des émissions mondiales de gaz à effet de serre se poursuit sur la même pente, sur une droite complètement corrélée à celle de la croissance du PIB mondial. Les conventions mondiales presse boutons ne seraient-elles pas l'une des plus tragiques manifestations de la virtualisation du réel dans notre modernité ? De plus, comment ignorer l'empoisonnement des océans et de la plupart des réserves terrestres d'eau douce, l'extinction des espèces animales et végétales... ? L'inertie des phénomènes planétaires naturels engendrés par les activités humaines est telle que la seule accumulation de nos négligences passées entretiendra la poursuite des dégradations de l'"environnement" pendant 10 ou 20 ans même si l'humanité cessait complètement toute activité industrielle. En conséquence, personne ni rien ne pourra raccourcir le délai naturel entre une éventuelle décision radicale "pour le climat" et l'apparition d'effets positifs dans l'horizon de nos décideurs. Alors, comment agir et sur quoi ?

L'espérance de solution par la technologie et l'innovation est un leurre grossier. Les véhicules à moteurs électriques, les avions à propulsion par hydrogène, les centrales d'énergie "verte", les usines d'absorption des gaz à effet de serre, etc. ne changeront rien à nos perspectives d'avenir terrestre, pas plus que les expéditions scientifiques sur Mars. La moindre modélisation des filières industrielles prétendument innovantes, en termes d'émissions nocives et de déchets, en termes de dépendance à des ressources limitées (l'eau douce non polluée va devenir plus rare que le pétrole), montre que globalement ces prétendues innovations seront sans effet, même localement pire que la prolongation des industries actuelles sans changement. De plus, même si une transition vers une "économie innovante durable" était prometteuse, même si elle était réalisable techniquement demain matin, la mise en place de sa logistique industrielle (y compris les usines de fabrication en masse) prendrait 10 ans au minimum. Or, nous n'avons plus le luxe d'un délai de 10 ans pour constater un échec, d'autant moins que cet échec est grossièrement prévisible dès à présent sans attendre les développements merveilleux de l'intelligence artificielle, de l'informatique quantique et de l'analyse des big data.

Dans ces conditions, si on en reste là, il est très facile de prédire l'avenir : la guerre de tous contre tous, et avant 2050, l'extermination d'une grande partie de l'humanité, mécaniquement et automatiquement par le jeu des compétitions en miroir, comme processus "naturel" de rééquilibrage entre ce qui restera d'humanité et les capacités hôtelières résiduelles de la planète.

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Peut-on imaginer des avenirs alternatifs ? Les sondages d'opinions, les réflexions de groupes consultatifs, etc. produisent des combinaisons de formules pré inscrites dans le paysage médiatique financé par des intérêts contemporains. Fatalement, même si les propositions peuvent être bonnes en soi, elles se présenteront et seront comprises par les décideurs comme des listes d'aménagements techniques ou juridiques, des orientations de bonnes intentions, des dénonciations "plus jamais cela", voire des rabâchages de mots d'ordre publicitaires, faute d'un plan d'ensemble reconnaissable comme réaliste et acceptable. Le miroir de notre médiocrité, il ne sert à rien de le briser en morceaux, chaque morceau reflète la même réalité que nous ne voulons pas voir : nous n'avons pas le luxe d'un délai de 2 ans pour augmenter encore notre niveau de désespoir, au risque de nous précipiter vers des versions actualisées d'échappatoires traditionnelles - autrefois, on trouvait un chef pour envahir les voisins, propager une religion sacrificielle...

En revanche, l'exploitation systématique des rares retours d'expériences locales "écologiques" significatives, réussies ou non dans les domaines de l'agriculture, de l'urbanisme et des transports, serait une priorité. Mais cette exploitation d'expériences ponctuelles ne sera utile qu'en référence à un plan d'ensemble - à construire -, pas seulement un plan de conversion agricole et industrielle, un plan de recréation sociale. En effet, même si on pouvait généraliser les réussites par des programmes nationaux, il resterait à convaincre la population, nous tous, de changer non seulement notre mode de vie mais notre pensée de l'avenir, et de contribuer à ces programmes autrement que par force. Les conseils avisés des collapsologues, les discours conceptuels sur la complexité et la résilience de nos sociétés... ne suffiront pas.

Bref, compte tenu de l'urgence, comme une rupture sera indispensable, pourquoi attendre le chaos ?

Dans l'immédiat, on pourrait espérer que des pays exemplaires prennent enfin quelques initiatives préliminaires de rupture, d'abord pour leur propre sauvegarde. Par exemple, à titre d'illustration (en référence à un pays européen) et sans ordre : - développement des techniques de la permaculture (agriculture adaptée localement), extension des surfaces cultivées pour l'alimentation humaine - création d'un droit de type "salaire universel vital" à tout citoyen en retour de sa contribution à des projets de travaux d'intérêt local (salubrité urbaine, agriculture péri urbaine, etc.) - restriction des transports aériens aux urgences, aux voyages à longue distance pour séjour de durée minimale de x semaines ou mois - interdiction des ventes d'automobiles individuelles consommant plus de 3 litres au 100 km (pour commencer) - limitation du transport routier de longue distance aux urgences et premières nécessités - arrêt des avantages tarifaires et fiscaux accordés aux productions énergétiques réalisées par des investissements spéculatifs - arrêt de l'extension des métropoles nationales et régionales (suppression des attributions de permis de construire par des autorités locales) - interdiction de tous traitements (bio) chimiques des surfaces agricoles rendant les nappes phréatiques et cours d'eau impropres à la consommation humaine ou animale - fixation des prix minimaux des productions labellisées, agricoles et d'élevage en exploitations conformes - soumission des importations à justificatif d'usage ou de commerce (a minima pour les importations produites par une grosse dépense énergétique ou requèrant une forte consommation énergétique pour leur fonctionnement) - arrêt de la spéculation automatisée - etc.

Tant pis pour les traités et les accords de commerce, tant pis pour le pseudo marché mondial de pure concurrence, tant pis pour la monnaie et la Dette, tant pis s'il le faut pour les interprétations littérales des droits de l'Homme et tant pis pour quelques éléments de notre confort quotidien ! Il faut une rupture pour de bon.

Soyons philosophes. Nous ne serons jamais dans le meilleur des mondes, même pas dans un monde aimable, avant des siècles, à partir de l'état ravagé où nous l'avons mis. Alors, ce serait peu d'admettre qu'il devrait être possible, tout bien considéré à présent, d'envisager sérieusement notre survie dans les 20 ans à venir (sous-entendu pudique : pour une finalité de préservation d'une dignité humaine minimale) ! De toute façon, l'Histoire nous apprend qu'une rénovation institutionnelle et sociale devrait être systématique tous les 10 ans dans tout pays bien géré (à l'analogue des "entreprises dynamiques"), ne serait-ce que pour éviter la sclérose des instances décisionnelles, l'auto complaisance des dirigeants, l'établissement de relations statutaires de corruption, etc.

Interprétons l'Histoire. Dans l'état présent du monde, l'Homme est objectivement devenu son propre ennemi. En l'absence de projet crédible et structurant de la société et de ses valeurs, la pression d'événements naturels brutaux imposera la rupture de l'ordre "économique, politique et social" comme un objectif en soi sous des appellations diverses. Ce sera automatiquement le cas dans tous les pays qui n'auront élaboré que des stratégies partielles d'ordre technico juridico économique.

Rupture pour recréation

Résumons quelques conditions de réalisation d'une grande opération de rupture, en prolongation régionale de quelques mesures préliminaires prises dans quelques pays de pointe, dans l'état du monde en 2020.

Evidemment, un préalable est l'élaboration d'un Plan à 20 ans pour une mise en oeuvre cohérente des premières urgences : énergies, agriculture, urbanisme, transports, industries, communications, citoyenneté, niveaux régionaux de population d'équilibre, institutions, programmes nationaux, projets régionaux, réglementations. Rien que l'énoncé de telles têtes de chapitres révèle ce Plan comme un instrument de recréation du sens de la vie sociale à l'intérieur et en soutien d'une évolution de grande ampleur, ce que nous avons appelé une recréation du réel.

C'est prétentieux, la recréation du réel ? Tant mieux si on peut trouver d'autres termes, mais ce niveau d'ambition est indispensable afin que la réalisation se déroule comme une évolution naturelle, ce qu'elle doit être par principe "en démocratie" pour une réalisation en temps minimal en jouant des souplesses d'ajustements - seule une machine imbécile pourrait croire qu'un Plan pourra tout dire parfaitement dans le détail.

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La réalisation est possible si les pays de pointe prennent le temps de présenter leurs premières mesures provisoirement unilatérales devant les autres pays, avec leurs propres justifications de ces mesures, en encourageant ces autres pays à développer leurs propres programmes pour des objectifs similaires selon leurs propres cultures et environnements. La réalisation est possible si, à l'intérieur des pays de pointe, l'opération est conduite, dans son intégralité et dans toutes ses composantes, avec une honnêteté "scientifique" - tant pis pour l'addiction aux flashes de communication et tant pis pour le mythe de la perfection absolue dans les sciences et les techniques.

La réalisation implique l'explicitation du "nouveau" mental social, pas seulement l'explicitation des objectifs d'un Plan à partir de grandes finalités : les valeurs à privilégier, l'interprétation de ces valeurs dans une éthique de vie, dans l'étiquette des interactions entre les personnes, dans la nouvelle économie des contributions personnelles de chacun pour ses propres compétences à des projets publics.

La réalisation se fera d'elle-même en quelques mois si les orientations et les cadres forcément autoritaires de la recréation sociale sont traduits (à côté de programmes publics nationaux) en projets publics locaux ou régionaux impliquant un grand nombre de citoyens dans des réalisations concrètes - par roulement imposé, sinon les projets locaux seront automatiquement uniquement peuplés de "bons à rien" ou pire.

Les choix de réalisation et les corrections en cours de réalisation pourront se définir et se consolider par l'exercice de formes diverses de "démocratie directe" dans les projets locaux comme dans les prises des décisions difficiles au plus haut niveau - au travers de pratiques normalisées des "débats" et "prises de décisions collectives", notamment dans la conduite des réunions à distance.

A ce niveau d'ambition et dans la réalisation, il existe certainement beaucoup d'alternatives imaginables selon la culture et l'histoire, par exemple dans le dosage entre l'autoritaire et le participatif, entre l'action publique directe et l'aide (conditionnée) aux entreprises et aux exploitations agricoles, dans les évolutions du droit de propriété, etc. De toute façon, le meilleur usage de nos capacités d'imagination et d'organisation ne serait-il pas dans l'élaboration d'un Plan crédible ? Et le meilleur usage de l'informatique ne serait-il pas dans l'extension des partages d'expérience, dans les conduites de projets participatifs, dans les instanciations de "démocratie directe" ?

Plusieurs billets précédents de ce blog abordent ces derniers sujets secondaires, néanmoins cruciaux.

lundi 4 mai 2020

Pour un petit pourcentage

Voici, pour une fois, un billet d'actualité locale.

Pour un déconfinement de la société

La seule perspective d'une épidémie nouvelle, contre laquelle n'existe aucun remède et sur laquelle on ne sait rien (même pas à ce jour comment elle se propage), fait que toute notre société s'est mise à l’arrêt pendant plusieurs semaines début 2020, à part les services de santé et quelques fonctions vitales.

Il semble qu'au total les pertes humaines potentielles soient faibles, si on les évalue brutalement en pourcentage de la population totale. Même si ce n'était pas finalement le cas, la vulnérabilité de notre société "démocratique moderne" apparaît proprement terrifiante, déjà pour quelques pourcents d'écart à son ordinaire, lorsque la cause de cet écart relève de l'étrange ou de l'inimaginable. La société "démocratique moderne" se révèle, à cette occasion, plus instable que les anciennes sociétés historiques, dans son fonctionnement physique et encore plus dans son mental.

A l'écoute forcée des médias, nous pouvons apprendre à distinguer les vrais scientifiques des notables imbus, à faire la différence entre les durs à la tâche et les représentants de leurs propres intérêts, entre les tristes et les faiseurs de frisettes.

Nous pouvons constater la péremption des plus bavards de nos experts en économie nationale et internationale, dont le modèle de référence se limite à la comptabilité pour le petit commerce et à la gestion des monnaies de pièces fondues en métaux précieux.

Nous pouvons constater le vide des usages d'Internet dans la vie démocratique.

Nous pouvons constater les distorsions de nos médias de grande diffusion, notamment à l'occasion de pseudo débats, et par l'invasion sur certaines chaînes de très élaborés pseudo reportages à visée de réclame publicitaire ou de désinformation.

Nous pouvons observer les maladresses de nos dirigeants dans les incertitudes, avec l'apparition inévitable de goulots d'étranglement multiples à gérer en double organisation centralisée et locale, pour l’alimentation en matériels et en produits sanitaires, puis pour la remise en fonction de quelques secteurs d’activités. Le niveau de science logistique de nos dirigeants n'atteindrait-il même pas celui du magasinier – connaissent-ils l’existence d’une branche des mathématiques consacrée à la gestion des files d’attente ? Les statistiques sanitaires publiées ne permettent pas de comprendre les différents flux et processus autour des centres de soins et encore moins à l’intérieur, sans aucune possibilité d'appréhension de la gestion des ressources rares dans l’ignorance des temps d’attente et de passage. Ce n’est certainement pas à notre intelligence que s’adressent les médias en nous diffusant quotidiennement le cumul des décès et le cumul des hospitalisations depuis la date de début du comptage. Sommes-nous condamnés à l’attitude hystérique d'un conducteur d'automobile qui fixerait son rétroviseur par peur de ce qu'il découvrirait devant lui par une vue d’ensemble ? Alors, c’est évident, « tout devient possible »….

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C'est pourtant la maîtrise d'une science logistique qui a permis de construire les sociétés humaines, de surmonter leurs environnements parfois difficiles, de réaliser de grands projets (aussi de grandes folies), dans la pesanteur du monde physique et dans les approximations du réel, du social et de l'humain. C'est pourtant cette science-là qui est la base de la vie physique et fonctionnelle de toute société humaine - mais certes pas directement à la base de ses "grandes idées".

Osons constater que nos sociétés modernes ont oublié leurs bases pratiques et que les besoins associés de finalités concrètes en termes de vie quotidienne ont été enfouis au prétexte de leur supposée banalité - par compensation magique, les concepts en couples de jumeaux ennemis, tels que résilience et complexité, recouvrent la misère de la pensée.

Osons constater que nos sociétés modernes, dans la dynamique confortable des progrès industriels par l'usage des ressources énergétiques naturelles, reposent encore sur d'antiques croyances et principes imprescriptibles y compris dans les directions que prennent leurs prétendues technologies de pointe. Les débats d'idées engraissent le sommeil de nos esprits ; ce sont des spectacles sans enjeu, confinés au commentaire sans fin de l’actualité en l’absence d’une expression de finalités propres de nos sociétés. Les échanges ne peuvent que se rétracter au seul énoncé des intouchables croyances et principes qui représentent nos fondements sociaux – quelques mots en vrac y suffisent. Qui osera observer les diverses méthodes rhétoriques d’évasion devant les incohérences entre ces certitudes exclusives profondes et réputées communes, d'autant plus imbriquées et grossières ?

Notre nature humaine aurait-elle tellement changé dans la modernité qu'une société humaine puisse survivre sans expliciter ses finalités propres, comme si elle pouvait se tenir sur des fondations artificielles, par l'exercice de virtualités issues directement de ses croyances de référence ?

Nos « valeurs » qui font automatiquement « sauver des vies » sans demander l'avis des intéressés, quel que soit le coût pour la société et quelles que soient les séquelles des survivants, de quelle illusion de sagesse absolue sont-elles les produits ? La noblesse inconditionnelle de ces « valeurs » ne pourrait-elle plus s’affirmer que par le mépris des tâches banales d’organisation et des compétences correspondantes, autrement dit par l’ignorance de la pratique de ces valeurs ? Pourquoi la pratique de ces valeurs sanctuarisées serait-elle tenue hors de portée de la décision du citoyen ordinaire de la même façon que, par exemple, les grands projets de travaux publics ? Pourquoi toutes les décisions vraiment importantes sur nos vies seraient-elles prises sans consultation du peuple citoyen par ailleurs pourtant si chèrement éduqué ? Qui peut encore défendre, dans les nations de tradition démocratique, le maintien de l'équilibre présent entre responsabilité du peuple et compétence des dirigeants - autrement dit entre irresponsabilité confortable du peuple et spécialisation étroite des notables dirigeants et de leurs entourages ?

Osons constater que l'héritage mental profond des croyances dans nos sociétés, autrefois facteur de stabilité (temporaire) et de sentiment de puissance (face aux « barbares »), les rend dangereusement fragiles, en substitution de finalités pratiques assumées.

Osons constater que notre époque est celle du conflit entre l’intérêt général des sociétés humaines et nos croyances, nos grands principes, nos droits imprescriptibles, nos vérités fondamentales (réputés stables localement et plus respectables que les personnes) – ces sanctuaires mentaux abritent les simulacres de justification des actions collectives, et les enferment de fait dans un conditionnement mental devenu criminel envers toute vie sur notre planète.

Tous ces thèmes étant déjà développés dans d'autres billets de ce blog, ils ne sont ici rappelés que pour leur pertinence en regard du besoin d'un grand déconfinement de nos sociétés humaines.

La science - fiction comme instrument de libération mentale

Les événements planétaires des prochaines années causeront des pertes localement bien au-dessus de quelques pourcents, quels que soient, par exemple, les "progrès" dans la conquête de la planète Mars ou le développement de l'Intelligence Artificielle, tant que l'humanité sera soumise au monde physique.

C'est évidemment sur les sciences sociales et les sciences dites appliquées (dont la logistique) qu’il faut porter l’effort, pour actions immédiates, dans la nécessité de réduire notre dette physique vis à vis de la planète.

Dans cette entreprise, sur quelles références pouvons-nous nous appuyer ?

Volontairement, fuyons les oeuvres consacrées comme porteuses de lumière : leurs citations répétées leur ont donné trop de pesanteur et les seuls noms des auteurs déclenchent des appréciations réflexes binaires.

Dans l'instant, évitons aussi, au privilège de la légèreté indispensable à une approche de sujets vraiment sérieux, les ouvrages monumentaux qui tentent de nous donner une profondeur et une étendue de la vision dans un format académique.

Les livres d'histoire seraient a priori les meilleurs candidats, mais à part des ouvrages romancés consacrés à tel ou tel épisode, ils passent vite sur les périodes douloureuses de notre pauvre humanité, ou alors c'est pour leur donner un sens, autrement dit parler d'autre chose. C'est très ennuyeux les morts entassés, les souffrances répétées, l'absence de remède et la désespérance, l'effondrement progressif de la société et de ses valeurs construites, le surgissement des substituts, la soumission brutale de notre vie physique à l'animalité, à la crasse et à l'isolement, le sursaut mental dans les imaginaires de gloire et de revanche minables. Mais c’est le sujet à traiter !

De fait, les archéologues sont les seuls à s'intéresser à notre humanité ordinaire mais à l'échelle des millénaires, alors que nous n'avons pas un siècle en délai de préavis avant que notre planète ne nous donne brutalement congé en cas de prolongation de notre appropriation abusive et de nos dégradations irréparables.

Pour exciter notre capacité d'imagination face à l'inimaginable, il nous reste la littérature et la filmographie dite de science - fiction. L'évidence de cette source référentielle n'est plus une originalité, puisque nous sommes à présent de toute façon projetés en science-fiction dans notre réalité. Dans l’actualité d’une menace virale inconnue, le terme science - fiction perd son caractère auto contradictoire.

Une difficulté d'exploitation des oeuvres de science-fiction comme sources référentielles réside dans l'obligation d'y rechercher les correspondances pertinentes mais forcément partielles avec notre actualité, ce qui exige l'effort d'un pas de côté. Dans leurs contextes de création, les critiques sociales implicites d’une époque dans un lieu donné s’appuient en contre point sur une expression forcément « datée » de valeurs et principes éthiques de référence. Ce décalage bien apparent dans les œuvres de science – fiction est favorable à la distanciation. Sous cet angle, les oeuvres un peu anciennes de science - fiction sont plus exploitables, d’autant plus que les oeuvres récentes ont tendance à s'auto caricaturer sur le modèle de matchs entre le Bien et le Mal, leur contenu original de science - fiction se réduisant à un assemblage de thèmes recyclés dans des décors et costumes en conception assistée par analyse factorielle.

A titre d'exemples, ce billet est illustré des pochettes de couverture de deux films en DVD : l'Invasion des profanateurs (version 1978) et Soleil vert (1973).

L'intérêt présent de l'Invasion des Profanateurs n'est pas perceptible dans son titre. L'analogie avec une invasion virale devient évidente dès que le processus d'invasion se dévoile comme une reprise de chaque corps humain pendant son sommeil par un hôte extra planétaire qui en fait une sorte de néo humain zombie (on retrouve le développement d'une idée semblable dans de nombreuses autres œuvres, notamment les premières séries Stargate). Dans le film, l'organisation mise en place par les envahisseurs incarnés en néo humains présente des similarités avec celle de nos périodes de confinement (puis déconfinement en fonction des capacités des centres de conversion). L'une des scènes les plus marquantes rassemble des néo humains figés sur place, gueules grandes ouvertes (mais ils pourraient aussi bien porter un masque de protection), montrant du doigt des aborigènes égarés, en saturant l'atmosphère d'un cri d'alarme à haute fréquence. Au-delà des correspondances scénaristiques et esthétiques, les questions suscitées par ce film pourraient être :

  • comment détecter qu'un dangereux agent nouveau est dispersé partout dans l'atmosphère, avant qu'une partie de l'humanité ne présente des symptômes graves de maladie... avant que toute l'humanité ne soit de fait condamnée ?
  • comment organiser des mesures de sécurité sanitaire sans bloquer toute vie sociale, quand toute la population dispose de moyens modernes de télécommunication ?
  • comment assurer le strict respect de mesures de sécurité sanitaire, par la prescription, par une surveillance, par une pression sociale ?
  • comment assurer que les personnes "guéries" n'ont pas été irrémédiablement dégradées à partir d'un certain stade ou durée de traitement, et qui pourra en juger pour quelles décisions préventives sous quel contrôle ?

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Soleil vert est souvent cité comme un film prémonitoire des dérives vers une société autoritaire en cas de surpopulation planétaire. On peut y trouver matière à des questions encore plus actuelles, par exemple :

  • ne devrait-on pas, dans nos vénérables Constitutions (ou équivalents), citer comme crime d’Etat la diffusion de mensonges portant préjudice à la société dans son ensemble ou l’une de ses composantes, y compris par rétention volontaire d’information, y compris par l’absence de reconnaissance d’une erreur, à l’exclusion de toute forme de censure ?
  • dans un monde fini qui se dégrade encore plus à chaque instant du fait des activités humaines, comment ne pas explicitement renoncer aux grands principes d'humanité lorsqu’ils s’opposent à l’intérêt général planétaire ?
  • qui pourrait être chargé de définir l'intérêt général planétaire, avec quel mandat, à partir de quelle "réalité", celle des experts ou celle des gens ordinaires ?
  • en quoi un régime de "démocratie représentative" serait-il plus pertinent pour faire respecter l'intérêt général planétaire qu'une oligarchie de manipulateurs ou qu'une dictature affirmée ?
  • comment surmonter l'incompatibilité logique entre certaines actions à faire réaliser dans cet intérêt général et les "simplifications traditionnelles" qui nourrissent l'esprit des gens ordinaires : en ouvrant le champ mental des populations, par exemple, par une transition vers une forme de démocratie directe, ou en planifiant centralement l’effraction (mentale) et le viol (mental), au risque d’un blocage social imprévisible ?

Pour une reconfiguration destinale

Environ 97,5 % de la population humaine ne se pose jamais aucune question fondamentale relative à la société, dans l'excuse des tâches quotidiennes et dans la commodité de son auto manipulation en espérance d'une forme vague d'ascension victorieuse.

Au cours de l'épidémie planétaire actuelle, il est déjà apparent que le petit nombre de personnes qui se poseront de "bonnes questions" (dont celles qui ne peuvent jamais recevoir de réponse absolue) dans le vacarme des désinformations, seront vite confortées dans les haines et les enthousiasmes de circonstance diffusés par les canaux de communication de leurs pays et confessions. La reprise de leurs activités d’avant l'épidémie sera ressentie par eux comme une libération, pour laquelle ils accepteront des sacrifices dans le sens des émotions collectives.

On ne peut pas espérer que d’éventuelles successions de catastrophes entrecoupées d’intermèdes calmes finiraient par provoquer un sursaut de conscience solidaire globale entre des populations survivantes, plongées dans la stupeur avant le repli dans leurs traditions et les diverses formes cérémonielles de reconstitution des groupes sociaux pendant les pauses entre les cataclysmes. Ce serait toujours à la fois trop tard et trop tôt.

Par contre, à l’occasion d’un choc planétaire relativement isolé et de faible ampleur, l’opportunité pourrait être saisie d’un redéploiement de notre sens destinal implicite commun, celui qui tient ensemble nos diverses croyances opératoires au moins depuis les époques historiques pour le seul grand « bien » de l’espèce humaine. Un petit pas de côté, un grand pas pour l’humanité : conservons nos valeurs et nos croyances, réinterprétons-les dans la construction de l’intérêt général planétaire – donc pas seulement celui de l’espèce humaine - en finalités et actions prioritaires. Nous savons très bien opérer ce genre de bricolage physico – psycho - social, nous avons toujours su faire, même aux époques historiques, en petit à de multiples occasions où notre espèce n’était que localement en péril. C’est une caractéristique de l’être humain.

Le basculement initial du sens destinal peut être simplement exprimé par analogie avec un scénario de science – fiction. A ce moment du film, par un retournement dans le scénario, nous nous découvrons en Monstres immatures et désordonnés, mais efficaces ravageurs de surface grâce à nos machines. Il reste seulement 3 minutes sur la bobine en cours, mais le film dans sa totalité s’étend à l’échelle multi millénaire de la tectonique des plaques, une particularité de la planète qui lui donne une éventuelle ultime capacité de régénération autonome d’une biologie de surface. Ce n’est qu’un passage, tout ira bien à la fin. Quelqu’un voudrait prouver le contraire ?

dimanche 27 octobre 2019

Pour une société en ordre de rupture

Rupture de quoi pour quoi faire

La transformation physique en cours de notre monde habitable n'est pas humainement maîtrisable, ni demain ni après. Le "dérèglement" climatique n'en est que l'une des manifestations, la plus propice aux prises de conscience (de quoi ?), du fait de ses effets localement discontinus et répétés, et de l'augmentation de quelques conséquences indélébiles bien apparentes.

Nous savons que toute réaction de notre part sur les principales causes supposées de cette transformation planétaire dans le but d'en atténuer les effets défavorables n'aura aucun effet immédiat, n'aura d'effet que dans des dizaines d'années, très progressivement et probablement très partiellement, du fait de l'accumulation séculaire des facteurs générateurs des phénomènes naturels de cette transformation en cours.

Nous sommes donc collectivement, c'est-à-dire a minima à l'intérieur de chaque nation, au prélude d'une rupture de nos civilisations humaines sous des pressions physiques non négociables, en diverses combinaisons locales.

Que cette rupture soit maîtrisée au cours d'une évolution choisie de nos civilisations, chacune vers un but déterminé, ou que cette rupture soit la résultante aléatoire d'effets subis, cela seul dépend de nous.

Une évolution non maîtrisée sans but bien défini, ou une évolution maîtrisée vers un but intenable ou flou (par exemple celui d'une utopie sociale) provoqueront des catastrophes équivalentes déjà historiquement trop bien connues : multiplication des conflits de diverses natures, puis cristallisation en guerres, avec leurs conséquences en famines, épidémies, régressions sociales par la perte des capacités de transmission culturelle, etc. En effet, que s'est-il passé dans l'Histoire chaque fois qu'une Grande Crise s'est produite sur fond de Grand Destin ou de Grande Revanche ?

Le spectacle quotidien de nos sociétés manifeste, pour le moment, notre incapacité collective à nous préparer à une évolution d'ampleur, à l'imaginer, à en réaliser les toutes premières étapes.

Où sont les grands projets de transformation raisonnée de nos sociétés en profondeur, autrement dit les grands projets de rupture ?

Comment pourrions-nous créer de tels projets, organisés et structurés ?

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Dans les pays en régime de "démocratie" représentative, la réalité observable est celle de l'auto inhibition décisionnaire au-delà de quelques mois. Les débats succèdent aux débats, les ministres se remplacent et se multiplient, tandis que s'accumulent les législations, réglementations et jurisprudences en fonction des événements hebdomadaires, des sondages de popularité et des pressions exercées par des groupes d'intérêts. L'actualité de fin 2019 en Europe occidentale devrait être considérée comme exemplaire. En particulier, on pourrait observer l'étalement des péripéties hystériques du Brexit comme la démonstration des automatismes d'opposition des institutions et organes des "démocraties" représentatives à tout grand projet supposé "de rupture", notamment par l'incapacité, après une décision de principe, de fonder une structure unique de projet disposant d'une délégation au niveau adéquat. Il apparaîtrait que les organes existants alourdis d'escouades de juristes et de consultants costumés - les parlementaires "représentants du peuple" comme les organes "communautaires" bureaucratiques - ne sont pas en mesure d'aborder les aspects concrets des projets de changement (certains de ces aspects ne se révèleront évidemment qu'en cours de réalisation, sinon où serait le changement ?). Au contraire, ces personnes d'élite ont déployé leur ardeur à détecter les innombrables détails des obstacles a priori les plus valorisants de leurs points de vue bornés. En particulier, dans les cadres institutionnels et conventionnels qui les enferment, les "représentants" du peuple ne peuvent que nuire à la réalisation des grands projets, par le poids de leur incompétence naturelle non assumée (fuite devant le risque de se tromper) et par la peur panique de perdre un pouvoir sur les réalités quotidiennes qu'ils ont pourtant usé plus en paroles qu'en décisions impactantes - alors qu'ils délèguent couramment des éléments arbitraires de leur pouvoir à des entreprises privées, soit par inconscience soit "sous le voile de l'ignorance" pour leur propre bénéfice individuel.

Dans un environnement planétaire disruptif, personne ne pourra plus vivre dans l'illusion d'une société stable, encore moins dans la continuité d'une progression vers plus de confort. Nos univers mentaux tardent à s'adapter, car ils sont fondés sur des valeurs sacralisées et des façons de penser théorisées qui ne peuvent évoluer qu'avec lenteur, au rythme des générations et des capitalisations des expériences historiques collectives. Cependant, dès à présent, seuls des esprits attardés pourraient encore soutenir, dans un environnement physique de plus en plus nettement inamical, que les idéaux d'équilibre entre les pouvoirs constitutionnels sont parfaitement incarnés dans nos institutions héritées des siècles conquérants, en ignorant la croissance de leurs signaux d'inadaptation. Il serait plus qu'urgent d'envisager l'équilibre des pouvoirs - hérité de théories politiques formulées au 18ème siècle - non plus comme un idéal "toutes choses égales par ailleurs dans un univers tout à nous" mais dans un monde physique brutal de catastrophes d'intensités variables, en introduisant des flexibilités non seulement dans l'interprétation commune des grands pouvoirs à équilibrer, mais aussi dans l'extension des instances et organes où devront se définir différents équilibres entre ces pouvoirs.

Il n'est simplement plus faisable de refaire le monde aux mesures de nos rêves historiques, ni pour la plus grande gloire de quelques élites, encore moins pour les autres. A présent, il nous faut inventer comment devenir polis vis à vis de notre planète Terre. En totale négation de cette évidence, les divagations prétentieuses et les inhibitions vociférantes continuent de faire le spectacle. Nos Lumières contemporaines, scientifiques, philosophes ou grands dirigeants, semblent se satisfaire de rétro projections savantes, y compris dans la littérature émergente des discours prémonitoires les plus radicaux. Ce sont des illustrations involontaires d'un mythe de Sisyphe transposé aux productions intellectuelles et aux principes de management, tandis que la charge pesant sur nous tous - c'est à dire la réalité physique planétaire qui définit notre humanité écocide - s'alourdit pour nous repousser aux abîmes de notre animalité.

Dans ces conditions, comment provoquer l'invention de notre survie, dans l'humilité juste à temps plutôt que dans l'humiliation trop tard ?

Ce qui demeure pratiquement faisable, en bousculant un peu nos structures intangibles et en déplaçant à peine l'interprétation de certains rêves séculaires, c'est de transiter dans l'ordre vers une société de projets publics. Des projets initiateurs de changements profonds de nos sociétés en commençant par nos vies quotidiennes. Des projets d'intégration originale des pouvoirs et des compétences. Des exercices de liberté. Des "machineries" à produire des citoyens responsables.

On trouvera dans ce blog quelques propositions. Ces propositions relèvent de la basse technique, et même très précisément de la basse technique la plus immédiatement faisable. Au fait, n'est-ce pas ainsi, par de basses techniques immédiatement faisables, que s'est faite la fameuse "révolution néolithique" et n'est-ce pas une "révolution" de cette ampleur qui nous est à présent imposée ? Nous avons juste quelques années pour la réaliser avec nos moyens actuels, dont le Web, et avec nos connaissances, dont l'immense expérience de nos échecs historiques. Les valeurs, les grandes idées, les institutions, la finance, le "système"... devront suivre. C'est l'ordre naturel des ruptures.

Ce billet-ci se consacre à l'approfondissement de quelques aspects spécifiques aux projets publics "de rupture"... maîtrisée. Il fait suite aux billets précédents de ce blog.

Références et contre références de projets

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Les illustrations d'images de couvertures d'ouvrages sur la conduite des grands projets sont ici à comprendre au premier degré. En effet, rien n'est à jeter dans les méthodes classiques de conduite des grands projets novateurs, connues depuis l'antiquité (expéditions d'exploration, constructions de monuments, ouvrages civils, engins spatiaux, systèmes de "défense", etc.), et d'ailleurs on ne saurait pas le faire sauf en rêve - dans ce domaine, un loisir indécent. La conduite des projets est une discipline codifiée, au sens où les métiers et les compétences y sont spécifiques et spécifiquement intégrés dans la réalisation d'étapes d'avancement bien définies. Toutefois, dans la suite de ce billet, nous éviterons les termes "gestion de projet" et "management de projet", à notre avis dangereusement restrictifs : la conduite des projets n'est pas que financière (bien entendu, la gestion de trésorerie en est une composante importante, à tous les niveaux y compris les sous-traitants), la conduite des projets n'est pas que la chose d'un super manager et de son équipe rapprochée (sauf dans un contexte esclavagiste), c'est un effort collectif.

Insistons : particulièrement pour des projets de rupture, les références classiques de la conduite des projets sont pertinentes. En particulier, le phasage du projet doit être respecté et notamment la phase de "définition" devrait, particulièrement dans tout projet innovant, s'appuyer sur des prototypages et identifier non seulement les montants d'appels de fonds prévisionnels, mais surtout les incertitudes de tous types et les compétences nécessaires à leur reconnaissance et à la maîtrise de ce qui pourra être maîtrisé. Certains projets classiques se contentent de lister des risques pour en faire des excuses en réserve ou se limiter à la réduction a priori de quelques facteurs de risques considérés comme les plus menaçants, ce serait fatal à tout projet de rupture.

Le meilleur contre exemple, celui du projet innovant complètement raté, est certainement à trouver parmi les grands projets informatiques récents. En effet, c'est un défaut typique de beaucoup de projets informatiques que de se placer à la remorque des dernières technologies émergentes. Cela devient évident dès le début de ces projets, par l'escamotage de la phase dite de "définition", pourtant destinée à anticiper une conciliation entre la technique et les besoins, mais certainement pas en calmant les inquiétudes des futurs utilisateurs par des artifices. Les flous des "nouvelles technologies" sont des prétextes commodes aux approximations dans les réalisations, aux dépassements budgétaires, et aux retards - sans oublier la multiplication des opportunités de corruption à tous niveaux de décision ou d'exécution. Les clients de ces projets n'étant pas les utilisateurs (ces derniers étant de fait assimilés à des parasites stupides), les empilages d'irresponsabilités contractuelles s'exercent dans l'entre soi de réunions directoriales. Il existe pourtant de bons ouvrages de référence spécialement consacrés aux projets informatiques, écrits à partir du vécu, illustrant notamment comment "la qualité" peut être intégrée aux pratiques courantes des équipes de développement informatique pour capitaliser l'expérience des développeurs - il resterait à élargir le champ pour y inclure les utilisateurs.

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Ne confondons pas les méthodes de conduite de projets de rupture avec les méthodes du "management de rupture" à la mode des années 90 finissantes. Ce prétendu "management de la rupture", nous y sommes déjà immergés, avec tambours et trompettes, dans les projets publics comme dans le privé ! L'outillage du manageur, grand ou petit, étatique ou mercenaire, ne se conçoit plus sans "La Communication", au point que les nécessités de cette super Communication définissent de fait les priorités d'action du projet, jusqu'à déplacer le sens des objectifs, y compris ceux de "pure" gestion. Certains grands projets ne sont plus que des séries d'annonces publicitaires auto manipulatoires en justification de saccages de l'existant et d'opérations chaotiques de rafistolages successifs. Cet outillage intellectuel n'est "de rupture" que parce qu'il est celui de la guerre, depuis longtemps cultivé dans les sectes et les groupes de conspirateurs, plus récemment à grande échelle au cours de plusieurs conflits mondiaux, généralisés, toujours dans les mêmes enchaînements. Dans cette continuité, on pourrait assez précisément anticiper comment seront relevés les "défis" planétaires dans les prochaines décennies et les "solutions" qui seront mises en oeuvre. Dans l'état du monde, le pseudo "management de la rupture" associé à des innovations prétendument "disruptives" déjà toutes prêtes dans les plans industriels, ne peut être par nature qu'un facteur d'accélération du pire, dans le meilleur des cas un argument publicitaire à l'intention des masses de consommateurs tenus en attente de la bonne parole.

Ce que nous proposons est tout autre.

Quelques spécificités des projets publics de rupture

Plusieurs billets précédents de ce blog proposent un domaine préférentiel de développement des projets publics initiateurs de changement, à savoir les grands projets régionaux d'aménagement de nos vies quotidiennes. Il s'agit bien de projets comportant une part de réalisations matérielles par l'aménagement de systèmes de "logistique collective", impliquant au passage la levée de contraintes artificielles obsolètes et de tabous paralysants et s'appuyant sur une forme de contribution citoyenne.

La spécificité numéro 1 de ces projets est la délégation de la puissance publique. Délégation ne signifie pas aveuglement. La relation entre le projet et le détenteur suprême de la puissance publique doit être formalisée a priori. Notamment, l'approbation de la phase de définition du projet par ce détenteur suprême est requise - y compris éventuellement les "plates bandes officielles" à piétiner et les (petits) tabous à enterrer.

La phase de définition du projet doit donc être exhaustive, autant que faire se peut, justement parce qu'il s'agit d'un projet "de rupture". Notamment, le prototypage doit être détaillé, en particulier tout ce qui concerne l'utilisation. Il ne s'agit pas seulement de valider des technologies, des modalités d'emploi, des logiciels, des "interfaces homme -machine", il est indispensable d'étudier concrètement toute l'utilisation courante ou exceptionnelle, donc y compris les cas de panne totale, de perte de clé, d'accident, d'acte de malveillance - et ceci toujours du point de vue de l'utilisateur, y compris l'utilisateur "non standard" s'il le faut, considéré comme un être intelligent que l'on peut informer et former.

Ce n'est pas cher payé pour un peu de liberté nouvelle et un espoir de donner sens à nos vies.

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La spécificité numéro 2 est que les utilisateurs sont les clients. Quel que soit leur domaine préférentiel, la principale spécificité des projets publics de rupture, c'est que la contribution citoyenne n'y est pas un décor créé pour satisfaire de vagues exigences à la mode. Au contraire, cette contribution est centrale dans la vie du projet. La création des conditions de cette contribution est constitutive du projet à chaque étape.

Dans une conduite de projet classique, la contribution citoyenne serait intégrée comme une contrainte que l'on apprivoiserait, par exemple, par des opérations médiatisées de prototypage et par l'arsenal habituel de la "communication", dont des consultations populaires sous diverses formes et l'entretien d'un panel de futurs utilisateurs. Et, au besoin, on saurait épuiser les volontés d'expression trop encombrantes dans les répétitions de procédures formelles de "Qualité Totale", en décourageant les talents non sollicités.

A l'opposé, dans un projet de rupture, la contribution citoyenne est à la fois une source de pouvoir et l'expression d'une compétence collective d'absolue nécessité dans tout le déroulement du projet, depuis le début. Ces deux dimensions sont à cultiver dans leurs originalités, autrement dit à organiser et adapter selon les phases du projet et selon la nature du projet.

Dans un projet de rupture, l'institution d'une contribution citoyenne est indispensable non seulement en soi mais comme contre pouvoir aux autres pouvoirs susceptibles de bloquer le projet ou d'influencer sa réalisation : industriels, groupes d'intérêt, financiers publics, autorités locales et même vis à vis de l'autorité étatique délégataire suprême...

Dans un projet de rupture, l'institution d'une contribution citoyenne interne ne peut être figée dans un seul modèle ni circonscrite dans un seul cadre, même pas celui d'une assemblée citoyenne dynamisée par des renouvellements (pas trop) fréquents. Son périmètre et son extension doivent évoluer selon les phases du projet, en fonction des tâches allouées, en favorisant le "volontariat citoyen". Toute l'allocation classique des tâches de projet est à interpréter en vue de bénéficier, autant que faire se peut, de cette contribution citoyenne, des compétences qu'elle peut rassembler, des capacités d'entraînement qu'elle peut mobiliser, etc.

Un projet de rupture est par nature un projet de création de nouvelles libertés (ou de rééquilibrage de libertés existantes). Il ne peut donc se couler dans un moule contractuel en entonnoir inversé, même à l'issue d'une phase de définition bien conduite, qui pourrait directement ou indirectement oblitérer la réalisation de ces libertés.

Il en découle quelques spécificités secondaires, dont quelques obligations originales.

Le projet est indépendant des autorités, institutions, organes existants, publics ou privés exerçant des fonctions de service public, nationaux ou locaux. Il pourra en recueillir des avis, des retours d'expérience, en solliciter éventuellement la mise à disposition de personnes compétentes. Mais en aucun cas, le projet ne pourra leur être soumis, ni dans sa définition ni dans son avancement.

Le projet s'oblige à la continuité des services publics, notamment sans dégradation (de son fait) des lieux d'accès à ces services - sauf évidemment exception justifiée.

L'architecture contractuelle du projet ne comprend que des sous-traitants et des fournisseurs, autrement dit c'est une architecture en râteau. Il n'est pas interdit de faire appel à une société spécialisée, comme sous-traitant, pour certaines prestations relevant du bureau de projet, par exemple la planification. Mais il est hors de question de confier à une entreprise privée une maîtrise d'ouvrage déléguée, pas plus qu'une maîtrise d'oeuvre d'ensemble. La relation cruciale entre le projet et ses clients s'en trouverait faussée - plus exactement : fatalement contournée et très probablement dévoyée.

En fonction de leur devis approuvé, les sous-traitants reçoivent des avances sur fournitures et sont systématiquement payés sur forfait mensuel.

Les sous-traitants acceptent l'obligation de transparence et d'anticipation sur le planning du projet, concernant notamment leurs propres attentes de fournisseurs, partenaires, etc.

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En exception éventuelle aux règles des marchés publics, le projet dispose d'une possibilité de révocation contractuelle "arbitraire" à effet immédiat, notamment en cas d'incompétence avérée du sous-traitant ou de désaccord bloquant (autrement dit en cas de "mauvais jeu").

Le bureau de projet, du fait de l'intégration d'une contribution citoyenne active, se trouve en partie éclaté et en configuration variable. Dans ces conditions, l'autorité du chef de projet ne peut reposer sur sa seule personnalité, ni sur sa seule compétence personnelle (qui ne pourrait être que très partielle). Le bon vieux truc de la concentration physique pour souder une équipe de projet classique "en noyau dur contre le reste du monde" serait une faute. Le rôle premier du chef de projet est d'intégrer les compétences et d'équilibrer les pouvoirs dans la durée du projet et pour ses objectifs, en adaptation constante. Il incarne l'"esprit du projet citoyen", et on jugera de sa réussite par le niveau de diffusion de cet "esprit" à tous les contributeurs, jusqu'aux sous-traitants. Le profil idéal (?) du chef de projet est à rechercher parmi des personnes ayant exercé divers métiers de terrain dans plusieurs milieux. Surtout, ce sera une personne indépendante de toute hiérarchie civile ou politique. Si ce genre de profil n'existe pas, peut-être serait-il urgent de favoriser son apparition, ne nous étonnons pas sinon que nos sociétés "complexes" restent bloquées de toute part. A défaut, dans les pays munis d'un corps de fonctionnaires de l'éducation, on pourra sélectionner des enseignants désireux de réaliser leur vocation plutôt que d'exercer à vie une fonction cadrée par des doctrines officielles, afin de les former spécifiquement aux disciplines de la conduite des projets - après tout, l'analogie (partielle) des projets publics de rupture à des actions de pédagogie participative ne serait pas la moins prometteuse en regard des objectifs. Selon la personnalité du chef de projet, selon les circonstances et les ressources locales, le projet public de rupture, d'un point de vue de sociologue classique des entreprises, aura les caractères d'une association militante, d'une centrale de renseignement, d'une expérimentation sociale, d'une entreprise en réseau....

jeudi 27 juin 2019

Comme les temps se retournent

Subsidiarité

Dans un billet des débuts de ce blog, nous avons contesté un faux principe de subsidiarité, prétendument applicable dans la répartition des responsabilités et pouvoirs entre des instances régionales et une instance de noyau central, en généralisation édulcorée du brutal "ego Leo nominor".

En république de France, ce faux "principe de subsidiarité" était couramment proclamé par les politiques pour nous expliquer la répartition des pouvoirs entre les instances de la Communauté européenne et les gouvernements nationaux.

Le petit peuple était ainsi sommé de comprendre que les nations conservaient leur pouvoir de décision sur tout ce qui "pouvait" (ou "devait" selon nuance) être décidé localement - une évidence dans un modèle théorique sans épaisseur au mépris de la précision et du sens pratique.

Remarquablement, depuis des mois, on n'a plus entendu parler de ce grand "principe de subsidiarité" ! Pendant la campagne des élections "européennes" de mai 2019, sauf erreur, jamais ce principe n'a refait surface, sans doute parce que son apparition aurait assombri l'enjeu "démocratique" de ces élections - très mince en regard de l'enjeu financier pour quelques partis politiques. Pour combler le vide, certains commentateurs politiques ont tenté d'expliquer comment les instances de la Communauté étaient naturellement équilibrées entre des pouvoirs communautaires et des pouvoirs nationaux, sans se rendre compte à quel point la focalisation sur ces seules instances trahissait l'autosuffisance de ces instances pseudo communautaires.

Donc, elle est bien suspecte, cette disparition du principe de subsidiarité !

En effet, le faux "principe de subsidiarité", si on s'oblige à l'expliciter, décrit assez bien les ambiguïtés de l'actuelle Communauté européenne en relation avec les états nations. Mais, plutôt que de reconnaître la fausseté de ce principe et d'en rechercher des aménagements, on en fait une caricature qui alimente un débat artificiel entre "fédéralistes" et "nationalistes".

Pourtant, il existe une solution simple, éprouvée, pour redonner un sens fondateur à un "principe de subsidiarité". Il suffit d'inverser le sens d'application du principe, pour considérer le communautaire comme subsidiaire des nations - ce qui était le sens d'origine des premières entités "européennes" (CECA...).

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Au coeur de l'Europe géographique, la Confédération Helvétique pratique de fait cette inversion depuis plusieurs siècles, entre des instances fédérales minimales et des cantons très différents dans leurs intérêts économiques, leurs religions dominantes, leurs langues, leurs tailles, mais tous avec une forte culture "démocratique" locale. Néanmoins, ce système permet la réalisation de grands projets d'intérêt commun en quelques années de travaux continus (centrales électriques, tunnels ferroviaires et routiers,...) et un équilibrage des ressources financières entre les cantons.

Évidemment, dans une grande Communauté européenne, une telle inversion, même si elle ne faisait qu'un retour aux origines, impliquerait une dynamique de refondation partielle à intervalles réguliers, par la définition des projets d'intérêt communautaire des prochaines années, avec comme conséquence l'adaptation des instances communautaires à chaque fois.

Évidemment, à notre époque de l'informatique et des réseaux et surtout avec la richesse des expériences individuelles dans une grande diversité de professions, la définition des projets communautaires devrait être la décision au sens propre démocratique des peuples. De même, on devrait envisager naturellement l'association d'une instance citoyenne ad hoc à chaque projet communautaire.

Voir les autres billets de ce blog, merci.

Étiquettes fortes, étiquettes faibles

Deux ouvrages récents offrent une abondance d'éléments exemplaires d'étiquettes sociales, bien qu'aucun des deux ouvrages n'ait pour objet premier la description de ces étiquettes - heureusement pour les lecteurs.

Le Génie des Suisses de François Garçon (Tallandier, 2018)

Les Leçons du Japon, un pays très incorrect, de Jean-Marie Bouissou (Fayard, 2019)

La comparaison des ouvrages fait ressortir le caractère implicite de l'étiquette sociale suisse en regard de son caractère contraignant dans le détail des activités quotidiennes et des comportements au Japon. Cependant, ce sont des étiquettes fortes dans les deux cas.

Évidemment, l'histoire, la culture, la population, la géographie... expliquent non seulement les différences mais aussi, dans les deux pays, l'entretien de ces étiquettes, y compris par la coexistence de ceux "qui vivent en dehors" de ces étiquettes communes. Un exemple peu connu d'une telle survie est celui de la reprise en main de la population japonaise de Tokyo, complètement déboussolée après la défaite en 1945, par un clan yakusa qui était venu opportunément proposer ses services au grand chef américain.

Que serait la vie sociale des citoyens suisses sans le service militaire à vie, sans les puissantes institutions locales au niveau des communes ?

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Que serait la vie urbaine des Japonais sans la surveillance des comités de quartier et de leurs points d'appui répartis ?

A distance, n'étant ni suisse ni japonais et résidant dans un pays d'étiquette faible pour ce qui concerne le respect des biens publics et de l'intérêt commun, ces deux étiquettes fortes représentent pour moi deux cauchemars différents.

Si vous résidez dans une grande ville au Japon, si vous ne savez pas dans quelle poubelle et à quel moment de quel jour de la semaine vous pouvez jeter un déchet, ou si vous en avez "trop" de la même sorte à jeter, et que vous savez par avance que vous ne trouverez aucune aide pour votre cas hors norme, il ne vous reste qu'à opérer en catimini de nuit, en espérant que personne ne vous voit car vous seriez obligatoirement dénoncé.

En Suisse, sauf peut-être dans les très grandes agglomérations où résident beaucoup d'étrangers à titre provisoire, vous devez effectuer des démarches décisives auprès des institutions locales préalablement à votre installation, prendre contact avec vos futurs voisins non seulement pour obtenir leur accord (ou leur non refus) mais encore surtout en vue de fonder une relation avec eux, à maintenir régulièrement par la suite selon les coutumes locales.

Dans mon pays, je vis une autre sorte d'immersion sociale quand je circule à pied en ville au milieu de gens absorbés par leur smartphone, imprévisibles dans leur allure, susceptibles à tout instant de changer brutalement de direction. Ces derniers temps, certains amateurs de délire dionysiaque circulent sur des engins automoteurs, n'importe où, n'importe comment, dans l'isolement d'un casque à musique, en totale négligence de leurs contemporains. Dans mon pays, l'ignorance des autres peut aller jusqu'à l'excès de jouissance spectaculaire d'une "liberté" qui serait ailleurs immédiatement sanctionnée sous n'importe quel prétexte légal, en réalité en tant que manifestation de mépris de la collectivité. Alors, pour tenter d'encadrer les comportements sociaux irresponsables de la vie courante aux dépens des autres et du monde environnant, les autorités publiques éditent des listes d'interdits, résumées localement en quelques symboles graphiques. Ces interdits sont interprétés comme des conseils de modération tant que ne se produit aucune série d'accidents graves justifiant des fermetures ou des restrictions d'accès. Notre étiquette de vie en société est celle des enfants dans leur parc à jeux, bientôt sous surveillance vidéo permanente.

Au total, on peut lire les deux ouvrages cités ci-dessus comme des témoignages partiels de la rationalité (locale) des étiquettes sociales et de leur contribution aux processus de création de valeur collective, de leur compatibilité ou de leur inadaptation à une authenticité démocratique. Cependant, il est dommage que l'on y trouve si peu d'indications sur les éventuelles spécificités des comportements ni sur les souhaits éventuels (et les réalisations ?), de ces pays d'étiquettes fortes dans le domaine des sociétés virtuelles - tout resterait à faire ?

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Un prototype des descriptions de sociétés solidaires merveilleuses demeure l'étude des cités libres du Moyen Age européen (dans sa période brillante) que l'on peut lire ou relire dans L'entraide de P. Kropotkine, Les éditions écosociété (Canada), 2001. Dans cet ouvrage d'un penseur du 19ème siècle abusivement assimilé aux anarchistes radicaux (on pourrait actuellement plutôt le requalifier comme libéral autant qu'un Mill ou un Dewey), on trouvera l'explication d'un "âge d'or" par la force d'institutions locales, par la pratique d'usage et d'entretien des biens communs, par les partages du savoir à l'intérieur de communautés universelles de métiers, plutôt que par le seul génie des princes et de quelques personnes extraordinaires.

Dans les mouvements de la pensée moderne, quelle est l'importance donnée à l'étiquette sociale comme composante culturelle ? Peut-on la considérer comme un produit de l'histoire soumis à des forces non maîtrisables et rester passif devant ses évolutions ? Doit-on la piétiner en refus de toute norme sociale a priori, sans chercher à extraire de cette norme les humbles conventions de la vie en société (dont font partie les usages communs des langues, y compris les non dits) ?

Une caractéristique des populations barbares, c'est l'oubli qu'elles sont les propres maîtresses de leur étiquette sociale.

Choc en retour des fantaisies bureaucratiques modernes

Une caractéristique des populations modernes est leur confiance dans une logique binaire associée à une croyance à la supériorité de l'espèce humaine. Ce sont là deux absurdités, donc rien de bien grave en soi dans l'absolu, sinon que leur combinaison produit des conséquences fortement contributives aux "défis de notre temps". Autrement dit, leur combinaison est un boulet de civilisation.

En effet, une première conséquence est la destruction de la nature, puisqu'aucune zone de nature vierge ne peut subsister dans la durée sans la protection d'un cordon suffisamment épais de "zone grise" qui l'isole de la zone des cultures et des civilisations humaines - il ne s'agit pas seulement des jets de mégots ni des joggeurs en recherche de nouveaux sentiers. C'est évident en surface, lorsqu'on observe l'évolution de certaines forêts et grands parcs "naturels" en quelques dizaines d'années. Sous la surface des terres et des mers, et dans les airs, quels pourraient être les cordons de zones grises autour de quelles zones vierges ?

Une autre conséquence de la pseudo modernité est la généralisation des systèmes bureaucratiques, au point que certains de ces systèmes pourraient se passer de toute conduite spécifiquement humaine, quitte à conserver une représentation de puissance patriarcale, l'humanité des servants de ces systèmes ne pouvant se manifester que par des fonctions d'utilité parasite, pour eux-mêmes d'abord, parfois aussi au profit de ceux du dehors.

Ces systèmes d'organisation bureaucratique sont ceux du privé comme du public.

Dans tous les cas, malgré les discours de progrès flexibilité, dynamisme, les fondements fantaisistes de ces systèmes bureaucratiques condamnent à la stagnation (sauf catastrophe pour cause externe) :

- absence de hiérarchie des finalités (ou pire, création d'une hiérarchie de pseudo finalités modélisées chiffrées en substitution de finalités compréhensibles de tous), en parallèle d'une stricte hiérarchie fonctionnelle à l'intérieur de branches de "pouvoirs" très théoriquement indépendantes entre elles, définies dans le secteur public d'après les théories des penseurs du 18ème siècle,

- création et entretien d'un grand écart entre la personne et toute forme pérennisée de collectivité (bureaucratique par nature : société, association, organe de service public,..), les collectivités constituées aspirant les éventuels droits et pouvoirs spécifiques des personnes, ainsi marginalisées par l'obligation de soumission à une relation publique formelle avec une entité bureaucratique, au travers de diverses variantes de sollicitation par remplissage de formulaires puis attente aux guichets, informatisés ou pas.

NB. La fausse "subsidiarité", telle qu'évoquée plus haut, peut être considérée comme une invention naturelle en filiation (ou dérivation ?) des fantaisies fondatrices des systèmes bureaucratiques.

Il en découle la négation de toute forme d'intelligence collective comme pouvoir de définition des finalités et de leurs priorités, et notamment l'exclusion de toute forme de démocratie "directe" authentique.

Il en découle une complète indifférence de l'étiquette de vie des personnes, notamment par l'entretien de la confusion entre code et étiquette, particulièrement fatale à la cohésion sociale dans toute population "diversifiée".

Codes oppressifs, étiquettes relationnelles

Quitte à sortir encore plus franchement du cadre de ce blog, il est utile de mettre en évidence la convergence entre les codes d'oppression, les systèmes bureaucratiques et la logique binaire.

Plutôt qu'un développement théorique, voici trois images.

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La première image est la manifestation publicitaire d'un ravage de logique binaire. L'image montre une "perspective" d'un parc en région parisienne en reconstitution de l'époque du jardinier royal Le Nôtre au 17ème siècle. Ce que ne dit pas l'image, c'est la dépense somptuaire qui fut nécessaire à cette reconstitution à partir d'un jardin en bon état mais sans ambition spectaculaire, notamment parce qu'il a fallu recommencer plusieurs fois certaines étapes des travaux, remettre encore plus de "bonne terre" après avoir mieux évacué la "mauvaise", replanter de nouveaux végétaux après avoir arraché ceux que l'on avaient initialement plantés mais qui n'avaient pas survécu à la transplantation, etc. C'est sans aucun doute à la suite des mêmes difficultés que, entre l'époque du grand Le Nôtre et la nôtre, la superbe perspective d'origine au cordeau avait évolué en jardin d'ombres et de lumières, avec quelques étangs connus des migrateurs de passage et des enfants du voisinage, que nos ancêtres successifs avaient trouvé bien mieux adapté au terrain et à l'écologie locale. A présent, à la suite d'une si laborieuse reconstitution, faut-il préciser que l'entretien de la plate perspective artificielle nécessite l'intervention régulière d'une armée d'engins motorisés ? Et comment ignorer la perte de la variété de la faune alentour (en réalité sa quasi-disparition), la transformation des allées du parc en routes et des chemins en voies carrossables pour la circulation des engins, la destruction progressive des zones sauvages du parc par l'extension des espaces dégagés en dévoration de toutes les zones grises intermédiaires ? De telles restaurations brutales coûtent cher et tuent l'équilibre naturel issu d'une évolution de plusieurs siècles. Mais que c'est beau, cette affirmation de la maîtrise de notre espace par une manifestation ludique du oui / non en préfiguration des circuits imprimés, que c'est grand la maîtrise de l'univers par des algorithmes problème - solution... Ce sont les mêmes glorieuses croyances qui nous soumettent à des codes de conduite pseudo élitistes, absolus, prétendument universels, comme ceux des cours de Louis XIV et du roi de Prusse, plus tard leurs variantes révolutionnaires fondées sur la Raison et la Science.

Les deux images suivantes sont des couvertures de DVD. ll s'agit de deux films de révolte contre une société suicidaire à tous les sens du terme : Hara Kiri réalisé par Masaki Kobayashi en 1962, Corporate réalisé par Nicolas Silhol en 2017. Dans les deux films, au-delà des différences tellement évidentes qu'il devient d'autant plus facile de discerner les similitudes profondes, un code de classe à prétention exclusive s'impose à tous et la mort sale par suicide d'un innocent est le drame initial, en conséquence d'un abus de code, qui conduit les protagonistes principaux à se révolter contre ce code. C'est cependant de l'intérieur de ce code que ces protagonistes principaux vont devoir trouver le moyen d'exprimer leur révolte - à quel prix, sans aucune possibilité d'évasion !

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En effet, sur quels intermédiaires pourraient-ils compter, d'abord pour les écouter, ensuite éventuellement pour disposer d'une autorité d'appel au respect d'une hypothétique règle commune qui serait supérieure au code oppressif ?

Dans Hara Kiri, le sabreur du Japon ancien ne peut compter que sur lui-même au cours de son monologue mortuaire fébrile en face des hôtes assassins qu'il a convoqués, sachant par avance que, de ses paroles et de ses exploits, il ne restera qu'un faux compte rendu administratif.

Dans Corporate, le cadre moderne des ressources humaines trouve un appui sur une inspectrice du travail pour basculer vers l'antichambre de la justice républicaine, en sacrifiant sa carrière et des années de vie, dans l'espoir sans illusion que son témoignage coupable contribue à une évolution des lois communes, un jour plus tard.

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Entre l'ancien monde (reconstitué) de Hara Kiri et la modernité de Corporate, quel progrès pouvons-nous identifier à part la multiplication de façades bureaucratiques théoriquement indépendantes entre elles, et théoriquement toutes respectueuses "des valeurs et des grands principes" ? Et alors quelle pourrait bien être l'étiquette commune d'ouverture et d'entraide dans l'un et l'autre cas qui aurait permis de prévenir le drame initial - un suicide sciemment provoqué puis traité comme un "hors jeu" - par dessus les codes de comportement et de façons de penser localement imposés ?

Affronter de telles questions nous oblige à constater la persistance d'un vide, la sauvagerie de nos sociétés et de nos civilisations prétentieuses.

...

Si nous voulons retrouver une capacité à inventer les étiquettes relationnelles qui nous manquent - une invention relativement facile à l'intérieur d'espaces nouveaux comme ceux de sociétés virtuelles ou d'assemblées citoyennes - il est nécessaire d'apprendre à lire les codes qui nous encadrent afin de savoir y reconnaître les croyances premières dont ils sont les émanations lointaines, souvent par des filiations d'occasion. En effet, une étiquette relationnelle peut s'inspirer partiellement d'un code (ou de plusieurs), mais l'inverse redéfinit automatiquement cette étiquette comme l'excroissance d'un code d'oppression. La pire variante de cette trahison se produit lorsqu'une prétendue étiquette commune est proclamée non seulement comme un absolu, mais est exprimée en compétition frontale avec des codes à prétentions identitaires, sectaires et potentiellement meurtriers. La prétention illusoire à l'encadrement des relations sociales par un fatras pseudo juridique de règles de détail contraint de fait les personnes à se réfugier dans les codes de leurs groupes d'appartenance. C'est un modèle de société d'automates.

Des projets dans la terreur du lendemain

Ce billet aborde une question devenue banale du fait de l'absence prolongée de réponse pratique : comment peut-"on" éliminer certains de nos comportements individuels dont la somme est responsable de la destruction progressive de toute vie sur la planète (y compris la nôtre) ?

NB. La question est envisagée dans un cadre "européen occidental". Les réponses sont proposées également dans ce cadre, malgré quelques tentatives de généralisation.

Ce billet reprend, sous un autre angle, des éléments déjà présentés dans ce blog, pour montrer comment ces éléments peuvent être mis en cohérence.

Le possible est entre deux impossibles

Changer nos comportements individuels et nos modes de vie pour nous adapter à une contrainte planétaire en développement étalé sur un siècle... cela semble tout simplement impossible en l'état de nos sociétés.

Ne perdons pas notre temps à rechercher les causes de cette impossibilité dans nos doctrines et théories dominantes, économiques, religieuses, et toutes les autres. Ne perdons pas notre temps à mettre en cause nos élites, nos personnalités de référence, nos stratifications sociales, nos petits arrangements. Ne perdons pas notre temps à nous chercher des excuses personnelles.

En effet, en l'absence provisoire d'une forte contrainte, les racines de l'évidente impossibilité d'évolution de nos modes de vie se trouvent dans notre nature humaine en relation avec le temps et la durée, telle qu'elle a été façonnée par la "culture".

Remarquons que, dans l'hypothèse où un changement de nos comportements individuels serait possible, il devrait se propager dans les faits par des relations interpersonnelles. Nous allons donc réutiliser le modèle très simple de relations interpersonnelles déjà présenté dans ce blog, le modèle CHOP, afin d'imaginer comment une telle propagation pourrait s'opérer.

En l'occurrence, nous en retenons la segmentation de nos contenus mentaux individuels selon l'échelle des durées nécessaires à leurs évolutions, comme elles se révèlent au cours d'interactions entre des personnes :

  • le niveau des fonctions d'interaction directe avec autrui, les quasi-réflexes intégrés de communication par apprentissage
  • le niveau des projets construits sur semaines, mois, années, présentables / proposables / opposables / dissimulables à autrui
  • le niveau des façons de penser, des trésors de l'expérience et de la culture, des valeurs, des doutes, des mystères, etc.

L'échelle de temps du 3ème et dernier niveau, celui des croyances, est la plus longue, au point qu'une remise en cause personnelle à ce niveau peut causer une forme d'ébranlement mental et ne peut donc pas être fréquemment imposée de l'extérieur sous peine de dérèglement de la personne (à l'inverse, ce choc peut être un objectif, par exemple dans un régime totalitaire ou dans le cas d'embrigadement dans une secte). Justement du fait de sa relative stabilité, le 3ème niveau n'est soumis à aucune exigence de cohérence logique interne.

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Il est courant qu'un comportement personnel exprimé dans le cadre des fonctions d'interaction du premier niveau ne soit pas en ligne avec tel ou tel élément particulier du 3ème niveau. En effet, par la répétition fréquente des actes physiques et des combinaisons mentales habituels, l'intégration des interprétations prescriptives des éléments du 3éme niveau dans l'arrière plan de la vie courante devient progressivement implicite, au point que les filiations sont perdues (si jamais elles ont existé) - d'où l'angoisse créée par toute remise en cause d'un élément du 3ème niveau, même dans les cas où cette remise en cause ne change rien ou pas grand chose dans nos vies quotidiennes.

Pour le moment en 2019 (sauf dans quelques régions précurseurs du globe terrestre pour le malheur de leur population), la monstrueuse menace planétaire "écologique" est installée tranquillement au 3ème niveau de nos esprits individuels. Les grands discours et les scénarios d'alarmes qui résonnent dans le monde occidental demeurent conceptuels, illustrés de solutions irréfléchies, promoteurs de mesures ponctuelles censées soumettre les échéances catastrophiques à des modèles chiffrés, donc assez dilatoires pour maintenir la menace au grenier de nos esprits. Devant l'incommensurable, notre humanité se réfugie dans l'approche progressive des mystères et des terreurs, celle du temps qui passe et qui finit par tout résoudre. Nous faisons semblant d'espérer apprivoiser le monstre en lui jetant quelques miettes dans son grenier, alors que, dans ce cas, le temps ne résoudra rien, au contraire. C'est que ce "cadavre au grenier" qui grandit de jour en jour n'est pas la nième représentation d'un remords en voie de décomposition à la suite de meurtres perpétrés dans notre belle famille, celui-là est d'une autre nature, et on peut tout craindre du jour où il occupera une "trop" grande partie de nos greniers, au point de venir hanter directement le niveau de nos actes instantanés sans aucun espoir de rémission, si nous ne lui avons pas d'ici là construit sa propre demeure.

Donc, il apparaît que, pour obtenir un changement de nos comportements dans un délai compatible avec les urgences, il faut "faire descendre" le monstre au niveau des projets, des grands projets collectifs !

Selon notre modèle (rappelons qu'il est focalisé sur les relations inter personnelles), le niveau intermédiaire, celui des projets, est aussi celui de la contribution individuelle à un projet collectif dans une durée, une progression et un cadre "raisonnés" (au sens où ils sont construits et assimilés collectivement), au-delà ou en parallèle des seuls projets personnels. C'est à ce niveau qu'il faut s'adresser pour des actions concrètes à l'échelle de temps convenable.

Autrement dit, aujourd'hui en 2019, si nous pouvons encore nous définir un avenir "digne", c'est par la création des grands projets qui nous imposeront des évolutions volontaires de nos comportements et modes de vie.

Cela vous paraît trop simple ? C'est vrai : les prêcheurs de l'impossible en font des tonnes, c'est justement à cela qu'on les reconnaît !

Note. Le modèle CHOP est très volontairement trop fruste pour intégrer les ressources de la psychologie et les théories sociologiques sur le collectif par rapport à l'individu.

Note. Les pseudo grands projets futuristes tels que la migration de nos élites sur Mars, le développement de nouvelles technologies révolutionnaires, la transition énergétique vers de prétendues énergies vertes... relèvent-ils de la distraction spectaculaire ou déjà de la tentative d’évasion ?

Tous les grands projets ne sont pas de grands projets libérateurs

Pour éviter les confusions, il faut dire quelques mots sur ce qui nous est présenté dans les actualités comme "grands projets". En caricaturant à peine, ce sont des opérations de circonstance, conduites par des politiques ou des personnalités affidées, à la suite d'un lobbying de plusieurs années par des intérêts privés. Au mieux, on nous parlera de prestige "national" en vue de consolider des savoir faire et d'acquérir des positions commerciales pour des entreprises privées dans "la grande compétition mondiale". Au pire, il s'agira d'alimenter les finances de certaines entreprises et de quelques politiques corrompus sous un prétexte de bien public ou de modernisation. Au cours de la réalisation de ces "grands projets", les décideurs au niveau de la puissance publique sont des politiques (ou à défaut des "personnalités" qui n'ont jamais vécu la vie ordinaire du commun), avec une équipe d'assistants et de conseillers censés maîtriser à la fois les techniques et la gestion des contrats sur le long terme - ce qu'ils ne sont pas en position de faire dans le cadre de leurs missions, même en admettant qu'ils en aient la moindre compétence. Les destructions définitives de l'environnement que l'on n'a pas évitées, les prévisibles gênes causées aux populations durant les travaux, les éventuels désastres collatéraux sont "traités" par des spécialistes de la communication. Cette description est-elle exagérée ou encore en dessous de la réalité ?

Nous avons proposé dans un billet précédent une approche systématique de la définition des grands projets, par un point de vue d'"urbaniste logisticien" bien que ces grands projets concernent évidemment autant les campagnes que les villes.

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Les grands projets que nous évoquons sont destinés à produire une évolution volontaire de nos modes de vie. La légitimité de ces projets ne peut reposer que directement sur "nous", chacun de "nous", pas sur des savants, des experts, de prétendues élites. En priorité avant de rechercher les compétences pour les réalisations, il faut obtenir la reconnaissance, par toute la population concernée, de la légitimité de ces projets.

Dans notre monde actuel déjà en bascule du seul fait de sa clôture, face aux menaces planétaires d'effondrement des sociétés humaines dans les 20 ans, la légitimité de prises de décisions sur le long terme par nos dirigeants et nos représentants élus est nulle : ils n'ont pas été choisis pour cela. Seule la réalité brutale de "nouvelles" contraintes pourrait leur donner une assise de légitimité de fait au sens patriarcal du terme - donc trop tard et sans doute pour le pire car alors même nos plus brillants élus "démocrates", sommés d'agir au-delà de leurs mandats, auront recours à un "chef naturel", en répétition de réflexes historiques.

C'est pourquoi l'invention d'une forme adaptée de démocratie "directe" aux plus hauts niveaux du pouvoir est indispensable aux prises de décisions sur le long terme et sur les grands projets qui en sont les produits.

Maintenant.

De l'obsolescence fatale de nos régimes démocratiques

Il s'agit de régimes politiques conçus d'après les idées de notables à perruques du 18ème siècle : écriture à la plume d'oie, transports à traction chevaline, populations illettrées à 80 %, etc.

Il est inutile de discuter de l'authenticité "démocratique" des institutions dites représentatives ou de tenter de les refonder, elles ne sont ni démocratiques (au sens premier du pouvoir exercé directement par le peuple sur son propre destin) ni représentatives (de quoi ou de qui, et surtout pour quoi faire ?). En revanche, ces institutions regorgent de personnes expérimentées dans la direction des affaires publiques, qu'il serait dommage d'abandonner toutes à leur état d'élites gaspillées dans des tâches de gestion déclamatoire ou des exercices de restriction mentale.

Relevons quelques expressions courantes en politique : "faire en sorte que...", "d'abord regarder le monde tel qu'il est...", "conserver la démocratie...", "fonder la légitimité démocratique...", "gouverner nos institutions...", "gouverner le peuple...", "gérer l'efficacité du pouvoir...", "réfléchir aux solutions...", "trouver des réponses aux défis...", "tous ensemble...", "protéger les manifestations légitimes...", "soumettre le projet au conseil constitutionnel...", "à la tête de la plus grande démocratie du monde,...", "la loi Trucmuche fut une révolution dans son domaine...", "augmentons la dose de démocratie participative".

Jamais, dans un vrai régime démocratique de peuple souverain, personne n'aurait l'idée d'employer de telles formules !

Ces expressions traduisent l'ignorance crasse des fondamentaux d'origine de "la" démocratie, malheureusement commune à trop de politiciens, de commentateurs, de penseurs, d'animateurs des médias. Elles résonneraient à l'identique dans tout contexte de pouvoir à prétention absolue, dans un univers mécanique où il existerait toujours une solution à tout problème dans le sens du Progrès, qu'une population subjuguée ne pourrait qu'accepter, d'autant plus joyeusement qu'elle y serait invitée par la vertu magique du "tous ensemble..." ou conduite par la magie d'un dirigeant providentiel.

L'accentuation récente de cette dérive est-elle seulement le résultat d'une contamination de la pensée politique par le langage des affaires et des compétitions sportives, ou un début de réaction grotesque à la Grande Peur du siècle ?

Tout se passe comme si l'énormité des menaces écologiques planétaires justifiait la combinaison d'une paralysie socio économique et d'une hystérie mentale dans laquelle nous restons piégés, faute de capacité à créer de grands projets libérateurs.

A chaque votation dans nos pays pseudo démocratiques, les panneaux d'affichage des prospectus électoraux sont accolés en formation de danse macabre, témoignages poignants des aspirations de nos sociétés à la petite semaine. Serait-ce la manifestation d'un inconscient collectif en faveur d'une Grande Peste ?

Au seul motif esthétique, "le système" mériterait un renouvellement en profondeur. De plus, à l'époque d'Internet et des communications à distance à disposition d'une population éduquée, son obsolescence fonctionnelle est devenue scandaleuse.

De la démocratie directe pour les grandes décisions difficiles

Les plus importantes spécificités d'une démocratie "directe" adaptée à notre époque, en contraste aux représentations artificielles courantes, seraient à peu près les suivantes, pour ce qui concerne les grandes décisions sur le long terme :

- la sélection pour une durée limitée des personnes participantes aux assemblées citoyennes par tirage au sort parmi les "citoyens responsables et vaccinés, avec une expérience de la vie" (plutôt que des élections sur la base de débats conflictuels à partir de théories historiques et de l'exploitation des actualités)

- la reconnaissance de la nécessité d'une (courte) formation préalable des personnes sélectionnées en vue d'assurer la pertinence de leur participation en assemblée (plutôt que le passage par des voies universitaires puis l'adoubement par un parti)

- la recherche de la légitimité des décisions (plutôt que la répétition des axiomes de la légitimité de "nos" institutions, de la légitimité de "nos" représentants par la magie du processus électoral, de la légitimité des lois après un vote majoritaire, etc)

- la prise en compte systématique des possibilités d'erreur de décision ou des mauvaises exécutions (plutôt que l'axiome de la Loi que nul ne doit ignorer y compris les détails incompréhensibles des spécialistes)

- la recherche de la contribution de chaque personne participante, en fonction de ses propres compétences personnelles et expériences de la vie, à l'élaboration des décisions (plutôt que les affrontements oratoires sur des bases doctrinales ou partisanes)

- l'encadrement du processus des contributions et d'élaboration des décisions, à la fois dirigiste, universaliste et soucieux des personnes - voir nos propositions de conduite tripartite - (plutôt qu'une présidence théâtrale ou purement régulatrice)

- la recherche du développement des compétences personnelles des contributeurs au cours du processus de décision en assemblée (plutôt que des "carrières politiques")

- l'audition d"experts" en vue d'obtenir les éclairages divers sur des questions précises (plutôt que l'aménagement de multiiples ouvertures aux influences des lobbies et les interventions spectaculaires en commissions parlementaires)

- la concentration sur les grandes orientations, sur la définition et le contrôle de réalisation de grands projets sur 5-10 ans au moins à l'échelle régionale (plutôt que les batailles entre gestionnaires ministériels ou les projets de loi en réponse à des problèmes d'actualité)

- le respect de la répartition des tâches et responsabilités entre les assemblées démocratiques et les institutions et organes chargés de projets ou d'activités gestionnaires, dont les dirigeants pourront être choisis ou élus sur la base de leurs compétences prouvées (plutôt que les nominations par copinage).

Dit autrement, cette démocratie "directe" permettra de créer ou recréer notre pouvoir collectif de décision sur l'avenir par l'invention des grands projets d'adaptation de nos sociétés matérielles et de nos modes de vie, à diverses déclinaisons territoriales - un niveau de coordination mondiale serait évidemment souhaitable, mais il serait naîf d'attendre sa création.

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Du fait qu'elle comble un vide, une telle version moderne de démocratie directe est compatible avec le maintien d'institutions "démocratiques" classiques (au sens le plus large). D'ailleurs, avec un minimum de sens politique, un roi ou un président - roi saura y reconnaître une source de vrai pouvoir et saura y chercher la légitimité de ses propres décisions "au nom du peuple", avec en prime son propre affranchissement d'éventuelles dettes partisanes personnelles.

En effet, on ne devrait jamais envisager une instance de démocratie directe comme organe de gestion ni comme instance de soutien au gouvernement des affaires courantes.

La gestion, c'est une spécialité de gestionnaire, ce n'est pas la vocation d'une assemblée citoyenne. C'est manifester le mépris de sa propre administration et une pauvre conception du peuple souverain que d'inviter une assemblée citoyenne à décider d'une taxe, de son périmètre, de son niveau, de la justification de ses critères d'exemption. Les questions d'actualité sont du ressort d'un gouvernement, pas d'une assemblée citoyenne. Une opération militaire est du ressort d'un chef des armées, pas d'une assemblée citoyenne.

Ne pas confondre non plus "assemblée citoyenne" avec "panel représentatif du peuple", pour en faire, par exemple une nième instance de débat sur des questions d'éthique, même sur des questions d'une actualité censément brûlantes pour tout un peuple - trop souvent des impasses artificiellement montées en épingle. Répétons : la vocation de l'assemblée citoyenne, ce sont les décisions sur notre avenir de vie à 10-15 ans.

En revanche, tout grand projet d'intérêt général doit être défini et se dérouler en association étroite avec une assemblée citoyenne ad hoc, sous la direction d'une vraie maîtrise d'ouvrage professionnelle, libre d'obligation partisane.

Une méthode de définition de tels projets d'intérêt général a été proposée dans des billets antérieurs, la caractéristique de ces projets étant l'ouverture de degrés de liberté sous les nouvelles contraintes de notre époque de transition.

Une difficulté préalable à la fondation de toute démocratie "directe", au sens propre fondamentale, est la définition de ce qu'on entend par "citoyen responsable avec une expérience de la vie". En effet, la capacité contributive à une assemblée s'évalue par des critères plus stricts que ceux de la seule citoyenneté d'un pays. En premier, chaque citoyen contributeur doit pouvoir exercer sa capacité à écouter les autres, les comprendre, afin d'en tirer des leçons pour soi-même. La contribution dans une assemblée citoyenne requiert donc forcément une capacité de remise en cause personnelle, possiblement ponctuellement jusque dans ses convictions profondes, mais en retour avec la possibilité de découvertes personnelles considérables - ce qui doit être la normalité. S'il faut des semaines pour constater qu'une personne est inadaptée, par exemple parce qu'elle se limite à "représenter" une présomption de supériorité (ou l'inverse), une doctrine de vérité absolue, un courant partisan, un intérêt catégoriel ou particulier, tout le monde aura perdu.

Nous renvoyons aux autres billets de ce blog traitant de l'étiquette relationnelle et de la conduite des assemblées.

samedi 12 janvier 2019

Pour une transition libératrice

Nous avons peu de temps pour nous bouger.

Voici donc une proposition de réponse à une question d’actualité dans le contexte des grandes agglomérations : la mobilité individuelle en milieu urbain et le remplacement des véhicules techniquement périmés (ou qui le seront prochainement).

Cette proposition est présentée en réduction à l’essentiel, sans aucun chiffre, en l’état des compétences de son auteur dans une démarche de logisticien urbaniste telle que décrite en conclusion d’un billet précédent.

Encore plus que dans le billet précédent, le contexte implicite est celui d’une mégalopole européenne, donc sans prétention à la généralité, sauf la méthode.

Critique orientée de ce qui va se faire sans que rien ne change sauf que tout va empirer

La superposition des nouvelles technologies à l’automobile individuelle est annoncée : véhicules semi autonomes sur les grands axes, petits véhicules urbains divers en location à l’heure, base de données des disponibilités en temps réel de places de parkings urbains, traçage individuel des trajets par GPS, aides à la conduite, bornes de guidage automatisé des véhicules en cours de déplacement, etc.

Concrètement :

  • de grands travaux d’adaptation ou de création d’infrastructures seront réalisés aux frais de la collectivité sur les grands axes routiers, leurs accès et autour, pour permettre le fonctionnement des nouvelles technologies, plus tard pour leur mise aux nouveaux standards ; en fonction de la disponibilité des financements et en conséquence des lourdeurs administratives, ces travaux seront effectués en vagues successives sur plusieurs années
  • de multiples travaux d’adaptation ou de création d’infrastructures locales sur les espaces urbains seront réalisés par des filiales d’entreprises géantes, en exploitant diverses formes de concessions négociées localement, parfois en exploitant quelques zones grises du droit, heureusement toujours à la demande des collectivités locales pressées de rester dans le train de la modernité
  • des petits travaux d’adaptation aux nouvelles technologies s’imposeront sur les emplacements de stationnements privés, en prolongements compatibles des installations publiques rénovées sous concessions locales
  • la concurrence commerciale entre les constructeurs de véhicules automobiles continuera de vanter des innovations originales, mais les 4x4 massifs et les engins péteux continueront de parader dans les centres villes en manifestation de la puissance de leurs occupants (ou de leur besoin d’amour), et les grandes voies d’accès des villes seront encore quotidiennement bloquées par les files d’attente des véhicules familiaux des travailleurs habitant les périphéries, toujours pas convaincus d’emprunter les transports en commun (tiens, pourquoi donc)
  • l’espace public urbain sera de plus en plus encombré par de petits engins bien propres en attente de location pour des déplacements à courte distance, puis, de plus en plus, par leurs déchets
  • les aides informatiques aux véhicules automobiles en recherche d’un stationnement en ville ne résoudront pas la saturation du stationnement ; les accidents aux abords et à l’intérieur des grandes aires de parking se multiplieront suite aux décisions des conducteurs prises en contradiction des suggestions optimales des intelligences artificielles
  • les bogues informatiques, les pannes d’alimentation électrique, les défaillances de matériels nouveaux, les absences et les hésitations humaines dans la mise en œuvre des modes de secours, créeront des pagailles géantes amplifiées par les dépendances à des technologies diverses, avec des conséquences débordant largement la seule circulation automobile, plusieurs fois par mois tant qu’on n’aura pas débranché quelques services innovants fragiles et vulnérables
  • les citoyens contribuables usagers coincés dans les embarras pendant des heures par un dysfonctionnement seront toujours soumis aux répétitions de messages conçus pour le maintien en sommeil de robots martiens
  • le secteur privé de l'industrie et des services refusera d’assumer toute forme de maîtrise d’ouvrage en délégation d’une puissance publique maintenue dans la dispersion de ses innombrables émanations coûteuses et pléthoriques (en France : établissements publics, agences étatiques, directions d’agglomérations, conseils régionaux, sociétés nationales, régies autonomes, directions régionales, secrétariats d’Etat, délégations ministérielles, instituts de normalisation, services communaux…), dont la concurrence rend la puissance publique incapable d’imaginer l’ampleur d’un programme de fixation des procédures, pas plus l’élaboration des contraintes de compatibilité entre les intervenants et les objectifs de résultat, encore moins la définition des organes du contrôle permanent par des tiers de diverses compétences (donc pas seulement sur la perception de la qualité du service au client) et vraiment pas la contractualisation d’un processus d’améliorations continues, d’adaptation et d’entretien après la réalisation initiale
  • d’ailleurs, la puissance publique perdra tous les nombreux procès financièrement importants avec les entreprises

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Bien entendu, en parallèle, la possession personnelle d’un smartphone sera exigée. Son modèle librement choisi sera capable d’abriter les logiciels indispensables à la conduite d’un véhicule, dont il devra pouvoir charger les mises à jour automatiquement et instantanément de manière que tous les objets connectés soient constamment totalement compatibles entre eux. Car le smartphone personnel devra communiquer constamment non seulement avec le véhicule mais aussi avec les autres objets informatiques proches des réseaux urbains, dans les espaces publics et privés, en utilisant les derniers protocoles de télécommunication les plus performants et sécurisés.

Ne parlons pas du coût global de tout cela (qui ne formera jamais un tout), pas non plus de l’évolution des prix, et laissons les programmes gouvernementaux traiter spécifiquement les « questions sociales » et l’Administration…. Soyons modernes, tout va s’arranger et regardez, les nouveaux arbustes donnent déjà de l'ombre après 3 ans !

Diagnostic d’orientation

D’un point de vue d’urbaniste logisticien, en résultat d’examen des accumulations, étranglements et sous performances, les défauts primaires peuvent se résumer ainsi :

  • l’inadaptation permanente du véhicule au besoin individuel du moment, sauf cas particulier de la location de véhicule en courte durée (et encore…), alors que le véhicule devrait être différent selon, par exemple, que l’on va rendre visite à des parents en maison de retraite, ou que l’on va faire des courses ou que l’on se rend sur son lieu de travail de bureau
  • l’impossibilité pour les constructeurs d’adapter rentablement leur industrie de production au-delà de rénovations décennales et des bricolages de personnalisation des véhicules, faute de prévision de l’évolution du marché, et dans la crainte justifiée de devoir financer à répétition les frais de réparation des défauts ou décalages d’adaptation des véhicules à de nouvelles normes, dont des standards informatiques volatiles ou des protocoles de télécommunications éphémères déclinés en variantes régionales
  • la croissance incontrôlée de l’espace consacré aux véhicules automobiles en plus de leurs empreintes mobiles en circulation ; dans le cas extrême, pour chaque conducteur d’un véhicule, on doit additionner la place de stationnement départ et celle du stationnement arrivée, potentiellement un ou plusieurs stationnements temporaires ou en atelier d’entretien, et encore une part en plus pour chacun des éventuels véhicules occasionnellement loués sur place ; du point de vue du conducteur en recherche d’une place de stationnement, l’impression de manque d’espace est une réalité (principalement due aux congestions produites par les déplacements en masse), mais la réalité physique globale est au contraire la sur mobilisation de l’espace par les véhicules automobiles, c’est d’ailleurs ce que l’on ressent immédiatement dès que l’on quitte un véhicule

Le diagnostic est donc celui d’un système bloqué, qui ne peut évoluer « toutes choses égales par ailleurs » que par la dévoration supplémentaire de ressources libres ou libérées pour la satisfaction de ses exigences boulimiques.

Dans ces conditions, la méthode d’analyse et de recherche de solutions par l’urbaniste logisticien est adéquate, parce qu’elle ignore les frontières artificielles du « toutes choses égales par ailleurs » dans son exploration intégrale du champ du possible.

Ebauche de solution

La chaîne logistique à considérer est celle de la mise à disposition du véhicule répondant au besoin du moment de chacun. Il existe un modèle de cette chaîne qui peut servir de référence : le modèle des grandes entreprises de location de véhicules, depuis la procédure de réservation jusqu’à la remise au retour, sans oublier l’arrière-plan d’entretien, ni le remplacement des véhicules usagés par des véhicules neufs.

En effet, la généralisation d’un modèle de mise à disposition de véhicules à la demande dégage le degré de liberté nécessaire à une évolution technique maîtrisée du parc des véhicules, en plusieurs vagues. Ce sont les meilleures conditions pour que les grands industriels de l’automobile puissent définir des stratégies originales d’adaptation de leurs gammes et de leurs systèmes de production.

Mais deux tabous du « toutes choses égales par ailleurs » doivent sauter :

  • le tabou de la possession individuelle du véhicule ; la propriété individuelle devient inutile si le véhicule est fourni à la demande ; la coexistence entre possession et location est possible mais l’un des deux modèles devient forcément le gadget de l’autre et celui de la propriété individuelle est une entrave dans le processus de modernisation du parc des véhicules
  • le tabou de l’usage privé des grands parkings (pour fixer les idées : au-delà de 20 places); en effet, une gestion spécifique de grands espaces de parking est indispensable au fonctionnement d’une logistique à grande échelle de fourniture de véhicules à la demande ; en grande banlieue (ou dans les campagnes), on pourra intégrer des emplacements privés et publics de stationnement unitaire à une gestion spécifique de « parkings périphériques d’abonnés », plutôt que d’obliger les habitants à se rendre chaque jour (ou chaque semaine) dans une boutique de location pour renouveler leur contrat et obtenir le véhicule indispensable à leur trajet quotidien.

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Ces deux tabous peuvent disparaître sans douleur, progressivement localement après expérience pilote. On pourra envisager diverses formules de compensation aux propriétaires de grands parkings existants sur la base de leurs états comptables des années précédentes ou sur des bases équivalentes.

Quelques aspects du fonctionnement méritent attention. Ils sont présentés ici sans détail.

Concernant chaque parking de stockage et remise (« parking de transition ») :

  • Accès à l’intérieur du parking exclusivement réservé au personnel en charge (choix crucial, voir plus loin)
  • Gestion locale simple des emplacements de parking, par analogie inverse avec un tableau des clés dans un hôtel (cette gestion est facilement informatisable sans pose préalable de capteur à chaque place de parking ; toutefois, ce ne sera pas la clé du véhicule au parking qui sera au tableau, mais l’étiquette informatique d’identification du véhicule portant notamment des informations sur son état technique ; à terme, il existera un seul modèle de clé universelle que l’on activera en programmant son association à un véhicule et au contrat au moment de la mise à disposition)
  • Fourniture d'information volontairement minimale aux clients potentiels et clients cherchant à remiser un véhicule : nombre de véhicules disponibles par type, nombre d’emplacements libres par type, c’est tout !

Concernant les boutiques de location / retour (pas forcément toutes situées en sortie d’un parking de transition) :

  • Fonctionnement 24/7
  • Possibilité de réservation de véhicule par Internet
  • Avant location, vérification sur place de l’identité et du permis du conducteur (on peut envisager plus de vérifications selon le niveau requis de sécurité…)
  • Mise au point du contrat (location, assurance…)
  • Fourniture du véhicule
  • A la remise d’un véhicule (qui peut provenir de n’importe quel autre point de location) : vérification technique du véhicule, etc.

Le cas des clients nomades en caravanes pourra être résolu de diverses manières, par exemple selon des modalités similaires à celles qui seront définies pour les habitants des campagnes « éloignées » des grandes agglomérations et les banlieues très périphériques. Concernant en particulier les nomades qui louent de manière saisonnière leur force de travail à des exploitants (exemple : les vendanges de grands crus), le niveau localement important de leur contribution discrète à l’économie du luxe préservera leur cas de l’oubli. Quelques beaux esprits installés dans nos institutions y trouveront matière à briller sans risque. Peut-être condescendront-ils alors à traiter les conditions de circulation des véhicules provenant de l'étranger, camions compris, actuellement librement polluants.

Encore quelques points importants :

  • des expériences pilotes locales de « parking de transition » peuvent être lancées sans gros investissement préalable, en vue de leur extension progressive, sous divers cadres juridiques
  • l’usage de l’informatique est à concentrer sur les fonctions génériques de réservation / traitement des dossiers de location / tenue du carnet d’entretien individuel de chaque véhicule ; des logiciels équivalents sont utilisés depuis des dizaines d’années par les professionnels de la location automobile
  • tout le personnel des boutiques, parkings de transition et ateliers associés est à former spécifiquement aux procédures de gestion logistique en plus, pour certains, des formations spécialisées aux divers métiers techniques de l’entretien et des contrôles techniques, éventuellement à certaines phases de modernisation des véhicules en ateliers spécifiques à l’intérieur ou à côté des grands parkings de transition en relation avec les constructeurs concepteurs
  • évidemment, le système informatique de gestion ouvre des possibilités de connaissance des déplacements individuels des clients (ne serait-ce qu’au travers des réservations passant par Internet !), et cependant il demeurera incapable de répondre à des afflux anormaux des demandes (ce qui sera au total moins catastrophique que la non organisation actuelle produisant des embouteillages monstres) de fait forcément avec moins de conséquences en pollutions et dépenses inutiles
  • la base de valorisation de la « mise au pot commun » d’un véhicule individuel par un particulier est facile à trouver, la fixation du coût d’abonnement au service de mise à disposition l’est un peu moins…

Quelques gains collatéraux

Les conséquences bénéfiques par rapport au statu quo sont nombreuses, même sans faire référence à l’évitement de la catastrophe très coûteuse décrite au début du billet. A elles seules, elles justifieraient « quelque chose de grand » :

  • amélioration de la sécurité routière (véhicules bien entretenus, régulièrement utilisés),
  • libération d’espaces urbains centraux actuellement occupés par des stationnements en surface de véhicules en longue durée
  • revitalisation de l’industrie automobile par la création de gammes de véhicules optimisés pour chaque type de besoin (les constructeurs ne seront pas les seuls intéressés)
  • fluidité du trafic (par effet d’adaptation des véhicules au besoin)
  • possibilité de services différenciés aux personnes en besoin de mobilité autonome non couverts actuellement par des artisans
  • créations d’emplois, exigeants, variés, évolutifs, notamment en périphéries des grandes agglomérations

En réalité, la collectivité gagne bien plus que des créations d’emplois et les bénéfices d’une amélioration des transports individuels : un peu de liberté.

De la nécessité d'inventer des libertés nouvelles

Ce qui est présenté dans ce billet, ce sont seulement quelques orientations d’un programme initial de mise en transition, à partir de l’existant, sans révolution brutale, sans hypothèse sur les véhicules du futur.

Ce programme initial est fondateur parce qu’il ouvre deux espaces de liberté : la liberté d’étudier vers quoi se fera la transition (vers quels types de véhicules, sous quelles conditions d’utilisation) et la liberté de maîtriser le déroulement de cette transition.

Même si cette ouverture ne s’accompagnait d’aucun bénéfice collatéral pour la société, son coût global serait faible en comparaison du coût global subi en l’absence de cette ouverture.

Au fait, quel prix donnons-nous actuellement à nos libertés collectives ? Combien sommes-nous prêts à payer pour que nos sociétés puissent évoluer vers plus d’humanité au lieu de les laisser encore s’alourdir en matière et en esprit au prétexte des nouvelles technologies dans la crispation de nos droits et de nos lois ?

Les rapports d’expertises ciblées sur des grands problèmes d’actualité, comme les études prospectives au grand large, n’expriment que des suggestions ponctuelles dans le vocabulaire mythico publicitaire à la mode. Ils parviennent à peine à intéresser des décideurs gestionnaires du court terme, même dans les grandes occasions ou ces décideurs sont appelés à surmonter le découragement et les tentations parasitaires.

Les protestations populaires massives, les discours passionnés dans nos assemblées, sont vite réduits à la répétition de mots d’ordre dans le décor, même s’ils émanent de besoins profonds.

Le carnaval, jeu d’inversion des règles sociales, a muté en attraction touristique dans les régions où il existe encore.

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Par l’effet des moyens modernes de communication, les événements historiques récents et les actualités nous montrent comment l’agrégation naturelle des méchancetés individuelles produit une monstruosité de méchanceté collective. De plus, nous savons à présent, notamment par l’expérience des pseudo réseaux sociaux, que l’agrégation naturelle des innocences individuelles produit elle aussi un monstre, au point que certains penseurs suggèrent de confier à une intelligence artificielle la direction de l’humanité – une Grande Cage pour la folle Humanité.

Notre époque est donc particulière, mais pas du fait que tout y semble bloqué ou contraint – ce sentiment-là n’est pas nouveau, l’authenticité historique de la rage des révolutionnaires et des découvreurs de toutes sortes en témoigne. C’est plutôt que, pour de multiples raisons (pas toutes citées dans ce blog), nous ne pouvons plus nous offrir le luxe des longues périodes d’incubation chaotique en préalable aux innovations sociales libératrices, ni attendre l’émergence d’une dynamique massive consciente de sa vocation, ni supposer que la victoire de ses meneurs sur les attentistes changera quoi que ce soit dans le sens du bien commun.

A présent, de l’intérieur et en l’état de nos sociétés, l’invention de nouveaux espaces de liberté collective nécessite une discipline de création et l’apport de compétences multiples (d’abord dans les domaines techniques), comme un grand projet de recherche scientifique sauf qu’il s’agit de nos vies quotidiennes pour demain.

Nous affirmons ici qu’en l’état de nos civilisations urbaines modernes, l’invention de nouveaux espaces de liberté collective à l’intérieur des cadres physiques existants est le préalable à tout grand projet de changement concret dans nos vies quotidiennes et que cette invention peut se faire naturellement par la mise en œuvre d’une discipline technique telle que celle de l’urbaniste logisticien.

Comment s'organiser pour y arriver

L’évidente impossibilité factuelle de réaliser un projet tel que celui de ce billet ne doit pas être recherchée dans telle ou telle difficulté technique, financière ou juridique, facile à détecter dans notre résumé.

Cette impossibilité réside dans l’absence d’organe spécifique de conduite des programmes civils par délégation de la puissance publique, des études de conception jusqu’aux étapes d’amélioration continue, à l’échelle de très grandes régions et au-delà. Cette absence est la cause des dérives et inepties dénoncées au début de ce billet, imputables aux superpositions successives de réalisations conçues au bénéfice d’intérêts privés et particuliers agissant en relation directe avec des institutions inadaptées, soit parce qu’elles ont été créées par la puissance publique en vue de projets réalisés dans le cadre d’une définition figée de compétence administrative, soit à l’inverse parce qu’elles sont destinées aux prises de décisions politiques de haut niveau - chacune avec son essaim d’assistants et de conseillers, ses réserves de contrats types, ses représentations du pouvoir.

Il serait donc vain de créer une structure étatique supplémentaire simplement destinée à coordonner ces structures existantes pléthoriques et concurrentes, comme il serait illusoire de privilégier l’une des structures existantes pour en créer une excroissance adhoc.

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Il faut donc créer à neuf un organe spécifique, a minima dans un premier temps à titre temporaire pour un seul programme. Au-delà, pour son fonctionnement, il n’y a rien à inventer au plan de la sélection des personnes ni au plan des méthodes. En effet, la conduite des grands projets est une discipline parfaitement codifiée. Ses métiers sont spécifiques et diversifiés. En conséquence, la pratique de ces métiers ne s’improvise pas, encore moins la coopération entre eux, et si on s’appuie seulement sur le capital des expériences personnelles acquises par ailleurs, cette coopération entre les métiers s’établira trop progressivement, au prix d’erreurs impactant tout un projet. Au cœur de cette pratique, le « contract management » (ne pas confondre avec la seule gestion juridique et financière, donc ne pas traduire par « gestion des contrats ») exige les contributions de tous les métiers sur la durée de vie d’un ouvrage.

Insistons encore : cette conduite de grands programmes civils doit s’exercer par délégation de la puissance publique au plus haut niveau.

Alors seulement, des espaces de liberté collective pourront être trouvés et cette découverte pourra se traduire concrètement par des améliorations de nos vies quotidiennes.

En conséquence de cette spécificité, il faudra satisfaire une exigence naturelle de transparence aux citoyens contribuables futurs usagers et savoir la faire vivre plutôt que de la subir en marge. En effet, dans une maîtrise d’ouvrage en délégation de la puissance publique, le niveau de cette exigence déborde le cadre classique d’un « accompagnement du changement » par information, consultation, communication en relation aux futurs usagers (et plus largement en relation avec toutes les personnes et organismes concernés). La maîtrise d’ouvrage en délégation de la puissance publique devra pratiquer une forme d’association contributive des futurs usagers à ses travaux, a minima dans les études de définition des besoins puis le contrôle de la satisfaction de ces besoins, ainsi que dans tout ce qui concerne la maîtrise des risques et la sûreté de fonctionnement. Ce sera l’occasion d’une expérience démocratique moderne dans le quotidien et le réel, et dans le cadre défini pour chaque programme.

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Du pourquoi au comment

Face aux évidences des catastrophes à venir dans le monde des humains, les questions « pourquoi ce monde ne peut pas continuer comme cela » et « que serait un monde meilleur » ayant été abondamment traitées par ailleurs en dehors de ce blog, ce billet se consacre à la question du « comment faire maintenant » à partir des bases suivantes :

  • on ne changera pas nos comportements humains profonds, façonnés au cours des millénaires
  • ce monde-ci est sans avenir pour nos civilisations industrielles humaines en l’état, dans le resserrement physique de la planète en tant qu’habitat vivable, mais nous ne renoncerons jamais dans l’instant au confort de ces civilisations (le mot important ici, c’est : jamais !)
  • compte tenu des deux points précédents, il est très peu probable que l’introduction d’innovations technologiques, même prétendument de rupture, puisse apporter un élément de solution, encore moins La Solution, tout au plus un répit ou son impression

Autrement dit : comment faire pour nous remettre en état d’inventer plusieurs avenirs dans la continuité de nos civilisations humaines industrielles, pour nous tels que nous sommes en héritage de nos ancêtres ?

Par avance, l’auteur réclame l’indulgence pour son manque de hauteur de vue dans la définition du problème et dans le niveau des solutions proposées par la suite. Ces temps-ci, le manque de hauteur est partagé par une masse grandissante de gens simples, vraiment lassés des émotions obligatoires et des leçons pompeuses. La morale des chiffres ne suffit plus à calmer l’angoisse du vide.

Ce billet est par ailleurs certainement représentatif de l’état d’exaspération du citoyen contribuable d’une mégalopole européenne, en conséquence de sa soumission au voile d’ignorance des élus et des porteurs de la pensée, face au constat quotidien de sa propre inadaptation. Pour l’habitant d’une mégalopole, la réalité vécue de la croissance, c’est celle des absurdités.

Trancher le nœud gordien ? Développer l’innovation du siècle ? A d’autres !

Recherche des potentialités à taille humaine

Entre les descriptions des possibles prochaines évolutions de nos sociétés humaines décrites par des graphiques d’indices socio économiques et les simulations des changements planétaires régis par des paramètres physiques, c’est le vide. Il existait autrefois, à la place de ce vide, quelques utopies d’architectes urbanistes et quelques chapitres d’études prospectives consacrés à quelques aspects de la vie quotidienne. A présent : champ libre aux charlatans de toutes sortes sur les prochaines décennies.

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Prenons ce vide-là comme l’aveu d’une évidence criante : celle de l’écroulement de nos civilisations modernes, avec lenteur pour l’instant, mais déjà sans majesté. Cette évidence est d’une totale banalité, si on considère le nombre des civilisations brillantes du passé qui se sont écroulées sur place après avoir largement dépassé leur niveau supportable d’impertinence, à la fois au monde et à l’être humain. Si notre monde contemporain est condamné à brève échéance comme il va, ce n’est pas faute d’intelligence ni par défaut de bonnes intentions, ni par absence de moyens…. Ni par manque d’agitation : la trépidation sur place fait partie du scénario catastrophique ! Aucune pseudo révolution ne permettra d’y échapper. Pas plus qu’autrefois l’édification de monuments d’éternité pour quelques élites.

Cette massification de nos civilisations ne peut être assimilée à une « augmentation de complexité » qui serait spécifique à notre monde moderne, et qui autoriserait la croyance en une possible maîtrise de ladite complexité par une super intelligence informatique ou par une meilleure sélection des meilleurs aux postes de pouvoir… Dans la mesure de notre humanité présente et face aux menaces de notre époque, cette « complexité » doit s’appeler « lourdeur». Les témoignages bruts, puants, écrasants de la démesure artificielle de nos civilisations industrielles abondent en regard de leurs environnements et de leurs populations.

Dans ces conditions, dans l’impossibilité évidente d’affronter l’immensité du vide d’avenir à l’échelle de nos civilisations, il nous reste à tenter de l’apprivoiser en l’assimilant à un assemblage de petits vides à échelle humaine, que nous trouverons moyen d’exploiter comme des potentialités.

Justement, nous allons découvrir une telle décomposition dans les spécificités modernes de l’alourdissement de nos civilisations industrielles.

L’introduction d’innovations technologiques successives à destination des masses (l’automobile, le courant électrique, le téléphone, la radio, la télévision, l’informatique…) s’est réalisée de fait par superpositions successives en imposant les règles, infrastructures et conditions nécessaires à leurs fonctionnements respectifs. Nos campagnes, nos villes, nos vies en ont été transformées sans prise de recul sur ce processus, alors que cette succession de superpositions a provoqué un recouvrement – progressivement et parfois jusqu’au blocage - de possibilités de décision sur nos choix de société, la contraction de biens et de services communs, en même temps qu’elle a produit des sentiments de liberté dans nos vies, tout en les soumettant à des offres de bien être massivement consenties sans réflexion.

De plus, la succession - révolution industrielle puis révolution numérique - sur deux ou trois générations, s’est déroulée trop rapidement pour être digérée par nos capacités humaines d’adaptation mentale en société. Le discours ambiant nous répète que nous sommes à l’époque du changement, de la flexibilité, de la souplesse. La réalité est plutôt la submersion de nos esprits par un Grand Rêve obligatoire et par l’émotion collective – un genre de saut dans le vide, ou dit autrement en termes plus sympathiques, une forme de déficience collective partiellement contrôlée, à reconnaître pour sa contribution à l’entretien des lourdeurs spécifiques de notre monde contemporain, aussi pour ses potentialités latentes.

Un examen méthodique des récentes successions d’innovations permettra de les considérer comme des projets non terminés ou dévoyés, imparfaitement réalisés ou incompris. On pourra en déduire des solutions partielles à la fois réalistes et radicales pour débloquer nos sociétés en vue de leur allègement. Une méthode d’examen méthodique de rétro conception existe déjà ou presque, en adoptant un point de vue d’urbaniste logisticien. Ce point est repris en conclusion du présent billet et sera développé dans un prochain billet.

Cependant, toute solution technique, surtout la mieux ancrée dans la rationalité, sera rejetée tant que nous resterons prisonniers des entraves mentales que nous avons en partie nous-mêmes créées pour surmonter les effets de la superposition de la révolution numérique à la révolution industrielle, en réaction rapide mais peu réfléchie au dépassement de nos facultés naturelles d’adaptation.

Décrassage avant départ

C’est évidemment pour les assumer que nous devons reconnaître nos entraves mentales d’apparition récente (ou de renforcement récent). En effet, même après une prise de conscience de ces entraves, nous ne pourrons pas nous en libérer facilement, sachant qu’il est vain d’espérer modifier les ornières mentales héritées de nos ancêtres des ères passées. A minima, comme il s’agit d’entraves neuves, nous pouvons les détendre un peu, juste ce qu’il faut pour dégager un espace indispensable au mouvement.

Faisons les présentations en 5 paragraphes schématiques.

1/ L’assimilation entre révolution industrielle et progrès

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La machine et son automate de régulation remplacent progressivement la force physique animale (parfois humaine) et la direction humaine de cette force. C’est la rupture d’un équilibre multimillénaire entre les humains et le règne animal et le règne végétal – un équilibre établi péniblement au cours des âges sur la base d’un apprentissage, d’une domestication réciproque, d’évolutions conjointes, de compétences cultivées diversement selon les environnements et les expériences. De nos jours, c’est plus qu’une rupture d’équilibre, c’est une perte sèche de compétences. Quelques expressions de regrets commencent tout juste à poindre.

Malgré un début de prise de conscience des risques de destructions irrécupérables, le Progrès sert toujours à justifier l’usage illimité de la force des machines. Par exemple, on lance encore, dans les communes pavillonnaires autour de nos grandes agglomérations, de grands travaux d’aménagement urbain en réalisation de projets des années 70-90 à peine actualisés. Ces chantiers monstrueux se terminent typiquement par la « création » d’espaces verts, ou par la « création » d’une « réserve naturelle » pour quelques espèces protégées ou réintroduites, ailleurs et loin, en compensation théorique de la disparition préalable d’une flore et d’une faune locales résiduelles. Les mesures d’accompagnement de ces brutalités manifestent le niveau piteux de notre générosité collective humaine face à la « Nature sauvage » mise en esclavage - et nous avec, évidemment.

2/ Notre dépendance individuelle à notre dose quotidienne de submersion mentale

Le dévoiement de la révolution numérique par les marchands et les apprentis sorciers a produit un instrument de manipulation mentale jusqu’au risque de quasi-démence temporaire de l’individu par le cumul d’effets de saturation faussement libérateurs – dans divers états aisément manipulables pour le meilleur comme le pire.

Alors que notre humaine animalité faisait notre être pensant, notamment par sa capacité sociale à cultiver ses rêves pour pouvoir les réaliser, et par sa capacité à « stocker » provisoirement ses rêves (on peut interpréter ainsi les croyances, les théories, les « idées », etc.), cette révolution numérique dévoyée se superpose à la révolution industrielle - qui déjà à elle seule suffisait à mettre en danger l’habitabilité de notre planète - en étouffant une partie fondatrice de notre nature pensante.

L’introduction massive d’objets informatiques connectés dans nos vies quotidiennes complète et encadre cette dépendance.

3/ La fascination devant la magie des institutions

Nos institutions pseudo démocratiques sont des produits de l’Histoire pas seulement récente, celle du fond des âges. Ces institutions ont à peine évolué en traversant la révolution industrielle, pas du tout en traversant la révolution numérique, alors que cette dernière offre des perspectives d’évolution vers des institutions authentiquement démocratiques.

Pour le moment, les traits d’autorité patriarcale demeurent centraux dans nos institutions, sous diverses formes selon les pays. Les pratiques magiques ne font pas qu’envelopper les rites d’apparat républicain, elles sont le quotidien des institutions, malgré l’assimilation « moderne » de la puissance publique à une direction d’entreprise, et du fait de cette assimilation trompeuse, d’autant plus sous une forme inconsciente, décalée.

La quotidienneté des pratiques magiques jusque dans les plus hautes sphères de nos sociétés, une exagération ? Il suffit d’observer « les actualités ». Pour nos dirigeants, la résolution d’un problème ou d’une crise, se traduit par la recherche de la bonne combinaison de boutons magiques sur leur tableau de commandes, afin qu’aussitôt en retour un algorithme leur présente des prévisions rassurantes des indicateurs habituels. C’est un jeu de déplacement de potentiels (des masses monétaires par exemple) pour une modification marginale des répartitions entre diverses catégories d’acteurs économiques ou politiques. Certains dirigeants osent qualifier leur jeu de « réforme ».

Mots d’autorité, formules d’invocation, discours de manipulation, c’est l’art moderne de la « communication », une composante de tout « management » moderne, une magie scolaire presse-bouton, qui devrait être réservée à des représentations théâtrales devant des populations étrangères.

Dans le discours politique moderne, les grands mots disent le pouvoir, mais les chiffres disent la fausseté, et les pourcentages la division, l’excuse, la tromperie. Trop de ministres gestionnaires ne savent plus dire le sens de l’Etat, alors ils font des discours explicatifs aux citoyens dans les mêmes termes que des dirigeants d’entreprise à leurs employés. Le résultat en est que l’incompétence personnelle du gestionnaire ressort des critères ordinaires de jugement, et que le citoyen, qui n’est ni un employé ni un client, ressent le mépris et perçoit la trahison. L’émergence de partis extrémistes et de personnalités politiques délirantes est un réflexe vital des peuples. Il existe pourtant d’autres possibilités de régénérer des institutions démocratiques croulantes, certainement pas dans la déshérence des anciennes magies.

GG.jpg Un événement récent a violemment fait ressortir, par effet de contraste, la banalité sommitale des pratiques magiques actuelles : le centenaire de la Grande Guerre 1914-1918. C’était une occasion unique de fonder le projet du prochain siècle pour un avenir planétaire, de revitaliser certaines organisations ou institutions internationales existantes, et de mener une offensive radicale d’élimination des pirates, parasites et mauvais joueurs – dont quelques états moralisateurs - qui exploitent à leur profit les zones grises et la diversité des législations. Il y avait dix mille manières de le faire à la hauteur de l’héritage de la Grande Guerre, après avoir recueilli cet héritage pour lui donner une signification pour nous maintenant dans ce monde-ci qui a tellement changé. Au lieu de cela, nos puissants dirigeants ont multiplié les cérémonies mémorielles et les discours d’émotion convenue jusqu’aux formes les plus ennuyeuses de contrition rétrospective. Et parmi les pauvres « idées » qui en ont finalement surgi pour l’avenir, il y eut celle que notre monde irait mieux si les vainqueurs de 14-18 faisaient des excuses aux vaincus ou, au moins, acceptaient de partager avec ces ex vaincus quelques avantages honorifiques acquis à la suite d’un autre conflit avec les mêmes… Quelqu’un avait appuyé sur un vieux bouton usagé que l’on croyait coincé à force d’avoir été enfoncé autrefois.

Mourante est la magie par laquelle se tiennent encore nos institutions étatiques dans la solennité de leur autodestruction. Le glacis dépenaillé de nos rêves inconsistants s’effiloche au-dessus de sinistres décharges de conserves périmées.

C’est donc bien naturel qu’elle nous émeuve, cette magie en danger.

4/ L’enthousiasme obligatoire pour des mirages technologiques

Les anticipations médiatisées à base de nouvelles technologies révolutionnaires et les découvertes scientifiques probables dans les 10 ans sont les avatars des prophéties religieuses et des antiques spéculations cosmologiques – à présent inspirées par nos divinités contemporaines.

Une grande voie balisée pour se construire une réputation, y compris dans les domaines dits scientifiques, demeure celle des grands prêtres des temps anciens. Elle passe par une association rigoureuse entre la gestion de la trésorerie alimentée par les subsides et l’ajustement de la dose de charlatanisme dans la communication.

L’un des piliers de la religion commune de la modernité est la croyance en l’infini potentiel de l’informatique, notamment par sa flexibilité d’adaptation, au prétexte qu’il s’agirait de logiciel au lieu de matériel. Cette croyance devrait pourtant s’évanouir au seul constat que le logiciel se fabrique aussi avec de la sueur humaine et qu’il est contenu dans du matériel. La conséquence logique en serait alors que les objets informatiques cumulent les défauts de pérennité du matériel et les imperfections de nos facultés mentales, d’autant plus que la fabrique du logiciel est soumise aux mouvements d’évolution des systèmes et plates formes de développement, eux-mêmes composés de matériels et de logiciels. Et que dire alors des objets informatiques en réseaux, qui doivent être conçus en cohérence entre eux (a minima leurs interfaces), et conserver cette cohérence malgré les évolutions des autres logiciels et matériels ! En réalité, en particulier pour ce qui concerne les « objets intelligents en réseau », la bonne analogie serait celle d’une industrie lourde à cycle de vie plutôt court, sachant que, sauf pour les matériels, on ne peut réparer un défaut par simple remplacement de pièce défectueuse… Bref, l'informatique n'est jamais La Solution, simplement une technique parmi d'autres; la sagesse recommanderait que l’informatique soit employée seulement sur des fonctions où ses avantages sont évidents en complémentarité de l’humain, et avec une extrême précaution lorsqu'il s'agit de fonction vitale pour la société.

5/ La dissolution de notre être fragile dans un idéal machinal

"T'en fais pas, je gère". Elle ou il replace son casque sur ses oreilles et reprend sa marche précipitée sur le fil directionnel de son smartphone. Après un échange de paroles programmées en fonction du mode choisi par chacun, on se quitte en reprenant le cours de son propre logiciel. Cela fait longtemps que je ne m'en fais plus sur ton « t’en fais pas ». D’ailleurs, je soupçonne que tu n’as jamais su l'écrire sans faute d’orthographe et que demain, à la place de « je gère », tu m’exhiberas un idéogramme du genre qui fait bien sentir le fossé entre les générations. Aucune importance : entre dinosaures, pourquoi s’en faire puisqu’on saura toujours comment faire, bien mieux et bien plus facilement qu’hier ?

Car, après des siècles obscurs, c’est à présent la Raison qui nous conduit scientifiquement. Nos droits et nos lois, nos façons de vivre en sont l’émanation évidente en démocratie apaisée. Dans notre course au Progrès, ces droits, ces lois, ces façons de vivre sont en continuelle évolution - c’est pour cela qu’il faut des poètes et des contestataires, et c’est pour cela que nous cultivons notre réceptivité collective à l’émotion, car toute émotion reconnue comme émotion légitime par la Raison donne naissance à une nouvelle loi.

Dans les organes institutionnels de décision, le dogme de l'infaillibilité « scientifique » sert à fortifier les légitimités vacillantes sous un masque de sérénité dans l’exercice de l’autorité. Après la publication d’un train de décisions, après un délai variable selon le domaine et les conditions, un autre dogme s’impose face aux remontées du « terrain », celui de l’obsolescence criante : pas le temps de reconnaître qu'on s'est trompé (un peu, beaucoup…, mais on sait la faute à qui), pas le temps de réfléchir pourquoi, pas le temps d’amender les imperfections (lesquelles ?) en douceur, et d’ailleurs ce serait trop « complexe », alors on publie d’abord quelques modifications marginales pour manifester la volonté de changer dans le sens du Progrès et des derniers sondages d’opinion, tandis que l’on commande un rapport à des experts en les abreuvant des idées qui résonnent dans les couloirs, et suite à la remise du rapport que personne n’a pris le temps de lire au-delà du résumé, on lance un autre train de décisions scientifiquement justifiées. Automatiquement, la Machine institutionnelle réalise ainsi la destruction progressive de tout ce qui est sans défense, sans statut, sans personnalité légale, par doses d’écrasement, au nom de sa propre Droiture universelle. La Machine institutionnelle du Progrès imprime, massicote, entasse et comprime. Elle a une imagination folle pour s’améliorer depuis qu’elle a découvert Internet - bientôt le smartphone !

Constatons que nos entraves mentales se renforcent mutuellement pour former un ensemble auto bloquant. Mais chacune est suffisamment neuve pour conserver une élasticité propre. Nous renvoyons aux nombreux billets de ce blog qui proposent des exploitations de cette élasticité au mieux de cette propriété temporaire.

Comment passer de la culture de l’émotion à la culture du déplacement

Voyons à présent « comment faire maintenant ».

Il nous faut un saut culturel, tout le monde le dit.

Et surtout, du concret, c’est urgent.

Un grand saut dans le vide, pour de vrai ? Cela semble difficile à organiser, les références historiques sont particulièrement désastreuses… Alors, laissons de côté les consolations de la poésie, les subtilités des philosophies, les vaticinations sur le futur, les explorations du psychisme humain et de ses processus de sublimation, et surtout les promesses de révolution pour de bon. Ce sont de vieux trucs de notre humanité millénaire, des jouets enfantins, à considérer pour ce qu’ils sont – certainement pas pour les jeter, on y revient toujours. Mais ils ne nous ouvrent aucun espace de liberté mentale, ils sont au contraire faits pour voiler la « vraie » nature (surtout la nôtre) que par construction de nous-mêmes nous ne pouvons ni percevoir ni comprendre, en aimable singerie du processus de naissance de nos idées en couverture du vide.

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Une « transition écologique » ? Il faudrait d’abord produire un programme cohérent, au-delà des réactions émotives. Où voyez-vous poindre une idée de projet concret d’une telle transition globale vers autre chose qu’un rafistolage à grand renfort de « nouvelles technologies » ? Cela vous rassure que nos premiers de cordée promoteurs de l’écologie dans nos institutions ou dans nos start-ups consultent régulièrement les actualités du jour et les cours de Bourse sur leur smartphone, exactement comme faisaient tous les profiteurs des bulles financières avant les crises ? Cela vous satisfait d’écouter ou de regarder des reportages sur l’émergence de nouvelles sources d’énergie « verte », prétendument réalisées par des installations industrielles dont la fabrication génère une pollution géante en consommant une énergie colossale, et dont le fonctionnement intermittent impose une surveillance à distance et une répartition fréquemment recalculée de la production par la mise en œuvre permanente de capteurs connectés, de réseaux informatiques, de logiciels spécifiques, complexes, vulnérables… ? Pouvez-vous concevoir par quelle logique, l’agriculture industrielle, la pêche industrielle, qui continuent de détruire les capacités planétaires de régénération naturelle jusqu’au fond des océans, vont demain pouvoir nourrir l’humanité, dont une partie souffre de malnutrition y compris dans des pays paisibles aux économies florissantes ? Comment supportez-vous la désespérance des derniers rapports d’étude sur l’évolution de l’environnement naturel, toujours soumis aux activités humaines productrices des déchets, émanations, dégradations encouragées par la promotion des formes les plus parasitaires de notre bien être ? Ce monument de ratage est une preuve supplémentaire que nos entraves mentales et nos systèmes institutionnels nous mènent à l’effondrement.

Il nous reste les ressources de notre culture innée d’être humain. Ce n’est pas rien. Si nous parvenons à en mobiliser une partie pour effet immédiat dans nos vies quotidiennes, nous pourrons assurer la cohérence de nos actions dans le monde réel sans préalable, à condition que nos machines institutionnelles ne serrent pas les freins.

Ce qui est proposé ici, c’est d’exploiter la « culture pratique du déplacement » commune à toute l’humanité depuis ses origines.

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Le développement de la culture du déplacement – la « logistique » selon son appellation technique moderne - remonte loin : organisation des déplacements en groupes de chasseurs cueilleurs entre les points de stationnement temporaires et leurs stockages, conception des villages, plus tard des villes avec leurs services communs d’acheminement ou de dégagement (voieries, canalisations, égouts…), adaptation de la répartition des tâches selon le contexte et l’environnement, approvisionnements et mouvements des armées, démultiplication et flexibilité des échanges par la monnaie et les instruments de mesure… Cette discipline logistique telle qu’elle fut pratiquée par nos ancêtres, dans diverses civilisations autour du globe, fournit l’un des fils conducteurs des enquêtes anthropologiques par des techniques de pointe, à la recherche des processus d’inventions et d’adaptations qui ont permis la construction progressive de grandes civilisations.

Dans notre monde contemporain, les technologies nouvelles trouvent souvent leur première application pratique en logistique, notamment dans le domaine des capteurs, des bases de données, de l’intelligence artificielle, des réseaux informatiques. Chacune de ces technologies nouvelles occupe une niche définie en fonction de son apport propre. Il n’est pas raisonnablement imaginable, compte tenu de l’imprévisibilité des aléas et des besoins, de confier à une super intelligence la direction d’ensemble. En effet, la pratique d’activités logistiques – pensons par exemple à la gestion quotidienne d’une cantine scolaire -, est soumise couramment à des aléas qui se combinent entre eux en situations inédites : accidents, pannes de matériels, coupures d’alimentations, absences de personnels, défauts d’approvisionnements, retards des financements, contextes épidémiques, changements des normes à respecter, etc. Il faut imaginer des réponses à l’imprévisible et faire contribuer des personnes compétentes.

En résumé, nous n’avons pas à développer une culture du déplacement puisqu’elle existe déjà en tant que discipline du monde réel, héritée du fond des âges, vivante, commune à toute l’humanité.

C’est pourquoi, une méthode d’urbaniste logisticien nous semble adaptée à l’examen critique de nos civilisations, au long de leurs canaux de circulations matérielles et immatérielles, après les superpositions subies des voieries, canalisations, stockages, sources d’énergie, etc. imposées par l’installation des moyens nécessaires à la diffusion massive des révolutions industrielles et numériques. En observant les circulations physiques et informatiques dans leur intégralité (y compris pour maintenance et entretien courant), cet examen révèle les inadaptations, congestions, blocages, gaspillages, d’abord en termes physiques et en termes de dépenses énergétiques, ensuite en termes de robustesse et de flexibilité dans l’obtention d’un résultat à l’heure et à l’endroit prévus – et tout cela pas seulement dans un objectif de « qualité du service au client » mais d’une amélioration continue de chaque élément d’une solidarité logistique. Clairement, le fil directeur d’un tel examen critique n’est pas le respect des « valeurs » morales et juridiques, encore moins l’intérêt de court terme d’un agent économique particulier ou d’une institution. En vue de réaliser des aménagements, on doit pouvoir considérer les lois et le droit comme des contraintes aménageables – dans une mesure raisonnable, car de même qu’on ne refait pas la société d’un coup de baguette magique, on doit cependant pouvoir envisager l’adaptation de quelques textes de référence, en leur évitant l’incohérence, l’inintelligibilité, la laideur….

Nous donnons dans un prochain billet un éclairage sur l’application d’une telle méthode dans un but d’aménagement de la mobilité individuelle, autrement dit le « problème de l’automobile ». C’est bien un problème de déplacement, non ?

dimanche 10 juin 2018

Parlez-moi de mon âme

L’Histoire de l’Humanité sur Terre s’achève. C’est une Histoire de l’Humanité tout court qui prend la suite, puisque cette Histoire là, toujours écrite par des humains, sera aussi celle de la planète Terre.

Il semble que beaucoup de gens ne saisissent pas encore ce que cela peut signifier, ni pourquoi l’Humanité dans son ensemble se trouverait devant le choix urgent d’assumer sa responsabilité planétaire ou d’abandonner chacun de nous aux jeux terriblement sérieux de ses activités et de ses rêves à l’intérieur de sociétés infantiles. Surtout, on se demande comment ce choix pourrait se faire, alors que « l’Humanité dans son ensemble » n’a pas d’adresse, malgré l’existence de réseaux planétaires de télécommunication, malgré quelques proclamations solennelles à prétention universelle.

Il y eut pourtant dans l’Histoire quelques décisions à vocation planétaire prises au nom de l’Humanité dans son ensemble. Comme la vocation planétaire de telles décisions historiques n’apparaît que rétrospectivement compte tenu de notre découverte tardive du monde physique et comme l’Humanité en tant qu’espèce n’a été reconnue qu’encore plus tardivement dans toutes ses variantes, rien n’empêche de rechercher des exemples dans un passé relativement lointain, d’autant plus que l’évidence de la pesanteur des convictions et des croyances communes de l’époque pourra nous amener à considérer certaines de nos convictions et croyances contemporaines comme les reprises directes ou modernisées des anciennes – découverte certainement utile en préalable à une prise de décision éclairée concernant notre avenir à tous.

La Controverse de Valladolid en 1550 opposa les thèses pour et contre la reconnaissance de l'humanité des indigènes du Nouveau Monde, non seulement l'âme mais un ensemble de droits naturels, les mêmes que ceux des Européens. Elle se conclut par la victoire du oui.

Au 16ème siècle, les états indigènes des Indes océanes, plus tard renommées Amériques, furent vaincus par les conquérants aventuriers venus d’Europe et leurs populations décimées furent soumises sans doute encore plus brutalement que ne le permettaient les lois bibliques de la guerre. A l’époque, on pensait qu’une telle victoire des conquérants sur les indigènes impies n’avait pu être acquise que par volonté divine. Rétrospectivement, on sait que certains conquérants en mauvaise posture avaient employé diverses formes d’armes bactériologiques dont ils connaissaient les effets mais pas le mécanisme, qui ne fut reconnu que beaucoup plus tard comme potentiellement décisif dans les guerres entre populations d’êtres diversement immunisés (la Guerre des Mondes H.G.Wells 1898). Bref, il était osé à l’époque d’affirmer, pour un européen confronté à l’étrangeté des civilisations du Nouveau Monde, que les indigènes possédaient naturellement une âme de pleine qualité humaine, qu’ils devaient donc être traités humainement, pas comme des bêtes, pas comme des esclaves et qu’ils avaient droit à leurs terres à cultiver pour eux-mêmes et que les colons devaient rémunérer le travail de leurs employés indigènes comme ils l’auraient fait en Europe pour n’importe quels serviteurs ou journaliers. Bartolomé de Las Casas osa le dire, l’écrire abondamment, et l’argumenter face à des contradicteurs de renom. Il était l’un des compagnons de la deuxième expédition de Christophe Colomb vers le nouveau continent et fut le premier prêtre ordonné sur place.

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Le scénario du film « La Controverse de Valladolid » compacte la substance de la controverse épistolaire historique et d'autres controverses antérieures dans un affrontement théâtral imaginaire centrè sur la reconnaissance de l'âme des indigènes d'Amérique. Les confrontations sont parfois très animées entre les avocats des thèses opposées afin de convaincre le légat du pape. Les témoins défilent en soutien de l’une ou l’autre thèse, quelques expérimentations croustillantes sont tentées sur des indigènes d'Amérique transportés sur place. A minima, on peut apprécier ce spectacle comme un genre de reconstitution historique, et trouver que certains arguments nous semblent vraiment poussiéreux à présent.

En réalité, cette grande Controverse de 1550 est telle quelle d’une actualité brûlante, mais ce n’est pas apparent tout de suite.

Comme les « indigènes » ont partout été assimilés par la civilisation « moderne », pas seulement les Indiens de toutes les Amériques, mais aussi beaucoup d’autres peuples sans épitaphe, la question d'une reconnaissance de la pleine humanité des indigènes peut sembler périmée, au sens où, quelle que soit la réponse qui fut apportée ou que l’on y apporterait encore à présent, elle n’a eu, elle n’aurait aucun impact économique. Ce sont les colons audacieux, les affairistes et leurs suiveurs qui ont tout gagné. D’ailleurs, dans le film, les arguments exprimés par les colons du Nouveau Monde sont ceux qui nous semblent les plus directs, les plus concrets et porteurs de projets. Ces arguments, on les retrouve exprimés dans les mêmes termes par nos actuels exploitants d’usines d’élevages monstrueux, par nos actuels industriels de l’agriculture hyper intensive, par les plus agressifs des dirigeants d’entreprises exemplaires. Ces arguments expriment les « valeurs » de l’entrepreneur, tellement enracinées dans nos civilisations modernes qu’ils sont implicites dans la plupart des exercices de prévision et se traduisent dans les droits locaux par des privilèges qui ne sont jamais mis en question.

Pourtant, l’Histoire a tranché : cette affaire d’âme universelle en 1550 représentait bien un enjeu planétaire pour l’Humanité.

Tout docteur en explication rétrospective nous dira qu’il était très important que l’Église catholique de l’époque reconnaisse une âme de plein droit aux indigènes d’Amérique, car cette reconnaissance permettait d’étendre aux Amériques tous les éléments de la civilisation européenne, au lieu de maintenir le Nouveau Monde comme une sorte d’appendice maudit. Cette reconnaissance était d’autant plus opportune pour l’Eglise catholique que la profondeur géographique européenne de son autorité se réduisait (en conséquence de la Réforme protestante). Par ailleurs, à la place d’esclaves locaux, les colons d’Amérique pouvaient utiliser la main d’oeuvre encore considérée comme animale, importée des côtes africaines.

Parmi les éléments de la civilisation européenne qui devenaient applicables aux Amériques après la Controverse, il y avait une règle de partage traditionnel des pouvoirs humains dans ce monde : à l’Eglise le soin des âmes et de la culture, au Roi le soin de l’ordre public et de l’extension du royaume, aux gens du peuple et en particulier aux colons entreprenants l’exploitation laborieuse des ressources matérielles et animales. Quelques siècles plus tard, plusieurs grands états, dont des républiques prétendument humanistes, ont exprimé cette structuration avec d’autres mots, tout en maintenant longtemps dans leurs terres lointaines des exploitations ouvertement esclavagistes – ce qui manifestait crûment le décalage de l’équilibre traditionnel en faveur des « entrepreneurs », au péril des âmes, tant que les empires disposaient d’une périphérie extensible. Au cours des derniers siècles et même peut-être depuis la création sociale au néolithique (donc dans toutes les populations actuelles), un principe de structuration simple des pouvoirs dans le monde des humains se serait-il maintenu, malgré les changements dans les croyances, malgré les variations dans la répartition pratique des pouvoirs, malgré l’apparition de prétendus nouveaux pouvoirs, malgré l’illusion unidimensionnelle économique moderne d’un pouvoir humain illimité sur l’univers ? Si ce principe existe en fondement de nos sociétés, n’est-il pas important, pour ce qu’on appelle parfois la cohésion sociale, de respecter ce principe et de savoir comment en adapter les structurations locales ?

Au-delà des banalités géopolitiques et en conscience de notre point de vue condescendant sur les croyances du passé, nous pouvons apercevoir en quoi la Controverse de Valladolid demeure d’actualité : cette Controverse anticipait (pour la première fois dans l’histoire ?) la reconnaissance d’une humanité commune et la responsabilité de cette humanité sur la gestion de sa planète. En d’autres termes, ce fut la première conférence humanitaire mondiale.

Quelles seraient les décisions à prendre par une Controverse de Valladolid actualisée ?

La Révolution Industrielle a domestiqué la puissance mécanique, permettant de remplacer les formes dégradantes d’exploitation de l’être humain par la mise en œuvre de machines. Ne pinaillons pas sur les imperfections de ce remplacement ni sur la signification précise à donner aux « formes dégradantes d’exploitation », car en quelques dizaines d’années, cette Révolution Industrielle entraîne de telles conséquences que nous sommes projetés dans une toute autre période de l’histoire humaine, celle du décalage croissant entre la population mondiale industrialisée et la capacité de la planète à en supporter les ravages, aussi celle d’une Révolution Numérique partiellement dévoyée en machinerie d’asservissement mental des personnes et d’aplatissement des cultures.

Pour une Controverse actualisée, n'essayons pas de généraliser telle ou telle de nos questions d’actualité, par nature insolubles du fait des grands écarts locaux entre les symboles, les déclarations et les pratiques, du fait aussi de l'entretien de la confusion entre leurs interprétations d'une civilisation à l'autre. Une Controverse de Valladolid actualisée devrait traiter globalement la question de la place de l’Humanité dans ce monde, la question d’une Humanité supportable dans ce monde, la question d’une communauté humaine responsable de ce monde.

Comment définir une Humanité commune supportable dans l’état de notre monde et de son évolution inéluctable ? (la déclaration universelle des droits de l’Homme resterait utopique même sur une planète capable de supporter éternellement une population illimitée)

Comment éradiquer l’actuelle imprégnation des esprits et des lois par des valeurs et des modèles de comportement contraires à l’intérêt général planétaire et par quoi remplacer cette imprégnation ? (suggestion : pour ce qui concerne nos esprits, par l’imposition d’une étiquette commune de comportement, adaptable localement)

Comment reprendre la délégation totalitaire de fait abandonnée aux « entrepreneurs », pour quel équilibre mondial entre quels pouvoirs, notamment dans la perspective d’une généralisation des risques de pénuries locales, empoisonnements massifs, épidémies, cataclysmes ? (les actions en justice contre les coupables seraient dérisoires, pour quelle justice quand tout le monde a contribué au massacre – ce sont les pouvoirs sur l’avenir de nos modes de vie qu’il faut en priorité définir et répartir au niveau mondial)

Comment créer la communauté humaine responsable de ce monde, qui serait l’âme de ce monde ? (sur les images de la Terre vue de l’espace, il manque quelque chose si c’est bien la Terre des humains… comme une adresse où se connecter pour lui parler…).

Pour rester dans le cadre d’une « Controverse » analogue à celle qui est proposée ici en référence, c’est probablement cette dernière question qui serait à poser en priorité, en l’exprimant simplement en termes modernes pseudo juridiques « Devons-nous reconnaître une personnalité à notre planète ? ».

Dans l’indifférence des immensités galactiques, osons inventer une âme commune.

La conclusion de cette Grande Controverse actualisée ouvrira la possibilité de placer une borne de l’Histoire humaine, et d’expliquer simplement comment on doit aller au-delà, certainement par différentes évolutions selon les zones géographiques et les civilisations. Ensuite rien ne pourra jamais être figé, ni le modèle de la borne, ni l'idée d’un au-delà (ou de plusieurs), ni les conditions pour que cette idée se réalise, parce qu'il y aura eu des erreurs au départ, parce qu'il y aura des échecs et des découvertes et qu'il faudra, à chaque fois, savoir réagir et s'adapter, en capitalisant les compétences durement acquises. Bienvenue dans un Nouveau Monde de la Révolution Numérique !

Pour un débat du niveau d’une Controverse de Valladolid, les participants devront eux-mêmes faire preuve d’âme, dépasser les paresses mentales qui les font « raisonner » comme des machines au prétexte d’urgences dérisoires, dépasser les préjugés réflexes qui leur servent à oublier leur humble nature, laisser leur smartphone de côté (à l’écart des questions toutes faites ainsi que des appels exigeant une réponse immédiate), ignorer les actualités financières et les pressions... Ces participants devront se débarrasser des bagages culturels de certitudes profondes et de prétentieux témoignages d’une humanité sans limite – ces héritages-là plombent notre intellect, comme autrefois les boulets reliés aux chaînes des bagnards, qu’il leur fallait prendre en mains pour se déplacer. C’est aussi pourquoi il serait imprudent d'attendre que nos plus grands intellectuels construisent un système de pensée adapté, établissent un recueil des citations pertinentes des « penseurs importants » qui l’auront anticipé, produisent une nième interprétation du péché originel dans les religions du Livre, au risque de se satisfaire de la délectation des comparaisons entre leurs exercices critiques respectifs. Certainement leurs productions seront précieuses, mais après la Controverse. En revanche, en l'absence d'une Controverse décisive, la continuation des activités absurdes de nos dirigeants gestionnaires, de nos grands affairistes et de nos conquérants aventuriers produira la résolution de l'antique question de la nature de l'âme par la brutale évidence de son artificialité en matière plastique, juste quelques années avant que se déroulent les ultimes épisodes de la grande compétition mondiale entre les derniers êtres vivants visibles sans microscope, probablement des scorpions du désert, pour quelques traces d'humidité.

lundi 26 mars 2018

De quelques automatismes dans nos processus de décisions collectives et de quelques possibilités de s’en affranchir

Ouverture tragique

Au cas peu probable où vous ne l’auriez pas remarqué, la plupart des propositions développées dans ce blog sont présentées avec une totale naïveté, comme si leur contenu découlait de la plus pure évidence. Un précédent billet s’en est expliqué. En particulier, ce billet-ci traite à sa manière du choix de nos finalités, de nos libertés et servitudes sans aucune référence au « Discours de la servitude volontaire » de La Boétie publié en 1576.

Voici en effet qu’une occasion se présente d’éclairer a posteriori nos propositions concernant la conduite des réunions de décision. Ces propositions sont rappelées en fin de billet.

L’occasion, c’est le livre « Conversations entre adultes » de Y. Varoufakis (publication en traduction française par LLL Les Liens qui Libèrent, 2017).

Les 500 pages du livre sont la relation de l'échec des négociations entre le gouvernement grec et les instances internationales créancières en 2014-2015, principalement dans le cadre de réunions entre décideurs de l’Eurogroupe (dont on trouvera la définition précise dans le livre). Plus précisément, il s'agit de l'échec des propositions successives du gouvernement grec pour se maintenir dans l'espace monétaire de l'euro tout en conservant des perspectives d'assainissement de son économie financière. Le résultat de cet échec est connu : la Grèce reste dans la zone monétaire de l'euro, mais son peuple est ruiné au sens le plus quotidien du terme.

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Dans l’actualité, le livre peut donc se lire comme un témoignage historique, un thriller ou un roman noir.

Pour la postérité, c’est un document de première main sur les automatismes fatals des réunions de grands décideurs.

En effet, le récit est celui d’un historien qui a pris ses distances, heureusement sans théoriser, sans rechercher un impossible détachement en regard du déroulement des opérations ni de leur résultat, car l’auteur est constamment au premier plan en tant que ministre des finances de la Grèce. Ses efforts répétés de mise au point de propositions qu’il espère toujours plus acceptables, ses états d'âme, ses intuitions, ses fiertés et ses regrets, ses relations personnelles avec d'autres décideurs, avec ses collaborateurs fidèles ou non.. sont précisément décrits sans pathos. A la fin, mais sans épanchement, son amertume transparaît face au constat de l’inutilité de ses propositions maintes fois refondues, malgré la reconnaissance ponctuelle de leur pertinence par des personnalités (dont certains membres de l'Eurogroupe en privé), alors que certaines des solutions proposées seront mises en oeuvre par ailleurs au profit d'autres pays que la Grèce.

L’ouvrage ne contient aucune invective contre X ou Y, aucune accusation contre telle ou telle nation ou contre son gouvernement. On n’y trouve pas de grands mots non plus, sauf à la toute fin pour évoquer brièvement un projet destiné à renforcer la démocratie en Europe.

Un résultat encore pire pour la Grèce (et pour l’idée d’une communauté européenne) aurait-il pu être obtenu si la Grèce avait été représentée par un incompétent et si l’Eurogroupe avait été composé de fonctionnaires peureux, ou occupé par une bande de gosses banalement pervers, attendant la récréation pour un cérémonial de punition collective de l’élève légèrement demeuré dont le professeur leur a fait comprendre dans un instant de lassitude qu’il leur faisait perdre leur temps à tous ?

Aucun doute n’est possible. C’est de la grande littérature.

Quelques ressorts de nos fatalités collectives

Prenons donc le livre « Conversations entre adultes » de Varoufakis comme un témoignage des inéluctables fatalités qui se réalisent automatiquement dans toutes nos instances de décision. Ce témoignage sera partagé par beaucoup de gens qui ont vécu ou vivent le même type d’expérience y compris à des échelles modestes. En effet, ce n'est pas seulement sur la Grèce que l'on peut pleurer à la fin, c'est sur notre pauvre humanité, incapable d'inventer une pratique raisonnable de la décision collective, alors que se précipitent les menaces physiques planétaires qui exigeraient des décisions difficiles, comprises et acceptées à tous les niveaux.

Plusieurs ressorts des automatismes de blocage de toute prise de décision collective raisonnée et responsable peuvent être identifiés à partir du livre « Conversations entre adultes » - un titre bien choisi, car le sort des discussions sur le fond y est vite réglé par le jeu des automatismes fatals.

Voici quelques uns de ces automatismes.

Prééminence d’un participant comme secrétaire de réunion (ou quel que soit le titre éventuellement directorial qu'on lui attribue, de toute façon à ne pas confondre avec un personnel d'enregistrement), comme organisateur et conducteur du débat, notamment en charge de la mise en forme des "conclusions" de la réunion (avec un pouvoir supplémentaire de rabotage ou d’élucubration lorsque la même rédaction desdites « conclusions » se destine à la fois aux médias et aux participants). L’imposition d’un roulement de la charge de secrétariat entre les participants fait partie des contre mesures bien connues, mais elle présente des inconvénients par rapport à une désignation définitive (dont celui d’une souvent longue mise au point des conclusions de chaque séance au cours du recueil des remarques et agréments successifs des participants) qui peuvent rendre inacceptable cette pratique, notamment en cas d’urgence, et contribuent à la multiplication des séances.

Réduction du débat à l'expression des représentations des intérêts, au-delà des traits personnels de chacun, qui peuvent dès lors se muer en artifices de rhétorique, et ponctuellement, passer pour des imperfections (bien entendu, ces imperfections peuvent résulter d'un calcul destiné à renforcer une représentation ou en affaiblir une autre, et les meilleurs acteurs, en particulier les meilleurs « représentants », le font naturellement).

Report hors réunion (typiquement dans un cadre personnalisé sur le territoire d'un des personnages) de la communication entre les personnes, sans remise en cause de leurs missions ou convictions propres, car il ne s'agit pas alors forcément de tentatives d'influence dans l’ombre, mais de simples échanges dans le respect de l'autre dans le but de se comprendre, ou a minima de constater les écarts exprimés selon des concepts communs – cette externalisation-là contribue par ailleurs à renforcer la brutalité des représentations en réunion, par l’introduction d’éléments implicites de relativisation des positions exprimées.

Pesanteur dirimante d’une autorité externe, au sens où, de toute façon, cette autorité décidera ce qui doit être décidé en fonction de critères complètement étrangers à ceux de la réunion ; alors, pour la forme, on discute sur des détails, mais dans les faits, pourquoi prendre le moindre risque de devoir assumer la responsabilité d’un résultat quelconque ? Le destin de toute proposition nouvelle est automatiquement de concentrer les énergies négatives.

Clôture dans l’entre soi. Les participants trouvent naturel de s’appeler par leurs prénoms à force de se retrouver, et de reconnaître les tics des uns et des autres… Et puis le club des décisionnaires, de réunion en réunion, devient peu à peu une sorte de secte, au sens où sa suffisance, à propos des questions qu’il doit traiter – et même lorsqu’il s’appuie par ailleurs sur des experts extérieurs - devient un présupposé de fait, une vérité immanente en filiation du présupposé de la supériorité de l’espèce humaine, et en particulier de la supériorité des « meilleurs » sur les autres, tout en conservant, à destination de ceux qui oseraient en douter, la soumission de façade à des dogmes décoratifs, par exemple celui de la valeur absolue de la vie humaine alors qu’on piétine le principe d’égalité qu’il implique logiquement, ou celui de la « démocratie » comme processus de décision collective alors qu’on la refuse tout en l’associant à des pseudo valeurs et des pseudo fondements abusivement qualifiés « démocratiques »… Les sectaires ne peuvent reconnaître leurs erreurs sans se démettre, ni devant leurs pairs ni devant leurs mandants, d’où leur tétanie collective devant toute originalité par rapport aux dogmes de la secte, d’autant plus lorsqu’ils se divisent eux-mêmes par des nuances dans l’interprétation des dogmes ou simplement par intérêt. En résumé, le contexte d’autosuffisance et la présomption élitiste d’infaillibilité qui en découle produisent et entretiennent une restriction mentale collective.

Le constat d’une seule de ces caractéristiques suffit à créer un doute sur l’utilité de telles réunions de décision. Que dire lorsque d’autres caractéristiques négatives s’y ajoutent ! Relisez « Conversations entre adultes » et souvenez-vous des dernières assemblées auxquelles vous avez « participé ».

Comment ne pas s’apercevoir que ces questions relatives aux processus de décision collective, à l’interface entre l’individuel et le social, sont au centre de la production de nos finalités, libertés et servitudes ? Ne serait-il pas urgent de repenser les gestes créateurs des équilibres entre « libertés » et « servitudes » plutôt que de se perdre à discuter de leurs manifestations en référence à des idéaux ? On notera au moins que les quelques dérives ci-dessus identifiées suffiraient à expliquer pourquoi une conduite autoritaire peut être plus « efficace » et par extension pourquoi nos pseudo démocraties, formelles et rouillées, en sont réduites à gérer des affaires courantes et des crises ponctuelles. En effet, ces dérives sont d’autant plus fatales lorsqu’il s’agit de prises de décisions dans l’intérêt général. Les effets de ces dérives sont encore amplifiés lorsque les qualités individuelles à faire reconnaître pour accéder aux instances de décision ont été définies par l’ »Histoire et la Culture », profondément conditionnées par les guerres, les luttes et leur préparation.

Il est évident qu’une conduite de réunion par des professionnels, telle que proposée à la fin de ce billet, serait inapplicable dans les contextes imposés et pour les objectifs souvent vagues de nos hautes instances de décision soumises aux types de défauts ci-dessus décrits. Dans l’état de notre monde, on pourrait même affirmer que les réunions de ces hautes instances ne devraient tout simplement pas être, ou au minimum qu’elles sont de bien peu d’utilité en regard de ce que leur permettraient leurs propres mandats et qu’en conséquence, elles renforcent la création ou la perpétuation de déséquilibres non assumés. Nul besoin d’une conduite trinitaire pour des décisions de modulation des encours en fonction des événements et des pressions d’intérêt, mais peut-être l’expérimentation vaudrait d’être tentée, au moins dans une perspective de perfectionnement de la formation des professionnels d’encadrement, en vue de réunions de décisions plus ambitieuses, un jour ailleurs autrement.

Rien qu’humains contre plus rien d’humains

A l’échelle mondiale, les instances décisionnaires dont nous avons besoin sont celles qui pourront faire élaborer et faire appliquer, globalement pour la planète et localement en cohérence, des scénarios réalistes d’évolution raisonnée, inspirés du rapport Meadows actualisé en 2004, sur la base d’une stratégie globale planétaire de survie des civilisations humaines (qui devront nécessairement s’adapter dans l’intérêt général planétaire).

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Ces instances n’existent pas. Ce qui se répète dans nos actualités ne leur laisse aucune perspective de création : les promotions de dirigeants à vie, la réélection des mêmes aux postes éminents (bien entendu par dévouement pour éviter pire), le repli des nations sur leurs propres intérêts de court terme dans leurs rêves de grandeur, la soumission des masses à l’exploitation des affects et au harcèlement mental par les offres de distractions, la virtualité flagrante des « droits de l’Homme » invoqués dans les discours et les ouvrages. Par-dessus ou en fondement de tous ces obstacles, s’enracine un tabou pesant, qui résiste à la révélation de la monstruosité des dégradations infligées par l’espèce humaine à sa propre planète. Ce tabou bloque la conversion mentale indispensable pour affronter la réalité du parasitisme exercé par l’humanité sur la planète, encore plus pour envisager les mesures à la hauteur. Ce tabou, c’est l’obsolescence de la singularité de l’espèce humaine et de ses valeurs imaginaires d’autopromotion.

Cependant, l’infrastructure technique universelle existe pour le développement de telles instances. Il suffirait d’une erreur d’un exécutant quelque part, en interprétation d’une directive creuse d’une grande organisation internationale dans la nébuleuse de l’ONU, et alors peut-être l’occasion pourrait être exploitée… Mais il faudra plus qu’une nième version de réseau social universel pour l’échange des idées, même dans le respect de conditions d’utilisation sympathiques, même à l’abri des scrutations des mercenaires au service d’entreprises de manipulation.

Au plan des cultures et des mentalités, pouvons-nous espérer qu’une science sociale soit construite dans l’urgence, afin de décrire les techniques nécessaires pour faire évoluer nos sociétés à partir de leur état présent vers un avenir possible à seulement 50 ans, ensuite soutenable dans la durée ? Quels ont été les déclencheurs des évolutions de nos civilisations humaines dans les quelques derniers siècles : les révoltes contre une oppression au nom de certaines valeurs contre d’autres valeurs, les soulèvements derrière puis contre les audaces des derniers grands conquérants, les exemples de personnalités exceptionnelles, la diffusion rapide de marchandises et de services par le libre jeu du Marché, les avancées de la Science et de la Technique (avec l’accélération de deux guerres mondiales), la quasi gratuité des ressources énergétiques par l’exploitation de ressources pétrolières et gazières (sans laquelle aucun Progrès ni technique ni social n’aurait été possible), sans oublier les innombrables rafistolages opérés dans l’ombre par de petits génies pour rectifier des méfaits ou des inexactitudes afin que rien ne change sauf les apparences ou inversement selon les circonstances… L’énumération est incomplète. Peu importe : n’a-t-on pas suffisamment fait l’expérience des divers déclencheurs d’évolutions et analysé les labeurs moins brillants qui ont rendu ces évolutions possibles (ou ont permis d’en pérenniser largement les conséquences) pour en connaître les travers et les fatalités – et surtout pour en apprécier l’inadaptation criante sur une planète en rétrécissement accéléré, à moins de viser l’extinction à grande vitesse ou de cultiver des espérances miraculeuses ?

On devrait depuis longtemps avoir constitué un savoir sociologique qui permettrait de « faire autrement ». Ce n’est pas le cas. Pourquoi persister à entretenir nos rêveries héroïques, par exemple celle du combat pour la Liberté et le Progrès (en réalité pour le confort par la consommation effrénée des ressources naturelles), au lieu de développer notre capacité à faire un choix raisonné des libertés et des servitudes compatibles avec une survie acceptable de nos civilisations ?

Conjecture : en partant de l’état du monde politique et sociologique, stable depuis un bon siècle, le seul ressort démocratique actuellement opératoire pour « faire autrement » sans augmenter la dégradation planétaire passerait par une révolte contre nous-mêmes, contre certaines de nos convictions profondes, de nos aspirations et de nos conventions sociales, rien que pour permettre l’acceptation d’un renoncement à une partie de notre confort physique et mental. D’ailleurs, il n’est pas évident qu’un tel renoncement prometteur d’inconforts et de déchirements, surtout si ce renoncement en restait au stade d’une commune contrition face aux réalités des menaces physiques identifiées, éviterait le déclenchement d’une guerre de tous contre tous en multiples formes plus ou moins ritualisées – la découverte d’une relation à la fois conflictuelle et réciproque entre la violence à soi-même et la violence contre les autres remonte loin dans le passé, à la naissance de beaucoup de religions. Où sont les gens compétents pour nous faire prendre du recul ? Qui les fera écouter ? Constatons le gaspillage de nos grands penseurs et de nos grands créateurs, obligés de s’affairer pour rester dans la lumière artificielle des projecteurs médiatiques, de se réfugier dans l’animation de mouvements d’idées séculaires, de philosopher sur les possibilités de dépassement de notre humanité…

Comment échapper au destin « humanesque » de notre humanité dérisoire sur son piédestal ?

Une réponse rationnelle serait la mise en place d’une démocratie d’humbles citoyens planétaires, rien qu’humains mais collectivement capables de décisions difficiles afin d’arbitrer entre des choix d’avenir, et collectivement capables de préserver la reconnaissance des erreurs éventuelles pour les redresser.

Sinon, à défaut d’une solution démocratique universelle responsable, peut-on raisonnablement anticiper une évolution globalement positive dans le « sens de l’Histoire », par exemple par la compétition entre des pouvoirs autocratiques capables d’imposer des mesures salvatrices ? Pour le moment, l’avenir qui se dessine dans les actualités diffusées par nos médias est une période d’affrontements entre grandes nations incarnées par des personnages enfermés dans leurs rôles de chefs dominants, et entre gangs internationaux de toutes sortes bien présents à l’intérieur des équipes autocratiques. La neutralisation d’abord seulement médiatique de toute limitation opératoire de l’arbitraire de ces pouvoirs est déjà presque partout bien engagée. Par le libre jeu des automatismes historiques habituels, on peut donc parier que ce monde saura réaliser, au plus dans quelques dizaines d’années, diverses formes d’extermination des « populations excédentaires », constatées sans compromission en résultat du libre jeu du Destin ou orchestrées pour de bonnes raisons sinon de bonnes causes. On maintiendra en servitude les opérateurs que l’on n’aura pas encore su remplacer par des machines intelligentes. Parallèlement, on traitera les résiduels en masses de robots biologiques totalement manipulés, constituées en réserves strictement contrôlées de sujets de jeux et distractions, accessoirement comme capital génétique à préserver pour un temps. Peut-être même que, dans certains pays, ces mutations sociales pourront se réaliser sans grand changement dans la grille des programmes de télévision et sans aucune interruption du fonctionnement des réseaux sociaux sur Internet.

Pour la définition de processus libératoires

« Conversations entre adultes » mériterait d’être considéré comme un grand livre d’humanité pour tous les temps, pour les mêmes raisons que « La guerre du Péloponnèse » de Thucydide qui date d’environ 2500 ans avant notre époque. A la suite de son modèle antique, cet ouvrage d’historien nous décrit un engrenage toujours actuel des fatalités humaines dans les instances décisionnaires, par le jeu d’automatismes régressifs collectifs. Ces automatismes ont été autrefois mal apprivoisés par l’invention de la rhétorique - une discipline destinée aux élites spécifiquement pour le cadre des débats publics, unique invention de l’humanité (dans sa variante occidentale) depuis le néolithique pour tenter de maîtriser collectivement les processus de choix de nos finalités, libertés, servitudes, à l’évidence insuffisante pour maîtriser la sauvagerie au-delà de la cité ou de la nation, bien au contraire du fait même de sa nature… A notre époque, les facteurs régressifs bien connus qui bloquent de l’intérieur ou au contraire précipitent malencontreusement tout processus collectif de décision douloureuse sur le long terme, seraient techniquement complètement surmontables. Au lieu de cela, nous semblons bien partis pour rejouer une suite similaire à celle de l’histoire antique racontée par Thucydide ou l’une de ses multiples répétitions jusqu’à notre époque, cette fois-ci à la plus grande échelle possible et sans la ressource d’un arrière-plan d’espaces et de peuples disponibles pour une renaissance.

Dans cette perspective, il devrait sembler urgent de consacrer quelques efforts à la conception de processus décisionnels collectifs adaptés aux technologies courantes et compatibles avec nos fonctionnements mentaux génériques.

Dans ce blog, on trouvera des propositions.

Rappel des propositions concernant la conduite des réunions de décision dans un contexte démocratique (au sens minimal où les participants se reconnaissent égaux dans le cadre de ces réunions), avec quelques précisions et reformulations en réponse à quelques écueils signalés dans ce billet : externalisation de la conduite de réunion, répartition de la conduite entre trois personnes professionnelles (soumises à une charte leur imposant, entre autres, une totale discrétion), en gros selon un principe trinitaire, la première pour faire respecter les règles et la progression vers les objectifs, la seconde pour faire s’exprimer l’expérience et l’intelligence de chaque participant, la troisième pour forcer le débat ainsi que l’expression des points de vue en dehors des ornières… Peu importe que la répartition des rôles trinitaires soit imparfaite dans la pratique, ces rôles étant par nature à la fois complémentaires et antagoniques, du moment que la réunion entre les participants ne se transforme pas en champ d’affrontement entre les éléments de cette trinité, ou, à l’inverse en un trop brillant exercice de collaboration productive entre ces éléments. D’où l’importance d’une autorité professionnelle de référence, capable de juger après coup, sur la base d’une consultation des participants et du rapport établi par les professionnels de la conduite trinitaire, si la réunion a produit quelque chose en regard de ses objectifs (sous-entendu objectifs de justification de décisions difficiles), si une autre réunion peut être reprogrammée en vue de poursuivre l’effort, si oui avec quelles recommandations susceptibles d’apporter une meilleure progression vers les objectifs, etc. De toute façon, il ne peut s’agir que de détecter des défauts flagrants sur le moment pour tenter de les corriger par la suite. Dans cette discipline, la définition de l’excellence ne peut être conçue dans l’absolu, la recherche d’une forme de perfection ne peut être que relative aux personnes rassemblées et aux objectifs. Toute grille de « Quality Control » au-delà des aspects logistiques serait une absurdité, comme toute prétention à une normalisation du déroulement des débats, comme toute sélection automatique des professionnels sur la base d’un cursus universitaire ou d’une procédure de certification – ou alors, osons affirmer que nos choix de décisions seraient « mieux » exécutés par des robots à partir d’une série de sondages et d’analyses des données et que ces choix pourraient être « aussi bien » acceptés par la population que les interprétations des tirages aléatoires et des illuminations des devins et chamanes d’autrefois ! Au contraire, il s’agit ici d’assumer nos prérogatives humaines avec détermination en toute conscience de nos limites, sans oublier qui nous sommes, que tous nous avons des ascendants que nous trouverions très frustes si nous pouvions remonter le temps, mais que nous leur devons tout, à commencer par notre nature…. Toute prétention à l’absolu serait dérisoire. En conséquence, le cadre général et le calendrier des réunions de décision doivent être conçus pour que les « erreurs » de décisions (c’est-à-dire les décisions à remettre en cause) puissent être reconnues, notamment par l’inadaptation de leurs motifs, et que les modifications raisonnablement nécessaires puissent être recherchées.

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