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mardi 5 mars 2013

L'apprentissage du singe peut-il faire un homme ?

Miracle. Un auteur phénomène de l'édition, grand savant de l'informatique théorique, en février 2013 au cours d'une interview radiophonique sur une chaîne française nationale, reconnaît l'importance du raisonnement analogique. Les enfants apprendraient principalement par analogie (ou induction) plutôt que par déduction logique. Les animaux intelligents comme le chien auraient un mode de pensée analogique. Merci, Docteur Douglas Hofstadter, d'avoir à cette occasion déclaré que votre premier bouquin de 800 pages était un amusement de jeunesse, je peux maintenant avouer qu'il m'est tombé des mains directement à la poubelle.

Mais voici un bon sujet à développer tout autrement que cet auteur : l'analogie comme méthode naturelle d'apprentissage, comment et jusqu'où ?

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Moi aussi, je vais en profiter pour raconter un peu ma vie, avec l'excuse que mon récit contient des aspects universels relatifs au sujet.

Les instituteurs d'école primaire du milieu du siècle précédent ne parlaient pas du raisonnement par analogie. Ils usaient de la répétition, avec l'autorité qui parvenait à forcer l'imprégnation. Je ne peux donc pas témoigner personnellement de la validité de la thèse concernant l'antériorité de mes capacités de raisonnement analogique sur mes capacités déductives. Mais je peux témoigner que le raisonnement déductif m'est apparu comme une évidence de la même force, mais sans plus, que les autres formes de raisonnement apprises à l'époque. Autrement dit, j'ai probablement assimilé le raisonnement logique par analogie. Plus tard, au cours de ma brève existence, j'ai constaté, suite à quelques déconvenues, que ma capacité de déduction logique souffrait de son origine en tant que forme apprise, car il fallait la reconstituer péniblement en fonction de chaque contexte d'emploi. C'est que, dans une vie professionnelle de scientifique ou plus modestement de technicien, donc au niveau de l'application pratique des méthodes, on perçoit nettement les contradictions entre les diverses théories en cours et même parfois les contradictions internes à chaque théorie de référence. Si "contradiction" vous paraît brutal, vous pouvez dire "décalage des domaines expliqués" ou "différence des prémisses" ou "divergence d'orientation du raisonnement", mais cela ne change rien : le raisonnement déductif ne fonctionne que très partiellement et localement, parfois même sous forte restriction mentale. En résumé, ma réalité professionnelle vécue est que nous ne vivons pas dans un monde de cohérence logique, même pas dans les domaines techniques.

A cet instant, j'entends déjà les trompettes et les tambours des défenseurs de la Raison et du Progrès, annonçant leur charge victorieuse contre mon relativisme destructeur - car il est bien connu que ce relativisme-là mène à la régression et au chaos, alors que seule la Raison peut nous protéger de la folie. De nombreux penseurs de notre temps et d'autrefois leur ont pourtant fait observer, à ces raisonneurs fanatiques, qu'ériger la Raison en absolu est un acte de foi peu compatible avec l'observation courante de leur propre pratique de la raison, que l'on peut admirer comme une institution comportementale, une étiquette de l'esprit en bonne société, mais sans rien de transcendant. De fait, les oeuvres de la raison restent conçues par des êtres sociaux dont les mentalités ont été élevées dans et imprégnées par les constructions de leur imaginaire social de naissance - cela n'a pas changé depuis les sociétés les plus anciennes connues - à tel point que certaines de ces oeuvres de la raison n'ont aucune conséquence pratique et qu'à l'inverse, d'autres exercent une telle emprise sur nos vies qu'elles peuvent nous conduire au suicide collectif. Dans le domaine des "sciences", les théories cosmologiques et les théorie économiques en sont des manifestations particulièrement illustratives. Mais abrégeons, car tout a déjà été dit sur la réalité de la raison (voir Feyerabend comme le plus flamboyant en épistémologie, mais aussi pas mal d'ouvrages d'anthropologues de terrain, peut-être même de certains philosophes et sociologues, en tous cas ne pas oublier Cornelius Castoriadis qui, à mon avis, les a tous dépassés). Et passons aux choses concrètes.

Il existe mille exemples de la vie courante pour témoigner à la fois de l'étroitesse du champ d'application du raisonnement strictement déductif et de sa dépendance de présupposés "toutes choses égales à vitesse constante par ailleurs". Par exemple : le remplissage annuel des feuilles de déclarations de revenus, la contitution de dossiers justificatifs d'investissements productifs ou d'aide sociale, l'élaboration d'une thèse universitaire, etc. La "raison" de chacun de nous se révèle alors comme un exercice d'intelligence consistant à satisfaire la "raison" supposée de l'autre, en vue d'un résultat supposé convenable dans l'harmonie des pouvoirs et des intérêts en jeu, telle qu'elle a été imprimée sur nos corps et dans nos esprits pendant notre éducation.

Donc, nos savants ont bien raison de s'interroger sur notre pratique de la raison humaine et sur son apprentissage, et spécialement dans un "monde moderne" sans équivalent historique, sur une planète toute petite en cours de rétrécissement.

Cependant, cette interrogation ne peut manifestement représenter qu'une minuscule avancée dans le désert qui sépare les découvertes d'après guerre (celle de 40-45) en informatique et les avancées des sciences humaines depuis lors. Ces disciplines ne se sont jamais rencontrées, alors que cette rencontre aurait certainement pu engendrer une liberté d'esprit bien utile pour surmonter notre temps de "crise". Tentons un tel rapprochement, en quelques lignes.

Photo_165.jpg Concernant l'informatique théorique, ce n'est pas en peinant sur les livres récents édités dans des collections savantes par des mathématiciens ou des logiciens, que l'on peut extraire une base de réflexion à caractère social. Je résume donc outrageusement deux des principales découvertes, pour faire comprendre de quoi il s'agit au-delà des formalismes :

  • tout ce qui est "computable" (autrement dit tout ce qu'on peut déduire logiquement ou calculer numériquement) peut l'être au moyen d'une machine de Turing (du nom d'Alan Turing, mathématicien anglais), en équivalence avec des créations mathématiques théoriques appelées fonctions récursives,
  • une machine de Turing ne peut effectuer que 3 actions : reconnaître un modèle (une suite de signes), recopier un modèle, y substituer un autre modèle.

La machine de Turing, présentée ainsi, est évidemment un engin de "raisonnement" analogique. Mais alors, quel pavé dans la mare des penseurs de quatre sous qui prétendent ergoter sur différents modes de "raisonnement" !

(Note. Ma machine de Turing de référence n'est pas "la" machine de Turing mais une machine équivalente, j'en laisse la démonstration aux matheux, sachant que cette démonstration existe depuis longtemps, environ depuis l'époque où l'on créa le lambda calcul et même un langage informatique au nom amusant, le Snobol, qui pouvait être considéré comme une incarnation conviviale de ladite machine).

Evitons les inepties d'assimilation abusive : une machine de Turing n'a pas d'autonomie, elle ne fait qu'exécuter un programme, on ne peut donc rien inférer de ce qui précède sur le fonctionnement interne de l'intelligence humaine. En revanche, osons la question inverse : en quoi certains êtres humains diffèrent-ils extérieurement d'une machine de Turing (convenablement maquillée) exécutant un programme de... singe évolué ?... Alors, MM. les penseurs installés, plutôt que de discourir indéfiniment sur la nature humaine, la récursion et l'infini, la pensée analogique et la raison déductive, etc peut-être devriez-vous envisager enfin de reconnaître en l'homme l'animal, en l'animal la machine, et d'en approfondir les conséquences pratiques. Au physique et au mental. C'est ce que font la médecine et d'autres disciplines pratiques depuis toujours dans leurs domaines.

En définitive, ce qui est propre à l'être humain, si on en reste aux évidences terre à terre, c'est sa capacité de création sociale : création d'imaginaires communs, de règles de répartition et de comportement, etc. A l'opposé des affirmations niaises ou très concrètement égoïstes des touristes de passage "tous les gens sont partout pareils", la réalité serait bien plutôt que la diversité des sociétés humaines est considérable, au point que le passage de l'une à l'autre équivaut à une renaissance individuelle. Lisez par exemple "Les non-dits de l'anthropologie" par Sophie Caratini (Editions Thierry Marchaisse, réédité en 2012); ce livre relate avec humour et dérision comment se construit un destin d'anthropologue; le livre devient poignant dans sa description des affres de l'auto transformation à réaliser par l'anthropologue sur le terrain, comme une initiation à rebours pour se défaire de ses schémas personnels de pensée et y substituer ceux de la population étudiée en vue de pouvoir ensuite nous les rendre accessibles par un processus littéraire de restitution - traduction. Si vous hésitez devant ce genre de livre "parce c'est des histoires de sauvages", lisez donc le délicieux "Cultural Misunderstandings, the French American Experience" de Raymonde Carroll (The University of Chicago Press, 1988, mais le bouquin doit exister quelque part en français, sa langue originale). Dans la lancée, profitez-en pour (re)parcourir les ouvrages de démographie d'Emmanuel Todd, par exemple "l'Invention de l'Europe" (Editions du Seuil, 1996), où l'auteur réussit à expliquer une partie des différences régionales de mentalité au début du 20ème siècle par les différences des structures familiales, et trouvez sur le Web les résumés de ses écrits plus récents où il constate la persistence des mentalités locales malgré la quasi-disparition des systèmes familiaux (pour cause d'urbanisation), preuve que l'imaginaire social se transmet très tôt dans l'enfance, sans doute en partie avant le langage, et dans les multiples plans des interactions sociales...
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Alors, puisque nous devenons si savants de nous-mêmes, où en est la médecine des sociétés humaines ? Malheureusement, on ne peut répondre que par une autre question : qui oserait encore appeler sociologie cette médecine à créer, alors que c'est son nom et sa vocation d'origine ? Autre manière plus malicieuse de poser la même question : peut-on tout ramener à la lumière (plus crûment, doit-on tout étudier dans le cadre d'un affrontement militant) de constructions intellectuelles modernisées du 19ème - début 20ème siècle réputées universelles - genre lutte des classes contre libéralisme ?

L'absence d'une médecine des sociétés humaines ou, si on préfère, le manque de reconnaissance pratique des tentatives de réponses proposées, devient gravissime dans notre univers clos. Le besoin d'une capacité de diagnostic et surtout de traitement à l'échelle des mentalités sociales devrait paraître chaque jour plus urgent à mesure que s'épuisent nos illusions dorées de pillards marginalistes et à mesure que les dialogues culturels entre les "civilisations" se théâtralisent vainement faute de projets autonomes et d'un maillage pertinent desdites "civilisations". Il devrait être évident qu'un préalable serait d'induire un degré suffisant de libération mentale des individus pour les rendre capables de mettre leur propre imaginaire social en cause, au moins partiellement, en face d'un autre imaginaire reconnu comme tel. Il y eut une époque où des gens ont créé la philosophie justement pour cela. Qu'en faisons-nous ?

La grande entreprise humaine des quelques dizaines d'années à venir, devrait être la création d'un imaginaire social universel consacré au dialogue entre les personnes de diverses mentalités, autrement dit aux interactions sociales entre individus de sociétés différentes - précisons puisqu'il le faut peut-être pour prévenir une objection bien pensante : universel est à prendre au sens de commun à tous, non totalitaire, donc sans visée d'anéantissement ni de substitution de l'existant, mais sachant qu'il y aura tout de même un effet en retour sur cet existant. Dès le départ, sans se perdre dans la théorie, sans viser une perfection inatteignable, il sera indispensable de mettre ce nouvel imaginaire commun en musique. Pas à cause de l'urgence, mais afin d'apprendre des uns et des autres, et de pouvoir peu à peu améliorer une invention commune à la mesure de l'humanité, sans refaire l'expérience de la tour de Babel (en cours par ailleurs).

Constatons, en effet, que les seuls éléments actuels d'une société universelle concrète sont quelques institutions et organismes internationaux de finalités conflictuelles, des projets humanistes en développement indéfini ou en déshérence comme l'esperanto, et par dessus tout, le business mondial démultiplié par la grâce de sa langue véhiculaire, et par un système médiatique d'asservissement mental nourri par le Web. Peut-on "raisonnablement" se satisfaire de cette situation et de ses perspectives ? Comment ne pas voir qu'il faut inventer "autre chose", maintenant ou jamais ?

Conclusion : appel, pour commencer et à titre d'exercice, à la création de véritables sociétés virtuelles sur le Web - voir billets antérieurs, y compris ceux concernant la création d'une étiquette universelle, merci.

jeudi 27 décembre 2012

Une société de tueurs

A l'intérieur de notre grande civilisation chargée d'Histoire démocratique et de Culture humaniste, l'amoralité grandissante des "jeunes" serait évidente dans de nombreux domaines par rapport à leurs "anciens". Cette amoralité se manifesterait de manière extrême au cours des massacres récemment exécutés par de jeunes criminels, notamment en milieu scolaire.

Ce décalage de comportement a-t-il une réalité, quelles seraient les manifestations de cette réalité et pourquoi seraient-elles si fortement ressenties... Par dessus tout, que pourraient faire les "jeunes" et les "anciens" pour réduire ce décalage ?

Examinons quelques éléments d'illustration et quelques facteurs d'intensification de supposées nouvelles tendances criminelles. En préliminaire, observons que la généralisation de tendances nouvelles quelconques s'opère naturellement chez les jeunes du simple fait qu'ils n'ont pas à franchir d'étapes intermédiaires; ils sont exposés aux résultats des évolutions, pas aux évolutions elles-mêmes.

Illustration numéro 1 : popularisation des références au meurtre de sang froid

Depuis quand, dans certains milieux, l'expression "C'est un tueur", n'est-elle plus comprise comme un avertissement destiné à un novice, mais comme l'expression toute faite d'une admiration purement professionnelle, vidée de l'association originelle à une tendance dangereuse pour l'entourage ?

Depuis quand la phrase grotesque "cela n'a rien de personnel", consacrée par tant de dialogues de films juste avant une exécution ou un affrontement mortel, est-elle acceptée dans le langage courant comme une première excuse d'un tort causé à quelqu'un ?

Illustration numéro 2 : émergence des héros enfants - ados tueurs dans les oeuvres contemporaines de fiction

Voici quelques oeuvres où des enfants - ados jouent les tueurs à répétition de premier plan :

  • Orange Mécanique - film -1971
  • Battle Royale - film - 2001
  • American Psycho 2 - film- 2002
  • Azumi - film - 2003
  • Gomorra - livre et film - 2006
  • Afro Samurai - manga et anime -2008

AfroSam.jpg La fréquence récente des enfants-ados tueurs dans les productions cinématographiques et dans les bandes dessinées est en grande partie liée aux conventions des mangas et des films d'animation inspirés des mangas. Certes, les cyberhéroïnes, les robots-miquettes et les vampirettes y sont à la mode avec leurs fascinantes armes naturelles, mais il existe aussi une tendance de fond depuis l'origine des mangas, de la violence pratiquée par des enfants ou ados "ordinaires" : Iria (1994), Dagger of Kamui (1996), Now Then Here There (L'Autre Monde) (1999), Blue Gender (1999), Akira (2001), Noir (2001), Evangelion (2002), X (2004), Berserk (2008), etc.

Peut-on dire que, dans ces oeuvres, l'enfant-ado tueur de ces fictions représente à la fois un prototype inavoué et une parfaite excuse en reflet imaginaire de notre vraie société de "gentils tueurs" banals à la petite semaine ?

Apportons immédiatement quelques éléments à décharge, car les justifications des crimes spectaculaires de l'enfant ado - tueur abondent dans les fictions citées :

  • issu d'une lignée extraordinaire ou maudite, il est précocement appelé à réaliser son destin, même quelquefois afin de sauver l'humanité ou ses déchets apeurés
  • spécialement éduqué et entraîné par une équipe de scientifiques ou dans un milieu disciplinaire, il exécute une mission spéciale ou se trouve pris dans un engrenage meurtrier
  • survivant d'un massacre, il survit et s'entraîne pour se venger sur des comparses avant de liquider l'ignoble responsable du massacre initial

Plus souvent que pour la parité des genres, c'est "elle".

Au moins, peut-on discerner dans ces oeuvres héroïques, à côté d'une forme de défoulement artistique, l'indication d'une banalisation des comportements criminels ? Oui, certainement. Au travers d'un scénario pesant, par les images de fascination meutrière et de délire sanglant, se diffuse la certitude qu'il n'y a pas d'autre voie, que la fin justifie les moyens, et qu'en plus, si on s'y prend bien, cela peut être très chouette au plan esthétique. A condition de gagner, évidemment....

AmPsycho.jpg Sur ce point, la mèche est vendue par le très sous-estimé American Psycho 2, qui nous raconte à la première personne et avec ironie, la série des meurtres commis par une jeune étudiante afin de réaliser son projet ambitieux : entrer à l'université du FBI pour devenir la meilleure profiler spécialisée dans les serial killers. Cette étudiante d'exception nous fait la démonstration de sa maîtrise dans tous les genres meurtriers, de l'assassinat prémédité pour éliminer ses concurrents, à la pose de pièges fatals contre les gêneurs, jusqu'à la tuerie spontanée pour ne pas laisser de témoin ou sanctionner une vulgarité. C'est vraiment cool ! A la fin, l'artiste surmonte joliment un problème d'orgueil personnel potentiellement fatal : "à quoi servirait d'avoir fait tout cela, si personne ne le savait ?".

Mentionnons, dans le même esprit moqueur mais dans une autre scénarisation, la fin de La Baie Sanglante de Mario Bava (1971), où le couple survivant est assassiné par des enfants - il s'agit là d'une forme de justice divine dans le ton malicieux du film.

Note. Ce qui est nouveau, c'est que l'enfant-tueur devient un héros individuel, alors que dans l'histoire, les enfants tueurs ont probablement toujours existé, et d'une manière institutionnelle au moins depuis Sparte, mais au second plan et en masse, comme les épidémies et les sauterelles. Régulièrement dans l'actualité même toute récente, la misère nue, la guerre civile, mais aussi les enthousiasmes de toutes sortes y compris les plus artificielles, font surgir les bandes d'enfants armés.

Facteur d'intensification numéro 1 : inadaptation de la philosophie ambiante de la vie sociale

Passons sur les plaidoyers d'experts pour un réalisme de l'excellence collective au jour le jour, où rien ne se fait sans argent et où celui qui tire le premier est toujours gagnant, donc il faut gagner de l'argent, penser "business" et s'armer. Pour consoler nos âmes sensibles, il nous reste la littérature de développement personnel, une arnaque à 95% d'excellent rendement financier pour les auteurs à succès et leurs éditeurs.

Au niveau supérieur de la pensée, les ouvrages contemporains des moralistes de l'économie et de la justice sociale découragent l'amateur après quelques pages. On peut leur préférer la concision des auteurs fondateurs, même des auteurs antiques, car au moins on peut connaître le contexte de création et l'histoire pitoyable des réalisations désastreuses de leurs doctrines. Malheureusement, toute cette intelligence nous est peu secourable car notre époque singulière ne ressemble plus à aucune autre, comme tout individu civilisé s'en rend compte après quelques années d'école primaire et de vie adulte : globalisation, informatisation, augmentation de la population mondiale, revendications des nations émergentes, dévoration irréversible de la planète, croîssance des oscillations climatiques, condamnation de territoires en décharges à déchets, faiblesse ou inexistence d'autorités de niveau mondial,.... L'incompétence des penseurs et des directeurs de conscience face aux "défis de notre temps" nous pousse au relativisme moral et nous abandonne aux illusions de la propagande.

Pour couronner le tout, si on peut dire, deux thèmes d'une propagande particulièrement dévastatrice des anciennes valeurs morales se proposent d'alimenter notre bon sens à longueur de medias :

  • la science et la technique assimilables "par le plus grand nombre" au travers de traductions en tableaux comptables, nuages statistiques, images chocs et boniments explicatifs
  • la libération individuelle par les produits de la technologie, admirable effet de la "compétition économique mondiale libre et non faussée".

Bien entendu, sous cette forme vous reconnaissez la facture : ces thèmes sont évidemment des productions de la fabrique millénaire des vérités qui font marcher les foules - la même fabrique en plus moderne que la dictature trou-du-cul d'à côté.

Ainsi donc, notre univers moderne nous est présenté comme un système technique, justifié par ses bienfaits sur notre confort individuel, mais neutre par rapport à nos règles sociales qui suivraient leur propre logique. Cependant, on perçoit assez nettement que nos fondamentaux sociaux communs s'estompent et disparaîssent au fil des nouvelles technologies.

Exemple : la pratique de la langue n'a plus rien de comparable avec celle de nos grands parents. Combien de fautes d'orthographe par ligne, combien de manifestations de mépris de la syntaxe, combien de piétinements de la pensée logique (notion antique), un professeur contemporain doit-il considérer comme la norme actuelle ? Osons dire que le verbe a disparu, que le déclic le remplace. Et que nous l'avons voulu : vive l'intelligence automatique à la portée de tous ! Pour satisfaire les nostalgiques, constatons que nos meilleurs étudiants dans les humanités et les sciences théoriques n'ont jamais été aussi bons, les résultats des examens scolaires le prouvent... Dit d'une autre manière : notre système éducatif forme quelques monstres de foire qui parlent et écrivent comme autrefois. N'y aurait-il pas mieux à faire ?

Il paraît que dans 30 ans, rien ne sera plus comme avant. Alors attendons-nous à un miracle, car les prospectives à 10 ans sur l'évolution des sociétés humaines ne se bousculent pas et notre avenir ne se décrit plus que par des chiffres dans la continuité de catégories historiques. Les dernières peuplades tribales isolées dans des vallées impénétrables ne perdraient pas grand chose, finalement et au total.

Facteur d'intensification numéro 2 : négation de la valeur de l'expérience

Nos "anciens" sont-ils considérés comme porteurs d'une valeur personnelle quelconque par les "jeunes", du fait de leurs expériences successives dans diverses fonctions, postes, pays, organisations, en tant que professionnels, habitants, consommateurs, patients, etc ?

Réduisons notre champ d'observation au domaine du travail actif dans les entreprises et organisations. On pourrait attendre un écho positif à la question ci-dessus, dans une logique de capitalisation pour l'optimisation des performances dans ces milieux concurrentiels.

Or, si la réponse était oui, cela se saurait dans les chaumières ! La réalité pratique est complètement à l'opposé. Les anciens ne représentent aucune valeur pour des jeunes ou de nouveaux arrivants à part quelques trucs immédiatement assimilables, et les liens que ces anciens ont constitués dans leurs groupes d'appartenance et qui justifient la considération qu'ils se portent entre eux, constituent pour les jeunes un défi à relever plus qu'une possibilité d'ouverture. C'est encore plus caricatural lorsque le "jeune" est un nouvel arrrivant plus âgé que ses "anciens".

En particulier sur Internet, rien ou très peu est fait pour développer l'expression de l'expérience personnelle, encore moins pour respecter son caractère inestimable. Si on affecte de prendre la personne humaine en considération, c'est pour la cadrer, la mettre en boîte, l'assimiler à un modèle.

Ah, si chacun savait détailler utilement et spontanément les aspects spécifiques de sa propre expérience et spécialement ceux qui sont intéressants pour ses contemporains actuels et leurs descendants à venir, et si on savait les coter en bourse, alors depuis longtemps, on aurait fait tourner la machine. Le problème, justement, c'est que par nature l'expression de l'expérience personnelle et encore moins sa transmission ne ressortent de la machine, et qu'aucun listage encyclopédique ne pourrait les contenir.

Abandonner la transmission des compétences personnelles au business, c'est à l'évidence la condamner à l'écrémage pour consommation instantanée. L'abandonner à l'univers de l'enseignement, c'est la noyer à jamais dans les disputes d'archivistes. De fait, cette transmission des compétences personnelles est ignorée de tous les savants et des éducateurs. Les questions ne sont même pas posées, nulle part, par personne, à l'heure actuelle, sauf ponctuellement et à l'intérieur de quelques cercles très restreints. Pourquoi continuer de nous illusionner sur la valeur de la vie humaine ?

Conclusion

Ainsi, plusieurs caractéres originaux de notre époque expliquent le sentiment d'amoralité sans douleur des "jeunes" tels qu'ils sont vus par les "anciens". Plutôt que d'amoralité en référence à des valeurs disparues, il serait plus exact de parler d'indifférence.

Nous avons écrit de nombreux billets décrivant le système d'asservissement mental qui réduit chaque être humain à une machine (intelligente et humaine, néanmoins pure machine) et le rôle central du Web dans ce système, en particulier par l'exploitation en temps réel de l'observation des comportements.

Synthétisons dans le contexte du présent billet. L'effacement progressif des règles et projets communs de "la" société abandonne l'individu à l'emprise des règles particulières et projets spécifiques aux groupes sociaux auxquels il appartient. L'incohérence naturelle entre les règles étroites et projets spécifiques des divers groupes sociaux renforce en retour le criblage de toute règle commune et de tout principe de bien commun, provoquant leur désuétude. La progression de la "personne dotée de sens moral pour le bien commun" vers un être machinal indifférent s'entretient d'elle-même, par la jouissance du passage d'une étiquette de groupe social à une autre au cours d'une existence passionnante comme un jeu, encore plus par la pseudo liberté d'adhésion aux nouvelles étiquettes imposées par les nouvelles technologies. Par l'effet d'avalanche des nouvelles technologies (réelles ou imaginaires), cette progression s'accélère, les étiquettes deviennent constitutives de leurs propres projets par mutation en codes de programmation, acquèrant leur autosuffisance au passage. A ce stade, de nouveaux groupes sociaux se forment par l'agglutination d'abonnés dans la seule soumission aux codes arbitraires de ces groupes. Les adhérents jouent entre eux à se dire qu'ils sont les maîtres du monde ou à s'en moquer totalement, c'est tout pareil pour la forme et le fun; de chaque parole, de chaque pseudo échange, rien ne restera dans une semaine.

Note. L'indifférence de chacun à chacun, plus exactement l'indifférence pour l'être de chacun, n'impose pas l'indifférenciation des êtres humains. Au contraire, la société de l'indifférence vers laquelle nous nous précipitons joyeusement est une société d'êtres nettement différenciés selon des standards codifiés; la diversité des individus est définie par des croisements analogues à ceux des types constitutifs, variantes et options des véhicules automobiles personnalisés. Après l'humanisme des Lumières, qui n'a pu éviter l'abjection des guerres mondiales et des massacres organisés, notre époque invente l'humanité de l'indifférence. La combinaison de notre passé avec ce présent irrigué d'un flot continu de promesses, c'est manifestement le bonheur !

Finalement :

  • on a voulu une société de tueurs, nous l'avons,
  • la première victime, c'est la société humaine des règles et projets communs, en voie de remplacement par une population de machines humaines maintenues médiatiquement sous autohypnose par une propagande en miroir de cette population
  • la société binaire de décantation s'impose comme un modèle stable pour éviter le chaos des affrontements dérégulés entre groupes sociaux, en l'absence de règles et de projets sociaux communs
  • rassurons les "anciens" : il est normal que des "jeunes", pas spécialement déviants, éliminent (de leur route professionnelle, pour commencer) tous ceux qui les gênent dans la réalisation de leurs objectifs, et que de ce fait ils en tirent gloire et rémunération,
  • de toute façon, on perdrait son temps à s'inquiéter des ravages provoqués localement par quelques détraqués, dès lors qu'ils demeurent en proportion statistiquement raisonnable.

Pour organiser votre évasion de cet ordre nouveau, vous trouverez sur ce blog plusieurs billets sur les sociétés virtuelles, l'étiquette universelle, la société binaire, la révolution sociale quantique.

samedi 14 juillet 2012

Etre banal ou pas, avec ou sans les interactionnistes

"Mais enfin, voyons, ce que vous dîtes est complètement banal et en plus, vous vous enfermez dans un point de vue technique, lisez donc les sociologues interactionnistes !".

Ce billet répond à cette critique et précise notre démarche.

NB. Wikipedia dit à peu près tout sur les "interactionnistes" en moins d'une page. Ce sont des universitaires du Nouveau Monde de diverses disciplines qui ont consacré une grande partie de leurs recherches à l'étude des interactions entre les personnes. Il est certainement comparativement injuste de les réduire à un entrefilet, ils appartiennent, avec d'autres, à une longue tradition à laquelle on pourrait même rattacher "notre" René Girard. En tous cas, les productions de ces universitaires ont largement nourri notre propre réflexion, même si nous avons pris une autre direction, comme on va le voir.

Le fait est que, avant d'écrire une seule ligne, nous avons dévoré des ouvrages de la mouvance interactionniste (au sens large), dont la plupart des traductions disponibles en collection de poche des merveilleux Gregory Bateson, Paul Watzlawick, Edward T. Hall. Plus tard, nous avons parcouru plusieurs livres d'Erving Goffman, dont celui qu'il a consacré aux rites d'interaction.

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Ces ouvrages accumulent les démonstrations de l'impossibilité du dialogue interpersonnel à travers le Web, y compris en communication instantanée avec vidéo !

Que nous disent-ils en effet ? Que chaque personne joue son rôle social, lequel détermine, avec le contexte, sa ligne de conduite au cours de ses interactions avec d'autres personnes. Et notamment que les paroles des acteurs n'auront pas le même effet selon le positionnement réciproque dans l'espace, l'attitude, le rythme, la hauteur et l'intonation, le plissement des lèvres, le battement des paupières, etc, etc, etc, etc.

Notons que tout cela est parfaitement exact, mais encore dramatiquement incomplet, notamment pour les raisons suivantes d'observation courante :
- en société, dire sert beaucoup à ne pas dire, et c'est probablement la répartition entre dit et non dit qui définit en grande partie les interactions non verbales; mais, encore au-delà, les apparences sont aussi celles des absences;
- peut-être ce qui est le plus important pour un animal qui observe deux humains en interaction verbale, c'est la variation de leurs odeurs et d'autres caractéristiques subtiles au cours du processus; ce n'est pas parce que les facultés sensorielles de l'espèce humaine se sont relativement émoussées au cours des âges, que ces variations ne doivent pas être étudiées;
- tout à l'autre bout de la planète, il existe une société vraiment bizarre où les gens se parlent d'une manière bien curieuse; mais, comme la terre est ronde, cet autre bout du monde se révèle assez proche de notre voisinage immédiat et alors nous sommes bien obligés de constater qu'il nous est très difficile d'enquêter "objectivement" sous le regard des autres, sauf si nous prenons le risque préalable d'une théorisation de nous-mêmes adaptée aux finalités de notre démarche.

Pour esquisser une critique, sans rien retirer par ailleurs au mérite de ces auteurs ni à l'intérêt de leurs réflexions :
- il auraient du s'informer des découvertes récentes sur le comportement animal (éthologie) et sur le conditionnement humain, cela leur aurait évité des errements théoriques assez inutiles sur l'inné et l'acquis;
- ils auraient du s'intéresser à l'informatique théorique, cela leur aurait évité de sous-estimer les capacités intrinsèques des machines, dont celles de la mécanique humaine;
- ils auraient du s'inquiéter de l'imprégnation de leur démarche par leur propre culture, au lieu de valider le pseudo axiome "le message, c'est le media" à force d'exemples canalisés par cette culture particulière.

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Bref, par rapport à notre sujet, les ouvrages des interactionnistes constituent un mélange d'observations détaillées, d'analyses pertinentes, et de réflexions (certaines de ces réflexions pourraient toutefois relever du carnet de route d'une famille Fenouillard de Californie), qui vont plutôt à contre sens de ce que nous tentons de faire, malgré l'apparence de généralité convaincante véhiculée par ces ouvrages.

Notre propre réflexion vise la création de sociétés virtuelles sur le Web, absolument pas dans le cas général, mais bien au contraire sous un ensemble d'hypothèses volontairement restrictives :
- sociétés à finalités et conventions publiques impliquant une adhésion,
- définition des personnes et de leurs interactions en fonction des seules finalités,
- interactions de longue durée entre les personnes et répartition des interactions dans le temps, éventuellement en dialogues pas forcément synchrones.
- etc.

Peut-être ce sont là des hypothèses de "petits techniciens", mais elles permettent certainement la création d'entités sociales nouvelles à partir d'une théorisation relativement simple, tandis que les réflexions à prétention générale produiront une infinité de thèses analytiques fondées sur leurs présupposés implicites.

dimanche 8 juillet 2012

Pensées non exclusives de la vie sociale


Une caractéristique des cons, c'est qu'ils sont toujours contents d'eux-mêmes, mais sans talent pour le faire savoir.
Une caractéristique des imbéciles, c'est de croire que personne ne s'en aperçoit.
Une caractéritisque des intolérants, c'est de ne pas imaginer qu'on puisse penser comme eux.
Une caractéristique des faux jetons, c'est d'être comme les autres.

Epitaphe à baffes

Un César s'encanaille, haro sur le cradot !
Vite, sauvons nos faces enspottées
Que de son mal l'impudique atteint
S'affaisse en justice et les déssouille

Aigre fin ramage des farauds devant,
Moules à fric en potées publiques
Tigres et souris au dédain matois
Malins triplomés de la républicité

Elites gâchées, trépanées du sens,
Pressées de liturgies incestueuses
Dérogeantes jalouses, intrigantes à vide
Affamées du moi pareil à paraître

Précieuses ineptes du sièculable
Gaffémies d'amers enfortunés
Vomisseuses de métafables
Fantacochères et miraboleuses

Croa, croa, croîssance, pour nous, pour moi
Par "canal icônes", on va gonfler la planète
Déficit oublié, que des bonus
Et la sélection naturelle par les marchés

lundi 11 juin 2012

Pas de dialogue sans étiquette !

Ce billet est sans rapport avec les élections législatives en cours. Cependant, il concerne notre avenir social.

Entendons par dialogue une forme de relation sociale entre des personnes qui cherchent un accord au travers de ce dialogue. L'accord est à comprendre dans un sens très général. Comme son analogue musical. l'accord peut être banal ou original, final ou transitoire, etc.

Entendons par étiquette un ensemble de conventions communes qui permettent aux protagonistes de dérouler leur dialogue. Et considérons la capacité de créer une étiquette et de la partager comme une caractéristique humaine plus large que celle du langage, adaptable à tous media, génératrice de toute forme d'expression sociale. Enfin, préférons "étiquette" à "code", car ce dernier terme véhicule l'idée d'une contrainte d'application automatique (jusqu'à l'enfermement mental et physique individuel), alors que l"étiquette suppose une invitation, souvent associée à une connotation ludique - il s'agit bien du jeu social.

Remarque en passant. "Le code d'ouverture du coffre est sur l'étiquette". Cette expression, où "code" et "étiquette" sont pris dans leurs acceptions banales, peut sembler contester les définitions proposées. On peut cependant y discerner une confirmation : le code est bien ce qui enferme et contient, alors que l'étiquette reste à l'extérieur et rend maître du code !

Illustrons nos définitions par un exemple de la vie des entreprises, celui de la négociation entre un acheteur et un vendeur, tel qu'elle est présentée dans un ouvrage de référence "Acheter avec profit, guide de négociation de l'acheteur professionnel" par Roger Perrotin et Pierre Heusschen (Editions du Moniteur, 1989). Il s'agit de créer les conditions d'un accord entre un acheteur et un vendeur sur la fourniture d'un produit ou d'une prestation : prix, conditions de paiement, délai de livraison et de réapprovisionnement, garantie de qualité, emballage, services associés, conventions d'échanges informatisés, calendrier des prévisions de besoins, etc, etc. L'accord résultera d'une négociation sur chacun des critères objectifs connus du vendeur et de l'acheteur; ces critères sont objectifs parce qu'ils sont déterminés par la nature du produit ou de la prestation dans le contexte de la négociation. Chacun des protagonistes connaissant l'entreprise de l'autre, il peut classer ces critères objectifs en fonction de sa propre marge de négociation et, sur un autre axe, de la marge de négociation qu'il suppose chez l'autre. Il obtient alors un tableau de classement croisé qui lui présente les critères objectifs sur lequels la négociation promet d'être difficile (ceux pour lesquels la marge de négociation de l'un et de l'autre est faible), à l'inverse des critères peu conflictuels et parmi ces derniers, des critères "jokers" importants pour l'un des protagonistes mais pas pour l'autre. Une bonne tactique de l'acheteur consiste alors à conduire la négociation de case à case sur ce tableau dans un ordre qui lui permette à la fin d'obtenir un accord global satisfaisant (ce qui peut nécessiter le constat provisoire d'un blocage, d'où l'utilité d'une réserve de "jokers" pour redémarrer).

La personnalité de chacun des protagonistes intervient à double titre : dans la détermination du cheminement sur le tableau et dans l'expression (formules de politesse, questions ouvertes/fermées, types d'objections ou argumentaires et manières de les exprimer, etc). Cette potentialité de complexité foisonnante peut être réduite dans un cadre commun de référence : typologie des styles d'acheteur et de vendeur, caractérisation des tendances inefficaces des uns et des autres, ensemble minimal de règles de l'empathie transactionnelle dans ce type de négociation. Il devient alors possible pour chacun des protagonistes de mettre en oeuvre une tactique adaptée, d'éviter les situations de blocage ou de les résoudre.

Au total, ce qui est décrit dans ce guide de négociation, c'est une étiquette au sens défini en introduction. Si le cours réel de la négociation révèle des affrontements inattendus entre l'acheteur et le vendeur, par exemple du fait d'erreurs d'évaluation des marges de négociation ou du fait d'évolutions imprévues des styles de négociation adoptés, alors d'autant plus, cette étiquette sera le recours commun, parce qu'elle permet à chacun simultanément de percevoir la nécessité des ajustements, leur nature et leur portée souhaitables, puis de conduire leur réalisation dans un cadre commun - à ce titre l'étiquette est constitutive du métier des protagonistes dans leur relation conflictuelle. Clairement, même et surtout dans un contexte déterminé par la recherche d'un objectif précis, l'étiquette n'est pas le décor ni l'ustensile du dialogue, mais sa méthode.

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En généralisant juste un peu, les catégories de composants d'une étiquette de dialogue à objectif se dégagent :

  • référentiel des types de protagonistes en vue du dialogue pour l'objectif global poursuivi (ex styles d'acheteur et de vendeur)
  • référentiel d'affichage de la progression du dialogue en vue de l'objectif global poursuivi (ex tableau croisé des critères selon leur criticité pour chacun des protagonistes)
  • règles de cheminement du dialogue pour atteindre l'objectif global poursuivi (ex passage sur les cases à faible niveau de conflit jusqu'à obtenir un équilibre permettant, en conservant quelques jokers, de traiter les cases plus conflictuelles)
  • règles de préservation de l'empathie pour la continuation ou la reprise du dialogue en vue de l'objectif global poursuivi (ex comportements à éviter, comportements déclencheurs d'accords minimaux)

Notre ouvrage sur la transmission des compétences à l'ère numérique (voir le lien "Essai sur un web alternatif") contient une proposition d'étiquette adaptée à la transmission des compétences personnelles, évidemment bien différente de celle de la négociation entre acheteur et vendeur. Cependant, on y retrouve les catégories de composants listées ci-dessus. Ce n'est pas étonnant, il s'agit de fondamentaux méthodologiques, une analogie avec la musique concertante peut être éclairante.

Dans tous les cas, la mise en oeuvre sur le Web d'une étiquette de dialogue à objectif implique, par nature, la création d'une société virtuelle spécifique.

Pour ce faire, à l'évidence, le Web actuel doit être dépassé. Ce Web-là est devenu un jouet hypnotiseur à prétention universelle, instrumentalisé par les marchands et les manipulateurs. Les emoticones d'état d'âme, les réseaux sociaux banaliseurs, les services outilleurs de propagandes, les encyclopédies de l'instantané, les clics d'achats faciles par carte bancaire, les traductions automatiques ineptes, la netiquette en bouillie pour chat, et in fine la déclaration universelle des droits de l'Homme... : pauvreté de la socialisation sur le Web actuel, faiblesse de ses fondements techniques, misère de ses idéaux. Hélas, "le media est le message" comme disait un prophète du village planétaire, et nos savants se perdent dans ses détails insignifiants et ses oripeaux.

Le Web des innovations sociales reste à inventer, pas comme un miroir ni une extension du monde réel, mais comme l'espace des sociétés virtuelles en tant que nouveaux territoires du monde réel. Scandale : c'est possible ! Avec "dialogue" et "étiquette"...

jeudi 10 mai 2012

Petite Poucette en chemin

Enfin un ouvrage à la hauteur de la révolution numérique !

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Petite Poucette est à lire et à relire, d'autant plus que la prose est délicieuse, que les 80 pages de gros caractères n'abiment pas les yeux et que leur contenu libère l'esprit. En cas d'allergie à la poésie, on peut sauter les deux derniers paragraphes, de toute façon non conclusifs.

C'est un livre d'apparence gentillette, en vérité dérangeant, révolutionnaire. Les gouvernants, les décideurs, les directeurs de conscience, les savants, les enseignants, les parents, tous les diseurs de notre humanité, en prennent pour leur grade face à Petite Poucette.

Petite Poucette est aussi un livre de sagesse, on peut poursuivre la lecture sans jamais se sentir contraint d'être d'accord sur tout.

Le plaidoyer pour une nouvelle démocratie libérée du carcan mental de la page (raccourci osé, pardon) pourrait trouver quelques échos dans le présent blog, notamment dans nos propositions sur les sociétés virtuelles.

Quelques critiques de l'ouvrage, tout de même.

Première critique mineure. La sortie du cadre de la page dans la forme et dans l'organisation du savoir, c'est un sujet de recherche en informatique qui date des années 70, et d'où sont issus notamment Smalltalk et le concept fondateur du Web (le lien URL, d'ailleurs techniquement très imparfait, cette imperfection n'étant que partiellement compensée par les moteurs de recherche, mais c'est une autre histoire). Dans Petite Poucette, la libération mentale du format livresque de la page est étendue à l'architecture urbaine, ensuite encore plus généralement aux modes de pensée et aux façons d'être en société. L'entreprise a belle allure, pouquoi oublier ses fondateurs ?

Deuxième critique. S'affranchir de la page sans s'affranchir du langage qui permet de remplir la page, c'est faire la moitié du chemin, et c'est carrément se tromper de chemin que d'espérer atteindre l'universalité par le truchement des traductions automatiques. Pour nous libérer des formalismes caducs de l'oral et de l'écrit, il nous faudra faire appel à notre capacité humaine de création langagière. Le langage dont nous avons besoin existe déjà. Dans toutes les cultures, avant, par dessus, ou à côté de l'expression orale ou écrite, la codification des échanges et des comportements dans les relations humaines repose sur une "étiquette", c'est-à-dire sur un langage des attitudes, des mimiques d'états mentaux, des façons de dire ou de ne pas dire, de faire ou de ne pas faire, etc (l'ignorance de l'étiquette est l'une des raisons de l'incomplétude des traductions automatiques). Mais le domaine privilégié naturel de l'étiquette, c'est la relation humaine en vue d'objectifs communs précis. La pratique de l'étiquette est donc diversifiée et spécialisée, comme les sociétés virtuelles à créer et comme nos identités codifiées dans ces sociétés virtuelles. Et, précisément du fait de cette spécialisation qui la fait échapper aux prétentions totalitaires et aux mythes de l'absolu, et parce qu'elle naît de la constitution commune à tout être humain dans la nature qu'il habite, une étiquette particulière peut facilement devenir universelle. Les signes du code de la route en sont un exemple. Les emoticones de Petite Poucette annoncent-elles maladroitement les langages d'étiquettes du futur ?

Troisième critique. La distinction fondamentale entre savoir et compétence mériterait un développement. Le "renversement de la présomption d'incompétence" est une belle formule, c'est le titre d'un chapitre qui ouvre une réflexion bouleversante sur une nouvelle forme de démocratie, tandis que la question de la transmission des compétences reste hors champ, alors qu'elle appartient pourtant aussi bien aux thèmes centraux de la révolution numérique. Car Petite Poucette peut tout savoir sur tout (à partir de ce qui est disponible sur le Web), mais comment sait-elle quoi faire de son immense savoir potentiel et atomisé, et qui peut lui indiquer les chemins vers son destin multiple ? Euh oui, justement, elle cherche un boulot... Ou, plus exactement, une reconnaissance autre que celle d'un hyper miroir ?

On peut tirer de Petite Poucette (le livre) un message euphorique sur l'avenir, on peut y lire aussi un avertissement : nous pouvons souhaiter, préparer une révolution, aussi importante dans l'histoire humaine que celle du néolithique, mais rien n'assure qu'elle se fera.

mercredi 28 mars 2012

Ignorances et convergences interdisciplinaires

Nous ne pouvons juger ni commenter le livre sur "La dignité de penser" de Roland Gori (Les liens qui libèrent, 2011). Il nous vient d'une autre planète, celle des "psys", comme on dit chez les "scientifiques".

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Cependant, nous avons eu l'impression d'une parenté sur de nombreux points, notamment l'urgence d'entretenir nos mémoires collectives et nos cultures en développant nos récits personnels, imparfaits, incomplets, destinés à la transmission de l'expérience humaine de chacun à chacun, au lieu de nous laisser mettre en cage par une Communication bidon et par des techniques informatiques oppressives.

En chemin, nous avons cru repérer deux divergences, assez générales vis à vis des "Psys", pour qu'elles méritent un développement.

Premier petit désaccord : non, M. le Psy, l'informatique n'est pas coupable d'une catastrophe récente de l'esprit humain. L'informatique est une technique, il faut la distinguer de son usage, qui peut effectivement être nuisible, notamment par des fanatiques ou par des malins sans scrupule. En revanche, le Web apporte une dimension nouvelle dans l'outillage des manipulations et l'inoculation des maladies de la pensée. Mais ni l'apparition des maladies de la pensée, ni le déploiement des propagandes manipulatoires ne sont imputables à l'informatique. "Ce qui est nouveau avec le Web, c'est le niveau de généralité et d'instantanéité de la diffusion événementielle, d'où la perte des lettres (au sens de la recherche d'une expression juste et réfléchie), d'où la dévalorisation de l'intermédiation (remplacée par des réseaux répéteurs), d'où l'assujettissement de nos esprits à un vécu formel d'émotions normalisées."

Au total, concernant ce premier désaccord, nos analyses sont différentes de celles de R. Gori, mais certainement pas les conséquences que l'on peut en tirer.

Deuxième désaccord, plus profond. La plupart des ouvrages admettent que le langage articulé est une caractéristique humaine, et même qu'il serait le propre de l'homme. Au contraire de cette affirmation sans nuance, nous soutenons l'hypothèse que la capacité humaine de créer des étiquettes de comportement pourrait précéder le langage, et même en être la source.

Autrement dit et pratiquement, l'affirmation banale que le langage serait la condition de la communication humaine nous prive d'un univers de possibilités d'échanges, en particulier entre des personnes de cultures différentes. Il s'agit de l'univers de la communication fondée sur une étiquette comportementale, notamment dans les cas de spécialisation, où le besoin de communiquer ne nécessite pas la complexité d'un langage à vocation généraliste. Un exemple banal de communication comportementale spécialisée est donné par les signaux du code de la route; autre exemple : les échanges entre scientifiques dans un domaine technique étroit se réalisent en pratique indépendamment de la langue de travail - on se tromperait en disant qu'il s'agirait simplement d'une sous-langue technique, c'est plutôt une culture spécifique d'échange qui réutilise des éléments d'une langue existante d'une manière conventionnelle et propre à la communauté du domaine considéré.

Il serait futile de considérer l'univers des étiquettes de comportement comme un territoire d'exploration strictement réservé à l'anthropologie des dernières peuplades coupées de l'économie financière. Au contraire, c'est un univers disponible à la création libre, où des communautés constituées sur des finalités peuvent construire leur outillage de communication adapté, par exemple demain sur le Web.... C'est ce que nous avons développé dans notre ouvrage sur la transmission des compétences à l'ère numérique (voir le lien Essai sur un Web alternatif).

En soutien de l'existence d'une strate de communication sociale avant le langage, citons un extrait de la fin de l'article "Autisme : la psychanalyse (enfin) contrainte à évoluer" par Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste (Libération mercredi 22 février 2012 page 20) :

[... l'occasion pour les psychanalystes d'engager des renouveaux théoriques. L'un d'entre eux est à mon avis la clé de tous les autres : c'est la reconnaissance de trois formes complémentaires et équivalentes de symbolisation.

La symbolisation sur un mode sensoriel, affectif et moteur implique les mouvements, les gestes et les mimiques. Ils nous permettent de donner des représentations de ce que nous pensons et éprouvons avant de constituer la base des liens sociaux. La symbolisation imagée consiste à se donner des représentations imagées d'un événement... Enfin, la symbolisation sur un mode verbal correspond à une double mise à distance de l'événement : par le fait d'être formulé en son absence et par le fait que cette formulation fait intervenir une forme de codage de l'information totalement arbitraire. Divers témoignages écrits par des autistes nous invitent à repenser les choses de cette façon. Freud n'avait pas tout prévu.]

mardi 13 mars 2012

Transition du blog Web A Version

A partir de mi mars 2012, l'actualité va gouverner ce blog, selon la loi du genre.

Il faut faire preuve d'actualité ou rester inaudible.

Donc, nous passons à la deuxième étape de notre projet, après avoir posé les fondements théoriques et techniques d'un Web social alternatif. Nous en profitons pour élargir notre domaine de dénonciation à tous les systèmes esclavagistes de la pensée.

Quel programme : faire exploser les ballons publicitaires, disperser les sottises à la mode, faire rêver d'un autre Web !

C'est que le Web est devenu le moteur d'agglutination et de résonance des systèmes de manipulation. Par un contresens géant mais complètement dissimulé, le Web a été instrumentalisé pour devenir le creuset d'élaboration et de perfectionnement des propagandes ciblées, par l'exploitation d'une énorme machinerie statistique d'arrière plan capable de restituer tous types d'analyse des identités, comportements, idées et contenants quasiment en temps réel. Tous les medias y sont associés et en dépendent désormais. Il faut s'intéresser à la globalité du phénomène, mettre en lumière son fonctionnement par l'entretien de l'urgence et par l'imposition répétée d'un sous-ensemble de références automatiques et de termes de langage réflexes, afin d'induire l'authenticité immédiate, la précipitation du consensus minute, le soulèvement des émotions partagées...

Même dans la posture du dénonciateur visionnaire, le risque de contagion de nos écrits par la banalité de l'instant est élevé, leur crétinisation par le buzz atteint le niveau de la certitude. Nous tenterons de préserver la grandeur de notre sujet en nous accordant un délai de réflexion et en sélectionnant les événements. Bref, l'actualité sera plutôt celle de nos lectures que celle des titres et des annonces.

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« Pour la première fois de son histoire, l’humanité va donc devoir prendre des décisions politiques, de nature normative et législative, au sujet de notre espèce et de son avenir. Elle ne pourra le faire sans élaborer les principes d’une éthique, qui doit devenir l’affaire de tous. Car les sciences et les techniques ne sont pas par elles-mêmes porteuses de solutions aux questions qu’elles suscitent. Face aux dérives éventuelles d’une pseudoscience, nous devons réaffirmer le principe de dignité humaine. Il nous permet de poser l’exigence de non-instrumentalisation de l’être humain. » Extrait d'un exposé du directeur général de l’UNESCO, M. Koïchiro Matsuura, sur le thème «L’espèce humaine peut-elle se domestiquer elle-même ?», le 30 mars 2006.

mercredi 31 août 2011

Notre Web échomatique

Il se dit que les réseaux sociaux du Web abritent un foisonnement des idées, des débats passionnés, et qu'ils peuvent accélérer des révolutions.

La simple répercussion de rumeurs et la propagation de mots d'ordre, en échos automatiques, donnerait la même production.

D'ailleurs, constatons, même dans les blogs de réflexion écrits en français, l'évolution machinale de la langue des commentaires. L'orthographe est celle d'un automate correcteur à partir d'une reconstitution phonétique ignorant le contexte. La syntaxe est celle d'un rap enroué. C'est bien que la redondance du contenu permet de tout supporter sans difficulté.

Oua l'or on sait mâle con prix.

Dans notre Web des échos, il manque un emoticon pour dire "je suis d'accord mais je le dis à ma façon", et un autre emoticon pour dire son opposition, avec insultes de saison.

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De même, l'art des grands résonateurs de l'actualité sur le Web n'est qu'arrangement et reprise. Leur technique de composition est la comptine en kyrielle, enchaînant des nouvelles du jour avec des mots d'ordre choisis dans le stock des propagandes en cours, selon un modèle de présentation pris parmi les standards de leur milieu.

Or, toutes ces productions, premières et secondes, pourraient être confiées à des automates intelligents. En effet, elles ne requièrent que trois fonctions actives : découper, substituer, recoller. Avec une mémoire réduite à l'actualité, une alimentation en arguments publicitaires, quelques modèles de départ, un zeste de logique probabiliste pour la créativité, hop, le logiciel nous fait la chronique du jour et les commentaires en prime !

Si le message est différent du media, alors le message, c'est que nous nous prenons pour des machines.

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