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samedi 11 mai 2013

La tueuse troll, son génie hacker et leur quête d'identité

Ce billet puise son inspiration dans la série télé "Nikita", mais tout amateur de roman d'espionnage pourra s'y retrouver.

"Nikita" est une série télévisée dont les premiers épisodes ont été diffusés en 2010 sur le continent américain. C'est un remake de la série télévisée "La femme Nikita", elle-même inspirée du film "Nom de code : Nina", lui-même remake du film original "Nikita"...
Ce qui nous intéresse, c'est que "Nikita" est imprégnée de la philosophie de notre époque et en particulier de ses mythes concernant Internet et les hackers.

Niki1.jpg Résumons de quoi il s'agit. Nikita est le nom de guerre d'une fille perdue, condamnée à mort, officiellement exécutée et enterrée, discrètement récupérée par une organisation secrète, la Division, en vue de participer à des missions d'agent liquidateur. Nikita suit un entraînement à la dure dans une caserne souterraine pendant plusieurs mois, exécute des missions, gagne la confiance des dirigeants de la Division, accède au statut d'agent, sous identité bidon et vrai logement de surface. A la suite de diverses péripéties, dont l'élimination de son petit ami par la Division, Nikita prend le large et, bénéficiant d'une fortune détournée sur le butin d'une mission, elle entreprend sa vengeance et la destruction de la Division. Nikita gagne à sa cause d'autres agents ou employés de la Division. Elle parvient à faire échouer plusieurs missions, notamment grâce aux informations transmises par Alex, une fille qu'elle a sauvée de la drogue et de la prostitution et qui s'est infiltrée comme recrue dans la Division.

La série est visuellement superbe, le scénario de la première saison est explosif. Au cours de la deuxième saison, le personnage principal n'évolue presque plus, l'intérêt se déplace vers d'autres personnages récurrents, au cours de diverses aventures où l'on retrouve beaucoup de thèmes connus des séries d'espionnage et même de soap operas. Vers la fin de la saison 2, on ressent parfois la dérive congénitale des séries conçues par une équipe de scénaristes ou inspirées de romans rédigés en successions de "points de vue" (Game of Thrones) : les épisodes se chargent en émotions et en détails sensationnels alors que les conventions spécifiques au milieu décrit ne sont plus présentées comme des ressorts du drame mais comme des évidences métro-boulot-dodo imposées aux personnages et qui leur servent de prétextes à répétition. Le fil rouge de narration entre les épisodes devient inutile puisqu'on reste à l'intérieur d'un cadre figé (même si ce cadre demeure extraordinaire en regard de notre monde banal). Et, à l'intérieur de chaque épisode, l'intention vraie ou fausse des actes et des pensées n'est plus annoncée ni commentée par aucun artifice de repèrage à destination du spectateur. On assiste donc à une suite de reportages événementiels imaginaires où s'entremêlent la misère des destins individuels et l'opulence des folies humaines - ce qui peut être distrayant si on n'a rien de mieux à faire, comme par exemple sortir jouer à la balle avec le chien. Malgré cela, la qualité de la série "Nikita" est telle qu'elle mérite plusieurs visionnages.

Vers la fin de la saison 2 de Nikita, le tragique amoral de la saison 1 fait place aux idéaux de substitution les plus courus de notre époque : la violence et la manipulation comme ingrédients banals de l'action, le danger comme facteur d'excitation sexuelle, la domination de ses semblables comme objectif de réalisation personnelle, etc. Certes, on peut aussi trouver dans la saison 2 des manifestations de solidarité et de courage, mais elles semblent décalées au point que leurs protagonistes ne survivent que par une série de miracles, alors que, par contraste, le dernier épisode met en scène un Président marionnette, bien propre dans son costume impeccable, et pas vraiment dérangé par le rôle médiocre que les circonstances lui imposent.

Attention, les enfants... Le monde de Nikita est un monde de pantins et d'apparences, dirigé en sous main par des psychopathes persuadés de leur supériorité. Ces manipulateurs fous sont contrariés dans leurs combines par les activités des exclus regroupés autour de Nikita; leur orgueuil en prend un sacré coup et ils sont contraints d'arranger l'histoire pour surmonter l'affront. Lorsque nos héros en révolte se demandent comment un jour ils pourraient eux-mêmes "se ranger", on comprend pourquoi ils ne trouvent pas de réponse, ce n'est pas seulement pour que la série continue.

Niki2.jpg Heureusement, dans le monde de Nikita, le merveilleux occupe une grande place : c'est la magie d'Internet et le mystère du grand pouvoir du hacker !

Le hacker génial frappe à toute vitesse sur plusieurs claviers d'ordinateurs en parallèle. Il s'introduit à volonté dans n'importe quel réseau informatique de la planète, éventuellement via un canal satellite usurpé, en quelques minutes. Il fait apparaître sur son écran n'importe quel local, ville, réseau urbain.. du moment qu'il existe une caméra, une puce ou même un simple conducteur électrique dans le voisinage...Mieux encore, le hacker dirige les mouvements des équipes amies à l'intérieur d'un bâtiment ou sur le plan d'une ville, leur indique les positions des équipes adverses à leur poursuite, les oriente vers leur objectif ou vers la prochaine trappe d'évacuation... Bref, le hacker remplace avantageusement le sorcier qui voit tout dans sa boule de cristal. Et bien évidemment, nous avons un hacker blanc et un hacker noir.

Information pratique à destination des agences spécialisées : les téléphones mobiles s'avèrent presque aussi opérationnels que les puces de traçage incorporées dans la chair des opérateurs de terrain; de plus, ils sont plus faciles à mettre à niveau des dernières technologies.

De fait, Nikita est une tueuse troll. Pas du genre qui lance son attaque terminale comme un réflexe, sauf évidemment lorsqu'elle s'introduit directement dans le site central de la Division. Après une préparation minutieuse, elle apparaît auprès de sa cible sous une apparence fascinante, se donne le loisir d'examiner si elle peut la convertir au régime végétarien, sinon tant pis.

Dans la série Nikita, l'équivalent de l'Arme Suprême, ce sont des "boîtes noires", des mémoires portables d'accès protégé, dont le contenu crypté est censé révèler les commanditaires, les transations financières, la logistique préparatoire et même les vidéos du détail des opérations exécutées par la Division dans ses plus basses oeuvres. Le possesseur d'une boîte noire, à condition de parvenir à la décoder, dispose des informations pour compromettre ou faire chanter les puissants commanditaires des opérations secrètes exécutées au nom du plus grand Bien.

On peut faire semblant de croire au pouvoir des boîtes noires, mais nous savons pourtant que la puissance des "vérités qui tuent" est celle d'un pétard mouillé, que ces vérités soient dissimulées dans des boîtes noires ou disséminées dans le cloud ! Souvenons-nous des révélations de Wikileaks, sensationnelles sur le moment, mais dont les implications se sont réduites après quelques jours jusqu'au dérisoire. Non, dans un univers hypermédiatisé, les "vérités-événements" ne peuvent pas faire l'histoire. Tout ce que l'on peut espérer, si ces représentations événementielles bénéficient d'une mise en scène appropriée, c'est leur conservation en illustrations d'un article de portée générale sur notre époque et la manière d'y soulever les questions qui fâchent. Mais sur le fond, l'impact des révélations sera faible sur le moment, peut-être contraire à l'intention du dévoilement. Observons avec quel calme les actuels responsables de la fin de l'humanité, bien que toutes les prévisions à 30 ans annoncent cette fin et que beaucoup d'événements témoignent de la justesse de ces prévisions, persistent dans leurs orientations intéressées et leurs prétentions grotesques... Ce ne sont pas quelques hackers géniaux qui pourront nous sauver, non plus qu'une équipe de nettoyeurs Nikita, non plus d'ailleurs que des penseurs en chambre... Les questions de notre époque ne peuvent pas être abordées comme des problèmes de détail, elles requièrent l'instauration d'une nouvelle forme de solidarité humaine.

Au passage, commentons une réflexion mise dans la bouche de Nikita, citée de mémoire : "tout le monde porte un masque dans notre milieu et en change selon les circonstances, à tel point que l'on perd son identité". C'est une réflexion assez courante dans les séries d'espionnage. Elle paraît néanmoins stupide au premier abord quand on la comprend littéralement. En effet, l'identité d'un espion, n'est-ce pas justement son agilité à changer de masque selon les circonstances ? D'ailleurs, même le surfeur ordinaire sur Internet respecte un protocole différent selon le site qu'il visite et les interactions effectuées. En cela, il agit comme un espion, évidemment, sans risquer sa vie en cas d'erreur, mais il exerce à son niveau le même genre de souplesse. Et plus généralement, même si on n'est pas un espion, notre capacité à changer de masque selon les circonstances, n'est-ce pas la banalité de notre vie quotidienne, une condition de toute vie sociale ? On pourrait même dire que, pour les autres, la perception de notre identité personnelle se résume à la collection des masques que nous savons, bien ou mal, emprunter dans nos interactions avec eux.

Cependant, cependant, et en restant au niveau de ce qui peut être exprimé simplement... s'il existe un autre composant dans notre identité personnelle que l'identité faciale d'interaction en société, s'il existe un autre composant identitaire qui serait spécifiquement humain par rapport à l'animal ou par rapport à une hypothètique intelligence logicielle, ce serait peut-être notre capacité à changer de masque, non seulement pour nous conformer aux circonstances environnantes de l'instant, mais en vue d'une finalité. Alors, dans ce cas, la réflexion de Nikita n'est pas stupide, elle exprime son incertitude sur ses propres finalités ou la volonté de ne pas les révèler, ou son impuissance à l'exprimer, peut-être les trois. Dans tous les cas, sa déclaration traduit un déséquilibre profond. En effet, l'incertitude sur les finalités personnelles peut-être fatale si elle se maintient, et l'opacité du quant à soi peut s'ériger en prison mentale. Le roman "Un pur espion" de John Le Carré décrit précisément ce drame. Il se termine par un suicide.

Rassurons-nous : tout dans la série Nikita, le scénario, les personnages, leurs aventures, leurs compétences extraordinaires, tout est complètement invraisemblable. Mais les idéaux de ces personnages, leur imaginaire social, leur Web mythique, leurs illusions sur leur capacité à refaire le monde, les questions qu'ils se posent, c'est bien nous !

lundi 10 septembre 2012

Compétition en miroir ou rénovation sociale, le choix est-il possible ?

Ce billet pose la question du dépassement de certains mécanismes sociaux, précisément ceux qui empêchent la création de sociétés virtuelles à finalités d'intérêt général et bloquent, dans la vraie société, toute perpective de rénovation.

Cette affirmation peut sembler pessimiste. En effet, on recommence à parler de solidarité, de responsabilité, de gestion collective.... En parallèle, un courant de protestation contre les idéologies de la compétitiion sauvage enfle à vue d'oeil. La puissance de ce courant augmente dans l'inconscient collectif du monde du spectacle....

Voici donc Le Prestige, film réalisé en 2006 par Christopher Nolan d'après un roman de Ch. Priest. Vous en trouverez la présentation détaillée et le résumé sur Wikipedia.
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Apparemment, ce film déroule une tragédie romantique sur fond de compétitiion sensationnelle entre deux prestidigitateurs spectaculaires. On nous raconte, en belles images et costumes d'époque, une histoire de magiciens pour adultes - la fin est amorale et déconcertante.

Mais on peut voir plus que cela dans ce film.

Le Prestige nous offre une illustration éclatante de la rivalité mimétique dans sa montée aux extrêmes. Les dédoublements et les reflets à l'infini sont les vrais ressorts de l'intrigue et de la structure du film. Les deux héros s'efforcent de prendre un avantage sur l'autre, dans l'indifférenciation glaciale de leur rivalité en miroir, mimétiques jusque dans l'offensive, chacun allant pourrir le nouveau spectable de l'autre pour le blesser physiquement et moralement, chacun espionnant les trucs de l'autre pour le surpasser. Les protagonistes sont absorbés corps et âmes dans leur conflit privé, et logiquement leurs proches sont condamnés à nourrir la compétition ou à s'en faire d'eux-mêmes les instruments; certains de ces proches en meurent, tous sont meurtris à leur tour. S'agissant de magiciens, l'affrontement sordide se cristallise publiquement en spectacles démesurés. La rivalité des magiciens s'avère très esthétique, le diable et ses tentations fantastiques aussi, c'est du cinéma.

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Ce film aurait pu être dédicacé à René Girard (de notre Académie française), qui a consacré la plus grande partie de son oeuvre à la rivalité mimétique, sous tous ses aspects, ses conséquences et ses dépassements. C'est évidemment une oeuvre d'actualité. Personnellement, la lecture de "Mensonge romantique et vérité romanesque" m'a réconcilié avec la grande littérature, après en avoir subi dans un contexte scolaire les inutiles présentations historiques, stylistiques, thématiques. René Girard nous révèle les aspects universels de cette grande littérature, à savoir précisément en quoi elle nous concerne actuellement dans notre comportement quotidien, par la mécanique de notre nature humaine si bien décrite dans les grandes oeuvres - mais pas toujours volontairement.

Dans le cas du film Le Prestige, l'auteur du script et l'auteur de la nouvelle inspiratrice originale étaient-ils conscients de véhiculer un message de portée générale ? En regardant le film, en écoutant ses dialogues, en lisant les présentations, c'est tout le contraire qui ressort. L'intérêt du spectateur est constamment orienté sur les effets spectaculaires ou endormi par des exposés secondaires - par exemple, l'explication réitérée des phases du tour de magicien "la promesse, le tour, le prestige" aussi pesante qu'une formule mnémotechnique dans un documentaire.

Cependant, au cours du film, on trouve des indices d'un message souterrain. Le rôle du magicien B est tenu par l'acteur principal d'American Psycho, un film sur le délire de compétition dans un milieu d'affairistes branchés. Cet acteur a du en rester marqué, peut-être a-t-il été choisi pour cela (il est par ailleurs Batman). A la fin du film, le script fait exprimer par ce magicien B son refus de continuer le jeu, alors que le magicien A demeure jusqu'à sa dernière seconde animé par sa passion rivalitaire, croyant affirmer une ultime vérité supérieure. Autre exemple parmi d'autres : le plan des chapeaux en bataille sur un coteau dévasté en résultat d'une multiplication miraculeuse évoque les plans classiques de films de guerre.

Le Prestige n'est pas le seul film à nous avertir du potentiel fatal de la rivalité mimétique, à nous dénoncer ses prétextes, à nous montrer ses engrenages, à nous distraire de ses éclats de pétards imbibés de poisons mortels. Citons Wall Street et pas mal de documentaires récents sur la puissance des banques.

Mais attention, car dans la plupart de ces oeuvres, il manque l'avertissement que René Girard nous donne dans plusieurs ouvrages : évitons la fausse solution du bouc émissaire, malheureusement si bien expérimentée ! Disons-le autrement : cessons de fuir le miroir de nos propres tendances naturelles, car les emballements montrueux des rivalités mimètiques ne sont pas réservés aux aventures de gens extraordinaires, ce sont des menaces bien concrètes sur notre existence quotidienne banale. Regardons-nous passer des heures à attendre, lire, écrire des messages ineptes, à dévorer avidement des pages sur des réseaux sociaux, jusqu'à l'addiction, à la dépendance, juste pour répondre aux autres, rester à la hauteur...

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Observons, que beaucoup des vedettes hyper sollicitées que nous admirons, finissent médiocrement au bout du rouleau. Dans un monde de rivalité mimétique exacerbée, c'est une fin ordinaire, au sommet de la gloire, comme dans la grisaille de l'oubli.

Et nous, citoyens de nos pays respectifs, nos efforts soutenus ne vont-ils pas immanquablement nous assurer la compétitivité et la croîssance dans quelques années - c'est bien ce que nous voulons, n'est-ce-pas, puisque nos voisins aussi se le disent ? Et on ne demande pas à nos voisins ce qu'ils feraient à notre place et au risque d'avoir à le prouver, on sait leur dire ce que eux devraient faire d'abord chez eux à leur place actuelle, et réciproquement....

Prenons du recul face aux glorifications des héros, aux affirmations de valeurs imprescriptibles, aux démonstrations de vérités intangibles, aux invocations de techniques mirobolantes. Ce sont nos futurs boucs émissaires; et si, après une crise prétendument salutaire, nous les remplaçons par d'autres pour un nouveau cycle, alors rien n'aura changé, nous serons toujours les mêmes parasites totalitaires, qui ne pourront que s'entre détruire dans un monde en rétrécissement.

A l'inverse, ne tombons pas dans l'abandon à une forme sectaire d'existence fusionnelle, non plus dans l'isolement individuel d'une socialité robotisée (stressée ou béate), dans les deux cas au bénéfice de notre irresponsabilité confortable et au profit de quelques exploiteurs dominants.

Dans d'autres billets de ce blog, nous avons exposé pourquoi et comment la création de (vraies) sociétés virtuelles pouvait nous ouvrir d'autres destins.

Il n'y a guère d'espoir d'un tel renouveau tant que la rivalité mimétique demeure notre principal moteur social. Il serait plus facile de changer l'écartement des voies de chemins de fers ou la longueur des numéros de sécurité sociale, par exemple si nos pays voisins faisaient savoir qu'ils envisagent de le faire...

Mais cependant, nous savons que la folle raison humaine peut-être plus forte que toutes ses idoles réunies, si on lui offre l'occasion de s'éprouver en miroir d'elle-même. S'il vous plaît, Messieurs et Dames les artistes, continuez de sublimer notre humaine connerie dans vos oeuvres, vous êtes les seuls à pouvoir le faire ! S'il vous plaît, Messieurs et Dames les éducateurs, habituez-nous à réfléchir avec les nouvelles technologies ! Et en attendant, grand merci aux Guignols et au Canard...

lundi 3 septembre 2012

Le Web de la propagande et du formatage

La bête immonde reste bien planquée, mais ses mercenaires stupides ne se retiennent plus d'étaler leur fierté.

Ce qui est nouveau, c'est la revendication de leur diplôme d'apprenti sorcier par des bénéficiaires que l'on aurait cru moins naïfs.

Dans un élan de franchise, dont le niveau de grossièreté mesure la sincérité, un grand parti politique impliqué dans la course à la présidence de notre univers vient de révéler la contribution à sa campagne d'une officine spécialisée dans l'exploitation d'informations recueillies sur le Web.

Pour ce parti, il s'agirait de cibler les foyers susceptibles d'enrichir les fonds de campagne. Ne doutons pas une seconde que ce grand parti n'est pas isolé dans sa démarche d'appel à une officine mercenaire de ciblage. Ne doutons pas un dixième de seconde qu'il ne s'agit pas seulement de récolter des fonds (vite dépensés). mais d'abord d'orienter les thèmes de campagne, de les particulariser en fonction des réactions observées sur le Web de la population ciblée, et d'orchestrer tout le bastringue médiatique, presse, télévision, meetings, etc dans le sens voulu, en vue d'effets en profondeur sur l'opinion, qui seront ensuite entretenus et améliorés dans la durée.

Bref, nous avons la révélation d'une machine de guerre médiatique. Nous pressentons que cette guerre-là dégrade nos chères libertés d'information et libertés d'esprit, mais c'est une guerre, n'est-ce pas ? Notons bien que rien n'empêche l'extension du cadre de cette guerre au-delà d'un processus d'élection dans un régime démocratique.

Quand est-ce que de prudes et vaillants foyers se coaliseront en class action pour réclamer droit de regard, droit de rectification, respect de l'usage des informations les concernant ?

D'ici là, l'officine mercenaire aura changé plusieurs fois de nom et d'adresse (on peut lui conseiller la domiciliation de filiales croisées dans divers paradis fiscaux). Et des experts reconnus auront expliqué que non, braves gens, vous n'avez rien à craindre, car les ciblages ne sont pas réalisés à partir des données individuelles mais sur la base d'informations agrégées par des algorithmes statistiques.

Les experts ne diront pas que ces algorithmes statistiques sont cousins de ceux des moteurs de recherche, en fonctionnant à l'envers en quelque sorte. Ce n'est pourtant pas anodin.

Un gros malin manipulé pondra un virus qui fera pouet pouet exactement quand il faut sur tous les écrans, et le tour sera joué : voici l'ennemi véritable de notre intimité ! La presse abondera en articles sur la protection des données privées, des droits de la personne humaine, des brevets et du secret défense. Opération mains propres.

Voici la situation, en bref :

  • ce n'est plus (seulement) la publicité qui finance les grands services gratuits du Web, et d'ailleurs elle n'a jamais financé la création immensément coûteuse de ces services,
  • le grand marché du Web, c'est la fourniture des informations numérisées de nos comportements (qui consulte quoi, combien de fois et combien de temps, qui dit ou achète quoi à qui, quand, où, comment, etc.) pour exploitation par les manipulateurs médiatiques des pouvoirs dominants,
  • la révolution numérique, c'est celle de l'auto soumission de nos esprits à un matraquage multimédiatique ajusté en permanence, en fonction de nos propres aspirations exprimées sur le Web.

Exercice pour jeune journaliste ou pour étudiant en sciences politiques : rédigez une synthèse actualisée de Propaganda d'E. Bernays (1928) ! C'est une oeuvre glaçante mais fanatique, où sont exposées les techniques bien actuelles de propagande, ainsi que les éléments de doctrine qui les justifient et en ont alimenté l'invention. Pensez-vous que quiconque puisse nourrir le moindre doute sur l'utilisation par tout citoyen Bernays moderne des informations de comportement pompées sur le Web ? Pour quels bons motifs actualisés et quelles campagnes ?

Bernerie.png

Dans le célèbre roman 1984 de G. Orwell publié juste après la deuxième guerre mondiale, apparaît le personnage de Big Brother, avec bien d'autres terrifiantes créations imaginaires. Notre réalité est bien différente. Par rapport au roman, nous n'avons pas de police officielle de la pensée, et les murs ne nous espionnent pas. Mais nous pourrions nous demander si, avec la révolution numérique, Big Brother aurait besoin de cette police et de ces espions pour se rendre maître de nos esprits. Car c'est volontairement que nous restons hypnotisés devant des miroirs magiques que nous croyons commander pour notre bon plaisir, pour y faire défiler des trésors virtuels préconditionnés en fonction des déformations agréables de nos propres images. Nous avons fait mieux que tous les romanciers, nous avons créé l'hybride de la liberté et de la mort, le dieu d'un monde d'automutilation où chacun se résume pour les autres à un miroir vaguement original d'hallucinations communes.

Vraiment, cette technologie n'a rien de merveilleux. Car, en plus de nous prendre un temps fou, elle coûte énormément d'argent et dévore une énergie gigantesque.

dimanche 8 juillet 2012

Pensées non exclusives de la vie sociale


Une caractéristique des cons, c'est qu'ils sont toujours contents d'eux-mêmes, mais sans talent pour le faire savoir.
Une caractéristique des imbéciles, c'est de croire que personne ne s'en aperçoit.
Une caractéritisque des intolérants, c'est de ne pas imaginer qu'on puisse penser comme eux.
Une caractéristique des faux jetons, c'est d'être comme les autres.

Epitaphe à baffes

Un César s'encanaille, haro sur le cradot !
Vite, sauvons nos faces enspottées
Que de son mal l'impudique atteint
S'affaisse en justice et les déssouille

Aigre fin ramage des farauds devant,
Moules à fric en potées publiques
Tigres et souris au dédain matois
Malins triplomés de la républicité

Elites gâchées, trépanées du sens,
Pressées de liturgies incestueuses
Dérogeantes jalouses, intrigantes à vide
Affamées du moi pareil à paraître

Précieuses ineptes du sièculable
Gaffémies d'amers enfortunés
Vomisseuses de métafables
Fantacochères et miraboleuses

Croa, croa, croîssance, pour nous, pour moi
Par "canal icônes", on va gonfler la planète
Déficit oublié, que des bonus
Et la sélection naturelle par les marchés

lundi 11 juin 2012

Pas de dialogue sans étiquette !

Ce billet est sans rapport avec les élections législatives en cours. Cependant, il concerne notre avenir social.

Entendons par dialogue une forme de relation sociale entre des personnes qui cherchent un accord au travers de ce dialogue. L'accord est à comprendre dans un sens très général. Comme son analogue musical. l'accord peut être banal ou original, final ou transitoire, etc.

Entendons par étiquette un ensemble de conventions communes qui permettent aux protagonistes de dérouler leur dialogue. Et considérons la capacité de créer une étiquette et de la partager comme une caractéristique humaine plus large que celle du langage, adaptable à tous media, génératrice de toute forme d'expression sociale. Enfin, préférons "étiquette" à "code", car ce dernier terme véhicule l'idée d'une contrainte d'application automatique (jusqu'à l'enfermement mental et physique individuel), alors que l"étiquette suppose une invitation, souvent associée à une connotation ludique - il s'agit bien du jeu social.

Remarque en passant. "Le code d'ouverture du coffre est sur l'étiquette". Cette expression, où "code" et "étiquette" sont pris dans leurs acceptions banales, peut sembler contester les définitions proposées. On peut cependant y discerner une confirmation : le code est bien ce qui enferme et contient, alors que l'étiquette reste à l'extérieur et rend maître du code !

Illustrons nos définitions par un exemple de la vie des entreprises, celui de la négociation entre un acheteur et un vendeur, tel qu'elle est présentée dans un ouvrage de référence "Acheter avec profit, guide de négociation de l'acheteur professionnel" par Roger Perrotin et Pierre Heusschen (Editions du Moniteur, 1989). Il s'agit de créer les conditions d'un accord entre un acheteur et un vendeur sur la fourniture d'un produit ou d'une prestation : prix, conditions de paiement, délai de livraison et de réapprovisionnement, garantie de qualité, emballage, services associés, conventions d'échanges informatisés, calendrier des prévisions de besoins, etc, etc. L'accord résultera d'une négociation sur chacun des critères objectifs connus du vendeur et de l'acheteur; ces critères sont objectifs parce qu'ils sont déterminés par la nature du produit ou de la prestation dans le contexte de la négociation. Chacun des protagonistes connaissant l'entreprise de l'autre, il peut classer ces critères objectifs en fonction de sa propre marge de négociation et, sur un autre axe, de la marge de négociation qu'il suppose chez l'autre. Il obtient alors un tableau de classement croisé qui lui présente les critères objectifs sur lequels la négociation promet d'être difficile (ceux pour lesquels la marge de négociation de l'un et de l'autre est faible), à l'inverse des critères peu conflictuels et parmi ces derniers, des critères "jokers" importants pour l'un des protagonistes mais pas pour l'autre. Une bonne tactique de l'acheteur consiste alors à conduire la négociation de case à case sur ce tableau dans un ordre qui lui permette à la fin d'obtenir un accord global satisfaisant (ce qui peut nécessiter le constat provisoire d'un blocage, d'où l'utilité d'une réserve de "jokers" pour redémarrer).

La personnalité de chacun des protagonistes intervient à double titre : dans la détermination du cheminement sur le tableau et dans l'expression (formules de politesse, questions ouvertes/fermées, types d'objections ou argumentaires et manières de les exprimer, etc). Cette potentialité de complexité foisonnante peut être réduite dans un cadre commun de référence : typologie des styles d'acheteur et de vendeur, caractérisation des tendances inefficaces des uns et des autres, ensemble minimal de règles de l'empathie transactionnelle dans ce type de négociation. Il devient alors possible pour chacun des protagonistes de mettre en oeuvre une tactique adaptée, d'éviter les situations de blocage ou de les résoudre.

Au total, ce qui est décrit dans ce guide de négociation, c'est une étiquette au sens défini en introduction. Si le cours réel de la négociation révèle des affrontements inattendus entre l'acheteur et le vendeur, par exemple du fait d'erreurs d'évaluation des marges de négociation ou du fait d'évolutions imprévues des styles de négociation adoptés, alors d'autant plus, cette étiquette sera le recours commun, parce qu'elle permet à chacun simultanément de percevoir la nécessité des ajustements, leur nature et leur portée souhaitables, puis de conduire leur réalisation dans un cadre commun - à ce titre l'étiquette est constitutive du métier des protagonistes dans leur relation conflictuelle. Clairement, même et surtout dans un contexte déterminé par la recherche d'un objectif précis, l'étiquette n'est pas le décor ni l'ustensile du dialogue, mais sa méthode.

IMG_3727.jpg

En généralisant juste un peu, les catégories de composants d'une étiquette de dialogue à objectif se dégagent :

  • référentiel des types de protagonistes en vue du dialogue pour l'objectif global poursuivi (ex styles d'acheteur et de vendeur)
  • référentiel d'affichage de la progression du dialogue en vue de l'objectif global poursuivi (ex tableau croisé des critères selon leur criticité pour chacun des protagonistes)
  • règles de cheminement du dialogue pour atteindre l'objectif global poursuivi (ex passage sur les cases à faible niveau de conflit jusqu'à obtenir un équilibre permettant, en conservant quelques jokers, de traiter les cases plus conflictuelles)
  • règles de préservation de l'empathie pour la continuation ou la reprise du dialogue en vue de l'objectif global poursuivi (ex comportements à éviter, comportements déclencheurs d'accords minimaux)

Notre ouvrage sur la transmission des compétences à l'ère numérique (voir le lien "Essai sur un web alternatif") contient une proposition d'étiquette adaptée à la transmission des compétences personnelles, évidemment bien différente de celle de la négociation entre acheteur et vendeur. Cependant, on y retrouve les catégories de composants listées ci-dessus. Ce n'est pas étonnant, il s'agit de fondamentaux méthodologiques, une analogie avec la musique concertante peut être éclairante.

Dans tous les cas, la mise en oeuvre sur le Web d'une étiquette de dialogue à objectif implique, par nature, la création d'une société virtuelle spécifique.

Pour ce faire, à l'évidence, le Web actuel doit être dépassé. Ce Web-là est devenu un jouet hypnotiseur à prétention universelle, instrumentalisé par les marchands et les manipulateurs. Les emoticones d'état d'âme, les réseaux sociaux banaliseurs, les services outilleurs de propagandes, les encyclopédies de l'instantané, les clics d'achats faciles par carte bancaire, les traductions automatiques ineptes, la netiquette en bouillie pour chat, et in fine la déclaration universelle des droits de l'Homme... : pauvreté de la socialisation sur le Web actuel, faiblesse de ses fondements techniques, misère de ses idéaux. Hélas, "le media est le message" comme disait un prophète du village planétaire, et nos savants se perdent dans ses détails insignifiants et ses oripeaux.

Le Web des innovations sociales reste à inventer, pas comme un miroir ni une extension du monde réel, mais comme l'espace des sociétés virtuelles en tant que nouveaux territoires du monde réel. Scandale : c'est possible ! Avec "dialogue" et "étiquette"...

jeudi 10 mai 2012

Petite Poucette en chemin

Enfin un ouvrage à la hauteur de la révolution numérique !

Poucette.jpg

Petite Poucette est à lire et à relire, d'autant plus que la prose est délicieuse, que les 80 pages de gros caractères n'abiment pas les yeux et que leur contenu libère l'esprit. En cas d'allergie à la poésie, on peut sauter les deux derniers paragraphes, de toute façon non conclusifs.

C'est un livre d'apparence gentillette, en vérité dérangeant, révolutionnaire. Les gouvernants, les décideurs, les directeurs de conscience, les savants, les enseignants, les parents, tous les diseurs de notre humanité, en prennent pour leur grade face à Petite Poucette.

Petite Poucette est aussi un livre de sagesse, on peut poursuivre la lecture sans jamais se sentir contraint d'être d'accord sur tout.

Le plaidoyer pour une nouvelle démocratie libérée du carcan mental de la page (raccourci osé, pardon) pourrait trouver quelques échos dans le présent blog, notamment dans nos propositions sur les sociétés virtuelles.

Quelques critiques de l'ouvrage, tout de même.

Première critique mineure. La sortie du cadre de la page dans la forme et dans l'organisation du savoir, c'est un sujet de recherche en informatique qui date des années 70, et d'où sont issus notamment Smalltalk et le concept fondateur du Web (le lien URL, d'ailleurs techniquement très imparfait, cette imperfection n'étant que partiellement compensée par les moteurs de recherche, mais c'est une autre histoire). Dans Petite Poucette, la libération mentale du format livresque de la page est étendue à l'architecture urbaine, ensuite encore plus généralement aux modes de pensée et aux façons d'être en société. L'entreprise a belle allure, pouquoi oublier ses fondateurs ?

Deuxième critique. S'affranchir de la page sans s'affranchir du langage qui permet de remplir la page, c'est faire la moitié du chemin, et c'est carrément se tromper de chemin que d'espérer atteindre l'universalité par le truchement des traductions automatiques. Pour nous libérer des formalismes caducs de l'oral et de l'écrit, il nous faudra faire appel à notre capacité humaine de création langagière. Le langage dont nous avons besoin existe déjà. Dans toutes les cultures, avant, par dessus, ou à côté de l'expression orale ou écrite, la codification des échanges et des comportements dans les relations humaines repose sur une "étiquette", c'est-à-dire sur un langage des attitudes, des mimiques d'états mentaux, des façons de dire ou de ne pas dire, de faire ou de ne pas faire, etc (l'ignorance de l'étiquette est l'une des raisons de l'incomplétude des traductions automatiques). Mais le domaine privilégié naturel de l'étiquette, c'est la relation humaine en vue d'objectifs communs précis. La pratique de l'étiquette est donc diversifiée et spécialisée, comme les sociétés virtuelles à créer et comme nos identités codifiées dans ces sociétés virtuelles. Et, précisément du fait de cette spécialisation qui la fait échapper aux prétentions totalitaires et aux mythes de l'absolu, et parce qu'elle naît de la constitution commune à tout être humain dans la nature qu'il habite, une étiquette particulière peut facilement devenir universelle. Les signes du code de la route en sont un exemple. Les emoticones de Petite Poucette annoncent-elles maladroitement les langages d'étiquettes du futur ?

Troisième critique. La distinction fondamentale entre savoir et compétence mériterait un développement. Le "renversement de la présomption d'incompétence" est une belle formule, c'est le titre d'un chapitre qui ouvre une réflexion bouleversante sur une nouvelle forme de démocratie, tandis que la question de la transmission des compétences reste hors champ, alors qu'elle appartient pourtant aussi bien aux thèmes centraux de la révolution numérique. Car Petite Poucette peut tout savoir sur tout (à partir de ce qui est disponible sur le Web), mais comment sait-elle quoi faire de son immense savoir potentiel et atomisé, et qui peut lui indiquer les chemins vers son destin multiple ? Euh oui, justement, elle cherche un boulot... Ou, plus exactement, une reconnaissance autre que celle d'un hyper miroir ?

On peut tirer de Petite Poucette (le livre) un message euphorique sur l'avenir, on peut y lire aussi un avertissement : nous pouvons souhaiter, préparer une révolution, aussi importante dans l'histoire humaine que celle du néolithique, mais rien n'assure qu'elle se fera.

dimanche 25 mars 2012

Pour les réseaux d'échange réciproque de savoir

Connaissez-vous les Réseaux d'Echange Réciproque de Savoir (RERS) ?

Ce sont des centres virtuels de mise en contact entre voisins dans une ville ou entre habitants d'une région géographique. Chaque participant propose son savoir en vue de le présenter aux autres au cours d'une démonstration ou d'un cours particulier à domicile. Tout le fonctionnement est fondé sur le volontariat et la réciprocité. Toute idée de rémunération est proscrite.

Malgré quelques convergences, notamment la gratuité et le volontariat, les différences sont importantes avec nos propres recommandations sur les sociétés virtuelles pour la transmission des compétences. Ces différences constituent une opportunité de critiques et de propositions, car nous pensons que les RERS méritent de réussir.

Une critique d'abord. Dès lors que chaque RERS, réseau virtuel local, n'est que l'instrument des propositions mais pas celui de la réalisation de l'échange des savoirs, et dès lors que tous les participants se connaîssent ou peuvent facilement s'informer sur l'identité sociale des autres, comment éviter le poison des rivalités, les crispations sur les normes de réussite formelle des échanges selon les catégories de savoirs, la dérive vers une forme de grand concours, même et peut-être d'autant plus dans un contexte bénévole ? Le danger est donc soit celui de l'extinction des réseaux, soit celui de l'explosion vers un grand bastringue pour la reconnaissance médiatique de quelques vedettes ou futurs élus.

Quelques propositions.

Pour canaliser les pesanteurs sociales, il est nécessaire que chaque réseau virtuel local puisse créer et entretenir sa propre culture de l'échange. Les conditions peuvent en être trouvées au travers d'une spécialisation locale sur quelques domaines de compétences ancrés sur le terrain (au sens large, par exemple la vie et les métiers de la montagne, de la vigne...). Cette spécialisation n'est pas une fuite vers la facilité (toute relative), mais d'abord une façon de se donner des finalités, peut-être même au travers d'actions locales ou projets d'intérêt public (pas forcément bénévoles) requérant des échanges (bénévoles) entre des contributeurs.

Alors, une plate forme nationale apporterait sa propre valeur ajoutée par l'enrichissement réciproque entre les réseaux locaux ainsi spécialisés de leur propre initiative.

samedi 10 décembre 2011

Le Web, instrument de viol mental

Des manifestations de méfiance surgissent çà et là à propos des "réseaux sociaux", sur la confidentialité des données individuelles et les excès du ciblage publicitaire.

Cette campagne détourne notre attention en se concentrant sur des détails techniques et de petites maladresses plutôt que de s'attacher aux vrais dangers.

Car les risques de fuite d'informations personnelles et les matraquages publicitaires ne sont que des imperfections de façade, à côté de l'énorme machine médiatique d'asservissement des esprits alimentée par les éléments statistiques recueillis dans les "réseaux sociaux" et au travers d'autres "services" offerts par divers bienfaiteurs de l'humanité.

C'est dans l'arrière cour qu'est installé le monstre, qu'il se nourrit et nous exploite.

Comme participant à un réseau social, vous fournissez quelques informations d'identité. Vous savez bien qu'un minimum est suffisant pour vous placer dans une catégorie statistique correspondant à vos motivations fondamentales. Par exemple, rien qu'en connaissant votre adresse approximative (qu'un automate astucieux peut vérifier automatiquement par recoupement, n'en doutez pas une milliseconde), on peut dire si vous vivez au milieu des richards ou des pauvres. Ce jeu de devinette de cour d'école primaire est diversifié à l'échelle planétaire, avec des moyens colossaux, pour vous cerner en tant qu'individu statistique, chaque jour de plus en plus précisément selon vos catégories factorielles.

Evidemment que vos activités sur le Web sont suivies, et que vos centres d'intérêt sont observés ! Et en détail, si vous ne prenez aucune précaution : combien de temps vous passez à regarder quelles pages, sur quels contenus vous avez cliqué, à quelle heure, à partir de quel endroit, etc.

Peut-être constatez-vous que vous recevez de plus en plus de publicité ciblée. S'il vous plaît, ne soyez pas dupes de votre propre irritation : ces attentions pataudes sont les résultats de l'activité inoffensive du monstre, celle qui "dialogue" avec vous et dont les imperfections, finalement, vous rassurent. D'ailleurs, les maladresses et les défauts techniques abondamment signalés sont faits pour vous distraire. Les dénonciations de ces défauts participent à l'entretien de l'illusion; ces discours sont là pour faire "humain", d'autant plus que leur vacarme est savamment amplifié par les inquiétudes des incompétents et des naïfs.

Répétons-le, c'est à l'arrière plan que se développe le vrai danger, celui dont on ne parle pas.

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En effet, par l'exploitation statistique de masse sur les activités individuelles de millions d'individus et de groupes, "on" peut ajuster presque en temps réel les instruments des campagnes de manipulation lancées dans les medias, les messages et les dosages des propagandes dans les différents medias, pour la meilleure "efficacité".

A côté de cela, l'anticipation romanesque du Big Brother semble complètement désuète. C'est qu'actuellement, le viol psychique est aussi permanent qu'imperceptible et la pression d'asservissement mental s'exerce par des messages démultipliés entre divers canaux de diffusion.

Cela fait déjà bien longtemps que l'exploitation statistique massive d'arrière plan constitue le principal revenu officieux de plusieurs grandes sociétés "indépendantes" de services sur le Web. Justement, les techniques mathématiques et informatiques d'extraction des données pertinentes est cousine de celle des moteurs de recherche... Pourquoi sinon croyez-vous que ces acteurs du Web ont besoin de centraliser leurs traitements de fond ? Pourquoi sinon sommes-nous invités à sacrifier au mythe du génial jeune créateur d'entreprise individuelle parti de rien, alors qu'à l'évidence, le succès requiert d'emblée des investissements gigantesques ?

Cela fait bien longtemps que les agences, officines, think tanks, instituts, services spéciaux, qui sont à la fois les financiers et les clients de ces machineries statistiques, sont passés à la phase active de la manipulation des esprits, après une phase expérimentale de quelques années. Contrairement aux propagandes d'avant l'ère numérique qui visaient la manipulation des masses, il s'agit d'une manipulation multimedia et multidimensionnelle, diversifiée à destination des individus. De plus, grâce aux nouvelles technologies, les effets de cette manipulation sont observés presque instantanément, ce qui permet la rétroaction en boucle rapide d'ajustement coordonné, et tout ceci dans la durée et dans la permanence de la pression médiatique.

A quoi est-ce que cela leur sert, à ces puissances d'arrière cour, de manipuler nos esprits constamment ? Par exemple, dans l'actualité 2010-2011, considérez le niveau d'hallucination qu'ils ont inoculé et continuent d'entretenir chez les économistes et les dirigeants bien pensants sur le "problème de la dette étatique" (pour une désintoxication accélérée voir par exemple http://www.atterres.org/)... Cherchez d'autres exemples dans vos propres domaines de compétence, ou récapitulez simplement la liste des affirmations bidons et des dogmes crevés récemment mises à jour dans les domaines que vous connaissez... Imaginez le nombre et l'ampleur des manipulations encore à l'oeuvre pour vous diriger comme consommateur, comme électeur, comme être vivant dans vos actes et vos pensées, de la crèche au cimetière. C'est cela qu'ils font : nous maintenir dans l'état d'esprit convenable, déterminer les effets de nos pulsions fondamentales, disperser toute tentative de réflexion, égarer toutes formes d'opposition, afin que les puissances bénéficiaires prospèrent.

Comment résister au niveau individuel à cette forme d'esclavage ? Autant poser carrément la question autrement : peut-on s'évader même temporairement, à notre époque, du système médiatique et informatique ?

A titre individuel (notons-le tout de suite, c'est tout différent en action collective), il ne servirait pas à grand chose de manifester notre désapprobation de la domination de ce système par quelques puissances aliénantes dissimulées. Car notre révolte serait récupérée et instrumentalisée, comme celle de tant d'artistes et de groupes asociaux. Il est évident que la méthode d'assimilation progressive des résistants frontaux est au point, que les instruments sont prêts, et qu'il existe plusieurs processus bien rodés de solution, dont l'éventail s'étend de l'élimination physique pitoyable au boom de la survalorisation marchande d'une idole décérébrée.

Tout au contraire, faisons chacun comme si de rien n'était, comme si nous ne nous doutions de rien... mais de moins en moins souvent, de moins en moins longtemps, avec de moins en moins d'attention, afin de libérer notre esprit pour des récréations hors système, peu à peu.

Considérez vos opinions spontanées et vos décisions impulsives comme des effets manipulatoires du monstre, prenez du recul. C'est beaucoup moins difficile qu'une cure de désintoxication, parce qu'aucune réaction de sevrage n'est à craindre. Au contraire, vous découvrez comment les productions du système médiatique s'agglutinent à partir de canaux différents de diffusion, pour vous impressionner en vue d'effets plutôt grossièrement calculés de pensée-réflexe. Vous discernez peu à peu la diversité factice de l'unanimité bien pensante, le cadrage personnalisé de la vie physique et mentale des personnes normalisées, par l'abrutissement de leur mental et sa substitution par des automatismes.

Même si vous êtes tenté de réagir à la pression, de fuir sa logique hallucinatoire, n'en faites rien, laissez le monstre croire qu'il vous tient dans son maillage gluant. Jouissez de votre détachement amusé, imaginez plutôt comment amener d'autres personnes à reconquérir individuellement leur liberté de pensée.

Ne répondez pas aux enquêtes d'opinion d'aucune sorte : avant même que l'on ne vous déploie un argumentaire, ignorez-le ou dites simplement que vous ne répondez à aucune enquête. Ne dites pas "par principe", sinon vous serez repéré, ils ont une case pour cela.

En revanche, vous pouvez participer aux actions collectives les plus variées pour démasquer, ridiculiser, décrédibiliser la machine à gaver les esprits. Mais si vous parvenez à tuer dix dogmes idiots, si vous écrabouillez vingt évidences préfabriquées, la machine en créera cent autres dans d'autres dimensions factorielles. Vous aurez perdu votre temps et votre énergie si vous ne profitez pas de votre victoire partielle et momentanée pour dénoncer la mécanique à produire les stupidités. Souvenez-vous que c'est cette machine qu'il faut détruire, que vous n'y parviendrez jamais seulement en détruisant ses productions.

Au total, c'est le surgissement d'une liberté non anticipée qui peut perturber le monstre et, à dose massive, le tuer. Ne ratez pas les instants bien réfléchis du "NON".

Le monstre sera détruit lorsque suffisamment de gens auront admis son existence et qu'ils auront compris comment et pourquoi ils ont été violés.

jeudi 11 août 2011

Société virtuelle, l'enfer avant le paradis

De récents événements nous révèlent, s'il en était encore besoin, les usages des portables et des réseaux sociaux dans la promotion, la mobilisation et l'exécution coordonnée d'opérations collectives : braquages, manifestations de rue, réunions festives, propagations de rumeurs, etc.

Des gouvernements annoncent des mesures policières, en réaction tardive aux dangers ressentis de désagrégation sociale.

Ces mesures sont peut être adaptées à l'éradication d'effets destructeurs du contexte actuel, elles ne sont pas à la hauteur des risques à venir.

En effet, demain, un degré bien supérieur dans le pire sera franchi, ce sont de nouvelles hordes de monstres effroyables que la société virtuelle pourra créer chaque semaine.

Nous connaissons la capacité de la nature humaine à créer de tels monstres. Et nous savons aussi que les gros monstres voraces et affreux, qui poussent des cris horribles, ne sont pas les plus dangereux. Le danger ne vient pas des innovations techniques, il vient de nous-mêmes.

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L'enfer délectable en variété infinie

Par exemple, c'est un enfer délicieux que nous offrirait un type de réseau social, par la transposition des méthodes de la télé-réalité sur des valeurs "club" avec un type d'organisation inspiré des univers ludiques ! On peut en imaginer des variantes à l'infini.

Par l'exploitation de l'esprit de compétition et de son alter ego l'esprit de conformisme, en procurant l'impression d'une liberté de création infinie à l'intérieur d'une discipline sécurisante, des sociétés virtuelles bien construites offriraient une palette d'éthiques et de vies symboliques aux êtres humains. Cette exploitation systématique apporterait automatiquement ses risques d'excès, d'abord par l'asservissement de quelques pauvres âmes immergées, ensuite par la fissuration galopante des fondements éthiques de la société réelle, dont les quelques principes universels pourraient alors disparaître complètement pour laisser place à des combinaisons temporaires et locales d'éthiques des sociétés virtuelles dominantes.

Histoire de me faire comprendre, je donne une illustration, en quelques lignes, d'un tel "enfer sympa" de société virtuelle, une forme organisée de compétition individuelle et de réalisation collective. (NB. Je signale en passant que ce nous appelons le "monde économique" représente une anticipation d'un univers virtuel destructeur de la société réelle, mais ses caractères de monstre primaire apocalyptique sont actuellement trop pesants pour une simple illustration, et la prise de recul vis à vis des points de vue habituels exigerait un effort trop considérable).

L'accès au "club" est réservé aux membres, répartis en plusieurs niveaux. Pour passer au niveau supérieur, il faut réaliser des exploits afin d'accumuler un nombre de points et bénéficier d'une "promo club". Un exploit, c'est une scénette jouée en groupe sur un lieu public par des membres du club. La réalisation de l'exploit doit avoir un caractère particulièrement déplacé ou offensant sur le lieu public considéré; l'exploit doit être exécuté rapidement et sans laisser de trace indélébile, en présence d'un public non prévenu. Tout membre ayant le niveau requis peut être sollicité par le club pour participer à un exploit en cours de définition ou créer soi-même un scénario d'exploit d'après des éléments de scénarios proposés par le club. Un exploit exige la participation de plusieurs membres, et sa réalisation doit être authentifiée par les enregistrements vidéos des portables "logit club" de chaque membre participant, en vue d'être publiée sur le site Web du club en synthèse choc - les meilleurs exploits de la semaine, sélectionnés par des membres choisis au hasard, apportent un supplément de points à chaque participant en fonction de son rôle. Les membres du club sont anonymes, dissimulés par un pseudo sympa, de sorte qu'on ne sait pas avec qui on va réaliser un exploit. Le club sert d'agence de voyage, car les exploits peuvent se dérouler n'importe où dans le monde. On dit qu'au niveau supérieur, les exploits peuvent comporter une partie privée complètement débridée, que la compétition y est tellement intense que les perdants le payent parfois de leur vie, mais ce sont probablement des légendes. Toutefois, certains se débrouillent pour ne jamais atteindre le niveau supérieur, au prétexte qu'ils trouvent leur satisfaction dans les exploits du niveau juste en dessous. De toute façon, on peut s'amuser à parier sur la réalisation de tel scénario en projet, ou sur la montée de tel membre du club à un échelon supérieur....

La technologie disponible ne permet pas encore l'instrumentation d'un tel club, pas dans les détails qui feront la différence avec le moyen-âge technique actuel, mais on y arrivera, c'est certain (observez par exemple sur http://www.clubic.com/, semaine après semaine, les ressorts à l'oeuvre et leurs productions). En revanche, l'organisation, les règles du jeu social... peuvent paraître déjà banales, donc autant dire qu'elles s'imposeront d'elles-mêmes, sauf qu'il ne s'agira pas seulement d'un jeu sans conséquence sur la vie des gens ni sur la société réelle. Comment ne pas voir que la participation d'un individu à un tel club ne pourrait être que définitive, et que ce type de club pourrait être décliné à l'infini afin de pouvoir répondre à l'ensemble des penchants (auto-) destructeurs de l'humanité ?

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Fin de la société ou renaissance ?

Il est certainement possible de résister aux effets réels des puissances infernales des créations sociales virtuelles à venir, et même mieux, de les utiliser pour refonder une société réelle.

A l'intérieur des sociétés virtuelles, la résistance se fera naturellement par la relativisation de leurs règles arbitraires par les participants eux-mêmes, et à l'inverse, dans la société réelle, par l'acceptation réfléchie de règles sociales éthiques universelles. Autrement dit, il s'agira de rediriger sur les sociétés virtuelles toute la puissance imaginative de contestation et de tricherie de la nature humaine, en utilisant leur propre moteur de négation de la société réelle, au profit de cette société réelle. Cela ne pourra fonctionner, évidemment, que si la société réelle représente autre chose qu'un monde imaginaire parmi d'autres, autre chose qu'un théâtre aménagé, que si la société réelle existe comme un fondement vital qui mérite d'être défendu.

Pour cela, il sera indispensable de créer des sociétés virtuelles d'intérêt général : voir par exemple le libre de Dominique Perry-Kollo sur la transmission des compétences personnelles à l'ère numérique (http://cariljph.free.fr/).

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